— Vous avez un vice rare, Malaussène vous compatissez.
C’est d’abord une phrase qui m’a traversé la tête : « La mort est un processus rectiligne. » Le genre de déclaration à l’emporte-pièce qu’on s’attend plutôt à trouver en anglais : « Death is a straight on process »… quelque chose comme ça.
J’étais en train de me demander où j’avais lu ça quand le géant a fait irruption dans mon bureau. La porte n’avait pas encore claqué derrière lui qu’il était déjà penché sur moi :
— C’est vous, Malaussène ?
Un squelette immense avec une forme approximative autour. Des os comme des massues et le taillis des cheveux planté au ras du pif.
— Benjamin Malaussène, c’est vous ?
Courbé comme un arc par-dessus ma table de travail, il me maintenait prisonnier dans mon fauteuil, ses mains énormes étranglant les accoudoirs. La préhistoire en personne. J’étais plaqué à mon dossier, ma tête s’enlisait dans mes épaules et j’étais incapable de dire si j’étais moi. Je me demandais seulement où j’avais lu cette phrase : « La mort est un processus rectiligne », si c’était de l’anglais, du français, une traduction…
C’est alors qu’il a décidé de nous mettre à niveau : d’un coup de reins, il nous a arrachés au sol, mon fauteuil et moi, pour nous poser en face de lui, sur le bureau. Même dans cette position, il continuait à dominer la situation d’une bonne tête. À travers le roncier de ses sourcils, son œil de sanglier fouillait ma conscience comme s’il y avait perdu ses clefs.
— Ça vous amuse de torturer les gens ?
Il avait une voix bizarrement enfantine, avec un accent de douleur qui se voulait terrorisant.
— C’est ça ?
Et moi, là-haut, sur mon trône, incapable de penser à autre chose qu’à cette foutue phrase. Pas même belle. Du toc. Un Français qui veut faire l’Amerloque, peut-être. Où est-ce que j’ai lu ça ?
— Vous n’avez jamais peur qu’on vienne vous casser la gueule ?
Ses bras s’étaient mis à trembler. Ils communiquaient aux accoudoirs de mon fauteuil une vibration profonde de tout son corps, façon roulement de tambour avant-coureur des tremblements de terre.
C’est la sonnerie du téléphone qui a déclenché le cataclysme. Le téléphone a sonné. Les jolies modulations liquides des téléphones d’aujourd’hui, les téléphones-mémoire, les téléphones-programmes, les distingués téléphones, directoriaux pour tous…
Le téléphone a explosé sous le poing du géant.
— Ta gueule, toi !
J’eus la vision de ma patronne, la reine Zabo, là-haut, à l’autre bout du fil, plantée jusqu’à la taille dans la moquette par ce coup de massue.
Sur quoi, le géant s’est emparé de ma belle lampe semi-directoriale et en a pété le bois exotique sur son genou avant de demander :
— Qu’un type se pointe et réduise tout en miettes dans votre bureau, ça ne vous est jamais venu à l’idée ?
C’était le genre de furieux chez qui le geste précède toujours la parole. Avant que j’aie pu répondre, le pied de la lampe, retrouvant sa fonction originelle de massue tropicale, s’était abattu sur l’ordinateur dont l’écran s’éparpilla en éclats pâles. Un trou dans la mémoire du monde. Comme ça ne suffisait pas, mon géant a martelé la console jusqu’à ce que l’air soit saturé de symboles rendus à l’anarchie première des choses.
Nom de Dieu, si je le laissais faire, on allait bel et bien retomber en préhistoire.
Il ne s’occupait plus de moi, à présent. Il avait renversé le bureau de Mâcon, la secrétaire, envoyé d’un coup de pied un tiroir bourré de trombones, de tampons et de vernis à ongles s’écraser entre les deux fenêtres. Puis, armé du cendrier à pied que sa demi-sphère plombée faisait gracieusement osciller depuis les années cinquante, il attaqua méthodiquement la bibliothèque d’en face. Il s’en prenait aux livres. Le pied de plomb faisait des ravages épouvantables. Ce type avait l’instinct des armes primitives. À chaque coup qu’il portait, il poussait un gémissement de gosse, un de ces cris d’impuissance qui doivent composer la musique ordinaire des crimes passionnels : j’écrase ma femme contre le mur en pleurnichant comme un marmot.
Les livres s’envolaient et tombaient morts.
Il n’y avait pas trente-six façons d’arrêter le massacre.
Je me suis levé. J’ai saisi à pleines mains le plateau de café que Mâcon m’avait apporté pour amadouer mes précédents râleurs (une équipe de six imprimeurs que ma sainte patronne avait réduits au chômage parce qu’ils avaient livré six jours trop tard) et j’ai balancé le tout dans la bibliothèque vitrée où la reine Zabo expose ses plus belles reliures. Les tasses vides, la cafetière à demi pleine, le plateau d’argent et les éclats de vitres firent suffisamment de potin pour que l’autre s’immobilise, le cendrier dressé au-dessus de sa tête, et se retourne vers moi.
— Qu’est-ce que vous faites ?
— Je fais comme vous, je communique.
Et je lançai par-dessus sa tête le presse-papiers de cristal que m’avait offert Clara pour mon dernier anniversaire. Le presse-papiers, une tête de chien qui ressemblait vaguement à Julius (pardon Clara, pardon Julius), fit éclater le visage de ce vieux Talleyrand-Périgord, fondateur occulte des Éditions du Talion en un temps où, comme aujourd’hui, tout le monde avait besoin de papier pour régler ses comptes avec tout le monde.
— Vous avez raison, dis-je, quand on ne peut pas changer le monde, il faut changer le décor.
Il laissa tomber le cendrier à ses pieds. Et ce qui devait arriver arriva enfin : il éclata en sanglots.
Les sanglots le disloquèrent. Il ressemblait maintenant à une de ces marionnettes de bois qui se déglinguent quand on appuie sur leur socle.
— Venez par ici.
Je m’étais de nouveau assis dans mon fauteuil, le fauteuil toujours posé sur le bureau. Il s’approcha de moi en titubant. Entre les câbles de son cou, la pomme d’Adam faisait des voyages incroyables pour expulser la douleur. Je connaissais bien ce chagrin-là. Ce n’était pas la première fois.
— Venez plus près.
Il fit encore deux ou trois pas qui le portèrent à mon niveau. Son visage ruisselait. Même ses cheveux étaient trempés de larmes.
— Excusez-moi, dit-il.
Il s’essuyait avec ses poings fermés. Il avait les phalanges poilues.
J’ai posé ma main sur sa nuque et j’ai attiré sa tête contre mon épaule. Une demi-seconde de résistance, puis le tout s’est abandonné.
D’une main, je lui maintenais la tête dans le creux de mon épaule, de l’autre je lui caressais les cheveux. Ma mère faisait très bien cela, il n’y avait aucune raison pour que je ne sache pas le faire.
La porte s’est ouverte sur la secrétaire Mâcon et sur mon ami Loussa de Casamance, un Sénégalais d’un mètre soixante-huit, qui a des yeux de cocker et les jambes de Fred Astaire et qui est, de loin, le meilleur spécialiste en littérature chinoise de toute la capitale. Ils virent ce qu’il y avait à voir : un directeur littéraire assis sur son bureau et consolant un géant debout dans un champ de ruines. Le regard de Mâcon évaluait les dégâts avec horreur, celui de Loussa me demandait si j’avais besoin d’aide. D’un revers de main je leur fis signe de se tirer. La porte se referma dans un souffle.
Le géant sanglotait toujours. Ses larmes glissaient le long de mon cou, j’étais trempé jusqu’à la taille. Qu’il chiale tout son saoul, je n’étais pas pressé. La patience du consolateur tient à ce qu’il a ses propres embêtements. Pleure, mon pote, nous sommes tous dans la merde jusqu’aux yeux, c’est pas ce qui fera monter le niveau.
Et pendant qu’il se vidait dans le col de ma chemise, j’ai pensé aux fiançailles de Clara, ma sœur préférée. « Ne sois pas triste, Benjamin, Clarence est un ange. » Clarence… comment peut-on s’appeler Clarence ? « Un ange de soixante ans, ma chérie, il a trois fois ton âge. » Le rire velours de ma petite frangine : « Je viens de faire une double découverte, Benjamin, les anges ont un sexe, et ils n’ont pas d’âge. — Tout de même, ma Clarinette, tout de même, un ange directeur de prison… — Mais qui a fait de sa prison un paradis, Benjamin, ne l’oublie pas ! »
Les amoureuses ont réponse à tout et les frères aînés restent seuls avec leurs soucis : ma sœur préférée va se marier demain avec un maton chef. Voilà. Pas mal, non ? Si on ajoute à ça que ma mère s’est tirée il y a quelques mois avec un flic, amoureuse au point de n’avoir pas donné un seul coup de téléphone depuis, on obtient un assez joli portrait de la famille Malaussène. Sans parler des autres frères et sœurs : Thérèse qui lit dans les astres, Jérémy qui a foutu le feu à son collège, le Petit aux lunettes roses, dont le moindre cauchemar devient réalité, et Verdun, la toute dernière, hurlante dès la première seconde comme la bataille du même nom…
Et toi, le géant qui pleure, quel genre de famille as-tu, toi ? Pas de famille, peut-être, et tu as tout misé sur la plume, c’est ça ? Il se calmait un peu. J’en ai profité pour poser la question dont je connaissais la réponse :
— On vous a refusé un manuscrit, n’est-ce pas ?
— Pour la sixième fois.
— Le même ?
De nouveau oui de la tête, qu’il décolle enfin de mon épaule. Puis, un hochement très lent :
— Je l’ai tellement retravaillé, si vous saviez, je le connais par cœur.
— Comment vous appelez-vous ?
Il m’a donné son nom, et j’ai aussitôt revu la tête hilare de la reine Zabo commentant le manuscrit en question : « Un type qui écrit des phrases du genre “Pitié ! hoqueta-t-il à reculons”, ou qui croit faire de l’humour en appelant Farfouillettes les Galeries Lafayette, et qui remet ça six fois de suite, imperturbable, pendant six ans, de quel genre de maladie prénatale souffre-t-il, Malaussène, vous pouvez me le dire ? » Elle avait secoué l’énorme tête que la vie avait plantée sur son corps d’anorexique, et elle avait répété, comme s’il s’était agi d’une injure personnelle : « “Pitié ! hoqueta-t-il à reculons”… Et pourquoi pas : “Bonjour, entra-t-il” ou “Salut, sortit-il de la pièce” ? », et, pendant dix bonnes minutes, elle s’était livrée à une variation éblouissante, parce que le talent, ce n’est pas ce qui lui manque, à elle…
Total, on avait renvoyé le manuscrit sans le lire, j’avais signé le refus de mon nom, et le gars avait failli mourir de chagrin dans mes bras après avoir transformé mon bureau en terrain vague.
— Vous ne l’avez même pas lu, n’est-ce pas ? J’avais mis les pages 36, 123 et 247 à l’envers, elles y sont toujours.
Classique… Dire que nous autres, les éditeurs, si futés que nous soyons, nous nous laissons encore prendre à ça ! Que répondre, Benjamin ? Que répondre à ce mec ? Qu’il s’acharne sur un monument d’infantilisme ringard ? Et depuis quand crois-tu à la maturité, Benjamin ? Je ne crois en rien, bordel, je sais seulement que la machine à écrire est fatale aux enfantillages, que le papier blanc est le suaire de la connerie, et qu’il n’est pas né celui qui vendra cette camelote à la reine Zabo. C’est le scanner du manuscrit, cette femme-là, il n’y a qu’une chose au monde qui la fasse vraiment chialer : le martyre du subjonctif imparfait. Et alors, qu’est-ce que tu vas lui proposer à l’autre géant, là, qu’il se mette à l’aquarelle ? Bonne idée, pour qu’il foute le reste de l’immeuble en l’air… Il a cinquante balais bien serrés, et ça fait trente ans au moins qu’il se donne tout entier à la littérature, ces gars-là sont capables de tout quand on essaie de cisailler leur plume !
J’ai donc pris la seule décision possible. Je lui ai dit :
— Venez avec moi.
Et j’ai sauté direct de mon fauteuil sur le sol. J’ai farfouillé dans le bureau éventré de Mâcon, où j’ai trouvé le trousseau de clefs que je cherchais. J’ai traversé le bureau en diagonale. Il me suivait comme dans le désert. Le désert après friction israélo-syrienne. Je me suis agenouillé devant un classeur métallique qui a baissé le rideau au premier tour de clef. Il était bourré de manuscrits jusqu’à la gueule. J’ai pris le premier qui m’est tombé sous la main et je lui ai dit :
— Prenez ça.
C’était intitulé Sans savoir où j’allais et c’était signé Benjamin Malaussène.
— C’est de vous ? me demanda-t-il quand j’eus refermé le classeur.
— Oui, tous les autres aussi.
Je suis allé replacer le trousseau de clefs dans les ruines de Mâcon, exactement où je l’avais trouvé. Il ne me suivait plus.
Il regardait le manuscrit d’un air perplexe.
— Je ne comprends pas.
— C’est pourtant simple, dis-je, on m’a refusé tous ces romans beaucoup plus souvent que le vôtre. Je vous donne celui-ci parce que c’est mon dernier-né. Peut-être pourrez-vous me dire ce qui cloche là-dedans. Moi, j’adore.
Il me regardait comme si la valse du mobilier m’avait rendu cinglé.
— Mais, pourquoi moi ?
— Parce qu’on est meilleur juge des œuvres des autres, et que votre propre travail prouve au moins que vous savez lire.
Ici, j’ai toussé, je me suis retourné une seconde, et quand mes yeux se sont reportés sur lui, ils étaient pleins de larmes.
— Je vous en prie, faites-le pour moi.
Il a pâli, je crois, ses bras se sont ouverts à leur tour, mais j’ai esquivé l’étreinte et je l’ai reconduit vers la porte que j’ai ouverte grand.
Il a hésité un instant. Ses lèvres ont été reprises de tremblements. Il a dit :
— C’est affreux de penser qu’il y a toujours plus malheureux que soi. Je vous écrirai ce que j’en pense, monsieur Malaussène. Je vous promets que je vous écrirai !
Il a montré le désastre de la pièce et il a dit :
— Excusez-moi, je paierai tout, je…
Mais j’ai fait non de la tête en le poussant dehors avec douceur. J’ai refermé la porte sur lui. La dernière image qu’il emporta de cette petite séance fut celle de mon visage, trempé de larmes.
Je me suis essuyé d’un revers de main, et j’ai dit :
— Merci, Julius !
Comme le chien ne bronchait pas, je me suis approché de lui, et j’ai répété :
— Non, vraiment, merci ! Ça, au moins, c’est un chien qui défend son maître !
Autant s’adresser à un clébard empaillé. Julius le Chien restait assis devant la fenêtre à regarder passer la Seine avec une obstination de peintre japonais. Les meubles avaient valsé autour de lui, son effigie de cristal s’était payé Talleyrand, mais Julius le Chien s’en tapait ; gueule tordue et langue pendante, il regardait passer la Seine, ses péniches, ses cageots, ses godasses, ses amours… Immobile au point que le géant détraqué avait dû le prendre pour un monument d’art primitif, taillé dans du matériau trop lourd même pour une grande colère.
Le soupçon m’a pris. Je me suis agenouillé près de lui. J’ai appelé doucement :
— Julius ?
Pas de réponse. Rien que son odeur.
— Tu ne me fais pas une crise, au moins ?
Toute la famille Malaussène vivait dans la terreur de ses crises d’épilepsie. Selon ma sœur Thérèse, elles annonçaient toujours une catastrophe. Et puis elles lui laissaient des séquelles : gueule tordue, langue pendante…
— Julius !
Je l’ai pris dans mes bras.
Non, bien vivant, tout chaud, poil farine, puant de partout : Julius le Chien, en parfaite santé.
— Bon, dis-je, assez rêvé comme ça, amène-toi, on va filer notre démission à la reine Zabo.
Fut-ce le mot « démission » ? Il se leva et atteignit la porte avant moi.
— C’est la troisième fois que vous démissionnez ce mois-ci, Malaussène, je veux bien perdre cinq minutes à vous remettre sur les rails, mais pas plus.
— Pas même une seconde, Majesté, je démissionne : ça ne se négocie pas.
J’avais déjà la main sur la poignée de sa porte.
— Qui parle de négocier ? Je vous demande juste une explication.
— Pas d’explication ; j’en ai marre, c’est tout.
— Les fois précédentes aussi, vous en aviez marre, vous en avez chroniquement marre, Malaussène, c’est votre maladie à vous.
Elle n’était pas assise dans son fauteuil, elle y était plantée. Un buste si maigre que je m’attendais toujours à la voir passer au travers des coussins. Fichée sur ce corps comme au fer d’une pique, une tête extraordinairement obèse oscillait doucement — une tête de tortue sur la plage arrière d’une voiture.
— Vous avez renvoyé à un pauvre mec un manuscrit que vous n’avez même pas lu, et c’est moi qui viens de payer la facture.
— Oui, je sais, Mâcon m’a prévenue. Elle était toute chamboulée, la pauvre petite. Il vous a fait le coup de la page à l’envers ?
Elle s’amusait bien entre ses bajoues. Je me faisais toujours avoir au jeu des explications.
— Exactement, et c’est un miracle s’il n’a pas foutu le feu à la maison.
— Eh bien ! Il faudra virer Mâcon, c’est son travail de remettre les pages à l’endroit. Je retiendrai la casse sur ses indemnités.
Au bout de ses bras si maigres, ses mains aussi étaient pneumatiques. Quelque chose comme des mains de bébé plantées à des tournevis. C’était peut-être de là que me venait l’émotion. J’en avais tant vu, des mains de bébé ! Le Petit avait encore des mains de bébé, Verdun aussi, bien sûr, Verdun la minuscule, la der des ders. Et Clara encore, dans une certaine mesure, Clara qui allait se marier demain, des mains de bébé.
— Virer Mâcon ? c’est tout ce que vous trouvez à dire ? Vous avez déjà foutu six imprimeurs au chômage, aujourd’hui, ça ne vous suffit pas ?
— Écoutez, Malaussène…
La patience de celle qui estime ne pas avoir d’explication à fournir.
— Écoutez-moi bien ; non seulement vos imprimeurs m’ont rendu l’album avec six jours de retard, mais en plus ils ont essayé de me rouler. Sentez-moi ça !
Sans crier gare, elle m’a ouvert un bouquin sous le pif : le genre grand luxe anniversaire, Vermeer de Delft plus vrai que nature, hors de prix et jamais lu, pure bibliothèque de chirurgien-dentiste.
— Très joli, dis-je.
— On ne vous demande pas de regarder, Malaussène, on vous demande de sentir. Qu’est-ce que vous sentez ?
Ça sentait bon le livre neuf, le croissant chaud de l’éditeur.
— Ça sent la colle et l’encre fraîche.
— Pas si fraîche que ça, justement ; quelle encre ?
— Pardon ?
— De quelle encre s’agit-il ?
— Arrêtez votre cirque, Majesté, comment voulez-vous que je sache ?
— De la Venelle 63, mon garçon. Dans sept ou huit ans, elle produira de jolis reflets roux autour des lettres et le bouquin sera foutu. Une saloperie chimiquement instable. Ils devaient avoir un vieux stock, ils ont essayé de nous refaire. Mais dites-moi, comment vous êtes-vous débarrassé de votre forcené, vous ? Parti comme il l’était, il aurait dû vous massacrer !
Changement de sujet à vue, c’était sa méthode : affaire classée, affaire suivante.
— Je l’ai transformé en critique littéraire. Je lui ai refilé un manuscrit non réclamé en lui disant qu’il était de moi. Je lui ai demandé son avis, des conseils… J’ai renversé la vapeur.
(Mon truc favori, en fait. Et c’était moi qui recevais des lettres d’encouragement de la part des auteurs dont je refusais les romans : « Il y a bien de la sensibilité dans ces pages, monsieur Malaussène ! Vous y arriverez un jour, faites comme moi, persévérez, l’écriture est une longue patience… » Je répondais par retour du courrier, je disais toute ma gratitude.)
— Et ça marche ?
Elle me regardait avec une admiration incrédule.
— Ça marche, Majesté, ça marche à tous les coups. Mais j’en ai marre. Je démissionne.
— Pourquoi ?
Pourquoi, au fait ?
— Vous avez eu peur ?
Même pas. Il y avait bien cette phrase sur la mort rectiligne qui me travaillait un peu, mais le géant fou ne m’avait pas vraiment fait peur.
— C’est l’inhumanité de l’édition qui vous chagrine, Malaussène ? Vous voulez tâter de l’immobilier ? de la pétrochimie ? de la banque ? Tiens, le Fonds monétaire international, je vous recommande : couper les vivres à un pays sous-développé sous prétexte qu’il ne peut pas rembourser ses dettes, je vous vois assez bien dans ce rôle : des millions de morts à la clef !
Elle s’était toujours foutue de moi sur ce mode virilo-maternel. Et elle m’avait toujours récupéré, en fin de compte. Pas cette fois-ci, Majesté, cette fois-ci, je me tire. Elle dut le lire dans mon regard, parce qu’elle se redressa à demi, ses poings grassouillets retournés sur son bureau, son énorme tête menaçant de tomber sur son buvard comme un fruit mûr :
— Pour la dernière fois, écoutez-moi, bougre de crétin…
Elle travaillait sur un petit bureau métallique minable. Le reste de la pièce tenait plus de la cellule de moine que de l’antre directorial. Rien à voir avec l’antichambre du Louvre où j’exerçais mes propres talents ni avec le design verre-alu de Calignac, le directeur des ventes. Côté burlingue, tout le monde était mieux loti qu’elle dans la maison ; côté fringues, elle aurait pu passer pour la secrétaire à mi-temps de sa plus récente attachée de presse. Elle aimait à ce que ses employés travaillassent dans le luxe (travaillassent, oui) et pétassent dans la soie. Elle peaufinait son côté petit caporal à l’uniforme strict entouré de maréchaux d’Empire tout chamarrés du cul.
— Écoutez, Malaussène, je vous ai engagé comme bouc émissaire pour que vous vous fassiez engueuler à ma place, pour que vous épongiez les emmerdes en pleurant au bon moment, pour que vous résolviez l’insoluble en ouvrant grand vos bras de martyr, en un mot, pour que vous endossiez. Or, vous endossez formidablement ! Vous êtes un endosseur de première, personne au monde n’endosserait mieux que vous, et vous savez pourquoi ?
Elle me l’avait expliqué trente-six fois : parce que j’étais, selon elle, un bouc émissaire-né, que j’avais ça dans le sang, un aimant à la place du cœur, qui attirait les flèches. Mais, ce jour-là, elle en rajouta :
— Pas seulement, Malaussène, il y a autre chose : la compassion, mon garçon, la compassion ! Vous avez un vice rare : vous compatissez. Vous souffriez, tout à l’heure, à la place du géant infantile qui pulvérisait mon mobilier. Et vous compreniez si bien la nature de sa douleur que vous avez eu l’idée de génie de transformer la victime en bourreau, l’écrivain rejeté en critique tout-puissant. C’est exactement ce dont il avait besoin. Il n’y a que vous pour sentir des choses aussi simples.
Elle a une voix de crécelle suraiguë, entre la gamine émerveillée et la sorcière revenue de tout. Impossible de distinguer l’enthousiasme du cynisme, chez elle. Ce qui la fait bicher, ce ne sont pas les choses, c’est comprendre les choses.
— Vous êtes le double douloureux de ce bas monde, Malaussène !
Ses mains s’agitaient sous mon nez comme des papillons obèses.
— Même moi j’arrive à vous émouvoir, c’est dire !
Elle planta son index potelé dans sa poitrine creuse.
— Chaque fois que vos yeux se posent sur moi, je vous entends vous demander comment une tête aussi monumentale a pu pousser au bout d’un pareil râteau !
Erreur, j’avais ma petite idée là-dessus : psychanalyse réussie. La tête est guérie et le corps est rayé de la carte. La tête jouit pleinement de sa guérison ; elle profite toute seule des bonnes choses de la vie.
— Je vous vois d’ici échafaudant l’histoire de mes douleurs intimes : un amour malheureux au départ, ou une conscience trop vive de l’absurdité du monde, et le remède final de la psychanalyse qui ôte le cœur et blinde la cervelle, le canapé magique, ce n’est pas ça ? Le tout-à-l’ego payant, non ?
(Eh merde !…)
— Écoutez, Majesté…
— Vous êtes le seul de mes employés à m’appeler ouvertement Majesté — les autres le font en coulisse — et vous voudriez que je me passe de vous ?
— Écoutez, j’en ai marre, je m’en vais, c’est tout.
— Et les livres, Malaussène ?
Elle a hurlé ça en bondissant sur ses pieds.
— Et les livres ?
D’un vaste geste elle a désigné les quatre murs de sa cellule. Les murs étaient nus. Pas un seul bouquin. Pourtant, c’était comme si nous étions tout soudain plongés au cœur de la Bibliothèque nationale.
— Vous avez pensé aux livres ?
La rage rouge. Les yeux lui jaillissaient de la tête. Lèvres violettes et gros poings tout blancs. Au lieu de me dissoudre dans mon fauteuil, j’ai sauté moi aussi sur mes pieds et j’ai gueulé à mon tour :
— Les livres, les livres, vous n’avez que ce mot-là à la bouche ! Citez-m’en un !
— Quoi ?
— Citez-moi un livre, un titre de roman, n’importe lequel, un cri du cœur, allez !
Elle a eu quelques secondes de stupeur suffoquée, une hésitation qui lui fut fatale.
— Vous voyez, triomphai-je, vous n’êtes même pas fichue de m’en sortir un ! Vous m’auriez dit Anna Karenine ou Bibi Fricotin, je serais resté.
Puis :
— Allez, Julius, on y va.
Le chien, qui était assis face à la porte, leva son gros cul.
— Malaussène !
Mais je ne me retournai pas.
— Malaussène, vous ne démissionnez pas, je vous vire ! Vous puez plus que votre chien, Malaussène, vous parlez du cœur comme on refoule de la bouche ! Vous êtes une chiure d’homme, un faux cul que la vie nettoiera sans que je m’en mêle, foutez-moi le camp, nom de Dieu, et attendez-vous à recevoir la note, pour le bureau saccagé !