CHAPITRE XI L’ILE DE L’OUBLI

Le hors-bord traversait le détroit de Pal sous un fort vent debout, en bondissant par-dessus les vagues plates. Deux mille ans auparavant, il y avait là une barrière de bancs de sable et de récifs de coraux qui s’appelait le Pont d’Adam. Des phénomènes géologiques récents l’avaient remplacée par une fosse profonde aux eaux noires, qui séparait l’humanité active des amateurs du repos.

Mven Mas se tenait près du garde-fou, les jambes écartées, et contemplait l’île de l’Oubli dont la silhouette grandissait peu à peu à l’horizon. Cette fie immense, baignée d’un océan tiède, était un paradis terrestre. Le paradis, selon les anciennes idées religieuses, est un refuge posthume délicieux, sans soucis ni labeur. De même, l’île de l’Oubli servait de refuge à ceux que ne tentaient plus l’activité intense du Vaste Monde et le travail en commun.

Blottis contre le sein de la Terre Nourricière, ils passaient là des années paisibles, en se livrant aux travaux simples et monotones de l’agriculture, de la pêche ou de l’élevage.

Bien que l’humanité eût cédé à ses faibles confrères une contrée vaste et fertile, l’économie primitive du pays ne pouvait assurer l’abondance à ses habitants, surtout aux époques de mauvaise récolte ou par suite d’autres désordres propres aux forces productrices peu développées. C’est pourquoi le Vaste Monde donnait toujours à l’île de l’Oubli une part de ses ressources.

Trois ports, dans le nord-ouest, le sud et l’est de l’île, recevaient les vivres conservés pour de longues années, les médicaments, les moyens de défense biologique et autres objets de première nécessité. Les trois gouverneurs résidaient également dans le nord, l’est et le sud et s’appelaient chefs des éleveurs, des agriculteurs et des pêcheurs. Ces hommes élus par la population se distinguaient par la force de leur caractère. Certains seraient devenus d’implacables tyrans, sans la vigilance des Conseils de l’Économie et de la Santé, ainsi que du Contrôle d’Honneur et de Droit.

Tout en examinant son futur refuge, Mven Mas se demanda s’il n’appartenait pas, lui aussi, à la catégorie des « taureaux », mais il chassa aussitôt cette idée avec indignation. Le « taureau », fort et énergique, ignore la compassion et n’obéit qu’à ses instincts les plus vils. Ces gens, qui tenaient leur caractère de combinaisons fortuites de l’hérédité, devaient se surveiller sévèrement toute leur vie pour être dignes de la société moderne. Mais ces tares étaient devenues réparables, grâce à la connaissance approfondie des êtres vivants. Les souffrances, les discordes et les malheurs des temps anciens étaient toujours aggravés par les individus de cette espèce, qui se proclamaient sous divers titres gouvernants infaillibles, autorisés à réprimer toute opposition, à extirper toute idée et tout principe différents des leurs. Depuis, l’humanité abhorrait toute manifestation d’absolutisme et craignait particulièrement les « taureaux », qui vivaient au jour le jour, sans respecter les lois inviolables de l’économie, sans souci de l’avenir. Les guerres et l’économie inorganisée de l’Ère du Monde Désuni conduisirent au pillage de la planète. On abattit les forêts, on brûla les réserves de houille et de pétrole amassées pendant des millions d’années, on pollua l’air d’acide carbonique et de résidus fétides d’usines mal aménagées, on extermina de beaux animaux inoffensifs, jusqu’à ce que le monde fût parvenu au seul régime susceptible d’assurer l’existence de l’humanité : le régime communiste. Une longue tâche incomba à la postérité. Dans l’Ère de l’Unification, il fallut réorganiser, au prix de grands efforts, des pays où les arbres eux-mêmes avaient dégénéré en buissons et le bétail en races naines. Des débris : éclats de verre, papiers, ferraille, souillaient le sol ; des coulées de cambouis et des résidus chimiques empoisonnaient les cours d’eau et les rivages des mers. Ce n’est qu’après l’épuration radicale de l’eau, de l’air et de la terre que l’humanité donna son aspect actuel à la planète, où on peut marcher partout pieds nus, sans se blesser …

Mais lui, Mven Mas, nommé depuis moins de deux ans à un poste très important, avait détruit un satellite artificiel, fruit du labeur de milliers d’hommes et de l’habileté extraordinaire des ingénieurs. Il avait causé la mort de quatre savants dont chacun aurait pu devenir un Ren Boz … Et Ren Boz lui-même avait failli périr … L’image de Bet Lon, qui se cachait quelque part dans les montagnes et les vallées de l’île de l’Oubli, reparut devant lui, poignante. Mven Mas avait vu avant son départ des photographies du mathématicien, et il avait retenu pour toujours son visage volontaire, à la mâchoire massive, aux yeux rapprochés et enfoncés dans les orbites …, toute sa silhouette athlétique …

Le mécanicien du hors-bord dit à l’Africain :

— Le ressac est violent, les vagues sautent par-dessus le môle. Il faut gagner le port sud …

— Pas la peine. Vous avez des radeaux de sauvetage. J’y mettrai mes vêtements et nagerai jusqu’à la grève.

Le mécanicien et le timonier le regardèrent avec respect. Les lames blafardes se chevauchaient lourdement sur un banc de sable, en cascades tonitruantes. Plus près de la côte, une cohue de vagues écumeuses et troubles assaillait la plage. Les nuées basses semaient une petite pluie tiède qui tombait en biais sous le souffle du vent et se mêlait aux embruns. Des silhouettes grises apparaissaient sur le rivage, à travers la brume.

Les deux marins échangèrent un regard, tandis que Mven Mas ôtait et pliait ses vêtements. Ceux qui partaient pour l’île de l’Oubli échappaient à la Tutelle de la Société où on se protégeait mutuellement et s’entraidait. Mais Mven Mas inspirait de la sympathie à tout le monde, et le timonier résolut de le prévenir du danger. L’Africain répondit par un geste insouciant. Le mécanicien lui remit une mallette à fermeture hermétique.

— Tenez, voici des aliments concentrés pour un mois.

Mven Mas réfléchit un instant, la fourra avec ses habits dans la chambre imperméable, boucla soigneusement le clapet et enjamba le garde-fou, le radeau sous le bras.

— Virez de bord ! commanda-t-il. Le hors-bord pencha dans un brusque virage. Mven Mas, projeté dans la mer, engagea une âpre lutte avec les flots. Les marins le voyaient tour à tour monter sur les crêtes échevelées et disparaître dans les dépressions.

— Il est assez costaud pour s’en tirer, dit le mécanicien avec un soupir de soulagement. On dérive, faut s’en aller !

L’hélice rugit et le bateau fila au sommet d’une lame. La silhouette sombre de Mven Mas se dressa de toute sa hauteur sur la grève et s’estompa dans le brouillard …

Des gens vêtus de pagnes s’avançaient sur le sable tassé du rivage. Ils traînaient d’un air triomphant un grand poisson qui se débattait. À la vue de Mven Mas, ils s’arrêtèrent pour lui adresser un salut amical.

— Un nouveau venu de l’autre monde, dit en souriant un des pêcheurs. On peut dire qu’il sait nager. Viens, sois des nôtres !

Mven Mas les dévisagea d’un regard aimable et franc, puis il secoua la tête.

— Il me serait pénible d’habiter au bord de la mer et de regarder le vaste horizon en songeant au monde splendide que j’ai perdu. J’aime mieux me retirer au cœur de l’île, sur les plateaux des éleveurs …

Un pêcheur portant une barbe fournie et grisonnante, qui devait passer ici pour un ornement, posa la main sur l’épaule humide de Mven Mas.

— Seriez-vous exilé ?

L’Africain eut un sourire amer et tenta d’expliquer les raisons de sa retraite.

Le pêcheur lui jeta un coup d’œil triste et compatissant.

— Nous ne sommes pas faits pour nous entendre. Tant pis, allez par là — l’homme indiqua le sud-est, où les montagnes lointaines érigeaient parmi les nuages leurs gradins bleus —, le chemin est long et il n’y a pas d’autres moyens de locomotion que ceci … L’insulaire frappa sa jambe musclée …

Mven Mas, pressé de partir, suivit à grands pas le sentier sinueux qui escaladait les collines en pente douce …

Le trajet jusqu’à la zone centrale de l’île ne dépassait guère deux cents kilomètres, mais Mven Mas ne se hâtait pas. À quoi bon ! L’oisiveté faisait traîner les jours en longueur. Tant qu’il ne s’était pas remis de la catastrophe, son corps las réclamait le repos, la caresse de la nature. Sans les regrets cuisants, il aurait simplement joui de la vue des plateaux déserts, balayés par les vents, de l’obscurité et du silence des nuits tropicales.

Mais les jours passaient, et l’Africain, qui errait dans l’île en quête d’une besogne à sa convenance, eut la nostalgie du Vaste Monde. Il n’appréciait plus les paisibles vallées où on cultivait des vergers à la main, ni le murmure berceur des torrents limpides auprès desquels il restait des heures entières, par les après-midi torrides ou les nuits de lune.

Eh oui, pourquoi compter le temps dont il n’avait que faire ? Dans l’infini du temps en général son temps à lui, son temps individuel était si peu de chose … Un instant bref, aussitôt oublié ! Il devait en avoir été de même pour ses ancêtres héroïques de l’âge de pierre …

C’est maintenant seulement que Mven Mas comprenait que l’île méritait bien son nom. L’île de l’Oubli, anonymat obscur de la vie, des faits et des sentiments de l’homme primitif ! Des faits oubliés par la postérité, parce qu’ils visaient à contenter les besoins égoïstes de l’individu, au lieu de servir l’humanité, de rendre la vie plus facile et meilleure pour tout le monde et de l’orner par les élans d’un art créateur.

L’Africain, reçu dans une commune d’éleveurs du centre du pays, gardait depuis deux mois déjà un troupeau de bovidés géants, métis de gaurs et de buffles, au pied d’une montagne baptisée d’un nom interminable, dans l’ancien langage des aborigènes.

Il faisait cuire longuement sur la braise du gruau noir dans une marmite enfumée, et le mois dernier il avait dû récolter dans la jungle des fruits et des noix, en émulation avec les singes goulus qui lui jetaient les noyaux et les écales. Cette cueillette s’était imposée après qu’il eut donné ses provisions à deux vieillards d’une vallée perdue, selon le principe altruiste de l’Ère de l’Anneau. Il avait alors compris ce que c’était que de chercher sa pitance dans les lieux inhabités. Quelle absurde perte de temps !

Mven Mas monta sur un rocher et regarda tout autour. À sa gauche, le soleil déclinait vers le plateau ; derrière lui, une montagne boisée dressait son sommet arrondi.

En bas, une rivière rapide luisait dans le crépuscule, entre des bambous pennés. Il y avait là, à une demi-journée de marche, des ruines envahies par les fourrés et vieilles de six mille ans ; c’était l’ancienne capitale de l’île. D’autres villes abandonnées, plus grandes et mieux conservées, existaient dans le pays. Mais Mven Mas n’en avait cure pour le moment …

Les bestiaux étaient couchés, masses noires dans l’herbe assombrie. La nuit tombait à vue d’œil. Les étoiles s’allumaient dans le ciel obscurci. Ténèbres familières à l’astronome …, figures bien connues des constellations …, vive clarté des grands astres. On aperçoit aussi le Toucan fatal … mais les yeux humains sont si faibles ! Il ne reverra jamais les spectacles grandioses du Cosmos, les spirales des galaxies, les planètes mystérieuses et les soleils bleus. Ce ne sont pour lui que des lumières infiniment lointaines. Qu’importe que ce soient des étoiles ou des lampes fixées à une voûte de cristal, comme le croyaient les anciens. Pour lui, c’est pareil !

L’Africain se secoua et se mit à entasser du bois mort. Voici un autre objet devenu indispensable : un petit briquet. Peut-être commencerait-il un de ces jours, comme certains habitants, à fumer pour tromper l’ennui qui l’engluait !

Les flammes dansèrent, chassant l’obscurité, éteignant les étoiles. Les gros bovidés s’ébrouaient paisiblement. Mven Mas fixait le feu d’un regard pensif.

La planète radieuse n’était-elle pas devenue un gîte obscur pour Mven Mas ?

Non, sa fière renonciation n’était que la vanité de l’ignorance. Il s’ignorait lui-même, il sous-estimait la valeur de sa vie créatrice, il ne réalisait pas la force de son amour pour Tchara. Plutôt sacrifier sa vie en une heure pour une grande cause du Vaste Monde que de vivre ici un siècle …

L’île de l’Oubli comptait près de deux cents stations de cure dont le personnel, volontaires du Vaste Monde, mettait à la disposition des habitants toute la puissance de la médecine moderne. Des jeunes du Vaste Monde travaillaient également dans les détachements sanitaires qui préservaient l’île des maladies et des animaux nuisibles. Mven Mas évitait de les rencontrer, pour ne pas se sentir un réprouvé du monde de la beauté et du savoir.

Il fut relevé à l’aube par un autre berger. Ayant deux jours de libre, il décida de se rendre dans la petite ville voisine pour se procurer une cape, car les nuits dans la montagne devenaient fraîches.

Il faisait très chaud, lorsque Mven Mas descendit dans une vaste plaine tapissée de fleurs mauves et jaune d’or, où voletaient des insectes aux couleurs vives. Une brise légère agitait les plantes dont les corolles délicates frôlaient au passage les genoux de l’Africain. Parvenu au milieu de l’immense champ, il s’arrêta, émerveillé par la beauté radieuse de ce parterre naturel. Il se penchait d’un air pensif, pour caresser les pétales mouvants, et se sentait comme dans un rêve enfantin …

Un son rythmé s’éleva, presque imperceptible. Mven Mas leva la tête et vit une jeune fille qui marchait vite, dans les fleurs jusqu’à mi-corps. Elle se présenta de profil et Mven Mas admira sa jolie silhouette. Un vif regret lui perça le cœur : ç’aurait pu être Tchara, si … si les choses avaient tourné autrement …

Son don d’observation lui apprit aussitôt que la jeune fille était inquiète. Elle se retournait et pressait le pas, comme si elle était poursuivie. L’Africain changea de direction et la rejoignit en hâte, redressant sa grande taille.

L’inconnue s’arrêta. Un fichu bariolé, noué en croix, emprisonnait son torse ; le bas de sa jupe rouge était trempé de rosée. Les bracelets fins qui lui ceignaient les poignets sonnèrent plus fort lorsqu’elle rejeta en arrière ses cheveux noirs emmêlés. Ses yeux tristes le regardaient fixement de sous les frisons courts qui lui tombaient en désordre sur le front et les joues. Elle haletait, sans doute essoufflée par une longue marche … Des gouttes de sueur perlaient sur son beau visage brun. Elle fit quelques pas hésitants à la rencontre de Mven Mas.

— Qui êtes-vous, où courez-vous ainsi ? Avez-vous besoin de secours ?

Elle le dévisagea et répondit précipitamment :

— Je suis Onare, de la cité n° 5. Je n’ai besoin de rien !

— On ne le dirait pas ! Vous êtes lasse et tourmentée. Qu’est-ce qui vous menace ? Pourquoi refusez-vous mon aide ?

La jeune fille le regarda, et ses yeux rayonnèrent, profonds et purs comme ceux d’une femme du Vaste Monde.

— Je sais qui vous êtes ! Un homme venu de là-bas, elle indiqua du geste la direction de l’Afrique et de la mer, un homme bon et confiant.

— Soyez-le aussi ! On vous persécute ?

— Oui ! s’écria-t-elle avec l’accent du désespoir, il me poursuit …

— Quel est celui qui ose vous terroriser et vous faire la chasse ?

Elle s’empourpra et baissa les yeux :

— Un homme qui veut que je sois sa …

— N’êtes-vous pas libre de choisir ? Peut-on se faire aimer par contrainte ? Qu’il vienne, et je lui dirai …

— Non, non ! Lui aussi est du Vaste Monde, mais il est là depuis longtemps et il est aussi fort … mais pas comme vous … Il est terrible !

L’Africain eut un rire plein d’insouciance.

— Où allez-vous ?

— À la cité n° 5. Je l’ai rencontré sur le chemin de la ville …

Mven Mas fit un signe de tête et prit la jeune fille par la main. Elle la laissa dans la sienne et le suivit sur le sentier qui menait à la cité.

En cours de route, tout en se retournant de temps à autre, d’un air anxieux, Onare raconta que son persécuteur était toujours escorté de deux hommes robustes et méchants qui lui obéissaient.

Sa crainte de parler haut indignait Mven Mas. La haine des oppresseurs, des sociétés secrètes qui se cachaient de la conscience et du jugement du peuple, il l’avait puisée dès l’enfance dans l’histoire, dans les livres, les films et les œuvres musicales. Il ne pouvait se résigner à l’existence de l’oppression, si rare qu’elle fût, dans le monde actuel !

Mven Mas sursauta :

— Pourquoi les gens restent-ils passifs et ne préviennent-ils pas le Contrôle d’Honneur et de Droit ? Est-ce qu’on n’apprend pas l’histoire dans vos écoles et vous ignorez où mènent les plus petits foyers de violence ?

— Nous le savons, répondit machinalement Onare, le regard fixe.

Passé la plaine fleurie, le sentier s’enfonçait dans les fourrés en décrivant un brusque virage. Deux hommes surgirent au tournant et leur barrèrent la route. La jeune fille retira vivement sa main en chuchotant :

— Partez, homme du Vaste Monde, j’ai peur pour vous !

— Saisissez-la, cria derrière un buisson une voix impérieuse. Ce ton brutal était étranger à l’époque de l’Anneau. Mven Masse plaça instinctivement devant la jeune fille et tâcha de raisonner ces hommes féroces, mais il se tut bientôt, voyant que ses paroles restaient sans effet.

Les jeunes gens bien découplés coururent à lui et essayèrent de le repousser loin d’Onare, mais il était inébranlable comme un roc.

Alors, avec la rapidité de l’éclair, l’un des assaillants lui envoya un coup de poing dans la figure. Mven Mas vacilla. Il n’avait jamais eu affaire à des attaques pareilles, froidement calculées en vue de meurtrir.

L’autre ennemi le frappa aux reins, et Mven Mas entendit à travers le tintement de ses oreilles le cri angoissé d’Onare. Aveuglé par la fureur, il se jeta sur ses adversaires. Deux coups, au ventre et à la mâchoire, l’abattirent. Onare tomba à genoux pour le protéger, mais les scélérats l’empoignèrent avec une clameur de triomphe. Les coudes tirés en arrière, elle se cambra d’un geste douloureux, la tête renversée. Les mains souillées de terre et du sang de Mven Mas pressèrent le corps palpitant de la jeune fille, qui éclata en sanglots.

— Amenez-la ! fit de nouveau la voix tonitruante. Un homme assez âgé et de très grande taille sortit de l’embuscade. Il était nu jusqu’à la ceinture ; les muscles roulaient sous les poils gris de son torse athlétique.

Mais Mven Mas était revenu à lui. Les travaux d’Hercule de sa jeunesse l’avaient opposé à des ennemis plus redoutables, insoumis aux lois humaines. Il se remémora tout ce qu’on lui avait enseigné pour la lutte corps à corps avec les pieuvres et les requins.

L’Africain demeura quelques secondes à terre, afin de se remettre des coups reçus, puis il rejoignit d’un bond les ravisseurs. L’un d’eux se retourna pour parer l’attaque, mais Mven Mas le frappa en plein centre nerveux. L’homme s’écroula avec un hurlement bestial, son compagnon le suivit de près, culbuté d’un coup de pied. La jeune fille était libre. Mven Mas fit face au chef des assaillants qui avait déjà levé le bras. Mven Mas, qui cherchait l’endroit le plus sensible de l’adversaire, visa sa figure crispée de rage et recula soudain, stupéfait. Il avait reconnu ce masque aux traits accusés, qui l’avait obsédé dans ses pénibles méditations, sur l’expérience du Tibet.

— Bet Lon !

L’autre se figea, examinant cet homme basané qu’il ne connaissait pas et qui avait perdu son expression débonnaire.

Ses deux acolytes s’étaient relevés, encore tordus par la douleur, et voulaient s’attaquer de nouveau à Mven Mas. Le mathématicien les arrêta d’un geste autoritaire.

— Bet Lon ! s’écria Mven Mas. J’ai souvent envisagé la possibilité de notre rencontre, car je vous prenais pour un compagnon d’infortune. Mais j’étais loin de supposer que nous nous verrions dans des circonstances pareilles !

— Lesquelles ? répliqua insolemment Bet Lon, en contenant la fureur qui allumait ses yeux.

L’Africain eut un geste de protestation :

— À quoi bon ces vaines paroles ? Vous ne les prononciez pourtant pas dans l’autre monde, et vos actions, bien que criminelles, étaient motivées par une grande idée. Et ici, qu’est-ce qui vous fait agir ?

— Moi-même et rien que moi ! proféra Bet Lon entre ses dents, l’air dédaigneux. J’ai assez tenu compte des autres, des intérêts communs. C’est sans importance, je m’en suis convaincu. Des sages de l’antiquité le savaient déjà …

— Vous n’avez jamais pensé aux autres, interrompit l’Africain. Esclave de vos passions, vous voilà devenu une brute, un fourbe, presque un animal !

Bet Lon était sur le point de se jeter sur Mven Mas, mais il se maîtrisa.

— Convient-il à un homme du Vaste Monde de mentir ? Je n’ai jamais été un fourbe !

— Et ces deux-là ? Mven Mas montra les jeunes gens qui écoutaient, perplexes. Où les menez-vous ? Sous les balles narcotiques du détachement sanitaire ? Vous devez bien comprendre que la suprématie illusoire, fondée sur la violence, conduit à l’abîme de l’infamie et de la mort.

— Je ne les ai pas trompés. Ce sont eux qui l’ont voulu !

— Vous avez usé de votre grande intelligence et de votre volonté pour exploiter le côté faible de l’âme humaine, qui a joué un rôle si fatal dans l’histoire : l’instinct de soumission, la tendance à se décharger de la responsabilité sur quelqu’un de plus fort, le besoin d’obéir aveuglément et d’imputer sa propre ignorance, sa paresse, sa veulerie à un dieu, à une idée, à un chef militaire ou politique. Est-ce là l’obéissance raisonnable à l’éducateur de notre monde ! Vous voudriez, comme les tyrans d’autrefois, vous entourer de serviteurs fidèles, c’est-à-dire de robots humains …

— Suffit, vous parlez trop !

— Je sais que vous avez trop perdu et je veux …

— Moi, je ne veux pas ! Ôtez-vous de mon chemin !

Mven Mas ne broncha pas. La tête penchée, il défiait Bet Lon, sentant tressaillir contre son dos l’épaule d’Onare. Et ce tremblement l’exaspérait bien plus que les coups reçus.

L’ex-mathématicien, immobile, regardait les yeux noirs de l’Africain qui flamboyaient de colère.

— Allez ! Exhala-t-il en quittant le sentier et faisant signe à ses acolytes de s’écarter. Mven Mas reprit Onare par la main et l’emmena, suivi du regard haineux de Bet Lon.

Au tournant du sentier, Mven Mas s’arrêta si brusquement qu’Onare heurta son dos.

— Bet Lon, revenons ensemble dans le Vaste Monde !

Le mathématicien retrouva son rire insouciant, mais l’oreille fine de l’Africain perçut dans cette bravade une pointe d’amertume.

— Qui êtes-vous pour me proposer cela ? Savez-vous …

— Oui, je sais. Moi aussi, j’ai fait une expérience interdite, qui a coûté la vie à plusieurs personnes … Nos voies d’investigation étaient voisines et vous … vous, moi et d’autres sommes à la veille de la victoire ! Vous êtes un homme utile à l’humanité, mais pas dans cet état …

Bet Lon s’approcha, les yeux à terre, puis il fit soudain volte-face et jeta par-dessus l’épaule un refus brutal. Mven Mas s’éloigna par le sentier, sans mot dire.

Il restait une dizaine de kilomètres jusqu’à la cité n° 5.

Ayant appris que la jeune fille était seule au monde, il lui conseilla de déménager dans une localité maritime de la côte orientale, pour ne plus rencontrer son persécuteur. L’ancien savant devenait un despote dans la vie paisible et retirée des éleveurs montagnards. Pour prévenir le danger, Mven Mas décida de demander tout de suite aux autorités de surveiller ces trois individus. Mven Mas prit congé d’Onare à l’entrée de la cité. La jeune fille lui apprit qu’on avait récemment découvert, dans les bois de la montagne en forme de dôme, des tigres échappés de la réserve ou demeurés depuis des temps immémoriaux dans les fourrés impénétrables qui entouraient le plus haut sommet de l’île. Lui saisissant la main, elle le pria d’être prudent et de ne pas traverser les montagnes la nuit. Mven Mas rebroussa chemin d’un pas alerte. Il réfléchissait à ce qui venait de se passer et revoyait le dernier regard de la jeune fille, empreint d’inquiétude et d’un dévouement qu’on rencontrait rarement, même dans le Vaste Monde.

Il songea pour la première fois aux véritables héros du passé, restés bons et courageux dans un enfer d’humiliations, de haines et de souffrances physiques ; il se dit que la vie d’autrefois, qui paraissait si dure aux hommes actuels, contenait elle aussi du bonheur, de l’espoir, de l’activité, parfois même plus intenses qu’à l’époque superbe du Grand Anneau.

Mven Mas évoqua presque avec irritation les théoriciens de ce temps-là, qui se fondaient sur la lenteur mal comprise de la transformation des espèces et prédisaient que l’humanité ne serait pas meilleure dans un million d’années.

S’ils avaient mieux aimé les hommes et connu la dialectique de l’évolution, cette ineptie ne leur serait jamais venue à l’esprit.

Le couchant teintait le rideau de nuages derrière la cime ronde de la haute montagne. Mven Mas plongea dans la rivière et y lava la boue et le sang du combat …

Rafraîchi par le bain et tout à fait calmé, il s’assit sur une pierre plate pour se sécher et se reposer. N’ayant pas réussi à atteindre la cité avant la tombée de la nuit, il comptait franchir la montagne au lever de la lune. Tandis qu’il contemplait d’un œil pensif l’eau qui bouillonnait sur les rochers, l’Africain sentit subitement un regard posé sur lui, mais ne vit personne. La sensation désagréable d’être épié persista pendant la traversée du torrent et au début de la montée.

Mven Mas marchait rapidement sur la route tassée par les chariots, qui sillonnait le plateau de mille huit cents mètres d’altitude, escaladant les gradins successifs pour franchir un contrefort boisé et gagner la cité par un raccourci. Le mince croissant de la nouvelle lune ne pouvait éclairer le chemin pendant plus d’une heure et demie. Mven Mas se hâtait, prévoyant qu’il serait très difficile de grimper dans la nuit noire. Les arbres rabougris et espacés projetaient de longues ombres qui zébraient le sol sec, blanchi par la lune. L’Africain cheminait en réfléchissant, les yeux à terre pour ne pas buter contre une racine.

Un grondement sinistre, au ras du sol, retentit à sa droite, où la pente du contrefort s’adoucissait en se perdant dans l’ombre profonde. Un rugissement étouffé lui répondit dans le bois, parmi les taches et les raies du clair de lune. On sentait dans ces voix une force qui pénétrait l’âme et réveillait en elle l’affolement de la victime choisie par l’invincible carnassier. En réaction à cette terreur primitive, l’Africain éprouva la passion ancestrale de la lutte, héritage d’innombrables générations de héros anonymes qui avaient affirmé le droit du genre humain à la vie parmi les mammouths, les lions, les ours géants, les aurochs furieux et les impitoyables meutes de loups, dans les jours de chasse exténuante et les nuits de défense opiniâtre …

Mven Mas s’arrêta, regardant autour de lui, le souffle en suspens. Rien ne bougeait dans le silence nocturne, mais dès qu’il eut fait quelques pas sur le sentier, il ne douta plus d’être suivi. Les tigres … Le récit d’Onare serait-il vrai ?

L’Africain se mit à courir tout en réfléchissant à ce qu’il allait faire quand les fauves, il y en avait apparemment deux, l’attaqueraient.

Il eût été absurde de se réfugier dans les grands arbres où le tigre grimpe mieux que l’homme … Combattre, mais avec quoi ? Il n’y avait là que des pierres … Pas moyen même de casser une de ces branches, dures comme l’acier, pour s’en faire un gourdin … Et lorsque le rugissement s’éleva tout près, Mven Mas se vit perdu. Les branches étalées au-dessus de la sente poussiéreuse l’oppressaient : il voulait puiser le courage des instants suprêmes dans les profondeurs éternelles du ciel constellé, auquel il avait consacré sa vie. Mven Mas galopa à toute allure. Le destin le favorisait : il déboucha dans une grande clairière, au centre de laquelle s’érigeait un amas de rochers. Il fonça dessus, saisit un bloc aux arêtes aiguës, qui pesait au moins trente kilogrammes, et se retourna. Maintenant, il apercevait de vagues formes mouvantes, dont les rayures se confondaient avec le lacis d’ombres du bois clairsemé. La lune effleurait déjà les cimes des arbres. Les ombres s’allongeaient en travers de la clairière, et c’est par ces sortes d’allées noires que les grands félins rampaient vers Mven Mas. Il sentit l’approche de la mort, comme jadis, dans le sous-sol de l’observatoire du Tibet. Mais au lieu de venir du dedans, elle s’avançait du dehors, dans le feu vert des yeux phosphorescents … Aspirant la brise surgie à l’improviste dans cette touffeur, il jeta un regard d’adieu à la gloire rayonnante du Cosmos et se raidit, la pierre levée au-dessus de sa tête.

— Je suis là, camarade ! Une grande ombre surgit des ténèbres, brandissant un bâton noueux. Mven Mas, stupéfait, en oublia un instant les tigres : il avait reconnu le mathématicien. Bet Lon, essoufflé d’avoir couru à une allure folle, vint se placer auprès de l’Africain en happant l’air de sa bouche ouverte. Les félins, qui avaient eu un mouvement de recul, revenaient à la charge. Le tigre de gauche n’était plus qu’à trente pas. Il se ramassa, prêt à bondir …

— Vite ! Un cri sonore avait survolé la clairière. Les déflagrations pâles des lance-mines papillonnaient derrière Mven Mas qui, de surprise, avait lâché son arme. Le premier tigre se dressa sur ses pattes de derrière, les grenades paralysantes éclatèrent avec un bruit sourd, et le fauve se renversa sur le dos. Le deuxième bondit vers la forêt où parurent trois autres silhouettes de cavaliers. Une grenade de verre à puissante charge électrique se brisa contre le front de l’animal qui s’étendit, sa lourde tête enfouie dans l’herbe sèche.

L’un des cavaliers prit les devants. Mven Mas n’avait jamais trouvé si belle la tenue de travail du Vaste Monde : culotte large et courte, ample chemise bleue en lin artificiel avec un col rabattu et deux poches sur le plastron …

— Mven Mas, je vous sentais en péril !

Pouvait-il ne pas reconnaître cette voix fraîche !

Tchara Nandi ! Il resta immobile, oubliant de répondre, jusqu’à ce que la jeune fille eût sauté à terre et couru à lui. Ses cinq compagnons la suivirent. Mven Mas ne les avait pas plus tôt regardés que le croissant disparut derrière la forêt, le vent tomba et l’obscurité lourde de la nuit cacha les alentours. La main de Tchara se posa sur le coude de Mven Mas. Il prit le poignet fin de la jeune fille et appliqua la paume contre sa poitrine, où son cœur battait précipitamment. Elle remua à peine le bout des doigts, sur la saillie du muscle pectoral, et cette caresse discrète remplit l’Africain d’une paix ineffable.

— Tchara, voici Bet Lon, un nouvel ami …

Mven Mas se retourna et vit que le mathématicien avait disparu. Alors, il cria de toutes ses forces, dans la nuit :

— Bet Lon, ne vous en allez pas !

— Je reviendrai ! fit au loin la voix puissante, qui n’avait plus son ton sarcastique.

L’un des cinq, homme de taille moyenne, sans doute le chef du groupe, détacha la lanterne fixée au troussequin de la selle. Une faible lueur accompagnée d’une radiation invisible monta vers le ciel. Mven Mas en conclut qu’ils attendaient un appareil volant. Tous se trouvèrent être de jeunes garçons engagés dans un détachement sanitaire et qui avaient choisi comme travail d’Hercule la lutte contre les animaux nuisibles de l’île de l’Oubli. Tchara Nandi s’était jointe à eux pour chercher Mven Mas.

— Ne croyez pas que nous soyons si perspicaces, dit le chef, quand tous se furent assis autour du phare et Mven Mas les eut assaillis de questions.

Nous avons été renseignés par une jeune fille au nom grec …

— Onare ! s’écria Mven Mas.

— Oui, Onare. Comme notre détachement s’approchait de la cité n° 5, une jeune fille accourut hors d’haleine. Elle confirma les bruits relatifs aux tigres et nous persuada d’aller sans retard sur vos traces, de crainte que les fauves ne vous attaquent à votre retour par les montagnes. Vous voyez, nous sommes arrivés juste à temps. Un vissoptère de marchandises va atterrir tout à l’heure et nous expédierons dans la réserve vos ennemis paralysés. Si ce sont des cannibales invétérés, on les exterminera : il n’est pas permis de détruire des animaux aussi rares sans examen préalable.

— Quel examen ?

L’adolescent haussa les sourcils :

— Ce n’est pas de notre ressort. On commencera sans doute par les calmer … C’est ce qu’on est parfois obligé de faire aussi à des gens doués d’une énergie excessive.

— Comment est-ce qu’on procède ? s’enquit Mven Mas, intéressé.

— Je connais le cas d’un athlète grossier qui avait oublié ses devoirs publics. On lui a injecté un abaisseur de l’activité vitale pour proportionner sa force physique à la faiblesse de sa volonté et de son esprit, et équilibrer ainsi les deux côtés de son organisme. Il a fait de grands progrès en trois ans … C’est ce qui arrivera à vos agresseurs.

Un son fort et vibrant interrompit le jeune homme. Une masse sombre descendait lentement du ciel. Le terrain fut inondé de lumière. On enferma les tigres dans des containers rembourrés, prévus pour les marchandises fragiles. L’énorme aéronef, presque invisible dans la nuit, s’envola, découvrant la clairière au doux scintillement des étoiles. Comme un des garçons était parti avec les animaux, on donna son cheval à Mven Mas.

Les montures de l’Africain et de Tchara marchaient côte à côte. La route descendait dans la vallée de la rivière Gailé, à l’embouchure de laquelle se trouvait une station médicale et le poste du détachement sanitaire.

— C’est la première fois que je retourne au bord de la mer, dit enfin Mven Mas. La mer me semblait jusqu’ici une muraille qui me retranchait à jamais du monde …

— L’île a été pour vous une école nouvelle, fit joyeusement Tchara sur un ton à demi interrogatif.

— Oui. J’ai beaucoup réfléchi dans ce court laps de temps. Ces pensées me hantaient de longue date …

Mven Mas confia ses appréhensions à la jeune fille. Selon lui, l’humanité, en répétant, sous une forme moins hideuse, il est vrai, les erreurs des anciens, attachait trop d’importance à l’intellect, à la technique. Il avait l’impression que sur la planète d’Epsilon du Toucan la population, aussi admirable que la nôtre, se souciait davantage du perfectionnement spirituel.

— J’ai beaucoup souffert de me sentir en désaccord avec la vie, répondit la jeune fille après un silence ; je préférais nettement les choses anciennes à celles qui m’entouraient. Je rêvais à l’époque des forces et des sentiments intacts, amassés par sélection primitive au siècle d’Éros, qui avait fleuri jadis dans la zone méditerranéenne. Le Vaste Monde devrait fonder une réserve de la Vie Antique, où nous puissions nous délasser en recouvrant nos facultés émotives. J’ai toujours souhaité d’éveiller chez mes spectateurs une véritable force de sentiment, mais je crois que seule Evda Nal m’a comprise jusqu’au bout …

— Et Mven Mas ! ajouta sérieusement l’Africain, qui raconta comment elle lui était apparue sous l’aspect de la fille cuivrée du Toucan.

Elle leva son visage, et Mven Mas vit à la lueur timide de l’aube naissante des yeux si larges, si profonds qu’il en eut un léger vertige et s’écarta en riant.

— Nos ancêtres nous représentaient dans leurs romans d’anticipation comme des êtres malingres, rachitiques, au crâne démesuré. Malgré les millions d’animaux torturés à mort, ils n’avaient rien compris à la machine cérébrale de l’homme, parce qu’ils maniaient le couteau là où il fallait des instruments de mesure superfins, à l’échelle des atomes et des molécules. Nous savons aujourd’hui que l’activité intense de l’esprit exige un corps robuste, plein d’énergie vitale ; mais ce corps engendre aussi des émotions violentes que nous avons appris seulement à réprimer, ce qui appauvrit notre nature !

— Et nous vivons toujours enchaînés par la raison, convint Tchara Nandi.

— On a beaucoup fait pour y remédier, mais l’intellect a tout de même devancé l’émotivité … Elle mérite toute notre attention, pour qu’elle jugule parfois la raison, au lieu d’être jugulée par elle. Cela me paraît si important que j’ai décidé d’écrire un livre à ce sujet …

— Très bien, s’écria Tchara avec feu. Et elle poursuivit, troublée : Trop peu de savants se sont consacrés à l’étude des lois de la beauté et de la plénitude des sentiments … Je ne parle pas de psychologie …

— Je comprends ! répondit l’Africain en admirant malgré lui la jeune fille, dont la tête fièrement dressée reprenait au soleil levant un teint cuivré. Tchara se tenait aisément en selle sur son grand cheval noir qui marchait en cadence avec l’alezan de Mven Mas.

— Nous sommes restés en arrière ! s’écria-t-elle en rendant la bride au cheval qui prit aussitôt le mors aux dents. L’Africain la rejoignit, et ils galopèrent ensemble sur la vieille route battue. Parvenus à la hauteur de leurs jeunes compagnons, ils freinèrent, et Tchara se tourna vers Mven Mas :

— Et cette jeune fille, Onare ? …

— Il faudrait qu’elle fasse un séjour dans le vaste Monde. Vous avez bien dit qu’elle était restée dans l’île de l’Oubli par tendresse pour sa mère qui était venue ici et qui est morte depuis peu. Elle devrait travailler avec Véda aux fouilles, on a besoin de mains féminines, sensibles et délicates … Ce ne sont pas les besognes qui manquent, d’ailleurs … Et Bet Lon, rénové, la retrouvera chez nous d’une façon nouvelle.

Tchara fronça ses sourcils arqués en ailes d’oiseau.

— Et vous, vous demeurez fidèle à vos étoiles ?

— Quelle que soit la décision du Conseil, je servirai le Cosmos. Mais je veux d’abord écrire …

— Un livre sur les étoiles des âmes humaines ?

— Vous l’avez dit, Tchara ! Leur diversité infinie m’exalte …

Mven Mas se tut en voyant que la jeune fille le regardait avec un tendre sourire.

— Vous n’êtes par de mon avis ?

— Mais si, bien sûr ! Je pensais à votre expérience. Vous l’avez faite par désir impatient d’offrir aux hommes la plénitude du monde. Sous ce rapport, vous êtes un artiste et non un savant.

— Et Ren Boz ?

— Ce n’est pas la même chose. Pour lui, c’était un pas de plus dans ses recherches, mais un pas commandé exclusivement par la science.

— Vous m’absolvez, Tchara ?

— Entièrement ! Et je suis certaine que c’est le point de vue de la majorité !

Mven Mas prit la bride de la main gauche pour tendre la droite à Tchara. Ils pénétrèrent dans la petite cité de la station.

Les vagues de l’océan Indien grondaient au pied de la falaise. Leur bruit cadencé rappelait à Mven Mas les basses de la symphonie de Zig Zor sur la vie lancée dans le Cosmos. Un fa bleu, la note essentielle de la Terre, chantait sur les flots, incitant l’homme à communier de toute son âme avec la nature qui lui a donné naissance.

La mer s’étendait, limpide, étincelante, épurée des résidus du passé : requins, poissons venimeux, mollusques, méduses, comme la vie de l’homme moderne était épurée de la haine et de la peur. Mais il y avait dans l’immensité de l’océan des coins perdus où germaient les graines conservées de la vie malfaisante, et c’était uniquement à la vigilance des détachements sanitaires qu’on devait la sécurité des eaux.

N’est-ce pas ainsi que, dans une jeune âme candide, surgit tout à coup l’entêtement haineux, la suffisance du crétin, l’égoïsme bestial ? Si l’homme cède à ses ambitions fortuites et à ses instincts, au lieu de se soumettre aux lois de la société, son courage devient férocité, ses talents se changent en ruse cruelle et son dévouement sert de rempart à la tyrannie, à l’exploitation éhontée, aux pires abus … Le voile de la discipline et de la culture s’arrache facilement : une ou deux générations de mauvaise vie y suffiraient. Mven Mas avait entrevu ici, dans l’île de l’Oubli, une de ces bêtes humaines. En la laissant agir, on risquait de voir renaître le despotisme sauvage qui avait tyrannisé l’humanité durant des siècles …

Le plus étonnant de l’histoire de la Terre, c’est la haine implacable que les scélérats ignares vouent à la science et à la beauté. Cette méfiance, cette peur et cette répulsion persistent dans toutes les sociétés humaines, depuis la peur des magiciens et des sorcières jusqu’aux massacres des penseurs d’avant-garde dans l’Ère du Monde Désuni. C’était pareil sur d’autres planètes aux civilisations très évoluées, mais incapables de préserver leur régime des violences d’une minorité, d’une oligarchie, qui surgissait perfidement, sous les formes les plus variées. C’était pareil … Mven Mas se rappela les messages du Grand Anneau sur des mondes peuplés, où les plus grands résultats de la science étaient employés à intimider, tourmenter et châtier les gens, à lire leurs pensées, à transformer les peuples en brutes dociles, prêtes à exécuter les ordres les plus insensés … Une clameur de détresse d’une de ces planètes avait fait irruption dans l’Anneau et traversé l’espace, des centaines d’années après la mort de ceux qui l’avaient émise et de leurs cruels oppresseurs …

Notre monde est à un stade d’évolution qui exclut à jamais ces horreurs. Mais le développement spirituel de l’homme est encore insuffisant, défaut qu’Evda Nal et ses collègues inlassables s’appliquent à éliminer …

— Assez médité ! fit derrière Mven Mas la voix de Tchara. Le peintre Kart San a dit que la sagesse, c’est le savoir allié au sentiment ; soyons donc sages !

Et passant au pas de course devant l’Africain, elle plongea du haut de la falaise dans le gouffre écumeux. Mven Mas la vit sauter, se retourner en l’air, ouvrir les bras et disparaître dans les flots. Les garçons du détachement sanitaire, qui se baignaient en bas, se figèrent. Mven Mas eut un frisson d’extase qui tenait de l’effroi. Bien qu’il n’eût jamais sauté d’une telle hauteur, il se plaça sans crainte au bord de l’escarpement et se dévêtit. Il se souvint, par la suite, que dans de courtes bribes de pensées, Tchara lui avait paru être une déesse toute-puissante de l’antiquité. Si elle avait pu, elle, il pourrait aussi !

Un faible cri d’alarme de la jeune fille monta à travers la rumeur des vagues, mais Mven Mas ne l’entendit pas. La chute fut délicieusement longue. Excellent plongeur, l’Africain piqua une tête impeccablement et s’enfonça à une grande profondeur. La mer était si limpide que le fond lui sembla trop proche. Il se cambra et fut étourdi par le choc de la force d’inertie. Remonté à la surface avec la rapidité d’une fusée, il fit la planche et se balança au gré des vagues. En revenant à lui, il aperçut Tchara Nandi qui nageait dans sa direction. La pâleur de l’effroi avait terni le hâle de la jeune fille. Un reproche mêlé d’admiration se lisait dans ses yeux.

— Pourquoi avez-vous fait cela ? chuchota-t-elle, le souffle oppressé.

— Parce que vous m’avez donné l’exemple … Je vous suivrai partout … pour construire mon Epsilon du Toucan sur notre Terre.

— Et vous reviendrez avec moi dans le Vaste Monde ?

— Oui.

Mven Mas se retourna pour nager plus loin et poussa un cri de surprise : la limpidité de l’eau qui lui avait joué un mauvais tour s’était encore accrue à cette distance considérable du rivage. Lui et Tchara semblaient planer à une hauteur vertigineuse, au-dessus du fond, visible dans ses moindres détails à travers des flots aussi transparents que l’air. L’audace triomphante de ceux qui dépassaient les limites de l’attraction terrestre s’empara de Mven Mas. Les vols en pleine tempête sur l’océan et les bonds dans l’abîme noir du Cosmos à partir des satellites artificiels provoquaient les mêmes sensations de témérité sans bornes et de succès absolu. L’Africain se rapprocha vivement de Tchara, murmurant son nom et lisant une ardente réponse dans ses yeux clairs et hardis. Leurs mains et leurs lèvres se joignirent au-dessus du gouffre cristallin.

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