CHAPITRE XV LA NÉBULEUSE D’ANDROMÈDE

La vaste plaine d’El Homra s’étend au sud du golfe de la Grande Syrte, en Afrique du Nord. Avant la suppression des cycles alizéens et la transformation du climat, c’était une hamada, désert de gravier poli et de rochers anguleux, d’une teinte rougeâtre qui a donné au site le nom de hamada la Rouge. Océan de feu les jours de soleil, océan d’aigre bise les nuits d’automne et d’hiver. Il ne restait à présent de la hamada que le vent qui faisait ondoyer sur le terrain ferme l’herbe haute et bleuâtre transplantée d’Afrique australe. Le sifflement du vent et l’ondulation de l’herbe éveillaient dans l’âme une vague mélancolie et le sentiment d’avoir déjà vu ce paysage steppique plus d’une fois et en diverses circonstances, dans la joie et le chagrin …

Les envols et les atterrissages des astronefs laissaient dans la savane des brûlures de près d’un kilomètre de diamètre.

Ces cercles étaient entourés de grillages métalliques rouges et restaient isolés pendant dix ans, durée deux fois plus longue que celle de la désagrégation des résidus de gaz d’échappement des moteurs. Après un atterrissage ou un départ, le cosmoport déménageait ailleurs. Cela prêtait à l’équipement et aux locaux un caractère provisoire et apparentait le personnel aux anciens nomades du Sahara, qui avaient vagabondé là pendant des millénaires sur des animaux bossus au cou cambré et aux pattes calleuses, appelés dromadaires …

Le planétonef Baryon qui en était à son treizième raid entre le chantier du satellite et la Terre, transporta Dar Véter dans la steppe de l’Arizona, restée déserte après la transformation du climat, à cause de la radioactivité accumulée dans le sol. À l’aube de la découverte de l’énergie nucléaire dans l’Ère du Monde Désuni, on avait fait là de nombreux essais. Et l’effet nocif des produits de désintégration radioactive persistait, trop faible pour nuire à l’homme, mais suffisant pour arrêter la croissance des arbres et des buissons.

Dar Véter admirait non seulement le bleu du ciel et la blancheur virginale des nuages, mais aussi le sol poussiéreux, hérissé d’une herbe rare …

Quel plaisir de fouler la Terre sous un soleil d’or, le visage exposé à la fraîcheur de la brise ! C’est seulement après avoir séjourné au bord des gouffres cosmiques qu’on peut apprécier toute la beauté de notre planète, surnommée autrefois la « Vallée de misère et de larmes » !

Grom Orm, le vieux président du Conseil, ne retint pas le bâtisseur, car il voulait dire adieu lui-même à l’équipage du Cygne.

Ils arrivèrent ensemble à El Homra le jour du départ.

Dar Véter aperçut d’en haut deux miroirs énormes dans l’immensité grise de la plaine : celui de droite presque circulaire, celui de gauche en forme d’ellipse oblongue, effilée à un bout. C’étaient les traces récentes des envols de la 38e expédition astrale.

Le cercle provenait du Tintagel, parti vers la terrible étoile T et chargé d’appareils encombrants pour l’assaut de l’astronef discoïde venu des profondeurs du Cosmos. L’ellipse était la trace de l’Aella, qui s’était envolée suivant une trajectoire plus oblique et emportait une grande équipe de savants pour étudier les modifications de la matière sur la naine blanche de la triple étoile Omikron 2 d’Éridan. Les cendres demeurées à l’endroit, où les gaz d’échappement avaient frappé le sol pierreux et y avaient pénétré à un mètre cinquante de profondeur, étaient arrosées d’un liant qui les empêchait de se répandre. Il n’y avait plus qu’à mettre en place les clôtures des anciens terrains d’envol. On le ferait après le départ du Cygne.

Et voici le Cygne lui-même, gris de fonte, avec sa cuirasse thermique qui brûlera pendant la traversée de l’atmosphère. Puis il volera dans son revêtement scintillant qui renvoie toutes les radiations. Mais personne ne le verra dans cette splendeur, sauf les robots qui surveilleront son avance. Ces astronomes automatiques ne donneront aux hommes que la photographie d’un point lumineux. Et au retour sur la Terre, l’enveloppe du vaisseau sera oxydée et cabossée par l’explosion de petites météorites. Dar Véter se rappelait bien l’aspect de la Tantra après le voyage : une masse tachée de vert, de roux et de gris, au revêtement détérioré. Quant au Cygne, aucun de ses contemporains ne le reverra, car tous seront morts d’ici cent soixante-douze ans : cent soixante-huit années indépendantes de voyage et quatre ans d’exploration des planètes …

Le travail de Dar Véter ne lui permettait même pas de vivre jusqu’à l’arrivée du Cygne sur les planètes de l’étoile verte. Comme dans ses jours de doutes, il admirait l’audace de pensée de Ren Boz et de Mven Mas. Bien que l’expérience eût échoué et que ce problème fondamental du Cosmos fût encore loin d’être résolu, ces insensés étaient des titans de l’esprit créateur, car même en réfutant leur théorie et leur essai, les hommes feraient un bond prodigieux sur le chemin du savoir …

Dar Véter, perdu dans ses méditations, faillit buter contre le signal de la zone de sécurité, se détourna et aperçut au pied du pylône mobile de télévision la silhouette familière de Ren Boz. Il accourait, ébouriffant ses mèches rousses et clignant ses yeux aigus. Une fine résille de cicatrices prêtait à son visage une expression douloureuse.

— Heureux de vous voir sain et sauf, Ren !

— J’ai grand besoin de vous !

Ren Boz tendit à Dar Véter ses petites mains semées de taches de son.

— Que faites-vous là de si bonne heure ?

— J’ai assisté au départ de l’Aella : il m’importe fort de connaître les données de la gravitation d’une étoile aussi lourde. Quand j’ai su que vous viendriez, je suis resté.

Dar Véter se taisait, attendant l’explication.

— Vous retournez à l’observatoire des stations externes sur la demande de Junius Ante ?

Dar Véter fit un signe affirmatif.

— Ante a noté dernièrement plusieurs messages reçus par l’Anneau et qui n’ont pas pu être déchiffrés …

— La réception des messages en dehors de l’horaire se fait tous les mois. Le temps de l’écoute est déplacé à chaque fois de deux heures terrestres. En une année, la vérification embrasse vingt-quatre heures ; en huit ans, un cent millième de seconde galactique. C’est ainsi que se comblent les lacunes de la réception du Cosmos. Au cours des six derniers mois du cycle de huit années, on capte des messages incompréhensibles et certainement très lointains.

— Je m’y intéresse beaucoup et je vous prie de me prendre pour adjoint !

— Il vaudrait mieux que je vous aide. Nous examinerions ensemble les enregistrements des machines mnémoniques.

— Avec Mven Mas ?

— Bien sûr !

— C’est épatant, Véter ! Je me sens si embarrassé depuis cette malheureuse expérience : je suis bien coupable envers le Conseil ! Mais avec vous je me sens à l’aise, quoique vous soyez membre du Conseil, ex-directeur, et que vous ayez déconseillé l’expérience …

— Mven Mas aussi est membre du Conseil.

Le physicien s’absorba un instant dans ses souvenirs, puis. il eut un rire silencieux :

— Mven Mas, lui … il devine mes pensées et tâche de les concrétiser.

— N’est-ce pas là votre erreur ?

Ren Boz fronça les sourcils et changea de sujet :

— Véda Kong va venir, elle aussi ?

— Je l’attends. Vous savez qu’elle a failli périr en explorant une caverne pleine de choses anciennes et munie d’une porte d’acier hermétique ?

— Je l’ignorais.

— Et moi, j’oubliais que vous ne partagiez pas la passion de Mven Mas pour l’histoire. Toute la planète commente le mystère de cette porte. Des millions de volontaires offrent leurs services pour les fouilles. Véda a décidé de soumettre la question à l’Académie des Prédictions.

— Verrons-nous Evda Nal au cosmoport ?

— Non, elle est empêchée !

— Il y en a qui le regretteront ! Véda l’aime beaucoup et Tchara en raffole. Vous vous souvenez de Tchara ?

— Une femme exotique … du type panthère … d’origine tsigane ou hindoue ?

Dar Véter leva les bras au ciel, dans une attitude d’horreur plaisante.

— Qu’est-ce que je dis là ! D’ailleurs, je répète constamment la faute des anciens qui n’entendaient rien aux lois de la psychophysiologie et de l’hérédité. Je voudrais toujours voir chez les autres ma mentalité et mes sentiments.

— Evda, fit Ren Boz sans approuver le repentir de son interlocuteur, suivra l’envol comme tous les habitants de la planète.

Le physicien montra les trépieds des caméras de réception blanche, infrarouge et ultra-violette, disposés en demi-cercle autour de l’astronef. Les différents groupes de rayons du spectre animaient d’une vie réelle l’image en couleurs de l’écran, de même que les diaphragmes harmoniques supprimaient la résonance métallique dans la transmission de la voix.

Dar Véter regarda en direction du nord, d’où venaient des électrobus automatiques lourdement chargés de voyageurs. Véda Kong sauta de la première voiture et courut en s’empêtrant dans l’herbe haute. Elle se jeta contre la robuste poitrine de Dar Véter, d’un élan si impétueux que ses longues tresses volèrent par-dessus les épaules de l’homme.

Il l’écarta doucement pour contempler le cher visage rénové par la coiffure inusitée.

— J’ai joué dans un film pour enfants une reine nordique des Siècles Sombres, et je n’ai eu que le temps de me changer, expliqua-t-elle, un peu essoufflée. Il était trop tard pour me recoiffer …

Dar Véter se la représenta en longue robe de brocart, la tête ceinte d’une couronne d’or à pierres bleues, avec ses nattes blondes descendant au-dessus des genoux, et ses yeux gris au regard téméraire … Il s’épanouit dans un sourire.

— Tu avais une couronne ?

— Oui, elle est comme ceci.

De son doigt, Véda traça dans l’air le contour d’un large bandeau à fleurons tréflés.

— Je la verrai ?

— Aujourd’hui même. Je demanderai qu’ils te montrent le film.

Comme Dar Véter allait la questionner sur ces mystérieux « ils », Véda salua le grave physicien, qui répondit par un sourire naïf et cordial.

— Où sont donc les héros d’Achernard ?

Ren Boz parcourut des yeux le terrain toujours désert autour de l’astronef.

Là-bas ! Véda indiqua une pyramide en plaques de verre laiteux, couleur pistache, à châssis argentés : la grande salle du cosmoport.

— Allons-y.

— Nous serions de trop, dit Véda d’une voix ferme. Ils regardent le salut d’adieu de la Terre. Allons vers le Cygne !

Les hommes obéirent.

Véda, qui marchait à côté de Dar Véter, lui demanda tout bas :

— Elle ne me ridiculise pas trop, cette coiffure à l’antique ? Je pourrais …

— Non, non. Le contraste avec la robe moderne est très joli, les tresses sont plus longues que la jupe. Laisse-les !

— À tes ordres, mon Véter ! Chuchota-t-elle, et ces paroles magiques firent palpiter le cœur de l’homme et colorèrent ses joues pâles.

Une foule nombreuse se dirigeait sans hâte vers l’astronef. Les gens souriaient à Véda et la saluaient du geste, beaucoup plus souvent que Dar Véter ou Ren Boz.

— Vous êtes populaire, Véda, fit observer le physicien. Est-ce votre renommée d’historienne ou votre beauté qui en est la cause ?

— Ni l’une ni l’autre. Mon travail et mon activité sociale m’obligent à voir beaucoup de monde. Vous et Véter, vous êtes tantôt confinés dans les laboratoires, tantôt absorbés par un travail nocturne qui vous isole. Votre œuvre est bien plus considérable et plus marquante que la mienne, mais elle n’a trait qu’à un seul domaine, qui n’est pas le plus près du cœur. Tchara Nandi et Evda Nal sont beaucoup plus connues que moi.

— Encore un reproche à notre civilisation technique ? Riposta gaiement Dar Véter.

— Pas à la nôtre, mais à la survivance des erreurs fatales du passé. Il y a vingt millénaires, nos ancêtres des cavernes savaient déjà que l’art et l’éducation sentimentale qui s’y rapporte ne comptent pas moins pour la société que la science.

— En ce qui concerne les rapports entre les hommes ? S’informa le physicien, intéressé.

— C’est cela.

— Un sage de l’antiquité a dit que le plus difficile sur terre est de conserver la joie ! Intervint Dar Véter. Tenez, voici un autre allié fidèle de Véda !

Mven Mas arrivait de son pas dégagé, attirant l’attention générale par sa haute taille et son teint foncé.

— Tchara a fini de danser, conclut Véda. L’équipage du Cygne ne tardera pas.

— À leur place, je viendrais à pied, le plus lentement possible, dit soudain Dar Véter.

Véda lui prit le bras :

— Vous vous énervez ?

— Bien sûr. Il m’est pénible de penser qu’ils s’en vont pour toujours et que je ne reverrai plus l’astronef. Quelque chose en moi proteste contre ce sacrifice, peut-être parce qu’il m’enlève des amis !

— Je ne crois pas, déclara Mven Mas dont l’oreille fine avait capté à distance les propos de Dar Véter. C’est la protestation naturelle de l’homme contre l’implacabilité du temps.

— Tristesse d’automne ? Railla doucement Ren Boz en souriant des yeux à son camarade.

— Avez-vous remarqué que l’automne mélancolique des latitudes tempérées plaît surtout aux hommes actifs, optimistes et très sensibles ? répliqua Mven Mas en tapotant l’épaule du physicien.

— C’est très juste ! s’exclama Véda.

— Et c’est connu depuis longtemps …

— Dar Véter, êtes-vous sur le terrain ? Dar Véter, êtes-vous sur le terrain ? Rugit une voix quelque part en haut et à gauche. Junius Ante vous appelle au vidéophone du bâtiment central. Junius Ante vous appelle ! Au vidéophone du bâtiment central …

Ren Boz tressaillit et se redressa.

— Puis-je vous accompagner, Dar Véter ?

— Allez-y à ma place. Vous pouvez manquer l’envol. Junius Ante, fidèle aux traditions, préfère la vision directe à l’enregistrement. Il ressemble sous ce rapport à Mven Mas …

Le cosmoport possédait un puissant vidéophone et un écran hémisphérique. Ren Boz entra dans la pièce ronde silencieuse. L’employé de service tourna le commutateur et montra l’écran latéral de droite, où était apparu Junius Ante, la mine bouleversée. Celui-ci dévisagea le physicien et, comprenant la cause de l’absence de Dar Véter, salua Ren Boz de la tête.

— Moi aussi, j’aurais voulu voir l’envoi. Mais c’est l’heure de la réception empirique hors programme, qui se fait dans la direction habituelle et au diapason 62/77. Levez l’entonnoir de l’émission dirigée et orientez-le sur l’observatoire. Je vais envoyer le rayon vecteur à travers la Méditerranée, droit sur El Homra. Captez à l’éventail tubulaire et branchez l’écran hémisphérique … Junius Ante regarda de côté et ajouta : dépêchez-vous !

Le physicien exercé à ces manipulations fit le nécessaire en deux minutes. Au fond de l’écran hémisphérique surgit l’image de la Galaxie où les deux savants reconnurent infailliblement la Nébuleuse d’Andromède ou M-31, connue de l’homme depuis longtemps.

Un point lumineux surgit dans la spire extérieure de l’immense galaxie, presqu’au centre du disque lentiforme, vu en raccourci. De là partait un système stellaire qui semblait une brindille minuscule et devait être une branche d’au moins cent parsecs de long. Le point grossit en même temps que la brindille, tandis que la Galaxie disparaissait au-delà du champ visuel. Un flux d’étoiles jaunes et rouges barrait l’écran. Le point, devenu un rond, brillait à l’extrémité du flux. Au bord de ce dernier ressortit une étoile orange de classe spectrale K, autour de laquelle tournaient des planètes presque imperceptibles. Le rond lumineux recouvrit entièrement l’une d’elles. Et le tout fut subitement entraîné dans un tourbillon rouge et un papillotement d’étincelles … Ren Boz ferma les yeux …

— Une rupture, dit Junius Ante de l’écran latéral. Je vous ai montré l’observation du mois dernier, enregistrée par les machines mnémotechniques. Je transmets à présent la réception directe.

Les étincelles et les lignes pourpres continuaient à se démener sur l’écran.

— Voilà qui est singulier ! s’écria le physicien. Comment expliquez-vous cette « rupture » ?

— Patience ! L’émission reprend. Mais qu’est-ce que vous trouvez de singulier ?

— La couleur rouge. Dans le spectre, la Nébuleuse d’Andromède se manifeste par un déplacement vers le violet, c’est-à-dire qu’elle doit se rapprocher de nous.

— La rupture n’a rien à voir avec Andromède. C’est un phénomène local !

— Vous croyez que c’est par hasard que leur poste d’émission est situé au bord de la Galaxie, dans une zone encore plus éloignée de son centre que la zone du Soleil ne l’est du centre de notre Voie lactée ?

Junius Ante toisa Ren Boz d’un regard sceptique :

— Vous ne pensez qu’à discuter, sans songer que la Nébuleuse d’Andromède nous parle à une distance de quatre cent cinquante mille parsecs !

— C’est vrai ! fit Ren Boz, confondu, elle est séparée de nous par un million cinq cent mille années-lumière. Le message remonte à quinze mille siècles.

— Et ce que nous voyons ici a été envoyé longtemps avant l’époque glaciaire et l’apparition de l’homme sur notre planète !

Junius Ante s’était visiblement radouci.

Les lignes rouges ralentirent leur mouvement, l’écran s’obscurcit et se ralluma soudain. Une plaine rase s’entrevoyait à peine dans la pénombre. Des constructions bizarres, en forme de champignons, y étaient éparpillées. Au premier plan, un vaste cercle bleu clair jetait un éclat métallique. Juste en son milieu, pendaient, l’un au-dessus de l’autre, deux disques biconvexes. Non, ils ne pendaient pas, ils montaient lentement. La plaine disparut, il ne resta qu’un disque, plus bombé du côté inférieur, les deux faces marquées de grosses spirales en relief …

— Ce sont eux, ce sont eux ! S’écrièrent les deux savants, frappés par la ressemblance de cette image avec les photographies et les dessins de l’appareil discoïde que la 37e expédition astrale avait découvert sur la planète de l’étoile de fer.

Nouveau tourbillon de lignes rouges, et l’écran s’éteignit. Ren Boz attendait, n’osant détourner son regard … Le premier regard humain qui eût effleuré la vie et la pensée d’une autre galaxie ! Mais l’écran ne se rallumait pas. Junius Ante reprit la parole.

— Le message est interrompu. On ne peut dépenser l’énergie terrestre à attendre la suite. Toute la planète sera en émoi ! Il faut demander au Conseil de l’Économie de doubler la fréquence des réceptions hors programme, mais vu les dépenses nécessitées par l’envol du Cygne, ce ne sera possible que dans un an. Nous savons maintenant que l’astronef de l’étoile de fer vient de là-bas. Sans la trouvaille d’Erg Noor, nous n’aurions rien compris à la vision.

— Ce disque serait parti d’Andromède ? Combien de temps a-t-il donc volé ? Questionna Ren Boz, comme s’il se parlait à lui-même.

— Il a erré après la mort de l’équipage pendant près de deux millions d’années, à travers l’espace qui sépare les deux galaxies, répondit Junius Ante d’un ton austère, jusqu’à ce qu’il eût échoué sur la planète de l’étoile T. Ces astronefs doivent atterrir automatiquement, alors même qu’aucun être vivant n’eût touché aux leviers de commande depuis des milliers de millénaires.

— Et si leur vie était très longue ?

— Elle ne peut toutefois durer des millions d’années, car ce serait contraire aux lois de la thermodynamique, répondit froidement Junius Ante.

Et malgré ses dimensions colossales, le disque n’était pas en mesure de contenir toute une planète d’hommes …, d’êtres pensants … Non, pour le moment les galaxies ne peuvent ni s’atteindre les unes les autres ni même échanger des messages …

— Ce sera bientôt possible, dit Ren Boz, péremptoire. Il prit congé de Junius Ante et regagna le terrain du cosmoport d’où le Cygne venait de s’envoler.

Dar Véter, Véda et Mven Mas se tenaient un peu à l’écart de la foule. Toutes les têtes étaient tournées vers le bâtiment central. Une haute plateforme passa sans bruit, accueillie par des gestes de salut et des acclamations : chose qu’on ne se permettait que dans les cas exceptionnels. Les vingt-deux membres de l’équipage du Cygne se trouvaient dessus.

La plate-forme aborda l’astronef. Devant le haut ascenseur ambulant se massaient des hommes en combinaison blanche, le visage blême de fatigue : vingt membres d’une commission spéciale, composée essentiellement d’ingénieurs-ouvriers du cosmoport. Au cours des dernières vingt-quatre heures, ils avaient vérifié, à l’aide de machines de contrôle, tout l’équipement de l’expédition et s’étaient assurés une fois de plus du bon état du vaisseau au moyen des appareils sensoriels.

Selon le règlement institué à l’aube de l’Astronautique, le président de la commission fit son rapport à Erg Noor, élu chef de l’expédition d’Achernard. D’autres membres de la commission signèrent sur une plaque en bronze où étaient marqués leurs portraits. Après l’avoir remise à Erg Noor, ils prirent congé et se retirèrent. Alors, la foule afflua. On se rangea en bon ordre devant les partants, laissant à leurs proches l’accès du petit palier de l’ascenseur. Les opérateurs de cinéma fixèrent les moindres gestes des astronautes : c’était le dernier souvenir qui resterait d’eux sur la planète.

Erg Noor aperçut de loin Véda ; il fourra le certificat de bronze sous la large ceinture d’astronavigateur et s’avança en hâte vers la jeune femme …

— Que c’est bien d’être venue, Véda !

— Pouvais-je faire autrement ?

— Vous êtes pour moi le symbole de la Terre et de ma jeunesse !

— La jeunesse de Niza est avec vous, pour toujours !

— Je ne dirai pas que je ne regrette rien, ce serait un mensonge. J’ai pitié de Niza, de mes camarades, de moi-même … La perte est trop grande. Depuis mon dernier retour j’ai appris à aimer la Terre plus fort, plus simplement, avec abnégation …

— Et vous partez néanmoins ?

— J’y suis forcé. En refusant, j’aurais perdu non seulement le Cosmos, mais aussi la Terre.

— L’exploit est d’autant plus difficile que l’amour est plus grand ?

— Vous m’avez toujours bien compris. Tenez, voici Niza … Je viens d’avouer ma tristesse à Véda …

La jeune fille amaigrie, qui ressemblait à un garçon avec ses cheveux roux coupés court, baissa les cils :

— C’est dur … Vous êtes tous … si bons, si gentils, si beaux … Quelle douleur de s’arracher, vivant, à la Terre nourricière ! La voix de l’astronavigatrice défaillit.

Véda l’attira contre elle, en chuchotant des consolations dont les femmes détiennent le secret.

— Neuf minutes jusqu’à la fermeture des trappes, dit sourdement Erg Noor, sans quitter Véda des yeux.

— Que c’est long ! s’écria naïvement Niza, des larmes dans la voix.

Véda, Erg, Dar Véter, Mven Mas et les autres amis des astronautes furent affligés et surpris de se sentir à court de paroles. Ils ne trouvaient pas à formuler leur attitude envers l’exploit accompli au nom de postérité. Tout le monde savait à quoi s’en tenir : qu’auraient donné les mots superflus ?

Quels vœux, quelles plaisanteries ou promesses pouvaient toucher l’âme de ceux qui partaient pour toujours dans les abîmes du Cosmos ?

Le deuxième système de signalisation de l’homme se révélait imparfait et cédait la place au troisième. Des regards profonds, qui exprimaient des élans ineffables, se croisaient dans un silence tendu ou buvaient la nature pauvre d’El Homra.

— Il est temps ! La voix d’Erg Noor qui avait retrouvé son timbre métallique cingla comme un coup de fouet et précipita les adieux. Véda étreignit Niza avec un sanglot. Elles restèrent un instant joue contre joue, les yeux fermés, tandis que les hommes échangeaient des poignées de main. L’ascenseur avait déjà fait disparaître huit astronautes par la trappe ovale du vaisseau. Erg Noor prit Niza par la main et lui parla à l’oreille. Elle se dégagea, le feu au visage, et courut vers l’astronef. S’étant retournée sur le seuil de l’ascenseur, elle rencontra les yeux immenses de Tchara qui était d’une pâleur inaccoutumée.

— Vous permettez que je vous embrasse, Tchara ? demanda-t-elle haut.

Sans répondre, Tchara Nandi se précipita sur le palier, enlaça d’un bras frémissant le cou de l’astronavigatrice, puis sauta à terre, toujours muette, et s’enfuit.

Erg Noor et Niza montèrent ensemble.

La foule se figea, lorsque deux silhouettes — un homme de grande taille et une svelte jeune fille — s’attardèrent un moment, devant la trappe, sur la saillie du bord illuminé du Cygne, pour recevoir le salut suprême de la Terre.

Véda Kong joignit les mains et Dar Véter entendit craquer ses jointures.

Erg Noor et Niza avaient disparu. Le trou noir se ferma d’une plaque ovale, de la même teinte neutre que le reste de la cuirasse. Au bout d’une seconde, l’œil le plus perçant n’aurait pu distinguer les traces de l’ouverture sur les flancs bombés du fuselage colossal.

L’astronef, dressé verticalement sur ses appuis écartés, avait quelque chose d’humain. L’impression provenait peut-être de la boule de l’avant, coiffée d’un cône et munie de phares pareils à des yeux. Les arrêts de la partie centrale ressemblaient à des épaulières de chevalier. Le vaisseau était comme un titan aux jambes écartées, qui regardait altièrement par-dessus les têtes levées de la foule …

Les sirènes mugirent d’une voix terrible. De larges plates-formes automotrices, surgies comme par enchantement auprès du vaisseau, évacuèrent une grande partie du public. Les trépieds des vidéophones et des projecteurs reculèrent sans détourner du Cygne leurs cornets et leurs rayons. Le corps gris de l’astronef ternit et parut diminuer de volume. Des feux rouges, signaux préliminaires de l’envol, s’allumèrent, sinistres, à la tête de l’appareil. La vibration des puissants moteurs se transmit par le sol ferme : le vaisseau virait sur ses supports pour prendre la direction voulue. Les plates-formes chargées de monde s’éloignaient de plus en plus, jusqu’à ce qu’elles eussent franchi la ligne lumineuse de sécurité. Les gens descendirent en hâte et les véhicules revinrent chercher les autres.

— Ils ne nous reverront plus, ni même notre ciel ? demanda Tchara à Mven Mas, penché sur elle.

— Non ! Au stéréotélescope peut-être …

Des feux verts luisaient sous la carène de l’astronef. Le radiophare du bâtiment central tourna à une vitesse folle, annonçant au monde entier le prochain envol du vaisseau.

— L’astronef reçoit le signal du départ ! rugit soudain une voix métallique si violente que Tchara tressaillit et se serra contre Mven Mas. Ceux qui sont encore à l’intérieur du cercle, levez les bras, sinon vous êtes morts ! Levez les bras … sinon … cria l’automate pendant que ses projecteurs fouillaient le terrain, à la recherche des badauds restés dans la zone dangereuse.

N’ayant trouvé personne, ils s’éteignirent. Le robot hurla de nouveau, avec une frénésie accrue, sembla-t-il à Tchara.

— Après le son de cloche, tournez le dos à l’astronef et fermez les yeux. Ne les rouvrez pas avant le deuxième son. Tournez le dos et fermez les yeux ! clamait l’automate, anxieux et menaçant.

— J’ai peur ! Chuchota Véda à son compagnon. Dar Véter détacha tranquillement de sa ceinture des masques à lunettes noires, les déroula, en passa un à la jeune femme et mit l’autre lui-même. À peine avait-il bouclé la courroie qu’une grande cloche sonna furieusement sous l’auvent des appareils de signalisation.

Le tintement s’arrêta net, et le chant monotone des cigales grésilla seul dans le silence.

Soudain, l’astronef émit un hurlement, qui pénètre jusqu’aux entrailles du corps humain, et les feux s’éteignirent. L’appel traversa la plaine obscure … une, deux, trois, quatre fois. Les gens impressionnables croyaient entendre les cris d’angoisse du vaisseau lui-même, désolé de partir.

Le bruit cessa subitement. Une muraille de flammes aveuglante entoura le Cygne. Plus rien n’existait dans le monde que ce feu cosmique. La tour ardente s’étira en une haute colonne, puis devint une barre de clarté intense. La cloche sonna de nouveau, les gens se retournèrent et virent rougeoyer dans la plaine déserte une immense tache de sol incandescent. Une grande étoile brillait dans le ciel : c’était le Cygne qui s’envolait.

La foule s’écoulait lentement vers les électrobus, regardant tour à tour le ciel et le terrain, devenu singulièrement morne, comme si la hamada d’El Homra, terreur des caravanes de jadis, était rentrée dans ses droits.

Les étoiles familières émergeaient à l’horizon sud. Tous les yeux se tournèrent du côté où Achernard se levait, bleu et scintillant. Le Cygne l’atteindra après quatre-vingt-quatre ans de voyage à la vitesse de neuf cents millions de kilomètres à l’heure. Quatre-vingt-quatre ans pour nous, quarante-sept pour le Cygne … Peut-être, fonderont-ils là-bas un monde aussi beau que le nôtre, sous les rayons verts de l’étoile en zirconium …

Dar Véter et Véda Kong rejoignirent Tchara et Mven Mas. L’Africain répondait à une question de la jeune fille :

— Non, je ne suis pas abattu, j’éprouve une grande fierté nuancée de tristesse. Je suis fier des hommes qui montent toujours plus haut dans le Cosmos et se confondent avec lui. Je suis triste de voir se rétrécir notre Terre chérie … Dans les temps immémoriaux, les Mayas, Peaux-Rouges de l’Amérique Centrale, ont laissé une inscription austère. Je l’ai communiquée à Erg Noor qui en ornera la bibliothèque-laboratoire du Cygne

Mven Mas se retourna et, voyant que ses amis l’écoutaient, récita d’une voix forte :

— « Toi qui montreras plus tard ton visage en ce lieu ! Si ton esprit est lucide, tu demanderas qui nous sommes. Qui sommes-nous ? demande le à l’aurore, à la forêt, à la vague, à la tempête, à l’amour. Demande le à la terre de souffrances, à la terre bien-aimée. Qui sommes-nous ? La Terre ! »

— Moi, aussi, je suis Terre jusqu’à la moelle des os ! ajouta l’Africain.

Ren Boz accourait, haletant. Ils entourèrent le physicien qui leur apprit en quelques mots la grande nouvelle : le premier contact entre deux gigantesques amas d’étoiles.

— J’aurais tant voulu revenir avant l’envol, dit-il, affligé, pour informer Erg Noor : il avait compris déjà sur la planète noire que le disque à spirale était un astronef d’un monde infiniment lointain, qui avait voyagé pendant une éternité dans le Cosmos …

— Ne saura-t-il donc jamais que son disque venu des profondeurs de l’Univers est originaire d’une autre galaxie, de la Nébuleuse d’Andromède ? dit Véda. Quel dommage qu’il n’ait pas entendu cette communication !

— Il l’entendra ! déclara Dar Véter avec assurance. Nous réclamerons au Conseil de l’énergie pour un message spécial. J’appellerai l’astronef par le satellite 36. Le Cygne restera dix-neuf heures à portée de notre réseau !

FIN

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