La Reine est de taille à border un assassin.
Tous les nuages du Vercors se sont rassemblés sur le toit de la ferme. Ciel noir dans la nuit noire. Mais l’orage les a précédés dans la voix de la Reine. Le doigt boudiné de la Reine scande sa colère en pointant le manuscrit qu’elle vient de jeter sur la table, devant Krämer.
— C’est de vous qu’il s’agit, Krämer, de votre autobiographie, pas d’un de vos personnages habituels, pas d’une existence en papier ! Vous allez me faire le plaisir de reprendre tout ça à la première personne du singulier. Vous n’êtes pas ici pour écrire du J.L.B. !
— Je n’ai jamais écrit à la première personne.
— Et alors ? S’il fallait avoir peur de tout ce qu’on n’a jamais fait…
— Je ne saurai pas.
— Ça ne veut rien dire, « je ne saurai pas » ! Il y a des machines qui font ça très bien aujourd’hui, on remplace il par je, on flanque en mémoire, on appuie sur un bouton et le tour est joué. Vous n’allez pas me dire que vous êtes plus con qu’une machine, Krämer, il y a des limites à tout !
Les éclats de cette voix volent jusqu’à Julie. La Reine a la voix aigre, le mot rouillé. La Reine est telle que Benjamin la décrivait. La Reine n’a peur de rien. Retranchée dans la chambre du gouverneur son père, Julie suit mot à mot le travail de cette femme qui met un assassin à la question, en bas, dans la cuisine.
— Et qu’est-ce que c’est que ces accents d’héroïsme pour décrire vos meurtres, Krämer ? Ça vous rend si fier que ça d’avoir collé une balle dans la tête du petit Gauthier ?
Les mots montent jusqu’à Julie par la grande hotte dont le conduit suffisait à chauffer la chambre du gouverneur, en hiver.
— Krämer, pourquoi avez-vous tué Gauthier ?
Krämer se tait. Tout autour, c’est le grincement de la forêt sous le vent.
— Si j’en crois ce que je viens de lire, votre personnage, lui, sait très bien pourquoi il a tué Gauthier. Un croisé qui part en guerre contre les ruffians de l’édition, voilà le genre de type que vous avez campé. Et vous appelez ça une confession ? Dans la réalité, il n’y a pas de croisés, Krämer, il n’y a que des tueurs. Et vous en êtes un. Pourquoi avez-vous tué Gauthier ?
Le revolver d’ordonnance veille sous l’oreiller de Julie.
— Parce que vous le soupçonniez de tremper dans la combine Chabotte ?
— Non.
— Non ?
— Non, ça n’avait plus d’importance.
— Comment ça, plus d’importance ? Vous ne l’avez pas tué parce que vous le soupçonniez d’avoir volé vos livres ?
— Non. Et Chabotte non plus.
La voix de Krämer est celle d’un écolier pris au piège, mensonges… silences… et brusques sursauts de vérité. Le ciel craque. La pluie tombe soudain. De très haut.
— D’accord, Krämer, écoutez-moi bien : j’ai fait un long voyage et j’ai horreur de bouger, alors de deux choses l’une, ou vous vous creusez la cervelle et vous écrivez noir sur blanc la véritable raison de ces meurtres, ou je prends mes cliques et mes claques et je retourne à Paris. Maintenant ! Sous l’orage !
— Je voulais…
(Mais, disait Benjamin, la reine Zabo connaît aussi la musique envoûtante des accoucheuses.)
— Entendons-nous bien, Alexandre, vous êtes un excellent romancier. Si les malins vous disent un jour le contraire, ne tuez pas les malins, laissez-les moquer vos stéréotypes, faites-leur ce pauvre plaisir de l’intelligence, et continuez tranquillement à écrire. Vous êtes de ces romanciers qui mettent le monde en ordre comme on range une chambre. Le réalisme n’est pas votre truc, voilà tout. Une chambre bien rangée, voilà ce que vos romans proposent à la rêverie de vos lecteurs. Qui en ont grand besoin, si j’en juge par votre succès.
La voix de la Reine, maintenant, c’est l’apaisement du ciel, le murmure des gouttières. Benjamin avait raison, la Reine a parfois la voix de Yasmina. La Reine pourrait baigner Krämer, savonner ce qu’il y a à savonner, le bouchonner dans une serviette chaude. La Reine est de taille à border un assassin.
— Seulement, les circonstances vous ont sorti de votre chambre, Alexandre. Le monde est là, maintenant. Il faut regarder cette pagaille en face et me dire pourquoi vous avez tué Chabotte. Et Gauthier.
Le grand tueur blond et pâle, un peu raide — quel âge peut-il avoir ? — , finit par dire :
— Je voulais venger Saint-Hiver.
La Reine répond, avec une sorte de prudence persuasive :
— Venger Saint-Hiver ? Mais c’est vous qui avez tué Saint-Hiver, Alexandre…
Il se tait. Puis il dit :
— C’est compliqué.
Il s’était mis à écrire seize ans plus tôt, après le triple meurtre de Caroline et des jumeaux. Rien d’autobiographique. Il — le personnage qui lui était venu le plus naturellement sous la plume, ce perpétuel gagnant du western financier international — était aux antipodes de lui-même : un étranger, tout neuf, à explorer, un parfait compagnon de cellule.
Alexandre était condamné à perpétuité.
Il écrivait avec une sorte de distraction concentrée, comme on crayonne sur le bloc du téléphone : on écoute de moins en moins et c’est le dessin qui s’impose. Ainsi écrivait Alexandre, se réfugiant dans les pleins et les déliés de cette écriture sage, de ce crayonnement appliqué.
Saint-Hiver fut séduit par tant d’application.
Par les pages qui s’accumulaient.
Saint-Hiver lui offrit l’hospitalité, à la prison de Champrond.
Là ou ailleurs… Alexandre écrivait.
À la vérité, ces silhouettes de golden boys qui s’épanouissaient sous sa plume n’étaient pas le pur produit de son imagination, mais le sujet de conversation favori de Krämer-père. Les enfants précoces… Krämer-père avait toujours rêvé des enfants des autres. La précocité des enfants des autres… « Le fils Lhermitier n’avait pas trente ans quand il a pris la direction des Charbonnages de France. » « Müller envoie son cadet se faire les dents à Harvard. À peine dix-sept ans, c’est fort, non ? » « Vous vous souvenez du jeune Metressié ? Eh bien, c’est lui qui est derrière l’O.P.A. sur la S.L.V… ça le fait majoritaire du premier groupe mondial de la levure… Vingt-trois ans ! » Pas un dîner où Krämer-père ne passât en revue la légion des fils exemplaires. Comparaisons prudemment implicites, à une table où les jumeaux s’essoufflaient derrière une Capacité en Droit quand Alexandre venait de jeter l’éponge à la sortie de la troisième. Krämer-père s’en consolait à sa façon : « Mais ça ne veut pas dire grand-chose ; le jeune Perrin qui n’a rien fichu en classe ne s’en sort pas mal non plus, ses roulements à billes, ça marche du feu de Dieu, il vient de s’implanter au Japon… »
Alexandre écrivait.
Alexandre reproduisait au calque les motifs imprimés sur le tapis volant de son père. Ce n’était pas à proprement parler des souvenirs. Des réminiscences désincarnées, plutôt, d’où s’envolait une imagination méthodique et sans ironie. Alexandre imaginait avec sagesse. Il ne se révoltait pas contre l’ordre des choses, il décrivait les choses dans l’ordre où elles s’imposaient. Cet ordonnancement d’un monde où tout réussissait à son héros apaisait Alexandre. S’il barrait une phrase — il la barrait toujours à la règle —, c’était moins souvent pour en modifier le contenu que pour en améliorer la calligraphie. Les pages s’accumulaient en parallélépipèdes rectangles, qu’il tassait longuement, le soir venu, jusqu’à ce que les arêtes en fussent irréprochables.
Alexandre fut un des tout premiers pionniers de l’expérience Saint-Hiver.
— Sans vous, lui disait Saint-Hiver, Champrond n’aurait pas été possible.
— Vous pouvez vous considérer comme membre fondateur de votre prison.
Cette remarque était de Chabotte, un sautillant directeur de cabinet à l’esprit vif et au jugement sûr, dont l’inspection avait été décisive pour débloquer les fonds nécessaires au fonctionnement de Champrond.
Alexandre écrivait.
Sa cellule était une pièce circulaire dont il avait fait obturer la fenêtre au profit d’une lucarne qui lui donnait l’aspect d’un puits de lumière capitonné de livres.
Seize années de bonheur.
Jusqu’à ce matin où la toute jeune fiancée de Saint-Hiver déposa ingénument un roman de J.L.B, sur la table d’Alexandre.
Il se passa une bonne quinzaine de jours avant que Krämer n’ouvrît le livre. Sans le rappel du mariage de Saint-Hiver qui devait avoir lieu le lendemain, il ne l’aurait probablement jamais ouvert. Alexandre ne lisait pas de romans. Alexandre ne lisait que la documentation de ses propres romans. Des « Que sais-je ? », des encyclopédies, les aliments de ses rêves.
Il ne se reconnut pas dans les premières lignes de ce J.L.B. Il ne reconnut pas son travail. La netteté des caractères d’imprimerie, le rythme des paragraphes, la blancheur des marges, la matérialité même du livre, le contact glacé de la couverture l’égarèrent. Le titre Dernier baiser à Wall Street ne lui disait rien. (Lui-même écrivait sans souci de point final et ne titrait jamais. C’était l’équilibre du tout qui décrétait la fin d’un volume, une familiarité secrète tenant lieu de titre. Alors, il passait sans transition au commencement d’un autre récit.) Il se lisait donc sans se reconnaître, ne s’étant d’ailleurs jamais relu lui-même. On avait changé le nom de ses personnages et certains noms de lieu. On avait découpé les chapitres sans souci de sa respiration.
Finalement, il se reconnut.
Un Alexandre Krämer dans un costume incongru.
Il ne fut ni anéanti par la surprise, ni embrasé par la rage.
Cette nuit-là, quand il sortit de sa cellule pour se diriger vers les appartements de Saint-Hiver, il n’avait rien d’autre en tête qu’une liste de questions. Très précises. De quoi satisfaire sa curiosité, pas davantage. Était-ce bien lui, Saint-Hiver, qui lui avait volé ce roman ? Les autres aussi ? Mais pourquoi ? Se pouvait-il qu’on gagnât de l’argent en publiant de pareils enfantillages ? Car Alexandre n’était pas dupe, ses épopées enfantines n’avaient pas plus de valeur marchande à ses yeux qu’une fresque sur un mur d’école maternelle. Expression rêveuse de son bonheur carcéral, rien de plus. Pas une seconde il ne s’était imaginé dans la peau d’un romancier en exil. Mais plutôt dans le fauteuil d’une brodeuse revenant avec délice sur le même motif. Ce genre de bonheur. Et que partageaient les autres détenus de Saint-Hiver. Tous, peintres, sculpteurs, musiciens, vivaient ici la même éternité qu’Alexandre. Il se trouvait même un Yougoslave, un certain Stojilkovicz, qui, occupé à traduire Virgile en serbo-croate, songeait à faire appel pour qu’on doublât sa peine. À quoi Saint-Hiver répondait en riant : « Ne vous souciez pas de ce détail, Stojil, nous vous garderons comme membre d’honneur après votre libération. »
Non, ce n’était pas un assassin qui marchait, cette nuit-là, vers les appartements de Saint-Hiver.
— D’ailleurs, on ne comprend pas très bien pourquoi vous avez tué Saint-Hiver, dit la Reine dans la maison secouée par la colère du Vercors. Vous vous dirigez vers son bureau sans la moindre intention de meurtre, vous vous métamorphosez en cours de route, et c’est un Rimbaud-Rambo qui frappe à la porte de Saint-Hiver. Comme si le il de vos autres livres venait réclamer ses droits. On n’y croit pas une seconde, Alexandre, que s’est-il passé vraiment ?
Vraiment ? Comme à son habitude, Alexandre avait ouvert sans frapper. Il tenait le livre à la main. Saint-Hiver, en pantalon noir et chemise blanche, essayait devant une glace son costume de marié. Il hochait la tête. C’était un homme mince, une silhouette libre, habituée au vieux tweed et aux pantalons de velours. Dans ce smoking, il ne se ressemblait pas. Un pingouin dubitatif planté sur la banquise d’un gâteau de mariage. Quand il se retourna et vit le livre dans les mains de Krämer, il devint encore autre chose. Un salopard endimanché pris la main dans le sac.
— Qu’est-ce que vous faites ici, Krämer ?
Une réaction, des mots, une pâleur qui ne ressemblaient absolument pas à Saint-Hiver. Quelque chose comme le sursaut d’un directeur de prison, en effet, qui se serait trouvé coincé en pleine nuit dans son bureau, en effet, par un détenu armé. Et Krämer eut la révélation qu’il n’avait jamais été autre chose que ce détenu. Pillé ici comme il avait été pillé dehors. Et il s’était passé la même chose, exactement, que cette autre nuit lorsqu’il avait surpris Caroline et les jumeaux dans le même lit. Le pied de la lampe qui avait atteint Saint-Hiver à la tempe l’avait tué net.
Puis Krämer l’avait massacré.
Méthodiquement.
Pour faire croire à un crime collectif.
À quoi la police avait cru.
Le lendemain, debout dans la cour de la prison, Krämer avait pleuré la mort de Saint-Hiver avec les autres. Pendant des semaines, il avait subi avec eux les interrogatoires d’une enquête impuissante. Puis la vie avait repris. Nouvelle direction. Mêmes directives. Ne rien changer aux statuts de la prison.
Alexandre s’était remis au travail. Il avait retrouvé le plaisir de sa calligraphie, le refuge de ses pages sans mystère, noircies toutes de haut en bas, recto verso, qu’il ne numérotait jamais. Cette fois-ci, il avait décidé de raconter sa vie, le cours d’une existence qui ne semblait avoir été conçue que pour être pillée. Du meurtre de ses deux frères à l’assassinat de Saint-Hiver en passant par le sacrifice de Caroline, il s’était contenté d’exécuter des pillards. Il résolut d’écrire sa confession (mais la Reine avait raison, « confession » n’était pas le mot juste, puisqu’il l’avait écrite dans la sérénité de la troisième personne).
Il avait commencé par le récit de l’opération.
Cette barbarie chirurgicale, oui, ç’avait été le commencement et la fin de tout.
Jusqu’au jour de l’opération, Alexandre avait été un enfant rieur, parfait compagnon de jeu des jumeaux, mais victime parfois de crises d’étouffement, à la fois atroces et délicieuses, où la raréfaction de l’air dans ses poumons lui faisait battre des bras comme un noyé, mais lui procurait une ivresse lucide, une vision si nette des êtres et des choses qu’il aurait volontiers passé le reste de son existence à brasser l’air comme un moulin fou. Krämer-père et la chirurgie en décidèrent autrement. Un jour qu’un de ses fous rires avait dégénéré en râles d’agonie, on transporta le petit Alexandre dans une clinique où une série de radiographies décelèrent une présence étrangère dans la poitrine de l’enfant. La boule de chair et de poils que les chirurgiens lui ôtèrent était l’embryon nécrosé d’un jumeau qui s’était lové autour de son cœur. Ces cas d’anthropophagie embryonnaire n’étaient pas exceptionnels, mais suffisamment spectaculaires pour qu’une bande d’internes et d’étudiants s’en émerveillent dans la chambre du garçon :
— Classique, dit une voix, il a bouffé son petit frère, le chenapan.
Dans le bocal qu’on emportait, Alexandre crut percevoir l’éclat d’une dent, comme le dernier appel d’un rire en perdition.
Alexandre revint à la maison avec une cicatrice brutale de crabe qu’on aurait ouvert au sécateur.
C’était un enfant de dix ans.
Amputé de la moitié de lui-même.
La Reine mange peu. Selon ses propres dires, la Reine entretient sa maigreur comme un bonzaï. Les bouchées minuscules qu’elle insinue entre ses énormes joues ont pour mission de la maintenir en vie. Pas plus. Lorsque la Reine laisse aller une bouchée de trop, elle monte sans façon se faire vomir dans les toilettes. Julie cuisine trop bien. Julie se sent responsable de la bouchée supplémentaire. Elle se promet d’y remédier. Pas de tarte demain soir. Tarte ou pas, le lendemain soir, comme elle change le pansement de Krämer, Julie entend la Reine tailler les branches de son bonzaï intime. La blessure de Krämer est cicatrisée. Les deux doigts absents évoquent eux aussi des branches émondées. La main bourgeonne autour de la blessure. Un cal de vieil arbre. Seule la main de Krämer révèle son âge d’homme mûr. Pour le reste, une sorte d’adolescent inusable.
— On arrête les antibiotiques, dit Julie.
La Reine redescend prudemment les escaliers, sa main inexplicablement potelée crispée à la rampe de bois.
— À propos, dit-elle, Jérémy Malaussène, le frère de votre Benjamin, a décidé de foutre le feu à nos entrepôts.
Elle s’assied.
— Je boirais volontiers un tilleul.
Julie fait des tisanes.
— Je vais vous dire ce que c’est, une maison d’édition, Krämer, comment ça marche. La mienne, en tout cas… Après tout, je suis votre éditeur…
Ils se lèvent tôt. Quand le temps le permet, ils commencent par une promenade. Aucune rencontre à craindre, en cette saison du Vercors. La Reine marche devant, appuyée au bras de Krämer. Julie suit, le poids du revolver dans l’imperméable du gouverneur. Le jour se lève sur la vallée de Loscence.
— Pourquoi ne vous êtes-vous pas évadé tout de suite, Alexandre ?
— Je voulais écrire ma confession en paix.
— Alors, pourquoi vous êtes-vous évadé ensuite ?
— Ils avaient envoyé quelqu’un pour me tuer.
Un pianiste. Le pianiste avait gagné toutes les sympathies de Champrond. Le pianiste donnait des concerts. Il jouait sans partition, en marmonnant gaiement, à la Glenn Gould. Les prisonniers aimaient ça. Mais Krämer s’était juré de se méfier de tout nouvel arrivant. La nuit où le pianiste avait entrepris de l’étrangler, Krämer lui avait enfoncé vingt centimètres d’acier dans la gorge. Puis s’était évadé en emportant le plus d’argent possible et les pages déjà écrites de sa confession à la troisième personne.
Ce n’était pas exactement un problème de s’évader d’une prison dont aucun détenu n’avait jamais voulu sortir.
C’en était un, en revanche, de vivre dehors.
Les villes se reproduisent par parthénogénèse. En seize ans, Paris avait engendré une ville que Krämer n’avait pas vu naître. Les vêtements, les voitures, les immeubles avaient changé de forme. L’air ne faisait pas le même bruit. Les tickets de métro étaient restés les mêmes, mais il fallait les introduire dans des fentes dont Krämer n’avait pas le secret. Les compagnies aériennes, les organismes de voyage proposaient à bas prix l’évasion intercontinentale, mais les regards ne montaient plus jusqu’aux affiches. Krämer se surprit à imaginer l’histoire d’un jeune publicitaire qui aurait eu l’idée de laisser les murs à la concurrence pour s’approprier le sol, tout le sol, quais, trottoirs, pistes d’atterrissage couverts de pub, le rêve à portée de semelles dans le monde entier. Il écrirait cela, oui, quand il aurait fini de raconter sa propre histoire. Or, les murs de Paris racontaient, en partie, l’histoire de Krämer. Il levait la tête, lui, il regardait les affiches. La plupart vantaient les mérites d’objets dont il n’aurait pas su se servir. Mais quelques-unes lui parlaient de lui. J.L.B. OU LE RÉALISME LIBÉRAL — UN HOMME, UNE CERTITUDE, UNE ŒUVRE ! — 225 MILLIONS D’EXEMPLAIRES VENDUS. Et la tête du type. Sa propre tête, en somme. Ainsi donc, Saint-Hiver n’avait été qu’un intermédiaire… Les affiches se multipliaient, autour de Krämer. Paris ne lui parlait plus que de ça. On ne pouvait pas dire que Krämer fût un homme seul dans la ville. Son double lui faisait de l’œil au coin de chaque rue. Il retrouva le sentiment de stupeur presque amusée qu’avait éveillé en lui la découverte du livre offert par Clara. Il aurait dû exploser de rage, se métamorphoser sur-le-champ en fauve assoiffé de vengeance. Cela ne vint qu’après. Son premier mouvement fut de curiosité. Cette histoire l’intéressait. Il interrogea les libraires : « Comment, vous ne connaissez pas J.L.B. ? » La surprise fut unanime. D’où sortait ce type qui ne connaissait pas J.L.B. ? 225 millions d’exemplaires vendus à travers le monde depuis quinze ans ! Avait-il la moindre idée de ce que représentaient 225 millions d’exemplaires ? Pas la moindre, non. On alla jusqu’à lui calculer ses droits. On y ajouta une estimation grossière de l’argent amassé par l’exploitation cinématographique. J.L.B, était un empire. Qui l’éditait ? Toute l’astuce était là, justement : pas de nom, pas de visage, pas d’éditeur. Des bouquins tombés du siècle. Ou qui auraient pu être pondus par n’importe lequel de leurs lecteurs. Il y avait un peu de ça, d’ailleurs, dans les « motivations d’achat ». Les clients disaient souvent : « Il écrit bien, et c’est tout à fait comme je pense. » Oui, un fameux coup de marketing ! Cela dit, les ventes stagnaient un peu, d’où la décision de dévoiler le personnage de J.L.B. Le lancement public de son dernier roman. Le Seigneur des monnaies, serait une sacrée fiesta !
Dans un couloir de métro, un gosse avait collé un chewing-gum aux commissures de J.L.B. Krämer qui passait distraitement en fut gelé sur place. C’était l’éclair de la dent emportée avec la boule de chair et de poils par les chirurgiens de son enfance. Krämer dut s’adosser au mur d’en face. Quand son cœur eut retrouvé son rythme, il gratta le chewing-gum avec soin.
Il se mit à regarder ce visage. Il restait assis des heures, sur un banc, en face d’un panneau d’affichage. C’était une tête d’homme aux joues rebondies, au regard rasant sous des arcades énergiques, à la bouche ironique et sensuelle, au menton charnu, aux cheveux plaqués à partir d’une pointe frontale qui donnait à l’ensemble un air vaguement faustien de créateur vendu à son temps. Mais, à d’autres moments de la journée, sous d’autres éclairages, Krämer percevait comme un amusement innocent au fond de ces yeux qui ne le lâchaient pas. Il ne se laissait plus surprendre par les affiches. Il anticipait leur apparition. C’était devenu un jeu entre son double et lui. « Je t’ai eu, ce coup-ci », murmurait-il en le surprenant derrière une colonne Morice. « Bien joué ! » s’exclamait-il au passage d’un bus où l’image du double s’éloignait en souriant. Ils se faisaient des farces.
Le soir, dans sa chambre d’hôtel — il s’y faisait appeler Krusmayer, négociant allemand parlant un français très approximatif —, il notait à la hâte les impressions de la journée qui, le moment venu, trouveraient leur emploi à la juste place de sa confession. Avant de s’endormir, il relisait quelques pages de son œuvre. Telle qu’on la trouvait en librairie. De vrais livres. Couvertures glacées, titres énormes, les initiales de l’auteur en haut : J.L.B, majuscules énigmatiques et conquérantes, et les mêmes initiales en bas : j.l.b., italiques minuscules et modestes, discrétion d’éditeur, comme un sculpteur qui apposerait ses initiales au socle de son propre génie. C’est ainsi qu’il se découvrit écrivain. Il trouva de la puissance à ce qu’il lisait. Une force simple, élémentaire, tellurique, qui produisait des livres comme autant de blocs incontestables. Où 225 millions de lecteurs avaient trouvé leurs racines, le sens exact de leur vie. Rien de surprenant à cela, d’ailleurs, son nom, Krämer, en allemand, signifiait « boutiquier », et il portait un prénom de conquérant : Alexandre ! Alexandre Krämer ! Et qu’avait-il écrit d’autre, sinon l’épopée du commerce conquérant ? Autant dire l’histoire humaine de ce siècle. Il se demanda comment il avait pu, pendant toutes ses années de prison, prendre son travail pour un enfantillage. La réponse lui vint d’elle-même : c’était Saint-Hiver qui l’avait maintenu en état d’enfance. Lui et tous ses camarades de Champrond. Ses camarades… il en parlait encore comme un écolier, un vulgaire pensionnaire.
Il revint sur les pages de sa confession concernant le meurtre de Saint-Hiver. Il en écrivit une seconde version. La métamorphose avait lieu dans le couloir, Krämer devenait adulte en quelques mètres, et c’était Faust qui assassinait Saint-Hiver. Faust réglait son compte au diable.
Il tuerait aussi ce J.L.B, qui, en lui volant son œuvre, avait ouvert sa poitrine de crabe une fois de trop.
Il ne regardait plus les affiches.
Il prépara son exécution.
Il la voulait publique.
Il tuerait ce J.L.B. le soir de son apparition au Palais Omnisports de Bercy. D’ailleurs, J.L.B, lui donnait rendez-vous par l’entremise de cette campagne de publicité qui lui fournissait le jour, l’heure et le lieu du sacrifice. L’interview accordée par J.L.B, à Playboy le conforta dans son projet. La morgue imbécile de ses réponses appelait à elle seule une punition exemplaire.
Il se procura son arme chez son beau-père d’armurier, rue Réaumur. Il connaissait la maison. Impossible de pénétrer dans le magasin comme un client ordinaire. Mais l’appartement du propriétaire communiquait avec l’armurerie. Il opéra un de ces dimanches ensoleillés où Paris se répand dans ses campagnes. Il choisit une Swinley 22 dotée d’une lunette de visée, et deux armes de poing, au cas où la suite des événements l’amènerait à se défendre. L’argent liquide, qu’il trouva dans l’appartement (la mère de Caroline, rétive aux abstractions bancaires, cachait entre ses draps des liquidités où Caroline adolescente prélevait sa dîme hebdomadaire), l’argent liquide tombait à pic, il ne lui restait plus grand-chose de ce qu’il avait emporté de Champrond.
Alors commença le travail de repérage.
Au Palais Omnisports, il choisit, pour faire son nid de tueur, une passerelle métallique située entre deux projecteurs dont l’intensité éblouirait ceux qui seraient tentés de regarder dans sa direction.
Le soir de l’exécution, il se tenait donc là, couché sur la passerelle, entre les deux projecteurs, sa carabine posée devant lui. Il avait glissé un Smith et Wesson dans la ceinture de son pantalon. Le deuxième revolver, emmitouflé dans un sac de plastique, était enterré dans le jardin du Luxembourg, cachette publique infiniment plus sûre que sa chambre d’hôtel.
Le Palais Omnisports se remplissait sous lui.
C’est alors qu’il vit la belle femme pour la première fois.
Il eut un choc quand la belle femme apparut dans sa lunette de visée. Il vit qu’elle était belle et que les hommes l’entouraient. Aucun d’entre eux, toutefois, n’osait pénétrer à l’intérieur de ce cercle suscité par leur admiration. Il y reconnut le paradoxe de la beauté : régner seule sur un empire verrouillé par la convoitise. Il avait éprouvé cela dans son enfance. Trop beau pour se faire des amis. Les très beaux étaient une race à part. La belle femme faisait partie de cette race. Il l’avait décrite tant de fois dans ses romans ! Et voilà qu’elle se tenait là, maintenant, debout dans le cercle des hommes, debout dans sa lunette de visée !
Quand il eut abattu J.L.B. et que la belle femme se fut vidée au milieu de la foule, il accueillit l’explosion de ce corps comme la plus magnifique des déclarations d’amour. Elle le croyait mort. Elle lui offrait le somptueux hommage d’un deuil volcanique. Elle ignorait qu’il ne s’agissait pas de lui, sur la scène, mais d’une caricature dérisoire de lui-même. Elle s’imaginait avoir perdu son auteur préféré, quand son auteur, tout au contraire, venait de la découvrir !
Ce furent les phrases qu’il jeta, mot pour mot, ce soir-là, sur son carnet.
Il laissa le Palais Omnisports se vider, et sortit à quelques pas de la belle femme. Il monta dans le même wagon de métro. Il l’accompagna jusqu’à son immeuble, repéra son étage, la porte de son appartement. Il changea d’hôtel et loua une chambre proche de ses fenêtres à elle. Et, cette nuit-là, il écrivit, comme toutes les autres nuits. Il en était à décrire le pianiste, le meurtre du pianiste. Il, son personnage, savait parfaitement ce qu’il faisait. « Il » allait récupérer son identité, découvrir l’éditeur, le forcer à se dévoiler, rentrer dans ses droits. Alors seulement il se présenterait à la belle femme. Et c’était bien, aussi, l’intention de Krämer.
Mais il voulut la voir une fois encore avant de se mettre en chasse. Il la reconnut, en dépit de la perruque. Il la reconnut à sa démarche : une détermination extraordinaire. Il n’eut pas la force de la quitter. Il voulait comprendre aussi la raison de cette perruque, savoir où la mènerait cette détermination. Il assista à la location des voitures, la suivit jusqu’à la porte de ses différentes chambres de bonnes, se familiarisa avec sa collection de perruques. Lui-même roulait dans une petite Renault louée au nom de Krusmayer. Il assista au dispositif qu’elle mit en place autour de l’hôtel particulier, rue de la Pompe. Les trois voitures de location formaient un triangle autour de la cible. Elle passait de l’une à l’autre et d’une apparence à l’autre, montant ainsi une garde constante devant cet hôtel particulier. Elle laissait ses clefs de contact au tableau de bord, sans doute pour se replier plus vite en cas de nécessité. Il ignorait le but de cet encerclement. Il comprit, lorsqu’il reconnut le ministre Chabotte. Lorsqu’il la vit pointer un revolver contre le ventre du ministre Chabotte et s’engouffrer avec lui dans la Mercedes qu’elle venait de percuter. Cela se passa si vite qu’il fut pris de court, debout sur le trottoir. Il courut jusqu’à la B.M.W. qu’elle avait garée au croisement voisin et eut toutes les peines du monde à rejoindre la Mercedes. La Mercedes, heureusement, roulait à un train de sénateur. Quand elle s’immobilisa à l’orée du bois de Boulogne, il se gara non loin d’elle, se glissa dans le sous-bois et s’approcha. C’était bien Chabotte, oui, le sémillant directeur de cabinet qui s’était extasié sur son travail, dix-sept années plus tôt. Chabotte était de ces tempéraments secs que la vie n’empâte pas. Parfaitement reconnaissable. Mais comment la belle femme connaissait-elle Chabotte ? C’était une question qu’il poserait au ministre, si elle ne le tuait pas. Elle ne le tua pas. Elle l’obligea à sortir dans la nuit tombée, et la Mercedes s’éloigna. Krämer plaqua Chabotte au sol, dans les fourrés, le nez dans la mousse, et lui colla son revolver sur la nuque.
— Deux fois en cinq minutes, c’est au moins une fois de trop, protesta tranquillement le ministre.
Krämer le retourna.
— C’est vous, Krämer ? Et c’était vous aussi, à Bercy ? Félicitations… Vous êtes plus coopératif dans le rôle de tueur que dans celui de la victime.
Pas la moindre peur.
Et cartes sur table, immédiatement.
Oui, Chabotte lui avait volé son œuvre oui, il l’avouait, maintenant qu’il ne pouvait faire autrement. Une partie de ses intentions étaient louables, cependant : un pourcentage non négligeable des bénéfices avait permis le fonctionnement de la prison de Champrond.
— Vous avez eu tort de massacrer Saint-Hiver, soit dit en passant. Il n’y était pour rien le pauvre vieux, pas touché un rond pour son compte personnel, un saint authentique. Mais nous vivons dans un monde où même les saints doivent se montrer réalistes : c’était ça, ou une prison comme les autres pour ses pensionnaires.
Chabotte se méprit sur le silence de Krämer.
— Ça vous étonne, Krämer ? Quoi, vous vous imaginiez que la prison de Champrond fonctionnait sur les deniers publics ? Vous voyez un État ouvrir ses caisses pour que des tueurs puissent jouer les artistes ? Et l’État français, de surcroît ?
Krämer lui demanda qui était la belle femme.
— Pas la moindre idée. Elle voulait savoir pourquoi j’avais fait abattre le zigoto qui jouait votre rôle sur la scène. Un comble, non ? Bon, Krämer, passons aux choses sérieuses, maintenant. Voilà ce que je vous propose…
Il retourna Chabotte contre le sol et le tua.
— Pour venger Saint-Hiver ?
Krämer fait oui de la tête, assis à côté d’une Reine désolée.
— Mon pauvre Krämer, le nombre de raisons que vous vous donnez pour tuer les gens…
Ils parlent à mi-voix. Une longue couleuvre ocre et brune louvoie entre les pieds des roses trémières vers la soucoupe de lait que Julie a placée pour elle sous l’abri d’une pierre plate.
— Et Gauthier ?
— Je voulais exécuter tout le personnel de la maison d’édition.
— Pourquoi ?
— Peut-être parce que avec la mort de Saint-Hiver j’étais devenu un vrai tueur…
— Qu’est-ce que c’est que ça, un vrai tueur ? Vous trouvez que vous ne faisiez pas assez vrai comme ça ?
La couleuvre avance lentement, mais chacun de ses anneaux glisse sur lui-même à une vitesse de fouet. C’est une force contenue. Comme une décision imminente.
— Il y avait une couleuvre pareille à celle-ci qui nichait au même endroit, du temps de mon père, leur a dit Julie.
Il avait tué Gauthier parce qu’il figurait sur une photo de Playboy en qualité de secrétaire de J.L.B. Lorsque la belle femme (perruque brune cette fois) avait abandonné Gauthier rue Gazan, au bord du parc Montsouris, il l’avait tué très vite, sans même lui poser de question. Il exécuterait ainsi tous ceux qui, en lui volant son œuvre, avaient détruit celle de Saint-Hiver. C’était sa nouvelle décision. Il ne se vengeait plus, il vengeait Saint-Hiver. Or, pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, la belle femme le conduisait à ses cibles, lui désignait les coupables. Ils faisaient équipe. Tout à parier qu’elle le mènerait bientôt près de ce géant bâti comme un rugbyman qui se tenait, hilare, à côté de J.L.B, sur une autre photo de Playboy. La belle femme était son poisson pilote. Elle menait sa propre enquête qui recoupait la sienne. Elle avait épargné Chabotte et Gauthier qui l’avaient sans doute dirigée vers le cerveau de l’affaire. Elle remontait vers une source par un chemin où lui, Krämer, n’épargnerait personne.
Une idée magnifique lui était venue dans l’excitation où l’avait plongé l’exécution de Chabotte : compromettre la belle femme ! Lancer les enquêteurs sur ses traces. Deux raisons à cela. Qu’il numérota : 1° garder les coudées franches pour ses exécutions, 2° la sauver quand elle se ferait prendre. Il ne vivait que dans l’attente de ce moment. Le moment où il irait se dénoncer à sa place. Le moment où, se livrant lui-même, il l’innocenterait. Cette perspective le maintenait éveillé dans un débordement de joie lucide qui faisait de lui une sorte de tueur gai, extraordinairement instinctif, invulnérable. La réalité se présentait à lui avec cette même clarté qui nimbait les êtres et les choses durant ses crises de suffocation, jadis. Il savait ce qu’il dirait à la belle femme en la sauvant. Peut-être ne se croiseraient-ils que le temps d’une brève confrontation, mais il aurait le temps de le lui dire. Il la désignerait du doigt en souriant, et il lui dirait :
— Vous… vous, je vous aime exactement.
Il ne concevait pas de plus belle déclaration d’amour.
— Je vous aime exactement.
Peut-être laisserait-il un temps entre le verbe et son adverbe :
— Je vous aime… exactement.
Peut-être pas.
— C’est d’ailleurs la première chose qu’il m’a dite en se réveillant, après son évanouissement.
— Quoi donc ?
— Ça : « Je vous aime exactement. »
— Sans blague ?
— Mot pour mot.
La Reine et Julie parlent à voix basse. Krämer dort dans la chambre attenant à la cuisine. La Reine a bel et bien bordé l’assassin. C’est qu’ils doivent se lever à l’aurore. Une tâche énorme les attend : reprendre toute la confession de Krämer, lui rendre sa première personne du singulier, récrire tous les passages où sa plume s’est égarée dans les mirages de l’épique. « Vous êtes toujours d’accord, Alexandre ? » Il a fait oui de la tête. « Bon, alors dormez, maintenant. » La Reine a posé sa main potelée sur le front de l’assassin. Le dernier homme qu’elle ait ainsi touché c’est Malaussène, quelques minutes avant que l’assassin ne l’abatte. Krämer s’est endormi sous la main potelée de la Reine.
— C’est tout de même étrange, comme situation, dit la Reine à Julie devant son tilleul du soir. Deux femmes, perdues au fin fond du Vercors, s’occupant à préparer la réinsertion d’un tueur… sa réinsertion carcérale.
C’est ce qu’elles ont décidé : mettre au point la confession de Krämer, la confier au commissaire divisionnaire Coudrier pour qu’il désarme sa flicaille sentinelle. Faute de quoi, Krämer se fera abattre, son premier pied posé dans Paris. La Reine et la journaliste travaillent à la réinsertion d’un rossignol. Qu’il retrouve le territoire paisible de sa cage, qu’il s’enroule de nouveau dans le nid de son écriture. La Reine s’intéresse à toutes les écritures.
— Alors, c’est ici que vous avez passé votre enfance, avec votre gouverneur de père ?
— C’est ma maison natale, oui, répond Julie, je suis née dans cette cuisine.
— Fameux personnage…
La Reine parle à petites gorgées brûlantes.
— Le gouverneur colonial qui décolonise…
Julie en convient. Elle a trouvé son père assez « fameux », oui.
— Vous n’avez jamais été tentée d’écrire un livre sur lui ?
— Il n’en est pas question.
— Nous en reparlerons.
Les deux femmes se taisent. On entend les mulots mener à petites pattes leur sarabande nocturne, dans le fouillis néocolonial du grenier.
— Et qu’est-ce que vous lui avez répondu ?
— Pardon ?
— À Krämer, quand il vous a fait sa déclaration d’amour…
Il s’était évanoui à l’apparition de la belle femme. La quantité de sang perdu, certes, mais l’émotion, surtout. Il s’était évanoui comme on s’abandonne. Il avait entraîné une petite commode dans sa chute. Les pages de sa confession à la troisième personne s’étaient répandues autour de lui.
Quand il s’était réveillé, il était nu, allongé dans le lit de la chambre de bonne, bandé, relié à un goutte-à-goutte. Assise dans un fauteuil de bureau dont le skaï éventre laissait aller des tumeurs moussues, la belle femme était occupée à lire sa confession.
— Vous…, dit-il.
Elle leva les yeux.
— Vous… Je vous aime exactement.
Elle fut aussitôt à genoux près de lui. Elle pressait le canon d’un revolver d’ordonnance contre sa tempe.
— Un mot de plus et je fais sauter ta tête de con.
Il ne douta pas une seconde qu’elle mettrait sa menace à exécution. Il se tut. Il ne reçut pas cette réaction comme l’onde de chagrin qui, en toute logique amoureuse, aurait dû l’achever. Une fois de plus, la curiosité l’emporta. Pour quelle raison une femme qui venait de vous sauver la vie pouvait-elle projeter de vous tirer une balle dans la tête ? La question l’intéressait. Il la lui posa un peu plus tard, quand elle se fut calmée et qu’elle lui eut fait raconter le reste de son histoire.
— À Bercy, vous avez abattu l’homme que j’aimais.
Ce type endimanché, sur la scène du Palais Omnisports, l’homme qu’elle aimait ? D’une certaine façon, la réponse de la belle femme ne faisait qu’ajouter au mystère. Krämer chercha à savoir quel genre d’homme ce pouvait être quand il ne jouait pas le rôle d’un autre dans le clinquant ridicule d’une kermesse pseudolittéraire. La belle femme se montra laconique :
— Le genre que j’aime.
Elle ajouta tout de même :
— Unique en son genre.
Et, quand il lui demanda pourquoi un homme si aimable avait accepté ce rôle indigne — entrer dans la peau d’un écrivain qu’il n’était pas —, elle répondit d’un trait :
— Pour consoler sa sœur, pour constituer une dot à l’enfant de sa sœur, pour distraire sa famille et s’amuser lui-même, parce que c’est un tempérament tragique qui joue à s’amuser, ne s’amuse jamais vraiment mais se marre bien quand même… un connard qui a fini par se faire tuer à force de ne pas être un tueur !
— Il m’a volé mon œuvre.
— Il ne vous a rien volé du tout. Il pensait sincèrement que Chabotte était J.L.B.
« Une image, pensa Krämer avec détachement, cette nuit-là, j’ai tiré sur une image… »
— Et tous les employés du Talion le pensaient aussi, y compris Gauthier !
Elle vibrait de rage. Krämer s’attendait à ce qu’elle saisît de nouveau le revolver d’ordonnance. Au lieu de quoi, il l’entendit gronder :
— Maintenant, fermez-la, il faut que je change votre pansement.
Elle travaillait avec une dextérité brutale de chirurgien.
Ils quittèrent Paris dès qu’il put se tenir debout. Ils partirent de nuit. Elle avait collé un gyrophare bleu sur une Renault blanche, et l’avait obligé à enfiler une blouse d’infirmier.
— Ils cherchent un blessé, ils ne soupçonneront pas un infirmier.
Ils arrivèrent à l’aube dans une ferme du Vercors. Nuages, sapins, falaises et roses trémières.
— Vous dormirez là.
Elle lui désigna un canapé pliant dans une pièce lambrissée de sapin crème. Une lanterne chinoise pendait du plafond.
— Vous pourrez écrire sur cette table, près de la fenêtre.
La fenêtre ouvrait sur un bois de jeunes chênes.
— J’appellerai la directrice du Talion quand vous serez suffisamment avancé.
C’était son projet : qu’il mît sa confession à jour. À ce point farcies de circonstances atténuantes, ces pages ne pouvaient que plaider en sa faveur. On ne retournerait pas à Paris avant que le divisionnaire Coudrier les ait lues.
— Pourquoi faites-vous ça ?
Au fait, pourquoi ? Il avait abattu son homme, après tout…
— Je ne suis pas un tueur, moi, répondit-elle, je ne résous pas les problèmes en les supprimant.
Il voulut savoir aussi pourquoi elle tenait tant à ce que sa confession fût publiée, diffusée en librairie.
— Vérité publique. On ne pourra pas vous jeter aux oubliettes ni envoyer quelqu’un vous tuer en prison. Peut-être même sauvera-t-on la prison de Champrond.
De tout ce temps passé en sa compagnie, Krämer n’éprouva plus la moindre émotion pour la belle femme. Sa précision l’anesthésiait. Il la laissait décider de son destin dans la stricte mesure où son destin l’indifférait. Il était curieux, comme toujours, de ce qui allait advenir, mais indifférent aux conséquences. Qu’on sauvât Champrond ou non ne lui importait plus. Il était au spectacle. La belle femme constituait ce spectacle. Elle n’avait pas plus de réalité pour lui que les personnages qui naissaient d’eux-mêmes sous sa plume. De quelle imagination sans mystère sortait cette femme à qui tout réussissait ? Elle savait tout faire, maquiller une voiture, manier le revolver, se déguiser en n’importe quoi, soigner une main amputée de deux doigts… Elle pouvait tout, administrer des antibiotiques sans ordonnance, se procurer trois litres de sang pour une transfusion clandestine, changer de voiture à volonté, dégoter une maison perdue dans le Vercors… Elle était belle, certes, mais d’une beauté à ce point évidente… La belle femme était un stéréotype. Mais un stéréotype de son temps, persuadé d’être unique en son genre.
— Et vous, que pensez-vous de mes romans ? lui demanda Krämer entre deux éternités de silence.
— Un ramassis de conneries.
En revanche, il s’attacha à la Reine dès les premiers instants. La Reine le rudoyait, mais elle parlait la langue vraie des livres. Il travailla avec ferveur sous l’autorité absolue de la Reine. Il tordit le cou à la troisième personne du singulier pour exhumer un je qui écrivît en son nom. Ainsi découvrit-il qu’il n’était pas le vengeur idéaliste qu’il croyait (et dont il avait décrit les états dame avec complaisance) mais un tueur impulsif, assujetti au seul présent de l’indicatif.
— Alexandre, pensez-vous encore quelquefois à Saint-Hiver ? Réfléchissez avant de répondre. Pensez-vous encore à Saint-Hiver de temps en temps ?
— Non.
— Et à votre vie, dans la prison de Champrond ?
— Non, je n’y pense jamais vraiment, non.
— Pourtant, vous étiez heureux à Champrond ?
— Je crois, oui.
— Le sort de vos camarades vous préoccupe-t-il ?
— Pas vraiment.
— Comment expliquez-vous cela ?
— Je ne sais pas. Je suis ici, maintenant. Je suis avec vous.
— Pensez-vous parfois à Caroline ?
— Caroline ?
— Votre femme, Caroline…
— Non.
— Alexandre, pourquoi avez-vous tué Saint-Hiver, vraiment ?
— Je ne sais pas. Je me suis vu prisonnier, je crois, tout à coup, et lui, je l’ai vu en directeur de prison.
— Et Chabotte ?
— Pour venger Saint-Hiver.
— Le directeur de prison ?
— Non, l’autre Saint-Hiver, le fondateur de Champrond.
— Mais, puisque vous n’y pensiez pas…
— Chabotte m’en a parlé, il s’est moqué de lui, c’était pénible.
— Pénible ?
— C’était pénible, oui, brutal. Je n’ai pas supporté cette brutalité.
— Gauthier ?
— J’avais à venger un homme et j’avais à venger un rêve.
— Ça, c’est ce que vous avez écrit à la troisième personne, mais ce n’est pas de vous, c’est une formule à la J.L.B. Pourquoi avez-vous tué Gauthier ?
— Il m’a semblé que j’étais là pour ça.
— Insuffisant.
— …
— …
— Je voulais…
— …
— Je voulais compromettre Julie.
— Pour vous donner le rôle du sauveur en vous livrant après son arrestation ?
— Oui.
— Écrivez-le. Et reprenons tout ça au présent de l’indicatif, si vous le voulez bien.
La Reine l’avait aidé à mener à bien sa confession. Au présent de l’indicatif, qui était le temps de ses meurtres, et à la première personne du singulier qui était celle de l’assassin. Une centaine de pages, pas plus, mais les premières qui fussent de lui, qui fussent lui. La Reine ne vidait pas les crabes, elle les remplissait de leur propre chair, elle effaçait les cicatrices.
Vint le malin où la Reine et la belle femme retournèrent à Paris, plaider sa cause auprès de la police. Il resta seul dans la maison du Vercors.
— Ne bougez pas jusqu’à ce qu’on vienne vous chercher.
— Écrivez, en attendant, Alexandre. Commencez donc l’histoire de ce publicitaire qui s’approprie le sol, c’est une bonne idée de départ.
Mais le Vercors lui avait inspiré un autre projet : l’histoire d’un petit bûcheron de dix ans qui, ayant assisté, le 21 juillet 44, au massacre de toute sa famille par les commandos S.S. lâchés sur le plateau de Vassieux, se jure de les retrouver tous et de les châtier un à un. Ce faisant, le petit bûcheron sauvera les forêts amazoniennes tombées entre les mains de ces mêmes bourreaux, deviendra le premier producteur de pâte à papier du monde, l’ami des éditeurs et des écrivains, celui par qui le livre prend son vol.
À la reine Zabo, sur qui il refermait la portière de la voiture, il demanda :
— Quand vous viendrez me chercher, soyez gentille, apportez-moi une documentation complète sur l’imprimerie et sur le marché du papier.
Et, comme la voiture s’éloignait, il s’écria :
— Celui-ci, je vais l’écrire à la première personne et au présent de l’indicatif !