— Et quels sont vos projets, monsieur Malaussène ?
— Consoler Clara.
Ah oui ? Et comment comptes-tu t’y prendre pour consoler Clara, bonhomme ? Toi qui voulais si peu de ce mariage, quels arguments vas-tu trouver, hein ? Dis un peu pour voir… Ce soulagement profond que tu ressens malgré toi (parce que tu es soulagé, Benjamin, tout au fond, là-bas, non ? t’es pas un peu soulagé ?), comment vas-tu le lui cacher ? S’agit pas d’imaginer une petite salade à l’usage d’un géant en mal de publication, ce coup-ci… c’est autre chose, là, c’est la douleur, la vraie, grandeur plus que nature, c’est l’innommable douleur, la vacherie céleste dans tout son ô Dieu raffinement. Il serait mort comme ça, Saint-Hiver, un coup de cœur le jour de son mariage, un trop-plein de bonheur dans les coronaires, gavé d’âme, un peu comme on meurt d’indigestion, avec le sourire du bienheureux, d’accord, c’était assez facile… Mais là ? Hein ? Là ? Comment faire ? C’est qu’on la lui a fignolée sa mort, à feu le futur beauf ! Un supplice dans toutes les règles de l’horreur, le supplice des supplices : même pas la consolation de se dire que la dernière pensée de Saint-Hiver aura été pour Clara… Sa dernière pensée aura été pour que ça s’arrête, et l’avant-dernière aussi, pour que ça cesse, pour qu’on l’achève. Les types qui lui ont fait ça n’y sont pas allés avec le dos de la haine… Et toi, tu vas consoler Clara, c’est ça ? Clara qui s’est enfermée dans son labo-photo dès le retour de la jolie noce, toute seule sous la lampe rouge, à développer le martyre, en temps réel, la maison couchée depuis longtemps et retenant son sommeil, une façon à elle d’accompagner son homme, je suppose, de comprendre ce qu’on lui a fait, de se joindre à lui qui était si seul tout le temps que ça a duré, tellement abandonné, si désolé, comme on disait jadis quand on voulait parler d’une solitude de pierre… parce que c’est ça, la torture, ça ne consiste pas seulement à faire mal, ça consiste à désoler un être jusqu’à ce qu’il soit très loin de l’espèce humaine, plus rien à voir avec, solitude hurlante, et peut-être qu’il a eu mal, Saint-Hiver, au point de penser que la mort elle-même ne l’en soulagerait pas… Et toi, tu vas consoler Clara qui a compris tout ça, goutte à goutte, tout au long de sa nuit rouge… bien après le départ d’Amar.
— Ça ira, mon fils ?
— Ça ira, Amar.
— Yasmina peut quelque chose ?
— Qu’elle emporte la robe, qu’elle la donne, qu’elle en fasse ce qu’elle veut…
— D’accord, mon fils. Hadouch peut quelque chose ?
— Rendre la Chambord, m’excuser pour la promenade.
— Bon, mon fils, et moi, je peux quelque chose ?
— Amar…
— Oui, mon fils ?
— Amar, je te remercie.
— Laisse, mon fils, in niz beguzared, cela aussi passera…
Certes, certes, mais il y a des choses qui passent tout de même plus vite que cette séance de développement… Enfants couchés, lumières éteintes, draps bouillants de mon lit, loupiote rouge du cabinet photo… Que restera-t-il à consoler chez Clara revenue à la lumière du jour ? Tu t’imagines que tu vas pouvoir replanter quelque chose dans cette désolation, Malaussène ? Tu es vraiment d’un optimisme affectif à vomir… Un petit coup d’amour fraternel par là-dessus et il n’y paraîtra plus, c’est bien ça ? Au fond, la perspective de consoler Clara te met l’eau à la bouche, pas vrai ? Et plus ce sera dur, meilleur ce sera, non ? Allez… avoue ! Parce qu’on a tellement voulu se la garder pour soi, sa petite frangine, maintenant qu’on l’a, ce serait dommage de ne pas l’utiliser…
Et ainsi de suite, toute la nuit, jusqu’au fameux coup de téléphone.
— ALLÔ ! (Hurlement rouillé : la reine Zabo.)
Elle a gueulé si fort que je m’en suis assis.
— Un demi-ton plus bas, Majesté, j’ai une famille nombreuse qui dort autour de moi.
— À cette heure ?
Dix heures du matin, en effet, et Julie n’est plus là.
— Pas fermé l’œil. Majesté, je me croyais à l’aube.
— L’insomnie est une illusion de feignant, Malaussène, on dort toujours plus qu’on ne le croit, dans la vie.
Et voilà… toujours sa façon d’enclencher le dialogue : service lifté. Pas envie de jouer au ping-pong, ce matin.
— Il me semble que nous nous sommes tout dit, la dernière fois, non ?
— Pas tout, Malaussène, j’ai quelque chose à ajouter.
— Quoi donc ?
— Condoléances.
Mon Dieu, condoléances ; c’est vrai… Il va falloir s’appuyer les condoléances comme dessert.
Mais au fait, comment sait-elle ça, elle ?
— La mort circule vite, Malaussène. Les ailes des journaux ! Ils se posent tous les matins sur mon bureau.
Décidément pas envie de bavarder.
— Et à part la bouleversante expression de votre chagrin, Majesté, autre chose ?
— Des excuses, Malaussène.
(Pardon ?)
— Je vous dois des excuses.
Ce doit être la toute première fois qu’elle prononce cette phrase. D’où ma silencieuse stupeur.
— Je vous ai viré sur un coup de tête, et je m’en excuse. Loussa m’a prévenue à son retour. Pour votre sœur, je veux dire. Ce mariage qui vous tracassait…
(« Qui vous tracassait… »)
— Vous étiez déprimé, Malaussène, et je n’ai jamais renvoyé personne pour dépression nerveuse.
— Vous ne m’avez pas viré, c’est moi qui ai démissionné.
— Comme on se suicide, oui.
— C’était une décision mûrement réfléchie !
— Ne parlez jamais de maturité dans votre cas, mon garçon, même un panaris ne pourrait pas mûrir sur vous, alors une décision…
(Et voilà, c’est reparti…)
— À votre âge vous devriez savoir qu’on ne donne jamais sa démission, on part avec une indemnité, une grosse, c’est ça la maturité, Malaussène !
— D’accord, Majesté, disons deux années de salaire, ça vous va ?
— Rien du tout, je ne vous filerai pas un rond. Mais je vous propose autre chose.
Ne jamais accepter une proposition de la reine Zabo.
— Écoutez…
— Écoutez vous-même, Malaussène, la matinée est largement entamée. Et d’abord, ceci : chaque fois que vous vous éloignez de moi — l’année dernière pendant votre congé de maladie bidon et avant-hier soir après m’avoir filé votre prétendue démission —, vous êtes victime d’emmerdements incontrôlables, un tourbillon d’horreurs, vrai ou faux ?
(Vu comme ça, c’est plutôt vrai, faut admettre…)
— Le hasard, Majesté.
— Hasard, mon œil. En plaquant les Éditions du Talion, vous sortez de votre nid et la vie vous descend en plein vol.
Drôle d’image, le nid, pour une maison d’édition. Un éditeur, c’est d’abord des couloirs, des angles, des niveaux, des souterrains et des soupentes, l’inextricable alambic de la création : l’auteur se pointe côté porche, tout frémissant d’idées neuves, et ressort en volumes, côté banlieue, dans un entrepôt, cathédrale dératisée.
— Vous m’écoutez, Malaussène ? Bon. Autre chose, maintenant. Que vous ne vouliez plus jouer les boucs, je l’admets. J’y ai passé la nuit, mais je l’ai admis. Vous ne pouviez pas éternellement vous faire engueuler à la place de tous ; vous n’êtes ni chrétien, ni masochiste, ni même suffisamment vénal. Alors, je vous propose autre chose.
Et c’est là que je me suis entendu dire :
— Quoi donc, Majesté, qu’est-ce que vous me proposez ?
Oh ! bien sûr j’y ai mis l’ironie qu’il fallait, un zeste de distance traînante, mais ça ne l’a pas trompée. Elle a poussé un cri de victoire :
— L’amour, mon garçon ! Je vous propose l’amour !
(L’amour ? J’ai Julie, j’ai les enfants, j’ai Julius…)
— Entendons-nous bien, mon petit, je ne vous propose pas la botte, ni même les quelques affections ordinaires que peut susciter par-ci par-là votre charme ambigu, c’est l’amour avec un grand A que je vous offre, tout l’amour du monde !
Elle se marre, je l’entends d’ici qui se marre entre les mots, mais les mots, eux, sont sérieux. Quelque chose travaille la reine Zabo, et ce quelque chose me concerne. (L’Amour avec un grand A : Méfiance avec un grand M.)
— Alors, qu’est-ce que vous en pensez ? Passer directement de la haine à l’amour, c’est pas de la promotion, ça ?
— C’est d’un café, que j’ai besoin, pour l’instant, Majesté, un bon café turc, avec un petit « c » bien serré.
— Venez le boire ici !
Cette invitation c’est le coup de poignet du pêcheur qui croit avoir ferré sa bête.
— Désolé, Majesté, mais le premier café mondain de la journée, c’est avec un commissaire divisionnaire que je vais le boire. Ce matin, à onze heures précises, dans les locaux de la P.J.
Parfaitement vrai. Mais avant de me retrouver devant le commissaire divisionnaire Coudrier, je suis descendu chez les enfants où je me suis fait mon café à moi, dans ma cafetière à moi, la turque, au long bec, celle que Stojilkovicz, naguère, m’a rapportée de son village d’Imotsky. Est-ce qu’il continue de traduire paisiblement Virgile dans la tôle de Saint-Hiver, oncle Stojil ? M’est avis que la révolte des prisonniers et l’assassinat du patron ont dû flanquer un drôle de courant d’air dans son Gaffiot !
Laisser monter la mousse, et redescendre, et remonter, velours doré, et redescendre, trois fois : café turc. Boire sans se presser, du bout des lèvres, après que le marc a fait sa vase au fond de la tasse. Tendre la tasse bue à Thérèse qui la retourne contre la soucoupe et lit dans les coulées brunes le programme de la journée.
— On va te faire deux propositions aujourd’hui, Benjamin, il faudra accepter l’une et refuser l’autre.
Jérémy et le Petit sont à l’école, Julie vadrouille Julie sait où, le vieux Thian promène Verdun au Père-Lachaise. Restent Thérèse, fidèle aux astres, et Clara…
— Thérèse, et Clara ?
— Dans la chambre. Benjamin. Yasmina est revenue.
Qui dit que l’arabe est une langue gutturale, voix sèche du désert, râle de sable et de ronces ? L’arabe est langue de colombe, aussi, promesse lointaine des fontaines. Yasmina roucoule : « Oua eladzina amanou oua amilou essalahat… » Yasmina s’est assise sur le tabouret de Thian le conteur : « Lanoubaouanahoum min eljanat ghourafan… » Les fesses de Yasmina débordent, et du jabot de Yasmina déborde le chant de consolation, éloge de Clarence, le prince mort, premier somme de la jeune veuve. Et, de fait, Clara s’est endormie. Ce n’est pas un sourire. Ce n’est pas encore la paix revenue, mais c’est tout de même le sommeil, la main allée dans la main de Yasmina… « Tajri min tahtiha ellanhar halidjin fiha… »
— Julius, tu viens ?
Julius le Chien a veillé toute la nuit à la porte du labo de photo. Mais c’est fini, Clara dort. Julius le Chien se lève et me suit.
La mâchoire a été arrachée. Elle tombe bas sur la poitrine. Le palais, avec sa couronne de dents brisées, hurle à la une de tous les journaux du matin. L’œil droit balance comme un pendule à l’entrée de cette caverne. LE DIRECTEUR D’UNE PRISON MODÈLE MASSACRÉ PAR SES DÉTENUS. Le corps entier griffe l’espace, VICTIME DE SON PROPRE LAXISME ? Les jambes sont pliées à l’envers : héron mort. AMNISTIE ? VOUS DISIEZ AMNISTIE ? La belle mèche blanche n’est plus ; la peau du crâne est venue avec. PIRE QUE DES TUEURS ! Et la couleur… ô le progrès de la quadrichromie ! LA PRISON DU BONHEUR ÉTAIT CELLE DE LA HAINE. Le métropolitain opine, bien sûr, il opine, le pauvre, de sa bonne tête innombrable. Et il doute. Comment ces choses-là sont-elles possibles ? COMMENT EST-CE POSSIBLE ? Il y a des matins, comme ça, où les gens, dans le métro, ont des têtes de titres.
Quant à ceux qui auront cru,
(chantait la voix de Yasmina)
et qui auront accompli des œuvres bonnes
nous les ferons pour toujours
demeurer dans le jardin…
(Ainsi chantait Yasmina dont la voix évoquait
des ruisseaux clairs
coulant sous des salles immenses…)
— Café ?
Le bureau du divisionnaire Coudrier est un vieux souvenir qui n’a pas changé de meubles. Empire, du sol au plafond, en faisant le tour par la bibliothèque et le compte de tous les bibelots à la gloire du petit Corse. Empire jusqu’au bout de mes doigts qui tiennent la tasse à café frappée du « N » majusculement impérial.
— Je crois me rappeler que vous êtes amateur de café.
C’est vrai, et moi je crois me souvenir du café d’Élisabeth, la secrétaire à vie du divisionnaire Coudrier : pas turc pour deux ronds, rien de velouté, un mélange de nitroglycérine et de poudre noire qu’Élisabeth laisse tomber dans votre tasse, sans la moindre prudence, du haut de sa maigreur.
— Merci, Élisabeth.
Et de sortir, Élisabeth, comme toujours, sans un mot, par l’antique porte à soufflet qui isole le commissaire du reste de la République. Elle a laissé la cafetière derrière elle, posée sur son plateau d’argent, à côté du maroquin — les conversations pouvant être longues avec le commissaire divisionnaire Coudrier.
— Bien, résumons-nous, monsieur Malaussène.
D’une pression du pied, il diminue l’intensité de sa lampe à rhéostat, comme on baisse le son. Rideaux tirés jusqu’à la nuit tombée, la pénombre elle-même est vert Empire dans le bureau du divisionnaire Coudrier.
— Il y a deux ans, arrêtez-moi si je me trompe, vous étiez employé comme bouc émissaire dans un grand magasin où des bombes se sont mises à exploser partout où vous passiez. Tout vous accusait, et pourtant vous étiez innocent. Je me trompe ?
(Non, non.)
— Parfait. L’année dernière on me tue un fonctionnaire de police à Belleville, on égorge les vieilles dames du quartier, on drogue à qui mieux mieux les vieillards de la capitale, votre amie Julie Corrençon est victime d’une tentative de meurtre aggravée de sévices d’une rare cruauté, et, pour chacun de ces délits, on ne compte plus les soupçons qui convergent sur vous ; vous devenez une anthologie vivante de la présomption ; et pourtant…
(Ici, regard en points de suspension…)
— Non seulement vous êtes innocent, mais vous êtes, si je puis dire, l’innocence même.
(L’innocence m’aime.)
— Et voilà qu’hier on m’annonce l’assassinat particulièrement atroce d’un directeur de prison ; j’envoie sur les lieux un de mes subordonnés qui provoque une mutinerie en accusant d’entrée de jeu les prisonniers, je m’y rends donc moi-même pour rétablir l’ordre, et qui est-ce que je trouve sur place alors que je m’apprête à regagner mon bureau ?
(Moi.)
— Vous, monsieur Malaussène.
(Qu’est-ce que je disais…)
Petite gorgée de café pensive, et changement de registre :
— Depuis le temps que nous nous connaissons, j’ai cru observer que vous étiez très attaché à votre sœur Clara.
(On s’y attache, oui…)
La tête divisionnaire opine longuement.
— Ça ne devait pas vous enchanter qu’elle épouse Saint-Hiver ?
(Ah ! c’est ça…) Je sens mes petits nerfs se raidir.
— Pas précisément, non.
— Je comprends ça.
La lumière décroît encore d’un demi-ton.
— Un directeur de prison…
Sa voix s’est faite compréhensive, en effet.
— Âgé de près de soixante ans…
Là, il m’offre un sourire nostalgique.
— Autant livrer une communiante à un divisionnaire au bord de la retraite.
(Qu’est-ce qu’on doit faire, dans ces cas-là ? Rigoler poliment ou délivrer un certificat de beaux restes ?)
— Excusez-moi, je vous taquine. Encore un peu de café ?
(Oui, un petit café bien noir pour conserver les idées bien claires.)
— Pourquoi ne vous êtes-vous pas opposé à ce mariage ?
(Parce qu’il n’est pas né celui qui s’opposera avec succès au plus petit désir d’un rejeton Malaussène. Ce sont les enfants de leur mère, ces gosses-là, des fruits de la passion !)
— Clara était amoureuse.
— Soit.
(Visiblement, ça ne lui suffit pas.)
— Et majeure.
— Pénalement, certes. Mais de tous vos frères et sœurs, c’est celle que vous considérez le plus comme votre enfant, n’est-ce pas ?
Là, scié, je suis. Et comment tu peux savoir ça, divisionnaire ? Du coup je lâche, comme un aveu :
— C’est moi qui l’ai mise au monde.
Et j’ajoute :
— Avec mon ami Ben Tayeb.
Il ne relève pas. Il file son idée.
— Mais c’est aussi Clara qui joue le rôle de mère, chez vous, en l’absence de la vôtre ?
(La mienne qui s’est tirée avec l’inspecteur Pastor, un flic de chez lui, son préféré, même ! Une affaire de famille entre lui et moi en somme. D’autant que, j’ai compris : c’est le vieux Thian qui le renseigne, évidemment !)
— Je me trompe ?
(Non, c’est vrai. Même avant le mariage de Louna, c’est Clara qui aidait Yasmina à faire la maman.)
— En sorte que si elle avait épousé Saint-Hiver, vous auriez perdu à la fois et votre enfant et votre mère.
(Ce qui me fait deux mobiles en un seul pour refroidir Saint-Hiver… refroidir Saint-Hiver, assez drôle. Pourquoi les mauvais mots viennent-ils toujours trop tard ?)
— Vous voulez dire que…
Il reprend à la volée.
— Je veux dire que vous avez un don exceptionnel pour vous foutre dans la merde, mon garçon.
Là, il me semble prudent d’intervenir.
— Saint-Hiver s’est fait assassiner dans la nuit d’avant-hier ; or, cette nuit-là, j’ai dormi chez moi, en bas, avec les enfants.
(Sur une chaise.)
— Je sais, l’inspecteur Van Thian me l’a dit. Sur une chaise.
(Qu’est-ce que je disais… le vieux Thian, bien sûr.)
— Mais que savez-vous de la nuit de Ben Tayeb, du Mossi ou du Kabyle ?
(Oh ! non, merde, ça, non !)
— Ces gens-là ont l’amitié simple, monsieur Malaussène. Ils savaient que vous désapprouviez ce mariage, et si ce sont d’excellents amis, ce ne sont pas des anges pour autant. Ils ne s’y seraient pas pris différemment s’ils avaient voulu vous rendre service. Et puis, le cadavre d’un maton-chef ne doit pas peser trop lourd sur la conscience de Belleville.
— Ils n’auraient pas fait ça à Clara !
J’ai crié ça, tellement j’en suis convaincu. Il a laissé s’estomper l’écho avant de confirmer :
— Je ne le crois pas non plus, mais pour un enquêteur ordinaire…
(Vivent les enquêteurs extraordinaires !)
— Vous savez que vous êtes un cas ?
(Il y a de l’admiration, dans sa voix, tout à coup.)
— Jamais vu ça de toute ma carrière ! Grâce à vous, on pourrait former des générations d’enquêteurs…
(Pardon ?)
— Où que vous soyez, quoi que vous fassiez, on assassine à tout va, les cadavres pleuvent, la plupart dans des états abominables, déchiquetés par des bombes, la tête mise en miettes par des balles explosives, torturés jusqu’à l’indicible, tout vous accuse : mobile, fréquentations, itinéraires, emploi du temps, famille…
(Un petit ouragan d’enthousiasme professionnel.)
— Vous êtes un exercice d’école de première qualité pour n’importe quel flic en apprentissage ! Toutes vos protestations sont autant de dénis d’évidence. Impossible de croire qu’un tel faisceau de présomptions, une si hallucinante convergence de soupçons puissent aboutir à l’arrestation d’un innocent…
Ses deux mains à plat sur son bureau, les coudes déployés, le cul en l’air et la tête prise dans le cône de la lumière napoléonienne, on dirait un historien rendu cinglé par le suspense de la bataille qu’il raconte.
— On s’attend à tomber sur un monstre, le plus machiavélique des tueurs, et c’est un modèle de vertu qu’on trouve au bout de l’enquête !
(Au fond, c’est peut-être moi qu’il veut épouser ?)
— Fils irréprochable, frère dévoué jusqu’au sacrifice, ami infaillible, amant fidèle…
(J’ai un chien dont je m’occupe assez bien aussi…)
— Les bras des enquêteurs en tombent dans leurs chaussettes !
(Arrêtez, je vous en prie…)
Il arrête. Tout soudain. Son cul retrouve le cuir du fauteuil avec une lenteur de soufflet.
— Alors, je vais vous dire une bonne chose, monsieur Malaussène.
Silence. Café. Re-silence. Puis, le plus posément du monde :
— Vous commencez à me faire sérieusement chier.
(Je vous demande pardon ?)
— Vous jetez une ombre d’une telle épaisseur sur nos enquêtes qu’à cause de vos foutues vertus nous perdons un temps phénoménal !
Ça ne rigole plus du tout, derrière le bureau.
— Est-ce que par hasard vous imaginez que la police nationale est une institution destinée exclusivement à prouver votre innocence une fois par an ?
(Je n’imagine rien, moi, je n’ai aucune imagination…)
— Écoutez-moi bien.
J’écoute. Il y a une telle fureur, là-dessous, que, pour écouter, j’écoute !
— Je vais essayer de découvrir qui a assassiné Saint-Hiver, monsieur Malaussène. J’ai sur le dos une demi-douzaine de ministres — de droite comme de gauche — qui y tiennent absolument. Alors vous allez vous tenir le plus loin possible de cette affaire. Je vais donner des ordres en conséquence. Ni vous ni vos amis de Belleville ne serez interrogés par mes hommes. Les journaux vous ficheront une paix royale. Vous-même, après avoir répondu à mes questions, chasserez de votre pensée le plus petit souvenir de cette prison et de ces prisonniers. Si vous quittez seulement Paris en direction de Champrond, si, volontairement ou non, vous jetez la moindre ombre sur mon enquête, si vous flanquez le plus petit soupçon dans la tête d’un de mes enquêteurs, je vous fais boucler préventivement jusqu’à la fin des opérations. Compris ? Et peut-être même jusqu’à la fin de vos jours…
(Soyez innocent…)
— Ne vous faites aucune illusion, Malaussène, je suis un flic, je protège l’ordre public contre tout ce qui peut le troubler. Or des innocences comme la vôtre…
(Je sais, je sais…)
Il se calme soudain, mais ne retrouve pas le sourire pour autant. Il me ressert un café sans me demander mon avis.
— Bien. Maintenant, parlez-moi de Saint-Hiver.
Et, ma foi, je lui en parle. Je lui dis tout ce que j’en sais, c’est-à-dire fort peu de chose : sa rencontre avec Clara, son enthousiasme pour sa mission, sa volonté de ne pas ouvrir Champrond aux regards de la modernité, son passage à Summerhill, à l’université Stanford de Palo Alto, ses discours sur le behaviourisme, le comportementalisme, sa connaissance de l’œuvre de Makarenko, tout ce qu’il m’a dit, en somme…
Et, comme l’atmosphère se détend un peu, je lui demande s’il a la moindre idée quant à ce qui a pu se passer. Non. Ce ne sont pas les prisonniers, n’est-ce pas ? Il l’ignore. Quand la gendarmerie locale est arrivée sur les lieux, elle a assisté à ce spectacle inconcevable : des prisonniers en habits massés dans la cour centrale où Joseph, le vieux gardien-chef, les avait rassemblés avant d’aller chercher Saint-Hiver qui devait leur donner d’ultimes instructions pour la cérémonie. Tous étaient consternés. Selon le témoignage du commandant de gendarmerie, la plupart pleuraient silencieusement, certains sanglotaient — des types qu’on avait emprisonnés à vie pour avoir massacré une ou plusieurs personnes ! Certes, ils pouvaient simuler… simulation collective, certes…
Quoi qu’il en soit, les choses ne s’étaient gâtées qu’à l’arrivée de l’inspecteur Bertholet, cet abruti qui avait commencé les interrogatoires, là, dans la cour, à ciel ouvert, maintenant les détenus debout comme de vulgaires pensionnaires après un chahut. Bertholet a failli y laisser sa peau et la gendarmerie débordée a dû faire appel à une compagnie de C.R.S., basée à Étampes. Les C.R.S. sont évidemment rentrés dans le tas sans ménagement à coups de lacrymogènes, une grenade est tombée dans le piano à queue, les prisonniers se sont réfugiés à l’intérieur des murs où ils ont été poursuivis, des œuvres ont été détruites, des photos célébrant la vie créative de la prison arrachées des murs, comme s’il se fût agi, au fond, d’assassiner Saint-Hiver une seconde fois…
Ici, Coudrier se fit tout pensif :
— La bêtise, Malaussène, la bêtise… au fond il n’y a que deux fléaux, ici-bas : une vertu comme la vôtre et une bêtise de flic.
Bref, il est arrivé sur le lieu du crime qui était devenu le champ clos d’une bataille, il a calmé le jeu et, en ressortant, il est tombé sur la noce immobilisée à laquelle Bertholet essayait maintenant de foutre le feu.
— Bon, vous n’avez plus rien à me dire, sur Saint-Hiver ?
Non, je n’ai plus rien à dire, non.
— Une dernière question.
(Oui ?)
— La photo qu’a prise votre sœur Clara…
(Ah…)
— Pourquoi cette photo, d’après vous ?
Difficile de répondre à cette question. Il aurait fallu remonter jusqu’au premier regard de Clara sur le monde. Cette attention étrange. Comme si Clara avait toujours refusé qu’on lui désignât les choses, comme si elle avait tenu, dès le départ, à se les dévoiler d’abord à elle-même. Ma Clara… fixer le pire pour l’admettre. Depuis toujours.
— Vous voulez dire qu’elle n’avait pas d’autres moyens, pour rendre son deuil supportable, que de photographier ce corps supplicié ?
— Grâce à vos services, ce « corps supplicié », comme vous dites, est pendu depuis l’aube aux crocs de tous les marchands de journaux.
Il accuse le coup. C’est vrai, entre autres conneries, l’inspecteur Bertholet a livré le cadavre de Saint-Hiver aux charognards de la gâchette médiatique.
— Clara a préféré aller toute seule au bout de l’horreur que les kiosques lui imposeront pendant au moins une semaine. Vous avez quelque chose contre, monsieur le commissaire ?
Après la photo de Clara, nous étions très vite sortis de la prison. Clara était redescendue sur terre. On entendait le bruit de ses talons dans les couloirs à présent. Derrière nous, l’aumônier avait peine à suivre. Dehors, tout le monde était sorti des voitures. La famille accueillait Clara. Belleville se refermait sur Clara. Clara pleurait enfin. Elle pleurait dans les bras d’Amar.
Détendu par cette manifestation de chagrin, l’aumônier avait tenté sa chance :
— La miséricorde divine, mon enfant…
Clara s’était retournée vers lui :
— La miséricorde divine, mon père ?
Et lui qui s’apprêtait à sortir un discours inspiré fut plongé dans un silence sacré. Puis il avisa la petite Verdun, embusquée dans les bras de Thian, et s’entendit murmurer :
— Pour le baptême de l’enfant…
Là encore, il fut gentiment interrompu.
— N’y pensez plus, monsieur l’abbé. Regardez bien cette enfant.
Le vieux Thian brandit Verdun devant lui, comme on présente une arme pour inspection. Le regard de Verdun jaillit et se colla au prêtre. D’instinct, il fit un pas en arrière.
— Vous voyez, dit Clara, notre petite Verdun trouve que votre Dieu n’est guère…
Elle chercha les mots une seconde. Puis, avec le sourire, justement, de la miséricorde :
— Votre Dieu n’est guère raisonnable.
— En tout cas, rappelez-vous ce que je vous ai dit, monsieur Malaussène : j’aurai ceux qui ont fait ça, mais à une condition, une seule, c’est que vous ne vous en mêliez pas.
Coudrier a ouvert sa porte. Il me désigne la sortie.
— Si vous-même ou votre amie Corrençon tournez seulement la tête vers cette affaire, vous êtes coffrés.
Puis, comme je passe devant lui :
— Quels sont vos projets ?
— Consoler Clara.
Et s’il était vrai, après tout, qu’une maison d’édition eût quelque chose d’un nid ? Pas un nid douillet, bien sûr, becs et griffes, évidemment, et d’où l’on peut tomber (qui a jamais passé sa vie entière dans un nid ?) mais un nid tout de même, un nid de feuilles et d’écritures, inlassablement chipées à l’air du temps par des Zabo z’au long bec, un nid séculaire de phrases tressé, où piaille l’insatiable couvée des jeunes espoirs, toujours tentés d’aller nicher ailleurs, mais ouvrant grand leur bec en attendant : ai-je du talent, madame, ai-je du génie ?
— Un beau brin de plume, en tout cas, mon cher Joinville, je suis bien obligée de le reconnaître ; suivez mes conseils et vous volerez plus haut que certains… Ah ! vous voilà, Malaussène ?
La reine Zabo congédie le jeune écrivain, le renvoie avec son manuscrit pour six mois de travail, et m’introduit dans son bureau — ou faut-il dire dans son filet ?
— Asseyez-vous, mon garçon… Le petit Joinville, là, vous avez déjà lu quelque chose de lui ? Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Si je m’y connaissais en parfum, je reconnaîtrais peut-être son after-shave.
— C’est un jeune écrivain bien français ; pour l’instant il n’a encore que des idées qu’il prend pour des émotions, mais je ne désespère pas de lui faire raconter une histoire. J’ai un sacré projet pour vous, Malaussène.
Julius le Chien a posé son gros cul près du mien. Julius le Chien trouve comme moi la reine Zabo étourdissante. Cou tordu et langue pendante, Julius le Chien semble se demander combien de secondes cette femme a consenti à perdre pour naître.
— Mais dites-moi, avant toute chose, la police vous fait-elle des ennuis, pour cette affaire ?
— Non, c’est plutôt moi qui la dérange.
— Eh bien ! arrêtez ça immédiatement, Malaussène, c’est capital pour la suite. Aucun flirt avec la police. Je vous veux à plein temps.
Et d’enchaîner sur un bon coup d’interphone :
— Calignac ? Malaussène est arrivé. Nous vous rejoignons en salle de conférence. Prévenez Gauthier, et Loussa, s’il est ici.
Demi-geste pour raccrocher, mais :
— Ah ! Calignac ? Prévoyez du café.
Et, à moi :
— Je vous ai bien invité pour un petit café, ce matin, non ?
Puis, dans les couloirs :
— Une chose encore, Malaussène. Peut-être allez-vous accepter ma proposition, peut-être allez-vous m’envoyer paître, peut-être allons-nous une fois de plus nous entre-tuer, mais, dans tous les cas de figure, pas un mot à quiconque, d’accord ? Secret maison.
Autre lieu autres mœurs. Le café des Éditions du Talion est du genre café d’entreprise. Un franc vingt dans la fente et un gobelet brûlant entre les doigts, qui ne pèse plus rien quand il est vide… un gobelet-écrivain, en somme, qui a intérêt à s’épuiser lentement — la poubelle est toute proche.
Loussa, Calignac et Gauthier nous attendent. Le jeune Gauthier blêmit à la vue de Julius le Chien qui, en effet, va lui visser son museau entre les fesses avant que j’aie pu le rappeler à l’ordre. Ça ne rate jamais. Qu’est-ce que ce normalien dévoyé dans le commerce des livres peut bien répandre comme fumet ? Calignac, le directeur des ventes, se marre à sa franche façon de rugbyman et ouvre une fenêtre pour laisser le champ libre aux senteurs juliennes. Après avoir relevé l’identité de Gauthier, Julius le Chien file un coup de lèche-main à Loussa de Casamance, façon de m’approuver dans le choix de mes amitiés.
— Bien, nous pouvons nous asseoir.
Ainsi dit la reine Zabo. Le conseil des ministres commence toujours chez elle par cette formule rituelle : « Bien, nous pouvons nous asseoir. » Non pas « Asseyez-vous », non pas « Salut les poteaux, est-ce que ça boume aujourd’hui ? », non, les mêmes mots, toujours : « Bien, nous pouvons nous asseoir. »
Ce que nous faisons, en quelques discrets raclements de chaises.
— Malaussène, si je vous dis « Babel », à quoi pensez-vous ?
Les débats sont ouverts.
— Babel ? Je vois une tour, Majesté, le premier H.L.M. de l’humanité, les multitudes du Divin Parano déboulant des quatre coins de l’horizon dans la cuvette de Diên Biên Phu, et, lasses de leur errance, érigeant l’Empire State Building pour y vivre de conserve.
Elle sourit. Elle sourit, la Reine, et elle dit :
— Pas mal, Malaussène. Et maintenant, si je vous dis « Babel » en y ajoutant deux initiales : J.L. Babel. J.L.B., à quoi pensez-vous ?
— J.L.B. ? Notre J.L.B. maison ? Notre machine à best-sellers ? Notre poule aux encriers d’or ? Il me fait penser à mes sœurs.
— Pardon ?
— À Clara et à Thérèse, deux de mes sœurs.
Et à Louna, aussi, la troisième, l’infirmière. J.L.B. est l’auteur préféré de mes sœurs. Quand Louna a rencontré Laurent, son toubib de mari, il y a quelques années, je leur ai prêté ma chambre, ils se sont mis au pieu et n’ont émergé qu’un an et un jour plus tard. Une année d’amour à plein temps. D’amour et de lecture. Je leur montais tous les matins leur provision de bouffe et de bouquins, Clara et Thérèse redescendaient tous les soirs les assiettes sales et les livres lus. Parfois, elles tardaient. Comme elles avaient leurs devoirs à faire, je grimpais les chercher et je trouvais les deux petites couchées entre les deux grands, Louna leur servant à voix haute de larges tranches de J.L.B :
À peine la nurse Sophia se fut-elle retirée avec le petit Axel-Jules, qu’en un même élan, Tania et Serguéi s’enroulèrent pour de somptueuses retrouvailles. Il était dix-huit heures douze. Trois minutes encore, et Serguéi serait majoritaire dans la National Balistic Company.
C’est ça, J.L. Babel (J.L.B. pour ses lecteurs), l’écrivain beurré des deux côtés, que les amants trempent dans leur cacao du matin et sur qui Madame Bovary s’endort tous les soirs. Et c’est la plus grosse production des Éditions du Talion ; notre salaire à tous.
— Quatorze millions de lecteurs par titre, Malaussène !
— Qui se foutent de votre opinion…
— Ce qui nous donne cinquante-six millions de lecteurs si on multiplie par le coefficient 4 des livres prêtés, ajoute Calignac dont toutes les lampes se sont soudain allumées.
— Dans vingt-sept pays et quatorze langues, précise Gauthier.
— Sans parler du marché soviétique en train de s’ouvrir, perestroïka oblige…
— Je commence à le traduire en chinois, conclut mon pote Loussa qui ajoute, avec un certain fatalisme : Il n’y a pas que la littérature, dans la vie, petit con, yŏu shangyé, il y a le commerce.
Un certain succès commercial, en effet. Dû en grande partie à une trouvaille de la reine Zabo : l’anonymat de l’auteur. Car personne, en dehors de Sa Majesté, ne sait, autour de cette table, qui est le véritable J.L.B. Le nom des Éditions du Talion ne figure même pas sur les grandes couvertures glacées. Trois initiales italiques et majuscules en haut de chaque livre, J.L.B., et trois petites initiales en bas, j.l.b., ce qui donne à penser, bien sûr, que J.L.B. édite J.L.B., que son génie ne doit rien à personne… un self-made-man pareil à ses héros, roi de lui-même comme des circuits de distribution, qui a construit sa propre tour, et qui, de très haut, nargue le Très-Haut. Mieux qu’un nom, plus qu’un prénom, J.L.B. s’est fait des initiales, trois lettres lisibles dans n’importe quelle langue. Et la patronne de gonfler son triple jabot sur son corps de brindille :
— Mes enfants, le secret est le carburant du mythe. Tous ces messieurs de la finance que décrivent les romans de J.L.B. se posent la même question : qui est-il ? qui donc les connaît si bien pour les décrire si juste ? Cette émulation par la curiosité se répercute jusqu’aux couches du tout petit commerce et n’est pas pour rien dans notre chiffre de vente, croyez-moi !
Lequel chiffre claque, comme un étendard :
— Près de deux cents millions d’exemplaires vendus depuis 1972, Malaussène. Café ?
— Volontiers.
— Gauthier, un café pour Malaussène, vous avez des pièces ?
Petite cascade de pièces dans le ventre de la machine. Vapeur, glouglou, sucre en poudre.
— Malaussène, nous allons frapper un grand coup pour la sortie du prochain J.L.B.
— Un grand coup, Majesté ?
— Nous allons dévoiler son identité !
Ne jamais contredire la patronne en état d’inspiration.
— Excellente idée. Et qui est-ce, J.L.B. ?
Un temps.
— Buvez votre café, Malaussène, le choc va être rude.
La vie vaudrait-elle d’être vécue sans une bonne mise en scène ? Et l’art de la mise en scène, mesdames et messieurs, n’est-ce pas ce qui, parmi quelques milliards de détails, distingue l’homme de la bête ? Je suis censé tomber sur le cul en apprenant l’identité du prolifique J.L.B. ? Soit. Composons-nous donc le visage assoiffé de l’impatience. Ne pas s’ébouillanter la glotte, néanmoins. Siroter le café. Tout doux… Ils attendent sagement, autour de la table. Il m’observent, et moi, je revois ma Clara, la pauvrette, il y a deux ou trois ans, lire en cachette un pavé de J.L.B. alors que je tentais de l’initier à Gogol, Clara sursautant, planquant le livre, moi tout honteux de la surprendre, tout merdeux d’avoir engueulé Laurent et Louna, d’avoir joué l’intelligent, l’esprit fort… Mais lis donc ce que tu voudras, ma Clarinette, lis ce qui te tombe sous l’œil, ne te soucie pas du grand frère, ce n’est pas à lui de faire le tri de tes plaisirs, c’est ta vie qui triera, le tamis bien serré de tes petites envies.
Voilà. Café bu.
— Alors, c’est qui, J.L.B. ?
Ils s’entre-regardent une dernière fois :
— C’est vous, Malaussène.
Quand j’arrive à la maison, Clara dort encore, Yasmina chante toujours, et Julie cuisine. Le détail mérite d’être remarqué : c’est la première fois que je vois Julie derrière les fourneaux. Les journalistes de son acabit cuisinent rarement. Ils sont les héritiers du corned-beef plus que du bœuf miroton. Julie passe sa vie à manger sur le pouce pour ne pas perdre le monde de vue. Si elle n’avait pas été salement blessée l’année dernière (droguée à mort, une jambe trois fois brisée et double pneumonie), elle serait sans doute, à l’heure qu’il est, en train de grignoter un pois chiche dans un maquis subtropical, cherchant à démêler qui entube qui, dans quelles proportions, et où ça va nous mener tout ça… Fort heureusement les malfrats qui l’ont amochée m’ont livré une Julie essentiellement occupée à se refaire une santé en me fignolant le bonheur.
Julie, donc, cuisine. Elle est penchée au-dessus d’une cassolette de cuivre où un jus roux explose en petits cratères sucrés. Elle touille pour que ça n’attache pas. Le seul mouvement de son poignet, via l’épaule ronde, la courbure du bras et la colonne souple, suffit à faire danser ses hanches. Le repos forcé de ces derniers mois l’a aimablement alourdie. Plus que jamais la robe qui l’enrobe est une promesse de plénitudes. Nue, les traces ocrées de ses brûlures en font une femme léopard. Vêtue, elle reste ma Julie d’il y a trois ans, celle que je me suis décernée, sans une seconde de réflexion, tellement le poids de sa crinière (comme dirait J.L.B.), l’automne pailleté de son regard, la gracieuseté de ses doigts voleurs, le feulement de sa voix, ses hanches et ses mamelles me soufflaient que s’il en existait une pour moi, c’était celle-là et pas une autre. Purement physique, quoi. La femme que j’aime est un animal complet, un vertébré fabuleusement supérieur, idéalement mammifère, résolument femelle. Et, comme je suis un verni de l’amour, l’intérieur a confirmé les promesses du dehors : Julie est une belle âme. Le monde entier bat dans son cœur. Pas seulement le monde, mais chacun des morpions qui l’animent. Julie aime Clara, Julie aime Jérémy et le Petit, Julie aime Thérèse, Julie aime Louna, Julie aime Verdun — oui, même Verdun — et Julie aime Julius. Julie m’aime, quoi.
Or voilà qu’en prime Julie sait cuisiner. Détail superfétatoire ? Mon œil : tous les journaux féminins vous le confirmeront, le bonheur est une recette de cuisine.
— Une tarte à la rose trémière, Benjamin.
— À la rose trémière ? s’étonne Jérémy qui est un produit du bitume.
— Une recette de mon père ; notre maison du Vercors était la proie des roses trémières. Jusqu’au jour où le gouverneur mon père a décidé de les bouffer.
Julius le Chien laisse aller une salive de connaisseur, la gourmandise a embué les lunettes du Petit, la maison tout entière est une rose trémière mitonnant dans son propre sucre.
— Mais une tarte, Julie, avec le deuil de Clara ? tu crois que…
(Malaussène et les convenances…) Oui, c’est vrai, je viens d’ébaucher cette question. Julie répond sans se retourner.
— Tu n’as rien remarqué, Benjamin ? Écoute donc le chant de Yasmina.
Dans la chambre des enfants, Yasmina chante encore, la main de Clara, toujours endormie, dans la sienne. Mais il n’y a plus de chagrin dans ce chant. L’ombre d’un sourire détend le visage de Clara.
— D’ailleurs, Yasmina nous a apporté du couscous.
Nous avons mangé le couscous de Yasmina et la tarte de Julie, pendant que le vieux Thian donnait à Verdun ses petits pots du soir. Depuis la naissance de Verdun, le vieux Thian a perdu un bras. Tout ce qu’il accomplit dans la vie, il le fait avec la main qui ne porte pas Verdun. À soixante ans passés, le jour où nous lui avons confié Verdun, le vieux Thian a fait cette découverte de jeune homme : être père, c’est devenir manchot.
Nous avons mangé dans la mélopée de Yasmina qui tenait le fantôme de Saint-Hiver à distance.
Un petit morceau de paix.
Mastication soigneuse.
Pourtant, quelque chose tracassait Jérémy. C’était lisible sur son front. Et, quand on peut lire sur le front de Jérémy, il faut toujours craindre le pire.
— Un problème, Jérémy ?
J’ai demandé à tout hasard, sachant qu’il répondrait : « Non rien. »
— Rien, non.
Voilà. Encore quelques coups de fourchette, et c’est Thérèse qui a tenté sa chance.
— Jérémy, si tu nous disais ce qui te tracasse ? Non ?
Avec cette voix raide et maladroite qui, dès les premiers mots de sa vie, en a fait une Thérèse retranchée, facilement hargneuse, une Thérèse susceptible comme un fil dénudé.
— Est-ce que je te demande ton horoscope, toi ?
Thérèse et Jérémy sont un modèle d’amour fraternel. Peuvent pas se souffrir tout en souffrant le plus souvent possible l’un pour l’autre. Le jour où Jérémy s’est retrouvé rôti comme un poulet par l’incendie de son bahut, Thérèse m’a fait son unique crise de culpabilité professionnelle : « Comment est-ce que je n’ai pas su prévoir ça, Benjamin ? » Elle s’arrachait les cheveux, au sens propre, par poignées, comme dans un roman russe. Elle balayait l’espace à grands moulinets de ses bras maigres : « À quoi ça sert, tout ça ? » Elle désignait ses bouquins, ses tarots, ses amulettes et ses grigris. Le doute, quoi. Pour la seule et unique fois de sa vie. Et un jour, en sortant du cinoche (La Mousson, on était allés voir : l’histoire d’un type qui, au début du film, boit beaucoup de whisky, et à la fin, beaucoup d’eau), voilà Jérémy qui me dit : « Moi, si j’étais un mec, enfin, je veux dire, si j’étais pas son frangin, c’est Thérèse que je choisirais. » Mon regard a dû demander : « Pourquoi ? » parce qu’il a tout de suite ajouté : « Elle est super, cette fille. » Et, plus loin sur le chemin du retour : « Dis voir, Benjamin, tu crois que les mecs sont trop cons pour se rendre compte que Thérèse est super ? »
Bref, pour l’heure, Jérémy a du souci.
C’est en pleine tarte à la rose trémière que le Petit a tranquillement ôté ses lunettes et a dit, tout en les essuyant :
— Moi, je sais.
J’ai demandé :
— Qu’est-ce que tu sais, Petit ?
— Je sais ce qu’il a, Jérémy.
— Toi, ta gueule !
En vain. À part ses propres rêves, rien n’effraye le Petit.
— Il se demande si Thian va nous raconter La Fée Carabine, ce soir.
Tout le monde a levé la tête et toutes les têtes se sont tournées vers Thian.
Ne jamais sous-estimer la fiction. Surtout quand elle est sauvagement pimentée de réel, comme La Fée Carabine du vieux Thian. Une dope dont les pires vacheries de la vie ne peuvent nous guérir. L’idée que la mort de Saint-Hiver puisse le priver de sa tranche de mythe un soir de plus a flanqué Jérémy dans un état de manque proche de la syncope. Le vieux Thian m’a lancé un coup d’œil, doublé du regard de Verdun qui tire toujours dans la même direction que lui, et j’ai fait « oui », imperceptiblement, de la tête.
— Oui, a répondu Thian, mais ce soir, ce sera la dernière partie.
— Oh non ! merde, déjà ?
Le soulagement et l’angoisse ont zigzagué sur la tronche de Jérémy.
— Et c’est très court, a poursuivi Thian impitoyable, ça tiendra à peine la soirée.
— Et après ? Qu’est-ce que tu vas nous raconter après ?
Jérémy n’est pas le seul à être inquiet, la question était dans tous les yeux.
Au fond, je crois que c’est là, dans ce silence-là, assis à la table familiale, que j’ai pris ma décision. J’ai dû me dire que si je ne trouvais pas vite fait une solution, si Thian ne succédait pas à Thian, ce serait l’invasion du pire, ce contre quoi l’éducateur responsable que je suis (mais oui !) a toujours lutté : la paralysie de groupe, l’hypnotisme blafard, la téloche à perpétuité.
Alors, considérant le visage en perdition de Jérémy, les yeux du Petit sur le point de déborder, l’anxiété muette de Thérèse, songeant au réveil de Clara aussi, j’ai soudain pris la seule décision possible.
J’ai dit :
— Après La Fée Carabine, Thian aura sept gros romans à nous lire, six ou sept mille pages minimum.
— Six ou sept mille pages !
Enthousiasme du Petit. Suspicion de Jérémy.
— Aussi chouettes que La Fée ?
— Aucune comparaison. Beaucoup mieux.
Jérémy m’a longuement regardé, un de ces regards qui cherchent à piger comment le prestidigitateur s’y est pris pour transformer le violoncelle en piano à queue.
— Ah ouais ? Et c’est qui, l’auteur de cette merveille ?
J’ai répondu :
— C’est moi.
— C’est moi, Majesté ?
— Ce sera vous, Malaussène, si vous acceptez.
— Si j’accepte quoi ?
Elle a regardé Gauthier. Elle a dit :
— Gauthier…
Le petit Gauthier a ouvert son vieux cartable d’agrégatif, il a disposé ses petits papiers, et, au moment de s’y mettre, il s’est fait sèchement résumer :
— Bref, Malaussène, la situation de J.L.B. est florissante, mais on note tout de même un tassement des ventes à l’étranger.
— Et nous plafonnons à trois ou quatre cent mille en France.
Calignac n’a pas de vieux cartable, lui, pas de calculette, mais une grosse tête avec une mémoire de Gascon qui tient à peine dedans.
— On pourrait laisser aller quelques années, Malaussène, mais ce n’est pas le genre de la maison.
— D’autant que (c’est Gauthier qui essaie de se racheter) la perspective de l’Europe nous ouvre un marché considérable.
Charitable, la Reine opine :
— Il s’agit de frapper un grand coup pour la sortie de son prochain roman. Nous prévoyons un lancement exceptionnel, Malaussène.
Moi, évidemment, j’en reviens à ma question première :
— S’il vous plaît, J.L.B., qui est-ce ? Un collectif de la plume ?
Alors, la reine Zabo a utilisé son arme favorite. Elle a penché son buste maigre en direction de Loussa et elle a dit :
— Loussa, explique-lui.
Loussa est le seul de ses employés qu’elle tutoie. Non pour cause de négritude, mais par amitié très ancienne, enfance commune. Leurs pères respectifs, le très noir et le très blanc, faisaient dans le chiffon. « On a appris à lire dans les mêmes poubelles. »
— Bon. Tiens-toi tranquille, petit con, et écoute-moi bien.
Et de m’expliquer, Loussa de Casamance, que J.L.B. est une personne qui, pour l’heure, ne tient pas à devenir quelqu’un. « La niaise manie de son nom » ne le possède pas, comme disait l’autre, tu vois ? Loussa lui-même ne sait pas qui c’est. Il n’y a que la reine Zabo, autour de cette table, pour le connaître personnellement. Un écrivain anonyme, en somme, comme un alcoolique repenti. L’idée me plaît assez. Les couloirs des Éditions du Talion sont encombrés de premières personnes du singulier qui n’écrivent que pour devenir des troisièmes personnes publiques. Leur plume se fane et leur encre sèche dans le temps qu’ils perdent à courir les critiques et les maquilleuses. Ils sont gendelettres dès le premier éclair du premier flash et chopent des tics à force de poser de trois quarts pour la postérité. Ceux-là n’écrivent pas pour écrire, mais pour avoir écrit — et qu’on se le dise. Alors, l’écriture anonyme de J.L.B., ma foi, et quel qu’en soit le résultat, ça me paraît honorable. Seulement voilà, le monde d’aujourd’hui est monde d’images, et toutes les études de marché disent clairement que les lecteurs de J.L.B. veulent la tête de J.L.B. Ils la veulent sur les rabats de couverture, ils la veulent sur les affiches de leur ville, dans les pages de leur hebdo et le cadre de leur télé, ils la veulent en eux, épinglée dans leur cœur. Ils veulent la tête de J.L.B., la voix de J.L.B., la signature de J.L.B., ils veulent se payer quinze heures de queue pour une dédicace de J.L.B., et qu’un petit mot tombe dans leur oreille, et qu’un sourire les conforte dans leur amour de lecteurs. Ils sont gens humbles et innombrables, Clara, Louna, Thérèse et quelques millions d’autres, non pas lecteurs précieux et avertis qui aiment à dire : « J’ai lu untel… » mais lecteurs naïvement cubiques qui donneraient leur liquette pour pouvoir dire : « Je l’ai vu. » Et s’ils ne voient pas J.L.B., s’ils ne l’entendent pas causer, si J.L.B. ne leur file pas son opinion télévisée sur la marche du monde et le destin de l’homme, alors, c’est simple, ils l’achèteront de moins en moins, et petit à petit J.L.B., pour n’avoir pas voulu devenir une image, cessera d’être une affaire, notre affaire.
Il me semble, oui, il me semble que je commence à comprendre. Toutefois, intelligence lente et méthodique, je demande :
— Et alors ?
— Alors, enchaîne la reine Zabo, il y a un hic, Malaussène. J.L.B. ne veut vraiment rien entendre, pas question pour lui de se montrer.
Ah !…
— Mais il n’est pas hostile à l’idée que quelqu’un le représente.
— Le représente ?
— Joue son rôle, si vous préférez.
Silence. La table ronde s’est rétrécie, tout à coup. Bon, allons-y :
— Moi, Majesté ?
— Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Et tu as accepté ?
Julie me pose la question en jaillissant comme un ressort du fouillis de notre plumard.
— J’ai dit que je réfléchirais.
— Tu vas accepter ?
Ses doigts sont sortis de mes cheveux et je ne reconnais pas le ton de sa voix.
— Je vais réfléchir.
— Tu accepterais de faire le guignol pour ce marchand de merde ?
Là, c’est un vrai coup de gueule.
— Qu’est-ce qui te prend, Julie ?
Elle s’est redressée. Elle me regarde de très haut. Un dernier rayon de notre sueur brille entre ses seins.
— Comment ça, qu’est-ce qui me prend ? Tu te rends compte de ce que tu m’annonces ?
— Je ne t’ai encore rien annoncé.
— Écoute…
Dire qu’on vient de se donner tant de chaleur et qu’elle me cueille à froid. Je n’aime pas ça. C’est comme trouver un cambrioleur en rentrant dans sa niche. On se sent acculé. On devient légitimement défensif… la pire des choses.
— Qu’est-ce qu’il faut que j’écoute ?
Ma voix aussi a changé. Ce n’est déjà plus ma voix.
— Tu n’en as pas marre de jouer au con ? Tu ne voudrais pas être toi-même, une fois dans ta vie ?
C’est précisément une des objections que j’ai faites à la reine Zabo. Mais elle est partie d’un rire zabique : « “Vous-même”, Malaussène, “vous-même” ! L’“identité”, qu’est-ce que c’est encore que ce snobisme ? Vous croyez que nous sommes “nous-mêmes”, autour de cette table ? Être “soi”, monsieur, c’est être le bon cheval, au bon moment, sur la bonne case du bon échiquier ! ou la reine, ou le fou, ou le dernier des petits pions ! » Mais je m’entends déjà répondre à Julie, avec ce filet venimeux qui, justement, n’est pas ma voix :
— Ah ! bon ? Parce que je ne suis pas moi-même ?
— Jamais ! pas une seconde ! tu ne l’as jamais été ! Tu n’es pas le père de tes enfants, tu n’es pas le responsable des coups que tu prends sur la gueule et tu vas jouer le rôle d’un écrivain pourri que tu n’es pas ! Ta mère t’exploite, tes patrons t’exploitent, et maintenant ce salaud…
Mais me voilà qui dis :
— Parce que la belle journaliste a la crinière de lionne et aux seins de génisse est elle-même ?
Oui, j’ai dit ça… Je ne peux pas l’effacer, j’ai dit ça. Mais Julie étant ce qu’elle est, ce n’est pas la crinière de lionne ou les seins de génisse qui la font bondir, c’est l’évocation de la journaliste.
— La journaliste, au moins, est réelle, nom de Dieu, elle est même plus que réelle, elle est au service du réel ! Elle ne se fout pas dans la peau de J.L.B. : un abrutisseur public, une usine à stéréotypes minables qui spécule sur la connerie du pauvre monde !
Moi, Benjamin Malaussène, ce n’est pas l’évocation de mon caméléon intime qui me fait grimper à l’échelle de la fureur, c’est l’arrogante dénonciation de la « connerie du pauv’ monde ».
— Et elle spécule sur quoi, la journaliste du réel ? Tu es descendue dans la rue, aujourd’hui, Julie, non ? Tu l’as vue, la gueule ouverte de Saint-Hiver, accrochée aux hameçons des marchands, les dents cassées, l’œil crevé, tu l’as vue ou tu ne l’as pas vue ?
(Notre seul sujet d’engueulade, le journalisme… mais du solide, un explosif de première bourre.)
— Ça n’a rien à voir ! Je n’ai jamais fait dans le fait divers, moi !
— Tu as fait pire !
— Qu’est-ce que tu dis ?
Elle est si blanche de rage, maintenant, et je suis si blanc de fureur, que nos draps ont bonne mine.
— Pas le fait divers, non, Julie, tu investis dans le fait soigneusement choisi, toi, le malheur du bout du monde, massacres de maquisards, pauvre mec interviewé dans sa cellule la veille de son exécution, le fait divers plus l’exotisme plus la bonne conscience : objectif boat people, caméra larmoyante sur petite Mexicaine noyée, l’information que nous ne croyons pas devoir vous cacher, de la merde irréprochable, une belle coulée de sang, pure comme de l’or fondu…
Elle s’est habillée.
Elle est partie.
Sur le pas de la porte, elle a seulement dit :
— La tarte de ce soir, ce n’était pas de la rose trémière, c’était de la rhubarbe. La rose trémière est comme toi, Malaussène, envahissante et pas comestible.
Voilà. Trois ans de bonheur grillés dans un incendie. Et je n’ai même pas pu lui dire les raisons pour lesquelles j’allais peut-être accepter la proposition de la reine Zabo. Peut-être ou peut-être pas. Certainement pas, même. Pas à ce prix-là, en tout cas. Savoir ce qu’un boulot rapporte, mais savoir aussi ce qu’il vous coûte. Et le départ de Julie, c’est trop cher. Qu’est-ce qui m’a pris de lui sortir tout ça ? Comme si je ne savais pas que l’œil journaliste de Julie sur le monde, c’est la seule garantie pour qu’on ne nous le fasse pas tourner à l’envers… D’accord, Julie, d’accord, j’irai demain aux Éditions du Talion et j’enverrai la reine Zabo jouer les J.L.B. à ma place. D’ailleurs, c’est peut-être elle J.L.B. ? On comprend mieux pourquoi elle est la seule à le connaître et pourquoi le grand écrivain se refuse à l’objectif : avec sa tête de marmite sur son corps de tisonnier, elle ferait fuir un lecteur aveugle. Bon, je ne ferai pas ce boulot, je trouverai autre chose. Décision ferme. Définitive.
Ça m’a calmé d’un coup.
Je me suis levé. J’ai refait le pieu au carré. Je me suis recouché. J’ai regardé le plafond. On a frappé à la porte. Trois petits coups timides. Julie. Les trois petits coups de la réconciliation. J’ai bondi. J’ai ouvert. C’est Clara. Elle lève les yeux. Elle sourit. Elle entre. Elle dit :
— Julie n’est pas là ?
Je mens.
— Sortie pour un rendez-vous.
Clara approuve.
— Il y a trop longtemps qu’elle ne travaillait pas.
Et moi :
— Oui, c’est même un miracle qu’elle ait tiré la moitié de sa convalescence.
De ces dialogues où chacun parle d’autre chose.
— Elle reviendra dans quinze jours avec un nouvel article, dit Clara.
— Ou dans trois mois.
Silence.
Silence.
— Assieds-toi, ma Clarinette. Assieds-toi.
Les deux mains dans les miennes, elle s’assied sur le coin du lit.
— Il faut que je te dise quelque chose, Benjamin.
Et, bien sûr, elle se tait.
Je demande :
— Yasmina est rentrée chez elle ?
— Non, elle est en bas, elle écoute l’histoire de Thian. Elle veut dormir à côté de moi, cette nuit.
Puis :
— Benjamin ?
— Oui ma grande ?
— Je suis enceinte.
Et, comme si j’avais besoin de cette précision :
— J’attends un bébé.
— J’accepte, Majesté.
— Formidable, mon garçon ! Avec vos dons de comédien, votre sens de l’improvisation, vos qualités de conteur et votre amour du public, vous allez faire un malheur, devenir un mythe irremplaçable.
— J’accepte à plusieurs conditions.
— Je vous écoute.
— Conditions financières, d’abord. Je veux 1 % sur chaque exemplaire vendu, avec effet rétroactif sur tous les titres dont je devrai revendiquer la paternité. Je veux 5 % des droits étrangers, un chèque par interview, j’impose ma sœur Clara comme photographe exclusive, et je veux, bien entendu, conserver mon salaire maison.
— Affaires de chiffres, tout ça, Malaussène, ça concerne Calignac, je ne suis pas compétente.
— Vous êtes compétente pour donner des ordres.
— D’autres conditions ?
— Une autre. Je veux connaître le véritable J.L.B. Pas question que j’aille au charbon sans savoir qui m’y envoie.
— Cela va sans dire. Vous rencontrerez J.L.B. cet après-midi, à seize heures trente précises.
— Cet après-midi ?
— Oui, j’ai déjà pris le rendez-vous. Vous connaissant comme je vous connais, je n’avais pas retenu l’hypothèse d’un refus.
Clara est habitée ? Il y a un petit quelqu’un chez Clara ? C’est le retour de Saint-Hiver par la fenêtre ? Encore un fruit de la passion ? Encore un mouflet Malaussène délesté de son papa au moment de l’atterrissage ? Ça va naître ? Coups et blessures sans intention de donner la vie ? Ça va plonger ? Ça descendra un jour dans la rue ? Ça passera devant les kiosques à journaux ? Ça va se farcir le quadrichromique opéra de la vie ? L’optimisme amoureux a une fois de plus plaisanté avec le néant ? Ça va tomber du rien dans le pire ? Un fruit tout nu précipité dans les mâchoires du monde ? Au nom de l’amour ! la belle amour ? Et le reste du temps, ça va chercher à comprendre ? Ça va se construire ? Une charpente d’illusions sur les fondations du doute, les murs de la métaphysique, le mobilier périssable des convictions, le tapis volant des sentiments ? Ça va s’enraciner dans son île déserte en envoyant des signaux pathétiques aux bateaux qui passent ? Oui… Et ça va passer soi-même au large des autres îles. Ça va manger, ça va boire, ça va fumer, ça va penser, ça va aimer, et puis ça va décider de manger mieux, de boire moins, de ne plus fumer, d’éviter les idées, de reléguer le sentiment. Ça va devenir réaliste. Ça va conseiller ses propres enfants. Ça va tout de même y croire un peu pour eux. Et puis ça n’y croira plus. Ça ne va plus écouter que ses propres tuyauteries, surveiller ses boulons, multiplier les vidanges… sans trop y compter…
Une chose est sûre, pourtant : celle qui dépend de moi. S’il est vrai que Clara est habitée, s’il est vrai que ma petite Clara va donner à naître, foi de moi, ce qui va naître là, naîtra riche ! Pas riche d’espérances, non, pas riche en sentiments, pas forcément un rupin des neurones non plus — ces choses-là dépendent d’ailleurs — mais riche d’argent, nom de Dieu, de pognon, de tunes, de joncs et de pépettes, riche de fric, de blé, de flouse, d’artiche et d’oseille ! Je te vais lui constituer une dot auprès de quoi les économies de Rothschild passeront pour un viatique d’étudiant. Oh ! je sais, ça ne fera pas son bonheur mais ça lui évitera au moins de penser que l’argent fait le bonheur des autres, et puis ça lui épargnera le travail, et de croire que le travail est une vertu ! Il pourra glander toute sa vie, le petit de ma Clara, et vu le caractère cosmopolite de J.L.B., il pourra glander en dollars, en marks, en roubles, en piastres, en yens, en lires, en florins, en francs, et même en écus ! Oui, il pourra glander européen, si ça lui chante ! Ce qu’il fera de son pactole ne m’intéresse pas le moins du monde. Qu’il l’investisse, le distribue ou le dilapide, qu’il œuvre pour les victimes du monde ou se taille une statue en platine, peu me chaut ! Et, s’il m’envoie à l’hospice quand mes dents tomberont dans mes poches, je partirai heureux, sachant enfin, preuve à l’appui, que la vie a un sens !
Mais pour l’heure, comme nous roulons, la reine Zabo et moi, vers la mystérieuse demeure du mystérieux J.L.B., je ne vois qu’une chose, sous mes yeux éblouis : un bébé nu et rose, rebondissant en riant sur un énorme matelas de billets qu’un vent aimable rassemble sous le petit cul de l’innocence.
— Arrêtez-nous là !
— Où ça, là ? grogne le chauffeur du taxi.
— Là, au Crédit lyonnais, là !
— Qu’est-ce que vous allez faire au Crédit lyonnais, Malaussène ?
— Ouvrir un compte au nom de ma sœur, ça ne peut pas attendre.
— Vous allez nous mettre en retard.
— Foutez-moi la paix, Majesté.
J.L.B. crèche dans le seizième. Rue de la Pompe. Et sa crèche tient davantage du palais d’Hérode que de la paillote de Bethléem. C’est un de ces hôtels déclarés splendides parce qu’ils sont particuliers et datent quelque peu.
Le larbin qui nous ouvre ressemble trait pour trait au larbin qu’on s’attend à découvrir derrière ce genre de porte. Il nous introduit en nous confirmant que Monsieur nous attend, ce qui n’empêche pas Monsieur de nous faire attendre — dans une bibliothèque lambrissée où le hasard alphabétique a embroché Saint-Simon, Soljénitsyne, Suétone et Han Suyin. Quand la vie cesse de surprendre, elle ressemble à ça. C’est à vous dégoûter de décrire le reste de la pièce.
— Chère amie, bonjour !
Ainsi s’annonce l’homme, d’une voix toute gaie. La reine Zabo et moi tournons l’œil vers la porte qui s’est ouverte grand sur un tout petit mec à la soixantaine mince et sautillante, occupé à traverser la bibliothèque en diagonale, un sourire charmant tendu devant lui.
— Bonsoir, mon cher ministre !
Pas la moindre affectation dans le ton de la reine Zabo, une cordialité de bon aloi, ce genre de familiarité distinguée qui laisse à penser qu’appeler un bonhomme par son titre, sa décoration ou son grade, relève, pour certains, de l’intimité. On respire au même étage. Ces deux-là ont dû bridger ensemble plus souvent qu’à leur tour, en s’en racontant de bien bonnes.
— Monsieur Malaussène, je suppose ?
Il suppose juste, le bougre. Et je me dis que j’ai déjà vu sa tête quelque part. But where ? Je n’ai pourtant pas l’habitude de fréquenter les ministres.
— Ne cherchez pas, jeune homme, je suis Chabotte, le ministre Chabotte, le croquemitaine de votre adolescence turbulente, l’inventeur de la moto à deux pandores, celui de derrière armé d’un long bâton pour envoyer les enfants se coucher.
Tout cela en me secouant la main de bas en haut avec une juvénilité étourdissante, pendant que je me dis : « Chabotte, nom de Dieu, c’est pour le coup que Julie grimperait aux rideaux, si elle me voyait. » Brève évocation de mon aimée qui m’assombrit le regard, ce dont Chabotte feint de s’alarmer.
— Rassurez-vous, jeune homme, ces temps-là sont révolus et je suis tout à fait prêt à reconnaître que cette moto n’est pas ce que j’ai imaginé de mieux. J’ai une seule passion : l’écriture. Et vous conviendrez avec moi qu’un homme qui romance ne peut pas être tout à fait mauvais.
(Qu’est-ce que c’est encore que ce zèbre ?)
— Si nous passions dans mon bureau, non ?
Si. Et de nouveau la bibliothèque en diagonale, Chabotte trottinant devant nous comme un enfant au cerceau. Il est délicieux. On jurerait une petite cuiller échappée de sa tasse à café.
— Voilà, c’est ici, entrez, je vous en prie, asseyez-vous. Thé ? café ? whisky ? autre chose ? Pour vous ce sera votre éternel Vichy, je sais, Dieu de Dieu, chère amie, comment pouvez-vous boire une pareille cochonnerie ?
La reine Zabo aurait-elle trouvé plus rapide qu’elle ? Elle ne s’en émeut pas, en tout cas, elle s’assied sur ce qu’elle trouve de plus dur, une petite chaise Louis XIII tout ce qu’il y a de monacale tandis que je suis englouti par du cuir anglais à grandes oreilles.
— Il est très bien. Un physique imprécis, malléable, c’est exactement ce qu’il me fallait.
C’est de moi qu’il parle ? C’est de moi ?
— Veuillez m’excuser, monsieur Malaussène, je viens de parler de vous comme si vous n’étiez pas là, c’est un vieux travers d’homme politique. En politique, nous passons le plus clair de notre temps à parler des absents, il arrive que leur présence n’y change pas grand-chose.
— Café.
— Pardon ?
— Vous avez fait une liste, plus haut : je choisis le café.
— Ah ! café, oui, un petit café.
Torsion gracieuse du buste, parlophone : « Olivier ? Soyez assez gentil pour nous apporter un grand verre de Vichy et une tasse de café. »
Puis, l’œil pétillant :
— Alors, monsieur Malaussène, avouez-moi tout, comment l’imaginiez-vous, le mystérieux J.L.B. ?
— Comme ça.
Mon pouce recourbé désigne la reine Zabo, peinarde sur sa chaise mais qui n’en perd pas une. Joli petit rire ministériel :
— Je ne sais pas si c’est le meilleur compliment que vous puissiez faire à votre patronne, mais personnellement je m’en trouve assez flatté.
Sur ce, apparition d’Olivier. Ce n’est pas le même larbin que celui de la porte, mais c’est un autre qui pourrait être le même.
Vichy.
Café.
— Non, sérieusement, quelle représentation vous faites-vous de J.L.B. ? À quoi, selon vous, devrait-il ressembler ?
Ah ! c’est donc ça, la question ! On est en plein boulot… Je réfléchis deux petites secondes (putain que ce café est bon !) et je dis :
— À un Concorde.
Chabotte en est tout saisi. Il ouvre les mirettes de la stupeur, il se tourne sec vers Zabo, il s’exclame :
— Formidable ! Ce garçon est for-mi-dable !
Puis, à moi :
— Vous avez mis dans le mille, monsieur Malaussène. Vous avez parfaitement compris ce que je voulais faire. Un Concorde, c’est exactement ça. Un attaché-case volant ! J.L.B. doit ressembler à un Concorde ! Eh bien ! mon vieux, attendez-vous à être déguisé en Concorde ! M’avez-vous lu ?
— Pardon ?
— Avez-vous lu les romans de J.L.B. ? Mes bouquins…
(Eh bien, c’est-à-dire…)
— Non, n’est-ce pas ? Vague mépris, même, hein ? C’est un bon point, figurez-vous. Je vous veux tout neuf. Et maintenant, laissez-moi vous exposer ma théorie. Vous êtes bien assis ? Ça va ? Un autre café ? Non ? cigarette ? Vous ne fumez pas… Bien. Ouvrez grandes vos oreilles à présent et gardez vos questions pour la fin. Titre de l’exposé :
« J.L.B. est un écrivain d’un genre nouveau, monsieur Malaussène. Il tient plus de l’homme d’entreprise que de l’homme de plume. Or, son entreprise, précisément, c’est la plume. Si je ne peux pas affirmer avoir inventé un genre littéraire, à coup sûr j’ai créé un courant. Un courant d’une originalité absolue. Dès mes premiers romans : Dernier baiser à Wall Street, Pactole, Dollar ou L’Enfant qui savait compter, j’ai creusé les fondations d’une école littéraire nouvelle que nous appellerons, si vous le voulez bien, le réalisme capitaliste. Souriez, monsieur Malaussène, oui, le réalisme capitaliste, ou réalisme libéral pour être au goût du jour, est en effet l’exact symétrique de feu le réalisme socialiste. Là où nos cousins de l’Est racontaient dans leurs romans l’histoire de l’héroïque kolkhozienne amoureuse du tractoriste méritant, passion commune sacrifiée aux exigences du plan quinquennal, je raconte moi l’épopée des fortunes individuelles, à l’ascension desquelles rien ne résiste, ni les autres fortunes, ni les États, ni même l’amour. C’est l’homme qui gagne chez moi, toujours, l’homme d’entreprise ! Notre monde est un monde de boutiquiers, monsieur Malaussène, et j’ai entrepris de donner à lire à tous les boutiquiers du monde ! Si les aristocrates, les ouvriers, les paysans, ont eu droit à leurs héros au cours des âges littéraires, les commerçants jamais ! Balzac, m’objecterez-vous ? Balzac, c’est l’envers du héros en ce qui concerne le commerce, le virus analytique, déjà ! Je n’analyse pas, moi, monsieur Malaussène, je comptabilise ! Le lecteur que je vise n’est pas celui qui sait lire, mais celui qui sait compter. Or, tous les boutiquiers du monde savent compter, et aucun romancier, jamais, n’en a fait une valeur romanesque. Moi, si ! Et je suis le premier. Résultat : deux cent vingt-cinq millions d’exemplaires vendus à travers le monde “au jour d’aujourd’hui”, comme aurait dit ma nourrice. J’ai élevé la comptabilité au niveau de l’épique, monsieur Malaussène. Il y a dans mes romans des énumérations de chiffres, des cascades de valeurs boursières, belles comme des charges de cavalerie. C’est une poétique à quoi les commerçants de tous poils sont sensibles. Le succès de J.L.B. tient à ce que j’ai enfin donné sa représentation mythique à la multitude mercantile. Grâce à moi les commerçants ont désormais leurs héros dans l’Olympe romanesque. Ce qu’ils réclament aujourd’hui, c’est l’apparition du démiurge. À vous de jouer, monsieur Malaussène… »
La vocation de l’argent naît très tôt. Vers quatre heures du matin, quand passent les éboueurs. Et n’importe quel fils d’éboueur peut être visité.
À seize ans, avec la conscience qu’il n’était qu’un rebut de la société, Philippe Ahoueltène suivait son père, engoncé dans sa combinaison verte à lisérés phosphorescents, pour gagner un maigre argent de poche.
Dans les premières lueurs de l’aube, comme il roulait place de la Concorde, accroché à l’arrière de sa benne, Philippe aperçut la marée humaine qui campait devant l’hôtel Crillon, en attendant l’improbable apparition de Michael Jackson. Et Philippe eut sa première idée : les poubelles de Jackson valaient de l’or !
Le plan de Paris dans une main et le Bottin mondain dans l’autre, cartographe de sa première fortune, Philippe recensa et localisa les poubelles des stars.
Après une première matinée d’investigation, il mit sous verre le dernier trognon de pomme croqué par Jane Birkin, le flacon de vernis à ongle Dior de Catherine Deneuve, la bouteille de Jack Daniels de Bohringer…
— Putain, génial, le mec ! Et il va les revendre ? C’est une idée géniale, ça !
— Jérémy, tais-toi !
— Quoi, c’est pas une idée géniale, faire les poubelles des stars ?
— Laisse oncle Thian lire la suite !
Trois mois plus tard, Philippe se trouvait à la tête de douze fouilleurs passionnés et de trente informateurs, concierges ou fils de concierges, intéressés, tous, aux bénéfices de l’entreprise qui s’avéra très vite des plus lucratives.
— Ça veut dire quoi « lugrative » ?
— Lucrative, Petit, « cra », ça veut dire qui rapporte des sous.
— Beaucoup de sous ?
— Pas mal, oui.
— Et « savéra », ça veut dire quoi ?
— Quoi ?
— « Savéra. »
— Ah ! « s’avéra » ! Eh bien…
— File-lui l’explication tout bas, Thérèse, qu’oncle Thian puisse continuer !
Il venait, dans la foulée, de passer son bac C avec mention très bien et s’était acheté un loft à Ivry.
L’année suivante, il ouvrit des succursales à Londres, Amsterdam, Barcelone, Hambourg, Lausanne et Copenhague. Son vaste bureau des Champs-Élysées lui tenait lieu de quartier général. Il intégra premier à H.E.C.
— Ah ! dis donc, le mec !
— Jérémy…
— Pardon.
Le jour de ses dix-huit ans, il quittait H.E.C. en claquant la porte. Il y reviendrait deux ans plus tard, mais comme professeur.
Durant ces deux années, il apprit le danois, l’espagnol, le hollandais, perfectionna son allemand et son anglais, qu’il parlait avec un imperceptible accent du Yorkshire.
Il jouait du saxo au Petit Journal et faisait une fulgurante carrière de demi d’ouverture dans l’équipe de rugby du P.U.C…
Voilà. Ça s’appelle Le Seigneur des monnaies, c’est le dernier-né de l’ex-ministre Chabotte, alias J.L.B., c’est rapide comme la foudre, con comme la mort, mais ça passionne les mômes au point que la petite Verdun elle-même suit les lignes au fur et à mesure de la lecture de Thian. Thian, qui n’a jamais lu un roman pour son propre compte, est un prodigieux lecteur. Sa voix épaissit la fiction. C’est la voix de Gabin à un point stupéfiant. Quoi qu’il lise, ça prend comme une sauce. Si Jérémy ou le Petit osent des interruptions en début de lecture, c’est uniquement sous l’effet de l’excitation. Ils ne tardent pas à se laisser aller dans le courant, portés par la houle au-dessus de ces abîmes que la voix de Thian creuse, mot par mot, ligne à ligne, sous n’importe quel texte.
C’est en prospectant à New York pour y installer une succursale que Philippe rencontra Tania. Leurs regards se croisèrent au cœur même de Greenwich Village.
Venue comme lui de nulle part, la jeune femme lui apprit Goethe, Proust, Tolstoï, Thomas Mann, André Breton, la peinture architectonique et la musique sérielle. Le couple menait grand train. Madonna, Boris Becker, Platini, George Bush, Schnabel, Mathias Rust et Laurent Fignon comptaient parmi leurs amis intimes.
Je les ai laissés, Verdun dans les bras du vieux Thian, Thérèse amidonnée dans sa chemise de nuit, Clara dans son lit (les mains croisées, déjà, sur son ventre), Jérémy et le Petit sur les lits du dessus, un avenir en or massif dans les yeux, Yasmina posée aux pieds de Clara, avec au visage une expression de gravité pieuse, comme si Thian était en train de lire une sourate pondue spécialement par le Prophète pour la mémoire de Saint-Hiver.
Je me suis levé.
Julius le Chien s’est levé.
On a filé en douce, comme souvent à cette heure de la nuit.
On est allés, le Chien et moi, plaider la cause de Benjamin Malaussène auprès de Julie Corrençon. Belleville s’effritait un peu plus autour de nous pendant que je répétais mon texte. « J’ai accepté de jouer cette comédie pour consoler Clara, ma Julie. J’ai accepté parce qu’il y a des moments où l’horreur frappe si fort et si vrai qu’il faut impérativement sortir du “réel”, comme tu dis, aller jouer ailleurs. J’ai accepté pour faire jouer les enfants ailleurs et qu’ils ne pensent plus à Saint-Hiver. Jérémy et le Petit me feront répéter mon texte, Clara prendra les photos et Thérèse pourra me désapprouver ; ça les occupera. J’ai accepté pour obéir à Coudrier, aussi, pour emmener le radeau familial le plus loin possible de son enquête. J’ai accepté, parce que si on fait la somme des choses, j’estime qu’on a eu notre compte d’emmerdements majeurs, ces derniers temps, tu ne trouves pas ? Alors, je me suis dit, d’accord, soyons légers, pour une fois, un peu cons, vaguement malhonnêtes. Cessons d’être irréprochables, puisque c’est ce que Coudrier nous reproche. Quittons pour un temps les rives inhospitalières du dévouement et du sublime. Tu me suis, Julie ? Jouons. Jouons un peu. Et jouons à J.L.B. puisque c’est le jeu qui se présente. »
Bien sûr, elle n’était pas chez elle. Toc, toc, toc, Julie ? Julius le Chien, assis, attendant que ça s’ouvre. Mais la porte ne s’est pas ouverte. Crayon, papier, le dos de Julius comme écritoire, j’ai résumé tout ce que j’ai dit plus haut. J’ai ajouté je t’aime, je l’ai conjugué à tous les temps tous les modes, et que je restais son porte-avions, et qu’elle pouvait se poser ou décoller aussi souvent qu’elle le voulait… C’étaient là les premiers mots de notre rencontre : « Tu veux bien être mon porte-avions, Benjamin ? Je viendrais me poser de temps en temps, refaire mon plein de sens », et moi, tout content : « Pose-toi, ma belle, et envole-toi aussi souvent que tu le veux, désormais je navigue dans tes eaux. »
Je me suis excusé pour mes vacheries sur le journalisme des « faits choisis », excuse-moi, Julie, c’était juste pour te faire mal… pardon, pardon, et j’ai signé.
Et j’ai réfléchi.
Il manquait quelque chose.
Une vérité à ne pas cacher.
Chabotte.
Je lui ai avoué, en post-scriptum, que J.L.B. était le ministre Chabotte, celui-là même, oui, Julie, celui-là. Tu te rends compte ?
Et je me suis glissé sous la porte.
Après son exposé sur le réalisme libéral, Chabotte nous avait introduits, moi-la Reine, dans sa salle de projection particulière.
— Suivez-moi, monsieur Malaussène, je vais vous montrer à quoi ressemble un Concorde en chair et en os.
Une douzaine de fauteuils et leur douzaine de cendriers, un plafond en pente et des murs en biseau qui convergent vers un écran immaculé. Derrière nous, l’œil du projecteur manipulé par Antoine, un troisième valet, tout pareil aux deux autres. La visite avait viré de la mondanité souriante au briefing ultra-secret, façon James Bond avant le départ en mission.
— Je vais faire de vous un J.L.B. plus vrai que nature, vous verrez, ça va être amusant…
Obscurité, pinceau blanc, une image sur l’écran : le haut d’un visage. Les deux ailes d’une chevelure noire plaquée en arrière à partir d’une pointe frontale impeccable. (Ouh la, stricte-stricte !)
— Comme vous pouvez le constater, monsieur Malaussène, le Concorde est soigneusement peigné.
(C’est pourtant vrai, bon Dieu, on jurerait que ce type a un Concorde noir posé sur la tête !)
— Savez-vous à qui appartient ce front, chère amie ?
Hésitation de la reine Zabo :
— Chirac jeune ?
— Non. Copnick, vingt-huit ans, l’éminence grise de Wall Street. Notez la hauteur du front, monsieur Malaussène, la double ride transversale et non perpendiculaire, ce n’est pas l’expression du doute, cela, c’est de l’énergie à l’état pur ! J.L.B. doit avoir ce front et cette coiffure. Bien, passons à autre chose, maintenant. Antoine !
Zip-clac, glissement latéral : deux yeux sur l’écran. Bleu acier comme il se doit, et braqués droit devant eux. Le genre de mec qui s’est fabriqué un regard inamovible. Quand il regarde ailleurs, c’est toute la tête qui tourne, comme une tourelle de char.
— Wolbrooth, roi du tungstène, avait annoncé Chabotte, le marché de l’astronautique à lui tout seul. Ce n’est pas la couleur de l’œil qui compte, monsieur Malaussène, mais la tension du regard, observez comme il file sous l’arcade sourcilière. Pour un visage aussi mobile que le vôtre, ce doit être facile à obtenir.
Et ainsi de suite : les joues pesantes du roi de la farine, le menton charnu de l’empereur des puces (électroniques), le demi-sourire du magnat belge de la conserve… etc., total : le roi des cons, à mon avis.
Ce n’était pas l’opinion de Chabotte :
— Et nous obtenons J.L.B. : un équilibre parfait d’autorité et de détermination, d’ironie et de saine jouissance. Car J.L.B. n’est pas un ascète, j’insiste tout particulièrement sur ce point : il aime l’argent et le luxe sous toutes ses formes, y compris la bouffe, monsieur Malaussène, il faudra prendre du poids, vous épaissir un peu.
— Mange, Benjamin, mange, mon fils.
— Je ne peux plus, Amar, merci, là, vraiment…
— Comment ça, « là, vraiment » ?… Faudrait savoir si tu veux devenir un grand écrivain ou pas, Ben ?
— Ta gueule, Hadouch.
— Parce que tous les mecs qui ont laissé un nom dans votre littérature de roumis, les Dumas, les Balzac, les Claudel, ils étaient plutôt enrobés, c’est vrai.
— Simon, ta gueule.
— À mon avis, ils faisaient comme Ben, ils bouffaient du couscous.
— Mo a raison, oui, au fond, dès qu’on y pense un peu, tout vient de l’Islam.
— Je me demande si Flaubert aurait pondu la mère Bovary sans le couscous…
— Vous allez me lâcher un peu, tous les trois, oui ?
— Encore une assiette, Ben.
— Allez, J.L.B., un petit rab…
Des mois ! Des mois de gavage intensif ! Des mois de couscous-calories spécial J.L.B. ! Matin et soir ! Aussi léger que l’humour de Hadouch et de ses deux sbires. Évidemment, mes joues ne se sont pas alourdies d’un gramme. C’est l’estomac qui a poussé sa pointe et le cul qui s’est arrondi. Avec les joues restées creuses, ça m’a donné la mine d’un ancien romantique reconverti dans la choucroute.
Chabotte n’était pas d’accord avec moi :
— Une idée que vous vous faites, monsieur Malaussène, vous prenez de la densité et cela vous surprend. C’est que, pour la première fois de votre vie, vous pesez votre poids d’homme sur notre bonne terre. Je vais pouvoir appeler le tailleur.
Le tailleur avait un nom rital, des doigts-libellules et le sourire de Vittorio De Sica. Chabotte sautillait gaiement autour de nous, conseillant une épingle par-ci, suggérant un rabat par-là, jugeant cette rayure trop fantaisiste, ce gris-noir trop clérical.
— Les chaussettes, monsieur Malaussène, les chaussettes… Ne jamais négliger les sous-vêtements, ils doivent faire peau avec le costume. N’est-ce pas, chère amie ?
Je l’affirme haut et fort : qui ne s’est jamais retrouvé à poil devant son éditeur, sous l’œil de feu Vittorio De Sica, pendant qu’un ex-ministre de l’Intérieur pousse des petits cris autour de lui, ignore tout de la honte.
Total, ils m’ont taillé trois costumes trois pièces, dans un de ces tissus extra-fins venus d’ailleurs et nettement au-dessus des moyens de Gatsby. (Benjamin Malaussène ou le cachemire cache-misère.)
— Et portez-les, monsieur Malaussène, domestiquez votre nouvelle peau, je ne veux pas que vous donniez l’impression d’être tombé dans votre costume d’écrivain par hasard. Le best-seller, ça se porte sur soi !
— T’en as un beau costard, mon frère Benjamin !
— Tu veux racheter Belleville, toi aussi ?
— Marche pas sous les gouttières, Ben, si les pigeons te chient dessus, c’est une brique l’impact !
— Minimum.
Et ce petit crétin de Nourdine, poussé par Mo le Mossi et Simon le Kabyle, de m’accompagner partout avec un parapluie ouvert pour me protéger des pigeons.
Et la pub prit son vol.
Dès qu’on sortait de Belleville, dès qu’on passait Richard-Lenoir, Paris se couvrait d’affiches sibyllines, LE RÉALISME LIBÉRAL, en lettres grosses comme ça LE RÉALISME LIBÉRAL, sans un mot d’explication C’était censé émoustiller la curiosité publique. Une préparation d’artillerie avant ma propre offensive. « Sensibilisation au concept », « imprégnation du tissu urbain »… Il y avait des briefings bihebdomadaires sur ce sujet, aux Éditions du Talion. Une demi-douzaine de publicitaires débarquaient, bronzés comme un retour de safari, à la fois concentrés et volubiles, déployant leurs schémas sur la table de conférence, jouant de la baguette explicative et du marqueur péremptoire, avec des mines de Sioux galonnés, comme s’ils préparaient le jour le plus long. Ils exhibaient les premières photos de Clara, celles de mon regard-J.L.B., rasant sous l’arcade et pointé vers le milliard d’exemplaires. Ils disaient :
— Ici, nous vous proposons une rythmique particulièrement incisive, une alternance entre le concept et le regard, voyez-vous ? LE RÉALISME LIBÉRAL… et le regard. Saisissant, non ?
— J’aimerais bien avoir le regard de ce type…
Les gommeux me reluquaient en souriant poliment, façon de me faire comprendre que ce n’était pas demain la veille. C’est que je ne participais pas aux briefings en ma qualité de J.L.B., mais dans mon malaussenat habituel. Pas un seul d’entre eux ne me reconnaissait, ce qui mettait Loussa en joie.
— Pour avoir les yeux de J.L.B., il faut savoir ce qu’on veut, faut pas être un abonné au doute comme toi, petit con.
Je rendais son sourire à Loussa. Il y a des moments de la vie où on est entre potes, un point c’est tout.
Clara ne lâchait plus son appareil. Elle faisait de belles photos ; les photos publiques de J.L.B., que je négociais à prix d’or (la cagnotte de son petit se remplissait gentiment), et les intimes qu’on se gardait pour nous. Ce qui la passionnait surtout, c’était la métamorphose, le passage de son Benjamin à son J.L.B.
— Tu aurais pu faire un grand comédien, Benjamin !
Elle s’amusait. Elle s’amusait, ma Clarinette. Elle pensait pourtant à Saint-Hiver (je l’entendais pleurer parfois, le soir, quand j’apprenais mon texte dans la salle à manger, à côté des enfants endormis). Le commissaire Coudrier avait tenu à ce qu’elle se rendît seule à l’enterrement de Saint-Hiver. Il était venu la prendre dans sa voiture de fonction, celle-là même qui nous avait doublés, le jour de la noce, et il l’avait ramenée à la maison. Il avait été « gentil », Clara dixit. Gentil avec moi aussi, Coudrier, quand il m’avait coincé dans la porte qu’il refermait sur lui, en me sifflant à l’oreille :
— Et n’oubliez pas, Malaussène, tenez-vous loin de mon enquête, occupez-vous, et occupez votre famille, sinon…
La porte refermée, Clara avait dit :
— On a nommé un nouveau directeur à la prison. C’est un jeune, il poursuivra l’œuvre de Clarence.
J’avais coupé court.
— Les types de la pub adorent tes photos, ils disent qu’ils n’ont jamais rien vu de pareil.
Thérèse est intervenue une seule fois, dans toute cette histoire : le jour où le Concorde s’est posé sur ma tête.
— Je n’aime pas cette coiffure, Benjamin, elle te donne l’air méphistophélique. Ce n’est pas toi, et ce n’est pas sain.
Les photos et les slogans alternaient maintenant sur les murs de Paris. UN HOMME : mon front Wall Street. UNE CERTITUDE : mon sourire platine. UNE ŒUVRE : mon regard tungstène. Et, partout : LE RÉALISME LIBÉRAL. Photos et slogans n’avaient apparemment pas de liens les uns avec les autres, mais les affiches se rapprochaient insidieusement, laissant à penser qu’elles pourraient bien être les éléments d’un même puzzle, qu’un visage était en train de se constituer là, qu’une vérité s’annonçait pas à pas.
Le public était censé haleter d’impatience. *
— Si je te demande : « Quelle est votre principale qualité, J.L.B. ? », qu’est-ce que tu réponds ?
— « Entreprendre ! »
— Très bien. « Et votre principal défaut ? »
— « Pas de défaut. »
— Mais non, Benjamin, là tu réponds : « Ne pas tout réussir. »
— D’accord : « Ne pas tout réussir. »
— « Vous avez connu l’échec ? »
— « J’ai perdu des batailles, mais j’en ai toujours tiré l’enseignement qui mène à la victoire finale. »
— Bravo, Benjamin, tu vois, ça rentre !
Jérémy me faisait réciter mes futures interviouves. Cinquante pages de questions-réponses élaborées par Chabotte, qu’il fallait ingurgiter et resservir avec la spontanéité du prédateur. « Ne donnez surtout pas l’impression de réfléchir, monsieur Malaussène, la certitude doit jaillir de J.L.B., comme une source de pognon. »
Jérémy rentrait dare-dare du lycée et, au lieu de me présenter son cahier de textes comme c’était la coutume, il venait me chercher jusque dans les chiottes.
— Pas la peine de te planquer, Ben, je sais que tu es là.
Et c’était reparti pour un tour.
— « L’âge, que pensez-vous de l’âge ? »
— « Il y a des vieillards de vingt ans et des jeunes gens de quatre-vingts. »
— « Et à quarante ans ? »
— « À quarante ans, on est riche ou on n’est rien. »
— Parfait. « L’argent ? »
— Quoi, l’argent ?
— Eh bien, qu’est-ce que J.L.B. pense de l’argent ?
— Du bien.
— S’il te plaît, Ben, réponds exactement. « Comment vous situez-vous par rapport à la problématique de l’argent ? »
— Du côté de la planche à billets.
— Arrête, Ben, c’est quoi la bonne réponse ?
— Je ne sais pas.
— « L’argent a toujours paru suspect aux Français ; ce qui me paraît suspect à moi, c’est d’en vouloir et de ne pas en gagner. »
J’étais sauvé par le gong : l’heure sacro-sainte de la lecture.
On était en janvier, dans le vol Concorde AF 516, et il sut au premier regard que ce serait elle. Assise sur le siège voisin du sien, elle lui apparut d’emblée aussi tentante et inaccessible qu’un edelweiss trônant sur un sommet de zibeline. Une chose était certaine, il ne choisirait pas d’autre mère à ses enfants.
Son cœur, d’abord, s’était senti à l’étroit et il s’était plusieurs fois levé sans raison. Il n’était pas particulièrement grand. Ses gestes avaient gardé cette incertitude de l’adolescence qui faisait son charme et avait coûté bien des fortunes à ses ennemis. Quiconque le connaissait bien (mais ils étaient peu nombreux à le bien connaître) aurait perçu au frémissement de la fossette qui lui fendait le menton que Philippe Ahoueltène, le seul vainqueur de la bataille du Yen, le tombeur du Texan Hariett et du Japonais Toshuro, était ému.
Les petits s’amusaient, quoi. C’était le but de l’opération. Moi, pas tellement. Il faut être honnête, pas tellement. Vaguement honteux, même. (Julie en filigrane : « Tu ne voudrais pas être toi-même, une fois dans ta vie ? ») Il m’arrivait de m’en plaindre à qui de droit. J’entrais dans la chambre des enfants endormis. Je me penchais sur l’arrondi de Clara, je délaçais doucement ses doigts croisés, et je m’adressais direct au petit profiteur, là :
— Tu es content de toi ? Parce que c’est à cause de toi, tout ça… tu en as conscience, au moins ? Beuh non, bien sûr, je vends mon âme pour te faire milliardaire et tu t’en fous, tu commences par l’ingratitude, comme tous les autres… Franchement, tu crois que c’est une vie d’homme de gagner le pain des anges ?
— Vous ne craquez pas, au moins, monsieur Malaussène ?
La sollicitude de Chabotte m’allait droit au cœur.
— Dites, vous tenez vaillamment le coup, n’est-ce pas ?
C’est qu’il n’était plus temps de faire machine arrière. Les affiches et les slogans avaient opéré leur jonction. LE RÉALISME LIBÉRAL : UN HOMME, UNE CERTITUDE, UNE ŒUVRE ! Ma bouille en gigantesque, et mes initiales partout. Dans toutes les stations de métro. Dans les gares. Dans les aéroports. Sur le cul des bus : J.L.B. regard tendu, sourire à la page, menton conquérant et joues planétaires. Deux prothèses tout de même pour gonfler la planète. Et la sortie imminente du Seigneur des monnaies, annoncée comme la surprise des surprises !
— Asseyez-vous, je vous en prie. Olivier, une tasse de café pour M. Malaussène ! Qu’est-ce qui vous tracasse, mon vieux, n’avons-nous pas fait un travail merveilleux ?
— Rien, ça va au poil, au poil, ça va…
— Bon, voilà qui me rassure. Maîtrisez-vous vos interviews ? C’est capital, les interviews !
— Je maîtrise.
— Les photos de votre sœur sont admirables. J’en prévois une nouvelle série qui illustrera le premier papier vous concernant. Vous verrez, vous ne serez pas déçu…
Ces photos-là furent prises à Saint-Tropez, sur fond de Méditerranée qui en a vu d’autres. J.L.B. débarquant de son Mystère 20 personnel, J.L.B. au volant de sa toute dernière Jaguar XJS V12, 5,3 litres de cylindrée, 241 km/h, cuir Colonny et ronce de noyer, 385 000 F environ : sa 2 C.V. tropézienne. J.L.B. en conversation ultra-secrète au cœur de sa villa, avec un Arabe enturbanné (« il est te conseiller particulier des princes du pétrole »). L’Arabe en question était le vieil Amar soi-même, et, révélée par les buissons, on devinait la silhouette de ses « gardes du corps », Hadouch, Mo et Simon — walkie-talkie et mines de circonstances :
— On se fait pas chier, avec toi, mon frère Benjamin, un coup c’est un mariage de roumis en cabane, un autre coup c’est Saintrope, quand c’est que tu nous emmènes sur la lune ?
Et J.L.B., enfin, dans la solitude de son bureau de marbre, mettant la dernière main à son dernier roman : Le Seigneur des monnaies.
— Je dis bien le dernier roman, monsieur Malaussène.
Petite phrase de Chabotte, anodine en apparence, mais qui fut le seul rayon de soleil de toute cette période.
— Vous voulez dire que vous renoncez à écrire ?
— À écrire, certes pas ! Mais à ces fadaises, oui, et de grand cœur !
— Ces fadaises ?
— Vous n’imaginez tout de même pas que je vais passer le reste de ma vie dans la littérature de drugstore ? J’ai fait fortune en imaginant ce produit, soit, j’ai inventé un genre, soit, j’ai gavé les imbéciles de stéréotypes, soit, mais, ce faisant, je me suis cantonné dans l’anonymat comme l’exigeait ma déontologie d’homme politique, or je prends ma retraite dans neuf mois, monsieur Malaussène, et avec elle, je jette aux orties ma défroque de scribouillard anonyme pour prendre la plume, la vraie, celle qui signe de son nom et taille les habits verts, celle qui a rempli les rayons de cette bibliothèque !
Sa voix avait grimpé l’échelle des aigus. Il était la proie d’un tourbillon d’enthousiasme juvénile.
— Tout cela ! Tout cela ! Je suis de ceux qui ont écrit tout cela !
Il me désignait les rayons qui se perdaient là-haut, dans la pénombre lambrissée du plafond. Sa bibliothèque prenait des proportions de cathédrale.
— Et savez-vous quel sera mon prochain sujet ?
L’œil brillait, le blanc très blanc. Il ressemblait à un personnage de J.L.B. On aurait juré un gamin de douze ans sur le point d’avaler sa dernière bouchée du monde.
— Mon prochain sujet, ce sera vous, monsieur Malaussène !
(Allons bon…)
— Enfin, l’épopée J.L.B., si vous préférez ! Je montrerai à tous ces cuistres de la critique qui n’ont pas daigné me consacrer un seul article…
(C’est donc ça…)
— Je leur montrerai ce que recèle la Galaxie J.L.B., quelle connaissance de notre modernité suppose une œuvre pareille !
La reine Zabo impassible sur sa chaise, et moi entre les griffes d’un matou amoureux d’une souris. Il ronronnait, à présent :
— Écrire, monsieur Malaussène, « écrire », c’est avant tout prévoir. Or, j’ai tout prévu dans ce domaine, à commencer par ce que mes contemporains désiraient lire. Pourquoi les romans de J.L.B. marchent si fort, vous voulez que je vous le dise ?
(Ma foi…)
— Parce qu’ils sont un accouchement universel ! Je n’ai pas créé un seul stéréotype, je les ai tous extirpés de mon public ! Chacun de mes personnages est le rêve familier de chacun de mes lecteurs… voilà pourquoi mes livres se multiplient comme les petits pains de l’Évangile !
D’un bond, il fut au milieu de la bibliothèque. Il me pointait du doigt, façon César démontrant un truc capital à son Brutus adoptif :
— Or, mon plus beau stéréotype, c’est vous, monsieur Malaussène ! Et le moment est venu d’en mesurer l’efficacité. Rendez-vous demain au Crillon, à seize heures précises, nous vous avons réservé une suite pour votre première interview. Soyez à l’heure, Benjamin, nous allons présenter le monde au monde !
Rien qui ressemble à une suite du Crillon comme une autre suite du Crillon — pour qui ne fait pas collection de suites. Pourtant, à peine ai-je mis le pied dans la suite à moi réservée que j’en ai exigé une autre.
— Pourquoi ? a demandé le Chamarré qui me tenait la porte, tout en regrettant aussitôt d’avoir posé la question.
« Parce que c’est la consigne, bonhomme », j’ai failli répondre. (« Un écrivain de la dimension de J.L.B., c’est capricieux ou ça n’est pas, m’avait expliqué Chabotte, vous exigerez une autre suite. »)
— L’orientation, j’ai dit.
La tête du Chamarré a fait signe qu’elle comprenait, et Sa Compétence m’a orienté vers une autre suite. Ça pouvait aller. Un peu plus petit que la place de la Concorde, mais ça pouvait aller.
— Ça te va, ma Clarinette ?
Clara ouvrait un œil rond comme son objectif, pupille dilatée : temps de pose indéterminé. J’ai répondu pour elle.
— Ça va.
Et j’ai filé au Chamarré un pourliche de Texan. De quoi passer une nuit dans l’hôtel d’en face, là-bas, de l’autre côté du pont, le tricolore avec des colonnes.
Sur quoi, Gauthier s’est pointé avec le matériel. Lui aussi en était tout sidéré des clins d’or du Crillon. M’a semblé, même, qu’il me considérait avec considération, tout à coup.
— Vous poserez l’écritoire près de la fenêtre et brancherez l’ordinateur à cette prise, là, mon bon Gauthier, ai-je laissé tomber de très haut.
Il s’est marré et m’a répondu de très bas :
— Loussa s’occupe des téléphones, monsieur.
Et, en effet, Loussa de Casamance a fait une entrée triomphale, trois téléphones dans chaque main, comme un père Nicolas de la télécommunication. Il a esquissé un pas à la Fred Astaire :
— Il y a des moments où je suis fier d’être ton pote, petit con. Qui est cette charmante ?
Il venait de remarquer Clara.
— Ma sœur Clara.
Il a tout de suite pigé le rapport avec Saint-Hiver, mais il n’a pas pris la mine de circonstance. Il a seulement dit :
— Eh bien, maintenant que je la connais, je suille encore plusse fier que tu souailles mon pote. Tu ne la mérites probablement pas.
Sur quoi il a saupoudré la piaule de téléphones.
Quand Calignac est arrivé, tout était en place.
L’idée de Chabotte était que le bureau de J.L.B., bourré de télétypes, phones et autres scripteurs, devait paraître branché sur le monde, tandis que l’écrivain, en retrait de plusieurs siècles sur son époque, serait surpris par le photographe près de la fenêtre, écrivant debout à une écritoire. Feuilles blanches, aux grammes soigneusement pesés, qui, dirait la journaleuse légende, lui étaient spécialement envoyées par le Moulin de La Ferté — le dernier à produire des feuilles à l’unité, en chiffon de lin, selon les plus anciennes traditions de Samarcande. Sur ces feuilles, J.L.B. n’écrivait pas au Mont-Blanc, pas à la bille non plus, évidemment, moins encore au marqueur, non, il écrivait au crayon, en toute simplicité : habitude dont il n’avait jamais pu se défaire depuis ses brouillons d’écolier. Ses crayons, ordinairement destinés à la Maison royale de Suède par la très ancienne fabrique d’Östersund, lui étaient envoyés par la reine en personne. Quant aux pipes d’écume qu’il fumait en travaillant (il ne fumait qu’en travaillant) chacune avait son histoire, riche de plusieurs siècles, et ne brûlait qu’un seul tabac, le gris le plus rustique, celui-là même dont la Seita avait abandonné la commercialisation, mais dont, par dérogation spéciale, il recevait sa provision tous les mois.
— Ça va ? demanda Calignac. Tout est O.K. ? Vous n’avez pas oublié les crayons ?
— Les crayons sont à leur place, sur l’écritoire.
— Et le canif ?
— Quel canif ? a demandé Gauthier en pâlissant.
— Le canif de son père ! Il est censé tailler ses crayons avec le canif de son père, un Laguiole, une relique, tu ne le savais pas, Gauthier ?
— J’ai complètement oublié…
— Fonce acheter un Laguiole au tabac du coin, et passe-le au papier de verre, qu’il donne l’impression d’avoir traversé le siècle.
En réalité, Calignac, Gauthier et Loussa s’amusaient autant que mes enfants.
— Ça va, toi ?
— Comme ça.
Calignac a pris mes épaules entre ses pognes de demi de mêlée.
— Pas le moment de flancher, mon petit père : tu sais à combien se monte le premier tirage du Seigneur des monnaies ?
— Trois exemplaires ?
— Arrête de déconner, Malaussène, huit cent mille ! On a sorti huit cent mille exemplaires d’un coup.
ELLE : Si je vous demandais quelle est votre principale qualité, J.L.B., que me répondriez-vous ?
MOI : Entreprendre.
ELLE : Et votre principal défaut ?
MOI : Ne pas tout réussir.
ELLE : Auriez-vous connu, l’échec ? C’est à peine pensable quand on vous voit.
MOI : J’ai perdu des batailles, mais j’en ai toujours tiré l’enseignement qui mène à la victoire finale.
ELLE : Que conseilleriez-vous à un jeune d’aujourd’hui qui souhaiterait entreprendre ?
MOI : Vouloir ce qu’il veut, se lever tôt, ne rien attendre que de lui-même.
ELLE : Comment naissent vos personnages de roman ?
MOI : De ma volonté de vaincre.
ELLE : Les femmes de vos romans sont toujours belles, jeunes, intelligentes, sensuelles…
MOI : Elles ne le doivent qu’à elles-mêmes. Une apparence, cela se conquiert, et cela devient votre vérité.
ELLE : Si je vous ai bien compris, tout le monde peut être beau, intelligent et riche ?
MOI : C’est une question de volonté.
ELLE : La beauté, une question de volonté ?
MOI : La beauté est d’abord intérieure. La volonté l’extériorise.
ELLE : Vous parlez toujours de volonté. Mépriseriez-vous les faibles ?
MOI : Il n’y a pas de faibles, il n’y a que des gens qui ne veulent pas vraiment ce qu’ils veulent.
ELLE : Vous-même, avez-vous toujours désiré la richesse ?
MOI : Dès l’âge de quatre ans, dès que je me suis su pauvre.
ELLE : Une revanche sur la vie ?
MOI : Une conquête.
ELLE : L’argent fait-il vraiment le bonheur ?
MOI : Il en est la condition première.
ELLE : Vos héros s’enrichissent très jeunes, et l’âge est un thème qui revient fréquemment sous votre plume. Que pensez-vous de l’âge ?
Jusque-là, tout marchait comme sur des roulettes. Elle avait appris ses questions dans l’ordre et j’y répondais dans l’ordre. Nous étions comme deux récitants à égrener pieusement le rosaire de la connerie. Elle était arrivée traqueuse, ne sachant où poser ni ses yeux ni ses fesses, son rédacteur en chef avait dû la bassiner, et elle n’avait probablement qu’une trouille : que je ne file pas la bonne réponse à sa première question : « J.L.B., vous êtes un écrivain prolixe, vous êtes traduit dans le monde entier, vos lecteurs se comptent par millions, comment se fait-il qu’on ne vous ait encore jamais interviewé, ni photographié ? » À son grand soulagement, je lui ai sorti la bonne réponse, la réponse n° 1 : « J’avais du travail. En vous répondant aujourd’hui, je m’accorde ma première récréation depuis dix-sept ans. » Le reste a suivi tout seul, questions et réponses numérotées comme les petits plats sur la carte d’un restaurant chinois.
Et puis est tombée la question sur l’âge.
J’ai eu un trou.
Ou plutôt, un éblouissement.
Je me suis soudain revu chez Chabotte. Chabotte nous jouant, à la reine Zabo et à moi, la scène de Chariot et de la mappemonde, Chabotte en dictateur des Arts et Lettres, dansant tout seul dans la pénombre de sa bibliothèque, Chabotte me filant rancart pour le coup d’envoi du Crillon, mais surtout, juste avant que je ne parte, Chabotte me prenant par la main comme un camarade de jeu :
— Venez avec moi, je vais vous montrer quelque chose.
Et, comme je lançais un regard affolé à ma patronne :
— Non, non, attendez-nous ici, chère amie, nous revenons tout de suite.
Il m’a entraîné derrière lui, courant comme un petit fou dans ses couloirs, sous l’œil indifférent de la valetaille qui en avait sans doute vu d’autres, grimpant les escaliers quatre à quatre (moi suivant comme une poupée de son), enfilant plein pot la ligne droite du couloir final, un parquet net comme une piste de bowling dont nous nous sommes farcis les dix derniers mètres en glissant, jusqu’à heurter une porte monumentale, dressée là comme si le monde y finissait. Deux ou trois secondes pour reprendre notre souffle, et le voilà qui ouvre la porte, et qui s’écrie, la voix fendue par les aigus :
— Regardez !
J’ai mis un certain temps à domestiquer la pénombre et à chercher ce qu’il y avait à voir. C’était une Piaule aux dimensions swiftiennes avec un plumard à baldaquin où Gulliver ne se serait pas senti à l’étroit. J’avais beau chercher, je ne trouvais rien à voir de Particulier.
— Là-bas, là !
Il a pointé son doigt en direction de la plus lointaine des fenêtres en hurlant :
— Là-bas ! Là ! Là !
Et j’ai vu.
J’ai vu, au-dessus d’un fauteuil roulant, posée sur un amas de couvertures, une tête de femme qui nous regardait avec des yeux luisants de haine. Une tête épouvantablement vieille. J’ai cru d’abord qu’elle était morte, que Chabotte me jouait un remake hitchcockien de la marna empaillée, mais non, ce qui scintillait dans ces yeux-là, c’était de la vie, à l’état incandescent : les derniers feux d’une existence haineuse, réduite à l’impuissance. Hurlement de Chabotte :
— Ma mère ! Mme Nazaré Quissapaolo Chabotte !
Et il a ajouté, avec une ivresse de mouflet victorieux, peut-être plus terrifiante encore que le regard de la momie :
— Elle m’a toujours empêché d’écrire !
ELLE : Que pensez-vous de l’âge ?
MOI : L’âge est une vacherie, mademoiselle.
ELLE (sursautant) : Vous dites ?
MOI : Je dis qu’à tout âge l’âge est une vacherie maximum : l’enfance, âge des amygdales et de la totale dépendance ; l’adolescence, âge de l’onanisme et des interrogations vaines ; la maturité, âge du cancer et de la connerie triomphante ; la vieillesse, âge de l’artérite et des regrets inopérants.
ELLE (le crayon en l’air) : Il faut vraiment que j’écrive ça ?
MOI : C’est votre interview, vous écrivez ce que vous voulez.
Elle a sauté quelques pages et elle a rebranché plus loin, espérant que ça se passerait mieux.
ELLE : Comment vous situez-vous, par rapport à la problématique de l’argent ?
Mais ce fut pire.
MOI : Si je me mirais dans la gamelle de ceux qui n’ont rien à croûter, je me situerais du côté du fusil.
J’ai craqué, quoi.
J’ai craqué.
Ça arrive, non ? Il y a eu le regard de cette vieille, comme on s’électrocute, et j’ai craqué. Ça ne prévient pas, les souvenirs, c’est traître, ça vous assaille, comme on dit justement dans les livres. Le regard de cette vieille m’a sauté dessus, comme le regard de notre petite Verdun sur son aumônier baptiseur dans la prison de Saint-Hiver ! Verdun et cette vieille femme… les deux extrêmes de l’âge entre un seul regard tendu à hurler… et il aurait fallu que je continue à déconner : « Il y a des vieillards de vingt ans et des jeunes gens de quatre-vingts » ? Et puis quoi encore ?
La fille a remballé précipitamment ses petites affaires et s’est repliée en désordre. J’aurais voulu la rappeler et qu’on reprenne tout à zéro, mais je n’ai pas pu. Le fauteuil de la vieille était planté dans ma mémoire. Toutes mes réponses avaient fondu sous le chalumeau de son regard. Dans la confusion, je me suis dit, en plus, que Julie avait raison. Il fallait être malade pour se laisser embringuer dans un rôle pareil. Au lieu de calmer les émois de ma confesseuse, j’en ai donc rajouté. Un accès de lyrisme. Elle était venue mettre J.L.B. en carte et elle s’était retrouvée devant un bombardier palestinien qui aurait forcé sur les amphétamines.
Le pire, c’est que mes potes m’attendaient au Talion, en plein délire de victoire finale. La reine Zabo dans le rôle du maréchal Koutouzov.
— Votre prestation au Palais Omnisports de Bercy, ça va être quelque chose, Malaussène ! Un événement unique ! Aucun écrivain, jamais, n’a lancé son roman comme une grande première du show-bise !
(Rien du tout, Majesté, je viens de casser votre belle baraque.)
— Derrière vous, disposés en arc de cercle, vous aurez l’éventail de vos traducteurs. Cent vingt-sept traducteurs venus des quatre coins du monde, ce sera impressionnant, croyez-moi ! Devant vous, trois à quatre cents fauteuils réservés aux journalistes français et étrangers. Et, tout autour, sur les gradins, la foule de vos lecteurs !
(Arrêtez, Majesté, arrêtez ! Il n’y aura pas de Palais Omnisports ! Dans une semaine, quand la fille aura publié la belle interviouve, il n’y aura même plus de J.L.B. ! Chabotte va reprendre ses billes et les porter chez la concurrence…)
— Les journalistes vous poseront les questions complémentaires, celles qui figurent en italiques sur le questionnaire que J.L.B. vous a donné à apprendre. Alors, mon garçon, vous allez me réviser ça une dernière fois, et vous verrez, tout se passera très bien.
— Et après je suppose qu’il pourra se reposer un peu, tout de même ?
La reine a jeté un coup d’œil surpris au petit Gauthier qui a brusquement rougi. (Je t’en supplie, Gauthier, cesse de m’aimer, je viens de t’abonner au chômedu, c’est ton assassin que tu couves. Je vous ai trahis, nom de Dieu, tu ne sais donc pas lire sur une face de traître ?)
— Suivront dix séances de signatures que nous échelonnerons sur une semaine, nous ne pouvons pas nous permettre de renvoyer vos lecteurs de province bredouilles, Malaussène. « Et après », comme dit Gauthier, « après » : un mois de repos complet, où vous voulez, avec qui vous voulez, toute votre famille si vous le désirez, et vos amis de Belleville qui ont participé à la campagne de pub. Un mois. Aux frais de la princesse. Vous êtes rassuré, Gauthier ?
Gauthier était aux anges. Moi, aux enfers.
— En attendant, il y a du pain sur la planche. Calignac vous a dit ? Nous avons tiré huit cent mille Seigneur des monnaies. Il s’agit maintenant de les mettre en place. Calignac tournera en province avec les trois quarts de nos représentants. Loussa fera Paris avec le reste. Nous sommes trop justes, Malaussène, il nous manquera des bras. Si vous pouviez donner un coup de main à l’équipe de Loussa, ce ne serait pas plus mal.
— Il y a quelque chose qui te tracasse, petit con.
La camionnette rouge de Loussa faisait le tour des librairies en frôlant la mort à chaque croisement.
— À quoi tu vois ça ?
— Tu n’as pas peur quand je conduis, c’est que tu dois être salement perturbé.
— Non, ça va, Loussa, j’ai peur.
Ça allait, oui, ça allait comme ces mômes qui ont fait la bêtise du siècle et qui attendent, leurs petits culs serrés sur les froides chaises de la communale, que le siècle s’en aperçoive.
— Je comprendrais assez que cette douteuse comédie te sorte par les narines, tu sais, j’aimerais bien, moi aussi, retourner à ma littérature chinoise…
— Je t’en prie, Loussa, ne parle pas en conduisant.
Il venait de rater de justesse une mère et son landau.
— Toutes proportions gardées, tu dois éprouver la même chose que moi à ton âge.
Une sortie d’école, ce coup-ci… La camionnette rouge fit un détour par le trottoir d’en face.
— Je ne voudrais pas te raconter mes campagnes, mais en 44, avant Monte Cassino, les Anglais m’envoyaient souvent derrière les lignes allemandes, du côté de Medjez-el-Bab, dans les montagnes tunisiennes. J’étais déjà noir à l’époque, je-me fondais dans la nuit, j’avais du plastic plein ma musette, et j’éprouvais la même chose que toi aujourd’hui : un déplaisant sentiment de clandestinité.
— Tu avais au moins l’honneur pour toi, Loussa…
— Je ne vois pas ce qu’il y a d’honorable à chier dans son froc en écoutant les buissons parler allemand… Et puis, je vais te dire une bonne chose : l’« honneur » est une question de perspective historique.
La camionnette s’est arrêtée pile. Les Seigneur des monnaies nous sont tombés sur la gueule. On est allés s’en jeter un au bougnat du coin. Loussa tenait à me persuader que j’étais dans le droit fil de l’honneur historique.
— D’accord, petit con, J.L.B. c’est de la merde, certes ! Mais c’est notre unique merde. Et les Éditions du Talion ne tiennent que par J.L.B. En portant momentanément les couleurs de cet étron, c’est en fait la gloire des Belles-Lettres que tu défends, le meilleur de notre production, digne des plus honorables librairies !
Ce disant, il désignait La Terrasse de Gutenberg d’une main en s’envoyant un gorgeon de l’autre.
— Allez, courage, petit con, háo bù lì jĭ, comme disent les Chinois, « l’oubli total de toi », etzhúan mén lì rén, « le dévouement aux autres »…
Malaussène ou la mort des Belles-Lettres, quoi. Merci, Loussa.
Julie était absente. Le lit était froid. Les enfants étaient plongés dans le sommeil imbécile du juste. Le divisionnaire Coudrier menait peinard son enquête. Maman s’envoyait en l’air avec l’inspecteur Pastor. Stojilkovicz traduisait Virgile. Et Saint-Hiver causait réinsertion avec son pote le bon Dieu.
Ainsi va la vie.
En s’arrêtant.
Et si on pouvait dormir, au moins ? Mais non. Pas de repos pour les traîtres. Le premier œil fermé, et c’était la vieille maman-Chabotte, Mme Nazaré Quissapaolo Chabotte (portugaise ? brésilienne ?) qui venait se poser sur le toit de mon sommeil. Cette tête momifiée par la haine et le hurlement enfantin de son vieux fils : « Elle m’a toujours empêché d’écrire ! » Puis, le visage endeuillé de la reine Zabo envahissait mon écran. Pas un mot de reproche. Pas une larme. Elle se contentait d’occuper mes nuits. En tenant à la main le mensuel fatal.
Une semaine.
Une semaine d’insomnie.
Et le mensuel est sorti, évidemment.
J’ai même été un des tout premiers à l’apprendre.
Dring, dring, huit heures du mat. Je décroche. La reine Zabo.
— Malaussène ?
Oui, c’était bien elle.
— Majesté ?
— Votre interview est dans tous les kiosques.
Les kiosques et les interviews se rencontrent fatalement un jour, hélas !
— Vous êtes content de vous ?
— …
— Chabotte vient de me téléphoner.
— …
— Il est ravi.
— Pardon ?
— Il est ravi, joyeux comme un gamin, il m’a tenu au téléphone pendant une demi-heure.
— Chabotte ?
— Chabotte ! Le ministre ! J.L.B. ! De qui croyez-vous que je parle ? Vous êtes réveillé, mon garçon ? Vous préférez vous faire un café et que je vous rappelle dans dix minutes ?
— Non, non. Et vous ?
— Quoi, moi ?
— Vous l’avez lue ?
— Je l’ai sous les yeux, oui.
— Et alors ?
— Et alors, c’est parfait, c’est exactement ce que j’attendais de vous, et les photos de Saint-Tropez sont admirables. Mais qu’est-ce que vous avez, mon petit ?
Je crois que j’étais encore à poil chez Youssouf, l’enkiosqué du coin, parce qu’il m’a demandé :
— Qu’est-ce qu’il y a, Ben, ça crame, chez toi ?
— Playboy ! Passe-moi Playboy !
— Voilà, voilà, Julie n’est pas revenue ? T’es en manque à ce point-là ?
Je n’arrivais pas à trouver la page. Je tremblais comme une cure de désintoxication. Je n’osais pas y croire. Je n’osais pas espérer que l’humanité fût si belle. Que Chabotte lui-même, l’inventeur de la moto ratonneuse-batteuse, pût apprécier ce revirement de J.L.B… Tout était permis, bon Dieu ! On pouvait tout espérer de l’homme.
— Cherche pas, dit Youssouf, page 63 il y en a une formidable, Dorothée de Glasgow. Tu peux passer dans l’arrière-boutique, si tu veux.
Il y a des matins où je hais mon pessimisme. Souris, tiers monde ! reprends espoir, exulte ! Les Chabotte eux-mêmes admettent que les affamés puissent être du côté du fusil ! Désarme, tiers monde, on va partager !
Rien du tout.
La fille avait tout remis à l’endroit.
Après tout, elle avait les questions, elle avait les réponses, elle avait un rédacteur en chef, ils ont fait les choses comme elles devaient être faites.
Pas de doute, l’interviouve que j’avais devant les yeux était celle-là même que Jérémy et les enfants m’avaient fait répéter pendant des semaines. Mot pour mot.
Les copains du Talion m’ont accueilli la coupe à la main. Le champagne pétillait, et la joie dans les regards.
La journée a passé sur les ailes du soulagement. Le soir, Thian a lu le chapitre 14 du Seigneur des monnaies, celui où naît le premier enfant de Philippe Ahoueltène et de sa jeune épousée suédoise. L’accouchement a lieu au cœur de l’Amazonie et dans l’œil d’un cyclone qui envoie les arbres sur orbite. J’ai écouté presque jusqu’au bout.
Et puis on est allés faire notre tour, Julius et moi. J’avais le pas léger et sans but de celui qui a perdu à la fois ses craintes et ses illusions. Belleville me paraissait moins amoché que d’habitude… c’est dire ! Oui, il me semblait que les nouveaux architectes avaient à cœur de respecter un peu le « caractère » du quartier. Le grand immeuble rose, au croisement de la rue de Belleville et du boulevard de la Villette par exemple, eh bien, tout là-haut, là-haut, si on regarde bien, au-dessus de ses dernières fenêtres, il y a comme un arrondi hispano-mauresque, si, si. Évidemment, pendant qu’on construisait cette merveille, le rez-de-chaussée est devenu chinois… Mais ce n’est pas grave, quand tout Belleville sera chinois, tout là-haut, là-haut, on ajoutera les vaguelettes pointues des pagodes… L’architecture est art de suggestion.
J’ai eu sommeil, tout à coup. J’avais du retard à récupérer dans ce domaine. J’ai laissé Julius le Chien dans la cuisine d’Amar (« Tu es beau, dans le journal, mon fils Benjamin, tu as vu ? ») et je me suis rentré tout seul comme un grand.
Ils m’ont cueilli à vingt mètres de chez moi. Ils étaient trois. Un grand maigre dont le genou très pointu a écrasé mes couilles, un deuxième plus large que haut qui m’a redressé par la gorge pendant qu’un troisième me broyait les intérieurs par une rafale d’uppercuts qui sentaient son professionnel. Comme la pogne du mastard me maintenait plaqué au mur, la douleur n’a même pas pu me casser en deux. Ce sont mes jambes qui se sont relevées d’instinct, et c’est par Pur réflexe que le boxeur s’est ramassé mes deux pieds dans la poitrine. Il a craché tout son oxygène et moi j’ai tiré la langue. La main de l’autre s’était mise à me serrer le cou au point de faire sauter le bouchon.
— Alors Malaussène, on a voulu sortir sa petite vérité personnelle dans les journaux ?
Le grand maigre maniait sa matraque comme un fléau. Tibias, genoux et cuisses. Il était tout bonnement en train de me rouer vif sur la place publique. J’aurais bien crié, mais ma langue occupait tout le volume disponible.
— C’est imprudent de pas jouer son rôle comme il faut, Malaussène.
Le mastard à l’accent russe parlait doucement. Une sorte de tendresse.
— Surtout quand on a une petite famille à protéger.
Il a bloqué le poing supersonique du boxeur à deux millimètres de mon nez.
— Pas le visage, Selim, il doit encore servir.
Le boxeur s’est rabattu sur mes côtes.
— Il faudra que tu sois sage, à Bercy, Malaussène, tu réponds ce que tu dois répondre, rien de plus.
Il m’a retourné d’une simple torsion du poignet, et je me suis retrouvé le museau écrasé au mur, pendant que la matraque du grand maigre s’occupait de mes reins.
— On sera dans la salle. Pas loin. On sait lire, nous. On adore J.L.B.
Le vieux Belleville, le Belleville de mon cœur a goût de salpêtre.
— Tu ne voudrais pas qu’il arrive quelque chose à Clara ?
Ses deux pognes me broyaient maintenant les deltoïdes. Là encore, j’aurais bien hurlé, mais cette fois-ci, c’était Belleville que j’avais dans la bouche.
— Ou à Jérémy. Les mômes de cet âge, c’est tellement imprudent…
Le Livre est une fête, tous les Salons du Livre vous le diront. Le Livre peut même ressembler à une convention démocrate dans la bonne ville d’Atlanta. Le Livre peut s’offrir ses groupies, ses banderoles, ses majorettes, ses flonflons, comme n’importe quel candidat à n’importe quelle mairie de Paris. Deux motards peuvent ouvrir la voie à la Rolls du Livre, et deux rangées de gardes républicains lui présenter leur sabre. Le Livre est honorable, il est légitime qu’il soit honoré. Si, quinze jours après avoir reçu une branlée monumentale, le roi du Livre en est encore à compter ses côtes et à trembler pour ses frères et sœurs, il n’en reste pas moins le caïd de la fête !
Ce soir-là, Paris s’est ouvert devant moi, Paris est devenu fluide devant la proue de ma Rolls de location et ça fait tout de même une certaine impression. On comprend que ceux qui y ont goûté puissent difficilement y renoncer. Vous êtes enfoncé dans votre siège, vous levez un nez blasé sur l’extérieur, et qu’est-ce qui défile au-dessus de vos carreaux sécurit ? Vos affiches, clamant votre nom, où s’épanouit votre bouille, toute une muraille bariolée qui égrène votre pensée, expression de vos convictions, J.L.B. OU LE RÉALISME LIBÉRAL — UN HOMME, UNE CERTITUDE, UNE ŒUVRE ! — J.L.B. À BERCY ! — 225 MILLIONS D’EXEMPLAIRES VENDUS !
Il a fallu matraquer un peu au départ, pour s’ouvrir le passage devant les portes du Crillon, et matraquer beaucoup à l’arrivée pour pouvoir s’enfoncer dans Bercy, mais en matière de gloire, la matraque c’est la prime de l’amour. Les mains se tendaient, elles plaquaient contre les vitres les photos de l’adoration. Jeunes filles amoureusement décoiffées, l’œil lourd, la bouche sérieuse, adresses, numéros de téléphone, bouquins ouverts sur le pare-brise pour une dédicace, vision éclair d’une jolie poitrine (matraque), bouches bavardes courant le long de la voiture, chute, banderoles, fausse note d’un encrier qui explose sur la lunette arrière (matraque), costumes trois pièces et complicités dignes, mères et filles, pères et fils, feux rouges grillés avec bénédiction de la préfecture, deux sifflets devant, deux sifflets derrière, le petit Gauthier, mon « secrétaire » à côté de moi, qui passe par tous les états de la terreur et du ravissement, Gauthier, pour la première et la dernière fois de sa vie, sur le grand huit de la gloire, et l’armada des autobus autour de Bercy, tous venus de province, jusqu’aux 29 et aux 06, à travers la nuit et le jour, les chauffeurs eux-mêmes leur exemplaire sous le bras, Dernier baiser à Wall Street, Pactole, Dollar, L’Enfant qui savait compter, la Fille du yen, Avoir, et, bien sûr, Le Seigneur des monnaies, tous les titres brandis dans l’espoir d’une improbable dédicace.
La scène rutilait vert émeraude dans la pénombre bondée du Palais Omnisports. Au-dessus de la scène, fantôme sans limites, se déployait un écran à faire passer celui du Grand Rex pour un timbre-poste. « Par ici », « par ici », le bouclier naturel de ce bon Calignac m’a accueilli à l’arrivée. Calignac avait ameuté ses copains rugbymen : Chaize le pilier de béton, Lamaison, le demi de toutes les ouvertures, Rist, l’arrière perceur de lignes, Bonnot, l’ailier à lier, et dix autres gourous du ballon ovale dont la muraille avala J.L.B. et se referma, contenant l’enthousiasme de la foule… Déviation, couloirs, et refuge enfin de la loge. La loge ! Comme on plonge la tête la première dans son trou d’obus.
— Ne vous avais-je pas promis tout l’amour du monde, mon petit ?
La voix rigolarde de la reine Zabo dans le silence de la loge.
— Ça va ?
J’ai les côtes en miettes, la tripaille en folie, les guiboles comme un mètre pliant… mes tympans me sortent par les narines, la conscience de mon inconscience m’aveugle, mais je suppose que ça va. Ça va… comme toujours.
— C’est incroyable, balbutie Gauthier, c’est incroyable…
— Le succès dépasse quelque peu nos espérances, je l’admets, mais ce n’est pas la peine de vous mettre dans un état pareil, Gauthier.
La reine Zabo… maîtresse d’elle-même comme de mon univers. Elle se lève pourtant, elle s’approche de moi, et elle fait ce que personne ne lui a jamais vu faire : elle me touche. Elle pose son énorme main sur ma tête. Elle caresse paisiblement ma nuque. Et elle dit :
— Ce sont les derniers cent mètres, Benjamin, après quoi, je vous fous une paix royale, parole de reine !
— N’enlevez pas votre main, Majesté.
Question : Pourriez-vous nous préciser ce qu’il faut exactement entendre par « littérature réaliste libérale » ?
(S’il n’y avait pas trois tortionnaires qui m’attendent au tournant dans la pénombre, je te dirais volontiers ce qu’il faut entendre par ce genre de conneries.)
Réponse : Une littérature à la gloire des hommes d’entreprise.
(C’est littéraire comme les cours de la Bourse, réaliste comme un rêve d’affamé et libéral comme une matraque électrique.)
Question : Vous considérez-vous, vous-même, comme un homme d’entreprise ?
(Je me considère comme un pauvre mec coincé dans une arnaque sans sortie de secours et qui est présentement la honte de tous les gens de plume.)
Réponse : Mon entreprise, c’est la Littérature.
Les questions sont posées dans toutes les langues du monde, traduites chacune par un des cent vingt-sept traducteurs dont le gigantesque éventail s’épanouit derrière moi. Et mes réponses, multitraduites à leur tour, s’en vont soulever les applaudissements jusqu’aux recoins les plus obscurs du Palais Omnisports. Une Pentecôte littéraire. Tout cela est honteusement rodé, et s’il arrive qu’une question imprévue éclate dans le firmament consensuel, elle est illico recouverte par une autre, une de mon catalogue, à laquelle j’ai ordre de répondre.
Quelque part dans la marée de mes admirateurs, trois méchants veillent à ce que je respecte la consigne : un grand maigre à la matraque efficace, un boxeur professionnel et un Hercule aux accents russes dont mon cou porte encore les empreintes digitales.
Question : Après la conférence de presse, on projettera le film tiré de votre premier roman, Dernier baiser à Wall Street ; pouvez-vous nous rappeler les conditions dans lesquelles vous avez écrit ce roman ?
Je peux, bien sûr, je peux, et, pendant que je vends la salade de J.L.B., j’entends la voix sucrée de Chabotte me féliciter encore pour « l’admirable interview de Play boy ». « Vous êtes un comédien-né, monsieur Malaussène, il y a dans vos réponses, pourtant convenues, un accent de sincérité bouleversant. Soyez le même au Palais Omnisports et nous aurons monté le plus gigantesque canular de l’histoire de la littérature. À côté de nous, les plus enragés des surréalistes passeront pour des premiers communiants. » Pas de doute, je suis tombé entre les griffes d’un Docteur Mabuse de la plume, et si je ne lui obéis pas au doigt et à l’œil, il fera couper mes enfants en rondelles. Pas la moindre allusion, évidemment, à la raclée que m’ont foutue ses sbires. « Vous avez bonne mine, ce matin. » Oui, Chabotte en a même rajouté dans ce sens, la tasse de café tendue, le sourire offert.
La reine Zabo et les copains du Talion étaient évidemment hors de tout soupçon et, vu l’état d’excitation où les flanquaient les préparatifs de la fête, je n’ai pas eu le cœur de leur en parler. Comme toujours dans les moments graves de ma vie, c’est du côté de Belleville que je suis allé chercher secours.
— Un grand matraqueur, un petit poids plume de chez nous et un balaise qui parle comme à l’Est ? Si c’est ceux auxquels on pense, on peut dire que tu as tiré le gros lot, mon frère Benjamin !
L’envers des dossiers de police, ce sont les dossiers de la rue, forcément. Tout le monde se connaît plus ou moins à force de se fréquenter.
— Ils t’ont fait mal ?
Hadouch était venu s’asseoir entre Simon le Kabyle et Mo le Mossi. Il avait posé un thé à la menthe devant moi.
— C’est fini, Ben, on est là. Bois.
J’ai bu. Simon a dit :
— Voilà, maintenant, t’as plus peur.
Question : Le thème de la volonté revient constamment dans vos œuvres. Pourriez-vous nous donner votre définition de la volonté ?
J’ai la réponse du catalogue dans la tête : « Vouloir, c’est vouloir ce qu’on veut », et je m’apprête à la recracher, en bon magnétophone que je suis devenu, quand soudain, explosant devant moi, je vois la tignasse flamboyante de Simon. Une belle fusée rousse dans la nuit où je me suis perdu. L’étoile de Kabyle au firmament du Palais Omnisports ! Sauvé, les enfants ! Simon est là, exactement en face de moi, debout derrière mon mastard-étrangleur. Le mastard a un bras replié dans le dos et, au visage, le genre d’expression qui permet de comprendre ce que doit ressentir une porcelaine de Saxe dans la tenaille d’un forgeron. De sa main libre, index et pouce joints en un bel arrondi, Simon m’indique que tout est dans l’ordre. Cela signifie que Hadouch et Mo ont fixé mes deux autres anges gardiens et que ma parole est aussi libre, désormais, que la plume du poète en pays de gratuité. Et ma foi, puisqu’on me demande mon opinion sur ce qu’est la volonté, c’est volontairement que je vais donner la réponse. Ô mes amis du Talion, ma trahison sera cette fois absolue, publique et sans appel, mais quand vous saurez vous me pardonnerez, parce que vous n’êtes pas des Chabotte, vous, vous ne pratiquez pas la littérature de la matraque, votre commerce à vous, Zabo, Majesté des livres, Loussa de Casamance, facétieux commis du rêve, Calignac, régisseur paisible des utopies, et Gauthier, page appliqué des pages, votre commerce à vous, c’est le commerce des étoiles !
J’ai donc ouvert la bouche pour déboulonner tout ce cirque, balancer Chabotte et, dans la foulée, dire la Justice et la Littérature, majuscules en tête… mais je l’ai refermée.
C’est que, deux rangées derrière Simon le Kabyle, il y a Julie ! Julie, oui, la mienne ! Bien visible au centre d’un cercle d’admirateurs. Elle me regarde droit. Elle me sourit. Sa main est posée sur l’épaule de Clara.
Alors, foin de vengeance, foin de justice, foin de littérature, je change une nouvelle fois mon fusil d’épaule : c’est d’amour qu’il va être question ! J.L.B. redevenu Benjamin Malaussène va vous improviser une de ces déclarations d’amour publiques qui va foutre le feu à vos poudres affectives ! Parce que l’amour de ma Julie, je vous le dis en vérité, est de ceux qui embrasent les bois flottants les plus oubliés de l’amour ! Oui, quand je vous aurai dit les baisers de Julie, les seins de Julie, les hanches de Julie, la chaleur de Julie, ses doigts et son souffle, pas un de vous, pas une, qui ne considérera son voisin, sa voisine avec d’autres yeux que les miens pour Julie, et je vous prédis une fête qui pour une fois sera une fête, et que le Palais Omnisports de Bercy, enfin, justifiera sa verdoyante érection !
Question : Dois-je répéter ma question, monsieur ?
J’ai souri à Julie. J’ai ouvert grand mes bras, les mots d’amour me sont venus comme une avalanche… et j’ai vu la balle pénétrer mon champ de vision.
C’était une balle calibre 22 à forte pénétration. Le dernier cri. D’autres, paraît-il, revoient le film instantané de leur existence. Moi, c’est cette balle que j’ai vue.
Elle est entrée dans les trente centimètres de ma bonne vision de lecteur.
Elle avait un corps effilé de cuivre.
Elle tournait sur elle-même.
« La mort est un processus rectiligne… » Où est-ce que j’ai bien pu lire ça ?
Et cette vrille de cuivre dont la pointe luisait sous la lumière des projecteurs a pénétré dans mon crâne, creusant un trou soigneux dans l’os frontal, labourant tous les champs de ma pensée, me projetant en arrière en s’écrasant sur l’os occipital, et j’ai su que c’était fini aussi nettement que l’on sait, selon Bergson, l’instant où ça commence.