IV JULIE

COUDRIER : Dites-moi, Thian, jusqu’où peut aller une femme quand elle a décidé de venger l’homme qu’elle aime ?

VAN THIAN : …

COUDRIER : …

VAN THIAN : Au moins, oui.

19

La nature avait attribué à Julie le rôle de la belle femme. Le beau bébé d’abord, l’enfant radieuse ensuite, l’adolescente unique, et la belle femme. Cela créait un vide autour d’elle : le recul de l’admiration. Dès qu’ils la voyaient, ils prenaient leurs distances, tous autant qu’ils étaient. Mais une distance rendue élastique par le désir de s’approcher, de flairer l’odeur de ce corps, de pénétrer le halo de cette chaleur, de la toucher enfin. Ils étaient attirés et maintenus à distance. Julie connaissait cela depuis toujours, cette sensation de vivre au cœur d’un espace dangereusement élastique, perpétuellement tendu. Ils avaient été peu nombreux à oser pénétrer dans ce cercle. Elle n’était pas une femme altière, pourtant. Elle avait seulement acquis très tôt le regard des très beaux : un regard sans préférence.

— Il n’y a que deux races, ici-bas, disait le gouverneur colonial Corrençon, père de Julie. Il y a les très beaux et les très laids. Quant à la peau et à ses histoires de couleurs, ce sont des caprices de la géographie, rien de plus.

C’était un des thèmes favoris du gouverneur Corrençon, les très beaux et les très laids… « Et puis, il y a nous autres », ajoutait-il en se désignant comme s’il était à lui seul l’étalon esthétique d’une humanité ordinaire.

— Personne n’ose regarder les très laids, de peur de les blesser, et les très laids meurent de solitude, pour cause de délicatesse universelle.

L’enfance de Julie se résumait à ceci : elle avait écouté parler le gouverneur son père. Elle ne pouvait concevoir de jeu plus palpitant.

— Quant aux très beaux, tout le monde les regarde, mais ils n’osent regarder personne, de peur qu’on ne leur saute dessus. Et les très beaux meurent de solitude, pour cause d’admiration universelle.

Il mimait tout ce qu’il disait. Il en rajoutait dans le pathétique. Elle riait.

— Je vais te faire greffer un nez en patate, ma fille, et des oreilles en chou-fleur, tu ressembleras à un potager ordinaire, tu produiras de paisibles petits légumes que je ferai sauter… sur mes genoux.

* * *

Au Palais Omnisports de Bercy, l’espace s’était, là aussi, creusé autour de Julie. Dieu sait que la foule était compacte, pourtant. Mais ils avaient pris leur distance comme si elle avait surgi de la terre au milieu d’eux. Ils avaient un œil braqué sur la scène et l’autre sur elle. Fascinés par l’écrivain qui répondait aux questions dans l’époustouflante auréole de ses traducteurs, et fascinés par cette femme qui semblait sortie toute vive d’un de ses bouquins. Comme quoi la littérature n’est pas que mensonge. Du coup, certains d’entre eux s’étaient imaginés rencontrant cette femme très haut, entre deux continents, dans un de ces avions qui tricotent les fortunes. La réalité venait confirmer leur émoi de lecteur : la beauté existe et tout est possible.

Et voilà que dans l’enthousiasme du Palais Omnisports, éclaboussés par la lumière de la scène, subjugués par l’à-propos de l’écrivain — réponses fulgurantes, tranquillité des forts —, ils se trouvaient plus beaux eux-mêmes, plus volontaires. Ils regardaient plus franchement la belle femme. Ils ne la jugeaient plus inaccessible. Enfin, moins. Le cercle ne se resserrait pas pour autant. Elle était toujours debout, là, au centre, seule. Elle regardait la scène comme eux. Ils lui lançaient des sourires complices : quel type, hein, ce J.L.B. !

Et Clara vint se blottir dans les bras de Julie.

— Tu es là ?

Le cercle vide, autour de Julie, servait au moins à cela : les amis la repéraient plus facilement dans les foules.

— Je suis là, Clara.

Il y avait dans l’étreinte de Clara un mélange d’excitation et de chagrin. Clara était tout entière dans cette farce incroyable, tout entière dans sa grossesse et tout entière encore dans la mort de Saint-Hiver. « Famille de cinglés », se dit Julie en enroulant son bras autour de la petite. Et elle sourit. Là-bas, sur la scène, Benjamin cherchait une réponse à l’épineuse question de la « volonté ».

Question : Le thème de la volonté revient constamment dans votre œuvre, pourriez-vous nous donner votre définition de la volonté ?

Julie souriait : « On dirait que ça te pose des problèmes, la volonté, Benjamin. »

* * *

Elle n’était pourtant pas d’humeur à sourire. Il se jouait là quelque chose de dangereux, elle le savait. Elle connaissait Laure Kneppel, la journaliste qui avait signé l’interview de J.L.B. dans Playboy. Une free-lance des mondanités artistiques, mais ancienne correspondante de guerre qui avait décroché en plein Liban. « Les voitures piégées, les lambeaux de chair suspendus aux balcons, les enfants tués et les enfants tueurs… trop c’est trop, Julie, maintenant je fais dans le bronzage et l’académicien. »

Réfugiée depuis toutes ces semaines dans son Vercors natal, Julie n’avait pas eu entre les mains le numéro de Playboy. Mais le copyright avait fait des métastases dans toute la presse, et Julie avait lu de larges extraits de l’interview J.L.B. dans Le Dauphiné libéré. Elle y avait senti comme un appel de Benjamin. Elle n’était guère superstitieuse, mais il lui avait semblé qu’en le débusquant ici, dans sa cachette la plus secrète, Benjamin lui faisait un signe. Julie avait décidé de rentrer à Paris. Rien de particulier dans l’interview, pourtant. C’était un modèle du genre, un enchaînement mécanique de questions et de réponses parfaitement idiotes qui donnait un papier parfaitement idiot.

Julie avait fermé la vieille ferme des Rochas.

La cour était envahie de roses trémières malausséniennes que Julie n’avait pas coupées.

Julie avait roulé toute la nuit. Toute la nuit, Julie s’était dit : « Non, Benjamin n’a pas pu donner une interview aussi lisse. » « Et pourquoi non ? il est capable de tout en matière d’humour — y compris de n’en avoir aucun, histoire de se faire vraiment rire. »

Dès son premier coup d’œil sur les murs de Paris, Julie avait mesuré l’ampleur de la campagne J.L.B. Benjamin partout. La seule chose qu’elle reconnut de lui, dans ce visage dévoyé, c’était la facture même des photos : l’œil amoureux de Clara.

Julie avait eu de la peine à entrer chez elle. L’amour coinçait sous sa porte. Une quarantaine de lettres de Benjamin en deux mois d’absence. Encore l’invasion des roses trémières… Benjamin lui disait par écrit ce qu’il lui disait par oral, quelques formules en plus, quelques images amusantes, des effets de style pour camoufler des afflux de cœur. Ce type était retors comme pas deux. Il lui racontait tout J.L.B. Les séances d’essayage chez Chabotte, la cure de couscous, Jérémy, la réprobation muette de Thérèse, tout.

Mais pas un mot sur l’interview.

Elle en déduisit qu’il lui cachait quelque chose.

L’instinct commanda à Julie de ne pas aller chez Benjamin. Ils se retrouveraient au lit et elle n’en sortirait pas lucide.

Elle décida de cuisiner Laure Kneppel. Elle la trouva rue de Verneuil, à la Maison des Écrivains, occupée à recueillir les derniers mots d’un poète subclaquant auquel le ministre de la Culture venait d’épingler in extremis les Palmes Académiques. — « Ce qu’on vous colle aux pieds pour faire vos dernières brasses dans le monde des Belles-Lettres », ironisa Laure, au café du coin. « Mais qu’est-ce qui me vaut l’honneur de ta visite, ma grande ? »

Julie le lui dit. Laure changea de couleur.

— Ne mets pas ton nez dans cette affaire J.L.B., Julie, ça sent la poudre. Moi qui me croyais peinarde avec les artistes…

Et de lui expliquer comment, au beau milieu d’une partie de ping-pong parfaitement convenue (questions et réponses lui avaient été fournies par un certain Gauthier, secrétaire de J.L.B.), voilà le J.L.B. en question qui déraille et lui sort une tirade incendiaire à la gloire de la prime enfance, du tiers monde et du quatrième âge. Laure avait essayé de le remettre sur les rails, mais il n’y avait rien eu à faire.

— Il avait disjoncté, Julie. Une crise de mauvaise conscience, comme un soldat malade, tu vois ?

Julie voyait.

En sortant du Crillon, Laure s’était dit qu’après tout, tant mieux, elle tenait un joli moment de vérité. Ce n’était pas si fréquent dans la profession. Et puisque le bonhomme y tenait tant, elle publierait la vérité du bonhomme. Seulement voilà…

— Voilà quoi ?

Laure s’était fait accoster par trois types qui avaient exigé d’écouter la bande, et de lire ses notes.

— À quoi ressemblaient-ils ?

— Un énorme à l’accent russe, un grand maigre et un petit Arabe nerveux.

Laure les avait d’abord envoyés paître, mais l’énorme avait la voix douce, persuasive.

— Ils savaient tout de moi, Julie, jusqu’à l’adresse de ma mère, mon tour de poitrine, le numéro de ma carte bleue…

Le grand maigre lui avait donné un tout petit coup de matraque à la base du dos. Sur une des dernières vertèbres. Elle avait eu la sensation d’être électrocutée. Elle avait publié l’interview telle qu’elle était prévue.

— J.L.B. vous en sera reconnaissant, mademoiselle.

En effet, à la sortie du papier, Laure avait reçu une gerbe de fleurs monumentale.

— Tellement encombrante que j’ai même pas pu la foutre dans la poubelle de l’immeuble.

* * *

Julie, donc, souriait. Bien qu’il n’y eût pas matière à sourire. Le bras autour de Clara, Julie souriait. « Famille de cinglés… »

Benjamin la vit.

Et s’illumina. Aussi nettement que si Julie avait appuyé sur un commutateur.

Elle vit Benjamin s’allumer. Elle le vit ouvrir les bras. Enlevée par une vague d’émotion, elle eut encore le temps de se dire : « Bon Dieu, pourvu qu’il ne me fasse pas une déclaration d’amour publique ! »

Puis elle vit la tête de Benjamin exploser, le corps de Benjamin arraché à la tribune par la violence de l’impact et précipité sur les traducteurs les plus proches qui s’effondrèrent avec lui.

20

Et la belle femme s’était entièrement vidée. De tout ce que ses admirateurs avaient vu ce soir-là : l’assassinat de J.L.B., le fragment de stupeur, la panique qui avait suivi, la jeune femme enceinte qui s’était arrachée aux bras de la belle femme pour se précipiter en hurlant sur la scène, les traducteurs ensanglantés qui se relevaient, le corps qu’on emportait en hâte vers l’obscurité des coulisses, le petit garçon aux lunettes rouges qui s’accrochait au corps, et l’autre garçon (quel âge pouvait-il avoir ? treize, quatorze ans ?) tourné vers la salle en hurlant : « Qui a fait ça ? », de tout ce qu’ils avaient vu, l’image qui leur resterait, alors qu’eux-mêmes se ruaient vers les sorties (on s’attendait à d’autres coups de feu, l’explosion de grenades, un attentat peut-être), ce serait cette vision fugitive de la belle femme, debout, seule, immobile dans la panique générale, et occupée à se vider entièrement, vomissant sans bouger des geysers qui éclaboussaient la foule, se répandant en cascades bouillonnantes, ses jambes admirables souillées de coulées brunes, une image qu’ils tenteraient vainement d’effacer, dont ils ne parleraient jamais à personne, alors que l’événement lui-même, ils le savaient confusément tout en jouant des coudes et des genoux vers la sortie, constituerait un fameux sujet de conversation : l’écrivain J.L.B. s’était fait descendre devant eux… J’étais là, oui, mon vieux ! Il a sauté en l’air ! Je n’aurais jamais pensé qu’une balle puisse faire sauter un type en l’air… Ses pieds ont décollé du sol, très nettement !

* * *

Il y a celles qui se ruent sur le corps, il y a celles qui s’évanouissent, il y a celles qui se cachent, celles qui cherchent à sortir à temps de la voiture pour ne pas mourir aussi… Moi, pensait Julie, je suis de celles qui se vident sans bouger. C’était une pensée sauvage, étrangement gaie, meurtrière. Ceux qui la heurtaient dans leur fuite en savaient quelque chose. Elle leur vomissait délibérément dessus. Elle ne se retenait pas. Et elle savait qu’elle ne retiendrait plus rien. Elle se vidait comme un volcan. Elle vomissait comme un dragon. Elle était en deuil ; elle était entrée en guerre.

Elle ne monta pas sur la scène. Elle ne suivit pas en coulisse le corps de Benjamin. Elle sortit avec les autres. Mais calmement. Elle fut une des dernières à quitter le Palais Omnisports. Elle ne reprit pas sa voiture. Elle plongea dans le métro. Le vide se fit autour d’elle. Comme d’habitude. Mais pas exactement pour les raisons habituelles. Elle en éprouva une joie sombre.

* * *

Arrivée chez elle, elle coupa l’électricité, débrancha le téléphone, s’assit en tailleur au beau milieu de l’appartement, laissa aller ses bras, mains retournées sur le sol, et demeura immobile. Elle ne s’était pas dévêtue, elle ne s’était pas lavée, elle laissait tout cela sécher sur elle, se craqueler, cela durerait le temps nécessaire, jusqu’à tomber en poudre s’il le fallait. Le temps de comprendre. Oui ? Pourquoi ? Elle pensait. Ce n’était pas facile. Il fallait retenir les vagues de chagrin, les assauts de la mémoire, les réminiscences. Benjamin, par exemple, se réveillant dans ses bras, après le meurtre de Saint-Hiver, en pleine nuit, hurlant que c’était une « trahison », le mot l’avait surprise, exclamation enfantine de bande dessinée ; « trahison ! », qu’est-ce qui est une trahison, Benjamin ? et il lui avait expliqué longuement ce qu’il y a d’effroyable dans le crime : « C’est la trahison de l’espèce. Il ne doit rien y avoir de plus épouvantable que la solitude de la victime à ce moment-là… Ce n’est pas tellement qu’on meurt, Julie, mais c’est d’être tué par ce qui est aussi mortel que nous… Comme un poisson qui se noierait… tu vois ? » Tout cela pendant que Clara développait la photo de Clarence supplicié… Clara sous la lumière rouge de son laboratoire, accompagnant le martyre de Clarence, « famille de cinglés »…

Le matin suivant, Julie était sortie très tôt, elle avait fait le tour de la presse : LE DIRECTEUR D’UNE PRISON MODÈLE MASSACRÉ PAR SES DÉTENUS… VICTIME DE SON PROPRE LAXISME ?… LA PRISON DU BONHEUR ÉTAIT CELLE DE LA HAINE… et elle avait spontanément décidé de ne pas en rajouter, d’abandonner ce cadavre à ses collègues — c’était d’ailleurs le vœu de Saint-Hiver qu’elle n’écrivit pas sur les prisonniers de Champrond — et puis elle était trop fatiguée encore pour se lancer dans une enquête, sa jambe la faisait souffrir, et surtout elle ne respirait pas pleinement, chaque aspiration la laissait sur une frustration, elle ne faisait pas son plein d’air, comme disait Benjamin. C’était bien la première fois de sa vie qu’elle renonçait à un sujet d’article. D’où sa fureur, le soir, quand Benjamin lui avait sorti sa tirade sur le journalisme distingué et « les faits soigneusement choisis ».

Elle n’avait pas décoléré pendant les six cents kilomètres qui la séparaient de son Vercors natal. Ce ne fut qu’en découvrant les roses trémières autour des Rochas qu’elle convint de sa mauvaise foi : elle n’avait jamais eu l’intention de larguer ce type ! Oui, en s’ouvrant un passage dans les roses trémières, Julie avait découvert à sa profonde stupeur qu’elle venait de simuler une rupture, comme une gamine sûre de ses moyens qui feint de jeter son amour aux orties, et elle s’était dit, très nettement : « Alors ça, c’est la meilleure ! » Non, elle n’avait pas la moindre envie de quitter Benjamin, mais elle mijotait depuis un certain temps de venir se retaper ici, aux Rochas, de respirer un bon coup, de boire du lait cru et de bouffer des œufs de cane, frais, au jaune considérable… et voilà qu’elle avait maquillé ce besoin de santé en rupture grandiloquente… « Alors ça, c’est la meilleure ! »

Cette découverte avait sauvé les roses trémières du massacre. Mais, comme disait le gouverneur son père : « De tous les combats que j’ai menés, le plus vain est la chasse aux roses trémières. » Un soir d’été, le gouverneur son père avait tenu à ce que Julie le photographiât dans l’anarchie rigide de ces plantes qui étaient toutes plus grandes que lui, et dont il disait encore qu’elles étaient « l’expression végétale du mythe de Sisyphe ». Le gouverneur pouvait tenir des heures sur le sujet des roses trémières, « le versant Mister Hyde de la rose tout court ». Julie avait pris cette photo quelques jours avant sa mort ; il était si maigre dans son uniforme blanc que, si on lui avait peint les mains en vert et les cheveux en rouge, il aurait pu lui-même passer pour une rose trémière, « en un peu plus périssable, ma fille »…

* * *

La nuit passait. Julie glissait d’un homme à l’autre, d’un lieu à l’autre, d’une époque à l’autre, d’un événement à l’autre. Elle ne pouvait pas réfléchir. Qui ? Pourquoi ? La question de savoir pourquoi on lui avait tué Benjamin, question qui exigeait une réponse, l’amenait à égrener le chapelet des questions délicieusement inutiles qu’elle n’avait cessé de se poser pendant ses deux mois de Vercors : « Pourquoi est-ce que je tiens tant à ce type ? » « Ne mâchons pas nos mots, pourquoi est-ce que je l’aime tant ? » À considérer les choses objectivement, Malaussène n’avait absolument rien pour lui plaire, il se foulait de tout, n’écoutait jamais de musique, haïssait la télé, pérorait comme un vieux con sur les méfaits de la presse, dénigrait la psychanalyse, et s’il avait jamais eu une conscience politique, elle avait dû ressembler à une velléité de filigrane, ce qui ne voulait rien dire, « velléité de filigrane », mais qui le disait bien, en langue malaussénienne. À tous les points de vue, Benjamin était l’exact contraire de l’ex-gouverneur colonial Corrençon, père de Julie, qui avait voué sa vie à la décolonisation, avait fait son quotidien de l’Histoire, son jardin de la Géographie et qui serait mort de soif sans nouvelles du monde. Malaussène était aussi familialiste et pantouflard que l’autre était nomade et oublieux (le gouverneur avait jeté sa fille dans des pensions et les seuls souvenirs de Julie étaient des souvenirs de vacances atrocement brèves) et, pour clore le chapitre des comparaisons, le gouverneur avait commencé à l’opium pour finir à l’héroïne, comme un jeune homme, quand la seule vision d’un joint flanquait Malaussène dans des rages d’inquisiteur.

Malaussène qui, lui, avait fini une balle dans la tête.

* * *

Le jour se levait, à présent, et Julie savait ce qu’elle avait toujours su, la seule raison pour laquelle elle avait aimé ces deux hommes, et ces deux-là seulement : ils étaient le commentaire du monde. C’était une phrase idiote, mais Julie n’aurait pu le dire autrement : Charles-Émile Corrençon, l’ex-gouverneur colonial son père, et Benjamin Malaussène, le bouc émissaire son homme, avaient eu ceci en commun : ils avaient été le commentaire du monde. Benjamin était à lui seul la musique, la radio, la presse et la télé. Benjamin, qui ne sortait jamais de chez lui, Benjamin si peu « branché », Benjamin soufflait l’air de son temps. Dans sa chambre de convalescence, auprès de Benjamin, Julie avait passé de longs mois à respirer le monde aussi sûrement qu’en allant crapahuter sur le champ d’une quelconque bataille essentielle. On pouvait dire cela autrement, on pouvait dire, par exemple, que le gouverneur et le bouc avaient été les consciences vives de leurs époques respectives, que le bouc, à sa manière, était la mémoire vivante du gouverneur : « Je rêve d’une humanité qui n’aurait à cœur que le bonheur de son voisin de palier », proclamait le gouverneur.

Benjamin était ce rêve.

* * *

Je déconne, se disait Julie, je déconne, l’heure n’est pas aux célébrations pieuses, la seule question est de savoir : « Qui ? Pourquoi ? »

Car à y regarder de près, quoi qu’aient été le gouverneur et Benjamin, à présent, ils n’étaient plus rien.

* * *

— Julie !

C’était une voix d’enfant, derrière la porte.

— Julie !

Julie ne broncha pas.

— Julie, c’est Jérémy…

(Oh ! Jérémy dressé sur l’estrade, Jérémy fouillant la pénombre en ébullition du Palais Omnisports, Jérémy hurlant : « Qui a fait ça ? »)

— Julie, je sais que tu es là !

Il martelait la porte.

— Ouvre-moi !

Il y avait cela, aussi, les enfants Malaussène, les enfants de la mère… « famille de cinglés »…

— Julie !

Mais Julie restait immobile autour de son cœur : « Désolée, Jérémy, je ne peux pas bouger, je suis confite dans la merde. »

— Julie, il faut que tu m’aides !

Il hurlait, maintenant. C’étaient ses pieds qui frappaient.

— Julie !

Puis il se fatigua.

— Julie, je veux t’aider, tu n’y arriveras pas toute seule…

Il avait deviné ses intentions.

— J’ai des idées, tu sais.

Julie n’en doutait pas.

— Je sais qui a fait ça, et je sais pourquoi…

Tu as de la chance, Jérémy. Pas moi. Pas encore…

Les coups redoublèrent contre la porte. Pieds et poings mêlés. Puis ce fut le silence.

— Tant pis, dit Jérémy. Je le ferai tout seul.

Tu ne feras rien du tout, Jérémy, pensa Julie. Il y a quelqu’un qui t’attend à la porte de l’immeuble, Hadouch, ou Simon, ou le vieux Thian, ou le Mossi, ou tous ensemble. Ils ont dû promettre à la mémoire de Benjamin que tu ne foutrais pas le feu à deux collèges dans ta vie. Tu ne feras rien, Jérémy, Belleville veille sur toi.

21

— Ce sont les Éditions du Talion qui vous envoient, j’imagine ?

Le ministre Chabotte toisait le commissaire divisionnaire Coudrier. De bas en haut, mais il le toisait tout de même.

— Le fait est que la directrice du Talion vous a désigné à un de mes inspecteurs comme étant le véritable J.L.B., monsieur le Ministre.

— Et vous avez jugé plus délicat de venir me trouver en personne plutôt que de me soumettre aux questions d’un inspecteur, je vous en remercie. Coudrier, sincèrement, merci.

— La moindre des choses…

— Nous vivons une de ces situations où la moindre d’entre les plus petites choses prend une certaine valeur. Asseyez-vous. Whisky ? Porto ? Thé ? Quelque chose ?

— Rien. Je ne fais que passer.

— Moi aussi, figurez-vous. J’ai un avion qui s’envole dans une heure.

— …

— Bon, eh bien oui, je donne dans la plume à mes temps perdus et je ne tiens pas à ce que cela s’ébruite. Incompatible avec mes fonctions, au moins jusqu’à ma retraite. Nous verrons plus tard s’il convient de me dévoiler. En attendant, nous avons envoyé un jeune homme jouer le rôle de J.L.B. sous les projecteurs de la gloire. Stratégie éditoriale, rien de plus.

« Si ce n’est une balle dans la tête de Malaussène… » songea le divisionnaire Coudrier, mais il n’exporta pas son observation. Il préférait s’en tenir aux questions de routine.

— Avez-vous la moindre idée des raisons pour lesquelles on a tiré sur Malaussène ?

— Pas la moindre, non.

(« Le contraire m’aurait étonné. »)

— À moins que…

— À moins qu’on n’ait voulu abattre une image.

— Je vous demande pardon ?

Le profil bas, toujours, devant un ministre. Ne jamais lui donner le sentiment qu’on pourrait comprendre avant lui, être ministre à sa place.

— Vous n’ignorez pas l’ampleur de la campagne publicitaire qui a précédé le lancement de mon dernier roman à Bercy. Les Éditions du Talion ont dû également vous dévoiler mes chiffres de vente… Il n’en faut pas plus pour qu’un illuminé quelconque ait cherché à frapper un grand coup en déboulonnant un mythe. Dès lors le choix est vaste : un quelconque brigadiste international s’offrant l’auteur fétiche du réalisme libéral, un admirateur trop fanatique mangeant son dieu en pleine lumière comme on a bouffé ce pauvre John Lennon, que sais-je… l’embarras du choix, je vous dis, et j’en suis désolé pour vous, mon cher…

Tout cela sur un ton détaché, dans une bibliothèque dont les proportions et le nombre de volumes incitent en effet à une certaine sagesse.

— Depuis quand écrivez-vous ?

— Seize ans. Sept titrés en seize ans et deux cent vingt-cinq millions de lecteurs. Le plus étrange étant que je n’ai jamais eu la moindre intention de publier.

— Non ?

— Non. Je suis un commis de l’État, Coudrier, pas un saltimbanque. Je m’étais toujours dit que si j’avais à écrire un jour, je ferais plutôt dans les Mémoires, de quoi occuper une de ces retraites politiques qui ne s’avouent jamais vaincues. Mais le destin en a décidé autrement.

(« Comment peut-on prononcer des phrases pareilles ? »)

— Le destin, monsieur le Ministre ?

Brève hésitation. Puis, avec une certaine brusquerie :

— J’ai une mère, là-haut, Mme Nazaré Quissapaolo Chabotte.

Du pouce, l’ex-ministre Chabotte montre le plafond de la bibliothèque. La chambre de la vieille mère, sans doute.

— Muette et sourde depuis seize ans. Et tout le malheur du monde sur son visage. Voulez-vous la voir ?

— Ça ne sera pas nécessaire.

— En effet. D’ailleurs, vous vous épargnez une épreuve. Excusez-moi, je vous prie. Olivier ! Olivier !

Comme le dénommé Olivier ne se manifeste pas instantanément, l’ex-ministre Chabotte bondit, poings fermés, vers la porte de la bibliothèque. Lui qui vient d’évoquer sa vieille mère a bel et bien l’air, soudain, d’un enfant capricieux. La porte s’ouvre avant qu’il l’atteigne, évidemment. Apparition d’Olivier.

— Et cette voiture, bon Dieu, elle est prête ?

— La Mercedes ? Elle est prête, monsieur. Antoine vient d’appeler du garage. Il arrive d’une minute à l’autre.

— Je vous remercie. Descendez les valises dans le hall.

Porte qui se referme.

— Où en étais-je ?

— Votre mère, monsieur le Ministre.

— Ah oui ! Elle a toujours voulu que j’écrive, figurez-vous. Les femmes… elles se font une idée de leur progéniture… passons… Bref, je me suis mis à griffonner quand elle est tombée malade. Je lui lisais mes pages tous les soirs. Dieu sait pourquoi, ça lui faisait du bien. J’ai continué malgré les progrès de la surdité… seize années de lecture dont elle n’a pas entendu un traître mot… mais son seul sourire de la journée. Pouvez-vous comprendre ce genre de choses, Coudrier ?

(« Vous m’emmerdez, monsieur le Ministre… Vous mentez probablement, mais à coup sûr vous m’emmerdez, d’ailleurs vous m’avez toujours emmerdé, particulièrement quand vous étiez mon ministre de tutelle… »)

— Tout à fait, monsieur le Ministre. Puis-je vous demander ce qui vous a décidé à publier ?

— Une partie de bridge avec la directrice du Talion. Elle a voulu me lire, elle m’a lu…

— Pourriez-vous me confier un de vos manuscrits ?

La question, posée parmi les autres, n’a pas le même effet. Surprise, raideur, et mépris pour finir, oui, un filet de sourire on ne peut plus méprisant.

— Manuscrit ? De quoi parlez-vous. Coudrier ? Vous débarquez ? Seriez-vous la dernière personne à écrire à la main, dans ce pays ? Suivez-moi.

Petit voyage dans le bureau attenant.

— Tenez, le voici, mon « manuscrit ».

Et le ministre de tendre au commissaire une plate disquette d’ordinateur, que le commissaire empoche, avec remerciements.

— Et puis voilà le produit final, vous le lirez à vos heures creuses.

C’est un exemplaire tout neuf du Seigneur des monnaies. Couverture bleu roi, titre énorme. Nom de l’auteur J.L.B. capitales tout en haut, et nom de l’éditeur j.l.b. en minuscules minuscules, tout en bas.

— Voulez-vous que je vous le dédicace ?

Trop d’ironie dans la question pour accepter de répondre.

— Puis-je savoir quel type de contrat vous lie aux Éditions du Talion, dont je ne vois pas le nom figurer sur la couverture ?

— Un contrat en or, mon vieux, 70–30. 70 % de tous les droits pour moi. Mais ce que je leur laisse suffit largement à faire bouillir leur marmite collective. C’est tout ?

(« C’est tout. »)

— Ce sera tout, oui, je vous remercie.

— Pas moi, Coudrier. Une question de plus et vous me faisiez rater mon avion. Je suis pressé de foutre le camp parce que j’ai la trouille, figurez-vous. Si nous vivons dans un pays où l’on peut tranquillement abattre un type en public, je ne vois pas ce qui empêcherait le tueur de découvrir la véritable identité de J.L.B. et de venir me faire la peau ici.

— Nous avons pris soin de vous protéger, monsieur le Ministre. Mes hommes veillent.

— Vos hommes veillent…

La main du ministre sous le coude du commissaire. Le pas dansant du ministre pilotant le commissaire vers la sortie.

— Dites-moi, cet assassinat à la prison de Champrond, ce directeur massacré, M. de Saint-Hiver, c’est bien vous qui traitez ce dossier, Coudrier, n’est-ce pas ?

— En effet, monsieur le Ministre.

— Vous avez arrêté les coupables ?

— Non.

— Vous avez une piste ?

— Aucune piste sérieuse, non.

— Eh bien, c’est pour cela que je m’envole, mon cher Coudrier, je ne me satisfais pas d’une police qui se contente de protéger les futurs cadavres. Je ne reviendrai que quand vous aurez arrêté l’assassin de Malaussène. Pas avant. Bon vent, Coudrier. Et souhaitez-moi bon voyage.

— Bon voyage, monsieur le Ministre.

22

L’Italienne Severina Boccaldi fit son apparition rue de la Pompe vers dix-huit heures. Avec sa tête de cheval et son œil de bœuf, elle sut repérer la caméra machine et les caméras humaines. L’ex-ministre Chabotte était bien protégé. L’électronique au service de l’hôtel particulier (une caméra sur pivot, un interphone télévisuel) et l’œil humain sur l’extérieur (un flic en civil arpentant le trottoir, criant de vérité à force de vouloir ressembler à tout le monde, et une camionnette banalisée à l’entrée de la rue — un vieux Tube Citroën marchand de saucisses, aussi probable rue de la Pompe qu’un traîneau à chiens dans les dunes du Sahara). Mais la police est une administration, se dit charitablement Severina Boccaldi, il ne devait pas y avoir d’autre véhicule disponible aujourd’hui pour assurer la protection de Chabotte.

Elle gara la B.M.W. à quelque cent mètres de l’hôtel particulier du ministre, sur le trottoir d’en face, et s’en fut d’un pas décidé. Devant le portail ministériel, Severina Boccaldi demanda son chemin au flic en civil, se confirmant ainsi qu’il s’agissait bien d’un flic en civil : il ne pouvait pas la renseigner, il ne connaissait pas le quartier, et à peine Paris, Rome encore moins, non, il s’en excusa nerveusement, tout juste s’il ne lui ordonna pas de circuler. Severina Boccaldi mit à profit la minute que dura cette absence d’explication pour repérer une berline noire à cocarde tricolore, sagement posée sur un gravier très blanc, face au delta d’un perron de marbre. Elle calcula le temps de rotation de la caméra extérieure. Elle en mesura aussi les angles morts, et constata avec satisfaction que sa voiture était garée hors champ.

En passant devant la camionnette saucisse-friteuse, qui semblait abandonnée là, avec son vantail fermé et son bas de caisse rouillé, elle entendit distinctement l’exclamation suivante :

— Tu veux la voir, ma tierce ? Eh ben, tu vas la voir !

Severina Boccaldi se dit que cette camionnette était un tripot clandestin ou un refuge d’amoureux, selon le sens que les Français donnaient au mot « tierce ».

Sur quoi, elle reprit sa voiture, libérant une place qui fut occupée un peu plus tard par la Giulietta qu’une ressortissante grecque, Miranda Skoulatou, avait louée le matin même à un certain Padovani.

— Grecque, hein ? avait roucoulé Padovani en examinant sa carte d’identité fraîchement européenne. Alors on est un peu cousins.

Et il lui avait fait un aimable clin d’œil qui ne tirait pas à conséquence.

* * *

Quand la limousine à cocarde franchit le portail du ministre Chabotte, Miranda Skoulatou eut un mouvement vers sa clef de contact. Mais sa main retomba. Ce n’était pas la voiture du ministre Chabotte, c’était celle du divisionnaire Coudrier. Vitre ouverte, le commissaire la dépassa sans la voir. Il conduisait lui-même. Elle crut percevoir une expression de fureur sur son profil blême-Empire.

Miranda Skoulatou se laissa de nouveau glisser sous le niveau du volant, jambes repliées sur la banquette, l’œil rivé au rétroviseur extérieur droit qui prenait la rue en enfilade jusqu’au Tube marchand de flics. Le revolver d’ordonnance pesait lourd dans la poche de son manteau. Est-ce que ce machin avait jamais tiré une seule balle ? Miranda en doutait. Elle l’avait graissé à l’huile de la voiture, en avait fait jouer le mécanisme plusieurs fois de suite, puis avait replacé les cartouches dans leurs alvéoles. Pas précisément un revolver de dame.

La prudence voulait que Miranda Skoulatou, comme Severina Boccaldi, ne restât pas éternellement au même endroit.

Elle attendit qu’un collègue vînt relever le flic en civil et démarra dès que ce fut fait. Douze minutes plus tard, une Audi 80, louée par une professeur d’histoire, autrichienne et vaguement neurasthénique, répondant au nom d’Almut Bernhardt, trouva une nouvelle place, rue de la Pompe, plus proche de l’hôtel Chabotte, une place située dans l’éventail de la caméra mobile.

Almut sortit tranquillement, se sachant filmée. Elle pénétra dans l’immeuble sur lequel ouvrait la portière de l’Audi, et en ressortit aussitôt, pour se rasseoir dans la voiture pendant que la caméra balayait plus loin.

Allongée sur les sièges avant, elle entreprit d’attendre. Chaque passage de la caméra filmait une voiture apparemment vide, mais dont le rétroviseur encadrait parfaitement l’hôtel du ministre Chabotte.

Sur quoi, la rue de la Pompe fut investie par les forces de police. Hurlements de sirènes d’un côté, hurlements de sirènes de l’autre, Almut eut le réflexe de jeter le revolver sous la banquette arrière. « Raté », se dit-elle. Recroquevillée sous le tableau de bord, la tête enfouie dans les épaules, elle se demanda où était la faute, si des yeux l’avaient repérée et suivie dès le matin, et pourquoi, dans ce cas, les uniformes ne s’étaient pas manifestés plus tôt. Questions pendant lesquelles les sirènes venues du haut la dépassèrent pour opérer leur jonction avec les sirènes venues du bas. « Ce n’est pas pour moi », se dit Almut Bernhardt. Un rapide coup d’œil rétrovisé lui confirma que c’était pour le Tube Citroën garé plus bas. Une des voitures fit un chassé impeccable et s’immobilisa en travers de la rue. Quatre inspecteurs en jaillirent, l’arme braquée sur le fourgon. Les autres étaient déjà en batterie derrière leur propre véhicule, au croisement Paul-Doumer.

Le policier qui s’approchait maintenant de la camionnette se distinguait de ses collègues par son calme, son manque total de style. C’était un costaud à la nuque épaisse, au regard baissé, qui portait un de ces blousons à col fourré mis définitivement à la mode par l’aviation alliée de la Dernière Guerre. Il ne brandissait pas d’arme. Il marchait vers le fourgon aussi paisiblement que s’il avait eu l’intention, en effet, de s’y procurer un cornet de frites. Il frappa poliment à la vitre de la porte avant gauche. La porte ne s’ouvrit pas. Il prononça quelques mots. La porte s’ouvrit. Et Almut Bernhardt vit descendre de la cabine un Kabyle à la tignasse flamboyante, bientôt suivi d’un long Mossi qui se déplia par le vantail arrière. Huit flics leur sautèrent sur le dos. Menottes. La chevelure rousse du Kabyle s’éteignit dans une voiture dont s’alluma le gyrophare. Le flic en civil qui patrouillait devant le domicile de Chabotte se mit au volant du Tube. Sirènes, démarrage, les deux voitures de police encadrant la pièce à conviction.

Apparemment, le Mossi et le Kabyle avaient eu la même intention que l’Autrichienne.

— Mais le coup du marchand de saucisses, ce n’était pas une bonne idée, les gars.

Almut Bernhardt aurait sympathisé plus longtemps, si une Mercedes noire ne s’était garée devant la porte du ministre Chabotte. Au même instant un valet y engouffrait deux valises, pendant que le chauffeur tenait la porte ouverte à un Chabotte sautillant qui se jeta dans la berline comme on plonge dans un grand lit. Le valet regagna ses pénates, le chauffeur son volant. Almut Bernhardt récupéra son arme et tourna sa clef de contact.

La collision ne fut pas violente, mais suffisante pour stopper la Mercedes et pour que l’Autrichienne bondît hors de l’Audi en hurlant :

— Mein Gott ! Mein Gott ! Schauen Sie doch mal ! (Mon Dieu, mon Dieu, regardez-moi ça !)

Elle montrait du doigt son aile froissée, mais le chauffeur qui se précipitait sur elle avait sorti un revolver trapu et la braquait sans façon.

Hilfe ! hurla la professeur d’histoire. Hilfe ! (Au secours ! Au secours !)

Jusqu’à ce que le ministre Chabotte apparût.

— Rangez-moi cette arme, Antoine, ne soyez pas grotesque.

Puis, à la dame :

— Entschuldigen Sie, Madame. (Veuillez nous excuser, madame.)

Et, de nouveau à son chauffeur :

— Prenez son volant, Antoine, garez sa voiture, l’avion ne va pas m’attendre éternellement.

Le chauffeur grimpa derrière le volant de l’Audi 80. Pendant qu’il reculait dans une protestation de tôles froissées, Chabotte tendit sa carte à la malheureuse Autrichienne.

— Ich habe es eilig, Madame. (Je suis pressé, madame.)

— Ich auch, fit Almut Bernhardt. (Moi aussi, fit Almut Bernhardt.)

Mais c’était un gigantesque revolver d’ordonnance qu’elle tendait en échange de la carte. Une arme énorme, vraiment. Et, sans sourire :

— Steigen Sie hinein, oder Sie sind tot. (Montez, ou vous êtes mort.)

* * *

La seule pensée du chauffeur Antoine, lorsqu’il descendit de l’Audi 80 et vit s’éloigner la Mercedes, fut que son patron Chabotte avait une fois de plus fait preuve de rapidité. Le chauffeur Antoine en conçut une légitime fierté : en matière de femme, personne n’était plus rapide que le ministre Chabotte.

23

La mère protestait :

— C’est insensé, vous pourriez faire quelque chose, tout de même !

Le plus jeune des deux flics regardait l’enfant. L’enfant, une petite fille, ouvrait des yeux horrifiés. À leurs pieds, le mort était mort. Quoi qu’en dît la mère, il n’y avait plus grand-chose à faire.

— On tue vraiment partout, de nos jours !

La mère produisait de la buée, dans le petit matin.

— Ce n’est tout de même pas un endroit correct, pour un assassinat !

Tout novice qu’il était, le plus jeune des deux flics avait presque tout vu en matière de meurtre. Mais il n’avait pas tout entendu : il n’était muté à Passy que depuis trois semaines.

C’est inconcevable, disait la mère, on pratique paisiblement son jogging en famille, et une enfant de neuf ans bute contre un cadavre.

(La mère collait des accents circonflexes même aux cadavres.)

— C’est extravagant !

La mère était très jolie, et la petite fille, en dépit de l’horreur dans ses yeux, charmante. Toutes deux portaient le même survêtement. À bandes fluorescentes. Jogging de lucioles. Ou de feu follet, vu la circonstance. Mais le plus jeune des deux flics n’était pas un cynique. Il trouvait la mère jolie, c’est tout. Le bois, autour, sentait l’aube.

— Trois générations que nous habitons le quartier, et nous n’avons jâmais vu une chose pareille.

Trois ans seulement que je suis flic, pensait le plus jeune des deux flics, et j’ai déjà vu cinquante-quatre « choses pareilles ».

Les arbres continuaient à pousser. L’herbe luisait. Le collègue du jeune flic fouillait les poches du mort. Portefeuille, porte-cartes, papiers.

Oh ! merde !

Il venait de se redresser, l’identité du mort à la main.

— Oh ! merde !

Comme si tous les ennuis soigneusement évités au cours d’une longue carrière de policier en uniforme lui avaient donné rendez-vous dans ce petit bois charmant.

— Quoi, qu’y a-t-il encore ? demanda la mère.

Le vieux flic la regarda sans la voir, ou comme s’il la voyait pour la première fois, ou comme s’il allait lui demander un conseil, ou comme s’il sortait d’un rêve. Il dit enfin :

— On ne bouge pas, on ne touche à rien, il faut que je prévienne la Maison.

C’est ainsi qu’il appelait le Quai des Orfèvres. C’était un très vieux flic, la vieille école, la retraite comme un parfum d’écurie. Il se serait volontiers passé de ce cadâvre. Son pas était lourd, comme il se dirigeait vers le fourgon.

— Vous n’avez pas la prétention de me faire passer la journée ici ! Allons, viens, chérie…

Mais chérie ne venait pas. Chérie ne pouvait détacher ses yeux du mort. Chérie était fascinée par un petit trou violacé à la base de la nuque — les cheveux, roussis par le coup de feu, lui faisaient une couronne frisottée.

Le jeune flic se posa une question à lui-même : « Qui des deux est le plus traumatisé (c’était un mot qu’avait utilisé la mère) : l’enfant qui découvre un mort adulte, ou l’adulte qui tombe sur un cadavre d’enfant ? » Comme la réponse glissait entre les doigts de sa tête, le jeune flic reconsidéra le petit trou violacé, la minuscule auréole de cheveux grillés, et il dit, à voix haute, mais pour lui-même :

— Une exécution.

Il ajouta :

— Sans bavure.

— Je vous en prie…, dit la mère.

Elle parlait en italiques, avec application, comme si elle se traduisait elle-même.

* * *

Lorsque le téléphone sonna dans le bureau du divisionnaire Coudrier, il tournait la page 320 du Seigneur des monnaies. C’était l’histoire d’un émigré de la troisième génération, Philippe Ahoueltène, sociologiquement voué au ramassage des poubelles, mais qui avait eu l’idée de collecter et de commercialiser les déchets sacrés de Paris, puis de toutes les capitales du monde. Accouplé d’abord au cul d’une benne municipale, il avait suffi à Philippe Ahoueltène de la moitié du roman pour régner sans partage sur le marché des changes, régissant implacablement le cours des monnaies — d’où le titre de l’ouvrage. Il épousait dans la foulée une Suédoise d’une beauté stellaire et d’une culture épatante (la belle était mariée, il avait impitoyablement ruiné son mari) et lui faisait un enfant qui naissait en pleine Amazonie par une nuit de typhon censée annoncer aux Indiens locaux la venue d’un demi-dieu…

Le divisionnaire Coudrier était consterné.

La veille, avant de se retirer, Élisabeth lui avait préparé trois thermos de café — « Merci, ma chère Élisabeth, j’en aurai bien besoin » — et le commissaire divisionnaire Coudrier, délaissant à regret sa lecture du moment (la querelle Bossuet-Fénelon suscitée par le quiétisme de Mme Guyon), s’était plongé dans Le Seigneur des monnaies avec l’enthousiasme d’un enlumineur de missel qu’on aurait envoyé repeindre les parois de La Courneuve.

Mais le divisionnaire était homme d’abnégation, esprit méthodique, doublé, en la circonstance, d’un flic en colère.

Le commissaire divisionnaire Coudrier se reprochait personnellement la balle qui avait traversé le crâne de Malaussène. Une 22 à forte pénétration, tirée dans l’intention de tuer net. N’était-ce pas lui qui avait envoyé Malaussène au-devant de cette balle, sous prétexte de garder les coudées franches dans son enquête sur la mort de Saint-Hiver ? Enquête qui n’avait pas avancé d’un pouce, comme il l’avait avoué la veille à Chabotte. Régressé, plutôt : les prisonniers se chamaillaient sous la nouvelle direction, un autre meurtre avait eu lieu, entre détenus, le coupable s’était évadé. Fiasco total. Malaussène n’aurait pas fait plus de dégâts s’il s’en était mêlé. L’image de Malaussène martyr hantait les pages ineptes de J.L.B. Coudrier avait apprécié ce garçon. Il se rappelait mot pour mot leur premier dialogue. Trois ans déjà. Le soir où l’inspecteur Caregga, dans son éternel blouson d’aviateur, avait allongé sur le canapé du divisionnaire un Malaussène à moitié lynché par ses collègues de travail. Lorsque le garçon s’était réveillé, sa première question avait concerné le divan.

— Pourquoi les divans Récamier sont-ils si durs ?

— Parce que les conquérants perdent leur empire quand ils s’endorment sur des sofas, monsieur Malaussène, avait répondu le divisionnaire Coudrier.

— Ils le perdent de toute façon, avait rétorqué Malaussène.

Avant d’ajouter, dans une grimace de tout son corps :

— Le sofa du temps.

Et Coudrier avait aimé ce garçon. Il avait eu la brève vision de son propre gendre, un polytechnicien scrupuleux qui passait leurs déjeuners dominicaux à rédiger in petto le brouillon de ses moindres réponses… Non pas que le divisionnaire Coudrier eût souhaité avoir Malaussène pour gendre, non… encore que… non, tout de même, non, mais que de temps à autre son gendre fût un peu malaussénien…

Hélas ! gendre appliqué… gendre à brouillons.

Malaussène, lui, ne faisait jamais de brouillon. D’où cette balle, entre ses deux yeux.

Le commissaire divisionnaire Coudrier en était donc là de sa lecture du Seigneur des monnaies, quand le téléphone sonna : un brigadier du commissariat de Passy lui apprit la mort du ministre Chabotte.

— Une exécution, monsieur le Divisionnaire.

« Ça commence », pensa le divisionnaire Coudrier.

— Au bois de Boulogne, sur le chemin de ceinture du lac inférieur, monsieur le Divisionnaire.

« Tout à côté de chez lui », pensa le divisionnaire Coudrier.

— C’est une enfant qui a découvert le corps, en faisant son jogging matinal, avec sa mère.

« Faire faire du jogging à une enfant », pensa le divisionnaire, et il s’autorisa un petit préjugé à l’encontre de la mère.

— Nous n’avons touché à rien et nous avons interdit le circuit à la population, récita le brigadier.

« Prévenir la hiérarchie… pensa le divisionnaire en raccrochant. Mauvais, la hiérarchie… Bossuet a cassé les reins de Fénelon et la Maintenon a envoyé Mme Guyon à la Bastille… »

— Le quiétisme n’est pas pour demain, murmura le commissaire divisionnaire Coudrier.

Et il composa le numéro de son ministre de tutelle.

* * *

Les inspecteurs étaient au nombre de quatre parmi les mieux charpentés et les plus patients de la Maison. Le soleil et leurs femmes étaient couchés depuis longtemps. Les prévenus n’étaient que deux, un grand Noir qui répondait au sobriquet de Mo le Mossi et un Kabyle plus large que haut, à la tignasse rousse dont le flamboiement, sous les projecteurs, justifiait les lunettes de soleil portées par les quatre inspecteurs. On l’appelait Simon. Un cinquième flic se tenait en retrait et ne disait mot. C’était un Vietnamien minuscule, le portrait d’Hô Chi Minh. Il portait dans un baudrier de cuir un bébé au regard intense. Flics et voyous évitaient de regarder le Vietnamien et l’enfant.

— D’accord, les gars, on reprend tout à zéro, dit le premier inspecteur.

— On a le temps pour nous, précisa le deuxième, dont la chemise tenait du kleenex usagé.

— Nous, on s’en fout, approuva mollement le troisième.

— On y va, fit le quatrième en jetant un gobelet vide à côté d’une corbeille pleine.

Mo et Simon déclinèrent pour la huitième fois leur identité et celle de leurs ascendants jusqu’à un nombre appréciable de générations. Le Kabyle répondait en souriant. Une illusion, peut-être, à cause de cet espace entre ses deux incisives. Le grand Mossi était plus sobre.

— Alors, c’était pour quoi, le Tube Citroën ?

— Les merguez, fit le Mossi.

— Vous vouliez vendre des merguez ? Rue de la Pompe ? Dans le seizième ?

— On vend bien des rouleaux de printemps rue de Belleville, fit observer le Kabyle.

— Sans licence, on ne vend rien nulle part, trancha un des flics.

— Et pourquoi n’aviez-vous pas ouvert le vantail de la camionnette ?

— C’était pas l’heure de l’ouverture, dit le Kabyle.

— Les rupins bossent tard, expliqua le Mossi.

— Pas plus tard que nous, ne put s’empêcher de lâcher un des inspecteurs.

— C’est notre faute, dit le Kabyle, on s’excuse.

— Ta gueule, toi.

— Des merguez rue de la Pompe, hein ?

— Ouais, confirma le Mossi.

— Selim la Caresse, vous connaissez ?

— Non.

C’était une conversation à bâtons rompus. On causait, par-ci par-là.

— Un petit boxeur marocain, un poids plume, vous le connaissez pas ?

— Non.

Selim la Caresse avait été retrouvé mort, après la panique du Palais Omnisports de Bercy. Une sale mort. Recroquevillé sur lui-même comme une araignée sur le carrelage d’une douche sèche.

— Le Gibbon, vous connaissez pas non plus ?

— Non.

— Un grand maigre qui pouvait se faire des mouches à la matraque.

— On connaît pas ce genre de mecs, nous.

— Et le Russe ?

— Quel Russe ?

— Le copain des deux autres, le balaise.

— On connaît que nos copains à nous.

— Vous y étiez, à Bercy ?

— Un peu, oui ! Il y avait notre copain Malaussène, là-bas… le pauvre.

— Le Gibbon, la Caresse et le Russe y étaient aussi.

Et ils y étaient morts. La même mort araignée.

— On connaît pas ces gars-là.

Les pompiers les avaient d’abord crus victimes de la panique. Asphyxiés par la foule. Mais tout de même, cette agonie recroquevillée, ce visage bleu, presque noir… non.

— Écoutez, dit posément un des inspecteurs, Ben Tayeb et vous, vous vous êtes payé ces trois malfrats. On voudrait savoir pourquoi.

— On ne s’est jamais payé personne, monsieur l’inspecteur.

Le médecin légiste avait planché un certain temps. Jusqu’à découvrir une minuscule trace de piqûre, à la base des trois cous. Et l’autopsie avait parlé : une giclée de soude caustique dans le cervelet.

— Mo et Simon…

Tout le monde se retourna. C’était le petit Vietnamien. Il n’avait pas bougé. Il restait adossé au mur du fond. Le bébé couvait son arme de service. Ils avaient quatre z’yeux et la voix de Gabin.

— Qu’est-ce que ces trois salauds ont fait à Benjamin pour que vous les refroidissiez ?

— Malaussène connaissait personne de ce genre-là, dit le Mossi.

Fut-ce à cause du regard de l’enfant ? Le Mossi avait parlé trop vite. Légèrement trop vite. Thian fut le seul à s’en apercevoir. Les autres reprenaient déjà leurs questions.

— Pourquoi planquiez-vous dans cette camionnette, rue de la Pompe ?

— Merguez, dit le Kabyle.

— Je vais vous dire ce qui s’est passé, dit un des quatre flics. Vous faisiez diversion dans votre Tube pourri, et pendant qu’on vous cravatait, quelqu’un a enlevé Chabotte et l’a buté.

— Chabotte ? demanda Simon.

— Ça va vous coûter un maximum.

— Tu vois ce que c’est, dit tristement le Mossi au Kabyle, on fait dans le bonneteau pendant des années, et le jour où on veut se ranger, c’est les emmerdes qui commencent… Je t’avais prévenu, Simon.

— On reprend tout à zéro, dit quelqu’un.

24

Je l’ai quitté en lui faisant une scène ! Julie eut un réveil glacé. Elle venait de se revoir, dressée au-dessus de Benjamin, lui reprochant ce qu’il était, l’exhortant à devenir lui-même… Une supérieure de couvent accroupie sur le corps d’un possédé !

Et lui, coincé entre ses cuisses, une rage incrédule dans les yeux, méconnaissable, comme un animal confiant pris au piège. Ils venaient de faire l’amour.

Elle avait resserré l’étau : « Tu n’as jamais été toi-même ! »

L’identité…

Elle était de cette génération-là… Le credo de l’Identité le sacro-saint devoir de lucidité. Surtout ne pas être dupe ! Pas dupe, surtout ! Le péché capital, ça : être dupe ! « Au service du réel, toujours ! »… « une effroyable chieuse, oui »… « et menteuse avec ça »…

Elle s’était drapée dans le dogme professionnel. En réalité, à lui reprocher sa vie de bouc, les enfants de sa mère, son boulot de prête-visage, elle criait tout autre chose à Benjamin : qu’elle le voulait à elle, à elle seule, et des enfants qui fussent les leurs, c’était cela, au fond, cette explosion de rage : un pur abcès de conjugalisme. « Journaliste du réel, tu parles… » Elle s’était déchaînée comme une aventurière sur le retour, une baroudeuse de l’œil et du stylo, qui se retrouvait, la trentaine amplement passée, en proie à une panique irrépressible… une solitude d’explorateur revenu trop tard au village et qui voudrait racheter toutes les maisons. C’était cela et pas autre chose : elle avait exigé que le porte-avions Malaussène se métamorphosât en maison de famille, sa maison à elle, un point c’est tout.

Maintenant qu’on lui avait enlevé Benjamin, le doute n’était plus permis.

* * *

Bon. Plus de sommeil possible. Julie se lève, le souffle court. Le lavabo de la petite chambre de bonne, une de ses cinq planques parisiennes, crachote une eau ferrugineuse et glacée.

— Je suis douée pour les ruptures, il n’y a pas à dire…

Julie s’asperge. Elle reste un instant, tête basse, s’appuyant, bras tendus, à l’émail du lavabo. Elle sent le poids de ses seins. Elle lève la tête. Elle se regarde dans le miroir. Elle s’est coupé les cheveux, l’avant-veille. Elle les a enfouis dans un sac poubelle avant de les éparpiller dans la Seine. On avait encore frappé à sa porte, après le passage de Jérémy. Elle avait entendu : « Police ! » ; elle avait continué à se couper les cheveux en silence. On avait frappé une seconde fois, mais sans grande conviction. Elle avait entendu le bruit d’un papier qu’on glissait sous la porte. Une convocation au commissariat à laquelle elle ne se rendrait pas. Elle avait exhumé de sa vie professionnelle (journaliste au service du réel) un passeport italien réactivé et deux fausses cartes d’identité. Perruques. Maquillages. Elle serait successivement italienne, autrichienne, et grecque. Naguère, ce genre de carnaval l’amusait beaucoup. Elle avait poussé le privilège féminin de la métamorphose jusqu’à son degré extrême de perfection. Elle savait se rendre laide, d’une laideur courante. (Mais non, la beauté n’est pas une fatalité…) À l’âge où les mamans bien intentionnées apprennent à leurs jolies filles l’art du sourire sans rides, le gouverneur son père avait initié Julie aux grimaceries les plus inconcevables. C’était un pitre, un homme caméléon, par sympathie universelle. Imitant un discours de Ben Barka, il devenait Ben Barka. Et s’il fallait que Ben Barka dialoguât avec Norodom Sihanouk, il devenait Ben Barka et Norodom Sihanouk. Dehors, il jouait pour elle toutes les scènes de la rue. Avec une rapidité stupéfiante, il mimait le chien comme sa maîtresse, et la tête des tomates sur lesquelles le chien venait de pisser. Oui, le gouverneur son père pouvait imiter les légumes. Ou les objets. Il plantait son interminable profil devant elle, ses bras arrondis formaient un cercle parfait au-dessus de sa tête, il se hissait comme une ballerine sur la pointe du pied, la jambe gauche repliée à angle droit, pied perpendiculaire à la jambe.

— Qu’est-ce que c’est que ça, Julie ?

— Une clef !

— Bravo, mon amour, vas-y, refais-moi la clef.

* * *

Le moteur de la Giulietta tourne en silence. Miranda Skoulatou, la Grecque, a repéré le secrétaire Gauthier. Celui qui figurait, en retrait, sur les photos de J.L.B. Malaussène. C’est lui qui a remis à Laure Kneppel le modèle de l’interview idéale. C’est lui qui a veillé à ce que le texte fût rétabli dans sa version originale. C’est lui qui a fait sèchement punir Benjamin.

— C’est Gauthier, oui, avait avoué le ministre Chabotte, une bouche de revolver posée sur la nuque.

Il avait ajouté :

— Un garçon expéditif, bien qu’il n’y paraisse pas.

Gauthier habile rue Henri-Barbusse, dans le cinquième arrondissement, face au lycée Lavoisier. Il a des horaires précis. Il sort de chez lui et y rentre comme un oiseau mécanique. Une mine d’étudiant sur un duffel-coat de rêveur.

Miranda la Grecque vérifie une dernière fois le barillet du revolver.

Elle voit Gauthier s’approcher dans son rétroviseur.

Il a le visage poupin.

Il porte à la main un cartable d’écolier.

Miranda Skoulatou arme le chien du revolver.

Le moteur de la voiture est silencieux comme un souffle du matin.

25

— Severina Boccaldi. Italienne.

— Elle portait une perruque ?

— Quoi ?

— D’après vous, c’étaient ses cheveux naturels ou une perruque ?

— Moi, j’ai vu que ses dents.

— Vous pourriez peut-être me dire la couleur de ses cheveux ?

— Non, je ne voyais que ses dents. Même sur le passeport, il y avait que des dents.

Boussier, le loueur de voitures, était un marrant Caregga, l’inspecteur de police, un inspecteur patient. Tenace, même.

— Blonde ou brune ?

— Franchement, je saurais pas vous dire. Un truc dont je me souviens : elle a fait hurler l’embrayage en démarrant.

— Ni très blonde, ni très brune, alors ?

— Me semble pas, non… On devrait jamais louer de bagnoles aux bonnes femmes. Aux Ritales moins qu’aux autres.

— Rousse ?

— Ah non ! celles-là, je les repère les yeux fermés.

— Cheveux très longs ?

— Non.

— Très courts ?

— Non plus. Elle était coiffée, il me semble, vous voyez ce que je veux dire ? Elle avait une coiffure, quoi, comme les femmes…

« Perruque », supposa l’inspecteur Caregga. *

* * *

La deuxième cliente était autrichienne. Elle s’était adressée à une agence de la place Gambetta, là-haut, dans le vingtième.

— Son nom ?

— Almut Bernhardt.

— Helmut ?

— Almut.

— Almut ?

— Almut, avec un « A », c’est un prénom féminin, à ce qui semble.

L’inspecteur Caregga notait. C’était un flic taciturne. Ou peut-être timide. Été comme hiver, il portait un blouson d’aviateur, au col fourré.

— Elle était grande ?

— Difficile à dire.

— Comment ça ?

— Elle semblait tassée. C’est comme pour son visage…

— Son visage ?

— D’après sa carte d’identité, elle est née en 54, ce n’est pas si vieux, et pourtant son visage est marqué.

— Des cicatrices ?

— Non, la vie, marqué par la vie… les cicatrices de la vie.

« Ce type ne fera pas fortune dans la location de voitures », pensa fugitivement l’inspecteur Caregga.

— Profession ?

— Enseignante. Professeur d’histoire. C’est que les Autrichiens ont beaucoup à faire avec leur histoire, expliqua le loueur : l’éclatement de leur Empire, d’abord, le nazisme ensuite, et aujourd’hui la menace de finlandisation…

« Devrait changer de boulot », se dit l’inspecteur Caregga.

* * *

— Ouais, qu’est-ce qu’il y a ? demanda d’entrée de jeu le troisième loueur.

C’était un petit mec que les balaises avaient toujours rendu agressif, mais Caregga était un balaise qui avait toujours été patient avec les petits mecs — ce qui les rendait d’autant plus agressifs.

— « Une Audi immatriculée 246 FM 75, il semble qu’elle soit de chez vous.

— Possible. Et alors ?

— Pourriez-vous vérifier, je vous prie ?

— Pourquoi, qu’est-ce qu’elle a ?

— Nous aimerions savoir à qui vous l’avez louée.

— Ça regarde pas la poulaille, ce genre de truc, c’est secret professionnel.

— Nous l’avons trouvée sur le lieu d’un meurtre.

— Elle a morflé ?

— Vous dites ?

— La bagnole, elle est baisée ?

— Non, elle n’a rien.

— Alors, je peux la récupérer ?

— Dès que le labo en aura fini avec elle, oui.

— Et ça va me manger combien de temps, ces conneries ?

— À qui avez-vous loué cette voiture ?

— Vous savez combien ça va me coûter par jour ?

— Il s’agit d’un meurtre, ce sera rapide.

— Rapide, rapide…

— À qui avez-vous loué cette voiture ?

— Avec vous, il n’y a que les emmerdes qui soient rapides.

L’inspecteur Caregga changea de conversation :

— Alexandre Padovani, trafic de plaques, recel de voitures volées, port d’arme illégal, trois ans à Fresnes, deux ans d’interdiction de séjour.

C’était le pedigree du loueur.

— Bêtises de jeunesse, je me suis rangé.

— Peut-être, Padovani, mais si tu continues à me baver sur les rouleaux, je vais te déranger un peu.

L’inspecteur Caregga savait parfois trouver les mots.

— Skoulatou, dit le loueur, Miranda Skoulatou. Une Grecque.

* * *

COUDRIER : Si je calcule bien, depuis qu’on a tiré sur Malaussène, nous avons cinq morts sur les bras.

VAN THIAN : Beaucoup d’amis, Malaussène…

COUDRIER : Selon toute vraisemblance, les trois cadavres de Bercy sont signés Belleville.

VAN THIAN : Soude caustique… Probable, oui.

COUDRIER : Mais le ministre Chabotte, et le jeune Gauthier ?

VAN THIAN : …

COUDRIER : Je peux vous demander un service, Thian ?

VAN THIAN : …

COUDRIER : Soyez gentil, braquez ce bébé dans une autre direction.

VAN THIAN : C’est une fille, monsieur le Divisionnaire, elle s’appelle Verdun.

COUDRIER : Raison de plus.

(Le vieux Thian retourne la petite Verdun sur ses genoux. Les yeux de l’enfant lâchent ceux du commissaire Coudrier pour harponner le regard d’un Napoléon de bronze en exil sur la cheminée, là-bas, derrière Thian.)

COUDRIER : Je vous remercie.

VAN THIAN : …

COUDRIER : …

VAN THIAN : …

COUDRIER : Vous ne buvez toujours pas de café ?

VAN THIAN : Je ne bois plus rien depuis que je m’occupe de Verdun.

COUDRIER : …

VAN THIAN : …

COUDRIER : Notez… elle est plutôt sage.

VAN THIAN : Elle est parfaite.

COUDRIER : Sans illusion dès le départ… C’est peut-être un atout dans la vie.

VAN THIAN : Le seul.

COUDRIER : Mais je ne vous ai pas convoqué pour parler pédiatrie… Dites-moi, Thian, jusqu’où peut aller une femme quand elle a décidé de venger l’homme qu’elle aime ?

VAN THIAN : …

COUDRIER : …

VAN THIAN : Au moins, oui.

COUDRIER : Elle a loué trois voitures sous trois noms et trois nationalités différentes. Elle n’a laissé aucune empreinte sur les véhicules, mais sur les formulaires de location, si. Elle a retiré ses gants pour signer. J’ai fait examiner les trois écritures pour plus de sécurité, c’est la même. Maquillée, mais c’est la même. Pour ce qui est de son apparence physique, elle est à chaque fois méconnaissable. Une Italienne à denture de cheval, une Autrichienne neurasthénique, une belle Grecque incandescente.

VAN THIAN : Une professionnelle…

COUDRIER : Je suppose qu’elle n’a pas épuisé la panoplie de ses déguisements.

VAN THIAN : Ni ses planques…

COUDRIER : …

VAN THIAN : …

COUDRIER : La suite logique, d’après vous ?

VAN THIAN : L’élimination des autres employés du Talion.

COUDRIER : C’est bien ce que je craignais.

* * *

— Je l’aimais.

Julie avait une nouvelle fois changé de planque. Une chambre de bonne, rue Saint-Honoré.

— Je l’aimais.

Allongée sur un matelas rance, Julie disait cela à voix haute.

— Je l’aimais.

Elle laissait aller ses larmes. Elle ne pleurait pas, elle laissait aller ses larmes. Cette évidence la vidait :

— Je l’aimais.

C’était sa conclusion. Cela n’avait rien à voir avec le gouverneur, ni avec le fait que Benjamin avait été « le commentaire du monde », ni avec son âge à elle, sa prétendue peur de la solitude… Conneries, alibis.

— Je l’aimais.

Elle s’était donné toutes les raisons du monde. Il n’avait d’abord été qu’un sujet d’article. Épatant, cette profession de bouc émissaire. Il ne fallait pas rater ça. Elle avait écrit l’article. Mais, le sujet épuisé, Benjamin était resté. Intact. Son sujet tout court, à elle : Benjamin Malaussène.

— Je l’aimais.

Elle l’avait utilisé comme escale. Elle disparaissait pendant des mois, et venait se reposer chez lui. Jusqu’au jour où elle s’y était trouvée chez elle. Il n’était pas son porte-avions. Il était son port d’attache. Il était elle.

— Je l’aimais.

Benjamin n’était plus que cela : ce sujet manquant cette évidence qui la vidait.

— Je l’aimais !

Quelqu’un frappa à la cloison.

— On le saura que tu l’aimais !

26

De son vivant, Gauthier avait été un bon catholique. Et Gauthier était mort en bon catholique. Une balle dans la nuque, mais en bon catholique — malgré de longues études et la fréquentation assidue des livres. Le prêtre jugeait cette fidélité méritoire. Et la voix nasale du prêtre le faisait savoir aux amis rassemblés en l’église Saint-Roch autour d’un cercueil qui regardait le maître-autel. La famille pleurait. Les amis baissaient la tête. Le commissaire divisionnaire Coudrier se demandait pourquoi les prêtres perchent leur voix si haut dès qu’ils grimpent en chaire. Se peut-il que l’Esprit Saint parle du nez ? Dans un autre ordre d’idées, le commissaire divisionnaire Coudrier était résolument hostile à l’extermination des employés du Talion. Cette maison d’édition publiait clandestinement J.L.B., certes, mais elle rééditait aussi la polémique Bossuet-Fénelon sur la question fondamentale du Pur Amour selon Mme Guyon. Un pareil éditeur ne méritait pas de disparaître. Mais le commissaire Coudrier doutait que Julie Corrençon envisageât les choses sous cet angle. L’église Saint-Roch avait fait son plein de parents, d’amis, d’éditeurs et de flics. Certains cœurs étaient brisés, d’autres alourdis par le poids des armes de service. Les hommes observaient les femmes malgré les circonstances. Les femmes rosissaient. Elles ignoraient que le doigt des hommes était tout proche de la gâchette. Julie Corrençon pouvait fort bien se trouver parmi les pleureuses, ou déguisée en enfant de chœur, ou embusquée dans un confessionnal. Peut-être même plongerait-elle d’un vitrail, dotée d’une paire d’ailes immaculées et d’un fusil à pompe pour exercer son droit canon. Les inspecteurs avaient des fourmis dans les doigts, il leur poussait des yeux. Certains, dans leur carrière, avaient déjà eu affaire à des femmes amoureuses, et ceux-là portaient leur gilet pare-balles. Cette fille ne s’arrêterait pas avant d’avoir ratissé le champ de sa vengeance. Elle ne ferait pas de quartier. Elle opérerait large. Une balle de 22 à forte pénétration avait fait sauter son homme en l’air. Quand elles ne vous en remercient pas, ce sont des choses que les femmes pardonnent difficilement. Protection rapprochée sur le personnel des Éditions du Talion, c’étaient les ordres du patron. Et l’œil sur tout ce qui pouvait ressembler à une femme.

D’autres protecteurs s’étaient joints spontanément aux flics : les quatorze copains du rugbyman Calignac lui faisaient une citadelle ambulante. Une mêlée qu’un enchanteur celte aurait soudée à vie. Le Quinze se déplaçait comme un crabe suspicieux. Cela flanquait Calignac en rogne. Ses prières montaient moins légèrement. Il avait besoin d’un demi d’ouverture pour expédier à Gauthier ses bons vœux d’éternité. Des sentiments fraternels comme un ballon ovale. Calignac avait couvé Gauthier d’une affection protectrice. Calignac avait aimé Malaussène, aussi. Tout ce qui était étranger au rugby lui semblait d’une fragilité bouleversante. Ni Malaussène ni Gauthier n’avaient jamais pratiqué le rugby… et voilà. Calignac n’était pas idiot ; il savait bien que cela n’avait aucun rapport, mais tout de même… tout de même.

On enterrait le jeune Gauthier. On avait allongé ce garçon de papier dans un cercueil : goupillon. Il y pleuvait de l’eau sacrée : goupillon. Au nom de la Sainte Trinité : goupillon. Loussa de Casamance, pourtant, ne s’était pas muni de l’arme que ses hauts faits de Résistance l’autorisaient à porter dans une décoration venimeuse. Il était un nègre rescapé de Monte Cassino. Tomber sous les balles d’une femme amoureuse, même injustement, lui semblait une mort inespérée. Loussa de Casamance se refusait à mériter de la Patrie. En la personne de feu le maréchal Juin, la Patrie l’avait envoyé se faire hacher menu sur une aimable colline italienne dominée par une citadelle imprenable. Nègres en tête. Et tirailleurs bougnoules dont la Patrie s’offusqua que, la paix venue, ils exigeassent leur indépendance. Ceux qui étaient redescendus vivants de cette colline, la Patrie les avait couchés un beau matin, dans la poussière de Sétif : mitrailleuses. Le même jour, les enfants de Cassino jouaient avec les têtes des morts qu’ils ne cessaient de découvrir dans les ruines encore chaudes de la citadelle — un haut lieu de prière avant que la guerre n’y fît son nid. Loussa ne voulait pas mériter de la Patrie. Loussa ne voulait mériter que des femmes. Il en avait aimé quelques-unes. Passionnément, toutes. Admirables, toutes. Une balle de Julie Corrençon, c’était bien la moindre des choses qu’il estimait leur devoir. Et cela amuserait Malaussène. Loussa et Malaussène s’étaient bien amusés ensemble. Ce garçon était arrivé vingt ans trop tard dans la vie de Loussa, et voilà qu’il en était sorti trop tôt. Mais le temps qu’avait duré leur collaboration, ils s’étaient bien amusés, vraiment. Pourtant, Loussa n’avait pas poussé le pion de l’intimité. Il n’était jamais allé voir Malaussène chez lui. Ils ne se croisaient que dans les couloirs du Talion. Cela suffisait à la drôlerie. À quoi tenait-elle, cette rigolade intime entre Loussa et Malaussène ? À leur amour commun des livres, peut-être, un amour particulier, un amour à eux, un amour de voyous. Ils aimaient les livres comme des voyous. Ils n’avaient jamais pensé qu’un bouquin pût améliorer une canaille. Et de voir que les livres confirmaient les autres dans l’illusion de leur humanité, cela les amusait beaucoup. Mais ils aimaient les livres. Ils aimaient à travailler pour cette illusion. C’était tout de même plus drôle que de bosser pour la certitude des balles 22 long rifle à forte pénétration… Et puis, dans les moments de déprime, on pouvait toujours se consoler en se disant que les plus belles bibliothèques trônent chez les plus beaux marchands de canons. Loussa et Malaussène en avaient souvent débattu derrière leurs canons à eux : des sidi-brahim, calibre 13°5.

Le jeune Gauthier avait commencé sa lévitation. Quatre paires de jambes avaient poussé au bois de son cercueil. Il remontait l’allée avec une dignité horizontale qui courbait les têtes sur son passage. Il entraînait les foules comme le joueur de flûte. Parents d’abord, amis ensuite, on s’arrachait aux travées, on suivait le petit Gauthier, si peu meneur de son vivant. Loussa avait pris soin de se placer devant Isabelle. Il ne voulait pas que la Corrençon lui tuât Isabelle. Isabelle, que les employés du Talion appelaient la reine Zabo (Malaussène ouvertement) mais qui, pour Loussa, son nègre de Casamance, n’avait jamais été qu’Isabelle, cette petite marchande de prose qui, depuis les temps immémoriaux de leur enfance, envisageait le livre comme l’indispensable matelas de l’âme. Un après-midi de juin 54, peu après la chute de Diên Biên Phu (Loussa avait raconté l’anecdote à Malaussène), Isabelle l’avait appelé dans son bureau et lui avait dit : « Loussa, nous venons de perdre l’Indochine, je ne donne pas vingt ans à la diaspora chinoise pour quitter l’Asie du Sud-Est et venir s’installer ici, à Paris. Alors, tu vas m’apprendre le chinois vite fait et me faire traduire tout ce qui compte dans leur littérature. Quand ils arriveront, leurs bouquins les auront précédés, leur lit sera fait. » (Et Loussa avait conclu, en levant son verre à l’intention de Benjamin : « Voilà pourquoi tu m’entends chinoiser couramment, petit con. Gānbēi ! Santé ! »)

Non, quelle que fût son amitié pour Malaussène, Loussa ne laisserait pas sa Julie farcir son Isabelle. Loussa n’avait plus touché un canon de sidi depuis le début du massacre. Tous ses réflexes ainsi récupérés, il comptait bien se jeter entre Isabelle et la tueuse, l’instant venu… périr comme il l’avait toujours souhaité : pour une femme — et, comble de félicité, par une femme !

* * *

L’attaque les surprit tous autant qu’ils étaient. Elle ne vint pas d’une femme, elle vint du ciel. Au moment où l’on chargeait Gauthier dans son dernier taxi, Calignac sentit son épaule gauche exploser. Tous les autres entendirent la détonation. Calignac était entouré. On ne pouvait l’attaquer à hauteur d’homme, on l’avait flingué d’un perchoir. Les quatorze le plaquèrent instantanément au sol.

— Lâchez-moi, bordel, je veux voir d’où ça vient.

— Si tu bouges, on t’encule.

Avant qu’il fût parfaitement recouvert, une seconde balle lui perfora le mollet. D’une détente, le demi d’ouverture Lamaison plongea sur le mollet ensanglanté.

— Elle vise bien, la salope !

Plus de Calignac. Ni plus personne debout sur les marches de Saint-Roch. Les uns sur les autres. Loussa sur Isabelle.

— Cinquante ans que tu en crevais d’envie… avoue.

— Ne bouge pas.

Tous couchés. Sauf le mort. Abandonné à lui-même, le petit Gauthier avait glissé du fourgon. Il dressait crânement sa boîte au beau milieu des vivants allongés.

Le ciel hésita un instant.

L’hésitation lui fut fatale.

Un être double jaillit d’entre les aplatis. Il avait le visage paisible d’Hô Chi Minh, doublé d’une tête de bébé furieux. Solidement campé sur ses deux jambes écartées, il brandissait un énorme Manhurin dont il vidait méthodiquement le chargeur sur la fenêtre d’une chambre de bonne : immeuble face, sixième étage, troisième fenêtre sur la droite. Le regard du bébé accroché à son dos semblait lui désigner l’objectif. Le bébé portait aux oreilles ces tampons de feutre qui protègent les tympans professionnels de l’éclat des détonations. Les vitres de la chambre explosaient, les montants de la fenêtre s’éparpillaient en esquilles. Thian tirait comme un bataillon de Mexicains sur une cible unique.

— Pardonne-moi, Julie.

Thian tirait en parlant à Julie.

— Tu te sentiras mieux après.

Thian savait la douleur d’être veuf. Il avait perdu sa femme, en son temps, la grande Janine, et Gervaise, la fille de Janine, que Thian avait portée comme Verdun, dans un baudrier de cuir, avait quitté Thian pour Dieu : nonne. À l’époque, Thian aurait souhaité qu’un bataillon de Mexicains abrégeât son supplice.

— La vie est une longue agonie après la mort de l’amour.

Thian tirait charitablement sur Julie. Un à un, les autres flics se joignirent à lui. Ils n’y mettaient pas les mêmes sentiments. Thian les aurait volontiers flingués tous. Mais son chargeur était vide.

Un costaud traversait maintenant la rue en courant avec calme. Il portait un blouson d’aviateur au col fourré. Il pénétra dans l’immeuble. Il grimpa l’escalier de service. Dehors, pareil au jeune Buonaparte, le 13 vendémiaire 1795, sur les marches de la même église, le commissaire divisionnaire Coudrier ordonna le cessez-le-feu.

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