II CLARA SE MARIE

Je ne veux pas que Clara se marie.

3

Il me fallut attendre la nuit profonde. Alors seulement je compris pourquoi j’avais rendu mon tablier de bouc à la reine Zabo.

Je m’étais réfugié dans les bras de Julie, ma tête s’était enfouie entre les seins de Julie (« Julie, je t’en supplie, prête-moi tes mamelles »), les doigts de Julie rêvassaient dans mes cheveux, et ce fut la voix de Julie qui alluma ma lanterne. Sa belle voix feulée des savanes.

— Au fond, dit-elle, c’est parce que Clara se marie demain que tu as démissionné.

* * *

C’était vrai, nom d’un chien. Je n’avais pensé qu’à ça toute la journée. « Demain, Clara épouse Clarence. » Clara et Clarence… tête de la reine Zabo si elle avait trouvé ça dans un manuscrit ! Clara et Clarence ! Même la collection Harlequin n’oserait pas un cliché pareil. Mais, outre le ridicule de la chose, c’était la chose elle-même qui me tuait. Clara se mariait. Clara quittait la maison. Clara ma petite chérie, mon duvet d’âme, s’en allait. Plus de Clara pour s’interposer entre Thérèse et Jérémy à l’heure de l’engueulade quotidienne, plus de Clara pour consoler le Petit à la sortie de ses cauchemars, plus de Clara pour câliner Julius le Chien en pays d’épilepsie, plus de gratin dauphinois, non plus, et plus d’épaule d’agneau à la Montalban. Sauf le dimanche, peut-être, quand Clara visiterait la famille. Nom de Dieu… Nom de Dieu de nom de Dieu… Je n’avais pensé qu’à cela toute la journée, oui. Quand ce gommeux de Deluire était venu râler parce que la mise en place de ses bouquins ne se faisait pas assez vite dans les librairies d’aéroport (c’est que les libraires n’en veulent plus, pauvre nul, t’as bouffé ton pain blanc en te pavanant à la télé au lieu d’aiguiser sagement ta plume, tu piges pas ça ?), c’est à Clara que je pensais. Je pleurnichais : « C’est ma faute, monsieur Deluire, c’est ma faute, n’en dites rien à la patronne, je vous en prie », et je me disais : « Elle partira demain, je la vois ce soir pour la dernière vraie fois… », et je pensais encore à cela quand les arnaqueurs de l’imprimerie étaient venus plaider à six leur cause indéfendable, et quand l’autre cinglé préhistorique pilonnait la baraque, c’était le départ de Clara qui me broyait l’âme. La vie de Benjamin Malaussène se résumait brusquement à ceci : sa petite sœur Clara quittait sa maison pour la maison d’un autre. La vie de Benjamin Malaussène s’arrêtait là. Et Benjamin Malaussène, submergé tout à coup par une lassitude sans horizon, balayé du pont de la vie par la grande vague du chagrin (ouh-là !), filait sa démission à la reine Zabo sa patronne en se donnant des airs de moraliste qui lui allaient aussi bien qu’une chasuble à un pilleur de troncs. Un suicide, quoi.

Dehors, comme Julius et moi marchions, tout sottement gonflés de cette victoire-défaite, Loussa de Casamance, mon ami en édition, avait glissé près de nous sa camionnette rouge, pleine de bouquins chinois dont il inondait Les Herbes sauvages du nouveau Belleville, et nous avait chargés. C’était lui qui avait commencé à me remettre la tête à l’endroit, lui et son bon sens d’ex-tirailleur sénégalais rescapé de Monte Cassino. Pendant quelques minutes, il avait laissé aller sa bibliothèque roulante sans dire un mot, puis il m’avait coulé un regard de biais, l’œil tombant sur le côté, luisant de ces étranges reflets verts, et il avait dit :

— Laisse à un vieux nègre qui t’aime le triste privilège de te dire que tu es un petit con.

Il avait une voix d’une douceur railleuse. Mais là encore, je pensai à la voix de Clara. Ce serait peut-être la voix de Clara qui me manquerait le plus, en fin de compte. Toute petite, dès la naissance, la voix de Clara avait préservé la maison du raffut de la ville. Une voix si chaude, si ronde, si pareille à son visage, que regarder Clara silencieuse, occupée par exemple à développer ses photos sous la lampe rouge, c’était encore l’entendre, c’était se laisser envelopper par la délicieuse petite laine des soirées à la fraîche.

— Faire à la reine Zabo le coup du livre parmi les livres, disait Loussa, ce n’est pas très loyal, si tu veux mon avis.

Loussa était un inconditionnel paisible de la reine Zabo. Et il ne haussait jamais le ton.

— « Citez-m’en un… un seul », une petite ruse d’avocat marron que tu as eue là, Malaussène, rien de plus.

Il avait raison. Flanquer l’autre en état de stupeur et profiter de la paralysie pour l’estoquer, ce n’était pas très joli.

— C’est comme ça qu’on gagne un procès, mais c’est aussi comme ça qu’on tue la vérité. Făn gōng zì xĭng, comme disent les Chinois : fouille ta conscience.

Il conduisait extraordinairement mal. Mais il estimait qu’après le carnage de Monte Cassino, ce n’était pas le trafic automobile qui aurait sa peau. Tout à coup, je lui ai dit :

— Loussa, ma sœur se marie demain.

Il ne connaissait pas ma famille. Il n’était jamais venu à la maison.

— C’est certainement une chance pour son mari, dit-il.

— Elle épouse un directeur de prison.

— Ah !

Oui, c’était bien son opinion : « Ah ! » Il y eut quelques feux rouges grillés, quelques croisements périlleux, puis il demanda :

— Elle est vieille, ta sœur ?

— Non, elle va avoir dix-neuf ans ; c’est lui qui est vieux.

— Ah !

L’odeur de Julius profita du silence pour s’installer. Julius le Chien avait toujours procédé par effluves. D’un même mouvement du poignet, Loussa et moi baissâmes nos vitres respectives. Puis, Loussa dit :

— Écoute, ou tu as envie de parler, ou tu as besoin de te taire, mais dans les deux cas je te paye un canon.

Il fallait peut-être que je raconte ça à quelqu’un, au fond, quelqu’un qui ne fût pas au courant. L’oreille droite de Loussa ferait l’affaire.

— Depuis que la guerre m’a crevé le tympan gauche, disait-il, mon oreille droite est devenue plus objective.

* * *

HISTOIRE DE CLARA ET DE CLARENCE


Chapitre premier : L’année dernière, alors qu’on égorgeait les vieilles dames de Belleville pour leur piquer leurs économies, mon ami Stojilkovicz, une sorte d’oncle serbo-croate de notre petite famille, s’était mis en tête de protéger les vieilles que les flics laissaient à la merci du loup.


Chapitre deux : Pour ce faire, il les arma jusqu’aux dents, exhumant un vieux stock de pétoires qu’il tenait planquées depuis la Dernière Guerre dans les catacombes de Montreuil. Après avoir entraîné les vieilles dames à toutes les formes de tir dans une salle spécialement aménagée des mêmes catacombes, Stojilkovicz les avait tranquillement lâchées dans les rues de Belleville, aussi incontrôlables que des missiles à tête soupçonneuse.


Chapitre trois : Ce qui, bien entendu, ne fit qu’ajouter au massacre. Un inspecteur en civil, qui voulait aider une de ces jeunesses à traverser un carrefour, se retrouva sur le bitume avec une balle entre les deux yeux. Bavure : grand-mère était trop rapide.


Chapitre quatre : Du coup, la flicaille s’agite pour de bon et jure de venger le martyr. Deux inspecteurs un peu moins tartes que les autres découvrent le pot aux roses, et Stojilkovicz se retrouve en cabane.


Chapitre cinq (en forme de parenthèses, qui sont l’in petto de la vie) : Au cours de leur enquête, les deux inspecteurs sont devenus des familiers de Belleville en général et de la famille Malaussène en particulier. Le plus jeune des deux, un certain Pastor, tombe raide amoureux de ma mère, laquelle décide, pour la huitième fois, de refaire sa vie avec un cœur flambant neuf. Exit maman, exit Pastor. Direction l’hôtel Danielli, à Venise. Mais oui.

Quant au second flic, l’inspecteur Van Thian, un Franco-Vietnamien au bord de la retraite, il a bloqué trois balles dans cette chasse à l’égorgeur et traîne une convalescence heureuse parmi nous. Tous les soirs, il raconte aux enfants un chapitre de cette aventure. C’est un conteur troublant : il a la tête d’Hô Chi Minh avec la voix de Gabin. Les enfants l’écoutent, assis dans leurs plumards superposés, les narines écarquillées par le parfum du sang et l’âme arrondie par les promesses de l’amour. Le vieux Thian a intitulé son récit La Fée Carabine. Il nous y attribue à tous les rôles les plus flatteurs, ce qui ajoute à la « qualité de l’écoute », comme on dit sur les ondes.


Chapitre six : Seulement, plus de Stojilkovicz, plus d’oncle serbo-croate à la voix de bronze, plus de partenaire pour mes parties d’échecs. Comme nous ne sommes pas du genre à laisser tomber un vieux pote, Clara et moi décidons de lui rendre visite dans sa geôle. On l’a entaulé à la maison d’arrêt de Champrond dans l’Essonne. Métro jusqu’à la gare d’Austerlitz, train jusqu’à Étampes, taxi jusqu’à la prison, et là, stupeur : au lieu de trouver une centrale aveuglée par des murs falaises, c’est une gentilhommière dix-huitième qui nous accueille, aménagée en taule, certes, avec cellules, casquettes, heures de visite, mais jardins à la française, aubussons aux murs, beauté disponible partout où se pose l’œil, et silence feutré de bibliothèque. Pas le moindre cliquetis, des couloirs sans écho, le havre. Autre sujet de surprise : après qu’un vieux maton, discret comme un chat de musée, nous a conduits à la cellule de Stojilkovicz, celui-ci refuse de nous recevoir. Brève vision par l’entrebâillement de sa porte : une petite piaule carrée, au sol jonché de papiers froissés, d’où émerge une table de travail croulant sous les dictionnaires. Stojilkovicz a entrepris de traduire Virgile en serbo-croate pendant sa détention, et les quelques mois qu’on lui a collés n’y suffiront pas. Alors, du balai, les enfants, s’il vous plaît, et faites passer la consigne : pas de visite à l’oncle Stojil.


Chapitre sept : L’apparition eut lieu dans les couloirs du retour. Car la première rencontre entre Clara et Clarence relève, oui, de l’apparition. C’était un soir de printemps. Un soleil feuille morte dorait les murs. Le vieux maton nous reconduisait vers la sortie. Nos pas s’étouffaient dans le silence d’un long tapis cardinalice. Il ne manquait que les paillettes de Walt Disney pour nous expédier main dans la main, Clara et moi, au paradis azur de toutes les réconciliations. Pour dire la vérité, j’avais hâte de me tirer. Qu’une prison ressemblât si peu à une taule chamboulait mon système de valeurs. Et je n’aurais pas été autrement étonné si le taxi diesel qui nous attendait à la sortie se fût métamorphosé en un carrosse de cristal tiré par cette race de chevaux ailés qui ne produisent jamais de crottin.

C’est alors que le prince charmant nous apparut.

Debout, long et droit, un livre à la main, au bout du couloir, sa tête blanche éclaboussée d’or par un rayon oblique.

L’archange soi-même.

La mèche de cheveux immaculés qui lui tombait sur l’œil figurait d’ailleurs assez bien l’aile d’un ange tout juste repliée.

Il leva les yeux sur nous.

Bleu ciel, les yeux, évidemment.

Nous étions trois devant lui. Il ne vit que Clara. Et, sur le visage de ma Clara, apparut ce sourire dont je redoutais l’éclosion depuis toujours. Seulement je pensais qu’elle en dédierait l’exemplaire original à un boutonneux imprécis — baskets et walkman — qui tomberait sous l’autorité du frère en succombant au charme de la sœur. À moins que Clara, qui ne brillait guère à l’école, ne nous ramenât un fort en thème un peu guindé dont notre fantaisie n’aurait fait qu’une bouchée. Ou un écolo que j’aurais converti à coups d’épaule d’agneau.

Non.

Un archange.

Aux yeux bleu ciel.

Âgé de cinquante-huit ans. (58 ans. Bientôt soixante.)

Directeur de prison.

Clouée aux cieux par la double intensité de ce regard, la terre avait cessé de tourner. Quelque part dans le silence des couloirs, s’éleva la plainte d’un violoncelle. (Je rappelle que tout cela se passait en prison.) Comme s’il se fût agi d’un signal, l’archange rejeta sa mèche blanche en arrière d’un gracieux mouvement de tête, et dit :

— Nous avons de la visite, François ?

— Oui, monsieur le directeur, répondit le vieux maton.

Dès cet instant, Clara avait quitté la maison.

* * *

— Mais dis-moi, demanda Loussa en reposant son verre, ils font quoi, là, au juste, tes taulards, dans ta prison de rêve ?

— D’abord, ce ne sont ni mes taulards, ni ma prison. Ensuite, ils font tout ce qu’on peut faire dans le domaine artistique. Certains écrivent, d’autres peignent, ou sculptent, il y a un orchestre de chambre, un quatuor à cordes, une troupe de théâtre…

Ouais… la conviction de Saint-Hiver étant qu’un assassin est un créateur qui n’a pas trouvé son emploi (les italiques sont de lui), il a eu l’idée de cette prison, dans les années soixante-dix. Juge d’instruction d’abord, juge d’application des peines ensuite, il a mesuré les dégâts de la taule ordinaire, a imaginé le remède, l’a doucement imposé à sa hiérarchie, et voilà, ça marche… depuis près de vingt ans, ça marche… conversion de l’énergie destructrice en volonté de création (les italiques sont toujours de lui)… une soixantaine de tueurs métamorphosés en artisses (la prononciation est de mon frère Jérémy).

— Un coin peinard où prendre ma retraite, en somme.

Loussa rêvait.

— Le reste de ma vie à traduire le Code civil en chinois. Qui dois-je assassiner ?

Nos verres qui étaient vides se remplirent. Le mien tournait entre mes doigts. J’essayais de lire l’avenir de ma Clara dans les profondeurs pourpres du sidi-brahim. Mais je n’avais pas les dons de Thérèse.

— Clarence de Saint-Hiver, tu ne trouves pas ça incroyable de s’appeler Clarence de Saint-Hiver ?

Loussa ne trouvait pas ça incroyable.

— C’est un nom venu des îles, ça, de la Martinique, peut-être. Au fond, ajouta-t-il avec malice, je me demande si ce n’est pas ce qui te défrise le plus, que ta sœur épouse un nègre blanc…

— J’aurais préféré qu’elle t’épouse toi, Loussa, nègre noir, avec ta littérature chinoise dans ta camionnette rouge.

— Oh ! moi, je ne suis plus bon à grand-chose ; j’ai laissé ma couille gauche sur l’ossuaire de Monte Cassino, avec mon oreille…

Une saute de vent nous offrit Belleville en odeur. Caresse merguez et menthe. Tout près de notre table, une rôtisserie grésillait doucement. À chaque tour de manège, une tête de mouton, embrochée comme un Poulet, faisait de l’œil à Julius le Chien.

— Et Belleville ? demanda soudain Loussa.

— Quoi, Belleville ?

— Tes potes de Belleville, qu’est-ce qu’ils en pensent ?

* * *

Bonne question. Que pensaient de ce mariage Hadouch Ben Tayeb, mon ami d’enfance, et Amar son père, le restaurateur, chez qui la tribu Malaussène bouffe depuis toujours, Yasmina, notre maman à tous, et Mo le Mossi, l’ombre noire de Hadouch, et Simon le Kabyle, son ombre rousse, les roitelets du bonneteau de Belleville à la Goutte d’Or, les pas vraiment fréquentables, qu’en pensaient-ils ? Quelle fut leur première réaction au fait que Clara épouse un maton-chef ?

Réponse : consternation rigolarde.

— Y a vraiment qu’à toi qu’il arrive des trucs pareils, mon frère Benjamin…

— Ta mère se barre avec le flic Pastor et Saint-Hiver marie ta frangine !

— Te voilà beau-fils d’un flic et beauf d’un maton, t’es beau, Benjamin !

— Et toi. Benjamin, tu vas épouser qui, toi ?

— Allez, bois un coup…

Ils remplissaient mon verre, les amis de Belleville.

Sincères condoléances…


Jusqu’au jour où Clara elle-même m’a donné l’occasion de contre-attaquer. Je les avais tous rassemblés chez Amar, il y avait urgence, et ils étaient déjà attablés quand je suis arrivé. Hadouch m’a embrassé en me demandant : « Ça va mieux, mon frère Benjamin ? » (depuis l’annonce du mariage de Clara, Hadouch ne me demandait plus si ça allait bien, mais si ça allait « mieux », il trouvait ça drôle, le con…), et Simon s’est fendu de son sourire le plus large :

— Qu’est-ce que tu viens nous annoncer, ce coup-ci, ta mère et Pastor t’ont fait un petit frère ?

Et Mo le Mossi, pour ne pas être en reste :

— Ou bien ça serait que tu t’es fait flic, Benjamin ?

Mais moi, m’asseyant avec une gueule d’enterrement :

— Beaucoup plus grave que ça, les gars…

J’ai pris ma respiration, et j’ai demandé :

— Hadouch, tu as vu naître Clara, tu te rappelles ?

Hadouch fut le premier à piger que l’heure était grave.

— Oui, j’étais avec toi quand elle est née, oui.

— Tu lui as changé ses couches, tu l’as torchée quand elle était môme…

— Oui.

— Et plus tard tu lui as appris Belleville, tu es son parrain de la rue, si on peut dire. Au fond, c’est grâce à toi si elle a fait d’aussi belles photos du quartier…

— Si tu veux, oui…

— Et toi, Simon, dès qu’elle a été en âge de faire bouillir le sang des voyous, tu l’as protégée comme un frère, non ?

— Hadouch m’avait demandé de veiller sur elle, oui, mais sur Thérèse aussi, et sur Jérémy, et maintenant sur le Petit, c’est un peu notre famille, Ben, on veut pas qu’ils fassent de conneries.

Ici, j’ai eu un de ces sourires que seuls savent dessiner les bons gros sous-entendus, et j’ai répété lentement, sans lâcher le Kabyle des yeux :

— Tu l’as dit, Simon : Clara, c’est un peu ta famille…

Puis, me tournant vers Mo le Mossi :

— Et quand Ramon a essayé de la faire sniffer, c’est bien toi qui as cassé la tête de Ramon contre un pylône, Mo, je me trompe ?

— Qu’est-ce que tu aurais fait, à ma place ?

Mon sourire s’est élargi :

— La même chose, Mo, ce qui veut dire que tu es son frère, tout comme moi… ou à peu près.

Là, j’ai laissé le silence faire son petit boulot. Puis j’ai dit :

— Il y a un problème, les gars.

Et j’ai encore laissé mitonner quelques secondes.

— Clara vous veut à son mariage.

Silence.

— Tous les trois.

Silence.

— Elle veut Mo et Simon pour témoins.

Silence.

— Elle veut rentrer dans la chapelle au bras de ton père et de Yasmina, Hadouch, et elle veut Nourdine et Leila comme enfants d’honneur.

Silence.

— Elle veut que toi et moi nous suivions derrière. Immédiatement derrière.

Ici, Hadouch a tenté une sortie.

— Mais qu’est-ce que des musulmans comme nous irions foutre dans un mariage de roumis ?

J’avais ma réponse.

— De nos jours, on peut choisir sa religion, Hadouch, mais pas encore sa tribu. Or, la tribu de Clara, c’est vous.

Le piège. C’est Hadouch qui a donné l’ordre de la capitulation.

— D’accord. Quelle église ? Saint-Joseph de la rue Saint-Maur ?

Et, là, bien posément, je leur ai filé le coup de grâce.

— Non, Hadouch, elle veut se marier dans la chapelle de la prison. En taule, si tu préfères…

4

Oui, parce que en prime j’ai eu droit à la crise mystique grandeur nature. Jusqu’ici, Clara a été élevée dans l’idée que s’il faut aimer l’Homme, c’est plutôt contre Dieu et certaines autres convictions mortelles. Et puis voilà que Clarence et elle ont flanqué leur rencontre au crédit don ne sait quelle Toute-Puissance. Et Clarence, l’autre gourou de la criminalité-créative, ses deux mains si fines posées sur mes épaules, de murmurer avec son sourire volatile (après tout, les anges ne sont que des volatiles) :

— Benjamin, pourquoi refusez-vous d’admettre que notre rencontre est de l’ordre de la Grâce ?

Total, toute une éducation foutue en l’air, mariage en blanc dans la chapelle de la prison, bénédiction nuptiale par l’aumônier national de la taulerie, comme le précisent les faire-part. En relief, les faire-part, Saint-Hiver sait vivre. Marié civilement deux fois, divorcé deux fois, positiviste convaincu, comportementaliste militant, et un troisième mariage avec une adolescente toute blanche, à l’église ! Clarence de Saint-Hiver…

Je me retourne dans mon pieu, je cherche les seins de Julie. Clarence de Saint-Hiver… « pourquoi refusez-vous d’admettre que notre rencontre est de l’ordre de la Grâce ? »… connard, va.

— Calme-toi, Benjamin, dors, sinon tu seras complètement crevé, demain.

Jamais rien trouvé de plus humainement chaud que les seins de Julie.

— Ça ne durera peut-être pas longtemps, peut-être que Clara est en train de faire son brouillon de l’amour… hein, Julie… qu’est-ce que tu en penses ?

On entend Paris dormir. L’index de Julie boucle rêveusement une mèche de mes tifs.

— L’amour ne fait pas de brouillon, Benjamin, tu le sais très bien, c’est chaque fois au propre, directement.

(C’est du propre, oui…)

— Et puis pourquoi veux-tu lui souhaiter de ne pas aimer le type qu’elle épouse ?

(Parce qu’il a soixante balais, merde, que c’est un maton-chef, un cul-béni, qu’il en a baisé et largué d’autres avant elle !) Aucune de ces réponses n’étant recevable, je les garde pour moi.

— Tu sais que tu vas finir par me rendre jalouse ?

Ce n’est pas vraiment une menace, Julie dort à moitié en disant ça.

— Toi, je t’aimerai toujours, dis-je.

Elle se retourne contre le mur, et elle dit seulement :

— Contente-toi de m’aimer tous les jours.

* * *

Le souffle de Julie a trouvé son rythme de croisière. Je suis le seul à rester éveillé dans l’ex-quincaillerie qui nous tient lieu d’appartement. Sauf Clara, peut-être. Je nie lève. Je descends vérifier… tu parles, elle dort comme elle a toujours dormi, à l’abri de la vie. Les autres roupillent aussi dans leurs plumards superposes. Le vieux Thian leur a raconté un chapitre de sa Fée Carabine. Jérémy s’en est endormi la bouche ouverte, et le Petit a oublié d’ôter ses lunettes. Thérèse, elle, dort comme d’habitude, tellement raide dans son lit qu’elle donne l’impression d’être entrée debout dans le sommeil et que quelqu’un l’a couchée, en faisant attention de ne pas la plier. Julius le Chien pionce au milieu de tout ce beau monde, flapissant des babines comme un dico qu’on feuillette.

Au-dessus de Julius : le berceau de Verdun. Verdun, la petite dernière, est née en colère. Elle dort comme une grenade dégoupillée. Seul le vieux Thian arrive à lui faire avaler la vie. Aussi, à son réveil, est-ce toujours le visage du vieux Thian que Verdun trouve penché sur son berceau, moyennant quoi, la grenade consent à ne pas exploser.

Posée sur une chaise, flottante comme le fantôme du bonheur dans l’obscurité de la chambre, il y a la fameuse robe blanche. Yasmina, la mère de Hadouch, la femme d’Amar, est venue l’essayer une dernière fois, ce soir, à Clara. Encore une belle histoire, ça… Typique tribu Malaussène ! J’avais téléphoné à maman pour lui annoncer les jolies noces. « Vraiment ? » a dit maman, là-bas, à Venise, autre bout de notre fil, « Clara se marie ? passe-la-moi, mon tout petit, tu veux ? — Elle n’est pas là, maman, elle fait des courses… — Eh bien, tu lui diras que je lui souhaite d’être aussi heureuse que moi… Allez, je vous embrasse tous, mes chéris… tu es un bon fils, Benjamin. » Et clac, elle raccroche. Sans blague, comme ça : « Je lui souhaite d’être aussi heureuse que moi »… et elle raccroche. Pas rappelé depuis, pas envoyé le moindre mot, vient pas au mariage, rien… maman.

Du coup, c’est Yasmina qui joue son rôle. Aussi loin que je me souvienne, les jupons de Yasmina furent notre vraie mère.

Je vais prendre une chaise dans la cuisine, je la plante au milieu d’eux tous, mes endormis, mes chers produits des amours maternelles, je m’assieds dessus à califourchon, et, bras repliés sur le dossier, tête dans mes bras, je plonge dans le sommeil.

* * *

Ouais… je plonge dans le sommeil, le rate, et me retrouve ensablé dans le souvenir : première et unique visite de Saint-Hiver à la famille. Présentation du fiancé, quoi. Il y a une quinzaine de ça. Dîner tout bien comme il faut. Clara rosissante qui a mis les petits plats dans les gigantesques. « Devine qui vient dîner ce soir ? » Jérémy et le Petit ont joué à ça toute la journée. « Le p’isonnier de not’ Cla’a », répondait le Petit. Et ces deux crétins hurlaient d’un rire que Thérèse jugeait « vulgaire » et qui faisait rougir Clara. Mais le soir, face à l’archange en chair et en plumes, les duettistes ont mis la pédale douce. C’est qu’il se pose un peu là, Saint-Hiver. Pas le genre de scoutocrate auquel on tape sur le ventre ni qui tutoie le premier païen venu. Une dignité rêveuse, une gentillesse distraite qui tient les mômes à une distance plus que respectueuse, même les Jérémy ! Et puis le futur beau-frère ne fait pas partie de la brigade du rire. C’est pas un homme qui se distrait, ça. S’il consent à quitter sa prison pour venir jeter un œil sur la famille de la fiancée, il s’amène avec son sujet de conversation, comme on apporte son bifteck. Un homme de vocation, c’t homme-là. Dès la première question de Julie, il démarre :

— Oui, je m’occupe d’une frange bien précise de criminels : ceux qui ont toujours eu le sentiment, dès la toute petite enfance, dès l’école, parfois même dès la maternelle, de voir se dresser la société entre eux et eux-mêmes.

Le regard des frangines… Oh la la ! le regard des frangines !

— Ils se sentent puissamment exister et tuent, non pas pour se détruire eux-mêmes, comme la plupart des criminels, mais au contraire pour prouver leur existence, un peu comme on abattrait un mur qui nous tiendrait prisonnier.

Même Verdun, dans les bras du vieux Thian, semblait l’écouter, avec son regard en cordeau Bickford, toujours incandescent, comme si elle était perpétuellement sur le point de dynamiter sa propre muraille.

— Voilà le type d’hommes que j’abrite à Champrond, mademoiselle Corrençon, parricides, pour beaucoup, ou qui ont tué leur professeur, leur psychanalyste, leur sergent instructeur…

— Par désir d’être « reconnus », a conclu ma journaliste Corrençon qui sentait le sujet d’un fameux article donner ses premiers coups de tatanes dans sa matrice professionnelle.

(Qu’est-ce que je me suis senti seul, à ce putain de dîner, quand j’y repense !)

— Oui…, a fait Saint-Hiver tout pensif, l’étrange étant que personne ne se soit demandé ce qu’ils désiraient tant faire reconnaître.

— Personne avant toi, a précisé Clara en rougissant.

Toutes les bouches ouvertes semblaient dire : « encore, encore », et Clara écoutait Clarence comme une épouse qui nourrit sa passion de femme à cette passion d’homme. Oui, dans les grands yeux de Clara, j’ai vu, ce soir-là, défiler la cohorte des épouses exemplaires, les Martha Freud, les Sofia Andreïevna Tolstoï, astiquant pour la postérité les cuivres du génial mari. Lequel, après une envolée de sa mèche blanche, lâcha cette formule :

— Les assassins sont souvent des gens que l’on n’a pas crus.

— Les dictateurs aussi, a rétorqué Julie.

(En pleine mondanité inspirée, on était.)

— En effet, certains de mes pensionnaires se débrouilleraient fort bien en Amérique latine.

— Au lieu de quoi, vous en avez fait des artistes.

— Tant qu’à régner sur un monde, autant que ce soit sur le leur.

(Arrête ! Stop ! Tant d’intelligence en si peu de mots, c’est trop ! Pitié !…)

Et là, Saint-Hiver, le très sérieux, s’était accordé un sourire malicieux :

— Et parmi ces artistes, nous comptons même des architectes qui conçoivent en ce moment les plans d’élargissement de notre prison.

L’effet de stupeur fonctionna au quart de poil :

— Vous voulez dire que vos prisonniers sont en train de construire leurs propres cellules ? s’est exclamée Julie.

— N’est-ce pas ce que nous faisons tous ?

La mèche, encore la mèche blanche…

— Seulement, nous sommes de mauvais architectes. Nos cellules conjugales nous étouffent, nos centrales professionnelles nous dévorent, nos prisons familiales poussent nos enfants à la drogue, et la petite lucarne télévisuelle par laquelle nous regardons pathétiquement à l’extérieur ne nous renvoie qu’à nous-mêmes.

Ici, Jérémy est intervenu avec une certaine fierté :

— Nous, on n’a pas la télé !

— C’est en partie pour cette raison que Clara est Clara, a répondu Saint-Hiver le plus sérieusement du monde.

Moi, il commençait à me courir, l’archange ! Outre qu’il jouait de ses superbes cheveux blancs comme un avocat qui aurait eu ses manches sur sa tête, son baratin me rappelait celui de la grande époque où tous les copains débarquaient à la maison pendant que je torchais les mômes de maman, pour essayer de me convertir à la vie-vraie. Le couplet sur la famille-constrictor, l’entreprise-crocodile, le couple-python et la télé-miroir, on me l’avait servi jusqu’à l’indigestion. De quoi vous filer une fringale d’aliénation tous azimuts ! On a envie de passer le reste de ses jours en famille, devant la téloche, à bouffer des conserves avariées, et de ne sortir qu’une fois par semaine, en tenant les enfants par la main, pour se farcir une bonne vieille messe en latin. Non, pas la messe, non, ça lui ferait trop plaisir, à Saint-Hiver. Il a une voix de cantique, cet homme-là, une voix sucrée qui semble tomber d’un poste d’observation situé très au-dessus de sa tête. Bon Dieu qu’il m’agace ! On a envie de lui dire : « Arrête ton nuage, Saint-Hiver, tu as vingt ans de retard ! » Mais on est aussitôt paralysé par la question des questions : « De retard sur quoi ? »

Parce qu’il me l’a fait visiter, sa sacrée taule ! Et c’est vrai que j’en suis resté tout debout ! Incroyable, quand j’y repense : on croit ouvrir des portes de cellules, et on tombe sur des auditoriums dernier cri, des ateliers de peinture éclairés comme le ciel, des bibliothèques monacales où le type assis, penché sur son boulot, sa corbeille débordant de brouillons, se retourne à peine pour saluer les visiteurs Rares, d’ailleurs, les visiteurs. Très tôt après leur incarcération, les prisonniers de Saint-Hiver renoncent aux visites. Saint-Hiver affirme n’y être pour rien. (Mouvement de mèche.) Très vite, ces hommes sentent qu’ils ont acquis entre ces murs une liberté qu’il leur faut préserver des atteintes de l’extérieur. S’ils ont tué, dehors, c’est, selon eux, parce qu’on leur a refusé le droit d’affirmer cette liberté-là.

— Et leur refus des visites s’est étendu au rejet des médias sous toutes leurs formes, mademoiselle Corrençon, a précisé Saint-Hiver d’une voix appuyée. Ni journaux, ni radio, ni aucun autre vecteur de l’air du temps. Nous faisons nous-mêmes notre propre télévision.

Puis, avec un sourire réellement archangélique :

— En somme, la seule manifestation du monde extérieur que mes pensionnaires acceptent, c’est la présence de Clara dans nos murs.

Ouais… ouais…, ouais… tout mon problème, justement. Ces taulards inspirés ont adopté ma Clara, et son inséparable appareil photo, qu’elle a aussitôt mis au service de leur iconographie. Elle les a photographiés au travail, elle a photographié les murs, les portes, les serrures, elle a photographié la corbeille pleine de brouillons, deux profils penchés sur le plan des futures cellules, le studio de leur télévision intérieure, le piano à queue luisant comme un orque sous le soleil de la cour centrale, elle a photographié un front pensif dans le reflet d’un écran d’ordinateur, le poignet d’un sculpteur à l’instant où le marteau s’abat sur le ciseau, puis elle a développé, et ils se sont vus vivre, ces taulards, le long des couloirs, sur les fils où séchaient les photos de Clara, ils ont découvert le grouillement extraordinairement vivant d’une existence où chaque geste avait un sens, saisi et magnifié par l’objectif de Clara. Ils sont devenus leur propre extérieur. Grâce à elle, maintenant, ils sont le dedans et le dehors. Ils aiment Clara !

* * *

Alors moi. Benjamin Malaussène, frère de famille, cherchant le sommeil sur une chaise plantée au cœur de mes responsabilités, je pose solennellement la question : est-ce que c’est une vie, pour Clara ? Est-ce qu’une fille qui a passé son enfance à élever les rejetons de sa mère ne mérite pas mieux, pour la suite des événements, que d’aller pouponner les âmes damnées d’un archange aux yeux bleu ciel ?

5

— C’est l’heure, Benjamin.

La robe de mariée s’est posée sur Clara. Les anges sont blancs, je peux en témoigner, absolument immaculés, façonnés dans la chantilly. Des cascades de blancheur vaporeuse leur dégringolent du sommet du crâne pour mousser copieusement autour d’eux. Les anges sont des êtres de vapeur et d’écume, ils n’ont pas de main, ils n’ont pas de pied, ils n’ont qu’un sourire incertain avec du blanc autour. Et tout le monde fait bien gaffe à ne pas marcher sur ce blanc, sinon les anges se retrouveraient à poil.

— Benjamin, c’est l’heure…

La maison s’est préparée sans bruit autour de moi. Clara me tend une tasse de café. Soit. À califourchon sur ma chaise, comme ces traîtres d’antan qu’on fusillait le dos tourné au peloton, je bois la tasse. Silence général. Dans lequel Hadouch fait son entrée. Sapé comme un prince du bitume, le costard juste au corps, il a le visage clos de l’invité qui a déposé sa couronne mortuaire dans le vestibule. Ça me donne un petit coup de fouet.

— Salut, mon frère Hadouch, ça va mieux ?

Il me regarde en hochant la tête avec un sourire qui promet une revanche.

— Qu’est-ce que tu attends pour aller te fringuer, Ben, tu veux mettre le bonheur en retard ?

Derrière lui, Mo et Simon lui font une escorte du dimanche. Toute la hauteur du Mossi est encostardée de marron. La veste est entrebâillée sur un gilet d’or pur qui se marie on ne peut mieux avec une collection de bagouses que je ne lui avais jamais vues jusque-là. Un œillet à la boutonnière et des pompes deux tons, il est parfait. Manquent juste le borsalino et la paire de bretelles crème. Il sent la cannelle. Le Kabyle, lui, s’est parfumé à la menthe fraîche et a accordé l’incendie naturel de sa tignasse à un costard vert, phosphorescent, cintré à la taille, et pattes d’éléphant. Malgré ses semelles compensées, il est plus large que haut. Quelque chose comme une punaise géante dont on aurait allumé la tête.

— Mo ! Simon ! Vous êtes splendides !

Les anges volent, ça aussi, je peux en témoigner, et quand ils volent des bras d’un Kabyle à ceux d’un Mossi de la troisième génération bellevilloise, les anges sont roses de plaisir. Applaudissements de Julie, de Thian, des mômes. Pourtant, en voyant entrer le Kabyle et le Mossi, l’inspecteur Van Thian a marqué un léger temps d’arrêt. À l’époque où il enquêtait sur les meurtres de vieilles à Belleville, lui-même déguisé en veuve de chez lui, son corps en cep de vigne moulé dans une robe thaïe, Mo et Simon ont été les premiers à le retapisser comme flic travesti. Thian en a conservé une blessure d’orgueil difficilement cicatrisable. Quant aux deux autres porte-flingues, là, de se retrouver tout endimanchés devant un flic qui les connaît comme s’il les avait faits, ça ne les met pas trop à l’aise non plus. Mais, par la grâce des mélanges amoureux, la maison Malaussène est devenue l’O.N.U. de la rousse et de la rue. Et puis ce que Thian porte contre sa poitrine glissé dans un baudrier de cuir, capte l’attention de tout le monde. C’est minuscule et blême de rage, dans une robe aussi blanche et presque aussi vaste que celle de Clara. C’est Verdun, avec ses six mois d’existence et de colère, Verdun et ses petits poings serrés face au monde. Thian représente toujours une menace vivante, quand il a Verdun dans les bras. S’il la lâche, elle explose. Nous le savons tous, ici : avec une arme pareille, Thian pourrait braquer n’importe quelle banque.

Quelqu’un dit tout de même :

— Qu’elle est mignonne !

Moi, je demande :

— Pourquoi cette robe ? Verdun se marie, elle aussi ? C’est toi qu’elle épouse, Simon ?

Ça ne serait pas une mauvaise idée, au fond, fourguer mes trois frangines en même temps : Clara à un curé, Verdun à un ayatollah, et Thérèse à Thian, s’il consent à réintégrer son bouddhisme génétique. L’œcuménisme, en somme, ma place de paradis assurée quelle que soit la couleur du Divin Farceur.

— Mais non, Benjamin, tu le sais bien, voyons, c’est le jour de son baptême aussi.

Ah ! pardon, j’avais oublié ce détail. Pour se marier religieusement, Clara a dû se faire baptiser et a décidé d’entraîner Verdun dans la course aux auréoles. En apprenant ça, les mirettes du Petit se sont arrondies de convoitise derrière ses lunettes rouges ; il a supplié :

— Moi aussi, je veux me faire pactiser…

Là, tout de même, je me suis montré intraitable !

— Tu pactiseras quand tu auras l’âge de raison. Petit, comme Verdun !

Car j’en suis convaincu, Verdun, dans sa fureur première, est née avec l’âge de toutes les raisons. Et si j’ai donné mon accord, c’est qu’il me paraît peu probable qu’on arrive à la baptiser sans le sien. Elle bout de rage, Verdun, elle va faire évaporer le bénitier ! C’est même le seul événement de la journée que j’attende avec une certaine impatience : la petite goutte sacrée qui fera exploser Verdun et l’Église apostolique et romaine avec elle.

Derrière Thian, Jérémy et le Petit ne sont pas mal non plus. Blazer bleu marine et fendard gris souris, le tif gominé-miroir et la raie droite comme une conscience de communiant. C’est Thérèse qui s’est occupée de leur uniforme. Elle a d’ailleurs choisi le même pour elle, sauf qu’à la place du pantalon elle a vissé autour de sa taille une jupe plissée qui ne change d’ailleurs rien à son aspect habituel. Thérèse, c’est Thérèse. Même fringuée de paillettes à la proue d’une école de samba, elle garderait cette raideur inoxydable que lui confère l’intimité des astres. Hier soir, pendant le dîner, je me suis penché à son oreille et je lui ai demandé : « La mort est un processus rectiligne, Thérèse, qu’est-ce que tu penses de cette phrase ? » Elle ne m’a même pas regardé. Elle a répondu : « C’est juste, Ben, et la longueur de la vie dépend de la vitesse du projectile. » À quoi elle a ajouté, toujours professionnelle : « Mais ça ne te concerne pas, tu mourras dans ton lit le jour de ton quatre-vingt-treizième anniversaire. » (Elle croyait me rassurer, seulement j’ai fait mes comptes : il y a une sacrée tirée jusqu’à ma quatre-vingt-treizième pige ! Il va falloir m’inventer des petites morts pour tenir jusque-là.)

Jérémy vient de traverser la pièce dans le gémissement atroce de ses souliers vernis.

— Mo, Simon, j’ai un cadeau pour vous !

Comme il a claironné sa phrase, Mo et Simon se retrouvent en train de dépiauter un petit paquet cadeau longiligne sous le regard intéressé de toute la compagnie. Et les voilà chacun avec une lime dans la main, une petite lime acérée et pointue, d’un acier à toute épreuve.

— Comme Clara se marie en taule, explique tranquillement Jérémy, j’ai pensé que ça pourrait peut-être vous servir, au cas où on vous garderait.

La double baffe qu’il morfle aussi sec lui donne des couleurs pour la journée. Sur quoi, Mo et Simon consentent un demi-sourire.

— Benjamin, tu ne vas pas t’habiller ?

Julie est près de moi. Julie, dans cette robe croisée que je préfère entre toutes parce qu’elle libère ses seins dès que j’ai soif, Julie sourit à mon pyjama rayé. Pourquoi m’habillerais-je ? Après tout, je suis déjà en uniforme… Le coup de pompe qui me prend alors me plonge sans sommation dans un désespoir si profond, une obscurité si totale que j’en vacille sur place, ma main, instinctivement, cherchant l’épaule de Julie. Et je m’entends dire, avec une voix qui était la mienne dans le temps, un peu comme la voix du Petit aujourd’hui :

— Je veux que Yasmina me donne mon bain.

Puis :

— Je veux que Yasmina m’habille.

* * *

Yasmina m’a donné mon bain. Comme elle l’a fait hier soir à chacun des enfants, Thérèse comprise, comme elle le faisait quand jetais môme, chaque fois que maman s’en allait aimer ailleurs et nous laissait seuls, Louna et moi.

Je ne veux pas que Clara se marie. Je ne veux pas que Clara passe seulement une semaine de sa vie à faire la muse pour les taulards de Saint-Hiver. Je ne veux pas qu’on m’use ma Clara. Je ne la veux pas dans les bras d’un homme qui claquera trente ans avant elle. Je ne veux pas qu’on lui joue la tragédie du bonheur. Je ne veux pas qu’on l’enferme dans cette prison-là. Yasmina me donne mon bain, ses doigts jaunis par le henné, savonnant ce qu’il faut savonner :

— Tu as grandi, mon fils Benjamin.

Je ne veux pas que cet illuminé à chevelure d’archange et aux doigts de salamandre baise ma Clarinette. Et je ne veux plus faire le bouc aux Éditions du Talion. J’en ai marre, j’en ai tellement marre…

— Tu es fatigué, mon fils Benjamin, il ne faut pas dormir sur les chaises.

Lorsque Clara est née, il y a dix-huit ans, Hadouch et moi avons conduit maman en catastrophe à la clinique du coin. Maman avait pris cette luminosité translucide qui, chez elle, annonce toujours l’imminence. Hadouch a fauché une bagnole et on s’est rués. « Vous affolez pas, les enfants, elle commence à peine son travail. » La sage-femme avait un œil d’huître et la voix bourbeuse. On est allés faire un tour de périphérique, mais, pas trop rassurés, on est revenus avant l’heure. Écroulée dans ses burettes, la sage-femme ronflait comme une chaufferie. Elle s’était poivrée à l’éther, et ma Clara s’occupait à naître toute seule. La tête dehors, elle posait déjà sur le monde cet étrange regard de consentement rêveur que Julie, des années plus tard, identifia comme étant l’œil du photographe. « Elle fixe les choses, et elle les admet. » J’ai mis Clara au monde pendant que Hadouch cherchait un toubib en courant dans les couloirs.

— Viens là que je te sèche.

Je ne veux pas que Clara se marie, et pourtant, Yasmina m’habille. Je veux que Clara retrouve son œil de photographe, je ne supporte pas son regard de nonne énamourée. Je veux que Clara voie ce qu’il y a à voir. Et pourtant, je suis habillé.

6

Le pire, dans le pire, c’est l’attente du pire. Le pire, dans les noces, c’est la caravane de klaxonneux qui annonce au monde entier la proche inauguration de la mariée. J’ai souhaité qu’on échappe au moins à ça, mais il paraît que ça aurait frustré les mômes d’un grand plaisir. La prison de Champrond étant à soixante bornes de Paris, il a fallu se fader soixante kilomètres de klaxonnerie. Un automobiliste qui nous aurait croisés avec un peu d’attention aurait peut-être trouvé amusant qu’une noce aussi tonitruante trimballât dans ses bagnoles enrubannées une telle collection de gueules d’enterrement. Exception faite de la dernière voiture où ont pris place les mouflets (Jérémy, le Petit, Leila et Nourdine les enfants d’honneur) et qui est conduite par Théo, un pote sans faille que je me suis fait à l’époque où je jouais le Bouc Émissaire au Magasin, rue du Temple[1]. Quand je lui ai demandé si ça ne l’embêtait pas de se joindre, Théo a répondu : « J’adore les mariages, je ne perds jamais une occase de voir à quoi j’ai échappé. Alors un mariage en cabane, tu penses… »

La plus belle auto est évidemment celle de la mariée, une Chambord toute blanche, louée spécialement par Hadouch au cours d’une séance où j’ai bien cru que le loueur allait se flinguer. « Non, pas une B.M.W., disait Hadouch, ça fait mac, pas une Mercedes non plus, ça fait manouche, non, cette Traction, non, on tourne pas un film sur la Gestapo, pas de Buick non plus, on dirait des corbillards, c’est un mariage, bordel, pas un enterrement — enfin presque pas… », des heures, ça a duré, jusqu’au moment où : « Et la Chambord, là, elle est à louer ? » Puis, très sérieux : « Tu comprends, Benjamin, une Chambord blanche, ça, au moins, ça fait Clara. »

Clara roule derrière moi, dans la Chambord blanche. Elle a mis sa main dans la main du vieil Amar et m’est avis qu’elle ne la lâchera que pour prendre celle de Clarence. (Clara et Clarence !… nom de Dieu de nom de Dieu !) Yasmina s’est assise de l’autre côté et Hadouch conduit, un coude à la portière, seul devant, comme un authentique chauffeur de Chambord blanche. Julie et moi ouvrons la marche dans sa 4 C.V. jaune, qui roule allègrement, toute contente de ne pas être en fourrière, comme un taulard en permission exceptionnelle. À part Julius le Chien, qui trône derrière, un ruban rose noué par le Petit autour de son énorme cou, nous n’avons pris personne à bord, je voulais rester seul avec Julie. Par égard pour mon deuil fraternel, Julie ne klaxonne pas. Elle conduit avec cette espèce de nonchalance dynamique qu’affichaient, dans les années vingt, les femmes émancipées au volant des longues décapotables. Elle est belle et j’ai glissé ma main dans l’échancrure de sa robe. Un de ses seins y a aussitôt fait son nid.

— Est-ce que je t’ai déjà dit que j’ai fait une interview d’A. S. Neill, à Summerhill, dans le temps ?

Non, elle ne m’a jamais dit ça. Elle parle peu de son boulot, Julie. Et c’est tant mieux, parce qu’elle passe tellement de temps à courir le monde pour écrire ses papiers que si elle se mettait aussi à me raconter le comment, la vie serait ailleurs.

— Eh bien, je me rappelle aujourd’hui qu’il m’a parlé de Saint-Hiver.

— Sans blague ? Saint-Hiver est allé voir A. S. Neill à Summerhill ?

— Oui, un juge français qui se proposait d’appliquer aux délinquants majeurs les méthodes que lui-même utilisait avec les gosses.

Mo le Mossi et Simon le Kabyle suivent Clara dans une camionnette où sept moutons embrochés attendent le méchoui final. Les taulards-créateurs sont de la fête, bien entendu, leurs matons aussi et peut-être même les flics qui les ont coxés, les juges qui les ont envoyés au ballon et les avocats qui les ont si bien défendus. Une demi-tonne de couscous accompagne le méchoui.

— Et qu’est-ce qu’il en pensait, A. S. Neill, du beau Clarence ?

— Il se demandait si son projet allait réussir. Il en doutait, je crois. Pour lui, la réussite dans ce genre d’institutions tenait moins à une question de méthode qu’à la personne responsable.

— Oui, madame, y’a pas de pédagogie, y’a que des pédagogues.

Julie me sourit du coin de l’œil. Mais une petite mécanique s’est mise en branle dans sa tête. Je connais bien cet air-là. La journaleuse pointe le nez. Et pas n’importe quel nez ! Julie est au monde social ce que la reine Zabo est à l’univers du papier : un scanner d’une curiosité insatiable, et d’un diagnostic infaillible.

— Quelque chose que j’aurais bien aimé savoir, tout de même…

— Oui, Julie ?

— C’est la façon dont Saint-Hiver s’y est pris pour faire avaler son projet de prison à Chabotte. Tu te souviens de Chabotte ? Il était directeur de cabinet au ministère de la Justice, à l’époque ; rien ne se décidait sans lui.

Si je me souvenais de Chabotte… l’inventeur de la petite moto à deux poulets, celui de derrière armé d’un long bâton. La plupart des têtes cabossées qui venaient se faire soigner à la maison, dans les années 70, on les devait au bâton motorisé de Chabotte.

— Faire avaler à un Chabotte qu’avec un peu de doigté on peut transformer Landru en Rembrandt, ça ne doit pas être évident.

Là, j’objecte :

— Un type qui, à soixante ans, peut séduire Clara et en faire cinq minutes plus tard une grenouille de bénitier peut convaincre n’importe qui de n’importe quoi.

Et j’ajoute, mine de rien :

— Par exemple, convaincre une Julie Corrençon de ne pas écrire d’article sur sa prison paradisiaque, alors qu’elle en crève d’envie.

Julie ouvre la bouche pour me répondre, mais un hurlement de sirène lui souffle sa bougie. Un motard vient de nous dépasser, cul dressé et ventre à terre, faisant signe à la noce de se jeter dans le fossé pour laisser passer l’essentiel : en l’occurrence une limousine officielle aux verres fumés comme le mystère et qui atteint la ligne d’horizon à la seconde où elle nous dépasse, suivie par un autre motard, non moins hurlant que le premier. « Un invité de marque », ricané-je in petto.

* * *

— Non ! avait répondu Saint-Hiver quand Julie lui avait carrément posé la question. Non ! Il ne faut pas que vous écriviez d’article sur nous !

Sa voix avait eu quelque chose d’un coupe-feu. Il s’était repris aussitôt :

— Bien entendu, la presse est libre, mademoiselle Corrençon, et d’ailleurs il n’est pas dans mon caractère d’interdire.

(N’empêche que c’est tentant, hein ?)

— Mais imaginez que vous écriviez cet article…

Sa voix suppliait de n’en rien faire.

— Imaginez que vous sortiez ce papier : « Une unité de production artistique et artisanale dans le système pénitentiaire français »… quelque chose comme ça, je ne suis guère doué pour les titres (en effet !), ce sera ce que vous appelez un « scoop », n’est-ce pas ? Et qui plus est, le genre de scoop « branché-expérimental » qui titille l’imaginaire d’aujourd’hui, non ?

Si. L’appétit de Julie était bien obligé d’en convenir.

— Bien. Que se passera-t-il dans la semaine qui suivra la sortie de votre article ?

Silence de Julie.

— Nous serons le point de mire de tous les snobismes, voilà ce qui se passera ! Les journalistes bien intentionnés nous tomberont dessus comme des sauterelles pour chanter nos louanges et les autres pour crier au gaspillage de l’argent public ! Résultat : compétition idéologique ! Les critiques de tous poils feront le siège de mes peintres, de mes auteurs, de mes compositeurs, et les compareront à ce qui se produit dehors, résultat : compétition artistique ! On voudra vraisemblablement commercialiser notre production : compétition économique ! Certains de mes pensionnaires céderont au vertige publicitaire : compétition narcissique ! Or, je vous le rappelle…

Là, très lentement, le doigt tremblant…

— Je vous le rappelle, si ces hommes ont tué un jour c’est précisément parce qu’ils ne supportaient pas ce climat de compétition généralisée…

Silence au-dessus des assiettes.

— Ne les tentez pas, mademoiselle Corrençon, n’écrivez pas cet article, ne jetez pas mes pensionnaires dans la fosse aux lions.

— Ils tueraient les lions.

7

Il y a tant de voitures de police agglutinées autour de la prison de Champrond… La bâtisse semble surgir d’une carapace de tôle où ses vieux murs se reflètent comme dans des eaux mortes.

— Je me demande s’il y aura assez de mouton pour tout le monde, en fin de compte, dis-je.

Silence de Julie.

— Regarde, ils ont déjà allumé le feu pour le méchoui dans la cour centrale.

C’est vrai, montant du cœur de la prison, un mince ruban de fumée s’effiloche dans un ciel parfaitement bleu.

— Je crains qu’il n’y ait pas de mariage, dit enfin Julie.

— Qu’est-ce que tu dis ?

Le flop-flop d’un hélicoptère brouille le ciel sur nos têtes. Un hélico rouge de la prévention civile dont les pales tranchent le cordon de fumée au-dessus de la prison. Il disparaît, quelque part derrière les murs.

— Il a dû se passer quelque chose.

Julie montre le barrage de gendarmerie. Herses, motards, gendarmes debout, mitraillettes au poing, et un officier quatre fois auréolé d’argent pour diriger l’orchestre. Qui s’avance vers nous.

— Un commandant, dit Julie en coupant le contact.

Silence.

Là-bas, le ruban de fumée s’est remis de ses émotions. Il fuse tout droit vers le ciel. Au plus haut, il s’accorde quelques volutes. Le commandant de gendarmerie s’approche, se penche. Il a le sourcil aussi argenté que le galon.

— Vous êtes la mariée ?

Posée comme ça, à Julie, la question est plutôt marrante. C’est ma mariée à moi, bas les pattes ! Mais le regard, sous le sourcil, déborde de condoléances. Pas le moment de rigoler. Je saute de la voiture pour intercepter Clara. Trop tard.

— Je suis la mariée, monsieur.

Comme si elle venait de se poser devant lui, tombée du ciel dans sa robe blanche, la main dans celle d’Amar. Le commandant cherche ses mots.

— Il est arrivé quelque chose ?

Un sourire incertain, très poli, tremble sur les lèvres de Clara. Hadouch, Mo et Simon prennent la relève.

— Il y a un problème ?

Ce n’est pas vraiment une question de leur part. Un automatisme culturel, plutôt. Les uniformes leur simplifient rarement la vie.

— S’il vous plaît, monsieur, dit Clara, répondez-moi.

Il y a davantage d’autorité dans la voix de cette mariée que dans tous les uniformes, les herses, les mitraillettes, les motos, toute cette force dressée là.

— M. de Saint-Hiver est décédé, dit le commandant.

Et il répète trois fois la même chose. Il s’empêtre. Il n’a pas voulu laisser la corvée à un de ses subordonnés. Il préférerait être l’un d’eux. Il préférerait être une moto.

* * *

Clara a lâché la main d’Amar.

— Je veux le voir.

— C’est tout à fait impossible.

— Je veux le voir.

Bien que ça lui paraisse génétiquement improbable, le commandant de gendarmerie demande au vieil Amar :

— Vous êtes son père ?

À quoi Amar fait une de ses réponses à lui :

— Elle est ma fille, mais je ne suis pas son père.

— Il faut lui expliquer…, dit le commandant.

— Clara…

C’est moi qui parle, maintenant. J’appelle le plus doucement possible, comme on réveille un somnambule :

— Clara…

Elle me lance exactement le même regard qu’à l’autre baroudeur aux sourcils d’argent. Elle répète :

— Je veux le voir.

Et moi qui l’ai mise au monde, je sais qu’elle ne dira rien d’autre tant qu’elle n’aura pas vu Clarence.

Les gosses courent déjà vers nous, sur la route ensoleillée.

— Simon, fais remonter les mômes dans leur voiture et dis aux autres de ne pas bouger !

Simon obéit à l’ordre de Hadouch comme il l’a toujours fait, sans hésitation.

— En dehors de vous, qui commande, ici ?

Épinglé à son uniforme, le brevet de parachutiste du commandant m’envoie un éclair vexé.

— Je suis son frère, dis-je, son frère aîné.

La tête du commandant fait signe qu’elle a pigé.

— Il faut que je vous parle, dit-il d’une voix brève.

Il glisse sa main sous mon bras et m’entraîne.

— Écoutez-moi bien, frère aîné…

Il parle très vite.

— Saint-Hiver s’est fait assassiner, on l’a torturé, massacré pour tout dire, il n’est absolument pas visible. Si votre sœur y va, elle en mourra.

Le barrage de police s’ouvre devant nous. Une voiture de presse nous décoiffe au passage, elle fonce vers Paris. L’éternel bolide des mauvaises nouvelles.

— Et quand elle verra la photo dans les journaux, elle n’en mourra pas ? Vous allez le montrer à la terre entière mais pas à elle ?

Silence. Nous regardons Clara. Hadouch et Mo sont en retrait. Amar, de nouveau assis dans la Chambord blanche. Clara a immobilisé le soleil au-dessus de sa tête.

— Si vous voulez vous en débarrasser, il faudra l’embarquer.

Tout cela à mots chuchotés. Paroles immobiles. Immobilité de la noce dans la banquise des blés, immobilité des uniformes, immobilité de la prison, qui pour la première fois me paraît massive, immobilité de l’air où le ruban de fumée trace une verticale. L’artiste a la main sûre : une verticale implacable. « La mort est un processus rectiligne… »

— Il y a eu une révolte, dit le commandant. On ne peut pas pénétrer dans la prison.

Mais le silence est tel, autour de nous, que s’il y a eu révolte, on a dû lui coller un sacré bâillon.

— Pas le moindre murmure de révolte, dis-je.

Puis, plus près encore de l’uniforme si c’est possible :

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Les prisonniers ont massacré Saint-Hiver ?

Dénégation rapide des quatre galons.

— Pas exactement.

— Comment ça, pas exactement ? Ils ne l’ont pas massacré exactement ?

La patience du commandant, c’est l’image de la mariée, debout, seule sous ce soleil rond. Si ça se trouve, il a une fille blonde, de l’âge de Clara, quelque chose comme ça, qui doit se marier demain elle aussi, avec un juge d’instruction…

— Je vous en prie, il faut absolument convaincre votre sœur de rentrer chez elle.

Derrière le pare-brise de la 4 C.V., Julie me regarde parlementer. Julie n’est pas sortie de la voiture. Julie n’est pas allée épauler Clara. Julie connaît Clara aussi bien que moi. « Tout ce que Clara décide, Benjamin, ne te fais aucune illusion, elle le décide seule. »

— Ma sœur a décidé de voir le corps de Saint-Hiver.

* * *

Une portière de voiture claque derrière le commandant de gendarmerie. Elle claque fort. Un type long comme un faucheux s’avance vers nous à grandes enjambées. Il se pointe toujours à un moment ou à un autre, l’être providentiel qui va débloquer la situation… Celui-là nous dépasse, le commandant et moi, sans nous accorder un regard, frôle Clara comme s’il passait à travers elle, et se plante finalement devant Hadouch :

— Mais c’est Ben Tayeb ! Tu es de la noce, Ben Tayeb ?

Sans attendre la réponse, le faucheux désigne Mo et Simon du pouce.

— Ton Mossi et ton Kabyle se sont faits chrétiens ?

À quoi Simon sourit béatement. Il y a un espace entre ses incisives. La légende veut que par cet espace souffle le vent du prophète. L’histoire dit que ce vent-là a déraciné plus d’une forteresse. Hadouch connaît le sourire de Simon.

— On ne bouge pas, Simon, on dit : « Bonjour, monsieur l’inspecteur. »

Simon ne bouge pas. Il dit :

— Bonjour, monsieur l’inspecteur.

Son sourire non plus ne bronche pas.

— Berthier ! Clamard ! appelle l’inspecteur.

Deux autres portières claquent. Berthier et Clamard. Une petite tête de moins que leur patron, mais tout pareils dans la dégaine. Les singes savants de la boutique Hiérarchie.

— Vous permettez, commandant ? crie de loin le faucheux, c’est Belleville qui vient jusqu’à moi, ma zone, mon gagne-pain, ma raison d’être, autant en profiter pour travailler un peu !

Le commandant ne répond pas. Il désapprouve en silence. L’éternel conflit policier entre le costume de ville et le costume des champs. Le faucheux s’est mis à remonter la colonne de voitures. Une voiture par enjambée. Un coup de main plate sur le toit de chaque bagnole. Boum !

— Tout le monde dehors ! Vérification d’identité !

— Peut-être même qu’on va tomber sur une chignole volée, ricane un des singes savants en passant près du commandant.

Toute cette humanité sortant au ralenti d’automobiles coincées dans les blés, ce grand type parcourant la colonne en cognant sur chaque toit (boum ! boum !) dans un silence de planète, la terre tranchée en deux horizons jaunes par une route trop droite, et cette mariée debout sous un soleil trop rond… Il ne manque plus que la voix de Dieu…

Or, la voix de Dieu s’abat tout à coup sur le spectacle.

Et les blés en frémissent.

— Inspecteur Bertholet, fichez la paix à ces gens et regagnez votre voiture !

La voix a saisi le faucheux main levée au-dessus de la voiture des enfants. (« J’ai cru que la foudre l’avait grillé sur place », dira Jérémy un peu plus tard.)

Dieu a la voix craquante des mégaphones de police.

— Vous avez suscité une révolte dans cette prison, ça ne vous suffit pas ?

L’inspecteur Bertholet connaît bien cette voix-là.

— Il vous faut aussi une émeute à l’extérieur ?

Elle lui signifie publiquement la fin de sa carrière.

Pendant que l’inspecteur Bertholet regagne sa niche, Dieu sort tout vivant de sa voiture de fonction, celle-là même qui a doublé la noce tout à l’heure, un ange devant, un ange derrière.

— Bonjour, monsieur Malaussène, il n’y a vraiment que vous pour vous flanquer dans des situations pareilles.

La virgule graisseuse sur un front très blanc, un costume vert bouteille ouvert sur un gilet brodé d’abeilles, les mains croisées derrière le dos et le ventre en avant, c’est le commissaire divisionnaire Coudrier, le patron du vieux Thian, que j’ai rencontré, déjà, dans ma vie, oui, plusieurs fois, et qui, en bon flic céleste, en sait beaucoup plus sur moi que moi-même.

— C’est votre sœur Clara, j’imagine ?

Clara, toujours dans le soleil.

— Pauvre petite.

En effet, le commissaire divisionnaire Coudrier a tout l’air de penser que cette mariée plantée sur cette route par les horreurs ordinaires de la vie est bel et bien une « pauvre petite ».

— Elle veut absolument voir Saint-Hiver, monsieur le divisionnaire, intervient le commandant de gendarmerie.

— Évidemment…

Le commissaire divisionnaire hoche douloureusement la tête.

— Rien ne s’y oppose, monsieur Malaussène, si ce n’est l’état de la victime. M. de Saint-Hiver n’est guère présentable.

Nouveau regard sur Clara :

— Mais je suppose qu’on n’y coupera pas.

Puis, après une profonde aspiration :

— Allons-y.

* * *

Deux gendarmes ont écarté les herses qui ont rayé le silence.

J’ai pris le bras de Clara. Elle s’est dégagée. Elle voulait marcher seule. Seule devant. Elle connaissait le chemin des appartements de Saint-Hiver. Coudrier et moi n’avions qu’à suivre. Nous suivîmes. Ce fut comme si une jeune mariée passait la gendarmerie nationale en revue. Les gendarmes se redressaient en baissant la tête. Les gendarmes pleuraient le deuil de la mariée. Il neigeait sur la gendarmerie française. Puis, ce fut au tour des Compagnons Républicains de Sécurité, le mousqueton au pied, de voir la mariée fendre leurs rangs. Eux qui venaient de casser allègrement du prisonnier révolté, ils sentaient maintenant leur cœur battre dans leur casque. La mariée ne regarda ni les uns ni les autres. La mariée fixait la haute porte grise. La porte s’ouvrit d’elle-même sur la cour d’honneur de la prison. Au milieu de la cour, un piano à queue se consumait doucement parmi des chaises renversées. Une fumée droite l’envoyait au ciel. Les casquettes des gardiens tombèrent au passage de la mariée. Quelques moustaches frémirent. Le dos d’une main écrasa une larme. La mariée, maintenant, glissait dans les couloirs d’une prison silencieuse au point qu’on pouvait la croire à l’abandon. Blanche et seule, la mariée flottait comme un souvenir des vieux murs, les meubles, autour d’elle, semblaient renversés depuis toujours, et les photos déchirées qui jonchaient le sol (un flûtiste à la tête penchée, le poing d’un sculpteur autour du fer de son ciseau… une corbeille à papiers débordant de brouillons étonnamment propres, écriture serrée, ratures tirées à la règle) des photos très anciennes. Ainsi flottante et silencieuse, la mariée parcourut les couloirs, gravit des colimaçons, hanta des galeries, jusqu’à ce qu’enfin la porte qui était le but de ce voyage se dressât devant elle et qu’un vieux gardien aux yeux rougis, aux mains tremblantes, tentât de l’arrêter :

— Il ne faut pas, mademoiselle Clara…

Mais elle repoussa le gardien et pénétra dans la pièce. Il y avait là des hommes à blousons de cuir qui prenaient des mesures, d’autres, un petit pinceau au bout de leurs doigts gantés, qui époussetaient des millimètres, il y avait un médecin d’une pâleur de mourant, et il y avait un prêtre en prière, mais qui se redressa soudain, aube aveuglante, chasuble déployée, étole folle, entre la mariée et ce qu’elle avait décidé de voir.

Elle repoussa le prêtre avec moins de ménagement que le vieux gardien et se retrouva seule, absolument seule, cette fois, devant une forme détruite. Cela était tordu, figé. Le corps montrait ses os. Cela n’avait plus de visage. Mais cela semblait crier encore.

La mariée contempla longuement ce qu’elle était venue voir. Aucun des hommes présents n’osait même respirer. Puis, la mariée fit un geste dont ils durent creuser le mystère, tous autant qu’ils étaient, docteur et prêtre compris, jusqu’à la fin de leurs propres vies. Elle plaqua contre son œil un petit appareil photo noir, surgi on ne sait comment de toute cette blancheur, elle fixa une seconde encore le cadavre supplicié, puis il y eut le grésillement d’un flash, et une lueur d’éternité.

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