CHAPITRE VIII LES ONDES ROUGES

Le vent soufflait sur le grand balcon de l’Observatoire. Il apportait à travers la mer le parfum des fleurs tropicales, qui éveillait des désirs inquiets. Mven Mas n’arrivait pas à se recueillir comme il le fallait à la veille d’une grande épreuve. Ren Boz avait annoncé du Tibet que le remaniement de l’installation de Kor Ioulle était terminé. Les quatre observateurs du Satellite 57 voulaient bien risquer leur vie pour participer à une expérience telle qu’on n’en avait plus fait sur la Terre depuis longtemps.

Mais on agissait sans l’autorisation du Conseil et sans avoir débattu en public toutes les possibilités. Cela ressemblait à la fabrication secrète d’armes des époques sombres de l’histoire et donnait à l’affaire un arrière-goût de dissimulation peureuse, si impropre aux hommes modernes.

Le noble but qu’ils se posaient semblait justifier toutes ces mesures, mais … il aurait mieux valu avoir la conscience nette ! L’ancien conflit de la fin et des moyens renaissait. L’expérience d’innombrables générations enseigne qu’il y a des moyens dont on ne doit pas abuser.

L’histoire de Bet Lon tracassait Mven Mas. Il y avait trente-deux ans, Bet Lon, célèbre mathématicien de la Terre, soutenait que certains symptômes de déviement dans l’interaction des champs magnétiques s’expliquaient par l’existence de dimensions parallèles. Il fit une série d’expériences curieuses sur la disparition d’objets. L’Académie des Limites du Savoir releva une erreur dans ses formules et donna aux phénomènes en question une explication absolument différente. Bet Lon avait un esprit puissant, hypertrophié aux dépens de la morale et de l’inhibition. Énergique, égoïste, il s’obstina à expérimenter dans le même domaine. Pour obtenir des preuves décisives, il engagea de jeunes volontaires courageux, dévoués à la science. Ces hommes disparaissaient comme les objets, sans laisser de traces, et aucun ne donna de ses nouvelles de l’« au-delà », d’une autre dimension, ainsi que l’avait supposé le mathématicien sans cœur. Après avoir envoyé dans le « néant », c’est-à-dire exterminé douze personnes, il fut traduit en justice. Il sut démontrer sa conviction que les disparus continuaient à vivre dans une autre dimension et affirma n’avoir agi que du consentement des victimes. Condamné à l’exil, Bet Lon passa dix ans sur Mercure, puis émigra dans l’île de l’Oubli, gardant rancune à notre monde. L’histoire, selon Mven Mas, ressemblait à la sienne. Là aussi, il y avait une expérience secrète, prohibée, dont les principes étaient réfutés par la science, et cette similitude déplaisait fort au directeur des stations externes.

La prochaine transmission par l’Anneau aurait lieu après-demain, ensuite il serait libre huit jours, pour tenter l’expérience !

Mven Mas regarda le ciel. Les étoiles lui parurent plus brillantes et plus familières que jamais. Il en connaissait un grand nombre par leurs anciens noms, comme de vieux amis … N’avaient-elles pas été de tout temps les amies de l’homme, ses guides et ses inspiratrices ?

Voici un astre discret, qui oblique vers le Nord : l’étoile Polaire ou gamma de Céphée. Dans l’Ère du Monde Désuni, elle faisait partie de la Petite Ourse, mais le virage du bord de la Galaxie, y compris le système solaire, tend vers Céphée. En haut, dans la Voie Lactée, le Cygne aux ailes déployées, une des constellations les plus intéressantes du ciel boréal, incline son long cou en direction du Sud. C’est là que luit la superbe étoile double que les Arabes anciens appelaient Albyréo. En réalité, ce sont trois étoiles : la double Albyréo I et Albyréo II, grand astre bleu très lointain et pourvu d’un vaste système planétaire. Elle est presque à la même distance de nous que Deneb, situé dans la queue du Cygne, gigantesque étoile blanche, 4800 fois plus lumineuse que notre Soleil. Il y a huit ans à peine qu’on a reçu des mondes habités de Deneb la réponse au message envoyé la deuxième année de l’Ère de l’Anneau. Lors de la dernière transmission, le 61 du Cygne, notre fidèle ami, a capté un avertissement d’Albyréo II, qui garde son intérêt, bien que parvenu 400 ans après l’émission. Un célèbre explorateur du Cosmos, dont le nom transmis en sons terrestres était Vlihh oz Ddiz, avait péri dans la région de la Lyre en rencontrant le plus terrible danger de l’univers : l’étoile Ookr. Les savants de la Terre la rattachaient à la classe E, nommée ainsi en l’honneur d’Einstein, illustre physicien de l’antiquité, qui aurait prévu l’existence de ces corps célestes. La chose fut longuement contestée par la suite, et on établit même une limite de masse stellaire, connue sous le nom de limite Chandrasekhar. Mais cet astronome des temps anciens ne fondait ses calculs que sur la mécanique d’attraction et la thermodynamique, sans tenir compte de la structure électromagnétique complexe des étoiles géantes et supergéantes. Or, c’était justement ce facteur qui conditionnait l’existence des étoiles E. Par leurs dimensions, elles rivalisaient avec les géants rouges de classe M, comme Antarès ou Bételgeuse, mais elles s’en distinguaient par une densité supérieure, à peu près égale à celle du Soleil. Leur attraction formidable arrêtait l’émission des rayons, elle empêchait la lumière de quitter l’étoile pour se répandre dans l’espace. Ces masses immenses existaient dans l’univers depuis des temps immémoriaux, absorbant dans leur océan inerte tout ce que pouvaient atteindre les tentacules irrésistibles de leur attraction. Dans la mythologie hindoue on appelait Nuits de Brahma les périodes d’inaction du dieu suprême, auxquelles succédaient les Jours, ou périodes d’activité. Cela ressemblait en effet à une longue accumulation de matière qui se terminait par réchauffement de la surface de l’étoile jusqu’à la classe O zéro, c’est-à-dire cent mille degrés, bien que le phénomène n’eût certes aucun rapport avec la divinité. Il en résultait finalement une déflagration colossale qui éparpillait dans l’espace de nouvelles étoiles pourvues de planètes ; ce fut le cas de la nébuleuse du Crabe dont le diamètre mesurait à présent cinquante billions de kilomètres. Son explosion égalait en force celle d’un quadrillion de bombes à hydrogène de l’Ère du Monde Désuni.

Les étoiles E, absolument obscures, ne se devinaient dans l’espace qu’à leur force d’attraction, et l’astronef qui passait dans leur voisinage était inévitablement perdu. Les étoiles invisibles infrarouges de classe T constituaient aussi un écueil sur le chemin des vaisseaux stellaires, ainsi que les nuages opaques et les corps entièrement refroidis de classe TT.

Mven Mas songea que la création du Grand Anneau, qui reliait les mondes peuplés d’êtres pensants, avait révolutionné la Terre et les autres planètes habitées. C’était avant tout la victoire sur le temps, sur la brièveté de la vie qui ne permettait ni aux Terriens ni à leurs confrères de pénétrer dans les profondeurs de l’espace. Un message envoyé par l’Anneau partait dans l’avenir, car sous cette forme la pensée humaine traverserait l’espace jusqu’à ce qu’elle eût atteint les régions les plus éloignées. La possibilité d’explorer les étoiles très lointaines devenait réelle, les contacts entre toutes les planètes capables de correspondre par l’Anneau n’étant plus qu’une question de temps. On avait reçu dernièrement la communication d’une étoile immense, dite gamma du Cygne. Elle se trouvait à 2800 parsecs, et le message aurait mis plus de 9000 ans à parvenir, mais il était compréhensible aux Terriens ; les membres de l’Anneau, dont l’esprit s’apparentait à celui des expéditeurs, avaient pu le déchiffrer. Il en allait tout autrement pour les amas et les systèmes sphériques d’étoiles, beaucoup plus anciens que nos systèmes plats.

Ainsi, au centre de la Galaxie, dans son nuage axial lumineux, il y a une vaste zone de vie où des millions de systèmes planétaires ignorent l’obscurité de la nuit ! On en a reçu des messages mystérieux, des tableaux de structures complexes, inexprimables par les notions terrestres. Voici huit cents ans que l’Académie des Limites du Savoir s’évertue en vain à les déchiffrer. Peut-être — Mven Mas en eut le souffle coupé — peut-être que les systèmes planétaires proches, membres de l’Anneau, envoient des informations sur la vie intérieure de chaque planète habitée : science, technique, arts, tandis que les vieux mondes lointains de la Galaxie montrent le mouvement extérieur, cosmique, de leur science et de leur vie, la réorganisation des systèmes planétaires selon leur entendement : le nettoyage de l’espace encombré de météorites qui gênent le vol des astronefs, l’entassement de ces déchets et des planètes froides, inhabitables, sur l’astre central, pour prolonger son rayonnement ou élever à dessein la température de leurs soleils. Si cela ne suffit pas, on remanie les systèmes voisins, en vue de favoriser au maximum l’épanouissement de civilisations géantes.

Mven Mas se mit en communication avec le dépôt d’enregistrements mnémoniques du Grand Anneau et composa le chiffre d’un message lointain. Il vit défiler sur l’écran des images bizarres, venues de l’amas sphérique Oméga du Centaure, l’un des plus proches du système solaire, dont il n’était séparé que par 6800 parsecs. La vive clarté de ses étoiles avait traversé pendant vingt-deux mille ans l’Univers, pour atteindre les yeux de l’homme terrestre.

Un brouillard bleu s’étendait en couches opaques et régulières, percées de cylindres noirs verticaux, qui tournaient assez rapidement. Ils se rétrécissaient insensiblement en forme de cônes plats, réunis par leurs bases. Le brouillard se déchirait alors en croissants de feu qui tourbillonnaient autour de l’axe des cônes. Le noir s’envolait, découvrant des colonnes d’une blancheur éblouissante, entre lesquelles saillaient en biais des pointes vertes à facettes.

Mven Mas se frottait le front devant cette énigme.

Les pointes s’enroulèrent en spirale autour des fûts blancs et s’éparpillèrent soudain en un torrent de boules scintillantes qui finirent par constituer un vaste anneau. L’anneau grandit en largeur et en hauteur.

Mven Mas eut un sourire, débrancha l’appareil et revint à ses méditations …

« À défaut de mondes habités ou, plus exactement, de contacts avec les latitudes supérieures de la Galaxie, les Terriens ne peuvent encore se dégager de la zone galactique équatoriale, obscurcie par les fragments et la poussière. Ils ne peuvent émerger des ténèbres qui enveloppent leur astre et ses voisins. C’est pourquoi l’Univers est difficile à connaître, malgré l’Anneau. »

Mven Mas fixa l’horizon au-dessous de la Grande Ourse, où la Chevelure de Bérénice s’étendait sous les Lévriers. C’était le « pôle nord » de la Galaxie, une porte grande ouverte sur l’espace extérieur, comme au point opposé du ciel, dans l’Atelier du Sculpteur, non loin de la célèbre étoile Fomalhaut, où se trouve le pôle sud du système. Dans la région périphérique qui contient notre Soleil, l’épaisseur des spires de la Galaxie n’est que de 600 parsecs. On pourrait franchir de 300 à 400 parsecs perpendiculairement au plan de l’Équateur de la Galaxie, pour s’élever au-dessus du niveau de cette gigantesque roue stellaire. Ce trajet, inaccessible à un astronef, ne le serait pas aux transmissions de l’Anneau … mais aucune planète des étoiles situées dans ces régions n’a encore adhéré à ce réseau de communication …

Les mystères et les questions sans réponse disparaîtraient à jamais, si on réussissait à accomplir une révolution de plus dans la science : vaincre le temps, franchir n’importe quelle distance en un laps de temps voulu, parcourir en martre les espaces infinis du Cosmos. Alors, non seulement notre Galaxie, mais les autres fies d’étoiles seraient pour nous aussi proches que les flots de la Méditerranée qui clapote en bas, dans la nuit. C’est ce qui justifie le projet téméraire de Ren Boz, que Mven Mas, directeur des stations externes de la Terre, va réaliser d’ici peu. Si seulement on pouvait mieux justifier l’expérience, pour obtenir l’autorisation du Conseil …

Les feux orangés de la Voie Spirale étaient devenus blancs : deux heures du matin, période d’intensification du trafic. Mven Mas se rappela que demain c’était la fête des Coupes de Feu, à laquelle l’avait convié Tchara Nandi. Il ne pouvait oublier cette jeune fille à la peau cuivrée et aux gestes souples qu’il avait rencontrée au bord de la mer. Elle était comme une incarnation de sincérité et d’élans primesautiers si rares à cette époque des sentiments disciplinés.

Mven Mas retourna dans la salle des transmissions, appela l’institut de Métagalaxie qui travaillait la nuit, et demanda de lui envoyer le lendemain les films stéréoscopiques de plusieurs galaxies. Puis il monta sur le toit, où se trouvait son appareil des bonds à grande distance. Il aimait ce sport impopulaire et le pratiquait avec succès. Ayant attaché à son corps le ballon d’hélium, l’Africain s’envola d’une détente, en embrayant une seconde l’hélice alimentée par un accumulateur léger. Il décrivit dans l’air une courbe d’environ six cents mètres, atterrit sur la Maison de l’Alimentation et recommença. En cinq bonds, il atteignit un petit jardin sous une falaise calcaire, ôta son appareil au sommet d’un pylône en aluminium et se laissa glisser à terre par une perche, vers son lit dur, placé au pied d’un énorme platane. Il s’endormit au murmure du feuillage.

La fête des Coupes de Feu tenait son nom d’un poème de Zan Sen, célèbre poète historien, qui avait décrit un rite de l’Inde antique, selon lequel on choisissait les plus belles femmes pour offrir aux héros partant en guerre des épées et des coupes où brûlaient des aromates. Ces attributs n’étaient plus en usage depuis longtemps, mais demeuraient le symbole de l’héroïsme. Or, les exploits se multipliaient parmi la population courageuse et énergique de la planète. La grande capacité de travail, qu’on ne connaissait autrefois qu’aux individus particulièrement endurants, appelés génies, dépendait entièrement de la vigueur physique, de l’abondance d’hormones stimulatrices. Le souci de la santé, au cours des millénaires, avait assimilé l’homme ordinaire aux héros de l’Antiquité, avides de hauts faits, d’amour et de connaissance.

La fête des Coupes de Feu était la fête printanière des femmes. Chaque année, au quatrième mois après le solstice d’hiver, en avril, d’après les notions anciennes, les plus jolies femmes de la Terre montraient au public leurs talents de danseuses, de chanteuses et de gymnastes. Les fines nuances de beauté des différentes races, qui se manifestaient dans la population métissée de la planète, brillaient ici dans leur inépuisable diversité, comme les facettes des pierres précieuses, à la joie des spectateurs, depuis les savants et les ingénieurs fatigués par un travail assidu, jusqu’aux artistes inspirés et aux tout jeunes élèves du troisième cycle.

Non moins magnifique était la fête automnale d’Hercule, fête masculine célébrée le neuvième mois. Les jeunes gens parvenus à la maturité y rendaient compte de leurs travaux d’Hercule. Par la suite, on prit l’habitude de soumettre au public les actions et les œuvres remarquables de l’année. La fête, devenue commune aux hommes et aux femmes, se partagea en journées de la Belle Utilité, de l’Art Supérieur, de l’audace Scientifique et de la Fantaisie … Jadis Mven Mas avait été reconnu héros du premier et troisième jour …

Mven Mas apparut dans l’immense Salle solaire du Stade Tyrrhénien, juste au moment où Véda Kong chantait sur l’arène. Il repéra le neuvième secteur du quatrième rayon où étaient assises Evda Nal et Tchara Nandi, et se mit à l’ombre d’une arcade pour écouter la voix grave de la jeune femme. Vêtue d’une robe blanche, levant haut sa tête aux cheveux cendrés, le visage tourné vers les dernières galeries, elle chantait un air joyeux et semblait à l’Africain l’incarnation du printemps.

Chaque spectateur appuyait sur l’un des quatre boutons disposés devant lui. Des feux dorés, bleus, verts ou rouges, qui s’allumaient au plafond, apprenaient à l’artiste ce qu’on pensait de lui et remplaçaient les applaudissements bruyants d’autrefois.

Véda fut récompensée d’un rayonnement multicolore de feux dorés et bleus, auxquels se mêlaient quelques lumières vertes et, tout émue, elle alla rejoindre ses compagnes. Alors, Mven Mas s’avança, accueilli avec bienveillance.

Il chercha du regard son maître et prédécesseur, mais celui-ci restait invisible.

— Qu’avez-vous fait de Dar Véter ? demanda-t-il d’un ton badin aux trois femmes.

— Et vous, qu’avez-vous fait de Ren Boz ? repartit Evda Nal, et l’Africain évita en hâte ses yeux pénétrants.

— Véter fouille le sol en Amérique du Sud, en quête de titane, expliqua Véda Kong, plus charitable, et son visage s’altéra. Tchara Nandi l’attira d’un geste protecteur et pressa sa joue contre la sienne. Ces deux visages, si différents, s’apparentaient par leur tendresse.

Tandis que les sourcils de Tchara, droits et bas sous le front dégagé, rappelaient les ailes déployées d’un oiseau planeur et s’harmonisaient avec ses yeux en amande, ceux de Véda se relevaient vers les tempes …

— Un oiseau qui s’envole …, songea l’Africain.

Les cheveux noirs et lustrés de Tchara lui retombaient sur la nuque et les épaules, mettant en valeur la coiffure sobre de la blonde Véda.

Tchara consulta l’horloge encastrée dans la coupole de la salle et se leva.

Son costume frappa Mven Mas. Une chaîne en platine reposait sur ses épaules, un fermoir en tourmaline rouge chatoyait à son cou.

Les seins fermes, pareils à des coupes renversées, taillées par un orfèvre, étaient presque découverts. Une bande de velours violet passait entre eux, du fermoir à la ceinture. Des bandes analogues traversaient chaque sein en son milieu, tirées en arrière par une chaînette qui barrait le dos nu. La taille très mince était nouée d’une ceinture blanche, semée d’étoiles noires et munie d’une boucle de platine en forme de croissant. Derrière, la ceinture retenait une longue pièce de soie blanche, également ornée d’étoiles noires ; pas de bijoux, sauf les boucles scintillantes des petits souliers noirs.

— Ça va être mon tour ! dit-elle, imperturbable, en se dirigeant vers l’arcade de l’entrée. Elle jeta un coup d’œil à Mven Mas et disparut, suivie d’un murmure intéressé et de milliers de regards.

Sur l’arène, il y avait maintenant une gymnaste, jeune fille admirablement faite, qui ne devait pas avoir plus de dix-huit ans. Éclairée d’une lumière d’or, elle exécuta au son de la musique une cascade d’envolées, de sauts et de pirouettes, s’immobilisant dans un équilibre inconcevable, aux passages lents de la mélodie. Le public approuva ces performances par une multitude de feux d’or, et Mven Mas se dit que Tchara Nandi aurait du mal à se distinguer après un tel succès. Un peu inquiet, il examina la foule en face de lui et reconnut soudain, dans le troisième secteur, le peintre Kart San ! Celui-ci le salua avec une gaieté qui lui parut déplacée : cet artiste qui avait peint d’après elle la Fille de la Méditerranée aurait dû s’inquiéter plus que les autres de l’effet du spectacle.

À peine l’Africain eut-il décidé d’aller voir après l’expérience la Fille de la Méditerranée, que les lumières d’en haut s’éteignirent. Le plancher en verre organique s’embrasa d’une lueur pourpre, telle de la fonte incandescente. Des feux rouges jaillirent de sous la rampe. Ils se démenaient et essaimaient au rythme net de l’orchestre où le chant aigu des violons s’accompagnait du son grave des cordes en cuivre. Légèrement étourdi par la pétulance et la vigueur de la musique, Mven Mas ne remarqua pas tout de suite, au centre du champ de flamme, l’apparition de Tchara qui s’était mise en mouvement à une cadence stupéfiante.

Il se demanda avec angoisse ce qui arriverait si le rythme s’accélérait encore. Elle ne dansait pas seulement des pieds et des mains, tout son corps répondait à l’ardente musique par un souffle de vie non moins brûlant. L’Africain pensa que, si les femmes de l’Inde antique étaient comme Tchara, le poète avait raison de les comparer aux coupes de feu et de donner ce nom à la fête féminine.

Les reflets de la scène et du plancher prêtaient au hâle bronzé de la danseuse des tons de cuivre éclatants. Le cœur de Mven Mas battit la chamade : il avait vu cette couleur de peau chez des habitants de la merveilleuse planète d’Epsilon du Toucan. C’est alors qu’il avait appris l’existence de corps spiritualisés capables de rendre par les gestes les plus subtiles nuances du sentiment, de l’imagination, de la passion, de la soif du bonheur …

Lui qui s’en était allé dans le lointain, au-delà de quatre-vingt-dix parsecs, venait de comprendre que la richesse inépuisable de la beauté terrestre pouvait offrir des fleurs aussi splendides que la vision chérie d’une planète étrangère. Mais sa chimère l’avait tenu trop longtemps pour s’évanouir d’un seul coup. En prenant l’aspect de la « Peau-Rouge » de l’Epsilon du Toucan, Tchara ne faisait que confirmer Mven Mas dans ses intentions. S’il émanait tant de joie de la seule Tchara Nandi, que devait être le monde où la plupart des femmes lui ressemblaient ? !

Evda Nal et Véda Kong, excellentes danseuses elles-mêmes et qui voyaient pour la première fois l’art de Tchara, en étaient émerveillées. Véda, en qui parlait l’anthropologiste et l’historien des races anciennes, conclut que les femmes de Gondvana, des pays chauds, avaient toujours été plus nombreuses que les hommes, décimés par les combats contre les bêtes féroces. Plus tard, lorsque les pays méridionaux très peuplés eurent engendré les États despotiques de l’antiquité, les hommes continuèrent à périr, victimes des guerres, du fanatisme religieux et des caprices des tyrans. Les filles du Sud passaient par une sélection implacable qui aiguisait leur faculté d’adaptation. Dans le Nord, où la population était clairsemée et la nature assez pauvre, il y avait moins de despotisme politique des Siècles Sombres. Les hommes s’y conservaient donc en plus grand nombre, et les femmes étaient plus respectées.

Véda surveillait les moindres gestes de Tchara et y constatait une étrange dualité : ils paraissaient à la fois doux et violents. La douceur venait de la grâce des mouvements et de l’incroyable souplesse du corps, tandis que l’impression de violence se dégageait des brusques changements d’attitude des virages et des arrêts subits, propres aux fauves ! Les filles brunes de Gondvana avaient acquis cette souplesse féline dans l’âpre lutte pour l’existence que les femmes humiliées et captives des continents méridionaux avaient menée pendant des millénaires … Mais comme elle s’alliait bien à la délicatesse égéenne du visage de Tchara …

Au langoureux adagio se mêlèrent les sons discordants d’instruments de percussion. Le rythme impétueux, toujours plus rapide, des hausses et des baisses de sentiments humains, s’exprimait dans la danse par des mouvements turbulents qui alternaient avec une immobilité de statue. L’éveil des sentiments assoupis, leur explosion violente, puis l’apaisement graduel, la mort et la renaissance, la fougue des passions inconnues, la vie enchaînée, en lutte avec la marche irrésistible du temps, avec la détermination nette et implacable du devoir et du destin. Evda Nal sentit à quel point le fond psychologique de cette danse lui était familier ; le sang lui montait aux joues, sa respiration s’accélérait …

Mven Mas ignorait que la musique eût été composée spécialement pour Tchara, mais il ne craignait plus ce rythme endiablé qu’elle suivait avec tant d’aisance. Les ondes de lumière rouge enveloppaient son corps cuivré, éclaboussaient de pourpre ses jambes nerveuses, se perdaient dans les plis sombres du velours, imprégnaient d’une clarté d’aurore la blancheur de la soie. Ses bras ramenés en arrière se figeaient lentement au-dessus de la tête. Le tourbillon des notes ascendantes s’interrompit tout à coup, sans finale ; les feux rouges s’arrêtèrent, s’éteignirent. La lumière blanche inonda de nouveau la haute coupole. La danseuse fatiguée inclina la tête, et son abondante chevelure lui cacha le visage. Un bruit sourd succéda au clignotement des feux dorés ; le public accordait à Tchara l’honneur suprême : il la remerciait debout, les mains jointes au-dessus de la tête. Et Tchara, qui n’avait pas tremblé avant le spectacle, fut émue : elle rejeta ses cheveux tombants et se sauva en adressant un regard aux dernières galeries. Mven Mas avait compris le calme du peintre : l’artiste connaissait son modèle …

Les ordonnateurs annoncèrent l’entracte. Mven Mas s’élança à la recherche de Tchara. Véda Kong et Evda Nal sortirent dans l’escalier géant, d’un kilomètre de large, en smalt bleu ciel, qui descendait jusqu’à la mer. Le crépuscule du soir, diaphane et frais, les invitait à se baigner, suivant l’exemple de milliers d’autres spectateurs.

— Ce n’est pas sans raison que j’ai tout de suite remarqué Tchara Nandi, fit observer Evda Nal. C’est une admirable artiste. Nous venons de voir la danse de la vie, l’incarnation superbe de tout ce qui constitue le fond de l’âme humaine et souvent sa dominante ! Ce doit être l’Éros des anciens …

— Je vois maintenant que la beauté importe plus qu’on ne le croirait, comme l’affirme Kart San. C’est le bonheur et le sens de la vie, il l’a si bien dit l’autre jour ! Et votre définition aussi est juste ! convint Véda en ôtant ses chaussures et entrant dans l’eau tiède qui léchait les marches.

— Oui, à condition que la force spirituelle naisse d’un corps sain et plein d’énergie, rectifia Evda Nal qui enleva sa robe et plongea dans les vagues limpides.

Véda la rejoignit, et toutes deux nagèrent vers une grande île en caoutchouc dont la silhouette argentée brillait à mille cinq cents mètres du quai. Sa surface plane était bordée d’une rangée de conques en plastique nacré, assez vastes pour abriter du soleil et du vent trois ou quatre personnes et les isoler complètement des voisins.

Les deux femmes s’étendirent sur le sol doux et oscillant d’une conque, en respirant le parfum tonifiant de la mer.

— Comme vous voilà brunie depuis que nous nous sommes vues sur la plage ! dit Véda en examinant sa compagne. Vous avez donc été au bord de la mer ou vous avez pris des pilules de pigmentation ?

— Ce sont les pilules, avoua Evda. Je n’ai été au soleil qu’hier et aujourd’hui. Je n’ai pas l’épiderme splendide de Tchara Nandi.

— Vous ne savez vraiment pas où est Ren Boz ? Poursuivit Véda.

— Je m’en doute, et cela suffit à me donner de l’inquiétude ! répondit Evda Nal à voix basse.

— Vous voudriez ? … Véda se tut sans avoir achevé sa pensée. Evda releva ses paupières et regarda l’autre dans les yeux.

— Ren Boz m’a l’air d’un … d’un gamin faible et naïf, répliqua Véda, hésitante. Tandis que vous, vous êtes d’un seul tenant, aussi forte d’esprit que le plus sage des hommes … On sent toujours en vous une volonté de fer …

— C’est ce que Ren Boz m’a dit. Mais votre opinion à son sujet est erronée, aussi unilatérale que Ren lui-même. C’est un esprit audacieux et puissant, d’une capacité de travail extraordinaire. Même à notre époque, on trouverait difficilement sur la Terre des hommes qui le vaillent. En comparaison de ses aptitudes, ses autres qualités semblent peu développées parce qu’elles sont comme chez la moyenne des gens, sinon plus infantiles. Oui, c’est un gamin, mais c’est aussi un héros dans toute l’acception du mot … Dar Véter non plus n’est pas exempt de gaminerie, mais cela lui vient d’un plein de force physique, contrairement à Ren Boz qui en manque.

— Et que pensez-vous de Mven ? s’enquit Véda. Vous le connaissez mieux maintenant ?

— Mven Mas est une belle combinaison d’esprit froid et de passion archaïque. Très intelligent, très instruit, c’est néanmoins un adorateur des forces de la nature !

Véda Kong éclata de rire :

— Ah, si je pouvais être aussi perspicace !

— Je suis psychologue de métier, répliqua Evda en haussant les épaules. Mais permettez-moi de vous poser une question à mon tour : savez-vous que Dar Véter me plaît beaucoup ?

— Vous redoutez les compromis ? fit Véda, empourprée. Rassurez-vous, il n’y a là ni équivoques ni réticences, tout est clair comme le jour …

Et la jeune femme continua, sous le regard scrutateur du psychiatre :

— Erg Noor … nos chemins divergent depuis longtemps. Mais je ne pouvais céder à un nouvel amour tant qu’il était dans le Cosmos, je ne pouvais m’éloigner de lui, de crainte d’affaiblir l’espoir, la foi dans son retour. À présent, c’est redevenu une certitude. Erg Noor sait tout, mais il poursuit son chemin …

Evda Nal entoura de son bras mince les épaules droites de Véda.

— Alors, c’est Dar Véter ?

— Oui ! répondit Véda d’un ton ferme.

— Le sait-il ?

— Non. Il le saura plus tard, quand la Tantra sera revenue … N’est-il pas temps de rentrer au stade ? s’écria Véda.

— Il faut que je parte, dit Evda Nal. Mes vacances touchent à leur fin. J’ai un grand travail qui m’attend à l’Académie des Peines et des Joies, et je tiens à revoir ma fille auparavant …

— Quel âge a-t-elle ?

— Dix-sept ans. Mon fils est bien plus âgé. J’ai rempli le devoir de toute femme saine, à l’hérédité normale : deux enfants au minimum. Et maintenant j’en voudrais un troisième, mais tout fait !

Un tendre sourire éclaira le visage sérieux de la doctoresse et entrouvrit ses lèvres sinueuses.

— J’imagine un beau gosse aux grands yeux … à la bouche caressante et étonnée comme la vôtre … mais avec des taches de rousseur et un nez retroussé, dit malicieusement Véda en regardant droit devant elle. Son amie demanda après un silence :

— Vous n’avez pas encore de nouvelle tâche ?

— Non, j’attends la Tantra. Puis il y aura une longue expédition.

— Venez donc voir ma fille, proposa Evda et l’autre consentit volontiers.

Tout un mur de l’observatoire était occupé par un écran hémisphérique de sept mètres de diamètre, pour la projection de films pris à l’aide de télescopes puissants. Mven Mas brancha un cliché d’ensemble d’un secteur du ciel proche du pôle Nord de la Galaxie, bande méridienne de constellations, depuis la Grande Ourse jusqu’au Corbeau et au Centaure. Là, dans les Lévriers, la Chevelure de Bérénice et la Vierge, il existait de nombreuses galaxies, amas discoïdes d’étoiles. On en avait découvert surtout dans la Chevelure de Bérénice, isolés, réguliers et irréguliers, en toutes positions, parfois très lointains, situés à des milliards de parsecs, quelques-uns formant des « nuages » de dizaines de milliers de galaxies. Les plus vastes atteignaient de 20 à 50000 parsecs de diamètre, comme notre amas d’étoiles ou la galaxie NN 89105+SB 23, qu’on appelait jadis M-31 ou Nébuleuse d’Andromède. On la voyait de la Terre à l’œil nu sous l’aspect d’un petit nuage dégageant une faible clarté. Les hommes avaient percé depuis longtemps son mystère. C’était un système stellaire en forme de roue, dont les dimensions dépassaient de moitié celles de notre immense Galaxie. L’étude de la Nébuleuse d’Andromède, malgré la distance de 450000 parsecs qui la séparait des observateurs terrestres, avait largement étendu la connaissance de notre propre Galaxie.

Mven Mas se rappelait avoir vu dans son enfance de magnifiques clichés de galaxies, obtenus par inversion électronique des images ou au moyen de radiotélescopes puissants qui pénétraient encore plus loin dans les profondeurs du Cosmos, tels que les télescopes du Pamir et de Patagonie, dont chacun mesurait 400 kilomètres de diamètre. Les galaxies, amas de centaines de milliards d’étoiles situés à des millions de parsecs les uns des autres, avaient toujours éveillé en lui le désir ardent de connaître les lois de leur structure, l’histoire de leur formation et leurs destinées. Et il s’intéressait particulièrement à la question qui préoccupait tout habitant de notre globe : la vie sur les innombrables systèmes planétaires de ces fies de l’Univers, les flammes de pensée et de savoir qui y brûlaient, les civilisations humaines dans les espaces infiniment lointains de l’Univers …

Trois étoiles, nommées autrefois Sirrhah, Mirrhah et Almah par les Arabes, alpha, bêta et gamma d’Andromède, disposées en ligne droite ascendante, apparurent sur l’écran. De part et d’autre de cette ligne, se trouvaient deux galaxies voisines : la Nébuleuse d’Andromède et la belle spirale M-33 dans la constellation du Triangle … Mven Mas changea la pellicule.

Voici, dans la constellation des Lévriers, une galaxie connue dès l’antiquité, et qu’on appelait alors NGK 5194 ou M-51. Située à plusieurs millions de parsecs, c’est l’une des rares galaxies qui se présente à nos yeux perpendiculairement au plan de la « roue ». Un noyau dense et brillant, composé de millions d’étoiles, d’où partent deux bras en spirale, aussi denses à leur base. Leurs longues extrémités deviennent toujours plus ternes et plus floues et finissent par disparaître dans la nuit cosmique, allongées dans des sens opposés, sur des dizaines de milliers de parsecs. Entre ces branches principales, s’étendent de courtes traînées lumineuses, amas d’étoiles et nuages de gaz phosphorescent, incurvées comme les ailettes d’une turbine et alternant avec des paquets de matière opaque.

La vaste galaxie NGK 4565, dans la Chevelure de Bérénice, est de toute beauté. On l’aperçoit par la tranche à sept millions de parsecs. Penchée de côté comme un oiseau planant, elle étale au loin son disque mince qui doit consister en branches spirales, tandis qu’au centre flamboie un noyau sphérique très écrasé, qui a l’air d’une masse lumineuse compacte. On voit nettement que ces îles stellaires sont plates : la galaxie peut se comparer à un rouage d’horlogerie. Ses bords s’estompent, comme s’ils se dissolvaient dans les ténèbres de l’infini. C’est à l’un des bords de notre Galaxie que se trouvent le Soleil et la Terre, grain de poussière microscopique, rattachée par le savoir à une multitude de mondes habités et déployant les ailes de la pensée humaine sur l’éternité du Cosmos !

Mven Mas projeta l’image de la galaxie NGK 4594 qui l’avait toujours intéressé plus que les autres. Vue également par la tranche, dans la constellation de la Vierge, et située à dix millions de parsecs, elle ressemblait à une grosse lentille rutilante, enveloppée de gaz lumineux. Une large bande noire, amas de matière opaque, la traversait suivant l’équateur. La galaxie luisait, telle une lanterne mystérieuse au fond d’un abîme.

Quels mondes se dissimulaient dans son rayonnement, plus intense que celui des autres galaxies et qui atteignait en moyenne la classe spectrale F ? Comprenait-elle de puissantes planètes habitées, où la pensée s’appliquait, comme chez nous, à percer les mystères de la nature ?

Le mutisme absolu des vastes fies stellaires faisait serrer les poings à Mven Mas. Il se rendait compte de la distance fantastique : là lumière mettait trente-deux millions d’années à parvenir jusqu’à cette galaxie ! L’échange de messages prendrait donc soixante-quatre millions d’années !

Mven Mas choisit une autre bobine, et l’écran renvoya une grande tache de lumière vive, parmi des étoiles rares et pâles. Une bande noire irrégulière coupait en deux la tache ronde, accentuant par contraste son éclat ; les extrémités élargies de la bande éclipsaient le vaste champ de gaz enflammé qui auréolait la tache lumineuse. Tel était le cliché, obtenu par des moyens fort ingénieux, de galaxies affrontées dans la constellation du Cygne. Cette collision de galaxies, aussi immenses que la nôtre ou que la Nébuleuse d’Andromède était connue de longue date comme une source de radioactivité, la plus puissante, sans doute, de la partie accessible de l’Univers. Les jets de gaz animés d’un mouvement rapide engendraient des champs électromagnétiques formidables qui diffusaient à travers le Cosmos la nouvelle de la catastrophe inouïe. La matière elle-même envoyait ce signal de détresse par un poste de mille quintillions de kilowatts. Mais la distance entre les galaxies était si grande que le cliché projeté sur l’écran montrait leur état d’il y avait des millions d’années. L’aspect actuel des galaxies qui s’interpénétraient serait visible dans un nombre d’années si colossal qu’on ne savait si l’humanité durerait jusque-là.

Mven Mas bondit et appuya les mains sur la table massive, à faire craquer les jointures.

Ce délai de millions d’années, inaccessible à des dizaines de milliers de générations, synonyme du « jamais » accablant pour la postérité la plus lointaine, pourrait être supprimé d’un coup de baguette magique. Cette baguette, c’était la découverte de Ren Boz et l’expérience qu’ils allaient faire ensemble.

Les points les plus éloignés de l’Univers se trouveraient à portée de la main !

Les astronomes de l’antiquité supposaient que les galaxies s’écartaient les unes des autres. La lumière des fies stellaires lointaines, qui pénétrait dans les télescopes terrestres, s’altérait : les ondes lumineuses s’allongeaient, devenaient des ondes rouges. Ce rougissement attestait que les galaxies s’éloignaient de l’observateur. Les anciens, habitués à interpréter les phénomènes d’une façon rigide et unilatérale, avaient créé la théorie de la dispersion ou de l’expansion de l’Univers, sans comprendre qu’ils ne voyaient qu’un aspect du grand processus de destruction et de création. Seules la dispersion et la destruction, c’est-à-dire le passage de l’énergie à des degrés inférieurs selon le deuxième principe de la thermodynamique, étaient perçues par nos sens et par les appareils destinés à les amplifier. Quant à l’autre aspect : accumulation, concentration, création, il était imperceptible aux hommes, car la vie elle-même puisait sa force dans l’énergie dispersée par les astres, ce qui conditionnait notre perception du monde environnant. Le cerveau humain a pourtant fini par pénétrer ces processus cachés de formation des mondes dans l’Univers. Mais à l’époque on croyait que plus la galaxie était loin, plus sa vitesse apparente d’éloignement était considérable. Finalement, on crut observer des vitesses proches de celles de la lumière. Certains savants déclarèrent que la limite de visibilité du Cosmos était la distance d’où les galaxies semblaient avoir atteint la vitesse de la lumière ; en effet, nous n’en aurions reçu aucun rayon et n’aurions jamais pu les voir. On sait pourquoi la lumière des galaxies lointaines rougit. Le phénomène a plusieurs causes ainsi que cela a toujours été dans l’histoire de la science. Des amas lointains d’étoiles nous ne recevons que la lumière émise par leurs centres brillants. Ces masses énormes de matières sont entourées de champs électromagnétiques annulaires qui agissent sur les rayons lumineux par leur puissance et aussi par leur extension ; ils ralentissent les vibrations de la lumière dont les ondes s’allongent et deviennent rouges. Dans l’antiquité, les astronomes savaient déjà que la lumière des étoiles très denses rougissait, que les raies du spectre se déplaçaient vers l’extrémité rouge et l’étoile semblait s’éloigner, comme par exemple la naine blanche Sirius B, seconde composante de Sirius. Plus la galaxie est éloignée, plus le rayonnement qui nous en parvient est centralisé, et plus le déplacement vers l’extrémité rouge du spectre est prononcé.

D’autre part, les ondes lumineuses qui franchissent une très grande distance sont « ébranlées », et les quanta de lumière perdent une partie de leur énergie. Ce phénomène est expliqué de nos jours : les ondes rouges peuvent aussi être des ondes ordinaires fatiguées, « vieillies ». Ainsi, les ondes lumineuses, si pénétrantes, « vieillissent » en traversant les espaces démesurés. Quel espoir aurait donc l’homme de les franchir, à moins d’attaquer la gravitation même par son opposé, suivant les calculs de Ren Boz …

Enfin, l’angoisse a diminué ! Nous avons raison de risquer cette expérience sans précédent !

Mven Mas sortit comme d’habitude sur le balcon de l’observatoire et s’y promena à pas précipités. Dans ses yeux las clignotaient encore les galaxies qui envoyaient à la Terre leurs ondes rouges, tels des signaux de détresse, des appels à la pensée toute-puissante de l’homme. Mven Mas eut un rire silencieux, plein d’assurance. Ces rayons rouges seraient un jour aussi familiers que ceux qui avaient éclairé le corps de Tchara Nandi à la fête des Coupes à Feu, de cette Tchara qui lui était soudain apparue sous l’aspect de la fille cuivrée d’Epsilon du Toucan, sa princesse lointaine …

Oui, c’est sur Epsilon du Toucan qu’il orienterait le vecteur de Ren Boz non plus seulement pour voir ce monde splendide, mais aussi en l’honneur de sa représentante sur la Terre !

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