Où est-ce que ¡’ai bien pu lire ça ?
Le commissaire Coudrier n’en crut pas ses oreilles quand le labo lui annonça la nouvelle, ni ses yeux quand l’envoyé du labo déposa l’évidence devant lui. Le commissaire divisionnaire Coudrier n’en mourut pas de stupeur pour autant. Il changea tout simplement d’oreilles et chaussa ses yeux de flics. Gisant sur son maroquin, dans une irréprochable petite boîte de chirurgie, la vérité lui parut tout de même assez stupéfiante. Stupéfiante mais professionnellement acceptable, tout à coup. Ils s’étaient tous trompés, voilà tout, lui le premier. Auto-aveuglement.
— Élisabeth, soyez gentille, préparez-moi un bon café.
Une pareille négligence, après tant d’années de métier… Décidément on n’apprend rien. D’une légère pression du pied, le commissaire divisionnaire Coudrier baissa l’intensité de sa lampe à rhéostat.
— Et vous prierez l’inspecteur Van Thian de passer me voir… sans bébé sur le ventre, si possible.
Mais ce n’était pas possible. Quand l’inspecteur Van Thian s’assit en face de son supérieur, le regard de Verdun sauta sur le divisionnaire.
Silence.
Silence jusqu’à ce que l’inspecteur Van Thian consentît à orienter la tête de l’enfant vers le Napoléon de bronze.
— Merci.
Nouveau silence. Mais de ceux qui précèdent les questions fondamentales, cette fois.
— Dites-moi, Thian, pourquoi êtes-vous entré dans la police ?
« Pour cause de certificat d’études et d’après-guerre », aurait répondu l’inspecteur Van Thian si son chef avait réellement souhaité une réponse. Mais le divisionnaire poursuivait un monologue. Le divisionnaire était en voyage intérieur. Thian le pratiquait depuis longtemps.
— Et moi, savez-vous pourquoi je me suis fait flic ?
« Le genre de question que se posent les tout jeunes à l’orée de leur carrière et les très vieux, se dit l’inspecteur Van Thian, ou Coudrier, chaque fois qu’une couille tombe dans son potage. »
— Je suis entré dans la police pour aller au-devant des surprises, Thian, par horreur de l’imprévu.
« Tout comme Clara fait de la photographie », songea l’inspecteur Van Thian. Et, tant qu’il y était, l’inspecteur Van Thian s’offrit sa propre croisière intime. Certificat d’études, oui, après-guerre, c’était vrai, mais il était aussi entré dans la police pour que sa pèlerine dessinât quelqu’un autour de lui, pour que sa bicyclette traçât les frontières de son territoire. Il souffrait d’une certaine indéfinition dans sa jeunesse, mi-blanc mi-jaune, un titi du Tonkin, Hô Chi Minh avec la voix de Gabin, Louise, sa mère parisienne, dans le pinard, et Thian de Monkaï, son père annamite, dans le pavot. Alors, lui, flic. Et, battant sous sa pèlerine, un cœur enfin hexagonal.
— J’aurais pu tout aussi bien me retrouver derrière un microscope à traquer les virus du futur, mon cher Thian, c’est d’ailleurs par là que j’ai commencé, la recherche médicale.
L’inspecteur Van Thian, lui, avait commencé par la vente des journaux à la criée, son tout premier boulot, marchand de surprises, justement : « Demandez Ce soir ! Ramadier exclut les communistes du gouvernement ! », « L’Équipe épique ! Robic gagne le premier Tour de l’après-guerre », « Lisez Combat : l’Inde indépendante ! ». « Chaud, Le Figaro chaud ! L’avion de Leclerc s’écrase en Algérie ! ».
Un petit bonhomme tout jaune semant les confettis du monde…
— Mais il y a pire que l’imprévu, Thian… ce sont les certitudes !
Le divisionnaire Coudrier soliloquait au fond de sa verte lumière. Thian en profita pour malausséner un brin.
Après ce coup de feu tiré sur Benjamin, il n’avait plus été question de lire une seule ligne de J.L.B. aux enfants, bien sûr. Grand désarroi dans la demeure. Que faire de la nuit tombée ? Les gosses étaient en manque. Alors, Clara avait fait une suggestion : « Et si vous nous racontiez votre vie, oncle Thian ? » Ma vie ? Il en était resté tout nu. Comme si on venait de lui apprendre qu’il avait vécu. « C’est une bonne idée », avait lâché Thérèse. « Ouais, tes enquêtes… » Jérémy s’était rué sur son plumard. « Et comme tu étais quand tu étais petit !… » Ils avaient plongé dans leur pyjama. Ma vie ? Ils l’avaient assis sur son tabouret de conteur. Ils attendaient qu’il vive.
— Oui, monologuait le divisionnaire Coudrier, ce sont nos certitudes qui nous ménagent les pires surprises !
C’est pourtant vrai qu’il n’y a pas de surprise sans certitude, admit l’inspecteur Van Thian. Ma vie ? Il s’était senti aussi cloué que si Thérèse lui avait demandé de prédire l’avenir. « Votre premier amour… », avait murmuré Clara. « Oui, raconte-nous ton premier amour, oncle Thian ! » « Pre-miè-ra-mour ! pre-miè-ra-mour ! » Ça prenait des cadences de plébiscite. Thian n’avait pas eu de premier amour, Thian n’avait eu que Janine, depuis toujours, il était passé direct des boxons de son adolescence à Janine la géante qui vendait de l’amour, précisément, dans un bordel toulonnais, Janine depuis toujours, en somme, et jusqu’à la fin de Janine, comme si Thian s’était octroyé le monopole de l’amour. Il en avait fait, des veufs, en enlevant Janine ! Tous les marins de la rade. Mais peut-on raconter ça à des enfants ? Il se posait encore la question alors qu’il leur racontait Janine depuis deux bonnes heures…
— Fichu métier, Thian…
Le divisionnaire Coudrier remontait lentement à la surface. Dans un moment sa lampe cracherait tout son ciel et l’inspecteur Van Thian saurait pourquoi son chef l’avait convoqué.
Thian avait raconté aux enfants le tintouin autour de l’enlèvement de Janine. Un scandale pire que s’il l’avait soufflée à un couvent. Une kyrielle de cousins corses lui étaient tombés sur le poil. Ils toléraient que leur cousine gagnât leur argent de poche (affaire de tradition) mais s’offusquaient qu’elle optât pour un amour jaune (affaire de principes). La poursuite infernale. Un vrai tour de France de la vindicte familiale. Des calibres en folie qui voulaient transformer leur amour en passoire. C’était pour porter Gervaise, la petite de Janine, que Thian avait mis au point ce baudrier de cuir dans lequel il trimballait Verdun aujourd’hui. Par temps d’embuscades, Thian faisait un rempart de son corps à Gervaise en l’envoyant derrière son dos. Les balles sifflaient aux boucles de Gervaise. Thian était le seul homme au monde qui eût appris à tirer par amour. Plutôt doué, d’ailleurs. La grande Janine ne se débrouillait pas mal non plus. Un certain nombre de cousins étaient restés sur le carreau. « Et avec ça, tu dis que t’as pas vécu ! » « Tais-toi, Jérémy, laisse oncle Thian raconter la suite. »
— Quels sont, selon vous, la première qualité et le pire défaut d’un flic, Thian ?
— Être flic, monsieur le divisionnaire.
— Le doute, mon vieux, le doute !
Le divisionnaire Coudrier venait d’émerger. Il présentait à la pleine lumière un visage plus impérial que jamais, nimbé de fureur lucide.
— Dites-moi, Thian, sur quoi avez-vous tiré, exactement, l’autre jour, rue Saint-Honoré ?
COUDRIER : Dites-moi, Thian, sur quoi avez-tous tiré, exactement, l’autre jour, rue Saint-Honoré ?
VAN THIAN : Sur Julie Corrençon.
COUDRIER : Je ne vous demande pas sur qui, je vous demande sur quoi.
VAN THIAN : Sur l’éclat d’une lunette de visée, sur une chevelure de femme, et sur le volume d’une main refermée autour d’une carabine de précision.
COUDRIER : En priorité sur quoi ? La lunette, les cheveux, ou la main ?
VAN THIAN : Je ne sais pas. La main, je crois.
COUDRIER : La main ? Pourquoi pas les cheveux ?
VAN THIAN : …
COUDRIER : Je vais vous le dire, Thian. Parce que vous ne vouliez pas vraiment tuer la Corrençon.
VAN THIAN : Je ne crois pas. De toute façon, à cette distance…
COUDRIER : Il n’y a pas de distance pour un tireur comme vous, vous nous l’avez prouvé plus d’une fois.
VAN THIAN : …
COUDRIER : …
VAN THIAN : …
COUDRIER : La vérité est que, volontairement ou non, vous avez tiré avant vos camarades pour épargner la Corrençon.
VAN THIAN : Ce n’est pas le souvenir que j’en ai.
COUDRIER : De quelle couleur était cette chevelure ?
VAN THIAN : Rousse, je crois.
COUDRIER : Rousse-rousse, ou vaguement rousse ?
VAN THIAN : Rousse-rousse.
COUDRIER : Auburn, Thian… une perruque auburn. Alors vos souvenirs…
VAN THIAN : …
COUDRIER : Mettons-nous bien d’accord, je ne mets pas votre bonne foi en doute, je ne me permettrais pas ce genre de fantaisie, nous nous connaissons depuis trop longtemps. Mettons que vous ayez décidé d’abattre la Corrençon, ne serait-ce que pour lui éviter la suite des événements, ce serait assez dans votre genre. Mettons. Eh bien, quelque chose en vous a épargné cette fille. Le fait que ce soit la femme de Malaussène, peut-être…
VAN THIAN : …
COUDRIER : …
VAN THIAN : …
COUDRIER : Ce sentiment vous honore, Thian…
VAN THIAN : …
COUDRIER : Et nous a foutus dans une merde noire.
VAN THIAN : Pardon ?
COUDRIER : Jetez donc un coup d’œil là-dessus.
« Là-dessus » était une de ces boîtes chirurgicales dont la netteté métallique évoquait irrésistiblement pour Thian l’apparition de la pénicilline, cette brûlure épaisse qu’on injectait dans les fesses des tuberculeux, à partir des années 50, au lieu de les envoyer saupoudrer les alpages avec les restes de leurs poumons. Thian eut la vision brève de sa mère Louise et de la grande Janine, sa femme, la première le tenant plaqué au sol, la seconde visant son cul soudé par la terreur, le rire pénicilline de ses deux femmes préférées : « De nos jours, Thianou, les sanatoriums, on n’y va plus, on vous les inocule. » Au fond, il raconterait peut-être sa tuberculose aux enfants, ce soir, la seule vraie trouille de sa vie, la peur des piqûres…
— Remettez-vous, Thian, je ne vais pas vous piquer les fesses. Ouvrez cette boîte, je vous prie.
Ça glisse un peu entre les doigts, ça manque de prise.
— Donnez.
Et le divisionnaire Coudrier d’ouvrir ça sans problème, et de tendre la boîte ouverte à Thian, comme on offre un cigare. Sauf que, nichés dans le moelleux jauni du coton, ce ne sont pas des cigares qui s’offrent à la vue de Thian, mais deux doigts. Deux doigts coupés. Tout à fait irréels mais absolument là. Deux doigts. Un jaune mat qui fut une chair rosée.
— Votre carton, Thian.
Deux doigts reliés par un lambeau de chair et déployant à leur base une petite auréole de peau déchiquetée. Deux fantômes de doigts. Mais pouvait-il savoir, l’inspecteur Van Thian, pour quelle raison le commissaire divisionnaire Coudrier lui imposait la vision, comme ça, sans sommation, des deux doigts qu’il avait arrachés à Julie ?
— Parce que ce ne sont pas les doigts de la Corrençon, Thian.
(Ah bon ?)
— Non, ce sont des doigts d’homme.
(De pianiste, alors… de grand délicat…)
— C’est un étudiant en stage à la médico-légale qui en a fait l’observation par hasard. Nous étions tellement persuadés d’avoir affaire à la Corrençon que nous n’avons même pas pris la peine d’examiner ces doigts. Pas mal, non, pour des garçons de notre âge…
Puis, comme si les i avaient absolument besoin de points :
— C’est donc un homme qui nous tirait dessus, du haut de cette fenêtre.
Et, comme si les clous ne pouvaient se passer de marteau :
— C’est un homme que vous avez épargné, Thian.
Coup de grâce :
— Un tueur.
Dans ce genre de circonstances, Julie différait peu du reste de l’humanité. Mêmes instincts, mêmes réflexes. Quand l’autre s’était mis à tirer du haut de sa propre fenêtre, Julie avait plongé comme tout le monde, espérant être avalée par l’asphalte. Elle n’avait même pas eu le temps de voir exploser l’épaule de Calignac. Avant les coups de feu, les yeux de Julie couvaient la reine Zabo. Et ce petit Noir qui jouait les gardes du corps avec une détermination si touchante. Loussa de Casamance, sans doute, Benjamin lui en avait souvent parlé. L’ami Loussa gonflait sa maigre poitrine devant le squelette de son amie Zabo. (« Le comique de résolution », avait pensé Julie, citant une expression du gouverneur son père.) Loussa n’avait pas tort de couvrir sa reine. Julie savait que le tueur la voulait. Et l’aurait, si un seul regard de flic s’égarait. Julie s’était approchée de la Reine. Julie comptait sur ses réflexes pour tirer la première sur le tueur. Le revolver d’ordonnance du gouverneur son père gonflait ostensiblement le blouson de Julie. Julie était un flic parmi les flics à la recherche de Julie. Non pas un flic en uniforme — Julie n’avait aucun goût pour l’opérette — mais un flic d’aujourd’hui, blouson, gourmette, tennis, son jeune honneur de mâle attesté par le moule irréfutable des jeans. Julie était un jeune flic mal rasé, aux hanches un peu fortes, certes, mais à l’ostentation naturelle. Un des flics présents aux obsèques de Gauthier, et qui braquait son projecteur sur tout ce qui n’était pas flic. Il y avait là des policiers d’arrondissement et des inspecteurs de la Criminelle ; Julie avait misé sur le mélange des genres, sur le fait qu’ils ne se connaissaient pas entre eux, mais se reconnaissaient, pourtant, comme membres du même corps. À l’oreille d’un de ses voisins, ce même costaud à blouson d’aviateur qui avait extrait Mo et Simon de leur camionnette friteuse, Julie avait même murmuré :
— Une femme qui venge son mec, il n’y a rien de plus dangereux.
Un soupçon de rocaille dans sa voix naturellement sablée, son « feulement des savanes », disait Benjamin, et l’autre avait acquiescé. Julie était une évidence en quête d’une énigme. Pas plus que ses collègues elle ne savait à quoi pouvait bien ressembler le tueur embusqué.
Quand Julie entendit la première détonation, elle eut juste le temps de voir Loussa plaquer sa reine au sol avant de lécher elle-même le bitume. Coincé contre son sein gauche, le revolver d’ordonnance du gouverneur son père ne lui était d’aucune utilité. (En comprimant sa poitrine pour se déguiser en garçon, Julie s’était ressouvenue d’une phrase prononcée par la froide Thérèse, lors de leur première rencontre : « Comment faites-vous pour dormir sur le ventre avec de si gros seins ? » Privée de mère depuis toujours, la tribu Malaussène faisait une fixation sur les seins. « Une fixation, mes choses, ricanait Benjamin, remballe ta quinpsycaillerie, Julie, et prête-moi tes mamelles. » Benjamin se nourrissait exclusivement aux seins de Julie.) Il y eut un second coup de feu, suivi d’une exclamation que Julie prit pour elle :
— Elle vise bien, la salope !
Puis, un bref silence, et soudain, tout près de Julie, le feu roulant d’une arme seule, une arme de poing, un gros calibre.
Julie fut la première, debout à côté de Thian, à tirer sur la même cible, sa propre fenêtre qui s’émiettait dans l’espace. Puis les collègues se joignirent. Julie tirait avec une colère qu’elle ne se connaissait pas, son corps arc-bouté encaissant le recul formidable de sa pétoire. Julie était d’humeur à encaisser le recul d’un bazooka. Julie aurait décapité cet immeuble. Ses collègues aussi, pour effacer la trouille qui les avait plaqués au sol. Les raisons de Julie étaient plus sérieuses. Julie savait depuis le début qu’elle ne recommencerait à vivre qu’après avoir cloué ce type au bout de sa ligne de mire. Julie eut conscience de cette rage sur son visage, quand elle sentit, pesant sur elle, le regard du vieux Thian. Thian avait tiré sur cette fenêtre en balbutiant des mots inaudibles. Thian regardait Julie sans la reconnaître, les yeux luisants. Julie eut la certitude que Thian l’aurait abattue sur place elle et quelques autres flics, s’il n’avait pas vidé son chargeur. Au lieu de quoi le vieux policier avait prestement rengainé son arme et quitté le champ de tir en trouant la foule avec le regard de Verdun.
— Elle n’est plus dans la piaule.
— Sans blague ?
— Elle est blessée, elle s’est tirée, elle a laissé deux doigts collés au mur.
— Quoi ?
— Le Viet lui a coupé deux doigts.
— S’est barrée avec deux doigts coupés ?
— Le Viet ne lui a pas coupé les jambes !
— Quand même…
— Sacrée nana, hein ?
— Vaut mieux l’avoir dans son plumard que dans le camp d’en face.
— Seule contre tous, Rambo femelle…
De glissements de conversation en glissement de foule, Julie s’était glissée hors du quartier, hermétiquement bouclé, chaque immeuble passé au peigne fin, renforts de police, concert de sirènes, tous les Japonais du coin regrettant d’avoir acquis cette portion Saint-Honoré-Pyramides-Saint-Roch qu’ils croyaient mieux à l’abri de la mort violente.
Julie s’était dirigée vers la rue de Rivoli, où était garée sa voiture, une carte de flic en évidence derrière le pare-brise fumé. Julie avait loué une auto de jeune flic, une 205 GTI, deux fois rayée de rouge, comme sa paire de tennis. Elle était d’humeur à s’offrir les boulevards périphériques, accélérateur au plancher, tourner jusqu’à comprendre. Tourner jusqu’à entrer dans la tête de ce type. À tout hasard, Julie avait conservé une balle dans son barillet. Pour cette tête, justement. Cette tête qu’elle ne connaissait pas. Pourtant elle en savait plus sur lui que toute la flicaille qui venait de faire son siège. Qu’est-ce que savait Julie ? Julie était en pleine énumération.
Premièrement, Julie savait que ce type avait exécuté Chabotte, après qu’elle l’eut interrogé — car elle s’était contentée d’interroger Chabotte.
Deuxièmement, Julie savait que ce type avait exécuté Gauthier, après qu’elle l’eut interrogé — car elle s’était contentée d’interroger Gauthier.
Troisièmement, Julie savait que ce type avait laissé sur le lieu de chacun de ses crimes un bel indice signé Julie : la B.M.W. qu’elle avait louée, abandonnée à l’orée du Bois où l’on avait retrouvé Chabotte, et l’Audi qu’elle avait louée, abandonnée au bord du parc Montsouris où l’on avait retrouvé le cadavre de Gauthier, rue Gazan.
Julie savait que ce type l’avait suivie pas à pas, roue dans la roue, lui fauchant pour chacun de ses crimes une des bagnoles qu’elle n’utilisait pas. Julie savait que ce type connaissait ses identités, toutes : l’italienne, la grecque, l’autrichienne, et sa toute récente vocation d’inspecteur en civil. Ce type connaissait ses planques, ses déguisements, ses ruses, ses itinéraires et ses voitures. Ce type la connaissait, elle, Julie, personnellement, il n’y avait pas à sortir de là. Il la connaissait et voulait lui faire porter le chapeau d’un massacre dont elle ne saisissait pas le sens. Voulait-il l’empêcher d’apprendre quelque chose en abattant ceux qu’elle interrogeait ? Absurde, puisque précisément il les abattait après qu’elle les avait interrogés.
Ainsi songeait Julie en se dirigeant vers sa voiture de jeune flic impétueux. Qui est-il ? Que veut-il ? Jusqu’où va-t-il aller ?
Était-elle encore veuve, en cet instant précis, ou de nouveau une journaliste en chasse ? La question, pensait Julie, aurait passionné Benjamin. Pourquoi n’allait-elle pas trouver le premier flic venu, lui expliquer son affaire ? Elle avait la police nationale aux trousses pour des meurtres qu’elle n’avait pas commis. Il lui suffisait d’étaler la collection complète de ses dix doigts sur le maroquin du divisionnaire Coudrier et son innocence serait prouvée. Deux doigts irréfutables. Au lieu de quoi Julie préférait jouer les cibles vivantes dans une ville grouillant de types mandatés pour l’abattre. Pire, en s’acharnant à débusquer ce tueur, elle égarait les limiers de Coudrier. Le véritable assassin de Benjamin se la coulait douce, à l’abri de la fausse piste Corrençon.
Veuve, donc, ou journaliste ? Les battements de ce cœur, Julie, sanglots étouffés ou délicieuse excitation de la traque ? Lâche-moi, Benjamin, tu veux ? Laisse-moi faire mon boulot… Ton boulot ? Mon boulot, Benjamin : arriver la première ! « Les journalistes, arriver les premiers quelque part ? Tu rigoles ? Enquêtes personnelles ? Mon cul, ricanait Benjamin, tout ce que vous savez faire, aujourd’hui, vous autres journaleux, c’est aller secouer vos petits calepins sous les stylos des flics ! Les voilà vos informateurs ! On comprend que vous teniez à les garder secrets ! Vous n’êtes plus que les auxiliaires de la police, Julie, vous crayonnez les brouillons des juges d’instruction au nom de la liberté d’information ! » Benjamin et Julie… leur unique source d’engueulade. Mais qui vomissait des torrents.
Julie était blanche de rage quand elle déboucha rue de Rivoli, tout entière dans sa querelle avec Benjamin. Elle savait, à présent, pourquoi elle courait après ce tueur. Une seule raison : prouver à Benjamin que si le journalisme avait encore un honneur, Julie était l’honneur du journalisme ! Avoir le dernier mot, une fois pour toutes. Une autre façon d’être veuve. Non, elle n’irait pas trouver Coudrier, non, elle n’était pas un auxiliaire de la police. Elle mettrait la main sur ce type, seule. Elle débusquerait la vérité, seule. Elle lui flanquerait sa dernière balle dans la tête. Seule.
Encore fallait-il qu’elle retrouve sa bagnole.
Mais, rue de Rivoli, plus de voiture.
La place était vacante.
D’accord, pensa Julie.
Compris.
D’autant que, gouttant du trottoir dans le caniveau, à l’exacte place où elle avait garé la 205, une flaque de sang s’évadait en rigole discrète.
COUDRIER : Conclusion, Thian ?
VAN THIAN : Si ce n’est pas Julie Corrençon, c’est quelqu’un d’autre.
COUDRIER : Thian, vous avez trop de métier pour vous contenter de ce genre de conclusion.
VAN THIAN : …
COUDRIER : Que feriez-vous, si vous aviez toute la police française aux fesses et que vous déteniez les preuves de votre innocence ?
VAN THIAN : J’irais les déposer au commissariat du coin.
COUDRIER : À la bonne heure. Seulement Julie Corrençon ne s’est présentée nulle part.
VAN THIAN : …
COUDRIER : …
VAN THIAN : Peut-être morte ?
COUDRIER : Du Liban à l’Afghanistan, cette fille a couvert nos pires guerres, elle a fait tomber un ministre de l’Intérieur turc pour trafic de stupéfiants, elle est sortie vivante de prisons thaïlandaises décimées par le typhus, elle s’est opérée elle-même de l’appendicite sur un rafiot, en mer de Chine, on l’a jetée l’année dernière dans la Seine avec des bracelets de plomb aux chevilles… Vous savez tout ça aussi bien que moi, Thian. Cette fille est à peu près aussi mortelle qu’un héros de bande dessinée belge.
VAN THIAN : Belge ?
COUDRIER : Belge. Il paraît que c’est ce qui se fait de mieux dans le genre, d’après mes petits-fils.
VAN THIAN : …
COUDRIER : …
VAN THIAN : …
COUDRIER : Comment se porte votre famille Malaussène ?
VAN THIAN : Le Petit a fait un cauchemar, le chien une crise d’épilepsie, Clara entame son huitième mois, Thérèse voudrait ouvrir un cabinet de voyante, Jérémy prépare une bombe incendiaire et Verdun pousse une molaire plutôt douloureuse.
COUDRIER : Une bombe incendiaire ?
VAN THIAN : Il est en train de mettre au point le système de mise à feu.
COUDRIER : Objectif ?
VAN THIAN : Les entrepôts du Talion, à Villejuif, d’après ce qu’il m’a dit.
COUDRIER : Il vous a dit ça ?
VAN THIAN : À condition que je ne le répète pas.
COUDRIER : …
VAN THIAN : …
COUDRIER : Les livres brûlent mal. Surtout en entrepôt. Trop compacts.
VAN THIAN : …
COUDRIER : Et Malaussène ?
VAN THIAN : Des problèmes de reins. On l’a mis sous dialyse. Mais Thérèse est toujours persuadée qu’il s’en sortira.
COUDRIER : …
VAN THIAN : …
COUDRIER : Pourquoi la Corrençon ne s’est-elle pas présentée chez nous avec ses dix doigts, bon Dieu ?
VAN THIAN : Elle ignore peut-être que j’ai coupé deux doigts à ce type.
COUDRIER : M’étonnerait.
VAN THIAN : Moi aussi.
COUDRIER : Extraordinaire comme vos déductions peuvent m’être inutiles, mon cher Thian.
VAN THIAN : Pastor nous manque à tous les deux. C’était lui, le grand déducteur.
COUDRIER : Pastor… vous avez de ses nouvelles ?
VAN THIAN : Aucune.
COUDRIER : Moi non plus.
VAN THIAN : …
COUDRIER : …
VAN THIAN : …
COUDRIER : Il n’y a qu’une explication possible, Thian.
VAN THIAN : Oui ?
COUDRIER : Elle couvre quelqu’un.
VAN THIAN : Un complice ?
COUDRIER : Évidemment, un complice ! Qui voulez-vous qu’elle couvre ? Secouez-vous, bon Dieu !
VAN THIAN : Je suis parfaitement secoué, monsieur le Divisionnaire, mais un type qui vous colle trois meurtres sur le dos, ça ne me paraît pas l’idéal, en fait de complice.
COUDRIER : …
VAN THIAN : …
COUDRIER : …
VAN THIAN : …
COUDRIER : À moins qu’ils n’aient cherché à nous balader. Nous lancer sur sa piste à elle pendant que lui opérait tranquillement.
VAN THIAN : Possible.
COUDRIER : Qui voyez-vous parmi les amis de Malaussène qui soit assez futé pour monter une embrouille pareille ?
VAN THIAN : Mo le Mossi et Simon le Kabyle sont en taule, Hadouch Ben Tayeb est plus surveillé que Belleville tout entier…
COUDRIER : Alors ?
VAN THIAN : À part moi, je ne vois pas.
COUDRIER : Moi, je vois.
VAN THIAN : …
COUDRIER : Un tueur, Thian. Un vrai tueur. Parmi nos amis. Un tueur éthique.
VAN THIAN : …
COUDRIER : …
VAN THIAN : Pastor ?
COUDRIER : Pastor.
VAN THIAN : Pastor est à Venise. Il file le parfait amour avec la mère Malaussène.
COUDRIER : C’est ce que je vais vérifier, Thian. Et dans la seconde, encore.
(Buste du divisionnaire penché sur l’interphone.)
COUDRIER : Élisabeth ? Soyez assez aimable pour m’appeler l’hôtel Danieli, à Venise. Oui. Vous demanderez l’inspecteur Pastor.
Pastor… C’était à quoi Julie avait elle-même abouti. Pas d’autre hypothèse possible. Pastor aimait d’amour la mère de Benjamin, à Venise. D’une façon ou d’une autre Pastor avait appris la nouvelle. Pastor avait acquis un sens suffisant de la famille pour s’offrir l’assassin de Benjamin. Pastor était ici. Pastor faisait le ménage. À sa façon habituelle, qui ne s’embarrassait pas de scrupules. Pastor tuait les méchants. Pastor connaissait Julie. Pastor savait qu’elle était femme à venger son homme. Pastor l’avait suivie, avait profité de ses propres investigations, interrogé Chabotte et obtenu les aveux qu’elle n’avait pas su lui soutirer. Exit Chabotte. Puis Pastor avait interrogé Gauthier. Plus de Gautier. Pastor s’était abrité derrière elle, c’était vrai. Il ne fallait pas qu’on pût penser une seconde que ce fût lui. Un coup de téléphone à Venise était vite donné. Il fallait qu’il opérât incognito. Et maintenant, Pastor avait laissé deux doigts dans cette affaire. Pastor lui avait une fois de plus fauché sa voiture. Quelque part dans Paris, Pastor se vidait de son sang, attendant tranquillement la venue de Julie.
Julie sut où le trouver. Il ne pouvait qu’être chez elle, tout simplement, dans une des planques par où Julie était passée et qu’il avait repérées.
Pastor…
Plus question de balle dans la tête, évidemment.
Julie entreprit la tournée de ses chambres de bonne. Pas de Pastor rue de Maubeuge dans le dixième. Personne rue Georges-de-Porto-Riche dans le quatorzième. Mais rue du Four, au n°49, dans les coursives du sixième étage, dernière porte à gauche au fond du couloir…
Julie avait suffisamment entendu respirer de blessés dans son existence baroudeuse pour savoir que le type qui se tenait là, dans sa chambre, n’était pas au meilleur de sa forme.
La porte n’était pas fermée à clef.
Elle l’ouvrit.
Bien que sa main droite fût emmitouflée dans un chiffon sanglant, le grand garçon pâle et raide qui se tenait debout devant Julie, revolver au poing, n’était pas Jean-Baptiste Pastor. Julie ne l’avait jamais vu. Ce qui n’empêcha pas l’inconnu d’esquisser un sourire exsangue :
— Enfin, vous voilà.
Et de s’évanouir comme s’il la connaissait depuis toujours.
VAN THIAN : Inutile d’appeler Venise, monsieur le Divisionnaire. Il n’y a aucune chance pour que ce soit Pastor.
COUDRIER : Pourquoi ?
VAN THIAN : Pastor tirait comme un pied. En visant Calignac du haut de cette fenêtre, c’est vous qu’il aurait descendu, ou le Saint Sacrement.
— Wănshàng hăo, petit con. (Bonsoir, petit con.)
Quoi qu’on en dise, pensait Loussa de Casamance, il n’y a rien de plus lassant que de rendre visite à un ami en état de coma dépassé.
— Duìbùqi, wŏ lái wăn le. (Excuse-moi, je suis en retard.)
Ce n’est pas tant que l’autre ne vous réponde pas, c’est qu’on désespère de se faire entendre.
— Wŏ lèile… (Je suis fatigué…)
Loussa n’aurait jamais imaginé qu’une amitié pût à ce point tourner à la relation conjugale. Pris dans ses pensées, il mit quelques secondes à remarquer le nouvel engin qui semblait naître du corps de Malaussène.
— Tā men gĕi nĭ fàng de zhè gè xīnjī qì hĕnpiàoliàng ! (C’est joli, cette nouvelle machine qu’ils t’ont mise là !)
C’était une sorte d’autoroute en suspension au-dessus du lit de Benjamin, toute de valves, d’échangeurs, de membranes délicates, de tubulures arachnéennes par où le sang de son ami dessinait d’énigmatiques arabesques.
— Zhè shĭ shénme, au juste ? (Qu’est-ce que c’est, au juste ?) Une nouvelle façon de t’extérioriser ?
Loussa interrogea à tout hasard l’encéphalographie. Non, Benjamin ne répondait toujours pas.
— Bon. Ça ne fait rien, j’ai une bonne nouvelle pour toi, petit con, une fois n’est pas coutume.
La bonne nouvelle tenait en peu de mots : Loussa venait de traduire en chinois un des romans de J.L.B. : L’Enfant qui savait compter. (Hén hùi suàn de xiăo haízì, petit con.)
— Je sais bien que tu t’en fous, et que celui-là, tu n’as pas pris la peine de le lire, mais n’oublie pas que tu continues à palper un pour cent là-dessus (1 %), tout comateux que tu es. Or le Talion a tiré ce roman pour les Chinois d’ici, mais aussi pour les Chinois de chez eux, qui sont passablement nombreux, comme tu sais. Tu veux que je te raconte l’histoire ? Non ? En deux mots… Allez… C’est l’histoire d’une petite marchande de soupe de Hong Kong qui compte plus vite sur son boulier que tous les enfants du monde, plus vite aussi que les grands, plus vite même que son père dont elle est la fierté, qui l’a élevée comme un garçon et baptisée Xiăo Bào (« Petit Trésor »). Tu devines la suite ? Non ? Eh bien, le père se fait assassiner dans les premières pages par des maffieux locaux qui prétendent au monopole de la soupe chinoise, la gamine fait fortune dans les cinq cents pages suivantes et venge son père dans les trente dernières après avoir pris le contrôle de toutes les multinationales installées à Hong Kong — et ce, sans jamais utiliser d’autre instrument de travail que le boulier de son enfance. Voilà. Du plus pur J.L.B., comme tu vois. Le réalisme libéral mis à la portée de la Chine qui s’éveille.
Malaussène circulait autour de lui-même. Impossible de savoir ce qu’il en pensait. Loussa de Casamance en profita pour prendre un air gourmand :
— Ça t’amuserait de voir comment j’ai traduit les… disons les cinquante premières pages ? Hein ?
Sans pour une fois attendre de réponse, Loussa de Casamance sortit un jeu d’épreuves de son manteau et se jeta à l’eau :
— Sī wàng shì zhē xían de xīn chéng…
Soupir.
— Je me suis vraiment fait chier pour traduire cette première phrase. C’est que Chabotte a commencé par la description de la mort du père, la gorge trouée par un carreau d’arbalète moïe, une de ces petites flèches empoisonnées que les Mois utilisent pour la chasse au tigre, tu vois ? Et pour rendre à la fois l’idée de destin et la tension du tir, Chabotte a écrit : La mort est un processus rectiligne.
Loussa eut deux ou trois hochements de tête hautement dubitatifs.
— La mort est un processus rectiligne… oui… j’ai opté pour une traduction littérale : « Sī wàng shì zhē xían de xīn chéng »… oui… mais un Chinois aurait sans doute utilisé une formule plus contournée… D’un autre côté, c’est vraiment une phrase toute droite, non ? La mort est un processus rectiligne. Sauf qu’il y a de la lenteur dans le mot « processus », une lenteur fatale, le destin quoi, le fait qu’on va tous y passer, même ceux qui courent le plus vite, mais cette lenteur est corrigée par l’adjectif « rectiligne » qui donne sa rapidité à la phrase… lenteur rapide… c’est bien une idée chinoise, ça… Je me demande si j’ai bien fait de traduire littéralement… Qu’est-ce que tu en penses ?
J’en pense, Loussa, j’en pense que si tu m’avais lu cette phrase il y a quelques mois, je ne serais jamais entré dans la peau de J.L.B., que cette foutue balle 22 à forte pénétration aurait été se nicher dans une autre tête, j’en pense, Loussa, j’en pense que si tu m’avais lu cette phrase, le jour, par exemple, où ce géant préhistorique détruisait mon bureau, tu te rappelles ? eh bien, Chabotte serait toujours vivant, Gauthier aussi, Calignac toujours entier, et ma Julie dans mon lit. 0 Loussa, Loussa, pourquoi faut-il que les pires coups nous soient portés par les amis les plus chers ? Pourquoi me lire ça aujourd’hui, précisément ce soir, au moment où j’ai, presque sereinement, décidé de lâcher toutes mes cellules et de plier bagage ? Si tu étais venu me trouver au tout début du début avec tes scrupules de traducteur, qui sont parfaitement honorables, je ne discuterai pas sur ce point, si tu t’étais assis à mon bureau et m’avais demandé : « La mort est un processus rectiligne, petit con, comment traduire ça en chinois, littéralement ou en m’offrant quelques détours ? » et si tu m’avais sorti le titre du bouquin, L’Enfant qui savait compter, le pseudonyme de l’auteur, J.L.B., et le nom de Chabotte caché sous ce pseudonyme, je t’aurais répondu : « Range tes pinceaux, Loussa, remise tes idéogrammes dans les chinois alvéoles de ta cervelle et ne traduis pas ce bouquin. » Piqué au vif, comme on dit dans les livres, tu m’aurais alors demandé : « Et pourquoi, petit con ? » À quoi je t’aurais répondu : « Parce qu’en traduisant ce roman, tu te rendrais complice de l’arnaque littéraire la plus dégueulasse qu’on puisse imaginer. — Ah bon ? » C’est ainsi que tu aurais réagi, en poussant un de tes petits « ah bon ? », ton œil vert s’allumant dans les rides de l’amusement. (T’ai-je déjà dit que tu avais des yeux admirables, vert sur noir, le regard le plus expressif de cette planète multicolore ?) « Ah bon ? » Oui, Loussa, la sale arnaque, bien propre justement, à dimensions mondaines, si tu vois ce que je veux dire, hautement préméditée, bien pensée dans les recoins, scrupules soigneusement époussetés, garanties juridiques à tous les étages, l’arnaque blindée, le coup du siècle, et dans laquelle nous avons tous trempé bien au-dessus de notre col, dans laquelle nous nous sommes mouillés à ne plus jamais nous sécher, noyés en toute innocence, Zabo, Calignac, toi, moi, le Talion…
Calme tu serais resté, calme tu m’aurais emmené chez Amar, calme tu nous aurais assis derrière nos canons de sidi-brahim, et là, au cœur de nous-mêmes, tu m’aurais calmement demandé :
— Foin de circonlocutions, petit con, qu’est-ce que c’est que cette histoire d’arnaque ?
Et je t’aurais répondu la vérité vraie :
— Chabotte n’est pas J.L.B.
— Non ?
— Non.
Ici, tu aurais marqué le silence d’usage, forcément.
— Chabotte n’est pas J.L.B. ?
Tu te serais offert un petit moment de réflexion à voix haute.
— Tu veux dire que Chabotte n’est pas l’auteur de L’Enfant qui savait compter ?
— Tout juste, Loussa, ni celui du Seigneur des monnaies, de Dernier baiser à Wall Street, Pactole, Dollar, La Fille du yen, Avoir…
— Chabotte n’a pas écrit un seul de ces bouquins ?
— Pas une ligne.
— Il a un nègre ?
— Non.
Alors, l’éclosion de la vérité aurait dessiné un paysage tout neuf sur ta bouille, Loussa, comme un soleil qui se lève en terre inconnue.
— Il a fauché tous ces bouquins à quelqu’un ?
— Oui.
— Un mort ?
— Non, tout ce qu’il y a de vivant.
Et je t’aurais finalement entendu poser la question inévitable :
— Tu connais ce type, petit con ?
— Oui.
— Qui est-ce ?
C’est le type qui m’a logé une balle entre les deux yeux, Loussa. Un grand type blond, d’une beauté rare, d’un âge indéfinissable, une sorte de Dorian Gray assez semblable à ces héros de J.L.B. que leur précocité semble conserver en éternelle jeunesse. Ils font leur âge jusqu’à dix ans ; à trente, ils sont au sommet de leur gloire et en paraissent quinze ; à soixante, ils passent pour l’amant de leur fille, et leur beauté d’octogénaires est de celles qui sont toujours prêtes au combat. Un héros de J.L.B., je te dis. Un combattant éternellement jeune, éternellement beau, du réalisme libéral. Voilà à quoi ressemble le type qui m’a assassiné. Non sans raison, le pauvre, puisqu’il était l’auteur des bouquins que je prétendais avoir écrits en me donnant des allures de coq ventripotent. Oui, Loussa, il m’a descendu à la place de Chabotte, Chabotte qui m’avait créé spécialement pour ça. Il a cru que c’était moi qui lui avais fauché son œuvre, il a centré ma tête dans sa lunette de visée, il a appuyé sur la détente. Voilà. J’avais servi.
Quant à savoir, maintenant, pourquoi cette phrase : « La mort est un processus rectiligne » a déterré en moi le pot aux roses, quant à savoir pourquoi j’ai revu instantanément la tête de son auteur quand tu me l’as lue — moi qui la cherchais vainement le jour où le géant émiettait mon bureau —, tu m’excuseras, Loussa, mais ce serait trop long à t’expliquer, trop fatigant.
C’est que, vois-tu, cette fois, je suis bel et bien occupé à mourir. Je sais, dit comme ça, à la première personne du singulier, c’est à n’y pas croire, et pourtant, à y bien réfléchir, c’est toujours à la première personne du singulier qu’on meurt pour de bon. Et c’est assez inacceptable, il faut bien le reconnaître. Les jeunes gens qui partent sans peur en croisades guerrières n’envoient que leur troisième personne sur les champs de bataille. À Berlin ! Nach Paris ! Allah Akhbar ! C’est leur enthousiasme qu’ils envoient mourir à leur place, un tiers bourré d’une barbaque et d’un sang dont ils ignorent qu’ils sont les leurs. Ils meurent dans l’ignorance d’eux-mêmes, leur première personne confisquée par des idées tordues à face de Chabotte.
Je meurs, Loussa, je te le dis en toute simplicité, je meurs. Cette machine sur laquelle tu t’extasiais est tout bonnement une dialyse dernier cri, une nouveauté que j’expérimente, en quelque sorte, qui me tient lieu de reins, mes deux reins que m’a fauchés Berthold. (Un accident de moto, à ce qu’il paraît, un jeune homme et une jeune fille, le dos du garçon a heurté le tranchant du trottoir, ses reins ont explosé. Urgence. Il lui fallait deux reins, Berthold a pris les miens.) Je meurs comme beaucoup d’autres pour être tombé sur un bienfaiteur de l’humanité : Berthold ! Et s’il ne m’avait fauché que mes reins, encore… Loussa, tu n’as pas idée de ce qu’on peut soustraire à un corps au fil des semaines sans que personne s’en aperçoive ! Tes proches continuent à te rendre visite, des proches extralucides, des Thérèse, des Petit, et ils n’y voient que du feu. Ils sont devant un sac qu’on vide sous leurs yeux, mais ce sac continue d’être leur frère. « Benjamin vivra jusqu’à l’âge de quatre-vingt-treize ans… » Au rythme où Berthold me pille, je me demande ce qui restera de moi, à quatre-vingt-treize ans. Un ongle, peut-être ? Alors, Clara, Thérèse, Jérémy et Louna, Verdun et le Petit continueront de visiter l’ongle. Je ne plaisante pas, tu verras ce que je te dis, toi-même Loussa, tu visiteras l’ongle, tu t’obstineras à lui apprendre le chinois, tu lui parleras de ton Isabelle, tu lui feras de belles lectures, parce que tous autant que vous êtes, ma famille et toi, ce n’est plus le frère, désormais, que vous venez voir ici, c’est la fraternité, ce n’est plus l’ami que tu visites (l’ami, péngyou en chinois) c’est l’amitié (yŏuyí), ce n’est plus une personne physique qui vous attire dans cet hôpital, c’est la célébration d’un sentiment ; alors, forcément, la vigilance tombe, on ne se pose plus de questions médicales, on gobe les explications des toubibs (« oui, il nous a fait un petit accident rénal, nous avons dû le placer sous dialyse péritonéale »), et l’ami de s’extasier sur le bel engin : « Mais dis donc, c’est joli, cette nouvelle machine qu’ils t’ont mise là ! » Et les hurlements de mes reins quand Berthold me les a arrachés, c’était joli nom de Dieu ?
Ça y est, Loussa, je m’étais promis de mourir en toute sérénité, ravi d’être éparpillé au profit de mon espèce, et voilà que je m’énerve, mais merde, quoi, tu trouves normal, toi, qu’on me pique mes deux reins pour qu’un connard de fils de famille qui a voulu épater sa copine en faisant vrombir son gros cube puisse continuer à pisser tranquille ? Tu trouves ça juste, moi qui n’ai jamais voulu passer mon permis de conduire, moi qui hais les motards, ces monomaniaques à roulettes, suicidaires tous, et qui menacent la vie de mes petits, tu trouves normal qu’on découpe mes poumons, oui, mes poumons, les prochains sur la liste de Berthold ! pour les greffer à un boursicoteur initié qui s’est collé le roi des cancers à force de griller sèche sur sèche pour mieux entuber son monde ? Moi qui ne fume pas ! Moi qui n’entube que moi-même !… Si au moins on transférait ma queue sur un amant idéal qui aurait perdu la sienne dans une mâchoire trop amoureuse, je ne dis pas, ou la peau de mes fesses pour restaurer un Botticelli, à la rigueur, mais, Loussa, le hasard fait que je suis pillé au profit des pillards… Je suis pillé, Loussa, je suis pillé tout vivant, morceau par morceau, transformé en machines qui se font passer pour moi, qu’on visite à ma place, je meurs, Loussa, parce que chacune de mes cellules a beau avoir quelques milliards d’années d’évolution derrière elle, elle meurt, elle aussi, elle cesse d’y croire et elle meurt, et c’est chaque fois une petite mort singulière, une première personne qui s’éteint, un morceau de poésie qui s’en va…
« Je ne crois pas les femmes qui se taisent. » C’est ce que se disait l’inspecteur Van Thian, assis depuis une bonne heure devant une femme qui se taisait.
— Madame ne parle plus depuis seize ans, monsieur. Madame n’entend plus et ne parle plus depuis seize ans.
— Je ne crois pas les femmes qui se taisent, avait répondu l’inspecteur Van Thian au très discret Antoine, maître d’hôtel de feu le ministre Chabotte.
— Je viens voir Mme Nazaré Quissapaolo Chabotte.
— Madame ne reçoit pas, monsieur, Madame ne parle plus, Madame n’entend plus et ne parle plus depuis seize ans.
— Qui vous dit que je suis venu l’écouter ?
L’inspecteur Van Thian s’était tenu un raisonnement simple. Si ce n’est pas Julie qui a exécuté Chabotte, c’est quelqu’un d’autre. Si c’est quelqu’un d’autre, il faut reprendre l’enquête à zéro. Or le zéro, en matière d’enquête, c’est l’entourage de la victime. L’entourage familial d’abord : le point de départ et la ligne d’arrivée, presque toujours. Quatre-vingts pour cent des crimes de sang sont des cadeaux de famille. Eh oui ! la famille tue quatre fois plus que la pègre, c’est comme ça.
— Qui vous dit que je suis venu lui parler ?
Or, toute la famille vivante de feu le ministre Chabotte se réduisait à une nonagénaire muette, sa mère, Mme Nazaré Quissapaolo Chabotte, que plus personne en effet n’avait vue dans le monde depuis une vingtaine d’années.
— Je suis venu la voir.
Pour la voir, il la voyait ! Elle lui était apparue d’abord comme un gros tas de poussière accumulé depuis des lustres dans le coin d’une chambre monumentale. Pénombre propre, lumière agonisante, et dans ce coin, là-bas, à côté de la fenêtre, ce tas de poussière qui était une femme. Elle se serait éparpillée si Thian avait claqué la porte. Il avait traversé la chambre sur les pointes. De plus près, ce n’était plus un tas de poussière, c’était un amas de couvertures, de celles, les plus élimées, qui protègent les laques subtiles, les meubles de famille. L’impression dominante restait la même : quelque chose qu’on aurait oublié là par temps de déménagement. D’autant que la pièce était vide, quasi. Un lit à baldaquin, une chaise frêle au pied du lit, et ce tas de couvertures, près de la fenêtre.
Thian saisit la chaise — dossier noir feuilleté d’or — et la déposa sans le moindre bruit entre la fenêtre et ce qui restait de Mme Nazaré Quissapaolo Chabotte Thian reçut le regard de la vieille femme comme la confirmation de ses statistiques les plus pessimistes en matière de criminalité familiale. Il y avait suffisamment de haine accumulée dans ces yeux-là pour exterminer la plus prolifique des familles. Un regard à transpercer une parturiente, à griller l’arrière-petit-fils dans l’œuf. Thian sut qu’il ne s’était pas déplacé pour rien. Le regard fossile le quitta brusquement pour croiser le fer avec celui de la petite Verdun. Et Thian qui n’avait jamais rien caché aux yeux de l’enfant, qui chaque matin se rasait nu devant elle, qui la promenait quotidiennement dans la statuaire du Père-Lachaise (doigts de marbre jaillissant des tombes, demi-visages engloutis par le granit…), Thian qui avait exposé l’enfant aux balles d’un tueur, Thian connut son premier scrupule d’éducateur. Il esquissa le geste de se relever, mais il sentit Verdun se raidir contre lui, il l’entendit pousser un cri bref : « Non ! » et se retrouva assis comme s’il n’avait jamais eu l’intention de s’en aller. Tout juste s’il prit le temps de célébrer l’éclosion du langage dans la bouche de l’enfant. « Non… » : le premier mot de Verdun… (Rien d’étonnant à cela au demeurant.) Non ? Bon. Thian s’installa dans la patience. Un bivouac qui pourrait bien durer une éternité. Cela dépendait de ces deux femmes, désormais : la très antique, qui voulait carboniser la toute neuve, et la toute neuve, qui mesurait le privilège d’être orpheline. Une heure.
— Vous avez de la chance, monsieur.
Sur le coup, Thian crut que ces paroles s’étaient prononcées en lui. Quel genre de chance, bon Dieu ? Il s’apprêtait à en débattre avec lui-même.
— Être aimé à ce point…
Ce n’était pas lui qui parlait. C’était le tas de couvertures, en face, là, dans le fauteuil. Une parole craquante sortait du tas de couvertures.
— … mais ça ne durera pas.
Une parole craquante et mauvaise. Les deux yeux étaient de nouveau dans les siens.
— Ça ne dure jamais.
De quoi parlait-elle, cette femme qui ne parlait plus ?
— Je parle de cette petite, là, que vous portez sur votre ventre.
Des lèvres comme le plâtre gercé des tombes.
— C’est ainsi que je portais le mien.
Le sien ? Chabotte ? Elle portait le ministre Chabotte sur le ventre ?
— Jusqu’au jour où je l’ai posé à terre.
Chaque mot rouvrant une fissure.
— Vous les posez à terre, et quand ils reviennent, ils vous mentent !
Chaque fissure s’élargissait en crevasse.
— Il n’y a pas d’exception.
Jusqu’au sang.
— Excusez-moi, j’ai perdu l’habitude de parler.
Une langue de tortue lécha cette goutte de sang.
Elle s’était tue de nouveau. Mais Thian était installé. « Je ne crois pas les femmes qui se taisent. » La phrase n’était pas de Thian. Elle était de Pastor. L’inspecteur Pastor adorait interroger les sourds, les muets, les endormis. « La vérité vient rarement des réponses que tu reçois, Thian, la vérité naît de l’enchaînement logique des questions que tu poses. » Thian éprouvait une sorte de jubilation triste : « Je viens d’améliorer ta méthode, Pastor. Moi, je m’amène, je pose ma chaise devant une vieille peau muette comme un cauchemar, je ferme ma gueule, et la muette parle. »
Elle parla, en effet. Elle lui dit tout ce qu’il y avait à savoir sur la vie du ministre Chabotte, et sur sa mort. Vie et mort d’un mensonge.
Qu’elle eût accouché d’un petit Chabotte à ce point menteur ne l’avait pas troublée d’abord. Elle avait mis cette disposition d’esprit sur le compte d’une hérédité dont elle n’avait pas à rougir. Elle s’appelait Nazaré Quissapaolo, son nom de jeune fille, native d’une terre inventive, le Brésil, et fille de Paolo Pereira Quissapaolo, l’écrivain le plus authentiquement brésilien de cette terre. Les mensonges de son enfant étaient à porter au crédit des qualités les plus honorables de sa race. Petit-fils de conteur, son enfant-Chabotte n’était pas un menteur, il était un conte vivant. C’était ce qu’elle expliquait avec hauteur aux professeurs qui la convoquaient, aux directeurs qui lui rendaient l’enfant, à ceux auprès desquels elle l’inscrivait de nouveau. Au demeurant, l’enfant-Chabotte faisait d’excellentes études. Doué d’une mémoire insatiable, d’une virtuosité synthétique époustouflante, il brûlait les étapes. Il était sa fierté. Si brefs que fussent ses passages dans les établissements qui le renvoyaient, il y décrochait les meilleurs résultats toujours, et quittait la place en laissant les professeurs ébahis. Qu’il allumât la guerre partout où il passait, elle ne s’en préoccupait pas. Un enfant dont le génie incompris se vengeait sur la médiocrité du monde, voilà tout. Elle exulta quand il fut simultanément admis à Normale et à l’X, roi de sa promotion dans les deux cas, elle tempêta quand on le renvoya de l’X trois mois seulement après son intégration. Mais la guerre qui venait d’éclater eut raison de cette accumulation d’injustices. Intime du Maréchal, le jeune homme-Chabotte fut le premier informateur du Général. Directeur de cabinet à Vichy, héros à Londres, il sortit de la guerre en ayant réussi l’impossible : maintenir les institutions de la République sans faillir à l’honneur de la France. La quadrature d’un cercle où s’étaient noyés la plupart de ses détracteurs. Dès quarante-cinq, Chabotte fut de tous les gouvernements. La politique, pourtant, n’était pas sa vocation. Disait-il. Juste un tribut que son intelligence payait au privilège de vivre en démocratie. Disait-il. Sa vocation était ailleurs. Sa vocation plongeait dans les racines de sa mère. « Dans tes racines, maman. » Disait-il. Il était né conteur. Il allait écrire. Mais écrire, disait-il, écrire n’est pas une manière de faire. « Écrire est une manière d’être. » Il disait cela. Et qu’il sentait venu, enfin, le temps d’être. Voilà ce qu’il disait. Elle l’avait cru.
On vous raconte une vie et le jour tombe. Dehors les lumières s’allument, Thian ne voyait plus le visage de la femme, ni même l’éclat de ses yeux. Il n’y avait plus que sa voix. Elle n’était plus un tas de couvertures, elle était une souche laissée là par un fleuve très ancien. Seize années de silence se déversaient en eau lisse, aux profondeurs tumultueuses. Ne pas l’interrompre, pensait Thian, ne pas y mettre le pied, ou je serai emporté.
— Un demi-siècle de mensonge !
Elle reprenait son souffle. Le récit grondait sous elle. Les mots la pressaient.
— Pendant près de cinquante ans, j’ai été la dupe d’un menteur. Moi ! Sous le seul prétexte qu’il était mon fils.
Thian se demanda fugitivement si le silence des seize années suivantes avait été autre chose que l’expression muette d’une énorme surprise.
— Si je n’avais pas été veuve, les choses auraient sans doute tourné autrement.
Mais son mari, Chabotte, le jeune ambassadeur de France au Brésil qui l’avait enlevée à l’affection de son père, avait eu l’idée de mourir quand elle était enceinte. Mort sotte. Une mauvaise grippe.
— Il m’aurait ouvert les yeux s’il avait vécu. La vérité est une affaire d’homme. La vérité est une affaire de menteur. Policiers, avocats, juges, huissiers de justice, métiers d’hommes. Et qu’est-ce qu’un procès gagné, si ce n’est une vérité travestie ? Et un procès perdu, sinon le triomphe du mensonge ?
« Pas de digression, madame, pas de digression », suppliait Thian intérieurement.
Elle serait bien retournée au Brésil, si cette même année — l’année de sa grossesse, l’année de la mort de son mari — ne lui avait aussi coûté la vie de son père.
— Acculé au suicide par une intelligentsia de menteurs. Je vous expliquerai.
Elle avait rompu avec le Brésil. Elle s’était consacrée à l’éducation de son fils-Chabotte. Ici. Et voilà qu’un soir, il y a seize ans de cela, le fils en question faisait irruption dans cette même pièce, avec sa démarche si sautillante, tellement gaie, cette élasticité infatigable, une boule de vie qui avait traversé la moitié d’un siècle en bondissant de diplômes en honneurs, de députations en ministères, comme s’il s’était agi de jouer à chat perché, ni plus ni moins, quelle insouciance ! Quel enfant délicieux il avait su rester ! Il était entré ici, avait saisi la chaise entre deux doigts — la chaise sur laquelle Thian était présentement assis —, l’avait placée devant elle tout comme Thian venait de le faire — c’était l’heure de la soirée où il lui faisait ses confidences, l’heure tant attendue où il lui narrait ses exploits du jour, l’heure où depuis cinquante ans il lui mentait ponctuellement, mais elle ne le savait pas encore. Il s’était donc assis devant elle, un énorme manuscrit posé sur ses genoux, et l’avait regardée sans rien dire, l’œil radieux, attendant qu’elle comprit. Elle-même retenait la joie qui montait en elle. Elle ne souhaitait pas comprendre trop tôt. Elle avait laissé les secondes passer. Comme on prendrait le temps de voir éclore un œuf. N’y tenant plus, elle murmura :
« Tu as écrit un livre ?
— J’ai fait mieux que ça, maman.
— Que peut-on faire de mieux qu’écrire un livre ?
— J’ai inventé un genre ! »
Il avait crié cela : « J’ai inventé un genre ! » Puis il s’était lancé dans une démonstration étourdissante sur l’extraordinaire nouveauté de ce qu’il appelait son réalisme libéral ; il avait été le premier à donner au Commerce son droit de cité dans le royaume du roman, le premier à hisser le commerçant à la dignité de héros fondateur, le premier à magnifier sans faux-fuyants l’épopée commerciale… Elle l’avait interrompu, elle avait dit :
« Lis-moi. »
Il avait ouvert le manuscrit. Il avait lu le titre. Cela s’appelait Dernier baiser à Wall Street. Ce n’était pas un titre d’une distinction folle, mais si elle en croyait la théorie du réalisme libéral, les ambitions de son fils le plaçaient au-delà des préjugés esthétiques. Quand il s’agit de donner à lire à la moitié de la planète, on ne fait pas dans le titre arachnéen.
« Lis-moi. »
Elle tremblait d’impatience.
Elle attendait cet instant depuis ce lointain hiver où un télégramme venu du Brésil apprenait à une jeune veuve enceinte le suicide de son père, Paolo Pereira Quissapaolo.
— Il faut que je vous explique qui était mon père.
(« Non madame, pensait Thian, je vous en prie, au fait ! au fait ! »)
— Il était le fondateur de l’« identitarisme », ça vous dit quelque chose ?
Rien du tout. Ça ne disait rien du tout à l’inspecteur Van Thian.
— Évidemment.
Elle expliqua tout de même. Une histoire prodigieusement confuse. Chamaillerie d’écrivains dans les années 1923–1928 au Brésil.
— Pas un seul écrivain, à l’époque, qui fût authentiquement brésilien, hormis mon père, Paolo Pereira Quissapaolo !
(« Oui, mais c’est votre fils qui m’intéresse, Chabotte, le ministre… »)
— Littérature brésilienne, quelle sinistre plaisanterie ! Romantisme, symbolisme, parnassianisme, décadentisme, impressionnisme, surréalisme, les écrivains de chez nous s’acharnaient à fabriquer un exotique musée Grévin de la littérature française ! Peuple de singes ! Peuple de cire ! Les écrivains brésiliens n’avaient rien en propre qu’ils n’eussent volé ! Et pétrifié !
(« Cha-botte ! Cha-botte ! » scandait intérieurement l’inspecteur Van Thian.)
— Mon père, seul, se dressa contre cette francomanie.
(« La digression… », pensait l’inspecteur Van Thian…)
— Il déclara une guerre totale à cette aliénation culturelle dans laquelle il voyait son pays si furieusement avide de perdre son âme.
(« La digression, c’est le lierre de l’interrogatoire, son inflation, son eczéma, pas moyen de lutter contre… »)
— Et puisqu’il n’y avait alors de vie littéraire sans école, mon père fonda la sienne, l’identitarisme.
(« L’identitarisme… », pensa l’inspecteur Van Thian.)
— École dont il était le seul membre, non reproductible, non transplantable, non transmissible, inimitable !
(« D’accord… »)
— Sa poésie ne disait que lui, et son identité… son identité, c’était le Brésil !
(« Un cinglé, quoi. Un doux dingue. Un poète fou. Bon. »)
— Trois vers résumaient son art poétique, trois vers seulement.
Elle les récita tout de même.
— Era da hera a errar
Cobra cobrando a obra…
Mondemos este mundo !
(« Ce qui veut dire ? »)
— Ère de lierre en errance
Serpent recouvrant toute œuvre…
Émondons ce monde !
(« Ce qui veut dire ? » insista muettement l’inspecteur Van Thian.)
Bref…
La nuit est bien avancée, maintenant. Le froid pince. Paris est un halo. Thian marche, la petite Verdun sur son arme et son arme sur son cœur.
Bref…, résume l’inspecteur Van Thian, ce type, le poète brésilien, grand-père maternel de feu Chabotte, n’a jamais été publié. Pas le moindre mot. Ni de son vivant, ni après sa mort. Il a dépensé sa fortune en productions à compte d’auteur dont il inondait gratuitement tous ceux qui savaient lire dans son pays. Un cinglé. Illisible. La risée de son milieu et de son temps. Même sa fille se marrait. Et voilà qu’elle épouse l’ambassadeur de France à Rio ! Le parti le moins présentable qu’elle puisse lui présenter.
Et c’est l’exil. Et c’est la grossesse. Et c’est le veuvage. Et c’est le remords. Elle veut rentrer au pays. Trop tard. Le poète maudit s’est fait sauter la caisse. Elle accouche d’un fils : Chabotte. Elle relit l’œuvre paternelle : géniale ! Elle trouve ça génial. « Unique. » « L’authenticité a toujours un siècle d’avance. » Elle jure de venger son père. Elle retournera au pays. Oui, mais à cheval sur l’œuvre de son fils !
Vieille histoire…
La route est longue de la rue de la Pompe aux collines de Belleville, mais le temps paraît court quand on vient de passer des heures à écouter s’écouler une vie. Verdun s’est endormie. Thian marche dans les rues de Paris.
Vieille histoire…
La mère Chabotte a toujours pensé que Chabotte son fils se mettrait un jour à écrire. Elle ne l’a jamais influencé, non (« je ne suis pas ce genre de mères… »), mais elle l’a tellement voulu écrivain que, quand il se regardait dans les yeux maternels, le pauvre Chabotte devait y voir un mec en costard d’académicien. Quelque chose comme ça…
Et voilà qu’un soir, le fils Chabotte pénètre une fois de trop dans le mausolée qui sert de chambre à sa vieille maman. Il lui lit les premières lignes de son bouquin, son « œuvre », tant attendue ! et la mère dit :
— Arrête !
Et le fils Chabotte demande :
— Tu n’aimes pas ?
Et la mère dit :
— Va-t’en !
Et le fils ouvre la bouche, mais la mère l’interrompt :
— Ne reviens plus jamais !
Elle précise, en portugais :
— Nunca mais ! Jamais plus !
Et Chabotte s’en va.
C’est qu’elle a immédiatement pigé que le roman n’était pas de lui. Thian qui n’a jamais lu deux livres en dehors de ses manuels scolaires et de ses cours d’école de police (il compte pour du beurre ses lectures à voix haute de J.L.B.) se demande comment ces choses-là sont possibles. Apparemment, elles le sont. « Il a fait pire que tous les ennemis de mon père réunis, monsieur : il a volé une œuvre qui n’était pas la sienne ! Mon fils était un voleur d’identité ! »
Le plus beau, tout de même, c’est la suite.
Thian réchauffe ses mains dans les cheveux de Verdun endormie. Oui, il lui est poussé des cheveux en pagaille, ces temps derniers, à la petite Verdun.
La suite…
Chabotte n’a tenu aucun compte de l’interdiction maternelle. Il continuait de venir s’asseoir devant elle, tous les soirs à la même heure, sur la chaise. Il continuait à lui faire ses confidences quotidiennes. Mais il ne lui mentait plus. Il ne la tutoyait plus non plus. « Le voussoiement me semble plus approprié aux sentiments arctiques que vous m’avez toujours inspirés. » Il rigolait : « Pas mal, non, sentiments arctiques, est-ce assez “écrivain” pour vous, maman, assez identitariste ? » Petites tortures. Mais elle avait choisi son arme : le silence. Seize années de silence ! Chabotte en était devenu aussi cinglé que son poète fou de grand-père. Comme tous les fous, il faisait dans l’aveu total, la vérité absolue : « Vous souvenez-vous de ce jeune directeur de prison que vous trouviez si attachant, si distingué, si authentique, Clarence de Saint-Hiver ? Eh bien, c’est un de ses pensionnaires qui écrit mon œuvre. Condamné à perpétuité. Et prolifique en diable, avec ça ! Une immense fortune en perspective, chère maman. Nous y trouvons tous notre compte, Saint-Hiver, moi et quelques intermédiaires de seconde main. Le prisonnier n’en sait rien, bien entendu, il travaille pour l’amour de l’art, lui, le petit-fils que Paolo Quissapaolo mon grand-père eût mérité que vous lui fissiez… »
Un jour, Chabotte avait fait irruption dans la chambre de sa mère avec un de ces « intermédiaires de seconde main », un certain Benjamin Malaussène, un petit bonhomme à l’estomac pointu, en costume trois pièces, « un faux obèse calamistré comme un représentant en cosmétiques ». Chabotte avait montré sa mère du doigt à ce Malaussène en s’écriant :
— Ma mère ! Mme Nazaré Quissapaolo Chabotte !
Et avait ajouté :
— Elle m’a toujours empêché d’écrire !
Le soir même, à califourchon sur la petite chaise, il avait expliqué à la vieille femme :
— Ce Malaussène va jouer mon rôle sous les projecteurs. Si les choses tournent mal, il sera le seul à payer. C’est que, voyez-vous, Saint-Hiver s’est fait assassiner, le pauvre, mon auteur s’est évadé, la mort rôde, chère maman, est-ce assez palpitant ?
On avait tué Malaussène d’abord. Son fils ensuite. Voilà.
— Et on a bien fait.
Thian n’a posé qu’une seule question. Cinq bonnes minutes après qu’elle eut prononcé son dernier mot.
— Pourquoi m’avoir parlé à moi ?
Il a d’abord cru qu’elle ne lui répondrait pas. Elle n’était même plus une souche au bord d’un fleuve. Elle n’était qu’un rocher dans la nuit noire. Le fleuve avait dû passer par là. Autrefois.
Finalement, il l’entendit murmurer :
— Parce que vous allez tuer l’assassin de mon fils.
— Et puis quoi, encore ?
Le flic à l’enfant marchait dans la nuit.
— « Vous allez tuer l’assassin de mon fils… »
Le flic à l’enfant soliloquait dans la nuit parisienne.
— L’image que les gens se font de la police…
Tueur à gages, quoi… Cette vieille toupie rendue folle par les mots du père et du fils prenait Thian pour un Saint-Esprit à gages.
— Vous allez tuer l’assassin de mon fils…
C’est pas l’envie qui manque, notez… Ce type a collé une balle dans la tête de Benjamin… je me le ferais volontiers… mais la vengeance est un plat interdit au fonctionnaire de police, chère madame… Ne pas y goûter… jamais… ne pas même y songer… sans quoi il n’y aurait plus de justice, chère madame… À chacun son truc, vous c’est l’honneur des Lettres, moi c’est l’éthique de la matraque… On fait avec ce qu’on a…
Le flic à deux têtes parlait tout seul dans la nuit. À moins qu’il ne s’adressât à cette deuxième tête, justement, qui nichait au creux de son épaule, tout endormie.
— Alors il paraît que si je te pose à terre les carottes sont cuites ?… Tu me quitterais, dis ?… Tu crois que c’est vrai, ça ?… Tu m’abandonnerais ? Toi aussi ?
Les mots, comme les armes, partent parfois tout seuls. Le flic à l’enfant prit ceux-là dans l’estomac. Tout à fait inattendu. Il jouait avec et le coup était parti. Il s’arrêta pile. Il vit très nettement la petite fille cavaler sur le trottoir, devant lui. Souffle coupé. Visions proliférantes. La grande Janine sur son lit de mort. Gervaise, la fille de Janine, quasi la sienne, dans son habit de novice, le plaquant pour le bon Dieu : « Tu préférerais que je fasse pute, Thianou, comme maman ? » Et pourquoi non ? Non ! Voilà pourquoi. « Dieu est une maladie révélée, Thianou, incurable. » Disparition de Gervaise en Dieu. Plus de Pastor non plus, la dernière affection du vieux flic. Raide amoureux de la mère Malaussène. « Une femme silencieuse, Thian, une apparition… » Pastor à Venise, cuisinant amoureusement le silence de cette apparition-là.
Et Thian ici.
Sur ce trottoir.
— Cette vieille cinglée m’a foutu le bourdon.
Changement d’itinéraire.
— Tu sais quoi ? On va passer par la Maison. On va faire notre rapport au patron. Il y a des choses qu’il ne faut pas garder trop longtemps sur la patate. D’accord ?
Nouveau départ. Nouvelles images. La tête de Coudrier quand il va découvrir le rôle de Malaussène dans cette affaire ! Incroyable, quand on y pense… Coudrier convoque Benjamin, il l’envoie planter ses choux le plus loin possible de l’affaire Saint-Hiver, et l’autre se trouve précipité en plein dans le chaudron.
Malaussène…
Le boomerang du divisionnaire Coudrier…
Benjamin…
— Encore heureux qu’il soit dans le cirage, ton grand frère, si tu veux mon avis…
Inouï !
— Parce que s’il savait le rôle qu’on lui a refilé dans cette merde, il nous ferait une maladie bien pire…
Curieux, tout de même, la réputation du coma dépassé… même chez les esprits les plus ouverts… le confort, quoi, le confort moral au moins… le bon côté de la conscience… côté rêve… détachement… pied volant au noir velours de l’oubli… ce genre d’images… sous prétexte que la cervelle s’est tue… préjugés… cérébrocentrisme… comme si les soixante mille milliards de cellules restantes comptaient pour du beurre… soixante mille milliards de petites usines moléculaires, oui… constituées en un seul corps… super Babel… Babel superbe… et on voudrait que cela meure en se taisant… d’un seul coup d’un seul… mais cela meurt lentement, soixante mille milliards de cellules… un sablier qui vous laisse le temps de dresser le bilan du monde… avant de devenir un tas de cellules mortes… de cellules mortes en tas, comme une vieille oubliée au coin d’une fenêtre… c’est l’image qui flottait dans la nuit de Benjamin, à présent, cette terrible vieille, avec ce terrible regard, vissé à son sommet… Mais Benjamin revoyait la prison de Saint-Hiver, aussi, et plus particulièrement une cellule dans cette si jolie prison, une cellule haute de plafond, profonde comme le savoir d’un moine, toute capitonnée de livres… oh ! rien de glorieux dans cette bibliothèque-là, que de l’utilitaire : dictionnaires, encyclopédies, collection complète des « Que sais-je ? », du National Geographie, Larousse, Britannica, Bottin mondain Robert, Littré, Alpha, Quid, pas un seul roman, pas un seul journal, manuels élémentaires d’économie, de sociologie, d’éthologie, de biologie, histoire des religions, des sciences et techniques, pas un seul rêve, rien que le matériau du rêve… et, tout au fond de ce puits de science, le rêveur en personne, jeune et sans âge, beauté préservée, le sourire hésitant sous l’objectif de Clara-photographe, pressé de se remettre à son travail, de plonger à nouveau dans ses feuilles, de s’abandonner à cette petite écriture appliquée, si rassurante, tellement serrée, comme s’il s’agissait moins de remplir ces pages que de les couvrir de mots (recto verso, pas de marges, ratures tirées à la règle)… et la voix de Saint-Hiver resté dans l’entrebâillement de la porte : « Clara, allons, laisse donc Alexandre travailler »… et les derniers clichés de Clara pour la corbeille à papiers de l’écrivain, débordant de feuilles non froissées… et sur un des agrandissements de Clara, la phrase tant cherchée, si fuyante : « La mort est un processus rectiligne »… toute seule parmi les phrases concurrentes, soigneusement rayées, la phrase élue : « La mort est un processus rectiligne »… pendue dans le labo photo de Clara.
Alors, Alexandre, c’était de toi cette fameuse phrase ?
Et on te l’a fauchée ?
Et toutes les autres aussi ?
Et on m’a déguisé avec ?
Et tu m’as effacé d’une balle bien droite, tirée à la règle ?
C’est ça ?
C’était cela, déposé en Benjamin par la marée des souvenirs… Première visite à la prison modèle de Champrond, premier regard de Clara et de Carence… « je ne veux pas que Clara se marie »… Clarence à table, parlant de ses taulards : « j’essaie juste de les rendre supportables à eux-mêmes, et cela, au moins, je pense le réussir »… Clarence… la mèche blanche de Clarence… si convaincante… tu as tué Clarence, Alexandre ?… c’était toi, le massacre de Saint-Hiver ?… et Chabotte… et Gauthier… et blessé Calignac… parce qu’ils t’avaient piqué ta prose… je comprends ça… « ils tuent, disait Saint-Hiver, ils tuent non pas, comme la plupart des criminels, pour se détruire eux-mêmes, mais au contraire pour prouver leur existence, un peu comme on abattrait un mur »… ouais… ou comme on écrirait un livre… « la plupart d’entre eux sont dotés de ce qu’il est convenu d’appeler un tempérament créatif »… « ce qu’il est convenu d’appeler un tempérament créatif »… alors, forcément, si on leur vole un mot… une ligne… une œuvre… qu’aurait fait Dostoïevski s’il avait trouvé L’Idiot sous une couverture de Tourgueniev ?… Flaubert si sa copine Collet lui avait fauché Emma ?… ils étaient de taille à massacrer leur monde ceux-là… ils écrivaient comme des assassins…
Ainsi filaient les cellules de Benjamin… petites opinions contestables s’effritant à ne plus être contestées… images en poudre… avec de brusques arrêts… quelque chose qui ne passe pas… comme un caillot de conscience… cette phrase de Clara par exemple : « J’ai lait une cachotterie à Clarence… — Une cachotterie, ma Clarinette ?… — Mon premier secret… j’ai prêté un roman à Alexandre… — Alexandre ?… — Tu sais, celui qui écrit tout le temps… je lui ai apporté un roman de J.L.B… » Quoi ?… quoi ?… QUOI ?… Clara ?… c’est par la faute de Clara que tout est arrivé ?… cette balle dans ma tête… cette avalanche de morts ?… nom de Dieu de nom de Dieu… et la voix de Clarence encore : « La seule manifestation du monde extérieur qu’ils tolèrent, c’est la présence de Clara dans nos murs… » Clara dans nos murs… Clara déposant en toute ingénuité un roman de J.L.B. sous les yeux du vrai J.L.B… « Tu crois que j’ai eu tort, Benjamin ?… » Les loups sont ingénus… ce n’est pas la faim, ce n’est pas la ruse, ce n’est pas le meurtre qui introduisent les loups au cœur le plus tendre des bergeries, c’est leur ingénuité… Clara dans la bergerie…
Ainsi filaient les cellules de Benjamin Malaussène… par à-coups… un tel choc, ici, que la ligne encéphalographique elle-même s’offrit un éclair sur l’écran livide… mais un éclair sous les yeux de personne ne sera jamais un éclair pour personne… et la mort reprend son droit fil… pitié pour les écrivains, disent les cellules de Benjamin dans leur murmure de sable… pitié pour les écrivains… ne leur tendez pas de miroir… ne les changez pas en image… ne leur donnez pas de nom… ça les rend fous…
— Krämer.
— Krämer ?
— Krämer. Il s’appelle Alexandre Krämer.
Silence de l’inspecteur Van Thian. Chuchotements du divisionnaire Coudrier. Ne pas réveiller Verdun. Ne pas rouvrir ces yeux-là.
— Il n’y a pas que les vieilles muettes qui se mettent à parler, Thian, les doigts coupés aussi.
— Il restait suffisamment de peau pour reconstituer ses empreintes ?
— Affirmatif.
— Et d’où vient-il, ce Krämer ?
— Vos camarades vont vous le dire.
Le divisionnaire Coudrier passe la parole aux trois autres inspecteurs présents. Trois arrestations de Krämer, trois dossiers, trois flics. Le premier, un vieux collègue à bouffarde, prend la parole, un œil prudent sur le sommeil de Verdun.
— Rien du tout, la première fois, Thian. Une petite arnaque au poil de cul. Krämer s’était barré de chez lui. Il avait dix-huit ans. Il s’était inscrit ici, au cours Blanchet, un cours d’art dramatique, le genre d’études pour les gosses qui ne veulent pas faire d’études, tu vois ? Bon. Mauvais comédien, d’après ses profs… jolie gueule mais pas de présence. Seulement, il s’accroche. Il veut faire ses preuves et les apporter toutes fumantes à Blanchet, le dirlo du cours. Il profite du mois de juillet que Blanchet et sa famille passent ailleurs, il s’introduit dans leur appartement, passe une annonce dans Le Particulier, et vend l’apparte à un dentiste, comme je te le dis, Thian, vente dûment enregistrée, le notaire n’a vu que du feu à la falsification des titres de propriété. Quand le dirlo revient, il trouve le dentiste installé dans ses murs. Sa gueule, tu imagines… Et Krämer de se pointer comme une fleur : « Alors, monsieur le directeur, mauvais comédien, vraiment ? » Moi, je trouvais ça plutôt marrant, j’ai essayé d’écraser le coup, le dentiste a retiré sa plainte, mais le dirlo était une peau de salaud, il a maintenu la sienne. Le notaire aussi. Total : six mois ferme pour le petit Krämer, majeur depuis un mois au moment des faits.
— Et la famille ?
— Des négociants en vin de Bernheim, en Alsace, qui trafiquent honnêtement leur sylvaner au gros plant nantais. Ils ont déshérité Krämer au profit de leurs deux aînés. Sauf la part réservatrice, bien sûr, qu’ils lui ont donnée sous la forme d’une bicoque en ruine. De braves gens…
— Ton opinion, sur Krämer ?
— Attachant. Franchement, à l’époque, un gosse attachant. Dieu sait si j’en ai vu passer depuis, mais tu vois, je m’en souviens encore, c’est dire ! Un gosse un peu timide qui parlait comme un livre, subjonctifs et tout… Il m’a dit qu’il ne s’était senti lui-même pour la première fois de sa vie qu’au moment de l’arnaque.
— Autant dire qu’il était prêt à y replonger dès sa sortie de cabane.
— Oui et non, parce qu’il y avait Caroline.
— Caroline ?
— Une petite copine qu’il s’était faite à son cours d’art dramatique et qui est venue le pêcher le jour de sa libération. Une gamine à bonne influence, tu vois. Il l’a présentée à sa famille, il l’a épousée, ils ont même retapé le cabanon en ruine.
Ce qui n’empêche que le jeune Krämer avait ça dans le sang, l’arnaque, le grand vertige du dédoublement. Une passion qui faisait toute l’épaisseur du deuxième dossier. Arnaque à l’assurance-vie, contrôle fiscal bidon, arnaque à l’expertise pinardière, nouvelles ventes frauduleuses de biens immobiliers… cinq ans ferme, cette fois-ci. Quand le président lui a demandé de justifier ses actes, « difficilement explicables pour un enfant qui n’a manqué de rien », Krämer a répondu, très poli :
« Précisément, monsieur le Président, c’est une affaire d’éducation, je suis d’un milieu irréprochable, on ne peut donc pas me reprocher d’en appliquer l’enseignement. »
Silence.
Il y a une douceur étrange à entendre les cinq policiers débattre du cas lointain d’Alexandre Krämer, au milieu de cette nuit, la voix tamisée par le souci de ne pas réveiller le bébé endormi sur le ventre du collègue vietnamien. La vie passerait presque pour un murmure…
Seulement, il y a le troisième dossier. Dossier ventru. L’éternel parpaing que les récidivistes finissent tous par s’attacher au cou pour noyer leur vie.
— En sortant de prison, Krämer est rentré directement chez lui où il a tué sa Caroline et ses deux frères : Bernard et Wolfgang Krämer.
— Ses deux frères ?
— Des jumeaux. Elle avait refait sa vie avec la paire. Krämer les a descendus tous les trois, a mis le feu à la maison et s’est constitué prisonnier. Ça lui a pris le temps d’un aller-retour.
Voilà.
Le souffle nocturne de la ville sous ces hommes qui chuchotent…
Voilà.
— Et c’est en taule qu’il a été remarqué par Saint-Hiver ?
Oui. Krämer s’était mis à écrire. Des biographies imaginaires de surdoués de la finance. Transféré à la prison de Champrond, il y a passé quinze années modèles. Jusqu’à l’assassinat de Saint-Hiver.
— Pourquoi n’a-t-il pas fait un scandale quand il s’est aperçu qu’on lui fauchait ses bouquins ? Au lieu de buter Saint-Hiver…
Quelqu’un a posé cette question.
À quoi tout le monde réfléchit.
Réponse de l’inspecteur Van Thian :
— Auprès de qui, ce scandale ?
Développement :
— Mettez-vous à la place de ce type… Premier séjour en cabane, ses parents lui piquent son héritage… Deuxième séjour, ses frères lui fauchent sa femme… Troisième séjour, c’est la totalité de son travail littéraire qui y passe. Un travail de quinze ans ! Volé par son bienfaiteur… À qui un type comme ça peut-il se plaindre, d’après vous ? Sur qui peut-il miser, au juste ?
Silence.
— Un type comme ça ne pense plus qu’à flinguer tout ce qui bouge. La vengeance… C’est d’ailleurs pour ça qu’il purgeait sa perpète, non ?
— À propos de flinguer, mon cher Thian, ce Krämer a un point commun avec vous…
Le commissaire divisionnaire Coudrier fronçant le sourcil, feuilletant le troisième dossier…
— Excellent tireur, comme vous. Son beau-père, le père de Caroline, était armurier, rue Réaumur. Il voulait présenter Krämer aux championnats de France. Attendez, j’ai lu quelque chose d’intéressant à ce propos…
Mais renonçant à trouver la bonne page dans le fatras des expertises psychiatriques…
— Bref, un des psychiatres qui s’est penché sur Krämer a émis une théorie curieuse sur les tireurs d’élite… comme quoi les meilleurs d’entre eux opéreraient une sorte de dédoublement, au moment du tir, ils seraient à la fois le tireur et la cible, ici et là-bas, d’où leur extrême précision, que ne peut expliquer la seule acuité du regard… Qu’en pensez-vous, Thian ?
(« C’est la même chose pour les mauvais tireurs, pense l’inspecteur Van Thian, sauf qu’eux, ils se ratent. »)
— Il y a de ça.
La conclusion appartient au divisionnaire :
— Dès lors, vous savez qui vous avez en face de vous, messieurs, un tireur de la qualité de Thian, mais qui a pris l’habitude de tuer, sept assassinats en tout, si on compte le codétenu qu’il a égorgé avant de s’évader.
Fin de la réunion.
Tout le monde se lève, l’inspecteur Van Thian en maintenant contre sa poitrine la tête de l’enfant endormie.
— Thian, vous êtes arrivé après la nouvelle, mais tout porte à croire que nous avons un huitième cadavre sur les bras.
— Julie Corrençon ?
— Non, la directrice du Talion.
— La reine Zabo ?
— Comme vous dites, la reine Zabo. Disparue depuis trois jours.
— Trois jours et trois nuits, petit con.
(…)
— Je ne t’en ai pas parlé plus tôt pour ne pas t’inquiéter…
(…)
— Avec ces machines qui te poussent partout, tu dois avoir suffisamment de soucis comme ça.
(…)
— Mais ce soir, je craque. Insomnie complète. Excuse-moi.
(…)
— Ta Julie a encore frappé.
(Búshi Julie, Loussa ! Ce n’est pas Julie, Loussa !)
— Elle a enlevé mon Isabelle.
(Búshi Julie, bon Dieu !)
— Mercredi, Isabelle me convoque dans son bureau, et, entre deux questions d’ordre professionnel, elle m’annonce que les flics se trompent pour ce qui est de ta Julie.
(Tā shuō de duì ! Elle a raison !)
— Qu’elle l’a eue au téléphone et qu’elle a pris rendez-vous avec elle.
(Năr ? Wèishénme ? Où ? Pourquoi ?)
— Elle n’a voulu me dire ni où ni pourquoi.
(Māde ! Merde !)
— Elle n’a pas voulu non plus que je l’accompagne.
(…)
— En fait, elle était excitée comme une puce. Elle m’a juré ses grands dieux qu’elle ne courait aucun risque, si ce n’est celui d’être suivie par les deux inspecteurs chargés de sa protection. « Mais je les sèmerai, Loussa, tu me connais ! » Elle pétillait de l’œil, comme si les temps de la clandestinité étaient revenus.
(Hòulái ! Ensuite !)
— Est-ce que je t’ai déjà dit qu’elle a été formidable pendant la Résistance ?
(Hòulái ! Hòulái !)
— Moulins clandestins, imprimeries clandestines, réseaux de distribution clandestins, librairies clandestines, romans, journaux, elle a imprimé tout ce que les frisés interdisaient.
(…)
— Le 25 août 44, le soir même de la libération de Paris, le Grand Charles en personne lui a dit : « Madame, vous êtes l’honneur de l’Edition française »…
(…)
— Et tu sais ce qu’elle lui a répondu ?
(…)
— Elle lui a répondu : « Qu’est-ce que vous lisez, en ce moment ? »
(…)
— …
(…)
— …
(…)
— Je vais te dire une bonne chose : Isabelle… Isabelle, c’est l’air du temps changé en livres… transmutation magique… la pierre philosophale…
(…)
— C’est ça, un éditeur, petit con, un vrai ! Isabelle c’est l’Éditeur.
(…)
— …
(…)
— Alors, forcément, je ne voudrais pas que ta Julie me l’esquinte.
(BÚSHI JULIE, PUTAIN DE MERDE ! Sur quel ton il faut te le dire, Loussa ! C’est pas Julie ! C’est un grand type blond qui était prisonnier chez Saint-Hiver, c’est le vrai J.L.B., KĔKÀODE J.L.B., BORDEL DE DIEU ! Un fou de la plume qui noircissait ses pages sans laisser la moindre marge, un tueur dément qui fait porter le chapeau à Julie ! Qu’est-ce que tu attends pour prévenir les flics au lieu de rester ici à commémorer ? La police, Loussa : Jĭngchájú ! JĬNGCHÁJÚ ! LA POLICE !)