CHAPITRE XIII LES ANGES DU CIEL

Erg Noor surveillait en retenant son souffle l’activité diligente des manipulateurs. La profusion d’appareils rappelait le poste de commande d’un astronef ; mais la salle spacieuse, aux larges baies bleuâtres, n’avait rien d’un vaisseau cosmique.

Au centre de la pièce, sur une table en métal, il y avait une chambre en grosses plaques de rutholucite, matière pénétrable tant aux rayons infrarouges qu’à la partie visible du spectre. Un réseau de tubes et de fils enveloppait l’émail brun du réservoir à eau qui contenait les deux méduses noires capturées sur la planète de l’étoile de fer.

Éon Tal, la taille droite, le bras toujours en écharpe, observait de loin la rotation lente du tambour de l’enregistreur. La sueur perlait au-dessus de ses gros sourcils.

Erg Noor passa la langue sur ses lèvres sèches.

— Toujours rien ! Après cinq ans de voyage, il ne reste que de la poussière, proféra l’astronaute d’une voix rauque.

— Ce serait un grand malheur … pour Niza et pour moi, répondit le biologiste. Il faudrait chercher à tâtons, durant des années peut-être, avant de connaître la nature de la lésion.

— Vous estimez que les organes meurtriers des « méduses » et de la « croix » sont les mêmes ?

— Je ne suis pas seul de cet avis : Grim Char et les autres le partagent. Mais au début on émettait les hypothèses les plus surprenantes. J’ai cru un instant que la croix noire n’était pas originaire de la planète.

— C’est ce que je disais, vous vous souvenez ? Cet être me semblait provenir de l’astronef discoïde et monter la garde autour de lui. Mais, à bien réfléchir, pourquoi garder de l’extérieur une forteresse imprenable ? La tentative de percer le disque spiral a prouvé l’absurdité de cette supposition.

— Moi, j’imaginais que la croix était un automate posté en sentinelle auprès de l’astronef …

— C’est cela. Mais j’ai naturellement changé d’avis. La croix noire est un être vivant, engendré par le monde des ténèbres. Ces monstres habitent sans doute la plaine. Notre ennemi est venu du côté de la porte des falaises. Les méduses, plus légères et plus mobiles, peuplent le plateau où nous avons atterri. Le rapport entre la croix et le disque est fortuit : nos dispositifs de défense n’avaient simplement pas atteint ce secteur éloigné de la plaine, qui se trouvait toujours à l’ombre de l’énorme disque.

— Et vous assimilez les organes meurtriers de la croix à ceux des méduses ?

— Oui ! Ces animaux qui vivent dans les mêmes conditions doivent avoir des organes semblables. L’étoile de fer est un astre thermoélectrique. La couche épaisse de son atmosphère est saturée d’électricité. Grim Char estime que ces êtres recueillent l’énergie de l’atmosphère et créent des concentrations pareilles à nos éclairs en boule. Rappelez-vous les étincelles Brunes sur les tentacules des méduses !

— La croix avait des tentacules, mais pas de …

— Personne n’a eu le temps de s’en apercevoir. Mais le caractère du mal, lésion des nerfs principaux avec paralysie du centre correspondant, est le même chez Niza et chez moi, tout le monde est d’accord là-dessus ! C’est la preuve essentielle et l’espoir suprême !

— L’espoir ? répéta Erg Noor, interloqué.

— Mais oui. Tenez, le biologiste montra la ligne droite tracée par l’enregistreur, ces électrodes sensibles, introduites dans le piège à méduses, n’indiquent rien. Or, les monstres sont entrés là avec la charge complète de leur énergie, qui n’a pas pu se perdre après le soudage du réservoir. La défense isolante des récipients alimentaires cosmiques est sans doute impénétrable : ce n’est pas comme nos légers scaphandres biologiques. Souvenez-vous que la croix qui a paralysé Niza ne nous a pas fait de mal. Son ultra-son a traversé le scaphandre de protection supérieure et brisé notre volonté, mais les décharges meurtrières n’ont pas eu d’effet. Elles ont percé le scaphandre de Niza, tout comme les méduses ont percé le mien.

— Ainsi, la charge des éclairs en boule ou quelque chose de ce genre qui est entré dans le réservoir doit y être resté ? Les appareils n’indiquent pourtant rien …

— C’est ce qui me donne de l’espoir. Les méduses ne sont donc pas tombées en poussière. Elles …

— Je comprends. Elles se sont enfermées dans une sorte de cocon !

— Oui. Cette propriété est répandue parmi les organismes vivants contraints à subir périodiquement des phénomènes défavorables à leur existence, tels que les longues nuits glacées de la planète, ses ouragans du « matin » et du « soir ». Mais comme ces périodes alternent assez vite, je suis sûr que les méduses peuvent rapidement se mettre dans cet état et en sortir aussi rapidement. Dans ce cas, nous n’aurons guère de peine à leur rendre leurs facultés meurtrières.

— En reconstituant la température, l’atmosphère, l’éclairage et les autres conditions de la planète noire ?

— Oui. Tout est prévu et préparé. Grim Char va bientôt venir. Nous insufflerons dans le réservoir un mélange de néon, d’oxygène et d’azote sous une pression de trois atmosphères. Mais nous allons d’abord voir ce qu’il en est.

Éon Tal conféra avec ses deux assistants. Un appareil fut rapproché lentement du réservoir brun. La plaque de devant en rutholucite s’écarta, ouvrant l’accès du piège dangereux.

On remplaça les électrodes à l’intérieur du récipient par des micromiroirs à luminaires cylindriques. Un des assistants se posta au pupitre de télécommande. Sur l’écran parut une surface concave, couverte d’un dépôt granuleux, qui reflétait faiblement la lueur des lampes : c’était la paroi du réservoir. Le miroir virait doucement. Éon Tal déclara :

— Il serait malaisé d’opérer aux rayons X, l’isolation étant trop forte. On est obligé de recourir à une méthode plus complexe …

Le miroir tournant réfléchit le fond du récipient où se trouvaient deux boules blanches, à surface spongieuse et fibreuse. On aurait dit les gros fruits d’un arbre à pain récemment obtenu par les sélectionneurs.

— Reliez le vidéophone au vecteur de Grim Char, dit le biologiste à un assistant.

Le savant accourut aussitôt … Les yeux clignés non par myopie, mais par simple habitude, il examina les appareils. Grim Char n’avait pas le physique imposant d’un coryphée de la science. Erg Noor songea à Ren Boz, dont la timidité de gamin contrastait avec son intelligence.

— Ouvrez le joint, commanda Grim Char. La main mécanique entama l’épaisse couche d’émail, sans déplacer le couvercle pesant. On fixa aux soupapes les boyaux d’amenée du mélange gazeux. Un puissant projecteur de rayons infrarouges remplaça l’étoile de fer …

— Température … pression … saturation électrique … L’assistant lisait les indications des appareils.

Au bout d’une demi-heure, Grim Char se retourna vers les astronautes.

— Passons dans la salle de repos. Impossible de prévoir le temps qu’il faudra pour animer ces capsules. À en croire Éon, c’est pour bientôt. Les assistants nous préviendront.

L’Institut des Courants Nerveux était bâti loin de la zone habitée, à la lisière d’une steppe. Vers la fin de l’été, le sol s’était desséché, et le vent soufflait avec un murmure particulier qui pénétrait par les fenêtres ouvertes avec l’odeur fine des herbes flétries.

Les trois investigateurs, installés dans des fauteuils confortables, se taisaient en regardant par-dessus les cimes des arbres rameux l’air surchauffé qui vibrait à l’horizon. Leurs yeux las se fermaient de temps à autre, mais l’anxiété les empêchait de s’assoupir. Cette fois, le destin ne mit pas leur patience à l’épreuve. Trois heures ne s’étaient pas écoulées que l’écran de contact direct s’alluma. L’assistant de service se maîtrisait à grand-peine.

— Le couvercle remue !

L’instant d’après, tous les trois étaient au laboratoire.

— Fermez bien la chambre de rutholucite, vérifiez l’herméticité ! ordonna Grim Char. Transférez dans la chambre les conditions de la planète.

Léger sifflement des pompes et des niveleurs de pression, et l’atmosphère du monde des ténèbres fut reconstituée dans la cage diaphane.

— Augmentez l’humidité et la saturation électrique, poursuivit Grim Char. Une forte odeur d’ozone se répandit dans le laboratoire.

Aucun effet. Le savant fronça les sourcils, parcourant des yeux les appareils et s’efforçant de déceler la lacune.

— Il faut l’obscurité ! prononça soudain Erg Noor de sa voix nette.

Éon Tal sursauta.

— Comment ai-je pu l’oublier ! Vous, Grim Char, vous n’avez pas été sur l’étoile de fer, tandis que moi …

— Les volets polarisateurs ! dit le savant en guise de réponse.

La lumière s’éteignit. Le laboratoire n’était plus éclairé que par les feux des appareils. Quand les assistants eurent tiré les rideaux devant le pupitre, l’obscurité fut complète. Seul, les points lumineux des indicateurs scintillaient çà et là, presque imperceptibles.

L’haleine de la planète noire effleura les visages des astronautes, ressuscitant dans leur mémoire les jours de lutte terrible et passionnante.

Dans les minutes de silence qui suivirent, on n’entendit que les mouvements précautionneux d’Éon Tal qui réglait l’écran à rayons infrarouges, muni d’un filtre polarisant.

Un faible son, un choc lourd : le couvercle du réservoir à eau était tombé à l’intérieur de la chambre en rutholucite. Un clignotement familier d’étincelles brunes : les tentacules d’un monstre noir venaient d’apparaître au bord du récipient. Il bondit tout à coup, remplissant d’ombre toute la chambre isolante, et se heurta au plafond diaphane. Des milliers d’étoiles brunes ruisselèrent le long du corps de la méduse qui bomba, comme soulevée par un courant d’air, et s’arc-bouta de ses tentacules réunies en touffe contre le fond de la chambre. Le deuxième monstre surgit à son tour, horrible fantôme aux mouvements lestes et silencieux. Mais là, derrière les parois solides de la chambre, dans l’entourage des appareils télécommandés, cette engeance de la planète ténébreuse était jugulée.

Les appareils mesuraient, photographiaient, évaluaient, traçaient des courbes sinueuses, décomposant la structure des monstres en indices physiques, chimiques et biologiques. L’esprit humain synthétisait les données pour dévoiler le mystère de ces hideuses créatures et les assujettir.

La foi dans la victoire s’affermissait chez Erg Noor d’heure en heure.

Éon Tal devenait de plus en plus gai, Grim Char et ses assistants s’animaient visiblement.

Enfin, le savant aborda Erg Noor :

— Vous pouvez partir … le cœur léger. Nous, nous restons jusqu’à la fin de l’expérience. Je crains d’allumer la lumière visible, car les méduses noires ne peuvent la fuir comme sur leur planète. Or, elles doivent répondre à toutes nos questions !

— Répondront-elles ?

— Dans trois ou quatre jours, l’étude sera complète … pour notre niveau du savoir. Mais on peut d’ores et déjà imaginer l’action du dispositif paralysant …

— Et soigner … Niza … Éon ?

— Oui !

C’est maintenant seulement qu’Erg Noor sentit toute l’angoisse qui l’avait accablé depuis ce jour funeste … Ce jour ou cette nuit … qu’importait ! Une joie délirante s’était emparée de cet homme toujours si réservé. Il réprima non sans peine le désir absurde de lancer en l’air le petit Grim Char, de le secouer, de l’étreindre. Étonné de son propre état, il finit par se calmer et reprit sa réserve habituelle.

— Votre étude sera si utile pour la lutte contre les méduses et les croix pendant la prochaine expédition !

— Bien sûr ! Nous connaîtrons l’ennemi. Mais se peut-il qu’on retourne vers ce monde de pesanteur et de ténèbres ?

— Sans aucun doute !

Un beau jour d’automne septentrional se levait.

Erg Noor marchait sans hâte, pieds nus dans l’herbe douce. Devant lui, à l’orée du bois, la muraille verte des cèdres se mêlait à des érables dépouillés qui ressemblaient à des filets de fumée grise. Dans ce site laissé intentionnellement sauvage, un charme particulier émanait des hautes herbes broussailleuses, de leur arôme fort et délicieux.

Une rivière froide lui barra le chemin. Erg Noor descendit par un sentier. Les rides de l’eau claire, imprégnée de soleil, semblaient un réseau tremblant de fils d’or sur les galets bigarrés du fond. Des parcelles de mousse et d’algues nageaient à la surface, faisant courir sur le fond des points d’ombre bleue. Sur l’autre rive, le vent balançait de grandes campanules violettes. L’odeur de prairie humide et de feuilles mortes promettait à l’homme la joie du travail, car chacun gardait dans un recoin de son âme un peu du laboureur primitif.

Un loriot jaune d’or se percha sur une branche en flûtant d’une voix narquoise.

Le ciel serein, au-dessus des cèdres, s’argentait de cirrus ailés. Erg Noor pénétra dans la pénombre sylvestre, où flottait l’âcre senteur des aiguilles de cèdres et de la résine, traversa la forêt et gravit une colline en essuyant la sueur de son front. Le bois qui entourait la clinique neurologique n’était pas vaste, et Erg Noor déboucha bientôt sur une route. La rivière alimentait une cascade de bassins en verre laiteux. Des hommes et des femmes en costumes de bain surgirent au tournant et s’élancèrent sur la route bordée de fleurs multicolores. L’eau devait être assez froide, mais les coureurs y plongèrent avec des rires et des plaisanteries et descendirent la cascade à la nage. Erg Noor sourit malgré lui à la vue de cette bande joyeuse : c’étaient les travailleurs d’une usine ou d’une ferme des environs qui profitaient du repos …

Jamais encore sa planète n’avait paru si belle à l’astronaute qui passait la plus grande partie de sa vie dans un vaisseau étroit. Il éprouvait une profonde gratitude envers les hommes et la nature terrestre, envers tout ce qui avait contribué à sauver Niza, sa navigatrice aux cheveux auburn. Elle était venue aujourd’hui à sa rencontre, dans le jardin de la clinique ! Ayant consulté les médecins, ils avaient décidé de se rendre ensemble dans une maison de cure polaire. Niza s’était trouvée en parfaite santé, dès qu’on l’eut délivrée de la paralysie, en supprimant l’inhibition tenace du cortex provoquée par la décharge des tentacules de la croix noire. Il ne restait plus qu’à rétablir son énergie après ce long sommeil cataleptique … Niza vivante, guérie ! Erg Noor ne pouvait y songer sans un tressaillement d’allégresse …

L’astronaute aperçut une femme qui arrivait du carrefour à pas pressés. Il l’aurait reconnue entre des milliers : c’était Véda Kong. Véda qui avait occupé ses pensées tant que la divergence de leurs chemins ne s’était pas fait jour. L’esprit d’Erg Noor, accoutumé aux diagrammes des machines à calculer, se figurait ses propres aspirations sous l’aspect d’une courbe raide, tendue vers le ciel, et la route de Véda comme un vol plané au-dessus de la planète ou plongeant dans les profondeurs des siècles révolus. Les deux lignes se séparaient, s’éloignaient l’une de l’autre.

Le visage de la jeune femme, qu’il connaissait dans ses moindres détails, l’étonna soudain par sa ressemblance frappante avec celui de Niza. Le même ovale étroit, aux yeux écartés et au front haut, aux longs sourcils arqués et à la bouche tendrement moqueuse … Le nez lui-même, un peu allongé, retroussé et arrondi au bout, leur donnait un air de famille. Mais tandis que le regard de Véda était toujours droit et pensif, la tête volontaire de Niza Krit tantôt se relevait dans un élan juvénile, tantôt s’inclinait, les sourcils froncés, à l’assaut d’un obstacle …

— Vous m’examinez ? Questionna Véda, surprise.

Elle tendit les deux mains à Erg Noor qui les pressa contre ses joues. Véda frémit et se dégagea. Il eut un faible sourire.

— Je voulais remercier ces mains qui ont soigné Niza … Elle … Je sais tout, allez ! Il fallait la veiller constamment, et vous avez renoncé à une expédition intéressante. Deux mois …

— Je n’ai pas renoncé, j’ai attendu la Tantra. Il était désormais trop tard, de toute façon, et puis elle est si adorable, votre Niza ! Nous nous ressemblons physiquement, mais sa passion du ciel et son dévouement en font la vraie compagne du vainqueur du Cosmos et des étoiles de fer …

— Véda !

— Ce n’est pas une plaisanterie ! Il est trop tôt pour plaisanter, ne le sentez-vous pas, Erg ? Mettons les choses au point !

— Tout est clair ! Ce n’est pas pour moi que je vous remercie, c’est pour elle …

— Inutile ! Si vous aviez perdu Niza, j’en aurais souffert …

— Je comprends, mais ne puis vous croire, car je vous sais incapable d’un calcul pareil. Et je maintiens ma gratitude.

Erg Noor caressa l’épaule de la jeune femme et posa les doigts sur le pli de son coude. Ils suivirent en silence la route déserte, jusqu’à ce qu’Erg Noor reprît l’entretien :

— Qui est-il, le vrai ?

— Dar Véter.

— Tiens ! L’ex-directeur des stations externes !

— Erg Noor, vous prononcez des mots qui ne veulent rien dire. Je ne vous reconnais plus …

— J’ai sans doute changé … Mais je ne connais Dar Véter que par son travail et je le prenais pour un rêveur du Cosmos …

— C’en est un. Un rêveur du monde astral, qui a pourtant su concilier les étoiles avec l’amour de la terre de l’ancien agriculteur. Un homme de science aux grandes mains d’ouvrier.

Erg Noor jeta involontairement un coup d’œil sur sa main étroite aux longs doigts de mathématicien et de musicien.

— Si vous saviez, Véda, comme j’aime la Terre aujourd’hui !

— Après le monde des ténèbres et le long voyage avec Niza paralysée ? Évidemment ! Mais …

— Cet amour n’est pas l’essence de ma vie ?

— Non, car vous êtes avide d’exploits, comme tout héros. Et cet amour, vous le porterez comme une coupe pleine, dont on craint de répandre une goutte … sur la Terre, pour l’offrir au Cosmos … au profit de la Terre !

— Véda, on vous aurait brûlée vive aux Siècles Sombres !

— On me l’a déjà dit … Voici la bifurcation. Où sont vos chaussures, Erg ?

— Je les ai laissées dans le jardin, en allant au-devant de vous. Il me faut revenir.

— Au revoir, Erg. Ma tâche ici est terminée et la vôtre commence. Où nous reverrons-nous ? Seulement au départ du nouvel astronef ?

— Non, non ! Niza et moi irons passer trois mois dans une maison de cure polaire. Venez nous y rejoindre avec Dar Véter.

— Quelle maison de cure ? Le Cœur de pierre de la côte nord de la Sibérie ou les Feuilles d’automne de l’Islande ?

— La saison est trop avancée pour séjourner dans le cercle polaire. On nous enverra dans l’hémisphère sud, où ce sera bientôt l’été … L’Aube blanche de la Terre de Graham.

— C’est entendu, Erg. Nous viendrons, si Dar Véter ne s’en va pas tout de suite reconstruire le satellite 57. Je pense qu’on préparera d’abord les matériaux …

— Pas mal, votre homme terrestre : c’est presque le maître du ciel !

— Ne jouez pas au malin ! Ce ciel est bien proche en comparaison des espaces infinis … qui nous ont séparés.

— Vous le regrettez, Véda ?

— À quoi bon le demander ? Chacun de nous est fait de deux moitiés, dont l’une aspire à la nouveauté, tandis que l’autre regrette le passé et serait heureuse d’y revenir. Vous le savez bien et vous savez aussi que le retour n’est jamais heureux …

— Hélas ! le regret demeure … comme une couronne sur une chère tombe. Véda, mon amie, embrassez-moi !

Elle obéit, repoussa légèrement l’astronaute et partit aussitôt par la grande route où circulaient les électrobus. Erg Noor la suivit des yeux jusqu’à ce que le robot conducteur arrêtât la voiture et la robe rouge disparût derrière la portière translucide.

Véda regardait à travers la glace la silhouette immobile de Noor. Le refrain d’une poésie de l’Ère du Monde Désuni, traduite et récemment mise en musique par Ark Guir, résonnait en elle comme une obsession. Dar Véter lui avait dit un jour, en réponse à un doux reproche :

Ni les anges du ciel ni les esprits de l’abîme

Ne seraient capables

De séparer mon âme de l’âme séduisante

De celle que j’aime : de mon Annabel-Lee !

C’était un défi de l’homme aux forces redoutables de la nature qui lui avaient ravi sa bien-aimée … De l’homme qui ne se résignait pas à sa perte et ne voulait rien céder au destin !

L’électrobus approchait de la branche de la Voie Spirale, mais Véda restait toujours à la portière, les mains serrées sur la barre lisse et fredonnant la belle romance pleine de douce mélancolie.

« Les anges, c’est ainsi que les Européens religieux appelaient jadis les esprits du ciel, messagers de la volonté divine. Le mot ange signifie « messager » en grec ancien. Un mot oublié depuis des siècles » … Véda sortit de sa rêverie à la station et s’y replongea dès qu’elle fut dans le wagon de la Voie.

« Messagers du ciel, du Cosmos, voilà comment on pourrait appeler Erg Noor, Mven Mas, Dar Véter. Surtout ce dernier, quand il sera en train de construire le satellite dans le ciel tout proche, terrestre » … Véda eut un sourire espiègle. « Mais alors, les esprits de l’abîme, c’est nous, les historiens, dit-elle tout haut en prêtant l’oreille au timbre de sa voix, puis elle éclata de rire. Eh oui, les anges du ciel et l’esprit des enfers ! Je doute cependant que cela plaise à Dar Véter » …

Les cèdres nains, aux aiguilles noires, variété résistante au froid, élevée pour les régions subantarctiques, émettaient sous le vent tenace un murmure solennel. L’air froid et dense coulait en un flux rapide, plein de cette fraîcheur exquise qu’on ne rencontre que sur l’océan et dans les hautes montagnes. Mais le vent des montagnes, qui effleure les neiges éternelles, est sec et piquant comme du vin mousseux. Tandis qu’au large, le souffle humide de l’océan passe sur vous comme des ondes élastiques.

La maison de cure Aube blanche descendait vers la mer en gradins vitrés qui rappelaient par leurs formes arrondies les paquebots géants d’autrefois. De jour, la teinte rose des trumeaux, des escaliers et des colonnes contrastait avec les dômes sombres, brun-violet, des rochers d’andésite, sillonnés de sentiers gris-bleu en syénite fondue, au luisant de porcelaine. Mais à l’heure actuelle, la nuit polaire du printemps noyait les couleurs dans sa clarté blafarde qui semblait émaner du fond du ciel et de la mer. Le soleil s’était couché pour une heure au sud, derrière le plateau. Une auréole splendide rayonnait à l’horizon méridional. C’était la réverbération des glaces de l’Antarctide, conservées sur la haute bosse de l’est et chassées de partout ailleurs par l’homme qui n’avait laissé là que le quart des formidables glaciers. L’aube blanche, qui avait donné son nom à la maison de cure, transformait les alentours en un monde féerique de lumière pâle, sans ombres ni reflets.

Quatre personnes se dirigeaient lentement vers la mer par un sentier de syénite miroitante. Les figures des hommes qui marchaient derrière paraissaient taillées dans du granit cendré ; les grands yeux des deux femmes étaient d’une profondeur mystérieuse.

Niza Krit, le visage pressé contre le col de la jaquette de fourrure de Véda Kong, répliquait d’une voix émue à la savante historienne. Véda examinait avec un étonnement non dissimulé cette jeune fille qui lui ressemblait physiquement.

— Je trouve que le meilleur cadeau qu’une femme puisse faire à un homme, c’est de le créer à nouveau et de prolonger ainsi son existence … C’est presque l’immortalité !

— Les hommes ne sont pas de cet avis … en ce qui nous concerne, répondit Véda. Dar Véter m’a dit qu’il ne voudrait pas de fille qui ressemblât trop à la femme aimée, car il souffrirait de devoir quitter ce monde en la laissant seule, livrée à un sort inconnu, sans que sa tendresse fût là pour l’envelopper … C’est une survivance de la jalousie et de l’instinct protecteur !

— Je me révolte à l’idée de me séparer de mon petit, de cet être qui sera mien jusqu’à la dernière goutte de sang, reprit Niza, absorbée par ses réflexions, et de le mettre en pension, à peine sevré.

— Je vous comprends, mais je ne suis pas d’accord. Véda fronça les sourcils, comme si la jeune fille avait touché une corde sensible de son âme. — L’une des plus grandes victoires de l’humanité est la victoire sur l’instinct maternel aveugle ! Les femmes se rendent compte aujourd’hui que seule l’éducation des enfants par des gens spécialement instruits et choisis à cet effet peut former l’homme de la société moderne. L’amour maternel d’autrefois, presque insensé, n’existe plus. Toute mère sait que le monde entier choie son enfant, au lieu de le menacer comme jadis. Voilà pourquoi a disparu l’amour inconscient de la louve, né de la peur bestiale pour son petit.

— Je le comprends, dit Niza, mais seulement par l’esprit.

— Et moi, je sens de tout mon être que le bonheur suprême de faire du bien à autrui est désormais accessible à tout le monde, indépendamment de l’âge. Ce bonheur qui n’était réservé qu’aux parents, aux grands-parents, et surtout aux mères … Pourquoi garder son petit ? C’est aussi une survivance des époques où les femmes menaient une vie recluse et ne pouvaient accompagner partout leurs maris. Tandis que vous, vous serez ensemble tant que durera votre amour …

— Je ne sais pas, j’ai parfois un désir si violent de voir à mes côtés un petit être fait à son image que mes mains se crispent … et puis … non, je ne sais pas …

— Nous avons l’île des Mères, Java, où habitent celles qui veulent élever elles-mêmes leurs enfants ; les veuves, par exemple …

— Oh non ! Mais je ne pourrais pas être éducatrice, à l’instar de celles qui adorent les enfants. Je me sens tant de forces et j’ai déjà été dans le Cosmos …

Véda se radoucit.

— Vous êtes la jeunesse personnifiée, Niza, et pas seulement du point de vue physique. Comme tous les gens très jeunes, vous ne voyez pas que les contradictions de la vie, c’est la vie elle-même ; que les joies de l’amour apportent toujours des inquiétudes, des soucis et des chagrins, d’autant plus pénibles que l’amour est plus fort. Et vous craignez de tout perdre au premier coup du destin …

À ces mots, Véda eut une révélation : non, la jeunesse n’était pas la seule cause des inquiétudes et des désirs de Niza.

Comme tant d’autres, Véda avait le tort de croire que les blessures de l’âme guérissent aussi vite que les lésions du corps. Or, il n’en est rien : la blessure psychique persiste longtemps, très longtemps, sous le couvert d’un corps sain et peut se rouvrir à l’improviste, pour une cause parfois insignifiante. Ainsi, pour Niza, cinq ans de paralysie et d’inconscience absolue avaient bien laissé un souvenir dans toutes les cellules du corps … l’horreur de la rencontre avec la croix monstrueuse qui avait failli tuer Erg Noor !

Niza, qui devinait les pensées de sa compagne, dit d’une voix sourde :

— Depuis l’aventure de l’étoile de fer, j’éprouve un malaise singulier. Un vide angoissant demeure au fond de mon âme. Il coexiste avec l’assurance et la force joyeuses, sans les exclure ni disparaître.

Je ne peux le combattre que par ce qui m’accapare toute, sans me laisser en tête à tête avec … Ah, je sais maintenant ce que c’est que le Cosmos pour un homme solitaire et j’honore encore plus la mémoire des premiers héros de l’astronautique !

— Je crois comprendre, répondit Véda. J’ai séjourné sur des flots de la Polynésie perdus au milieu de l’océan. Seule en face de la mer, j’étais en proie à une tristesse infinie, telle une mélopée qui meurt dans l’espace. C’est sans doute le souvenir de la solitude primitive de l’esprit qui rappelle à l’homme comme il était misérable dans l’étroite prison de son âme. Il n’y a que le travail collectif et les pensées communes qui puissent nous sauver ; l’apparition d’un bateau, encore plus petit que l’île, semble-t-il, transforme l’immensité de l’océan. Une poignée de camarades et un bateau, c’est déjà un monde à part, lancé vers les lointains accessibles et domptés … Il en est de même pour l’astronef, vaisseau spatial. Vous y êtes en compagnie de camarades forts et courageux ! Quant à la solitude devant le Cosmos … Véda frémit … je ne pense pas que l’homme soit capable de la supporter !

Niza se serra contre Véda.

— Vous l’avez dit ! C’est bien pourquoi je veux tout avoir …

— Niza, vous m’êtes sympathique. À présent, je conçois votre dessein … qui me semblait insensé ! Pour que le vaisseau puisse revenir d’un si long voyage, il faut que vos enfants vous remplacent sur le chemin du retour : deux Erg, peut-être même davantage !

Niza pressa la main de Véda sans mot dire et pressa les lèvres contre sa joue refroidie au grand air.

— Mais tiendrez-vous le coup, Niza ? C’est si difficile !

— De quelle difficulté s’agit-il ? Questionna Erg Noor qui avait entendu la dernière exclamation de la jeune femme. Vous vous êtes donc donné le mot, vous et Dar Véter ? Voici une demi-heure qu’il m’exhorte à transmettre aux jeunes mon expérience d’astronaute, au lieu d’entreprendre un vol dont on ne revient pas.

— Et alors, il a réussi à vous convaincre ?

— Non. Mon expérience est encore plus nécessaire pour faire parvenir le Cygne à destination, le conduire par une voie que n’a jamais parcourue un vaisseau de la Terre ou de l’Anneau !

Erg Noor montra le ciel clair, sans étoiles, où le brillant Achernard devait luire au-dessous du petit Nuage, près du Toucan et de l’Hydre.

Comme il prononçait ces mots, le bord du soleil émergea derrière lui, balayant de ses rayons le mystère de l’aube blanche.

Les quatre amis avaient atteint la côte. Une haleine froide venait de l’océan qui assaillait la plage de ses vagues sans écume, lourde houle de la farouche Antarctide. Véda Kong examinait curieusement l’eau couleur d’acier qui semblait noire aux endroits profonds et prenait au soleil la nuance violette de la glace.

Niza Krit se tenait auprès d’elle, en pelisse de fourrure bleue et bonnet assorti, d’où s’échappait la masse de ses cheveux auburn. La jeune fille relevait la tête d’un mouvement qui lui était familier. Dar Véter arrêta malgré lui son regard sur elle et fronça les sourcils.

— Niza vous déplaît ? s’écria Véda avec une indignation jouée.

— Vous savez bien que je l’admire, répondit-il, la mine sombre. Mais elle m’a paru tantôt si petite et si frêle en comparaison de …

— En comparaison de ce qui m’attend ? Intervint Niza, agressive. Voici que vous tournez l’attaque contre moi !..

— Je n’en ai pas l’intention, dit Dar Véter avec tristesse, mais mon chagrin est naturel. Une admirable créature de ma Terre va disparaître dans l’abîme noir et glacé du Cosmos. Ce n’est pas de la pitié, Niza, c’est un regret !

— Nous avons le même sentiment, convint Véda. Niza m’apparaît comme une petite flamme de vie perdue au milieu de l’espace glacé.

— Ai-je l’air d’une fleur délicate ? demanda Niza sur un ton qui empêcha Véda de répondre par l’affirmative.

— Est-il quelqu’un qui aime plus que moi la lutte contre le froid ?

La jeune fille arracha son bonnet et, secouant ses boucles ardentes, ôta sa pelisse.

— Que faites-vous ? Protesta Véda, alarmée, en se jetant vers elle.

Mais Niza avait sauté sur un roc en surplomb et lançait ses vêtements à Véda.

Les vagues glacées l’accueillirent, et Véda frissonna, rien que de penser à un bain pareil. Niza s’éloignait tranquillement à la nage, fendant les flots par des poussées vigoureuses. Elle agita la main du haut d’une crête, pour inviter ses compagnons à la suivre.

Véda Kong l’observait avec admiration.

— Dites donc, Véter, Niza est moins faite pour Erg que pour un ours blanc. Allez-vous reculer, vous, l’homme du Nord ?

— Je suis d’origine nordique, mais je préfère les mers chaudes, dit piteusement Dar Véter en s’approchant à contrecœur du ressac. S’étant dévêtu, il toucha l’eau du pied et fonça avec un « han ! » à l’encontre de la vague de plomb. Il la gravit en trois larges brassées et glissa dans le creux noir de la suivante. Son prestige ne fut sauvé que par des années d’entraînement en toute saison. Dar Véter eut le souffle coupé et vit des étincelles rouges. Il rétablit sa respiration par des mouvements énergiques. Transi, le corps bleu, il remonta la grève au galop avec Niza, et, quelques instants après, ils savouraient la chaleur des fourrures. L’aigre bise elle-même leur paraissait chargée de senteurs des mers coralliennes.

— Plus je vous connais, chuchota Véda, plus j’ai la conviction qu’Erg Noor ne s’est pas trompé dans son choix. Vous saurez mieux que personne le réconforter aux moments critiques, le réjouir, le ménager …

Les joues sans hâle de Niza s’empourprèrent.

Pendant le déjeuner, sur la haute terrasse de cristal qui vibrait au vent, Véda croisa à maintes reprises le regard pensif et tendre de la jeune fille. Ils se taisaient tous les quatre, comme on fait en général à la veille d’une longue séparation.

— C’est dur de se faire des amis pareils et de les quitter aussitôt ! s’écria soudain Dar Véter.

— Ne pourriez-vous … ? commença Erg Noor.

— Mes vacances sont terminées. Il est temps de monter au ciel ! Grom Orm m’attend.

— Moi aussi, je dois travailler, ajouta Véda. Je vais retourner à mon « enfer », dans une caverne récemment découverte qui garde des vestiges du Monde Désuni.

— Le Cygne sera prêt au milieu de l’année prochaine, et nous autres, nous ferons nos préparatifs dans six semaines, dit Erg Noor à voix basse. Qui est maintenant directeur des stations externes ?

— Junius Ante, mais il ne veut pas quitter ses machines mnémotechniques, et le Conseil n’a pas encore validé la candidature d’Emb Ong, ingénieur physicien de la centrale F du Labrador.

— Je ne le connais pas.

— Il n’est guère connu, car il s’occupe de mécanique mégaondique à l’Académie des Limites du Savoir.

— Qu’est-ce que c’est ?

— De grands rythmes du Cosmos, des ondes géantes qui se propagent à travers l’espace. Elles traduisent notamment les contradictions des vitesses de lumière contraires, qui donnent des valeurs relatives supérieures au zéro absolu. Mais tout cela n’est pas encore au point …

— Et Mven Mas ?

— Il écrit un livre sur les émotions. Son programme aussi est très chargé : l’Académie des Prédictions l’a nommé consultant pour le vol de votre Cygne. Dès que j’aurai préparé la documentation, il sera obligé d’abandonner son écrit.

— Dommage. Le sujet est si actuel ! Il est temps de reconnaître la réalité et la force des émotions, intervint Erg Noor.

— Je crains que Mven Mas soit incapable d’analyse à froid ! dit Véda.

— C’est ce qu’il faut, sinon il n’écrira rien de bon, répliqua Dar Véter en se levant pour prendre congé.

Niza et Erg tendirent leurs mains :

— À un de ces jours ! Dépêchez-vous de terminer votre besogne, ou on ne se reverra plus !

— On se reverra, promit Dar Véter avec assurance. À la rigueur, rendez-vous dans le désert d’El Homra, au départ …

— Soit ! Acquiescèrent les astronautes.

— Venez, ange du ciel.

Véda prit le bras de Dar Véter en affectant de ne pas remarquer la ride qui s’était creusée entre ses sourcils.

— Vous devez en avoir assez de la Terre !

Dar Véter se tenait, les jambes écartées, sur la base branlante d’une carcasse à peine fixée et regardait le gouffre qui béait dans l’intervalle des nuages. La planète, dont l’énormité se sentait malgré la distance de cinq diamètres qui la séparait du chantier, présentait les taches grises et violettes de ses continents et de ses mers.

Dar Véter reconnaissait ces contours qu’il avait vus dès son enfance sur les clichés pris à partir des satellites. Voici la ligne de la côte, à laquelle aboutissent les raies perpendiculaires des montagnes … À droite, c’est la mer, et tout en bas s’allonge une étroite vallée. Il a de la chance aujourd’hui : les nuages se sont dissipés au-dessus de la région où habite Véda. Là, au pied des ressauts à pic de ces montagnes gris de fonte, se trouve la caverne ancienne qui descend en larges gradins dans le sein de la Terre. Véda y recueille, parmi les débris muets et poussiéreux du passé, les miettes de vérité historique sans lesquelles on ne peut comprendre le présent ni prévoir l’avenir …

Dar Véter, penché du haut de la plate-forme en bronze de zirconium gaufré, envoya un salut au point présumé, qui s’était caché sous les cirrus éblouissants survenus de l’ouest. L’obscurité nocturne s’y dressait, muraille formidable, semée d’étoiles. Les nuages s’avançaient en couches superposées, tels des radeaux immenses. Au-dessous, dans le gouffre crépusculaire, la surface de la Terre roulait vers le mur de ténèbres, comme si elle s’en allait à jamais dans le néant. La douce lumière zodiacale, qui auréolait la planète du côté ombreux, luisait dans le noir de l’espace cosmique.

Le côté éclairé du globe s’enveloppait d’une nappe de nuages qui réverbérait la lumière intense du soleil gris-bleu. Quiconque les eût regardés sans filtres obscurcissant serait devenu aveugle, de même que s’il s’était tourné vers l’astre terrible en se trouvant hors de l’atmosphère terrestre de 800 kilomètres d’épaisseur. Les rayons durs, à ondes courtes, ultraviolets et X, se déversaient en un flux meurtrier, aggravé par une averse continue de particules cosmiques. Les étoiles, qui s’étaient rallumées ou heurtées dans les lointains inimaginables de la Galaxie, envoyaient dans l’espace leurs radiations nocives. Seule la protection du scaphandre sauvait les travailleurs d’une mort imminente.

Dar Véter lança de l’autre côté le câble de sécurité et se dirigea par la poutre d’appui vers le chariot scintillant de la Grande Ourse. On avait assemblé un tuyau géant qui tenait toute la longueur du futur satellite. Aux deux extrémités s’élevaient des triangles aigus qui soutenaient d’énormes disques magnétiques. Après avoir installé les piles qui transformaient en courant électrique les radiations bleues du soleil, on pourrait se débarrasser de l’attache et se déplacer le long des lignes de force magnétiques, avec des plaques de guidage sur la poitrine et dans le dos …

— Nous voulons travailler la nuit, fit soudain la voix du jeune ingénieur Kad Lait. Le commandant de l’Altaï a promis de nous éclairer !

Dar Véter regarda en bas à gauche, où plusieurs fusées de marchandises, reliées en grappe, flottaient comme des poissons endormis. Plus haut, sous une hotte aplatie qui l’abritait des météorites et du soleil, planait la plate-forme provisoire en tôles de revêtement intérieur, où on disposait et assemblait les pièces livrées au moyen des fusées. Les travailleurs s’y massaient, pareils à des abeilles sombres ou des vers luisants, lorsque la surface miroitante du scaphandre sortait de sous la hotte. Un réseau de câbles partait des trémies de déchargement qui béaient dans les flancs des fusées. Encore plus haut, juste au-dessus de la carcasse montée, des hommes aux attitudes bizarres et parfois comiques s’affairaient autour d’une machine volumineuse. À terre, un seul anneau en bronze de béryllium borazoné aurait pesé au moins une centaine de tonnes. Mais ici, cette masse pendait docilement près de la carcasse, au bout d’un câble mince qui avait pour rôle d’égaliser les vitesses intégrales de rotation autour de la Terre de toutes ces pièces détachées.

Quand les travailleurs se furent accoutumés à l’absence ou, plus exactement, à l’insignifiance de la force de pesanteur, ils devinrent adroits et sûrs d’eux. Mais on serait bientôt obligé de les remplacer par d’autres, car un long travail manuel sans pesanteur provoque un trouble de la circulation sanguine, qui risque de persister et de faire de l’homme un invalide après son retour sur la Terre. Aussi chacun travaillait-il sur le satellite cent cinquante heures au maximum et regagnait la Terre après avoir été réacclimaté à la station Intermédiaire qui tournait à 900 kilomètres de la planète.

Dar Véter, qui dirigeait le montage, tâchait de ne pas se surmener, malgré le désir d’accélérer telle ou telle besogne. Il devait, lui, demeurer plusieurs mois à cette altitude de 57000 kilomètres.

En autorisant le travail nocturne, il pourrait abréger le séjour de ses jeunes amis et hâter la relève. Le deuxième planétonef du chantier, le Baryon, se trouvait dans la plaine de l’Arizona, où Grom Orm surveillait les écrans de télévision et les pupitres des enregistreurs.

La décision de travailler pendant toute la nuit cosmique réduisait de moitié la durée du montage. Dar Véter ne pouvait refuser cette chance. Il approuva donc l’idée de ses hommes qui se dispersèrent aussitôt en tous sens pour tendre un réseau de câbles encore plus compliqué. Le planétonef Altaï, qui servait de logement au personnel et lestait immobile au bout de la poutre d’appui, décrocha soudain les câbles à roulettes qui reliaient sa trappe d’entrée à la carcasse du satellite. De longues flammes jaillirent de ses moteurs. L’immense vaisseau vira prestement. Pas un bruit ne parvint à travers le vide de l’espace interplanétaire. Le commandant expérimenté de l’Altaï n’eut besoin que de quelques coups de moteurs pour s’élever à quarante mètres au-dessus du chantier et tourner ses projecteurs d’atterrissage vers la plate-forme. On retendit les câbles conducteurs entre l’astronef et la carcasse, et la multitude d’objets hétéroclites, suspendus dans l’espace, acquirent une immobilité relative, tout en poursuivant la rotation autour de la Terre à une vitesse d’environ dix mille kilomètres à l’heure.

La répartition des nuages révéla à Dar Véter que le chantier survolait la région antarctique et que, par conséquent, il pénétrerait bientôt dans l’ombre de la Terre. Les réchauffeurs perfectionnés des scaphandres ne peuvent neutraliser entièrement le souffle glacé de l’espace cosmique, et malheur à celui qui dépense étourdiment l’énergie de ses piles ! C’est ainsi qu’a péri, il y a un mois, un architecte monteur qui s’était mis à l’abri d’une brusque averse de météorites dans le corps froid d’une fusée ouverte. Il n’a pas tenu jusqu’au retour vers le côté ensoleillé … Un ingénieur a été tué par une météorite. Ces accidents-là ne peuvent être prévus ni évités. La construction des satellites réclame toujours ses victimes, et nul ne sait qui sera la suivante ! Les lois de la probabilité, difficilement applicables aux grains de poussière que sont les hommes isolés, disent pourtant que Dar Véter a le plus de chances d’y rester, car c’est lui qui se trouve le plus longtemps à cette hauteur exposée à tous les hasards du Cosmos … Mais une voix intérieure audacieuse lui suggère que rien ne peut arriver à sa magnifique personne. Si absurde que soit cette certitude pour un homme à l’esprit mathématique, elle ne quitte pas Dar Véter et l’aide à marcher tranquillement, en équilibre sur les poutres et les treillis de la carcasse suspendue dans le gouffre du ciel noir …

Le montage des pièces sur la Terre se faisait par des machines spéciales qu’on appelait « embryotectes », parce qu’elles fonctionnaient suivant le principe de la cybernétique d’évolution de l’organisme vivant. Évidemment, la structure moléculaire de l’être vivant, due au mécanisme cybernétique héréditaire, était beaucoup plus complexe.

Les organismes vivants ne se développaient qu’à partir des solutions tièdes de molécules ionisées, tandis que les embryotectes fonctionnaient en général aux courants polarisés, à la lumière ou au champ magnétique. Les marques et les clefs apposées sur les pièces avec du thallium radioactif guidaient infailliblement le montage qui s’exécutait à une vitesse étonnante pour les profanes. Mais il n’y avait ni ne pouvait y avoir de machines pareilles en plein ciel. L’assemblage du satellite était un chantier à l’ancienne mode, où on travaillait à la main. En dépit des dangers, la besogne semblait si passionnante qu’elle attirait des milliers de volontaires. Les stations d’épreuves psychologiques n’avaient que le temps d’examiner tous ceux qui se déclaraient prêts à partir dans l’espace interplanétaire …

Dar Véter atteignit la base des machines solaires disposées en éventail autour d’un énorme moyeu pourvu d’un appareil de gravitation artificielle, et brancha sa pile dorsale sur le circuit de contrôle. Une mélodie simple résonna dans le téléphone de son casque. Alors, il y relia parallèlement une plaque de verre où un schéma était tracé en lignes d’or. La même mélodie lui répondit. Dar Véter tourna deux verniers pour faire coïncider les temps et s’assura de la concordance absolue des mélodies et même des tonalités du réglage. Une partie importante du futur engin avait été montée de façon impeccable. On pouvait passer à l’installation des moteurs électriques. Dar Véter redressa ses épaules fatiguées de porter le scaphandre et remua la tête. Le mouvement fit craquer les vertèbres du cou engourdi sous le casque. C’était encore heureux qu’il ne fût pas sujet à la maladie ultra-violette du sommeil ou à la rage infrarouge, affections mentales qui sévissaient en dehors de l’atmosphère terrestre et qui l’auraient empêché de mener à bonne fin sa mission glorieuse.

Le premier revêtement défendrait bientôt les travailleurs contre la solitude accablante dans le Cosmos, au-dessus du gouffre sans ciel ni terre !

Un dispositif de sauvetage lancé de l’Altaï passa en vitesse près du chantier. C’était un remorqueur envoyé aux fusées automatiques qui ne transportaient que les marchandises et s’arrêtaient aux niveaux prévus.

Il était temps ! L’amas flottant de fusées, d’hommes, de machines et de matériaux glissait vers le côté nocturne de la Terre. Le remorqueur revint, attelé à trois longues fusées pisciformes aux reflets bleuâtres, dont chacune pesait sur la Terre cent cinquante tonnes, sans compter le carburant.

Elles rejoignirent leurs pareilles, ancrées autour de la plate-forme de triage. Dar Véter bondit à l’autre extrémité de la carcasse et se trouva au milieu des ingénieurs préposés au déchargement. On discutait le plan du travail nocturne. Dar Véter se rangea à leur avis, mais leur ordonna de renouveler les piles individuelles qui réchauffaient les scaphandres pendant trente heures d’affilée, tout en alimentant les lampes, les filtres à air et les radiotéléphones.

Le chantier plongea dans les ténèbres comme dans un abîme, mais la douce lumière zodiacale provenant des rayons du soleil dispersés par les gaz atmosphériques éclaira longtemps encore le squelette du futur satellite, figé à 180 degrés de froid. La supraconductibilité devint plus gênante que pendant le jour. À la moindre usure de l’isolation des instruments, des piles ou des accumulateurs, les objets voisins s’auréolaient d’un nimbe bleuté et il devenait impossible de diriger le courant.

L’obscurité opaque du Cosmos survint, accompagnée d’un froid terrible. Les étoiles brillaient d’un éclat intense, telles des aiguilles de flamme bleue. Le vol invisible et silencieux des météorites paraissait plus effrayant que jamais. En bas, à la surface du globe sombre, dans les flux de l’atmosphère, fulguraient des nuages électriques multicolores, des décharges d’une longueur démesurée ou des bandes de clarté diffuse, s’étendant sur des milliers de kilomètres. Des ouragans plus forts que les pires tempêtes terrestres se démenaient dans les couches supérieures de l’enveloppe aérienne. L’atmosphère saturée d’émanations du Soleil et du Cosmos continuait à mélanger activement l’énergie, entravant au plus haut point le contact entre le chantier et la planète.

Quelque chose se modifia soudain dans le monde perdu au sein des ténèbres glacées. Dar Véter ne réalisa pas tout de suite que c’était le planétonef qui avait allumé ses projecteurs. La nuit semblait encore plus noire, l’éclat violent des étoiles avait faibli, mais la plate-forme et la carcasse ressortaient nettement dans la vive clarté. L’instant d’après, l’Altaï réduisit la tension, la lumière baissa, devint jaune : le vaisseau économisait l’énergie de ses accumulateurs. Au chantier ranimé, les tôles carrées et ovales du revêtement, les treillis des fermes, les cylindres et les tuyaux des réservoirs évoluaient comme en plein jour, prenant peu à peu leur place sur le squelette du satellite.

Dar Véter trouva à tâtons la poutre transversale, saisit les poignées à roulettes des câbles faisant office de mains courantes, et s’élança d’une détente vers l’Altaï. Parvenu devant la trappe de l’astronef, il serra les freins des poignées et s’arrêta juste à temps pour ne pas heurter la porte close.

Dans la cabine de passage, on n’entretenait pas la pression terrestre normale, pour éviter les pertes d’air lors du va-et-vient de nombreux travailleurs. C’est pourquoi Dar Véter pénétra sans ôter son scaphandre dans la cabine suivante, construite provisoirement, et y débrancha son casque et ses piles.

Dégourdissant ses membres las, il suivait d’un pas ferme le pont intérieur et savourait le retour à une pesanteur presque normale. La gravitation artificielle de l’astronef fonctionnait sans arrêt. Qu’il était bon de se sentir un homme solidement campé sur le sol, et non un moucheron voltigeant dans le vide incertain ! La lumière douce, l’air tiède et un fauteuil moelleux l’invitaient au repos absolu. Dar Véter savourait le plaisir de ses ancêtres, qui l’avait étonné autrefois dans les vieux romans. C’était bien ainsi que les gens revenus d’un long voyage à travers un désert froid, une forêt humide ou des montagnes couvertes de glaciers entraient dans la demeure accueillante : maison, gourbi, yourte en feutre. Là aussi, des murs minces séparaient l’homme du grand Univers hostile, plein de dangers, et lui gardaient la chaleur et la lumière dont il avait besoin pour reprendre des forces en songeant à l’avenir …

Dar Véter résista à la tentation du fauteuil et du livre. Il devait se mettre en liaison avec la Terre : l’éclairage allumé en plein ciel pour toute la nuit risquait d’alarmer les observateurs qui surveillaient le chantier. En outre, il fallait prévenir que la relève se ferait avant terme.

Cette fois, le contact aboutit : Dar Véter conversa avec Grom Orm non par les signaux codifiés, mais par le vidéophone, très puissant, comme à bord de tout vaisseau interplanétaire. L’ex-président se montra satisfait et s’occupa sur-le-champ de recruter un nouvel équipage et d’accélérer le transport des pièces.

Sorti du poste central de l’Altaï, Dar Véter traversa la bibliothèque qu’on avait aménagée en dortoir en installant deux rangs de couchettes le long des murs. Les cabines, les réfectoires, la cuisine, les corridors latéraux et la salle des moteurs étaient aussi meublés de lits supplémentaires. L’astronef, transformé en résidence fixe, était comble. Ouvrant et refermant d’un geste las les portes hermétiques, Dar Véter se traînait dans le corridor carrelé de plastique brune, tiède au toucher.

Il songeait aux astronautes qui passent des dizaines d’années à l’intérieur de vaisseaux pareils, sans le moindre espoir d’en sortir entre-temps. Il habite ici depuis près de six mois, quittant chaque jour les locaux étroits pour travailler dans le vide interplanétaire. Et la Terre lui manque déjà avec ses steppes, ses mers, ses centres débordant de vie des zones habitées. Tandis qu’Erg Noor, Niza et vingt autres membres de l’équipage du Cygne devront rester dans l’astronef quatre-vingt-douze années dépendantes ou cent quarante ans terrestres, jusqu’au retour du vaisseau sur la planète natale. Aucun d’entre eux ne vivra jusque-là ! Leurs corps seront incinérés et ensevelis dans les mondes infiniment lointains de l’étoile verte en zirconium !..

S’ils meurent en cours de route, leurs dépouilles enfermées dans une fusée s’envoleront dans le Cosmos … C’est ainsi que les barques funéraires de leurs ancêtres emportaient en haute mer les guerriers tombés au champ d’honneur … Mais l’histoire de l’humanité n’a jamais connu de héros qui consentaient à la réclusion perpétuelle dans un vaisseau et quittaient le pays avec la certitude de ne plus revenir … Non, il se trompe, et Véda le lui reprocherait ! A-t-il donc oublié les champions anonymes de la dignité et de la liberté humaine, qui se vouaient à un destin plus terrible encore, à l’incarcération dans les oubliettes, aux pires tortures ? Ces héros de jadis avaient plus de mérite que ses contemporains mêmes qui se préparaient à un vol glorieux dans le Cosmos, vers les mondes inexplorés !

Et lui, Dar Véter, attaché à sa planète, il était si petit en comparaison d’eux et ne ressemblait nullement à un ange du ciel, comme l’appelait pour rire l’adorable Véda Kong !

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