Toutes ces villes foraines, succursales de la ville principale, ne sont que l'extérieur de la foire; elles s'étendent sans plan autour du centre commun; en les comprenant toutes dans la même enceinte, leur circonférence serait celle d'une des grandes capitales de l'Europe. Une journée ne suffirait pas pour parcourir tous ces faubourgs provisoires qui sont autant de satellites de la foire proprement dite. Dans cet abîme de richesses, on ne peut tout voir; il faut donc choisir; d'ailleurs la chaleur étouffante des derniers jours caniculaires, la poussière, la foule, les mauvaises odeurs ôtent les forces au corps et l'activité à la pensée. Cependant j'ai vu comme on verrait à vingt ans, sous le rapport de l'exactitude, mais avec moins d'intérêt.


J'abrégerai mes descriptions: en Russie on se résigne à la monotonie: c'est une condition de la vie; mais c'est en France que vous me lirez, et je n'ai pas le droit d'espérer que vous preniez votre parti d'aussi bonne grâce que je prends ici le mien. Vous n'êtes pas obligé à la patience, comme si vous aviez fait mille lieues pour apprendre à pratiquer cette vertu des vaincus.


J'oubliais de noter une ville de laine de cachemire. En voyant ce vilain poil poudreux, ficelé par énormes ballots, je songeais aux belles épaules qu'il recouvrira un jour, aux magnifiques parures qu'il complétera, quand il sera changé en châles de Ternaux et autres.


J'ai vu aussi une ville de fourrure et une ville de potasse: c'est à dessein que je me sers de ce mot ville: lui seul peut vous dépeindre l'étendue des divers dépôts qui entourent cette foire et qui lui donnent un caractère de grandeur que n'aura jamais aucune autre foire.


Ce phénomène commercial ne pouvait se produire qu'en Russie: il fallait, pour créer une foire de Nijni, un extrême besoin de luxe chez des populations encore à demi barbares, vivant dans des contrées séparées les unes des autres par des distances incommensurables, sans moyens faciles ni prompts de communications; il fallait un pays où il résulte de l'intempérie des saisons que chaque localité se trouve isolée pendant une partie de l'année; la réunion de ces circonstances et de bien d'autres, sans doute, que je n'ai pu discerner, était nécessaire pour empêcher dans un empire déjà opulent le débit journalier dont le détail dispense les négociants des frais et des fatigues occasionnés par l'entassement annuel de toutes les richesses du sol et de l'industrie sur un seul point du pays à une époque fixe. On peut prédire le temps qui, je crois, n'est pas très-éloigné, où les progrès de la civilisation matérielle, en Russie, diminueront infiniment l'importance de la foire de Nijni. Aujourd'hui, je le répète, elle est la plus grande foire du monde.


Dans un faubourg séparé par un bras de l'Oka, se trouve un village persan dont les boutiques sont uniquement remplies de marchandises venant de Perse: parmi les plus remarquables de ces objets lointains j'ai surtout admiré des tapis qui m'ont paru magnifiques; des pièces de soie écrue et des termolama, espèce de cachemire de soie qui ne se fabrique, dit-on, qu'en Perse. Je ne serais pas surpris cependant si les Russes en faisaient chez eux pour vendre cette étoffe comme un produit étranger. Ceci est une pure supposition, et je ne pourrais la justifier par aucun fait.


Les figures persanes font peu d'effet en ce pays où la population indigène est elle-même asiatique et conserve les traces de son origine.


On m'a fait traverser une ville uniquement destinée à loger les poissons séchés et salés qui sont envoyés de la mer Caspienne pour les carêmes russes. Les Grecs dévots font une grande consommation de ces momies aquatiques. Quatre mois d'abstinence chez les Moscovites enrichissent les mahométans de la Perse et de la Tartarie. Cette ville des poissons est située au bord de l'eau; on voit les peaux de ces monstres divisées par moitié, les unes sont rangées à terre, les autres restent entassées dans la cale des vaisseaux qui les apportent: si l'on ne comptait pas ces corps morts par millions, on se croirait dans un cabinet d'histoire naturelle. On les appelle, je crois, sordacs. Ils exhalent même en plein air une odeur désagréable. Une autre ville est la ville des cuirs, objets de la plus haute importance à Nijni, parce qu'on en apporte là suffisamment pour fournir à la consommation de toute la Russie occidentale.


Une autre, c'est la ville des fourrures; on y voit des peaux de toutes sortes de bêtes, depuis la zibeline, le renard bleu et certaines fourrures d'ours qu'il faut payer douze mille francs pour s'en faire une pelisse, jusqu'aux renards communs et aux loups qui ne coûtent rien; les gardiens de ces trésors se font pour la nuit des tentes de leurs marchandises, sauvages abris dont l'aspect est pittoresque. Ces hommes, quoiqu'ils habitent des pays froids, vivent de peu: ils se vêtent mal et dorment en plein air quand il fait beau; quand il pleut, ils sont nichés sous des piles de marchandises, dans des trous: véritables lazzaronis du Nord, ils sont moins gais, moins brillants, moins mimes et plus malpropres que ceux de Naples, parce qu'à la saleté de leurs personnes se joint celle de leurs vêtements qu'ils ne peuvent quitter.


Ce que vous venez de lire suffit pour vous donner une idée de l'extérieur de la foire: l'aspect de l'intérieur, je vous le répète, est beaucoup moins intéressant; il fait un contraste singulier et peu agréable avec celui du dehors, là, au dehors, roulent les chars, les brouettes; là règnent le désordre, le bruit, la foule, les cris, les chants, la liberté enfin! Ici, au dedans, on retrouve la régularité, le silence, la solitude, l'ordre, la police, en un mot la Russie!


D'immenses files de maisons, ou plutôt de boutiques, séparent de longues et larges rues, au nombre de douze ou treize, je crois, qui se terminent à une église russe et à douze pavillons chinois. Pour suivre chaque rue et parcourir la foire entière en circulant de boutique en boutique, il faut faire dix lieues. Voilà ce que je sais, mais quand je vois les lieux je ne le crois pas. Notez que je ne vous parle ici que de la ville foraine proprement dite, et non plus des faubourgs dont nous avons fui le tumulte pour nous réfugier dans la paix du bazar gardé par les Cosaques qui, pour le sérieux, la roideur et l'exacte obéissance, équivalent, du moins pendant les heures du service, aux muets du sérail.


L'Empereur Alexandre, après avoir choisi le nouvel emplacement de cette foire, ordonna les travaux nécessaires à son établissement; il ne l'a jamais vue; il a donc ignoré les sommes immenses qu'on fut obligé d'ajouter à son budget, et qui ont été enfouies depuis sa mort dans ce terrain trop bas pour l'usage auquel on l'avait destiné. Grâce à des efforts inouïs et à des dépenses énormes la foire est maintenant habitable pendant l'été; c'est tout ce qu'il faut au commerce. Mais il n'en est pas moins vrai qu'elle est mal située, poudreuse ou fangeuse au premier rayon de soleil, à la moindre pluie; et malsaine quelque temps qu'il fasse; ce qui n'est pas un mince inconvénient pour les marchands, obligés de coucher au-dessus de leurs magasins pendant six semaines.


Malgré le goût des Russes pour la ligne droite, bien des gens pensent ici comme moi, qu'il aurait mieux valu mettre la foire à côté de la vieille ville, sur la crête de la montagne, dont on aurait rendu le sommet abordable par de belles rampes d'une pente insensible et d'un effet grandiose dans le paysage, quitte à déposer au pied du coteau, sur les bords de l'Oka, les objets trop pesants et trop volumineux pour être hissés sur la colline. Ainsi les fers, les bois, les laines, les chiffons, les thés seraient restés près des bateaux qui les apportent, et la foire marchande et brillante se serait tenue sur un plateau spacieux à la porte de la ville haute; disposition plus convenable sous tous les rapports que ne l'est l'arrangement actuel! Vous figurez-vous une côte habitée par les représentants de toutes les nations de l'Asie et de l'Europe? cette montagne peuplée ferait un prodigieux effet; le marais où grouillent ces populations voyageuses en produit peu.


Les ingénieurs modernes, si habiles dans tous les pays, auraient trouvé là de quoi exercer leur talent; les admirateurs de la mécanique n'eussent pas manqué d'objets dignes de piquer leur curiosité, car on eût inventé des machines pour aider les marchandises à grimper la montagne; les poëtes, les peintres, les amateurs des beaux sites et des effets pittoresques, les curieux qui sont devenus un peuple dans ce siècle où l'abus de l'activité produit des fanatiques de fainéantise, tous ces hommes, utiles par l'argent qu'ils dépensent, auraient joui d'une promenade magnifique, et bien autrement intéressante que celle qu'on leur a ménagée dans un bazar uni d'où l'on n'a point de vue et où l'on respire un air méphitique; enfin ceci mérite considération: ce résultat aurait coûté à l'Empereur beaucoup moins d'argent qu'il n'en a dépensé pour sa foire aquatique, ville d'un mois, plate comme une table, chaude l'été comme une savane, humide l'hiver comme un bas-fond.


Les paysans russes sont les principaux agents du commerce de cette foire prodigieuse. La loi défend pourtant à un serf de demander, et aux hommes libres de lui accorder du crédit pour plus de cinq roubles. Eh bien, on traite sur parole avec plusieurs de ces hommes pour deux cent mille, pour cinq cent mille francs, et les termes de paiement sont fort reculés. Ces esclaves millionnaires, ces Aguado attachés à la glèbe ne savent pas lire. Aussi arrive-t-il en Russie que l'homme dépense prodigieusement d'intelligence pour suppléer à son ignorance. Dans les pays éclairés, les bêtes savent à dix ans ce que, dans les sociétés arriérées, les hommes d'esprit parviennent seuls à apprendre, et encore ne l'apprennent-ils qu'à trente ans.


En Russie le peuple ignore l'arithmétique; depuis des siècles il fait ses comptes avec des cadres qui contiennent des séries de boules mobiles. Chaque ligne a sa couleur, laquelle désigne les unités, les dizaines, les centaines, etc., etc. Cette manière de calculer est sûre et prompte.


N'oubliez pas que le seigneur des serfs millionnaires peut les dépouiller demain de tout ce qu'ils possèdent, pourvu qu'il ait soin de leurs personnes; à la vérité ces actes de violences sont rares, mais ils sont possibles.


On ne se souvient pas qu'il y ait eu un seul négociant trompé dans sa confiance en la bonne foi des paysans avec lesquels il a traité d'affaires; tant il est vrai que dans toute société, pourvu qu'elle soit stable, le progrès des mœurs corrige les défauts des institutions.


On m'a pourtant conté que le père d'un comte Tcheremitcheff, aujourd'hui vivant, j'ai presque dit régnant, avait un jour promis la liberté à une famille de paysans, moyennant l'exorbitante somme de cinquante mille roubles. Il reçoit l'argent, puis il maintient parmi ses serfs la famille dépouillée.


Telle est l'école de bonne foi et de probité où s'instruisent les paysans russes, sous le despotisme aristocratique qui les écrase, malgré le despotisme autocratique qui les gouverne; mais celui-ci se trouve bien souvent sans force contre son rival. L'orgueil impérial se contente des mots, des formes, des chiffres; l'ambition aristocratique vise aux choses, et fait bon marché des paroles. Nulle part maître plus adulé ne fut moins obéi et plus trompé que ne l'est le souverain soi-disant absolu de l'Empire de Russie; pourtant la désobéissance est périlleuse, mais le pays est vaste et la solitude muette.


Le gouverneur de Nijni, M. Boutourline, m'a invité avec beaucoup de politesse à dîner avec lui tous les jours pendant le temps que je compte passer à Nijni; demain il m'expliquera comment des traits pareils à la fausse promesse du comte Tcheremitcheff, rares partout et en tout temps, ne peuvent aujourd'hui se renouveler en Russie. Je vous ferai le résumé de sa conversation si toutefois j'en puis tirer quelque chose; jusqu'à présent je n'ai recueilli de la bouche des Russes que des discours confus. Est-ce défaut de logique, est-ce volonté arrêtée d'embrouiller les idées des étrangers? c'est, je crois, l'un et l'autre. À force de vouloir déguiser la vérité aux yeux des autres, on finit par ne plus l'apercevoir soi-même qu'à travers un voile qui, chaque jour, s'épaissit davantage. Les vieux Russes vous trompent innocemment sans s'en douter; le mensonge sort de leur bouche naïf comme un aveu. Je serais curieux de savoir à quel âge la fraude cesse d'être un péché à leurs yeux. La fausse conscience commence de bonne heure chez des hommes qui vivent de peur.


Rien n'est à bon marché à la foire de Nijni, si ce n'est ce que personne ne se soucie d'acheter. L'époque des grandes différences de prix, selon les diverses localités, est passée; on sait partout la valeur de toutes choses; les Tatares eux-mêmes qui viennent du centre de l'Asie à Nijni pour payer très-cher, parce qu'ils ne peuvent faire autrement, les objets de luxe envoyés de Paris et de Londres, y portent en échange des denrées dont ils connaissent parfaitement la valeur. Les marchands peuvent encore abuser de la situation où se trouvent les acheteurs, mais ils ne peuvent plus les tromper. Ils ne surfont pas, comme on dit en langage de boutique; ils rabattent encore moins; ils demandent imperturbablement trop cher; et leur probité consiste à ne se départir jamais de leurs prétentions les plus exagérées.


Je n'ai trouvé à Nijni aucune étoffe de soie de l'Asie, si n'est quelques rouleaux de vilain satin de la Chine, d'une couleur fausse, d'un tissu peu épais, et fripé comme une vieille soierie. J'en avais vu de plus beau en Hollande; et ces rouleaux se vendent ici plus cher que les plus belles étoffes de Lyon.


Sous le rapport financier, l'importance de cette foire croît tous les ans; mais l'intérêt qui s'attachait à la singularité des marchandises, à la figure étrange des hommes, diminue. En général la foire de Nijni trompe l'attente des curieux sous le rapport pittoresque et amusant; tout est morne et roide en Russie; les esprits mêmes y sont tirés au cordeau, excepté le jour où ils envoient tout promener. Dans ces moments, l'instinct de la liberté, si longtemps comprimé, fait explosion; alors les paysans mettent leur seigneur à la broche et le font rôtir à petit feu, ou le seigneur épouse une esclave; c'est la fin du monde; mais ces rares bouleversements produisent peu d'effet au loin, personne n'en parle; les distances et l'action de la police permettent que les faits isolés restent ignorés des masses; l'ordre ordinaire n'est pas troublé par des révoltes impuissantes; il repose sur une prudence, sur un silence universels, qui sont synonymes d'ennui et d'oppression.


Dans ma promenade aux boutiques de la foire proprement dite, j'ai vu des Boukares. Ce peuple habite un coin du Thibet, voisin de la Chine. Les marchands boukares viennent à Nijni vendre des pierres précieuses. Les turquoises que je leur ai achetées sont chères comme celles qu'on vend à Paris, encore n'est-on pas sûr qu'elles soient véritables; toutes les pierres de quelque valeur montent ici à des prix très-élevés. Ces hommes passent leur année dans le voyage, car il leur faut, disent-ils, plus de huit mois, rien que pour aller et venir. Ni leurs figures, ni leurs costumes ne m'ont paru très-remarquables. Je ne crois guère à l'authenticité des Chinois de Nijni; mais les Tatares, les Persans, les Kirguises et les Calmoucks suffisent à la curiosité.


À propos de Kirguises et de Calmoucks, ces barbares amènent ici, du fond de leurs steppes, des troupeaux de petits chevaux sauvages pour les vendre à la foire de Nijni. Ces animaux ont beaucoup de qualités physiques et morales, mais ils n'ont pas de figure; ils sont précieux pour la selle, et leur caractère les fait estimer. Pauvres bêtes! ils ont plus de cœur que bien des hommes; ils s'aiment les uns les autres avec une tendresse et une passion telles qu'ils sont inséparables. Tant qu'ils restent ensemble, ils oublient l'exil, l'esclavage; ils se croient toujours dans leur pays; pour en vendre un, il faut l'abattre et le traîner de force avec des cordes hors de l'enceinte où sont enfermés ses frères, qui, pendant cette exécution, ne cessent de tenter la fuite ou la révolte, de gémir et de hennir douloureusement en s'agitant dans leur parc. Jamais, que je sache, les chevaux de nos contrées n'ont donné de telles preuves de sensibilité. J'ai rarement été touché comme je le fus hier par le désespoir de ces malheureuses bêtes arrachées à la liberté du désert, et violemment séparées de ce qu'elles aiment; répondez-moi si vous le voulez par le joli vers de Gilbert:


Un papillon souffrant lui fait verser des larmes,


peu m'importent vos moqueries, je suis sûr que si vous étiez témoin de ces cruels marchés qui en rappellent de plus impies, vous partageriez mon attendrissement. Le crime, reconnu crime par les lois, a des juges en ce monde; mais la cruauté permise n'est punie que par la pitié des honnêtes gens pour les victimes et, je l'espère, par l'équité divine. C'est cette barbarie tolérée qui me fait regretter les bornes de mon éloquence; un Rousseau, même un Sterne, saurait bien vous faire pleurer sur le sort de mes pauvres chevaux kirguises, destinés à venir en Europe porter des hommes esclaves comme eux, mais de qui la condition ne mérite pas toujours autant de pitié que celle des bêtes quand elles sont privées de la liberté.


Vers le soir, l'aspect de la plaine devient imposant. L'horizon se voile légèrement sous la brume, qui plus tard retombe en rosée, et sous la poussière du sol de Nijni, espèce de petit sable brun, qui voilent le ciel d'une teinte rougeâtre: ces accidents de lumière ajoutent à l'effet du site dont la grandeur est imposante. Du sein des ombres sortent des lueurs fantastiques, une multitude de lampes s'allument dans les bivouacs dont la foire est environnée; tout parle, tout murmure; la forêt lointaine prend une voix, et du milieu même des fleuves habités, les bruits de la vie viennent encore frapper l'oreille attentive. Quelle imposante réunion d'hommes! Quelle confusion de langues, quels contrastes d'habitudes!… mais quelle uniformité de sentiments et d'idées!… Le but de ce rassemblement immense n'est pour chaque individu que de gagner un peu d'argent. Ailleurs, la gaîté des populations voile leur cupidité; ici, le commerce est à nu, et la stérile rapacité du marchand domine la frivolité du promeneur, l'abrutissement de l'esclave: rien n'est poétique: tout est lucratif. Je me trompe, la poésie de la crainte et de la douleur est au fond de tout en ce pays; mais quelle est la voix qui l'ose exprimer?…


Pourtant quelques tableaux pittoresques consolent l'imagination et récréent les regards.


Sur les chemins qui servent de communications aux divers campements des marchands dont la foire est entourée, sur les ponts, le long des grèves, aux abords des rivières, vous rencontrez d'immenses files d'équipages singuliers; ce sont des trains qui marchent à vide. Ces roues, réunies par un essieu, reviennent des dépôts où elles ont servi à transporter de longues pièces de bois de construction. Les troncs d'arbres en allant étaient portés sur quatre et quelque fois six roues, mais quand le train retourne au magasin, chaque essieu avec ses deux roues est séparé du reste et chemine ainsi, traîné par un cheval guidé par un homme. Ce cocher, en équilibre, debout sur l'essieu, se tient et mène son coursier à peine dressé avec une grâce sauvage, avec une dextérité que je n'ai vues qu'aux Russes. Ces Franconi bruts me retracent les cochers du cirque à Byzance; ils sont vêtus de la chemise grecque, espèce de tunique que je vous ai décrite ailleurs et qui ressemble en beau à nos blouses; c'est vraiment antique. En Russie on se reporte au Bas-Empire comme en Espagne on se rappelle l'Afrique, et en Italie, Rome ancienne et Athènes!… Les paysans russes sont, je crois, les seuls hommes que j'aie vus laisser tomber leur chemise par-dessus leur pantalon, de même que les paysannes russes sont les seules femmes de la terre qui serrent leur ceinture au-dessus de la gorge. Ceci est, il faut le répéter, l'usage le plus disgracieux du monde.


En errant la nuit autour de la foire, on est frappé de loin de l'éclat des boutiques de comestibles, de celui des petits théâtres, des auberges et des cafés!… Mais au milieu de tant de clarté, on n'entend que des bruits sourds, et le contraste de l'illumination des lieux et de la taciturnité des hommes tient de la magie; on se croit chez un peuple touché de la baguette d'un enchanteur.


Les hommes de l'Asie graves et taciturnes restent sérieux jusque dans leurs divertissements; les Russes sont des Asiatiques policés, si ce n'est civilisés.


Je ne me lasse pas d'écouter leurs chants populaires, remarquables par la tristesse des accords, par la recherche de la composition et par la verve et l'ensemble de l'exécution. La musique double de prix dans un lieu où cent peuples divers sont réunis par un intérêt commun et divisés par leurs langues et leurs religions. Où la parole ne servirait qu'à séparer les hommes, ils chantent pour s'entendre. La musique est l'antidote des sophismes. De là la vogue toujours croissante de cet art en Europe. Il y a dans les chœurs exécutés par les mugics du Volga une facture extraordinaire; ce sont des effets d'harmonie que malgré, ou peut-être à cause de leur rudesse, nous appellerions savants sur un théâtre ou dans une église; ce ne sont pas des mélodies suaves et inspirées, mais, de loin, ces masses de voix qui se contrarient en chœur produisent des impressions profondes et neuves pour nous autres Occidentaux. La tristesse des sons n'est pas mitigée par la décoration de la scène. Une forêt profonde, formée par les mâts des vaisseaux, borne la vue des deux côtés, et voile en certains endroits une partie du ciel; le reste du tableau n'est qu'une plaine solitaire toujours enfermée dans une forêt de sapins sans bornes: peu à peu on voit les lumières diminuer, elles s'éteignent enfin, et l'obscurité accroissant le silence éternel de ces pâles contrées, répand dans l'âme une nouvelle surprise: la nuit est mère de l'étonnement. Toutes les scènes qui, peu d'instants auparavant, animaient encore le désert, s'effacent et s'oublient dès que le jour disparaît; les souvenirs indécis succèdent au mouvement de la vie; et le voyageur reste seul avec la police russe qui rend l'obscurité doublement effrayante; on croit avoir rêvé, et l'on regagne son gîte, l'esprit rempli de poésie, c'est-à-dire de crainte vague et de pressentiments douloureux. On ne peut oublier un instant, en parcourant la Russie, que les Russes sont des hommes de l'Orient jadis égarés par des chefs qui, dans leur migration, se sont trompés de route en poussant vers le Nord un peuple né pour vivre au soleil.


SOMMAIRE DE LA LETTRE TRENTE-QUATRIÈME.


Singularité financière.—Ici l'argent représente le papier.—Réforme ordonnée par l'Empereur.—Comment le gouverneur de Nijni décide les marchands à obéir.—Habileté des sujets pour désobéir sans en avoir l'air.—Analyse de leurs motifs.—Probité: l'ukase sur les monnaies.—Générosité apparente.—Où est l'esprit de justice et de conservation sous les gouvernements despotiques.—Beaux travaux ordonnés par l'Empereur pour embellir Nijni.—Minutie.—Singuliers rapports du serf avec son seigneur.—Opinion du gouverneur de Nijni sur le régime despotique.—Douceur de l'administration russe.—Comment on punit les seigneurs qui abusent de leur autorité.—Difficulté qu'éprouve le voyageur pour arriver à la vérité.—Promenade en voiture avec le gouverneur.—Vue de la foire prise du haut d'un pavillon chinois.—Valeur des marchandises.—Préjugés inspirés au peuple par son gouvernement.—Portraits de certains Français; leurs ridicules en pays étranger.—Rencontre d'un Français aimable.—Société réunie pour dîner chez le gouverneur.—Les femmes russes; la femme du gouverneur.—Bizarrerie anglaise.—Anecdote racontée par une Polonaise.—À quoi servent les manières faciles.—Promenade avec le gouverneur.—Sa conversation.—Employés subalternes: ce qu'ils sont dans l'Empire.—Deux aristocraties: la moderne et l'ancienne.—Quelle est la plus odieuse au peuple.—Mon feldjæger.—Drapeau de Minine.—Manque de foi du gouvernement.—Église déplacée, malgré le tombeau de Minine qu'elle renferme.—Pierre-le-Grand.—Erreur des peuples.—Caractère français.—La vraie gloire des nations.—Réflexions sur la politique.—Le Kremlin de Nijni.—Vente des meubles du palais des Empereurs au Kremlin de Moscou.—Couvent de femmes.—Camp du gouverneur de Nijni.—Manie des manœuvres.—Chant des soldats.—Église des Strogonoff à Nijni.—Vaudeville en russe.


Nijni, ce 25 août 1839.


Cette année, au moment de l'ouverture de la foire, le gouverneur fit venir chez lui les plus fortes têtes commerciales de la Russie, réunies alors à Nijni, et il leur exposa en détail les inconvénients depuis longtemps reconnus et déplorés du système monétaire établi dans cet empire.


Vous savez qu'il y a en Russie deux signes représentatifs des denrées: le papier et l'argent monnayé; mais vous ne savez peut-être pas que celui-ci, par une singularité unique, je crois, dans l'histoire financière des sociétés, varie sans cesse de valeur, tandis que les assignats restent fixes; il résulte de cette bizarrerie qu'une élude approfondie de l'histoire et de l'économie politique du pays pourrait seule expliquer un fait très-extraordinaire: c'est qu'en Russie l'argent représente le papier, quoique celui-ci n'ait été institué, et ne subsiste légalement que pour représenter l'argent.


Ayant expliqué cette aberration à ses auditeurs, et déduit toutes les fâcheuses conséquences qui en dérivent, le gouverneur ajouta que, dans sa sollicitude constante pour le bonheur de ses peuples et le bon ordre de son Empire, l'Empereur venait enfin de mettre un terme à un désordre dont les progrès menacent d'entraver le commerce intérieur d'une manière effrayante. Le seul remède reconnu pour efficace est la fixation définitive et irrévocable de la valeur du rouble monnayé. L'édit que vous lirez plus loin, car j'ai conservé le numéro du journal de Pétersbourg dans lequel il fut inséré, accomplit cette révolution en un jour, du moins en paroles; mais afin de réaliser la réforme, le gouverneur conclut sa harangue en disant que la volonté de l'Empereur étant que l'ukase fût immédiatement mis à exécution, les agents supérieurs de l'administration, et lui en particulier, gouverneur de Nijni, espéraient que nulle considération d'intérêt personnel ne prévaudrait contre le devoir d'obéir sans retard à la volonté suprême du chef de l'Empire.


Les prud'hommes, consultés dans cette grave question, répliquèrent que la mesure, bonne en elle-même, allait bouleverser les fortunes commerciales les plus assurées, si on l'appliquait aux marchés précédemment conclus, et qui ne devaient avoir leur accomplissement qu'à la foire actuelle. Tout en bénissant et admirant la profonde sagesse de l'Empereur, ils représentèrent humblement au gouverneur que ceux des négociants qui avaient effectué des ventes de denrées pour un prix fixé selon l'ancien taux de l'argent, et stipulé leurs transactions de bonne foi, d'après les rapports existants lors de la foire précédente entre le rouble de papier et le rouble monnayé, allaient se voir exposés à des remboursements frauduleux, bien qu'autorisés par la loi, et que ces tromperies les frustrant de leur profit, ou tout au moins diminuant notablement les bénéfices sur lesquels ils ont droit de compter, pourraient les ruiner si l'on accordait au présent édit un effet rétroactif, lequel motiverait une foule de petites banqueroutes partielles qui ne manqueraient pas d'en entraîner de totales.


Le gouverneur reprit, avec le calme et la douceur qui président en Russie à toutes les discussions administratives, financières et politiques, qu'il entrait parfaitement dans les vues de MM. les principaux négociants intéressés aux affaires de la foire; mais qu'après tout, le fâcheux résultat redouté par ces messieurs ne menaçait que quelques particuliers qui d'ailleurs conservaient pour garantie la sévérité des lois existantes contre les banqueroutiers, tandis qu'un retard ressemblerait toujours un peu à de la résistance, et que cet exemple donné par la place de commerce la plus importante de l'Empire, entraînerait des inconvénients bien autrement redoutables pour le pays que quelques faillites qui, en fin de compte, ne font de mal qu'à un petit nombre d'individus, tandis que la désobéissance approuvée, justifiée, il faut bien le dire, par des hommes qui jusque-là jouissaient de la confiance du gouvernement, serait une atteinte portée au respect du souverain, à l'unité administrative et financière de la Russie, c'est-à-dire aux principes vitaux de cet empire; il ajouta que, d'après ces considérations péremptoires, il ne doutait pas que ces messieurs ne s'empressassent, par leur condescendance, d'éviter le reproche monstrueux de sacrifier l'intérêt de l'État à leur avantage particulier, redoutant l'ombre d'un crime de lèse-civisme plus que tous les sacrifices pécuniaires auxquels ils allaient s'exposer glorieusement par leur soumission volontaire et leur zèle patriotique.


Le résultat de cette pacifique conférence fut que le lendemain la foire s'ouvrit sous le régime rétroactif du nouvel ukase, dont la publication solennelle se fit d'après l'assentiment et les promesses des premiers négociants de l'Empire.


Ceci m'a été conté, je vous le répète, par le gouverneur lui-même, dans l'intention de me prouver la douceur avec laquelle fonctionne la machine du gouvernement despotique, si calomnié chez les peuples régis par des institutions libérales.


Je me permis de demander à mon obligeant et intéressant précepteur de politique orientale quel avait été le résultat de la mesure du gouvernement, et de la manière cavalière dont on avait jugé à propos de la mettre à exécution.


«Le résultat a passé mes espérances, repartit le gouverneur d'un air satisfait. Pas une banqueroute!… Tous les nouveaux marchés ont été conclus d'après le nouveau régime monétaire; mais ce qui vous étonnera c'est que nul débiteur n'a profité, pour solder d'anciennes dettes, de la faculté accordée par la loi de frauder ses créanciers.»


J'avoue qu'au premier abord ce résultat me parut étourdissant, puis, en réfléchissant, je reconnus l'astuce des Russes; la loi publiée, on lui obéit… sur le papier: c'est assez pour le gouvernement. Il est facile à satisfaire, j'en conviens, car ce qu'il demande avant tout, au prix de tout, c'est le silence. On peut définir d'un mot l'état politique de la Russie: c'est un pays où le gouvernement parle comme il veut, parce que lui seul a le droit de parler. Ainsi, dans la circonstance qui nous occupe, le gouvernement dit: Force est restée à la loi; tandis que, de fait, l'accord des parties intéressées annule l'action de cette loi dans ce qu'elle aurait d'inique si on l'eût appliquée aux créances anciennes. Dans un pays où le pouvoir serait patient, le gouvernement n'eût pas exposé l'honnête homme à se voir frustré par des fripons d'une partie de ce qui lui est dû; en bonne justice la loi n'eût réglé que l'avenir. Eh bien, principe à part, ce même résultat a été obtenu de fait ici, par des moyens différents. Il a fallu pour atteindre à ce but, que l'habileté des sujets suppléât à l'aveugle brusquerie de l'autorité, afin d'éviter les maux qui pouvaient résulter pour le pays des boutades du pouvoir suprême.


Il existe dans tout gouvernement à théories exagérées, une action cachée, un fait qui s'oppose presque toujours à ce que la doctrine a d'insensé. Les Russes possèdent à un haut degré l'esprit du commerce; tout ceci vous explique comment les marchands de la foire ont senti que les vrais négociants ne vivant que de confiance, tout sacrifice fait à leur crédit leur rapporte cent pour cent. Ce n'est pas tout: une autre influence encore aura refoulé la mauvaise foi et fait taire la cupidité aveugle. Les velléités de banqueroute auront été réprimées tout simplement par la peur, la véritable souveraine de la Russie. Cette fois les malintentionnés auront pensé que s'ils s'exposaient à quelques procès, ou seulement à des plaintes trop scandaleuses, les juges ou la police se tourneraient contre eux, et qu'en ce cas, ce qu'on appelle ici la loi serait appliqué à la rigueur. Ils ont redouté l'incarcération, les coups de roseau dans la prison; que sais-je? pis encore! D'après tous ces motifs, qui fonctionnent doublement dans le silence universel, état normal de la Russie, ils ont donné ce bel exemple de probité commerciale dont le gouverneur de Nijni se plaisait à m'éblouir. À la vérité, je ne fus ébloui qu'un instant, car je ne tardai pas à reconnaître que si les marchands russes ne se ruinent pas les uns les autres, leurs égards réciproques ont précisément la même source que la mansuétude des mariniers du lac Ladoga, des crocheteurs et des cochers de fiacre de Pétersbourg, et de tant d'autres gens du peuple qui font taire leur colère non par des motifs d'humanité, mais par la crainte de voir l'autorité supérieure intervenir dans leurs affaires. Comme je gardais le silence, je vis que M. Boutourline jouissait de ma surprise. «On ne connaît pas toute la supériorité de l'Empereur, continua-t-il, quand on n'a pas vu ce prince à l'œuvre, particulièrement à Nijni, où il fait des prodiges.


—J'admire beaucoup, repartis-je, la sagacité de l'Empereur.


—Quand nous visiterons ensemble les travaux ordonnés par Sa Majesté, répliqua le gouverneur, vous l'admirerez bien davantage. Vous le voyez, grâce à l'énergie de son caractère, à la justesse de ses vues, la régularisation des monnaies, qui ailleurs aurait exigé des précautions infinies, vient de s'opérer chez nous comme par enchantement.»


L'administrateur courtisan eut la modestie de ne pas mettre en ligne de compte sa propre finesse: il se garda également de me laisser le temps de lui dire ce que les mauvaises langues ne cessent de me répéter à voix, très-basse, c'est que toute mesure financière du genre de celle que vient de prendre le gouvernement russe, donne à l'autorité supérieure des moyens de profit à elle connu, mais dont on n'ose se plaindre tout haut sous un régime autocratique; j'ignore quelles ont été les secrètes manœuvres auxquelles on eut recours cette fois; mais pour m'en faire une idée, je me figure la situation d'un dépositaire vis-à-vis de l'homme qui lui confie une somme considérable. Si celui qui l'a reçue a le pouvoir de tripler à volonté la valeur de chacune des pièces de monnaie dont la somme se compose, il est évident qu'il peut rembourser le dépôt tout en conservant dans ses mains les deux tiers de ce qu'on lui a remis. Je ne dis pas que tel ait été le résultat de la mesure ordonnée par l'Empereur, mais je fais cette supposition entre tant d'autres pour m'aider à comprendre les médisances, ou si l'on veut les calomnies des mécontents. Ils ajoutent que le profit de cette opération si brusquement exécutée, et qui consiste à enlever par un décret au papier une partie de son ancienne valeur pour accroître, dans la même proportion, celle du rouble d'argent, est destiné à dédommager le trésor particulier du souverain des sommes qu'il en a fallu tirer pour rebâtir à ses frais, son palais d'hiver, et pour refuser, avec la magnanimité que l'Europe et la Russie ont admirée, les offres des villes, de plusieurs particuliers et des principaux négociants jaloux de contribuer à la reconstruction d'un édifice national, puisqu'il sert d'habitation au chef de l'Empire.


Vous pouvez juger par l'analyse détaillée que j'ai cru devoir vous faire de cette tyrannique charlatanerie, du prix qu'on attache ici à la vérité, du peu de valeur des plus nobles sentiments et des plus belles phrases, enfin de la confusion d'idées qui doit résulter de cette éternelle comédie. Pour vivre en Russie, la dissimulation ne suffit pas, la feinte est indispensable. Cacher est utile, simuler est nécessaire; enfin, je vous laisse à présumer et à apprécier les efforts que s'imposent les âmes généreuses et les esprits indépendants pour se résigner à subir un régime où la paix et le bon ordre sont payés par le décri de la parole humaine, le plus sacré de tous les dons du ciel pour l'homme qui a quelque chose de sacré… Dans les sociétés ordinaires, c'est la nation qui est pressée, le peuple fouette et le gouvernement enraye; ici c'est le gouvernement qui fouette et le peuple qui retient, car, pour que la machine politique subsiste, il faut bien que l'esprit de conservation soit quelque part. Le déplacement d'idées que je note à ce propos est un phénomène politique dont jusqu'à ce jour la Russie seule m'a fourni l'exemple. Sous le despotisme absolu c'est le gouvernement qui est révolutionnaire, parce que révolution veut dire régime arbitraire et pouvoir violent[13].


Le gouverneur a tenu sa promesse; il m'a mené voir dans le plus grand détail les travaux ordonnés par l'Empereur pour faire de Nijni tout ce qu'on peut faire de cette ville et pour réparer les erreurs des hommes qui l'ont fondée. Une route magnifique montera des bords de l'Oka dans la ville haute, séparée de la basse, comme je vous l'ai déjà dit, par une crique très-élevée; des précipices seront comblés, des rampes tracées; on fera de magnifiques percées dans la terre même de la montagne; des substructions immenses soutiendront des places, des rues et des édifices; ces travaux sont dignes d'une grande cité commerciale. Les entailles qui se pratiquent dans la falaise, les ponts, les esplanades, les terrasses, changeront un jour Nijni en une des plus belles villes de l'Empire; tout cela est grand! mais voici qui vous paraîtra petit. Comme Sa Majesté a pris la ville de Nijni sous sa protection spéciale, chaque fois qu'une légère difficulté s'élève sur la manière de continuer les constructions commencées, ou bien dès que l'on répare la façade d'une ancienne maison ou lorsqu'on en veut bâtir une nouvelle dans quelque rue ou sur l'un des quais de Nijni, le gouverneur a l'ordre de faire lever un plan spécial et de soumettre la question à l'Empereur. Quel homme! s'écrient les Russes… Quel pays! m'écrierais-je, si j'osais parler!!


Chemin faisant, M. Boutourline, dont je ne saurais assez louer l'obligeance et reconnaître l'hospitalité, m'a donné d'intéressantes notions sur l'administration russe et sur l'amélioration que le progrès des mœurs apporte chaque jour dans la condition des paysans.


Aujourd'hui un serf peut posséder même des terres sous le nom de son seigneur, sans que celui-ci ose s'affranchir de la garantie morale qu'il doit à son opulent esclave. Dépouiller cet homme du fruit de son labeur et de son industrie, ce serait un abus de pouvoir que le boyard le plus tyrannique n'oserait se permettre sous le règne de l'Empereur Nicolas; mais qui m'assure qu'il ne l'osera pas sous un autre souverain? Qui m'assure même que malgré le retour à l'équité, glorieux caractère du règne actuel, il ne se trouve pas des seigneurs avares et pauvres qui, sans spolier ouvertement leurs vassaux, savent employer avec habileté tour à tour la menace et la douceur pour tirer peu à peu des mains de l'esclave une partie des richesses qu'il n'ose lui enlever d'un seul coup?


Il faut venir en Russie pour apprendre le prix des institutions qui garantissent la liberté des peuples, sans égard au caractère des princes. Un boyard ruiné peut, il est vrai, prêter l'abri de son nom aux possessions de son vassal enrichi… à qui l'État n'accorde pas le droit de posséder un pouce de terre, ni même l'argent qu'il gagne!!… Mais cette protection équivoque et qui n'est pas autorisée par la loi dépend uniquement des caprices du protecteur.


Singuliers rapports du maître et du serf! Il y a là quelque chose d'inquiétant. On a peine à compter sur la durée des institutions qui ont pu produire une telle bizarrerie sociale: pourtant elles sont solides.


En Russie, rien n'est défini par le mot propre, la rédaction n'est qu'une tromperie continuelle dont il faut se garder avec soin. En principe, tout est tellement absolu qu'on se dit: Sous un tel régime la vie est impossible; en pratique, il y a tant d'exceptions qu'on se dit: Dans la confusion causée par des coutumes et des usages si contradictoires tout gouvernement est impossible.


Il faut avoir découvert la solution de ce double problème: c'est-à-dire, le point où le principe et l'application, la théorie et la pratique s'accordent, pour se faire une idée juste de l'état de la société en Russie.


À en croire l'excellent gouverneur de Nijni, rien de plus simple: l'habitude d'exercer le pouvoir rend les formes du commandement douces et faciles. La colère, les mauvais traitements, les abus d'autorité, sont devenus extrêmement rares, précisément parce que l'ordre social repose sur des lois excessivement sévères: chacun sent que pour conserver à de telles lois le respect sans lequel l'État serait bouleversé, on ne doit les appliquer que rarement et avec prudence. Il faut voir de près l'action du gouvernement despotique pour comprendre toute sa douceur (vous concevez que c'est le gouverneur de Nijni qui parle de la sorte); si l'autorité conserve quelque force en Russie, c'est grâce à la modération des hommes qui l'exercent. Constamment placés entre une aristocratie qui abuse d'autant plus aisément de son pouvoir que ses prérogatives sont moins définies, et un peuple qui méconnaît d'autant plus volontiers son devoir que l'obéissance qu'on lui demande est moins ennoblie par le sentiment moral, les hommes qui commandent ne peuvent conserver à la souveraineté son prestige qu'en usant le plus rarement possible de moyens violents; ces moyens donneraient la mesure de la force du gouvernement, et il juge plus à propos de cacher que de dévoiler ses ressources. Si un seigneur commet quelqu'acte répréhensible, il sera plusieurs fois averti en secret par le gouverneur de la province avant d'être admonesté officiellement; si les avis et les réprimandes ne suffisent pas, le tribunal des nobles le menacera de le mettre en tutelle, et plus tard on exécutera la menace, si elle est restée sans bon résultat.


Tout ce luxe de précautions ne me paraît pas très-rassurant pour le serf qui a le temps de mourir cent fois sous le knout de son maître avant que celui-ci, prudemment averti et dûment admonesté, soit obligé à rendre compte de ses injustices et de ses atrocités. Il est vrai que du jour au lendemain, seigneur, gouverneur, juges peuvent être culbutés et envoyés en Sibérie, mais je vois là plutôt un motif de consolation pour l'imagination du pauvre peuple, qu'un moyen efficace et réel de protection contre les actes arbitraires des autorités subalternes, toujours disposées à faire abus du pouvoir qui leur est délégué.


Les gens du peuple ont fort rarement recours aux tribunaux dans leurs disputes particulières. Cet instinct éclairé me paraît un sûr indice du peu d'équité des juges. La rareté des procès peut avoir deux causes: l'esprit d'équité des sujets, l'esprit d'iniquité des juges. En Russie presque tous les procès sont étouffés par une décision administrative qui, le plus souvent, conseille une transaction onéreuse aux deux parties; mais celles-ci préfèrent le sacrifice réciproque d'une partie de leurs prétentions et même de leurs droits les mieux fondés au danger de plaider contre l'avis d'un homme investi de l'autorité par l'Empereur. Vous voyez pourquoi les Russes ont lieu de se vanter de ce qu'on plaide fort peu dans leur pays. La peur produit partout le même bien: la paix sans tranquillité.


Mais n'aurez-vous pas quelque compassion du voyageur perdu au milieu d'une société où les faits ne sont pas plus concluants que les paroles? La forfanterie des Russes produit sur moi un effet absolument contraire à celui qu'ils s'en promettent; je vois tout d'abord l'intention de m'éblouir, aussitôt je me tiens sur mes gardes; il suit de là que, de spectateur impartial que j'eusse été sans leurs fanfaronnades, je deviens malgré moi observateur hostile.


Le gouverneur m'a voulu montrer toute la foire; mais cette fois nous en avons fait le tour rapidement en voiture; j'ai admiré un point de vue digne d'un panorama: c'est un magnifique tableau; pour en jouir, il faut monter au sommet d'un des pavillons chinois qui dominent dans son ensemble cette ville d'un mois. J'ai surtout été frappé de l'immensité des richesses accumulées annuellement sur ce point de la terre, foyer d'industrie d'autant plus remarquable qu'il est, pour ainsi dire, perdu au milieu des déserts qui l'entourent à perte de vue et d'imagination.


Au dire du gouverneur, la valeur des marchandises apportées cette année à la foire de Nijni est de plus de cent cinquante millions, d'après la déclaration des marchands eux-mêmes, qui, selon la méfiance naturelle aux Orientaux, cachent toujours une partie du prix de ce qu'ils apportent. Quoique tous les pays du monde envoient le tribut de leur sol ou de leur industrie à la foire de Nijni, l'importance de ce marché annuel est due surtout aux denrées, aux pierres précieuses, aux étoffes, aux fourrures apportées de l'Asie. L'affluence des Tatares, des Persans, des Boukares, est donc ce qui frappe le plus l'imagination des étrangers attirés par la réputation de cette foire; néanmoins, malgré son résultat commercial, moi, simple curieux, je vous le répète, je la trouve au-dessous de sa réputation. On me répond à cela que l'Empereur Alexandre l'a gâtée sous le rapport pittoresque et amusant; à la vérité, il a rendu les rues qui séparent les boutiques plus spacieuses et plus régulières, mais cette roideur est triste. D'ailleurs, tout est morne et silencieux en Russie; partout la défiance réciproque du gouvernement et des sujets fait fuir la joie. Ici les esprits eux-mêmes sont tirés au cordeau, les sentiments pesés, compassés, coordonnés, comme si chaque passion, chaque plaisir avait à répondre de ses conséquences à quelque rigide confesseur déguisé en agent de police. Tout Russe est un écolier sujet à la férule. Dans ce vaste collége qui s'appelle la Russie, tout marche avec poids et mesure jusqu'au jour où la gêne et l'ennui devenant par trop insupportables, tout tombe sens dessus dessous. Ce jour-là on assiste à des saturnales politiques. Mais encore une fois, ces monstruosités isolées ne troublent pas l'ordre général. Cet ordre est d'autant plus stable, et paraît d'autant plus fermement établi qu'il ressemble à la mort; on n'extermine que ce qui vit. En Russie le respect pour le despotisme se confond avec la pensée de l'éternité.


Je trouve en ce moment plusieurs Français réunis à Nijni. Malgré mon amour passionné pour la France, pour cette terre que, dans mon dépit contre les extravagances des hommes qui l'habitent, j'ai tant de fois quittée avec serment de n'y plus revenir, mais où je reviens toujours, où j'espère mourir; malgré cet aveugle patriotisme, en dépit de cet instinct de la plante qui domine ma raison, je n'ai pas laissé, depuis que je voyage et que je rencontre au loin une foule de compatriotes, de reconnaître les ridicules des jeunes Français et de m'étonner du relief que prennent nos défauts chez les étrangers. Si je parle exclusivement de la jeunesse, c'est parce qu'à cet âge l'empreinte de l'âme étant moins usée par le frottement des circonstances, le jeu des caractères est plus frappant. Il faut donc en convenir, nos jeunes compatriotes prêtent à rire à leurs dépens par la bonne foi avec laquelle ils croient éblouir les hommes simples des autres nations. La supériorité française, supériorité si bien établie à leurs yeux qu'elle n'a même plus besoin d'être discutée, leur paraît un axiome sur lequel on peut désormais s'appuyer sans qu'il soit nécessaire de le prouver. Cette foi inébranlable en son mérite personnel, cet amour-propre si complètement satisfait qu'il en deviendrait naïf à force de confiance, si tant de crédulité ne se joignait le plus souvent à une sorte d'esprit, mélange affreux qui produit la suffisance, le persiflage et la causticité; cette instruction, la plupart du temps dépourvue d'imagination et qui fait de l'intelligence un grenier à dates, à faits plus ou moins bien classés, mais toujours cités avec une sécheresse qui ôte tout son prix à la vérité, car sans âme on ne peut être vrai, on n'est qu'exact; cette surveillance continuelle de la vanité, sentinelle avancée de la conversation, épiant chaque pensée exprimée ou non exprimée par les autres pour en tirer avantage, espèce de chasse aux louanges toute au profit de celui qui ose se vanter le plus effrontément sans jamais rien dire ni laisser dire, rien faire ni laisser faire qui ne tourne à l'avantage de sa république; cet oubli des autres poussé au point de les humilier innocemment sans s'apercevoir que l'opinion qu'on entretient de soi-même et qu'on qualifie tout bas ou tout haut de justice rendue à qui de droit, est insultante pour autrui; cet appel constant à la politesse du prochain, qui n'est, après tout, que le mépris des égards qu'on lui devrait; l'absence totale de sensibilité qui ne sert que d'aiguillon à la susceptibilité, l'hostilité acerbe érigée en devoir patriotique, l'impossibilité de n'être pas choqué à tout propos de quelque préférence qu'on soit l'objet, celle d'être corrigé, quelque leçon qu'on reçoive; enfin tant d'infatuation servant de bouclier à la sottise contre la vérité: tous ces traits et bien d'autres que vous suppléerez mieux que je ne pourrais le faire, me semblent caractériser les jeunes Français d'il y a dix ans, lesquels sont des hommes faits aujourd'hui. Ces caractères nuisent à notre considération parmi les étrangers; ils font peu d'effet à Paris, où le nombre des modèles de ce genre de ridicule est si grand qu'on ne prend plus garde à eux; ils s'effacent dans la foule de leurs semblables, comme des instruments se fondent dans un orchestre; mais lorsqu'ils sont isolés et que les individus se détachent sur un fond de société où règnent d'au très passions et d'autres habitudes d'esprit que celles qui s'agitent dans le monde français, ils ressortent d'une manière désespérante pour tout voyageur attaché à son pays comme je le suis au mien. Jugez donc de ma joie en retrouvant ici, à dîner chez le gouverneur, M***, l'un des hommes du moment les plus capables de donner bonne idée de la jeune France aux étrangers. À la vérité, il est de la vieille par sa famille; et c'est au mélange des idées nouvelles avec les anciennes traditions qu'il doit l'élégance de manières et la justesse d'esprit qui le distinguent. Il a bien vu et dit bien ce qu'il a vu, enfin il ne pense pas plus de bien de lui-même que les autres n'en pensent, peut-être même un peu moins; aussi m'a-t-il édifié et amusé, en sortant de table, par le récit de tout ce qu'il apprend journellement depuis son séjour en Russie. Dupe d'une coquette à Pétersbourg, il se console de ses mécomptes de sentiment en étudiant le pays avec un redoublement d'attention. Esprit clair, il observe bien, il raconte avec exactitude, ce qui ne l'empêche pas d'écouter les autres, et même—ceci rappelle les beaux jours de la société française—de leur inspirer l'envie de parler. En causant avec lui on se fait illusion; on croit que la conversation est toujours un échange d'idées, que la société élégante est encore fondée chez nous sur des rapports de plaisirs réciproques; enfin on oublie l'invasion de l'égoïsme brutal et démasqué dans nos salons modernes, et l'on se figure que la vie sociale est comme autrefois un commerce avantageux pour tous: erreur surannée qui se dissipe à la première réflexion, et vous laisse en proie à la plus triste réalité, c'est-à-dire au pillage des idées, des bons mots, à la trahison littéraire, aux lois de la guerre enfin, devenues, depuis la paix, le seul code reconnu dans le monde élégant. Tel est le désolant parallèle dont je ne peux me distraire en écoutant l'agréable conversation de M***, et en la comparant à celle de ses contemporains. C'est de la conversation qu'on peut dire, à bien plus juste titre que du style des livres, que c'est l'homme même. On arrange ses écrits, on n'arrange pas ses reparties, ou si on les arrange, on y perd plus qu'on n'y gagne; car dans la causerie l'affectation n'est plus un voile, elle devient une enseigne.


La société réunie hier à dîner chez le gouverneur était un singulier composé d'éléments contraires: outre le jeune M***, dont je viens de vous faire le portrait, il y avait là un autre Français, un docteur R*** parti, m'a-t-on dit, sur un vaisseau de l'État pour l'expédition au pôle, débarqué, je ne sais pourquoi, en Laponie, et arrivé tout droit d'Archangel à Nijni, sans même avoir passé par Pétersbourg, voyage fatigant, inutile, et qu'un homme de fer seul pouvait supporter; aussi ce voyageur a-t-il une figure de bronze; on m'assure qu'il est un savant naturaliste; sa physionomie est remarquable, elle a quelque chose d'immobile et tout à la fois de mystérieux qui occupe l'imagination. Quant à sa conversation, je l'attends en France; en Russie il ne dit rien du tout. Les Russes sont plus habiles; ils disent toujours quelque chose, à la vérité le contraire de ce qu'on attend d'eux; mais c'est assez pour qu'on ne puisse remarquer leur silence; enfin il y avait encore à ce dîner une famille de jeunes élégants anglais du plus haut rang, et que je poursuis comme à la piste depuis mon arrivée en Russie, les rencontrant partout, ne pouvant les éviter, et cependant n'ayant jamais trouvé l'occasion de faire directement connaissance avec eux. Tout ce monde trouvait place à la table du gouverneur, sans compter quelques employés et diverses personnes du pays qui n'ouvraient la bouche que pour manger. Je n'ai pas besoin d'ajouter que la conversation générale était impossible dans un pareil cercle. Il fallait, pour tout divertissement, se contenter d'observer la bigarrure des noms, des physionomies et des nations. Dans la société russe, les femmes n'arrivent au naturel qu'à force de culture; leur langage est appris, c'est celui des livres; et pour perdre la pédanterie qu'ils inspirent, il faut une mûre expérience des hommes et des choses. La femme du gouverneur est restée trop provinciale, trop elle-même, trop russe, trop vraie enfin pour paraître simple comme les femmes de la cour; d'ailleurs elle a peu de facilité à parler français. Hier, dans son salon, son influence se bornait à recevoir ses hôtes avec des intentions de politesse les plus louables du monde; mais elle ne faisait rien pour les mettre à leur aise, ni pour établir entre eux des rapports faciles. Aussi fus-je très-content, au sortir de table, de pouvoir causer tête à tête dans un coin avec M***. Notre entretien tirait à sa fin, car tous les hôtes du gouverneur se disposaient à se retirer quand le jeune lord ***, qui connaissait mon compatriote, s'approche de lui d'un air cérémonieux, et lui demande de nous présenter l'un à l'autre. Cette avance flatteuse fut faite par lui avec la politesse de son pays, qui, sans être gracieuse, ou même parce qu'elle n'est pas gracieuse, n'est point dépourvue d'une sorte de noblesse qui tient à la réserve des sentiments, à la froideur des manières.


«Il y a longtemps, milord, lui dis-je, que je désirais trouver une occasion de faire connaissance avec vous, et je vous rends grâce de me l'avoir offerte. Nous sommes destinés, ce me semble, à nous rencontrer souvent cette année; j'espère à l'avenir profiter de la chance mieux que je n'ai pu le faire jusqu'à présent.


—J'ai bien du regret de vous quitter, répliqua l'Anglais; mais je pars à l'instant.—Nous nous reverrons à Moscou.—Non, je vais en Pologne; ma voiture est à la porte et je n'en descendrai qu'à Wilna.»


L'envie de rire me prit en voyant sur le visage de M*** qu'il pensait comme moi, qu'après avoir patienté trois mois, à la cour, à Péterhoff, à Moscou, partout enfin où nous nous voyions sans nous parler, le jeune lord aurait pu se dispenser d'imposer inutilement à trois personnes l'ennui d'une présentation d'étiquette sans profit pour lui ni pour nous. Il nous semblait que venant de dîner ensemble, s'il n'eût voulu que causer un quart d'heure, rien ne l'empêchait de se mêler à notre conversation. Cet Anglais scrupuleux et formaliste nous laissa stupéfaits de sa politesse tardive, gênante, superflue; en s'éloignant, il avait l'air également satisfait d'avoir fait connaissance avec moi, et de ne tirer aucun parti de cet AVANTAGE, si avantage il y avait.


Ce trait de gaucherie m'en rappelle un autre arrivé à une femme.


C'était à Londres. Une dame polonaise d'un esprit charmant a joué le premier rôle dans cette histoire qu'elle m'a contée elle-même. La grâce de sa conversation et la solide culture de son esprit la feraient rechercher dans le grand monde, quand elle ne serait pas appelée à y primer, malgré les malheurs de son pays et de sa famille. C'est bien à dessein que je dis malgré; car, quoi qu'en pensent ou qu'en disent les faiseurs de phrases, le malheur ne sert à rien dans la société, même dans la meilleure; au contraire, il y empêche beaucoup de choses. Il n'empêche pourtant pas la personne dont je parle de passer pour une des femmes les plus distinguées et les plus aimables de notre temps, à Londres comme à Paris. Invitée à un grand dîner de cérémonie, et placée entre le maître de la maison et un inconnu, elle s'ennuyait; elle s'ennuya longtemps; car, bien que la mode des dîners éternels commence à passer en Angleterre, ils y sont encore plus longs qu'ailleurs; la dame, prenant son mal en patience, cherchait à varier la conversation, et sitôt que le maître de la maison lui laissait un instant de répit, elle tournait la tête vers son voisin de droite; mais elle trouvait toujours visage de pierre; et, malgré sa facilité de grande dame et sa vivacité de femme d'esprit, tant d'immobilité la déconcertait. Le dîner se passa dans ce découragement; un morne sérieux s'ensuivit; la tristesse est pour les visages anglais ce que l'uniforme est pour les soldats. Le soir, quand tous les hommes furent de nouveau réunis aux femmes dans le salon, celle de qui je tiens cette histoire n'eut pas plutôt aperçu son voisin de gauche, l'homme de pierre du dîner, que celui-ci, avant de la regarder en face, s'en alla chercher à l'autre bout de la chambre le maître de la maison, pour le prier, d'un air solennel, de l'introduire auprès de l'aimable étrangère. Toutes les cérémonies requises, dûment accomplies, le voisin gauche prit enfin la parole, et tirant sa respiration du plus profond de sa poitrine, tout en s'inclinant respectueusement: «J'étais bien empressé, madame, lui dit-il, de faire votre connaissance.»


Cet empressement pensa causer à la dame un fou rire, dont elle triompha pourtant à force d'habitude du monde, et elle finit par trouver dans ce personnage cérémonieux un homme instruit, intéressant même, tant la forme est peu significative dans un pays où l'orgueil rend la plupart des hommes timides et réservés.


Ceci prouve à quel point la facilité des manières, la légèreté de la conversation, la véritable élégance, en un mot, qui consiste à mettre toute personne qu'on rencontre dans un salon aussi à son aise qu'on l'est soi-même, loin d'être une chose indifférente et frivole, comme le croient certaines gens qui ne jugent le monde que par ouï-dire, est utile et même nécessaire dans les rangs élevés de la société, où des rapports d'affaires ou de pur plaisir rapprochent à chaque instant des gens qui ne se sont jamais vus. S'il fallait toujours, pour faire connaissance avec les nouveaux visages, dépenser autant de patience qu'il nous en a fallu, à la dame polonaise et à moi, pour avoir le droit d'échanger une parole avec un Anglais, on y renoncerait… et souvent on perdrait de précieuses occasions de s'instruire ou de s'amuser.


Ce matin de bonne heure, le gouverneur, dont je n'ai pu lasser l'obligeance, est venu me prendre pour me mener voir les curiosités de la vieille ville. Il avait ses gens, ce qui m'a dispensé de mettre à une seconde épreuve la docilité de mon feldjæger, dont ce même gouverneur respecte les prétentions.


Il y a en Russie une classe de personnes qui répond à la bourgeoisie chez nous, moins la fermeté de caractère que donne une situation indépendante et moins l'expérience que donne la liberté de la pensée et la culture d'esprit: c'est la classe des employés subalternes ou de la seconde noblesse. Les idées de ces hommes sont en général tournées vers les innovations, tandis que leurs actes sont ce qu'il y a de plus despotique sous le despotisme; c'est cette classe qui gouverne l'Empire en dépit de l'Empereur; elle a la prétention d'illuminer le peuple; en attendant, elle divertit à ses dépens les grands et les petits. Ses ridicules sont devenus proverbiaux; quiconque a besoin de ces demi-seigneurs nouvellement élevés par leur charge et par leur rang dans le tchinn, aux honneurs de la propriété territoriale, se dédommage de leur morgue par des moqueries sanglantes. Ces hommes montés de classe en classe, et parvenus enfin, moyennant quelque croix ou quelque emploi, à celle où l'on peut posséder des terres et des hommes, exercent leurs droits de suzeraineté avec une rigueur qui les rend l'objet de l'exécration de leurs malheureux paysans. Singulier phénomène social! c'est l'élément libéral ou mobile introduit dans le système du gouvernement despotique qui rend ici ce gouvernement intolérable! «S'il n'y avait que d'anciens seigneurs, disent les paysans, nous ne nous plaindrions pas de notre condition…» Ces hommes nouveaux si haïs du petit nombre de leurs serfs, sont aussi les maîtres du maître suprême, car ils forcent la main à l'Empereur dans une foule d'occasions; ce sont eux qui préparent une révolution à la Russie par deux voies, la voie directe à cause de leurs idées, la voie indirecte à cause de la haine et du mépris qu'ils excitent dans le peuple pour une aristocratie au niveau de laquelle de tels hommes peuvent parvenir. Une domination de subalternes, une tyrannie républicaine sous la tyrannie autocratique: quelle combinaison de maux!!…


Voilà les ennemis que se sont créés bénévolement les Empereurs de Russie par leur défiance envers leur ancienne noblesse; une aristocratie avouée, enracinée depuis longtemps dans le pays, mais mitigée par le progrès des mœurs et l'adoucissement des coutumes, n'eût-elle pas été un moyen de civilisation préférable à l'hypocrite obéissance, à l'influence dissolvante d'une armée de commis, la plupart d'origine étrangère et tous plus ou moins imbus dans le fond du cœur d'idées révolutionnaires, tous aussi insolents dans le secret de leur pensée qu'obséquieux dans leurs attitudes et dans leurs paroles?


Mon courrier ne voulant plus faire son métier, parce qu'il pressent les prérogatives de la noblesse à laquelle il aspire, est le type profondément comique de cette espèce d'hommes.


Je voudrais vous peindre cette taille fluette, ces habits soignés, non comme moyen d'avoir la meilleure mine possible, mais comme signe dénotant l'homme parvenu à un rang respectable; cette physionomie fine, impitoyable, sèche, et basse, en attendant qu'elle puisse devenir arrogante; enfin, ce type d'un sot, dans un pays où la sottise n'est point innocente comme elle l'est chez nous, car en Russie la sottise est assurée de faire son chemin pour peu qu'elle appelle à son aide la servilité; mais ce personnage échappe aux paroles comme la couleuvre à la vue… Cet homme me fait peur à l'égal d'un monstre; c'est le produit des deux forces politiques les plus opposées en apparence, quoiqu'elles aient beaucoup d'affinité, et les plus détestables quand elles sont combinées: le despotisme et la révolution!!… Je ne puis le regarder et contempler son œil d'un bleu trouble, bordé de cils blonds, presque blancs, son teint qui serait délicat s'il n'était bronzé par les rayons du soleil et bruni par les bouillonnements intérieurs d'une colère toujours refoulée; je ne puis voir ces lèvres pâles et minces, écouter cette parole doucereuse, mais saccadée, et dont l'intonation dit précisément le contraire de la phrase, sans penser que c'est un espion protecteur qu'on m'a donné là, et que cet espion est respecté du gouverneur de Nijni lui-même; à cette idée je suis tenté de prendre des chevaux de poste et de fuir la Russie pour ne m'arrêter qu'au delà de la frontière.


Le puissant gouverneur de Nijni n'ose forcer cet ambitieux courrier à monter sur le siége de ma voiture, et sur la plainte que j'ai portée à ce personnage qui représente l'autorité suprême, il m'a engagé à patienter!!… Où est donc la force dans un pays ainsi fait?


Minine, le libérateur de la Russie, ce paysan héroïque dont la mémoire est devenue célèbre surtout depuis l'invasion des Français, est enterré à Nijni. On voit son tombeau dans la cathédrale parmi ceux des grands-ducs de Nijni.


C'est de Nijni que partit le cri de la délivrance au temps de l'occupation de l'Empire par les Polonais.


Minine, simple serf, alla trouver Pojarski, noble Russe; les discours du paysan respiraient l'enthousiasme et l'espérance. Pojarski, électrisé par l'éloquence saintement rude de Minine, réunit quelques hommes; le courage de ces grands cœurs en gagna d'autres, on marcha sur Moscou, et la Russie fut délivrée.


Depuis la retraite des Polonais, le drapeau de Pojarski et de Minine fut toujours un objet de grande vénération chez les Russes; des paysans habitants d'un village entre Yaroslaf et Nijni le conservaient comme une relique nationale. Mais lors de la guerre de 1812, on sentit le besoin d'enthousiasmer les soldats; il fallut ranimer les souvenirs historiques, surtout celui de Minine, et l'on pria le gardien de son drapeau de prêter ce palladium aux nouveaux libérateurs de la patrie, et de le faire porter à la tête de l'armée. Les anciens dépositaires de ce trésor national ne consentirent à s'en séparer que par dévouement à leur pays, et sur la parole solennellement jurée de leur rendre la bannière après la victoire, alors qu'elle serait encore illustrée par de nouveaux triomphes. Ainsi le drapeau de Minine poursuivit notre armée dans sa retraite; mais plus tard, reporté à Moscou, il ne fut pas rendu à ses légitimes possesseurs; on le déposa dans le trésor du Kremlin au mépris des promesses les plus solennelles; toutefois, pour satisfaire aux justes réclamations des paysans spoliés, on leur envoya une copie de leur miraculeuse enseigne; copie, ajouta-t-on par une condescendance dérisoire, exactement semblable à l'original.


Telles sont les leçons de morale et de bonne foi données au peuple russe par son gouvernement. À la vérité, le même gouvernement ne se conduirait pas de la même façon ailleurs; en fait de fourberie, on sait à qui l'on s'adresse; il y a ici parfaite analogie entre le trompeur et le trompé: la force seule établit entre eux une différence.


C'est peu! vous allez voir qu'en ce pays la vérité historique n'est pas plus respectée que ne l'est la religion du serment; l'authenticité des pierres est aussi impossible à établir ici que l'autorité des paroles ou des écrits. À chaque nouveau règne, les édifices sont repétris comme de la pâte au gré du souverain; et grâce à l'absurde manie qu'on décore du beau titre de mouvement progressif de la civilisation, nul édifice ne demeure à la place où l'a mis le fondateur; les tombeaux eux-mêmes ne sont pas à l'abri de la tempête du caprice Impérial. Les morts en Russie sont assujettis eux-mêmes aux fantaisies de l'homme qui régit les vivants, et secoue jusqu'à la cendre des tombeaux, comme l'orage balaye un flot de poussière. L'Empereur Nicolas, qui aujourd'hui tranche de l'architecte à Moscou pour y refaire le Kremlin, n'en est pas à son coup d'essai en ce genre; Nijni l'a déjà vu à l'œuvre.


Ce matin, en entrant dans la cathédrale, je me sentis ému en voyant l'air de vétusté de cet édifice; puisqu'il contient le tombeau de Minine, il a du moins été respecté depuis plus de deux cents ans, pensais-je; et cette assurance m'en faisait trouver l'aspect plus auguste.


Le gouverneur me fit approcher de la sépulture du héros; sa tombe est confondue avec les monuments des anciens souverains de Nijni, et, lorsque l'Empereur Nicolas est venu la visiter, il a voulu descendre patriotiquement dans le caveau même où le corps est déposé.


«Voilà une des plus belles et des plus intéressantes églises que j'aie visitées dans votre pays, dis-je au gouverneur.


—C'est moi qui l'ai bâtie, me répondit M. Boutourline.


—Comment? que voulez-vous dire? vous l'avez restaurée, sans doute?


—Non pas; l'ancienne église tombait en ruines: l'Empereur a mieux aimé la faire reconstruire en entier que de la réparer; il n'y a pas deux ans qu'elle était à cinquante pas plus loin et formait une saillie qui nuisait à la régularité de l'intérieur de notre Kremlin.


—Mais le corps et les os de Minine? m'écriai-je.


—On les déterra, avec ceux des grands-ducs qu'ils ont suivis; tous sont maintenant dans le nouveau sépulcre dont vous voyez la pierre.»


Je n'aurais pu répliquer sans faire révolution dans l'esprit d'un gouverneur de province aussi scrupuleusement attaché aux devoirs de sa charge que l'est celui de Nijni; je l'ai suivi en silence vers le petit obélisque de la place et vers les immenses remparts du Kremlin de Nijni.


Vous venez de voir comment on entend ici la vénération pour les morts, le respect pour les monuments historiques et le culte des beaux-arts. Cependant l'Empereur, qui sait que les choses antiques sont vénérables, veut qu'une église faite d'hier reste honorée comme vieille; or comment s'y prend-il? il dit qu'elle est vieille, et elle le devient; ce pouvoir tranche du divin. La nouvelle église de Minine à Nijni est l'ancienne, et si vous doutez de cette vérité, vous êtes un séditieux.


Le seul art où les Russes excellent est l'art d'imiter l'architecture et la peinture de Byzance; ils font du vieux mieux qu'aucun peuple moderne, voilà pourquoi ils n'en ont pas.


C'est toujours, c'est partout le même système, celui de Pierre-le-Grand, perpétué par ses successeurs, qui ne sont que ses disciples. Cet homme de fer a cru et prouvé qu'on pouvait substituer la volonté d'un Czar de Moscovie aux lois de la nature, aux règles de l'art, à la vérité, à l'histoire, à l'humanité, aux liens du sang, à la religion, à tout. Si les Russes vénèrent encore aujourd'hui un homme si peu humain, c'est qu'ils ont plus de vanité que de jugement. «Voyez, disent-ils, ce qu'était la Russie en Europe avant l'avènement de ce grand prince, et ce qu'elle est devenue depuis son règne: voilà ce qu'un souverain de génie peut faire»… Fausse manière d'apprécier la gloire d'une nation. Cette influence orgueilleuse exercée chez les étrangers, c'est du matérialisme politique. Je vois, parmi les pays les plus civilisés du monde, des États qui n'ont de pouvoir que sur leurs propres sujets, lesquels sont même en petit nombre; ces États-là comptent pour rien dans la politique universelle; ce n'est ni par l'orgueil de la conquête, ni par la tyrannie politique exercée chez les étrangers que leurs gouvernements acquièrent des droits à la reconnaissance universelle; c'est par de bons exemples, par des lois sages, par une administration éclairée, bienfaisante. Avec de tels avantages, un petit peuple peut devenir, non le conquérant, non l'oppresseur, mais le flambeau du monde, ce qui est cent fois préférable.


Je ne puis assez m'affliger de voir combien ces idées si simples, mais si sages, sont encore loin des meilleurs et des plus beaux esprits, non-seulement de la Russie, mais de tous les pays, et surtout du pays de France. Chez nous la fascination de la guerre et de la conquête dure toujours, en dépit des leçons du Dieu du ciel, et de celles de l'intérêt, le dieu de la terre. Cependant j'espère, parce que, malgré les écarts de nos philosophes, malgré l'égoïsme de notre langage, et malgré notre habitude de nous calomnier nous-mêmes, nous sommes une nation essentiellement religieuse… Certes, ceci n'est pas un paradoxe; nous nous dévouons aux idées avec plus de générosité qu'aucun peuple du monde; et les idées ne sont-elles pas les idoles des populations chrétiennes?


Malheureusement nous manquons de discernement et d'indépendance dans nos choix; nous ne distinguons pas entre l'idole de la veille, devenue méprisable aujourd'hui, et celle qui mérite tous nos sacrifices. J'espère vivre assez longtemps pour voir briser chez nous cette sanglante idole de la guerre, la force brutale. On est toujours une nation assez puissante, on a toujours un assez grand territoire, lorsqu'on a le courage de vivre et de mourir pour la vérité, lorsqu'on poursuit l'erreur à outrance, lorsqu'on verse son sang pour détruire le mensonge et l'injustice, et qu'on jouit à juste titre du renom de tant et de si hautes vertus! Athènes était un point sur la terre: ce point est devenu le soleil de la civilisation antique; et tandis qu'il brillait de tout son éclat, combien de nations, puissantes par leur nombre et par l'étendue de leur territoire, vivaient, guerroyaient conquéraient et mouraient, épuisées, inutiles et obscures!! le fumier des générations humaines n'est bon que lorsqu'il engraisse un terrain cultivé par la civilisation. Où en serait l'Allemagne dans le système arriéré de la politique conquérante? Pourtant, malgré ses divisions, malgré la faiblesse matérielle des petits États qui la composent, l'Allemagne avec ses poëtes, ses penseurs, ses érudits, ses souverainetés diverses, ses républiques et ses princes, non rivaux en puissance, mais émules en culture d'esprit, en élévation de sentiments, en sagacité de pensée, est au moins au niveau de la civilisation des pays les plus avancés du monde.


Ce n'est pas à regarder au dehors avec convoitise que les peuples acquièrent des droits à la reconnaissance du genre humain, c'est en tournant leurs forces sur eux-mêmes et en devenant tout ce qu'ils peuvent devenir sous le double rapport de la civilisation spirituelle et de la civilisation matérielle. Ce genre de mérite est aussi supérieur à la propagande de l'épée que la vertu est préférable à la gloire…


Cette expression surannée: puissance du premier ordre, appliquée à la politique, fera longtemps encore le malheur du monde. L'amour-propre est ce qu'il y a de plus routinier dans l'homme; aussi le Dieu qui a fondé sa doctrine sur l'humilité est-il le seul Dieu véritable, considéré même du point de vue d'une saine politique, car seul il a connu la route du progrès indéfini, progrès tout spirituel, c'est-à-dire tout intérieur; pourtant, voilà dix-huit cents ans que le monde doute de sa parole; mais toute contestée, toute discutée qu'est cette parole, elle le fait vivre; que ferait-elle donc pour ce monde ingrat si elle était universellement reçue avec foi? La morale de l'Évangile appliquée à la politique des nations, tel est le problème de l'avenir! L'Europe, avec ses vieilles nations profondément civilisées, est le sanctuaire d'où la lumière religieuse se répandra sur l'univers.


Les murs épais du Kremlin de Nijni serpentent sur une côte bien autrement élevée et bien plus âpre que la colline de Moscou. Les remparts en gradins, les créneaux, les rampes, les voûtes de cette forteresse produisent des points de vue pittoresques; mais, malgré la beauté du site, on serait trompé si l'on s'attendait ici à éprouver le saisissement que produit le Kremlin de Moscou, religieuse forteresse, dont l'aspect seul vaut une histoire; là l'histoire est écrite en morceaux de rochers. Le Kremlin de Moscou est une chose unique en Russie et dans le monde.


À ce propos je veux insérer ici un détail que j'ai négligé de vous marquer dans mes lettres précédentes.


Vous vous rappelez l'ancien palais des Czars au Kremlin, vous savez qu'avec ses étages en retraite, ses ornements en relief, ses peintures asiatiques, il fait l'effet d'une pyramide de l'Inde. Les meubles de ce palais étaient sales et usés: on a envoyé à Moscou des ébénistes et des tapissiers habiles qui ont fait de ces vieux meubles des copies exactement pareilles. Ainsi le mobilier, toujours le même, quoique renouvelé de fond en comble, est devenu l'ornement du palais restauré, recrépi, repeint, quoique toujours antique; c'est un miracle. Mais depuis que les nouveaux vieux meubles parent le palais rebâti, replâtré, les débris authentiques des anciens ont été vendus à l'encan dans Moscou même, sous les yeux de tout le monde. En ce pays, où le respect pour la souveraineté est une religion, il ne s'est trouvé personne qui voulût sauver les dépouilles royales du sort des meubles les plus vulgaires, ni protester contre une impiété révoltante. Ce qu'on appelle ici entretenir les vieilles choses, c'est baptiser des nouveautés sous des noms anciens; soigner, c'est refaire des œuvres modernes avec des débris, espèce de soin qui équivaut, ce me semble, à de la barbarie.


Nous avons visité un joli couvent de femmes; elles sont pauvres, mais leur maison est d'une propreté tout à fait édifiante. En sortant de cette pieuse retraite le gouverneur m'a mené voir son camp; la manie des manœuvres, des revues, des bivouacs est ici générale. Les gouverneurs de provinces passent leur vie comme l'Empereur, à jouer au soldat; à commander l'exercice à des régiments; et plus ces rassemblements sont nombreux, plus les gouverneurs sont fiers de se sentir semblables au maître. Les régiments qui forment le camp de Nijni sont composés d'enfants de soldats; c'est le soir que nous sommes arrivés près de leurs tentes dressées dans une plaine qui est la continuation du plateau de la côte où s'élève le vieux Nijni.


Six cents hommes chantaient la prière, et de loin, en plein air, ce chœur religieux et militaire produisait un effet étonnant; c'était comme un nuage de parfum montant majestueusement sous un ciel pur et profond; la prière sortie du cœur de l'homme, de cet abîme de passions et de douleurs, peut être comparée à la colonne de feu et de fumée qui s'élève entre le cratère déchiré du volcan et la voûte du firmament qu'elle atteint. Et qui sait si ce n'est pas là ce que signifiait la colonne des Israélites si longtemps égarés dans le désert? Les voix des pauvres soldats slaves, adoucies par la distance, semblaient venir d'en haut; lorsque les premiers accords frappèrent nos oreilles, un pli de la plaine nous cachait encore la vue des tentes. Les échos affaiblis de la terre répondaient à ces voix célestes; et la musique était interrompue par de lointaines décharges de mousqueterie, orchestre belliqueux, qui ne me semblait guère plus bruyant que les grosses caisses de l'Opéra et qui me paraissait mieux à sa place. Quand les tentes d'où sortaient tant de sons harmonieux se découvrirent à nos regards, le coucher du soleil, reluisant sur la toile des tentes déployées, vint joindre la magie des couleurs à celle des sons pour nous enchanter.


Le gouverneur qui voyait le plaisir que j'éprouvais en écoutant cette musique en plein air, m'en laissa jouir, et il en jouit lui-même assez longtemps, car rien ne cause plus de joie à cet homme vraiment hospitalier que les divertissements qu'il procure à ses hôtes. Le meilleur moyen de lui témoigner votre reconnaissance c'est de lui laisser voir que vous êtes satisfait.


Nous avons achevé notre tournée au crépuscule, et revenus à la ville basse nous nous sommes arrêtés devant une église qui n'a cessé d'attirer mes yeux depuis que je suis à Nijni. C'est un vrai modèle d'architecture russe; ce n'est ni grec antique, ni grec du Bas-Empire, mais c'est un joujou de faïence dans le style du Kremlin ou de l'église de Vassili Blagennoï avec moins de variété dans les couleurs et dans les formes. La plus belle rue de Nijni, la rue d'en bas est embellie par cet édifice moitié de briques, moitié de plâtre; il faut dire que ce plâtre est moulé d'après des dessins si bizarres et qu'il forme tant de colonnettes, de fleurons, de rosaces, qu'on ne peut s'empêcher devant une église aussi chargée de ciselures, de penser à un surtout de dessert en porcelaine de Saxe. Ce petit chef-d'œuvre du genre capricieux n'est pas ancien, il est dû à la magnificence de la famille des Strogonoff, grands seigneurs descendants des premiers négociants au profit desquels se fit la conquête de la Sibérie sous Ivan IV. Les frères Strogonoff de ce temps-là levèrent eux-mêmes l'aventureuse armée qui conquit un royaume pour la Russie. Leurs soldats étaient des flibustiers de terre ferme.


L'intérieur de l'église des Strogonoff ne répond pas à l'extérieur, mais tel qu'il est je préfère de beaucoup dans son ensemble ce bizarre monument aux maladroites copies des temples romains dont Pétersbourg et Moscou sont encombrés.


Pour compléter la journée, nous avons été entendre un vaudeville en russe à l'Opéra de la foire. Ces vaudevilles sont encore des traductions du français. Les gens du pays me paraissent très-fiers de ce nouveau moyen de civilisation importé chez eux. Je n'ai pu juger de l'efficacité de ce spectacle sur l'esprit de l'assemblée, attendu que la salle était vide à la lettre. Outre l'ennui et la pitié qu'on éprouve en présence de pauvres comédiens sans public, j'ai retrouvé à ce spectacle l'impression désagréable que m'a toujours causée sur nos théâtres le mélange des scènes parlées et des scènes chantées; figurez-vous cette barbarie, moins le sel et le piquant de l'esprit français; sans la présence du gouverneur, j'aurais fui dès le premier acte; il m'a fallu tenir bon jusqu'à la fin du spectacle.


Je viens de passer la nuit à vous écrire pour dissiper mon ennui; mais cet effort m'a rendu malade. J'ai la fièvre, et je vais me coucher.


* * * * *


MANIFESTE DE S. M. L'EMPEREUR.


PAR LA GRÂCE DE DIEU, NOUS, NICOLAS PREMIER, EMPEREUR ET AUTOCRATE


DE TOUTES LES RUSSIES, etc.


«Les diverses modifications que le temps et la force des circonstances ont apportées à notre système monétaire, ont eu pour conséquence, non-seulement de faire accorder aux assignations de banque, contrairement à leur destination primitive, la préférence sur la monnaie d'argent qui forme la base du système monétaire de notre Empire, mais encore de donner naissance à un agio très-variable, et dont le taux diffère presque dans chaque localité.


«Convaincu de l'indispensable nécessité de mettre sans retard un terme à ces fluctuations qui détruisent l'unité comme l'harmonie de notre système monétaire, et qui occasionnent à toutes les classes de la population de notre Empire des pertes et des embarras divers, nous avons jugé convenable, dans notre constante sollicitude pour le bien-être de nos fidèles sujets, de prendre des mesures décisives pour faire cesser les inconvénients provenant de cet état de choses, et en prévenir le retour à l'avenir.


«En conséquence, après l'examen approfondi dans le conseil de l'Empire des différentes questions qui se rattachent à cet objet, nous ordonnons ce qui suit:


«1°. Remettant en vigueur les dispositions du manifeste de feu l'Empereur ALEXANDRE Ier, de glorieuse mémoire, du 20 juin 1810, la monnaie d'argent de Russie sera dorénavant considérée comme principale monnaie courante de l'Empire, et le rouble d'argent au titre actuellement existant, ainsi que ses divisions actuelles, comme l'unité légale et invariable du numéraire ayant cours dans l'Empire; en conséquence, tous les impôts, redevances et droits quelconques dus à l'État, ainsi que les dépenses et paiements du trésor, devront à l'avenir être évalués en argent.


«2°. Le rouble d'argent devenant ainsi la principale monnaie courante, les assignations de banque resteront, conformément à leur destination primitive, comme signe représentatif auxiliaire; à partir de ce jour il leur est assigné une fois pour toutes un cours constant et invariable, fixé à trois roubles et cinquante copecs en assignations pour un rouble d'argent, tant en pièces d'un rouble et au-dessus qu'en petite monnaie.


«3°. Il sera loisible à chacun d'acquitter, d'après ce cours constant et invariable, soit en monnaie d'argent, soit en assignations (a): tous les impôts et redevances dus à l'État, les prestations locales, et en général tous les prélèvements imposés par la Couronne, et dont la perception lui appartient (b); tous les droits réglés par des taxes spéciales, tels que le port des lettres et paquets par la poste, la taxe des chevaux de poste, l'accise sur le sel, les fermes des boissons, le papier timbré, les passe-ports, les banderoles (pour le tabac), etc. (c); tous les paiements dus aux établissements de crédit, aux directions des établissements publics de charité, et aux banques particulières sanctionnées par le gouvernement.


«4°. De même aussi, toutes les dépenses de l'État, et en général, tous les paiements des établissements de crédit, ainsi que des intérêts des billets du trésor et des fonds publics, calculés en assignations, seront effectués au même cours invariable, soit en argent, soit en assignations, suivant la nature de l'effectif qui se trouvera dans les caisses.


«5°. Tous les paiements énoncés ci-dessus doivent être effectués, d'après le cours fixé plus haut, à partir du jour de la promulgation du présent manifeste. Mais le cours fixé pour la perception des impôts, qui, dans l'attente de mesures définitives sur cette matière, avait été laissé pour cette année à 360 copecs, étant déjà confirmé, conservera ce taux jusqu'à l'année 1840 pour la perception des impôts, redevances et droits mentionnés en l'article 3, sub litt. a et b, de même que pour le paiement de toutes les dépenses réglées de l'État et autres paiements analogues. Le cours fixé pour la perception des droits de douane reste également le même jusqu'à l'année 1840, en considération des embarras qu'un changement introduit au milieu de l'année occasionnerait au commerce.


«6°. Tous les comptes, contrats et en général les transactions pécuniaires de tout genre qui peuvent intervenir entre la Couronne et les particuliers, et généralement toutes les affaires des particuliers entre eux, devront avoir lieu uniquement en monnaie d'argent. Considérant toutefois qu'en raison de l'étendue de l'Empire, cette mesure ne peut y être mise simultanément en vigueur dans tout le territoire, l'époque où elle sera obligatoire est fixée au 1er janvier 1840; et à partir de cette date, aucun tribunal ou administration publique, nul courtier, agent de change ou notaire ne pourra passer, ni légaliser aucune transaction quelconque en assignations, sous peine d'encourir la responsabilité de cette infraction. Mais les paiements convenus par toutes les obligations, conventions et transactions, soit antérieures, conclues en assignations, soit nouvelles et conclues seulement en argent, pourront être indifféremment effectués en argent ou en assignations au cours fixé par l'article 2 ci-dessus, et personne ne pourra refuser de recevoir d'après ce cours l'une ou l'autre espèce de valeur sans distinction.


«7°. La quotité des emprunts (sur hypothèque de terres seigneuriales) aux établissements de crédit est également fixée en argent, à raison de soixante et dix, soixante et quarante-cinq roubles d'argent pour chaque individu mâle porté au recensement général.


«8°. Afin de faciliter de toute manière le libre échange des monnaies, les caisses de district seront tenues, autant que leur effectif le leur permettra, de changer à bureau ouvert au même cours de 3 roubles 50 copecs les assignations contre de l'argent, et vice versa l'argent contre les assignations, jusqu'à concurrence de cent roubles d'argent ou d'une somme proportionnelle en assignations, pour chaque personne qui présentera l'une ou l'autre monnaie à l'échange.


«9°. En conséquence de ce qui précède, il est très-sévèrement défendu de donner aux assignations un cours autre que celui fixé ci-dessus, de même que d'ajouter un agio quelconque à l'argent ou aux assignations, comme aussi d'employer dans les nouvelles transactions ce que l'on appelle communément le compte en monnaie. À partir de ce jour, le cours du change et toute autre cote portée dans les bordereaux, prix courants, etc., des bourses de commerce, seront énoncés en argent, et le cours des assignations cessera entièrement d'être coté aux bourses.


«10°. La monnaie d'or sera reçue et payée par les caisses de la Couronne et les établissements de crédit à 3 p. 100 au-dessus de sa valeur nominale, et nommément, l'impériale pour 10 roubles 30 copecs d'argent, et la demi-impériale pour 5 roubles 15 copecs.


«11°. Afin d'écarter tout prétexte de vexations, il est positivement défendu aux caisses publiques, ainsi qu'aux établissements de crédit, de refuser les monnaies russes tant anciennes que nouvelles qui leur seront présentées, par le seul motif qu'elles ne seraient pas suffisamment marquées ou que leur poids serait trop léger, pourvu toutefois qu'il soit possible d'en reconnaître l'empreinte, et il ne sera permis de refuser que les monnaies rognées ou percées.


«12°. En attendant que la monnaie de cuivre actuellement en circulation soit refondue dans une proportion directe avec celle d'argent, le cours en est fixé ainsi qu'il suit: (a) relativement à l'argent, on comptera trois copecs et demi de cuivre (au titre de 36 comme de 24 roubles au poud), pour un copec d'argent; (b) cette monnaie sera reçue par la Couronne en toute quantité, pour les impôts, redevances et autres perceptions, sauf les cas où la quotité des paiements à effectuer en monnaie de cuivre aurait été fixée par les contrats; pour les établissements de crédit cette quotité ne devra point dépasser dix copecs d'argent, et quant aux paiements de particuliers à particuliers, elle dépendra des conventions réciproquement conclues entre eux à ce sujet.


«Donné à Saint-Pétersbourg, le premier jour du mois de juillet de l'an de grâce mil huit cent trente-neuf et de notre règne le quatorzième.


«Signé, NICOLAS.»


Le même jour, S. M. l'Empereur a daigné adresser l'ukase suivant au


Sénat dirigeant:


«Sur la proposition du ministre des finances, examinée dans le conseil de l'Empire, nous ordonnons ce qui suit: Afin d'accroître le nombre des signes représentatifs de l'argent, faciles à transporter, il sera établi, à dater du 1er janvier 1840, près la banque Impériale de commerce, une caisse particulière de dépôt des monnaies d'argent, conformément aux dispositions ci-après:


«1°. Cette caisse recevra en dépôt les sommes en monnaie d'argent de Russie qui lui seront présentées.


«2°. Le numéraire qui entrera dans la caisse de dépôt sera conservé intact, et à part des fonds de la banque de commerce, sous la responsabilité de ladite banque, et sous la surveillance de directeurs spéciaux, choisis parmi les membres du conseil des établissements de crédit; ce numéraire ne sera employé à aucun usage autre que le remboursement des dépôts.


«3°. En échange des sommes déposées, la caisse de dépôt délivrera des billets qui porteront le nom de_ Billets de la caisse de dépôt_, et qui seront, jusqu'à nouvel ordre, de la valeur de trois, cinq, dix et vingt-cinq roubles d'argent; si le besoin s'en fait sentir, il pourra ultérieurement, après mûr examen, être émis des billets d'un, de cinquante et de cent roubles d'argent.


«4°. Ces billets seront préparés d'après un modèle spécial, revêtus des signatures de l'adjoint du gouverneur de la banque de commerce, d'un directeur et du caissier, et porteront sur le revers un extrait des règles concernant les dépôts de numéraire métallique. Le ministre des finances fera préparer des modèles de ces billets, et les transmettra ensuite au Sénat dirigeant, ainsi qu'à tous les ministères, les directions générales et les chambres des finances. Ces modèles devront être affichés dans toutes les bourses de commerce.


«5°. Les billets de la caisse de dépôt auront cours dans tout l'Empire, à l'égal de la monnaie d'argent et sans aucun agio, dans tous les paiements et transactions, tant des particuliers avec la Couronne et les établissements de crédit, que réciproquement de la Couronne et des établissements de crédit avec les particuliers, et de ces derniers entre eux.


«6°. À la présentation des billets à la caisse de dépôt, la quotité correspondante de monnaie d'argent sera remise au porteur sans délai, comme sans retenue aucune pour change et conservation.


«7°. Les billets remboursés seront conservés à part, et dans le cas où ils seraient encore propres au service, seront émis de nouveau contre dépôt de numéraire, ou en échange de vieux billets hors de service présentés à la caisse.


«8°. L'envoi des billets de la caisse de dépôt par la poste s'effectuera contre acquittement du droit d'assurance sur le montant de la somme transmise et du droit de port du paquet qui la contient.


«9°. En cas de contrefaçon desdits billets, on se conformera aux lois en vigueur sur la contrefaçon des papiers de l'État.


Observation. Il n'est fait aucun changement aux règles concernant l'acceptation des métaux précieux en lingots ou vaisselle, présentés à la banque de commerce pour y être gardés en dépôt.


«10°. Pour la gestion des affaires de la caisse de dépôt, comme de celles concernant le dépôt des métaux précieux en lingots ou en vaisselle (art. 9), il est créé près la banque de commerce une expédition de la caisse de dépôt, dont l'état du personnel et des dépenses est annexé au présent; cette expédition spéciale, placée sous la surveillance du gouverneur de la banque, et sous la direction plus immédiate de son adjoint, se composera d'un premier et d'un second directeur, de deux directeurs élus par le commerce, avec le nombre fixé d'employés; les dépenses de cette expédition seront imputées sur les bénéfices de la banque.


«11°. Le ministre des finances est chargé de dresser des règlements détaillés pour l'ordre intérieur des écritures et de la comptabilité, comme pour la conservation des fonds, et en général pour toutes les opérations de la cuisse de dépôt et de son expédition; le ministre prendra pour modèle de ces règlements ceux en vigueur dans les établissements de crédit, en se concertant au préalable avec le contrôleur de l'Empire, et communiquera ultérieurement au conseil des établissements de crédit les dispositions arrêtées à ce sujet.


«12°. Pour la vérification des opérations de la caisse de dépôt, il est établi, en sus de son contrôle intérieur, un contrôle supérieur de la part du conseil des établissements de crédit, et pour la surveillance de la conservation intacte des dépôts, ce conseil choisira chaque année dans son sein un député de la noblesse et un député du commerce, qui devront prendre part aux révisions mensuelles des fonds et revirements, et procéder à des révisions inopinées. Les opérations de la caisse de dépôt feront partie du compte rendu de la banque du commerce.


«Le Sénat dirigeant fera les dispositions nécessaires pour la mise à exécution du présent.


«Saint-Pétersbourg, le 1er juillet 1839.


«Signé, NICOLAS.


«(Suit l'état du personnel et des dépenses de la caisse de dépôt).»


LETTRE TRENTE-CINQUIÈME.


Assassinat d'un seigneur allemand.—Jusqu'où les Russes portent l'aversion des nouveautés.—Désordres partiels: leurs conséquences.—Influence du gouvernement: cercle vicieux.—Servilité gratuite des paysans.—Inconvénient de l'instabilité des conditions dans les États despotiques.—Illusion des serfs russes.—Exil de M. Guibal en Sibérie.—Histoire d'une sorcière.—Mot d'un grand seigneur, petit-fils d'un paysan.—Manière dont un jeune étranger malade est traité par ses amis russes.—Accident arrivé à une dame française tombée dans une trappe.—Charité russe.—Passion d'une dame russe pour les tombeaux de ses maris.—Trait de vanité d'un officier enrichi.—Derniers jours passés à Nijni.—Chant des bohémiennes de la foire.—Réhabilitation des classes méprisées et des nations méconnues.—Idée dominante du théâtre de Victor Hugo.—Orage du soir à Nijni.—Malaise causé par l'air de Nijni.—Projet d'aller à Kazan abandonné.—Conseil d'un médecin.—Le feldjæger et le domestique.—Opinion des Russes sur l'état de la France.—Vladimir.—Aspect du pays.—Appauvrissement des forêts.—Difficultés du voyage pour qui n'a pas un feldjæger.—Fausse délicatesse que les Russes voudraient imposer aux étrangers.—Centralisation nuisible.—Rencontre du grand éléphant noir envoyé à l'Empereur par le schah de Perse.—Danger que je cours.—Présence d'esprit de mon valet de chambre italien.—Description de l'éléphant.—Retour à Moscou.—Adieux au Kremlin.—Effet produit par le voisinage de l'Empereur.—Contagion de l'exemple.—Fêtes militaires à Borodino.—Villes improvisées.—Comment l'Empereur fait représenter la bataille de la Moskowa, dite de Borodino.—Pourquoi je n'obéis pas à l'Empereur.—Monument élevé en l'honneur du prince Bagration; le prince Witgenstein oublié.—Mensonge en action.—Ordre du jour de l'Empereur.—Travestissement de l'histoire.


Vladimir, entre Nijni et Moscou, ce 2 septembre 1839.


Un M. Jament m'a conté à Nijni qu'un Allemand, nouveau seigneur de village, grand agriculteur et propagateur de méthodes d'assolement encore inusitées en ce pays, vient d'être assassiné dans ses domaines, voisins de la terre d'un M. Merline, autre étranger par qui le fait est parvenu à notre connaissance.


Deux hommes se sont présentés chez ce seigneur allemand sous prétexte de lui acheter des chevaux, et le soir ils sont entrés dans sa chambre et l'ont tué. C'était, à ce qu'on assure, un coup monté par les paysans de la victime pour se venger des innovations que l'étranger avait voulu introduire dans la culture de leur terre. Le peuple de ce pays a en aversion tout ce qui n'est pas russe. J'entends souvent répéter qu'un beau jour on le verra éventrer d'un bout de l'Empire à l'autre les hommes sans barbe; c'est à la barbe que les Russes se reconnaissent.


Aux yeux des paysans, un Russe au menton rasé est un traître vendu aux étrangers dont il mérite de partager le sort. Mais quel sera le châtiment infligé par les survivants aux auteurs de ces Vêpres moscovites? la Russie entière ne pourra pourtant pas être envoyée en Sibérie. On déporte des villages, on n'exile pas des provinces. Il est à remarquer que ce genre de punition frappe ici les paysans sans les atteindre. Un Russe retrouve sa patrie partout où règnent les longs hivers: la neige a toujours le même aspect; le linceul de la terre est également blanc, qu'il ait six pouces ou six pieds d'épaisseur; aussi pourvu qu'on lui laisse refaire son traîneau et sa cabane, le Russe se retrouve chez lui en quelque lieu qu'il soit exilé. Dans les déserts du Nord on peut se créer une patrie à peu de frais. Pour l'homme qui n'a jamais vu que des plaines glacées et parsemées d'arbres verts plus ou moins mal venants, tout pays froid et désert représente son pays. D'ailleurs, les habitants de ces latitudes sont toujours disposés à quitter leur terre natale.


Les scènes de désordre se multiplient dans les campagnes: chaque jour on entend parler de quelque forfait nouveau; mais quand on apprend le crime, il est déjà ancien, ce qui en atténue l'impression; et de tant de forfaits isolés, il ne résulte pas que le repos du pays soit profondément troublé. Je vous ai dit ailleurs que la tranquillité se maintient chez ce peuple par la lenteur et la difficulté des communications, et par l'action secrète et avouée du gouvernement, lequel perpétue le mal par amour de l'ordre établi. J'ajoute à ces motifs de sécurité l'aveugle obéissance des troupes; cette soumission tient surtout à l'ignorance complète des gens de la campagne. Mais, singulière conjoncture!… ce remède est en même temps la première cause du mal: on ne voit donc pas comment la nation sortira du cercle vicieux où l'ont engagée les circonstances. Jusqu'à présent le mal et le bien, la perte et le salut lui viennent de la même source: de l'isolement et de l'ignorance qui se favorisent, se reproduisent et se perpétuent réciproquement.


Vous ne sauriez vous figurer la manière dont un seigneur prenant possession du domaine qu'il vient d'acquérir, est reçu par ses nouveaux paysans: c'est une servilité qui doit paraître incroyable aux habitants de nos contrées: hommes, femmes, enfants, tous tombent à genoux devant leur nouveau maître, tous baisent les mains, quelquefois les pieds du propriétaire; ô misère!… ô profanation de la foi!… ceux qui sont en âge de faillir confessent volontairement leurs péchés à ce maître, qui, pour eux est l'image, est l'envoyé de Dieu sur la terre et qui représente à lui seul, et le roi du ciel et l'Empereur! Un tel fanatisme dans le servage doit finir par faire illusion, même à celui qui en est l'objet, surtout s'il est parvenu depuis peu au rang qu'il occupe: ce changement de fortune l'éblouit au point de lui persuader qu'il n'est pas de la même espèce que ces hommes abattus devant lui, que ces hommes auxquels il se trouve soudain avoir droit de commander. Ce n'est point un paradoxe que je mets en avant quand je soutiens que l'aristocratie de la naissance pourrait seule adoucir la condition des serfs en Russie, et les disposer à profiter de l'affranchissement, par des transitions douces et insensibles. Leur asservissement actuel leur devient insupportable à l'égard des nouveaux riches. Les anciens naissent au-dessus d'eux, c'est dur: mais ils naissent chez eux, avec eux, c'est une consolation; et puis, l'habitude de l'autorité est naturelle aux uns comme celle de l'esclavage l'est aux autres, et l'habitude atténue tout: elle adoucit l'injustice chez les forts, elle allége le joug chez les faibles: voilà pourquoi la mobilité des fortunes et des conditions produit des résultats monstrueux dans un pays soumis au régime du servage; toutefois c'est cette mobilité qui fait la durée de l'ordre de choses actuel en Russie parce qu'elle lui concilie une foule d'hommes qui savent en tirer parti: second exemple du remède puisé à la source du mal. Terrible cercle dans lequel tournent toutes les populations de ce vaste Empire!!… Un tel état social est un inextricable filet dont chaque maille devient un nœud qui se resserre par les efforts tentés pour le délier. Ce seigneur, ce Dieu nouveau, à quel titre l'adore-t-on? on l'adore parce qu'il a eu assez d'argent, qu'il a su intriguer assez habilement pour pouvoir acheter la glèbe où sont attachés tous ces hommes prosternés à ses pieds. Le parvenu me paraît un monstre dans un pays où la vie du pauvre dépend du riche, et où l'homme est la fortune de l'homme; le mouvement industriel et l'immobilité du servage combinés dans la même société, y produisent des résultats révoltants; mais le despote aime le parvenu: c'est sa créature!… Vous figurez-vous ici la condition d'un nouveau seigneur? hier son esclave était son pareil; son industrie plus ou moins honnête, ses flatteries plus ou moins basses, plus ou moins habiles, l'ont mis en état d'acheter un certain nombre de ses camarades qui sont aujourd'hui ses serfs. Devenir la bête de somme de son égal, c'est un mal intolérable. Voilà pourtant le résultat que peut amener chez un peuple l'alliance impie de coutumes arbitraires et d'institutions libérales, ou pour parler plus juste instables; ailleurs, l'homme qui fait fortune ne se fait pas baiser les pieds par les rivaux qu'il a vaincus. L'incohérence la plus choquante est devenue la base de la constitution russe.


Remarquez en passant une confusion singulière produite dans l'esprit du peuple russe, par le régime auquel il est soumis. Sous ce régime, l'homme se trouve lié à la terre d'une manière intime puisqu'on le vend avec elle; or, au lieu de reconnaître que c'est lui qui est fixe et la terre qui est mobile; en un mot, au lieu de savoir et d'avouer qu'il appartient à cette terre au moyen de laquelle d'autres hommes disposent de lui despotiquement, il s'imagine que c'est la terre qui lui appartient. À la vérité, l'erreur de son jugement se réduit à une véritable illusion d'optique; car tout possesseur qu'il croit être du sol, il ne comprend pas qu'on puisse vendre la terre sans vendre les hommes qui l'habitent. Ainsi quand il change de maître, il ne se dit pas qu'on a vendu le sol au nouveau propriétaire; il se figure que c'est sa personne qui a été vendue d'abord, et puis il pense qu'on a livré par-dessus le marché sa terre, la terre qui l'a vu naître, qu'il cultive pour se nourrir. Donnez donc la liberté à des hommes qui par leur intelligence des lois sociales sont à peu près au niveau des arbres et des plantes!…


M. Guibal (toutes les fois que je suis autorisé à citer un nom, j'use de la permission), M. Guibal, fils d'un maître d'école, fut exilé sans motif, du moins sans explication, et sans qu'il pût deviner ce dont on l'accusait, dans un village de Sibérie, aux environs d'Orenbourg. Une chanson qu'il compose pour tromper son ennui, est recueillie d'abord par un inspecteur; mise sous les yeux du gouverneur, elle attire l'attention de ce personnage auguste; celui-ci envoie son aide-de-camp près de l'exilé, afin de s'informer de son affaire, de sa position, de sa conduite, et de juger s'il peut être employé à quelque chose. Le malheureux parvient à inspirer de l'intérêt à l'aide-de-camp, qui, à son retour dans la ville, fait un rapport très-favorable sur le compte de Guibal. Aussitôt celui-ci est rappelé; il n'a jamais pu savoir la vraie cause de son malheur; peut-être était-ce une première chanson.


Telles sont les circonstances d'où peut dépendre le sort d'un homme en


Russie!!…


Voici une histoire d'un genre différent.


Dans les terres du prince ***, au delà de Nijni, une paysanne se fait passer pour sorcière: bientôt sa réputation s'étend au loin. On raconte des prodiges opérés par cette femme, mais son mari se plaint; le ménage est négligé, le travail abandonné. L'intendant confirme dans son rapport l'accusation intentée contre la paysanne sorcière.


Le prince fait un voyage dans ses domaines: à peine arrivé chez lui, ce qui le préoccupe avant tout, c'est la fameuse démoniaque. Le pope lui dit que l'état de cette femme empire tous les jours, qu'elle ne parle plus et qu'il a résolu de l'exorciser. La cérémonie a lieu, mais sans résultat, en présence du seigneur; celui-ci, décidé à savoir le fond de cette singulière affaire, a recours au remède russe par excellence: il condamne la folle aux verges. Ce traitement ne manque pas son effet.


Au vingt-cinquième coup elle demande grâce et jure de dire la vérité.


Elle est mariée à un homme qu'elle n'aime pas, et c'est pour ne pas travailler au profit de son mari, dit-elle, qu'elle a feint d'être possédée.


Cette comédie servait sa paresse en même temps qu'elle avait rendu la santé à une foule de malades, qui sont venus à elle pleins d'espoir et de confiance, et s'en sont retournés guéris.


Les sorciers ne sont pas rares parmi les paysans russes, auxquels ils tiennent lieu de médecins; ces fourbes font des cures nombreuses et fort belles, au dire même des gens de l'art!!


Quel triomphe pour Molière! et quel abîme de doutes pour tout le monde!… L'imagination!… qui sait si l'imagination n'est pas un levier dans la main de Dieu pour élever au-dessus d'elle-même une créature bornée? Quant à moi, je pousse le doute au point d'en revenir à la foi, car je crois, malgré ma raison, que le sorcier peut guérir même des incrédules, par un pouvoir dont je ne saurais nier l'existence, quoique je ne puisse le définir. Avec le mot imagination, nos savants se dispensent d'expliquer les phénomènes qu'ils ne peuvent nier ni comprendre. L'imagination devient pour certains métaphysiciens ce que sont les nerfs pour certains médecins.


L'esprit est continuellement forcé à réfléchir devant un spectacle aussi extraordinaire que celui qui lui est offert par la société constituée comme elle l'est ici. À chaque pas qu'on fait dans ce pays, on admire ce que les États gagnent à rendre l'obéissance forte; mais on regrette tout aussi souvent de n'y pas voir ce que le pouvoir gagnerait à rendre cette obéissance noble et morale.


À ce propos, je me rappelle un mot qui vous prouvera si je suis fondé à penser qu'il y a et même en assez grand nombre, des hommes dupes du culte que le serf rend ici au seigneur. La flatterie a tant de puissance sur le cœur humain, qu'à la longue les plus maladroits de tous les flatteurs, la peur et l'intérêt, trouvent le moyen d'arriver à leur but et de se faire écouter comme les plus malins: voilà pourquoi beaucoup de Russes se croient d'une autre nature que les hommes du commun.


Un Russe immensément riche, mais qui déjà devrait être éclairé sur les misères de l'opulence et du pouvoir, car la fortune de sa famille date de deux générations, passait d'Italie en Allemagne. Il tombe assez gravement malade dans une petite ville; et il fait appeler le meilleur médecin de l'endroit; d'abord il se soumet à ce qu'on lui ordonne, mais au bout de quelques jours de traitement le mal empirant, le patient s'ennuie de son obéissance, se lève avec colère, et déchirant le voile de civilisation dont il croit nécessaire de s'affubler dans l'habitude de la vie, il redevient lui-même, appelle l'aubergiste, et s'écrie tout en arpentant sa chambre à grands pas: «Je ne conçois pas la manière dont on me traite: voilà trois jours qu'on me drogue sans me faire le moindre bien; quel médecin m'avez-vous été chercher là? il ne sait donc pas qui je suis!»


Puisque j'ai commencé ma lettre par des anecdotes, en voici une moins piquante, mais qui peut vous servir à vous former une juste idée du caractère et des habitudes des personnes du grand monde en Russie. On n'aime ici que les gens heureux, et cet amour exclusif produit quelquefois des scènes comiques.


Un jeune Français avait parfaitement réussi dans une société de personnes réunies à la campagne. C'était à qui lui ferait fête: des dîners, des promenades, des chasses, des spectacles de société, rien n'y manquait; l'étranger était enchanté. Il vantait à tout venant l'hospitalité russe et l'élégance des manières de ces barbares du Nord tant calomniés! À quelque temps de là le jeune enthousiaste tombe malade dans la ville voisine; tant que le mal se prolonge et s'aggrave, ses amis les plus intimes ne lui donnent pas signe de vie. Plusieurs semaines, deux mois se passent ainsi, à peine envoie-t-on de loin en loin savoir de ses nouvelles; enfin la jeunesse triomphe, et malgré le médecin du lieu, le voyageur guérit; sitôt qu'il est rétabli, on afflue chez lui pour fêter sa convalescence, comme si l'on n'eût pensé qu'à lui durant tout le temps de sa maladie; il faut voir la joie de ses anciens hôtes; vous diriez que ce sont eux qui viennent de ressusciter!… on le comble de protestations d'intérêt, on l'accable de nouveaux projets de divertissements, on le caresse à la manière des chats; la légèreté, l'égoïsme, l'oubli, font patte de velours; on vient jouer aux cartes près de son fauteuil, on lui propose doucereusement de lui envoyer un canapé, des confitures, du vin… depuis qu'il n'a plus besoin de rien, tout est à lui… Cependant sans se laisser prendre à cet appât usé désormais, il met à profit la leçon, et fort de son expérience, il monte en voiture à la hâte, pressé qu'il est, dit-il, de fuir une terre qui n'est hospitalière que pour les gens heureux, amusants ou utiles!…


Une dame française émigrée, âgée et spirituelle, était établie dans une ville de province. Un jour elle alla faire une visite à une personne du pays. Il y a dans plusieurs maisons russes des escaliers couverts de trappes et qui sont dangereux. La dame française qui n'avait pas remarqué une de ces soupapes trompeuses, tombe d'une quinzaine de pieds de haut sur des marches de bois. Que fait la maîtresse de la maison? vous auriez peine à le deviner. Sans même vouloir s'assurer si la malheureuse est morte ou vivante, sans courir à elle pour s'informer de son état, sans appeler du secours, sans envoyer au moins chercher un chirurgien, elle plante là l'accident, et court dévotement s'enfermer à son oratoire pour y prier la sainte Vierge de venir en aide à la pauvre morte… morte ou blessée, selon ce qu'il aura plu au bon Dieu d'en ordonner. Cependant la blessée, non morte, et qui n'avait rien de cassé, eut le temps de se relever, de remonter dans l'antichambre et de se faire ramener chez elle, avant que sa pieuse amie eût quitté son prie-Dieu. On ne put même arracher celle-ci de cet asile qu'en lui criant à travers la porte que l'accident n'avait eu aucune suite grave, et que la malade était retournée chez elle, où elle venait de se coucher, mais par pure précaution. Aussitôt la charité active se réveille dans le cœur désolé de la bonne dévote russe, qui, reconnaissante de l'efficacité de ses prières, court officieusement chez son amie, insiste pour entrer, arrive auprès du lit de la patiente et l'accable de protestations d'intérêt qui la privent pendant une heure au moins du repos dont elle a besoin.


Ce trait d'enfantillage m'a été conté par la personne même à qui l'accident est arrivé. Si elle se fût cassé la jambe ou évanouie, elle aurait pu mourir sans secours à la place où l'avait laissée sa pieuse amie.


Après cela on s'étonne de voir des hommes tomber dans la Néva, et s'y noyer sans que personne pense à leur porter secours, sans même qu'on ose parler de leur mort!!!


Les bizarreries de sentiment abondent en Russie dans tous les genres chez les personnes du grand monde, parce que les cœurs et les esprits y sont blasés sur toutes choses. Une grande dame de Pétersbourg a été mariée plusieurs fois; elle passe les étés dans une maison de campagne magnifique à quelques lieues de la ville, et son jardin est rempli des tombeaux de tous ses maris, qu'elle commence à aimer avec passion, sitôt qu'ils sont morts; elle leur élève des mausolées, des chapelles, pleure sur leurs cendres, elle charge leurs tombes d'épitaphes sentimentales… en un mot, elle rend aux morts un culte offensant pour les vivants. C'est ainsi que le parc de la dame devient un vrai Père Lachaise, et ce lieu paraît tant soit peu triste à quiconque n'a pas, comme la noble veuve, l'amour des maris défunts et des tombeaux.


On ne doit être surpris de rien en fait d'insensibilité, ou ce qui est synonyme, de sensiblerie de la part d'un peuple qui étudie l'élégance aussi minutieusement qu'on s'instruit dans l'art de la guerre ou du gouvernement. Voici un exemple de ce grave intérêt que les Russes mettent aux choses les plus puériles, dès qu'elles les touchent personnellement.


Un descendant des anciens boyards, riche et âgé, habitait la campagne aux environs de Moscou. Un détachement de hussards avec ses officiers était logé dans sa maison. C'était le temps de Pâques. Les Russes célèbrent cette fête avec une solennité particulière. Toutes les personnes d'une même famille, et leurs amis et leurs voisins, se réunissent pour assister à la messe, que ce jour-là ou dit à minuit précis.


Le châtelain dont je vous parle étant la personne la plus considérable du pays, attendait une grande affluence de monde pour la nuit de Pâques, d'autant plus qu'il avait fait restaurer cette année-là son église paroissiale avec beaucoup de luxe.


Deux ou trois jours avant la fête, il est réveillé par un train de chevaux et de voitures passant sur une jetée voisine de son habitation. Ce château, selon l'usage le plus ordinaire, est situé tout au bord d'un petit étang; l'église du village s'élève du côté opposé, tout au bout de la jetée qui sert de route pour aller du château à la paroisse.


Étonné d'entendre un bruit inusité au milieu de la nuit, le maître de la maison se lève, court à sa fenêtre, et là, quel est son étonnement lorsqu'il aperçoit, à la lueur d'une quantité de torches, une belle calèche attelée de quatre chevaux et suivie de deux piqueurs.


Il reconnaît cet équipage tout neuf, ainsi que l'homme auquel il appartient: c'était un des officiers de hussards logés dans sa maison, grave étourdi, tout nouvellement enrichi par un héritage; cet écervelé venait d'acheter des chevaux et une voiture qu'il avait fait amener au château. Le vieux seigneur le voyant se pavaner dans sa calèche ouverte, tout seul, la nuit, au milieu d'une campagne déserte et silencieuse, le croit devenu fou; il suit des yeux l'élégant équipage et le groupe de gens qui l'entourent; il les voit se diriger en bon ordre vers l'église et s'arrêter devant le porche; là le maître descend gravement de voiture aidé de ses valets qui se précipitent à la portière pour donner le bras au jeune officier, quoique celui-ci plus leste que ses gens et aussi jeune, parût bien capable de se passer de leur assistance.


À peine eut-il touché terre qu'il remonta lentement, et majestueusement en voiture, fit encore un tour sur la jetée, revint à l'église et recommença, lui et son monde, la même cérémonie que la première fois. Ce jeu se renouvela jusqu'à l'aube du jour. À la dernière répétition, l'officier donne l'ordre de rentrer au château sans bruit et au pas. Quelques instants plus tard, tout le monde était recouché.


Le lendemain, le maître de la maison n'a rien de plus pressé que de questionner son hôte le capitaine de hussards, pour savoir ce que signifiaient sa promenade nocturne et les évolutions de ses gens autour de sa voiture et de sa personne. «Rien du tout, reprit l'officier sans trahir le plus léger embarras; mes valets sont novices, vous aurez beaucoup de monde le jour de Pâques, on afflue ici de tous les environs et même de très-loin; j'ai voulu seulement faire la répétition de mon entrée à l'église.»


Il me reste, à moi, à vous faire le récit de ma sortie de Nijni; vous verrez qu'elle fut moins brillante que la promenade nocturne du capitaine de hussards.


Le soir du jour où j'avais assisté avec le gouverneur au spectacle russe, dans un théâtre entièrement vide, je rencontrai, en sortant du théâtre, un homme de ma connaissance, qui me mena au café des bohémiennes, situé dans la partie la plus animée de la ville foraine; il était près de minuit, cette maison était encore pleine de monde, de bruit et de lumières. Les femmes me semblèrent charmantes; leur costume, quoiqu'en apparence le même que celui des autres femmes russes, prend un caractère étrange porté par elles; elles ont de la magie dans le regard, dans les traits, et leurs attitudes sont gracieuses quoique souvent imposantes. En un mot, elles ont du style comme les sibylles de Michel-Ange.


Leur chant est à peu près le même que celui des bohémiens de Moscou, mais il m'a paru plus expressif encore, plus fort et plus varié. On m'assure qu'elles ont de la fierté dans l'âme; elles sont passionnées, mais elles ne sont ni légères ni vénales, et elles repoussent souvent avec dédain, dit-on, des offres avantageuses.


Plus je vis, plus je m'étonne de ce qui reste de vertu aux gens qui n'en ont pas. Les personnes le plus décriées à cause de leur état, sont souvent comme les nations qu'on dit dégradées par leurs gouvernements, pleines de grandes qualités méconnues, tandis qu'au contraire on est désagréablement surpris en découvrant les faiblesses des gens fameux et le puéril caractère des peuples soi-disant bien gouvernés. Les conditions des vertus humaines sont presque toujours des mystères impénétrables à la pensée des hommes.


L'idée de réhabilitation que je ne fais ici qu'indiquer, a été mise dans tout son jour et défendue avec l'éclat d'un talent puissant par l'un des esprits les plus hardis de notre époque et de toutes les époques. Il semble que Victor Hugo ait voulu consacrer son théâtre à révéler au monda ce qui reste d'humain, c'est-à-dire de divin, dans l'âme des créatures de Dieu le plus réprouvées par la société; ce but est plus que moral, il est religieux. Étendre la sphère de la pitié, c'est faire une œuvre pie; la foule est souvent cruelle par légèreté, par habitude, par principe; plus souvent elle l'est par mégarde; guérir ces plaies des cœurs méconnus, si cela est possible, sans en faire de plus profondes à d'autres cœurs dignes aussi de compassion: c'est s'associer aux desseins de la Providence, c'est agrandir le royaume de Dieu.


La nuit était avancée quand nous sortîmes du café des bohémiens; un nuage orageux qui venait de crever sur la plaine avait subitement changé la température. De grandes flaques d'eau inondaient les larges et longues rues de la foire déserte, et nos chevaux traversant, sans ralentir leur train, ces espèces de mares creusées dans la terre détrempée, nous éclaboussaient au fond de ma calèche ouverte; des nuées noires annonçaient de nouvelles averses pour le reste de la nuit, tandis que des rafales intermittentes nous envoyaient par bouffées au visage l'eau qui débordait des gouttières. «Voilà l'été passé, me dit mon cicerone.—Je ne le sens que trop,» lui répondis-je. J'avais froid comme en hiver. J'étais sans manteau; le matin on étouffait, on gelait quand je rentrai; je vous écrivis pendant deux heures, puis je me couchai glacé. Le lendemain, quand je voulus me lever, j'avais des vertiges; je retombai sur mon lit sans pouvoir m'habiller ni sortir.


Ce contre-temps me fut d'autant plus désagréable que je devais partir ce jour-là même pour Kazan; j'aurais voulu mettre au moins le pied en Asie, et je venais d'arrêter un bateau pour descendre le Volga, tandis que mon feldjæger eût été chargé de mener ma voiture vide à Kazan, pour me reconduire à Nijni en remontant le cours du fleuve par terre. Toutefois mon zèle s'était un peu ralenti depuis que le gouverneur de Nijni m'avait orgueilleusement montré des dessins de Kazan. C'est toujours la même ville d'un bout de la Russie à l'autre: la grande place, les grandes rues bordées de petites maisons très-basses; sur cette place la maison du gouverneur, bel édifice à colonnes et à fronton romain, ornements encore plus déplacés dans une ville tatare que dans les villes russes; la caserne, les cathédrales en manière de temples, rien n'y manquait; je sentais que tout ce rabâchage d'architecture ne valait guère la peine d'allonger mon voyage de deux cents lieues. Mais la frontière de Sibérie et les souvenirs du siége me tentaient encore. Il fallut renoncer à cette course et me tenir coi pendant quatre jours.


Le gouverneur m'est venu voir sur mon grabat avec beaucoup de politesse; enfin le quatrième jour, sentant mon malaise augmenter, je me décidai à faire appeler un médecin. Ce docteur me dit:


«Vous n'avez pas de fièvre, vous n'êtes pas encore malade, mais vous allez le devenir gravement si vous restez trois jours de plus à Nijni. Je connais l'influence de cet air sur certains tempéraments, partez; vous n'aurez pas fait dix lieues que vous vous sentirez soulagé, puis, le lendemain, vous serez guéri.


—Mais je ne puis ni manger, ni dormir, ni me tenir debout, ni remuer sans vives douleurs à la tête, répliquai-je; et que deviendrai-je si je suis forcé de m'arrêter en chemin?


—Faites-vous porter dans votre voiture; les pluies d'automne commencent; je ne réponds pas de vous, vous dis-je, si vous restez à Nijni.»


Ce docteur a de la science et de l'expérience; il a passé plusieurs années à Paris, après avoir fait de bonnes études en Allemagne. Je me fiai à son coup d'œil, et le lendemain du jour où il me donna ce conseil, je montai en voiture par une pluie battante et par un vent glacial. Il y aurait eu de quoi décourager le voyageur le plus dispos. Cependant dès la seconde poste la prédiction du docteur s'accomplit; je commençai à respirer plus librement, mais la fatigue m'accablait. Il fallut m'arrêter pour la nuit dans un mauvais gîte;… le lendemain j'étais guéri.


Durant le temps que j'ai passé dans mon lit à Nijni, mon espion protecteur s'ennuyait de la prolongation de notre séjour à la foire et de son inaction forcée. Un matin il vint trouver mon valet de chambre et lui dit en allemand:


«Quand partons-nous?


—Je ne sais; monsieur est malade.


—Est-il malade?


—Pensez-vous que ce soit pour son plaisir qu'il reste dans son lit sans sortir d'un appartement comme celui que vous lui avez trouvé ici?


—Qu'est-ce qu'il a?


—Je n'en sais rien.


—Pourquoi est-il malade?


—Ma foi! allez le lui demander.»


Ce pourquoi m'a paru digne d'être noté.


Cet homme ne m'a pas pardonné la scène de la voiture. Depuis ce jour, ses manières et sa physionomie sont changées; ce qui me prouve qu'il reste toujours un coin de naturel et de sincérité dans les caractères le plus profondément dissimulés. Aussi je lui sais quelque gré de sa rancune. Je le croyais incapable d'un sentiment primitif.


Les Russes, comme tous les nouveaux venus dans le monde civilisé, sont d'une susceptibilité excessive; ils n'admettent pas même les généralités, ils prennent tout pour des personnalités; nulle part la France n'est plus mal appréciée: la liberté de penser et de parler est ce que l'on comprend le moins en Russie; ceux qui font semblant de juger notre pays me disent qu'ils ne croient pas que le roi s'abstienne de châtier les écrivains qui l'injurient journellement à Paris.


«Cependant, leur dis-je, le fait est là pour vous convaincre.


—Oui, on parle de tolérance, répliquent-ils d'un air malin; c'est bon pour la foule et pour les étrangers; mais on punit en secret les journalistes trop audacieux.»


Quand je répète que tout est publie en France, on rit finement, on se tait poliment, et l'on ne me croit pas.


La ville de Vladimir est souvent nommée dans l'histoire; son aspect est celui de l'éternelle ville russe, dont le type ne vous est que trop connu. Le pays que j'ai traversé depuis Nijni est semblable aussi à ce que vous connaissez de la Russie: c'est une forêt sans arbres, interrompue par une ville sans mouvement. Figurez-vous des casernes dans des marais ou dans des bruyères, selon la nature du sol; et l'esprit du régiment pour animer tout cela!!… Quand je dis aux Russes que leurs bois sont mal aménagés, et que leur pays finira par manquer de combustible, ils me rient au nez. On a calculé combien de milliers de milliers d'années il faudrait pour abattre les bois qui couvrent le sol d'une immense partie de l'Empire, et ce calcul répond à tout. C'est qu'on se paie de mots en ceci comme en tout le reste. Il est écrit dans les états envoyés par chaque gouverneur de province, que tel gouvernement contient tant d'arpents de forêts! Là-dessus la statistique exécute son travail d'arithmétique; mais le calculateur, avant d'additionner ses sommes pour en faire un total, ne va pas sur les lieux voir de quoi se composent les forêts enregistrées sur le papier. Il y trouverait le plus souvent un amas de broussailles bonnes à faire des bourrées ou bien il s'y perdrait dans des landes entrecoupées de champs de joncs et de fougères! Cependant l'appauvrissement des fleuves se fait déjà sentir, et ce symptôme, inquiétant pour la navigation, ne peut être attribué qu'à la quantité d'arbres abattus dans le voisinage des sources et le long des cours d'eau qui facilitent le flottage. Mais avec leurs cartons pleins de rapports satisfaisants, les Russes s'inquiètent peu de la dilapidation des seules richesses naturelles de leur sol. Leurs bois sont immenses dans les bureaux du ministère; et ceci leur suffit. Grâce à cette quiétude administrative, on peut prévoir le moment où ils se chaufferont au feu des paperasses entassées dans leurs chancelleries; cette richesse-là s'accroît tous les jours.


Ce que je vous dis est hardi, révoltant même, sans qu'il y paraisse; l'amour-propre chatouilleux des Russes impose aux étrangers des devoirs de convenances auxquels je ne me soumets pas et dont vous ne vous doutez guère. Ma sincérité me rend coupable dans la pensée des hommes de ce pays. Voyez l'ingratitude!!! le ministre me donne un feldjæger; la présence de cet uniforme suffit pour m'épargner les ennuis du voyage; me voilà engagé dans l'esprit des Russes à tout approuver chez eux. Cet étranger-là, pensent-ils, manquerait à toutes les lois de l'hospitalité s'il se permettait de critiquer un pays où l'on a tant d'égards pour lui… quelle énormité!… Néanmoins je me crois libre encore de vous peindre ce que je vois et de le juger. Ils crieront à l'indignité… Mais moi, quoique mon argent ou mes lettres de recommandation m'aient procuré un courrier pour parcourir le pays, je veux que vous sachiez que si je m'étais mis en chemin pour Nijni avec un simple domestique, sût-il le russe comme je sais le français, nous aurions été arrêtés par les ruses et les friponneries des maîtres de poste à tous les relais un peu écartés. On nous aurait d'abord refusé des chevaux, puis, sur nos instances, nous aurions été conduits de hangar en hangar dans toutes les écuries de la poste; l'on nous eût prouvé qu'elles sont vides, ce qui nous eût plus contrariés que surpris, puisque nous aurions su d'avance, mais sans pouvoir porter plainte, que le maître de poste aurait eu soin, dès notre arrivée au relais, de faire retirer tous ses chevaux dans des cachettes inaccessibles aux étrangers. Au bout d'une heure de pourparlers, on nous eût amené un attelage soi-disant libre, et que le paysan auquel il serait censé appartenir, aurait eu la condescendance de nous céder à un prix deux ou trois fois plus élevé que le tarif des postes impériales. Nous l'aurions refusé et renvoyé d'abord; puis, de guerre lasse, nous aurions fini par implorer le retour de ces précieuses bêtes, et par payer aux hommes tout ce qu'ils auraient voulu. La même scène se serait renouvelée à chaque poste. Voilà comment voyagent en ce pays les étrangers inexpérimentés et dénués de protection. Il n'en est pas moins établi et reconnu que la poste en Russie coûte fort peu de chose et qu'on y voyage très-vite.


Mais ne vous semble-t-il pas comme à moi, qu'après avoir apprécié comme je le dois la faveur qui m'a été accordée par le directeur général des postes, je conserve le droit de vous dire quels sont les ennuis que son obligeance m'épargne?


Les Russes sont toujours en garde contre la vérité qu'ils redoutent; mais moi qui appartiens à une société où la vie se passe au grand jour, où tout se publie et se discute, je ne m'embarrasse nullement des scrupules de ces hommes chez lesquels rien ne se dit. Parler est en Russie une action de mauvaise compagnie; murmurer quelques sons vides de sens à l'oreille les uns des autres et finir chaque phrase insignifiante par demander le secret de ce qu'on vient de ne pas dire: c'est faire preuve de tact et de bon ton… Toute parole nette et précise fait événement dans un pays où non-seulement l'expression des opinions est interdite, mais où l'on défend même le récit des faits les plus avérés; un Français doit noter ce ridicule, et ne peut l'imiter.


La Russie est policée; Dieu sait quand elle sera civilisée.


Comptant pour rien la persuasion, le prince attire tout à lui; sous prétexte qu'une centralisation rigoureuse est indispensable au gouvernement d'un empire prodigieusement étendu comme la Russie: ce système est peut-être le complément nécessaire du principe de l'obéissance aveugle: mais l'obéissance éclairée combattrait la fausse idée de simplification qui depuis plus d'un siècle domine l'esprit des successeurs du Czar Pierre, et même l'esprit de leurs sujets. La simplification poussée à cet excès, ce n'est pas la puissance, c'est la mort. L'autorité absolue cesse d'être réelle et devient elle-même un fantôme quand elle ne s'exerce que sur des simulacres d'hommes.


La Russie ne deviendra véritablement une nation que le jour où son prince réparera volontairement le mal fait par Pierre Ier. Mais se trouvera-t-il en un tel pays un souverain assez courageux pour avouer qu'il n'est qu'un homme?


Il faut venir en Russie pour croire à toute la difficulté de cette réformation politique, et à la force de caractère nécessaire pour l'opérer.


(Suite de la lettre précédente.)


D'une maison de poste entre Vladimir et Moscou, ce 3 septembre 1839.


Je vous défie de deviner l'espèce de danger que j'ai couru ce matin. Cherchez entre tous les incidents qui peuvent exposer un voyageur à périr sur une grande route en Russie, votre science ni votre imagination ne suffiront pas à deviner ce qui vient de menacer ma vie. Le danger était si grand, que, sans l'adresse, la force et la présence d'esprit de mon domestique italien, ce n'est pas moi qui vous écrirais le récit que vous allez lire.


Il faut que le schah de Perse ait intérêt à se concilier l'amitié de l'Empereur de Russie, et que dans ce but, comptant sur les plus grands présents, il envoie au Czar l'un des plus énormes éléphants noirs de l'Asie; il faut que cette tour ambulante soit revêtue de superbes tapis qui servent de caparaçons au colosse, et qui de loin représentent des tentures de cathédrales agitées par le vent, il faut que la bête monstrueuse soit escortée d'un cortége d'hommes à cheval qui ressemblent à une nuée de sauterelles, le tout suivi d'une file de chameaux qui paraissent des ânes à côté de cet éléphant, le plus démesurément grand que j'aie vu et l'un des plus grands qui existent; il faut de plus qu'au sommet du monument vivant, on aperçoive un homme de couleur olivâtre, en costume oriental, portant un parasol ouvert, et que cet homme soit bizarrement juché les jambes croisées sur des carreaux posés au milieu du dos du monstre; il faut enfin que tandis qu'on force ce potentat du désert de s'acheminer à pied vers Moscou et Pétersbourg, où le climat va bientôt le ranger dans la collection des mastodontes et des mammouths, je m'achemine, moi, en poste de Nijni à Moscou par la route de Vladimir, et que mon départ coïncide exactement avec celui des Persans, de façon qu'à certain point de la route déserte, qu'ils suivent au pas majestueux de leur royal animal, j'arrive derrière eux au galop de mes chevaux russes, forcés de passer à côté du géant; il ne faut rien moins, vous dis-je, que toutes ces circonstances réunies pour vous expliquer la peur homérique de mes coursiers en voyant devant eux la pyramide animée se mouvoir comme par magie au milieu d'une troupe d'étranges figures d'hommes et de bêtes.


La frayeur de mes quatre chevaux en approchant de ce colosse aux pieds couleur de fer, aux flancs revêtus de pourpre, se manifesta d'abord par un tressaillement universel, par des hennissements, des reniflements extraordinaires et par le refus de passer outre. Mais bientôt la parole, le fouet, la main du postillon-cocher les maîtrisèrent au point de les obliger à devancer le fantastique objet de leur terreur: ils se soumirent en frissonnant, leurs crins se hérissaient; mais à peine ont-ils subi cette lutte de deux effrois contraires et fait l'effort d'affronter le monstre, en passant d'un train modéré le long de ses flancs superbes, que, se reprochant, pour ainsi dire, leur courage qui n'était que de la peur comprimée, ils laissent cette terreur faire explosion, et la voix et les rênes de leur conducteur demeurent sans force. L'homme est vaincu au moment qu'il se croit vainqueur; à peine les chevaux ont-ils senti le monstre derrière eux, qu'ils prennent le mors aux dents, et partent au triple galop sans savoir où se dirigera leur aveugle emportement. Cette furie de la frayeur allait nous coûter la vie; le cocher, surpris et impuissant, restait immobile sur son siége et lâchait les rênes; le feldjæger, assis sur le même siége, partageait sa stupeur et imitait son inaction. Antonio et moi, dans le fond de la calèche fermée à cause de l'incertitude du temps et de mon indisposition, nous étions pâles et muets: notre espèce de tarandasse n'a pas de portières, c'est un bateau, il faut enjamber par-dessus le bord pour entrer et pour sortir, ce qui devient assez difficile quand la capote relevée est appuyée sur le siége de devant: tout à coup les chevaux, dans leur vertige, quittent la route et commencent à monter sur une berge de huit pieds de hauteur presque à pic; une des petites roues s'engage dans le gravier de cette berge; déjà deux des chevaux ont gravi sur la crête sans rompre leurs traits: je vois leurs pieds au niveau de nos têtes; encore un coup de collier, la voiture suivra; mais comme elle ne peut arriver, elle versera, elle sera brisée, et ses morceaux dispersés seront traînés avec nous en divers sens, jusqu'à la mort de tous, bêtes et hommes: je crus que c'en était fait de nous. Les Cosaques qui escortaient le puissant personnage, cause du péril, voyant la situation critique où nous étions, avaient eu la prudence d'éviter de nous suivre de crainte d'animer notre attelage: prudence bien insuffisante! moi, sans même songer à sauter hors de la voiture, je recommandais mon âme à Dieu lorsque Antonio disparut… je le crus tué; la capote et les rideaux de cuir de la calèche me cachaient la scène; mais au même instant je sens les chevaux s'arrêter. «Nous sommes sauvés,» me crie Antonio; ce nous me toucha, car lui-même était hors de danger depuis qu'il avait pu sortir de la voiture sans accident. Sa rare présence d'esprit lui avait fait discerner le seul moment favorable pour sauter au moindre risque possible; puis avec cette agilité que les vives émotions peuvent donner et ne peuvent expliquer, il s'était trouvé, sans savoir lui-même par quel moyen, sur la berge, à la tête des deux chevaux qui venaient de l'escalader, mais dont les efforts désespérés menaçaient de tout exterminer. La voiture allait verser quand les bêtes furent arrêtées; mais le postillon et le courrier, ranimés par l'exemple d'Antonio, avaient eu le temps à leur tour de sauter à terre; le postillon en un clin d'œil fut à la tête des deux chevaux restés sur la route et séparés de leurs compagnons par la rupture d'une des chaînettes du timon, tandis que le courrier soutenait la voiture. Presque au même moment, les Cosaques de l'éléphant ayant lancé leurs chevaux au grand galop, arrivèrent à notre secours; ils me firent descendre de voiture, et aidèrent mes gens à contenir l'attelage toujours frémissant. Jamais on ne fut plus près du dernier malheur, mais jamais accident ne fut évité à moins de frais: pas un clou de la voiture, et ce qu'il y a de plus étonnant, pas un trait des harnais n'a manqué; l'une des chaînettes rompue, quelques morceaux de cuir déchirés, des guides cassées, un mors brisé: voilà tout ce que nous eûmes à réparer.


Au bout d'un quart d'heure, Antonio était replacé tranquillement près de moi dans le fond de la calèche, et un autre quart d'heure plus tard, il dormait comme s'il ne nous eût pas sauvé la vie à tous.


Pendant qu'on rajustait nos harnais, je voulus m'approcher de la cause de tout ce dégât. Le cornac avait prudemment fait retirer l'éléphant dans le bois voisin d'une des contre-allées de la route. Cette terrible bête me parut encore grandie depuis le péril auquel elle m'avait exposé; sa trompe, engagée dans la cime des bouleaux, me faisait l'effet d'un boa noué dans les branches d'un palmier. Je commençai à donner raison à mes chevaux, car il y avait là de quoi ressentir une grande épouvante. En même temps, le dédain que nos petits corps devaient inspirer à cette masse prodigieuse, me paraissait comique: du haut de sa tête puissante, l'éléphant avec son œil fin et vif jetait sur les hommes un regard inattentif; je me sentais fourmi; effrayé de la métamorphose je me hâtai de fuir ce curieux spectacle, en rendant grâce à Dieu de m'avoir fait échapper à une mort affreuse, et qui pendant un moment m'avait paru inévitable.


(Suite de la même lettre.)


Moscou, ce 5 septembre 1839 au soir.


Une excessive chaleur n'a pas discontinué de régner à Moscou depuis plusieurs mois: j'y retrouve la température que j'y ai laissée; c'est un été tout à fait extraordinaire. Cette sécheresse fait monter dans l'air, au-dessus des quartiers les plus populeux de la ville, une poussière rougeâtre, qui, vers le soir, produit des effets aussi fantastiques que la lumière des feux de Bengale: ce sont de vrais nuages d'Opéra. Aujourd'hui, vers le coucher du soleil, j'ai voulu contempler ce spectacle au Kremlin, dont j'ai fait le tour extérieurement avec autant d'admiration et presque autant de surprise que la première fois.


La ville des hommes était séparée du palais des géants par une gloire du Corrége: c'était une sublime réunion des merveilles de la peinture et de la poésie.


Le Kremlin, comme le point le plus élevé du tableau, recevait les dernières lueurs du jour, tandis que les vapeurs de la nuit enveloppaient déjà le reste de la ville. L'imagination ne sentait plus ses bornes; l'univers, l'infini, Dieu même, appartenaient au poëte, témoin d'un si majestueux spectacle… c'était Martin, coloriste, ou plutôt c'était le vivant modèle de ses tableaux les plus extraordinaires. Le cœur me battait de crainte et d'admiration; je voyais se relever toute la cohorte des hôtes surnaturels du Kremlin; leurs figures brillaient pareilles à des démons peints sur un fond d'or, ils s'avançaient flamboyants vers les régions de la nuit, dont ils s'apprêtaient à déchirer le voile; je n'attendais plus que la foudre: c'était terriblement beau.


Les masses blanches et irrégulières du palais reflétaient inégalement l'oblique lumière d'un crépuscule agité; ces variétés de teintes étaient le résultat des divers degrés d'inclinaison de certains pans de murailles, et des pleins et des vides qui font la beauté de cette architecture barbare, mais dont les hardis caprices, s'ils ne charment les sens, parlent bien haut à la pensée. C'était si étonnant, si beau, que je n'ai pu résister à vous nommer encore une fois le Kremlin.


Mais rassurez-vous, ceci est un adieu.


Quelques plaintifs chants d'ouvriers, répétés par les échos des meurtrières, tombaient du haut des terrasses à demi cachées sous des échafaudages, et retentissaient de voûte en voûte, de créneaux en créneaux, de précipices en précipices, précipices bâtis de main d'homme, d'où les sons rebondissaient en frappant jusqu'à mon cœur pénétré d'une inexprimable mélancolie. Des lumières errantes apparaissaient dans les profondeurs de l'édifice royal; ces galeries désertes, ces longues percées avec leurs barbacanes vides et leurs mâchicoulis abandonnés, se renvoyaient la voix de l'homme, qu'on était étonné d'entendre retentir à cette heure, au milieu des palais solitaires, et l'oiseau de nuit, troublé dans ses mystérieuses amours, fuyait la lueur des torches en s'envolant au plus haut des clochers et des tours, pour y porter la nouvelle de quelque désordre inouï.


Ce bouleversement était l'effet des travaux commandés par l'Empereur pour fêter la prochaine arrivée de l'Empereur: il se fête lui-même et fait illuminer son Kremlin quand il vient à Moscou; tandis qu'une madone, avec une lampe qui ne s'éteint jamais, l'attend dans une niche au-dessus d'une des principales portes du sacré palais; cependant, à mesure que l'ombre croissait, la ville s'illuminait; ses boutiques, ses cafés, ses rues, ses théâtres sortaient des ténèbres comme par magie. Ce jour était aussi l'anniversaire du couronnement de l'Empereur; encore un motif de fête et d'illumination: les Russes ont tant de jours de joie à célébrer par an qu'à leur place, je n'éteindrais pas mes lampions.


On commence à se ressentir ici de l'approche du magicien: Moscou il y a trois semaines n'était habité que par des marchands qui vaquaient à leurs affaires en drowska; maintenant les beaux coursiers, les voitures à longs attelages de quatre chevaux, les uniformes dorée pullulent dans les rues devenues brillantes; les grands seigneurs, les valets obstruent les théâtres et leurs portiques. «L'Empereur est à trente lieues d'ici; qui sait si l'Empereur ne va pas arriver; l'Empereur pourrait venir cette nuit; peut-être l'Empereur sera-t-il à Moscou demain; on assure que l'Empereur y était hier incognito; qui nous prouve qu'il n'y est pas maintenant?» Et ce doute, et cet espoir, et ce souvenir, agitent les cœurs, animent les lieux, changent l'aspect de toutes les choses, le langage de toutes les personnes, et la physionomie de tous les visages. Moscou, ville marchande, ville occupée d'affaires, hier, est aujourd'hui agitée et troublée comme une bourgeoise attendant la visite d'un grand seigneur. Des palais presque toujours déserts s'ouvrent et s'illuminent: des jardins s'embellissent partout; des fleurs et des flambeaux luttent à l'envi d'éclat et de gaîté forcés; des murmures flatteurs parcourent tout bas la foule, des pensers plus flatteurs et plus secrets encore s'éveillent dans les esprits; tous les cœurs battent d'une joie sincère, car les ambitieux se séduisent eux-mêmes, et les plaisirs qu'ils affectent beaucoup, ils les ressentent un peu.


Cette magie du pouvoir m'épouvante, j'ai peur d'éprouver moi-même les effets du prestige et de devenir courtisan, si ce n'est par calcul, au moins par amour du merveilleux.


Un Empereur de Russie à Moscou, c'est un roi d'Assyrie à Babylone.


La présence de celui-ci opère en ce moment, dit-on, bien d'autres miracles à Borodino. Une ville entière vient de naître, et cette ville à peine sortie du désert, est destinée à durer une semaine: on a planté jusqu'à des jardins autour du palais; ces arbres, qui vont mourir, ont été transportés là de bien loin et à grands frais pour représenter des ombrages antiques; ce qu'on s'applique surtout à imiter en Russie, c'est l'œuvre du temps: les hommes de ce pays où le passé manque, ressentent toutes les transes d'amour-propre des parvenus éclairés, et qui savent fort bien ce qu'on pense de leur fortune subite. Dans ce monde des fées, ce qui dure est imité par ce qu'il y a de plus éphémère: un vieux arbre par un arbre déraciné!… des palais par des baraques tapissées d'étoffes; des jardins par des toiles peintes. Plusieurs théâtres se sont élevés dans la plaine de Borodino, et la comédie y sert d'intermède aux pantomimes guerrières: ce n'est pas tout encore, une ville bourgeoise est sortie de la poussière dans le voisinage de la ville Impériale et militaire. Mais les entrepreneurs qui ont improvisé ces auberges sont ruinés par la police, laquelle n'accorde que très-difficilement aux curieux la permission d'approcher de Borodino.


Le programme de la fête est la répétition exacte de la bataille que nous avons appelée de la Moskowa et que les Russes ont nommée bataille de Borodino; voulant approcher autant que possible de la réalité, on a convoqué, des parties les plus reculées de l'Empire, tout ce qui reste parmi les vétérans de 1812 d'hommes ayant pris part à l'action. Vous figurez-vous l'étonnement et les angoisses de ces pauvres vieux braves, arrachés tout d'un coup à la douceur de leurs souvenirs, à la tristesse de leur repos et forcés d'accourir du bout de la Sibérie, du Kamtschatka, du Caucase, d'Archangel, des frontières de la Laponie, des vallées du Caucase, des côtes de la mer Caspienne, sur un théâtre qu'on leur dit être le théâtre de leur gloire? Ils vont recommencer là la terrible comédie d'un combat auquel ils ont dû, non leur fortune, mais leur renommée, mesquine rétribution d'un dévouement surhumain: une obscurité fatiguée; voilà le fruit qu'ils ont recueilli de leur obéissance qu'on qualifie de gloire pour la récompenser aux moindres frais possibles. Pourquoi remuer ces questions et ces souvenirs? pourquoi cette téméraire évocation de tant de spectres oubliés et muets? c'est le jugement dernier des conscrits de l'an 1812. On voudrait faire une satire de la vie militaire qu'on ne s'y prendrait pas autrement; c'est ainsi qu'Holbein dans sa danse des morts a fait la caricature de la vie humaine. Plusieurs de ces hommes, réveillés en sursaut au bord de leur tombe, n'avaient pas monté à cheval depuis nombre d'années, et les voilà forcés, pour plaire à un maître qu'ils n'ont jamais vu, de rejouer leur rôle, bien qu'ils aient désappris leur métier; les malheureux ont tant de peur de ne pas répondre à l'attente du capricieux souverain qui trouble leur vieillesse, que la représentation de la bataille leur paraît, disent-ils, plus effrayante que ne le fut la réalité. Cette solennité inutile, cette guerre de fantaisie achèvera de tuer les soldats que l'événement et les années avaient épargnés, plaisirs cruels et dignes d'un des successeurs de ce Czar qui fit introduire des ours vivants dans la mascarade ordonnée par lui pour les noces de son bouffon: ce Czar était Pierre-le-Grand. Tous ces divertissements prennent leur source dans la même pensée: le mépris de la vie humaine.


Voilà jusqu'où peut aller la puissance d'un homme sur les hommes; croyez-vous que celle des lois sur un citoyen puisse jamais l'égaler? il y aura toujours entre les deux espèces de pouvoirs une énorme distance.


Je suis émerveillé de ce qu'il faut dépenser de fiction pour faire aller ensemble un peuple et un gouvernement tels que le gouvernement et le peuple russes. C'est le triomphe de la fantaisie. De semblables tours de force, des victoires si singulières remportées sur la raison devraient hâter la ruine des nations qui s'exposent à de semblables luttes: cependant qui peut calculer la portée d'un miracle?


L'Empereur m'avait permis, ce qui veut dire ordonné, de venir à Borodino. C'est une faveur dont je me sens devenu indigne; je n'avais pas réfléchi d'abord à l'extrême difficulté du rôle d'un Français dans cette comédie historique; et puis, je n'avais pas vu les monstrueux travaux du Kremlin qu'il me faudrait vanter; j'ignorais enfin l'histoire de la princesse Troubetzkoï, dont je pourrais d'autant moins me distraire que je n'en pourrais parler: toutes ces raisons réunies me décident à rester oublié. C'est facile, car le contraire me donnerait de la peine, si j'en juge par les inutiles agitations d'une foule de Français et d'étrangers de tous pays qui sollicitent en vain la permission d'aller à Borodino.


Tout d'un coup, la police du camp est devenue d'une extrême sévérité; on attribue ce redoublement de précautions à des révélations inquiétantes. Partout le feu de la révolte couve sous les cendres de la liberté. J'ignore même si, dans les circonstances actuelles, il me serait encore possible de faire valoir la parole que l'Empereur m'a dite à Pétersbourg, et répétée à Péterhoff, quand je pris congé de lui: «Je serai bien aise que vous assistiez à la cérémonie de Borodino, où nous posons la première pierre d'un monument en l'honneur du général Bagration.» Ce fut son dernier mot[14].


Je vois ici des personnes invitées et qui n'ont pu approcher du camp; on refuse des permissions à tout le monde, excepté à quelques Anglais privilégiés et à quelques membres du corps diplomatique, spectateurs désignés de cette grande pantomime. Tous les autres, vieux, jeunes, militaires, diplomates, étrangers et russes, sont revenus à Moscou, harassés de leurs inutiles efforts. J'ai écrit à une personne de la maison de l'Empereur que je regrettais de ne pouvoir profiter de la grâce que m'avait accordée Sa Majesté, en me permettant d'assister aux manœuvres, et j'ai donné pour raison mon mal d'yeux qui n'est pas guéri.


La poussière du camp est, dit-on, insupportable, même aux personnes bien portantes; elle me ferait perdre l'œil. Il faut que le duc de Leuchtenberg soit doué d'une forte dose d'indifférence pour pouvoir assister de sang-froid à la représentation qu'on va lui donner. On assure que, dans ce simulacre de bataille, l'Empereur commande le corps du prince Eugène, le père du jeune duc.


Je regretterais un spectacle si curieux sous le rapport moral et anecdotique, si je pouvais y assister en spectateur désintéressé; mais, sans avoir ici la renommée d'un père à soutenir, je suis enfant de la France, et je sens que ce n'est pas à moi de prendre plaisir à voir cette répétition d'une guerre représentée à grands frais, uniquement dans l'intention d'exalter l'orgueil national des Russes à l'occasion de nos désastres. Quant au coup d'œil, je me le figure de reste; j'ai vu assez de lignes droites en Russie. D'ailleurs, aux revues et aux petites guerres, l'œil ne va jamais au delà d'un grand nuage de poussière.


Encore si les acteurs chargés de jouer l'histoire étaient véridiques cette fois!… Mais comment espérer que la vérité va être respectée soudain par des hommes qui ont passé leur vie à la compter pour rien?


Les Russes s'enorgueillissent avec raison de l'issue de la campagne de 1812; mais le général qui en a tracé le plan, celui qui le premier avait conseillé de faire retirer graduellement l'armée russe vers le centre de l'Empire pour y attirer les Français exténués; l'homme enfin au génie duquel la Russie dut sa délivrance, le prince Witgenstein n'est pas représenté dans cette répétition générale; c'est que, malheureusement pour lui, il est vivant… À demi disgracié, il vit dans ses terres; son nom ne sera donc pas prononcé à Borodino, et l'on va élever sous ses yeux un monument éternel à la gloire du général Bagration, tombé sur le champ de bataille.


Sous les gouvernements despotiques, les guerriers morts ont beau jeu; voilà celui-ci décrété le héros d'une campagne où il a péri en brave, mais qu'il n'avait pas dirigée.


Cette absence de probité historique, cet abus de la volonté d'un seul homme qui impose ses vues à tous, qui dicte aux populations jusqu'à leurs jugements sur des faits d'un intérêt national, me paraît la plus révoltante de toutes les impiétés du gouvernement arbitraire!!… Frappez, torturez les corps, mais ne faussez pas les esprits; laissez l'homme juger de toutes choses selon les vues de la Providence, d'après sa conscience et sa raison. On doit qualifier d'impies les peuples qui souffrent dévotement cette continuelle violation du respect dû à ce qu'il y a de plus saint aux yeux de Dieu et des hommes: à la vérité.


(Suite de la même lettre.)


Moscou, ce 8 septembre 1839.


On m'envoie une relation des manœuvres de Borodino qui n'est pas faite pour calmer ma colère.


Tout le monde a lu le récit de la bataille de la Moskowa, et l'histoire l'a comptée parmi celles que nous avons gagnées, puisqu'elle fut hasardée par l'Empereur Alexandre contre l'avis de ses généraux, comme un dernier effort pour sauver sa capitale, laquelle fut prise quatre jours plus tard; mais un incendie héroïque, combiné avec un froid mortel pour des hommes nés sous un climat plus doux; enfin l'imprévoyance de notre chef, aveuglé cette fois par un excès de confiance en son heureuse étoile, ont décidé de nos désastres, et, grâce à l'issue de cette campagne, voilà qu'aujourd'hui l'Empereur de Russie se plaît à compter pour une victoire la bataille perdue par son armée à quatre journées de sa capitale! C'est abuser de la liberté de travestir les faits accordée au despotisme parce qu'il se l'arroge; et, pour confirmer cette fiction, l'Empereur vient de défigurer la scène militaire qu'il prétendait reproduire avec une scrupuleuse exactitude. Lisez le démenti qu'il a donné à l'histoire aux yeux de l'Europe entière.


Au moment où les Français, foudroyés par l'artillerie russe, s'élancent sur les batteries qui les déciment pour emporter les canons ennemis avec le courage et le succès que vous savez, l'Empereur Nicolas, au lieu de laisser exécuter une manœuvre célèbre, et qu'il était de sa justice de permettre et de sa dignité d'ordonner: l'Empereur Nicolas, devenu le flatteur des derniers de son peuple, fait reculer de trois lieues le corps qui représente celui de notre armée auquel nous avons dû la défaite des Russes, notre marche en avant et la prise de Moscou. Jugez si je rends grâce à Dieu d'avoir eu le bon esprit de refuser d'assister à cette pantomime menteuse!…


Cette comédie militaire vient de donner lieu à un ordre du jour Impérial dont on sera scandalisé en Europe, si la pièce y est publiée telle que nous l'avons eue ici sous les yeux. On ne saurait mieux démentir les faits les plus avérés, ni se jouer plus audacieusement des consciences, à commencer par la sienne. D'après ce curieux exposé des idées d'un homme, non des événements d'une campagne, «c'est volontairement que les Russes ont reculé jusqu'au delà de Moscou, ce qui prouve qu'ils n'ont pas perdu la bataille de Borodino (mais alors pourquoi l'ont-ils livrée?) et les ossements de leurs présomptueux ennemis, dit l'ordre du jour, semés depuis la ville sainte jusqu'au Niémen, attestent le triomphe des défenseurs de la patrie.»


Sans attendre l'entrée solennelle de l'Empereur à Moscou, je pars dans deux jours pour Pétersbourg.


Ici finit la correspondance du Voyageur; le récit qu'on va lire complète ses souvenirs: il fut écrit en divers lieux, d'abord à Pétersbourg en 1839, puis en Allemagne et plus tard à Paris.


SOMMAIRE DU RÉCIT.


Retour de Moscou à Berlin par Saint-Pétersbourg.—Histoire d'un Français, M. Louis Pernet.—Il est arrêté dans une auberge au milieu de la nuit.—Rencontre singulière.—Prudence extrême d'un autre Français, compagnon de voyage du prisonnier.—Le consul de France à Moscou.—Son indifférence au sort du prisonnier.—Mes instances inutiles.—Effet de l'imagination.—Conversation avec un Russe.—Ce qu'il me conseille au sujet du prisonnier.—Départ pour Pétersbourg.—Lenteur du voyage.—Novgorod-la-Grande.—Ce qui reste de la ville antique.—Souvenirs d'Ivan IV.—Dernier résultat de la gloire de cette république.—Arrivée à Pétersbourg.—Mon récit à M. de Barante.—Note.—Conclusion de l'histoire de M. Pernet.—Intérieur des prisons de Moscou.—Promesse d'un général russe au prisonnier.—Derniers moments passés à Pétersbourg.—Course à Colpina.—Magnificence de cet arsenal.—Mensonge gratuit.—Anecdote racontée en voiture.—Origine de la famille de Laval en Russie.—Trait de sensibilité de l'Empereur Paul.—L'écusson effacé.—Académie de peinture.—Élèves enrégimentés.—Paysagistes: Vorobieff.—Peintre d'histoire: Brulow, son tableau du Dernier jour de Pompéii.—Superbes copies de Raphaël par Brulow.—Influence du Nord sur l'esprit des artistes.—La poésie perd moins que la peinture sous le ciel du septentrion.—Mademoiselle Taglioni à Pétersbourg.—Influence de ce séjour sur les artistes.—Abolition des uniates.—Persécutions souffertes par l'Église catholique.—Avantages incontestables du gouvernement représentatif.—Sortie de la Russie; passage du Niémen; Tilsit.—Lettre sincère.—Trait d'un Allemand et d'un Anglais.—Pourquoi je ne suis pas revenu en Allemagne par la Pologne.


Berlin, dans les premiers jours d'octobre 1839.


Au moment où j'allais quitter Moscou, un fait singulier attira toute mon attention et me força de retarder mon départ.


J'avais fait demander des chevaux de poste pour sept heures du matin; à mon grand étonnement mon valet de chambre me réveille avant quatre heures; je m'informe de la cause de cet empressement, il me répond qu'il n'a pas voulu tarder à m'instruire d'un fait qu'il vient d'apprendre, et qui lui paraît assez grave pour l'obliger à venir me le raconter en toute hâte. Voici le résumé de son récit:


Un Français, nommé M. Louis Pernet, arrivé depuis peu de jours à Moscou et logé à l'auberge de Kopp, vient d'être arrêté au milieu de la nuit (de cette nuit même); on s'est saisi de sa personne, après avoir enlevé ses papiers, et on l'a conduit à la prison de la ville, où on l'a mis au cachot selon le dire de personnes dignes de foi; tel est le récit que le garçon de notre auberge venait de faire à mon domestique. Celui-ci, après diverses questions, avait encore appris que ce M. Pernet est un jeune homme d'environ vingt-six ans, qu'il est d'une faible santé, ce qui redouble les craintes qu'on a pour lui; qu'il avait déjà passé par Moscou l'année dernière, et que même il y avait séjourné avec un Russe de ses amis, lequel plus tard l'avait mené chez lui à la campagne: ce Russe est absent en ce moment, et le malheureux prisonnier n'a plus ici d'autre appui qu'un Français, nommé M. R***, dans la compagnie duquel il vient, dit-on, de faire un voyage à travers le nord de la Russie. Ce M. R*** loge dans la même auberge que le prisonnier. Son nom me frappa tout d'abord, parce que c'est celui de l'homme de bronze avec lequel j'avais dîné peu de jours auparavant chez le gouverneur de Nijni. Vous vous rappelez que sa physionomie m'avait donné beaucoup à penser. Retrouver ce personnage mêlé à l'événement de cette nuit me parut une circonstance romanesque; à peine pouvais-je croire à tout ce qu'on me racontait. Je pensai que le récit d'Antonio était une invention faite à plaisir pour nous éprouver; néanmoins je me hâtai de me lever, et d'aller m'informer moi-même auprès du garçon d'auberge de la vérité des faits, ainsi que de l'exactitude du nom de M. R***, dont je tenais avant tout à constater l'identité. Le garçon me répondit qu'ayant été chargé d'une commission pour un étranger qui devait quitter Moscou la nuit précédente, il s'était rendu dans l'auberge de Kopp au moment même où venait d'avoir lieu la descente de la police, et il ajouta que M. Kopp lui avait conté la chose dans des termes qui se rapportaient exactement au premier récit d'Antonio.


Dès que je fus habillé, je me rendis chez M. R***. Je trouvai effectivement que c'était bien mon homme de bronze de Nijni. Seulement, à Moscou l'homme de bronze n'était plus impassible; il paraissait agité. Je le trouvai levé; nous nous reconnûmes au premier abord, puis, lorsque je lui dis le motif de ma très-matinale visite, il me parut embarrassé.


«Il est vrai que j'ai voyagé, me dit-il, avec M. Pernet, mais c'était par hasard; nous nous sommes rencontrés à Archangel, de là nous avons fait route ensemble; il est d'une chétive complexion, et sa faible santé m'a donné des inquiétudes pendant le voyage; je lui ai rendu les services que l'humanité m'imposait, voilà tout; je ne suis nullement de ses amis, je ne le connais pas.


—Je le connais encore moins, répliquai-je, mais nous sommes Français tous les trois, et nous nous devons réciproquement assistance dans un pays où notre liberté, notre vie peuvent être à chaque instant menacées par un pouvoir qu'on ne reconnaît qu'aux coups qu'il frappe.


—Peut-être M. Pernet, reprit M. R***, se sera-t-il attiré cette mauvaise affaire par quelque imprudence. Étranger ici comme lui, sans crédit, qu'ai-je à faire? S'il est innocent, l'arrestation n'aura pas de suite; s'il est coupable, il subira sa peine. Je ne puis rien pour lui, je ne lui dois rien, et je vous engage, monsieur, à mettre vous-même beaucoup de réserve dans les démarches que vous tenterez en sa faveur, ainsi que dans vos paroles.


—Mais qui décidera de sa culpabilité? m'écriai-je. Avant tout, il faudrait le voir pour savoir à quoi il attribue cette arrestation, et pour lui demander ce qu'on peut faire et dire pour lui.


—Vous oubliez le pays où nous sommes, reprit M. R***; il est au cachot, comment arriver jusqu'à lui? c'est impossible.


—Ce qui est impossible aussi, repris-je en me levant, c'est que des Français, que des hommes laissent un de leurs compatriotes dans une situation critique, sans seulement s'enquérir de la cause de son malheur.»


En sortant de chez ce très-prudent compagnon de voyage, je commençai à croire le cas plus grave que je ne l'avais jugé d'abord, et je pensai que pour m'éclaircir de la vraie position du prisonnier, il fallait m'adresser au consul de France. Forcé d'attendre l'heure convenable pour me rendre chez ce personnage, je fis demander mes chevaux de remise, au vif déplaisir et à la grande surprise de mon feldjæger; car ceux de la poste étaient déjà dans la cour de l'auberge quand je donnai ce contre-ordre.


Vers dix heures, j'allai faire à M. le consul de France le récit de ce que vous venez de lire. Je trouvai ce protecteur officiel des Français tout aussi prudent et encore plus froid que ne m'avait paru le docteur R***. Depuis le temps qu'il vit à Moscou, le consul de France est devenu presque Russe. Je ne pus démêler si ses réponses étaient dictées par une crainte fondée sur la connaissance qu'il a des usages du pays, ou par un sentiment d'amour-propre blessé, de dignité personnelle mal appliquée.


«M. Pernet, me dit-il, a passé six mois à Moscou et aux environs, sans que, pendant tout ce temps, il ait jugé à propos de faire la moindre démarche auprès du consul de France. M. Pernet ne peut donc compter aujourd'hui que sur lui-même pour se tirer de la situation où le place son insouciance. Ce mot, ajouta M. le consul, est peut-être trop faible;» puis il finit en me répétant qu'il ne pouvait, ne devait ni ne voulait se mêler de cette affaire.


J'eus beau lui faire observer qu'en sa qualité de consul de France, il devait protection à tous les Français sans acception de personnes, et même à ceux qui manqueraient aux lois de l'étiquette; qu'il ne s'agissait pas ici d'une question de bon goût, d'une affaire de cérémonie, mais de la liberté, peut-être de la vie d'un de nos compatriotes; qu'en présence d'un pareil malheur tout ressentiment devait se taire au moins pendant le temps du danger, je n'en tirai pas une parole, pas un geste d'intérêt pour le prisonnier; j'ajoutai que je le priais de considérer que la partie n'était rien moins qu'égale, puisqu'assurément le tort que M. Pernet avait fait à M. le consul de France en négligeant la visite qu'il lui devait, n'approchait pas de la punition que lui infligeait celui-ci en le laissant mettre au cachot sans s'informer des causes de cet emprisonnement arbitraire, et sans parer aux suites bien plus graves que pourrait avoir cet acte de sévérité; je conclus en disant que, dans cette circonstance, nous n'avions pas à nous occuper du degré de compassion que M. Pernet méritait d'inspirer, mais de la dignité de la France et de la sûreté de tous les Français qui voyageaient et voyageraient en Russie.


Mes raisons ne firent nul effet, et cette seconde visite m'avança autant que m'avait avancé la première.


Néanmoins quoique je ne connusse pas même de nom M. Pernet, et que je n'eusse aucun motif personnel pour prendre intérêt à lui, il me sembla que, puisque le hasard m'avait fait connaître son malheur, mon devoir était de lui porter tous les secours qu'il dépendait de moi de lui offrir.


À ce moment, je fus fortement frappé d'une vérité qui, sans doute, s'est souvent présentée à la pensée de tout le monde, mais qui ne m'était jusqu'alors apparue que vaguement et passagèrement; c'est que l'imagination sert à étendre la pitié et à la rendre plus vive. J'allai même jusqu'à penser qu'un homme entièrement dénué d'imagination serait impitoyable. Tout ce que j'ai de puissance de création dans la pensée s'employait malgré moi à me montrer ce pauvre inconnu, aux prises avec les fantômes de la solitude et de la prison; je souffrais avec lui, comme lui, j'éprouvais ce qu'il éprouvait, je craignais ce qu'il craignait; je le voyais abandonné de tout le monde, déplorant son isolement et reconnaissant qu'il était sans remède, car qui s'intéresserait jamais à un prisonnier dans un pays si éloigné, si différent du nôtre, dans une société où les amis s'unissent pour le bonheur et se séparent dans l'adversité. Que de stimulants à ma commisération! «Tu te crois seul au monde, tu es injuste envers la Providence qui t'envoie un ami, un frère;» voilà ce que je répétais tout bas, et bien d'autres choses encore, en croyant m'adresser à la victime.


Cependant le malheureux n'espérait nul secours, et chaque heure écoulée dans une monotonie cruelle, en silence, sans incident, le plongeait plus avant dans son désespoir; la nuit viendrait avec son cortége de spectres; alors que de terreurs, que de regrets ne le martyriseraient-ils pas! Combien je désirais lui faire savoir que le zèle d'un inconnu lui tenait lieu des infidèles protecteurs sur lesquels il ne devait plus compter! Mais tout moyen de communication m'était refusé; aussi me sentais-je doublement obligé de le servir par l'impossibilité même où j'étais de le consoler; les lugubres hallucinations du cachot me poursuivaient au soleil et mon imagination renfermée sous une voûte obscure, me voilait le ciel qui brillait sur ma tête et m'ôtait ma liberté pour me représenter incessamment les apparitions de la nuit dans des souterrains ou des donjons ténébreux; enfin, dans mon trouble, oubliant que les Russes appliquent l'architecture classique même à la construction des prisons, je me voyais confiné sous terre; je rêvais non de colonnades romaines, mais de trappes gothiques; enfin je devenais conspirateur, j'étais coupable, exilé, frappé, j'étais fou avec le prisonnier… inconnu!… Eh bien, si mon imagination m'eût retracé moins vivement toutes ces choses, j'aurais mis moins d'activité, moins de persévérance dans mes démarches en faveur d'un malheureux qui n'avait que moi pour appui, et qui ne pouvait m'intéresser qu'à ce titre. J'étais poursuivi par un spectre, et pour m'en délivrer j'aurais percé des murs; le désespoir de mon impuissance me jetait dans une rage égale, peut-être, aux tourments de l'infortuné dont je partageais le supplice en voulant m'efforcer de le faire cesser.


Insister pour pénétrer dans la prison, c'eût été une démarche dangereuse autant qu'inutile. Après de longues et douloureuses incertitudes, je m'arrêtai à une autre pensée; j'avais fait connaissance avec quelques personnes prépondérantes à Moscou; et bien que, dès l'avant-veille, j'eusse pris congé de tout le monde, je résolus de tenter une confidence auprès d'un des hommes qui m'avait inspiré le plus de confiance.


Non-seulement je dois éviter ici de le nommer, mais je ne puis parler de lui que de manière à ne le point désigner.


Quand il me vit entrer dans sa chambre, il savait déjà ce qui m'amenait; et sans me laisser le temps de m'expliquer, il me dit que par un hasard singulier il connaissait personnellement M. Pernet, qu'il le croyait innocent, d'où il suit que son affaire lui paraissait inexplicable. Mais qu'il était sûr que des considérations politiques pouvaient seules motiver un tel emprisonnement, parce que la police russe ne se démasque jamais à moins d'y être forcée; que sans doute, on avait cru l'existence de cet étranger tout à fait ignorée à Moscou; mais qu'à présent que le coup était porté, les amis ne pourraient que nuire en se montrant; car si l'on venait à penser qu'il eût des protecteurs, on se hâterait d'aggraver sa position en l'éloignant pour éviter tout éclaircissement et pour étouffer les plaintes: il ajouta qu'on devait donc dans l'intérêt même du patient ne le défendre qu'avec une extrême circonspection. «Si une fois il part pour la Sibérie, Dieu sait quand il en reviendra,» s'écria mon conseiller; puis ce personnage s'efforça de me faire comprendre qu'il ne pouvait avouer l'intérêt qu'il prenait à un Français suspect, parce que soupçonné lui-même d'attachement aux idées libérales, il lui suffirait de solliciter en faveur d'un prisonnier, ou seulement de dire qu'il l'eût connu, pour faire exiler le malheureux au bout du monde. Il conclut en ces mots: «Vous n'êtes ni son parent ni son ami; vous ne prenez à lui que l'intérêt que vous croyez devoir prendre à un compatriote, à un homme que vous savez dans la peine: vous vous êtes acquitté déjà du devoir que vous imposait ce louable sentiment; vous avez parlé au compagnon de voyage du prisonnier, à votre consul, à moi; maintenant si vous m'en croyez, vous vous abstiendrez de toute démarche ultérieure, ce que vous feriez n'irait pas au but, vous vous compromettriez sans fruit pour l'homme dont vous prenez gratuitement la défense. Il ne vous connaît pas, il n'attend rien de vous, partez donc; vous ne pouvez craindre de tromper un espoir qu'il n'a pas: moi j'aurai l'œil sur lui; je ne dois point paraître dans l'affaire, mais j'ai des moyens détournés d'en connaître et jusqu'à un certain point d'en diriger la marche; je vous promets de les employer le mieux que je pourrai; encore une fois, suivez mon conseil et partez.


—Si je partais, m'écriai-je, je n'aurais plus un instant de repos: je serais poursuivi comme d'un remords par l'idée que ce malheureux n'avait que moi pour le servir, et que je l'ai abandonné sans avoir rien fait pour lui.


—Votre présence ici, me répondit-on, ne sert même pas à le consoler, puisqu'il l'ignore ainsi que l'intérêt que vous prenez à lui, et que cette ignorance durera autant que sa détention.


—Il n'y a donc aucun moyen d'arriver jusqu'à son cachot? repartis-je.


—Aucun,» répliqua, non sans quelque marque d'impatience, la personne auprès de laquelle je croyais devoir insister avec tant de vivacité. «Vous seriez son frère, ajouta-t-elle, que vous ne pourriez faire plus ici que ce que vous avez fait. Votre présence à Pétersbourg, au contraire, peut devenir utile à M. Pernet. Vous instruirez M. l'ambassadeur de France de ce que vous savez sur cet emprisonnement, car je doute qu'il apprenne l'événement par la correspondance de votre consul. Une démarche auprès du ministre de la part d'un personnage placé comme l'est votre ambassadeur et d'un homme du caractère de M. de Barante, fera plus pour hâter la délivrance de votre compatriote que tout ce que vous et moi, et vingt autres personnes, nous pourrions tenter à Moscou.


—Mais l'Empereur et ses ministres sont à Borodino ou à Moscou, repris-je encore sans vouloir me laisser éconduire.


—Tous les ministres n'ont pas suivi Sa Majesté dans ce voyage,» me répliqua-t-on, toujours sur le ton de la politesse, mais avec une mauvaise humeur croissante et dissimulée, mais non sans peine. «D'ailleurs, au pis aller, il faudrait attendre leur retour. Vous n'avez, je vous le répète, aucune autre marche à suivre, si vous ne voulez pas nuire à l'homme que vous voulez sauver, en vous exposant vous-même à beaucoup de tracasseries; peut-être à quelque chose de pis,» ajouta-t-on d'un air significatif.


Si la personne à laquelle je m'adressais eût été un homme en place, j'aurais déjà cru voir les Cosaques s'avancer pour s'emparer de moi et pour me conduire dans un cachot tout pareil à celui de M. Pernet.


Je sentis que la patience de mon interlocuteur était à bout; j'étais resté moi-même interdit et je ne pouvais trouver une parole contre ses arguments; je me retirai donc en promettant de partir, et en remerciant avec reconnaissance mon conseiller de l'avis qu'il venait de me donner.


Puisqu'il est avéré que je ne puis rien faire ici, pensai-je, je partirai sans retard. Les lenteurs de mon feldjæger, qui, sans doute, avait un dernier rapport à faire sur mon compte, me prirent le reste de la matinée; je ne pus obtenir le retour des chevaux de poste que vers quatre heures du soir; à quatre heures et un quart, j'étais sur la route de Pétersbourg.


La mauvaise volonté de mon courrier, divers accidents, fruits du hasard ou de la malveillance, les chevaux qui manquaient partout à cause des relais retenus pour la maison de l'Empereur et pour les officiers de l'armée, ainsi que pour les courriers allant et venant continuellement de Borodino à Pétersbourg, rendirent mon voyage lent et pénible; dans mon impatience, je ne voulais pas m'arrêter la nuit, mais je ne gagnai rien à me presser, car je fus contraint par le manque de chevaux, réel ou supposé, de passer six heures entières à Novgorod-la-Grande, à cinquante lieues de Pétersbourg.


Je n'étais guère en train de visiter ce qui reste du berceau de l'Empire des Slaves devenu le tombeau de leur liberté. La fameuse église de Sainte-Sophie renferme les tombes de Vladimir Iaroslawitch, mort en 1051, d'Anne sa mère, d'un empereur de Constantinople et quelques autres sépultures. Elle ressemble à toutes les églises russes: peut-être n'est-elle pas plus authentique que la cathédrale soi-disant ancienne, où reposent les os de Minine à Nijni-Novgorod; je ne crois plus à la date d'aucun des vieux monuments qu'on me fait voir en Russie. Je crois encore au nom de ses fleuves; le Volkoff m'a représenté les affreuses scènes du siége de cette ville républicaine, prise, reprise et décimée par Ivan-le-Terrible. L'hyène Impériale présidant au carnage, à la peste, à la vengeance, m'apparaissait là, couchée sur des ruines; et les cadavres sanglants de ses sujets ressortaient du fleuve comblé de morts pour attester à mes yeux les horreurs des guerres intestines, et les fureurs qui s'allument dans les sociétés qu'on appelle civilisées parce que des forfaits qualifiés d'actes de vertus s'y commettent en sûreté de conscience. Chez les sauvages, les passions déchaînées sont les mêmes, et plus brutales, et plus féroces encore; mais elles ont moins de portée: là, l'homme, réduit à peu près à ses forces individuelles, y fait le mal sur une plus petite échelle; d'ailleurs, l'atrocité des vaincus explique, si elle n'excuse la cruauté des vainqueurs; mais dans les États policés, le contraste des horreurs qui se commettent et des belles paroles qui se débitent, rend le crime plus révoltant et montre l'humanité sous un point de vue plus décourageant. Là, trop souvent certains esprits tournés à l'optimisme et d'autres qui, par intérêt, par politique ou par duperie, se font les flatteurs des masses, prennent le mouvement pour le progrès. Ce qui me paraît digne de remarque, c'est que les correspondances de Pinen l'archevêque, et de plusieurs des principaux citoyens de Novgorod avec les Polonais, attirèrent la foudre sur la ville où trente mille innocents périrent dans les combats ainsi que dans les supplices et les massacres inventés et présidés par le Czar. Il y eut des jours où six cents victimes furent exécutées sous ses yeux; et toutes ces horreurs avaient lieu pour punir un crime, irrémissible dès cette époque: le crime de communication clandestine avec les Polonais. Ceci se passait il y a près de trois cents ans, en 1570.


Novgorod-la-Grande ne s'est jamais relevée de cette dernière crise; elle aurait remplacé ses morts, elle n'a pu survivre à l'abolition de ses institutions démocratiques; ses murailles, badigeonnées avec le soin qu'emploient partout les Russes pour effacer, sous le fard d'une régénération menteuse, les trop véridiques vestiges de l'histoire, ne sont plus tachées de sang; elles paraissent bâties d'hier; mais ses rues sont désertes, et les trois quarts de ses ruines, dispersées hors de son étroite enceinte, se perdent dans les plaines d'alentour, où elles achèvent de crouler loin de la ville actuelle, qui n'est elle-même qu'une ombre et un nom. Voilà tout ce qui reste de la fameuse république du moyen âge. Quelques souvenirs effacés: gloire, puissance, fantômes rentrés dans le néant pour toujours. Où est le fruit des révolutions qui n'ont cessé d'arroser de sang cette terre maintenant presque déserte? quel succès peut valoir les larmes que les passions politiques ont fait couler dans ce coin du monde? Ici tout est silencieux aujourd'hui comme avant l'histoire. Dieu nous apprend trop souvent que ce que les hommes déçus par l'orgueil regardaient comme un digne but à leurs efforts, n'était réellement qu'un moyen d'occuper le superflu de leurs forces dans l'effervescence de la jeunesse. Voilà le principe de plus d'une action héroïque!


Novgorod-la-Grande est aujourd'hui un tas de pierres qui conserve quelque renom au milieu d'une plaine stérile à l'œil, au bord d'un fleuve triste, étroit et troublé comme une saignée dans un marécage. Il y eut là pourtant des hommes célèbres par leur amour pour la liberté turbulente; il s'y passa des scènes tragiques; des catastrophes imprévues terminèrent des existences brillantes. De tout ce bruit, de tout ce sang, de toutes ces rivalités, il ne reste aujourd'hui que la somnolence d'un peuple de soldats languissant dans une ville qui ne s'intéresse plus à rien de ce qui se passe dans le monde: ni à la paix, ni à la guerre. En Russie, le passé est séparé du présent par un abîme!


Depuis trois cents ans la cloche du vetché[15] n'appelle plus ce peuple jadis le plus glorieux, le plus ombrageux des peuples russes, à délibérer sur ses affaires; la volonté du Czar étouffe dans tous les cœurs jusqu'au regret, jusqu'au souvenir de la gloire effacée. Il y a quelques années que des scènes atroces se sont passées entre les Cosaques et les habitants du pays dans les colonies militaires établies aux environs de ce reste de ville. Mais l'émeute étouffée, tout est rentré dans l'ordre accoutumé, c'est-à-dire dans le silence et dans la paix du tombeau. La Turquie n'a rien à envier à Novgorod[16].


Je fus doublement heureux, pour le prisonnier de Moscou et pour moi-même, de quitter ce séjour jadis fameux par les désordres de la liberté, aujourd'hui désolé par ce qu'on appelle le bon ordre, mot qui équivaut ici à celui de mort.


J'eus beau faire diligence, je n'arrivai à Pétersbourg que le quatrième jour; à peine descendu de voiture, je courus chez M. de Barante.


Il ignorait encore l'arrestation de M. Pernet, et il me parut surpris de l'apprendre par moi, surtout quand il sut que j'avais mis près de quatre jours à faire la route. Son étonnement redoubla lorsque je lui contai mes inutiles instances auprès de notre consul pour déterminer ce défenseur officiel des Français à tenter une démarche en faveur du prisonnier.


L'attention avec laquelle m'écoutait M. de Barante, l'assurance qu'il me donna de ne rien négliger pour éclaircir cette affaire, de ne la point perdre de vue un moment, tant qu'il n'aurait pas démêlé le nœud de l'intrigue, l'importance qu'il me parut attribuer aux moindres faits qui pouvaient intéresser la dignité de la France et la sûreté de nos concitoyens, mirent ma conscience en paix et dissipèrent les fantômes de mon imagination. Le sort de M. Pernet était dans les mains de son protecteur naturel de qui l'esprit et le caractère devenaient pour ce malheureux des garants plus sûrs que mon zèle et mes impuissantes sollicitations.


Je sentis que j'avais fait tout ce que je pouvais et devais faire pour venir en aide au malheur, et pour défendre l'honneur de mon pays selon la mesure de mes forces, et sans sortir des bornes que m'imposait ma position de simple voyageur. La folle de la maison avait servi à quelque chose. Durant les douze ou quinze jours que je demeurai encore à Pétersbourg, je crus donc devoir m'abstenir de prononcer le nom de M. Pernet devant M. l'ambassadeur de France, et je quittai la Russie sans savoir la suite d'une histoire dont le commencement m'avait préoccupé et intéressé comme vous venez de le voir.


Mais tout en m'acheminant rapidement et librement vers la France, ma pensée se reportait souvent dans les cachots de Moscou. Si j'avais su ce qui s'y passait, j'aurais été encore plus agité[17].


Les derniers moments de mon séjour à Pétersbourg furent employés à visiter divers établissements que je n'avais pu voir à mon premier passage par cette ville.


Le prince *** me fit montrer entre autres curiosités les immenses usines de Colpina, l'arsenal des arsenaux russes, situé à quelques lieues de la capitale. C'est dans cette fabrique que se confectionnent tous les objets nécessaires à la marine Impériale. On arrive à Colpina par une route de sept lieues dont la dernière moitié est détestable. L'établissement est dirigé par un Anglais, M. Wilson, honoré du grade de général (toute la Russie est enrégimentée)[19]; il nous fit les honneurs de ses machines en véritable ingénieur russe, c'est-à-dire qu'il ne nous permit pas de négliger un clou ni un écrou; escortés par lui, nous avons passé en revue près de vingt ateliers d'une grandeur immense. Cette extrême complaisance du directeur méritait sans doute beaucoup de reconnaissance; j'en exprimai peu, c'était encore plus que je n'en ressentais; la fatigue rend ingrat presque autant que l'ennui.


Ce que nous trouvâmes de plus admirable dans la longue revue qu'on nous obligea de faire des mécaniques de Colpina, c'est une machine de Bramah destinée à éprouver la force des chaînes qui servent à porter les ancres des plus gros navires; les énormes anneaux qui ont pu résister aux efforts de cette machine, peuvent ensuite maintenir les bâtiments contre les coups de vent et de mer les plus violents. Dans la machine de Bramah on fait un ingénieux usage de la pression de l'eau pour mesurer la force du fer; cette invention me parut merveilleuse.


Nous examinâmes aussi des écluses destinées à servir de trop plein dans les crues d'eau extraordinaires. C'est au printemps surtout que ces singulières écluses fonctionnent; sans elles le ruisseau qui sert de moteur aux machines, au lieu de porter la vie partout, ferait des ravages incalculables. Le fond des canaux et les piles de ces écluses sont revêtus d'épaisses feuilles de cuivre, parce que ce métal, dit-on, résiste aux hivers mieux que le granit. On nous assure que nous ne verrons rien de semblable ailleurs.


J'ai retrouvé à Colpina l'espèce de grandeur et en même temps de luxe qui m'a frappé dans toutes les constructions utiles ordonnées par le gouvernement russe. Ce gouvernement ne manque presque jamais de joindre au nécessaire beaucoup de superflu. Il a tant de puissance réelle qu'il ne faut pas se laisser aller au dédain qu'inspirent les ruses auxquelles il est habitué de descendre pour éblouir les étrangers; cette finesse est de pur choix, on doit l'attribuer à un penchant inhérent au caractère national: ce n'est pas toujours par faiblesse qu'on ment, on ment quelquefois parce qu'on a reçu de la nature le don de bien mentir: c'est un talent, et tout talent veut s'exercer.


Quand nous montâmes en voiture pour retourner à Saint-Pétersbourg, il faisait nuit et froid. La longueur de la route fut diminuée par une conversation charmante dont j'ai retenu l'anecdote que voici. Elle sert à prouver jusqu'où s'étend la puissance de création d'un souverain absolu. Jusque-là, j'avais vu le despotisme russe exercer son action sur les morts, sur les églises, sur les faits de l'histoire, sur les condamnés, sur les prisonniers, enfin, sur tout ce qui ne peut prendre la parole pour protester contre un abus de pouvoir: cette fois nous verrons un Empereur de Russie imposer à l'une des plus illustres familles de France une parenté dont elle ne se doutait ni ne se souciait.


Sous le règne de Paul Ier, un Français du nom de Lovel, se trouvait à Pétersbourg; il était agréable de sa personne, il était jeune; il plut à une demoiselle fort riche dont il était amoureux: elle s'appelait Kaminski ou Kaminska, j'ignore si cette famille est d'origine polonaise. Elle était alors assez puissante et assez distinguée; aussi s'opposa-t-elle au mariage par la raison que le jeune étranger n'avait ni nom ni fortune. Les deux amants réduits au désespoir, eurent recours à un moyen de roman. Ils attendirent l'Empereur à son passage dans une rue, se jetèrent à ses pieds, et lui demandèrent protection. Paul Ier qui était bon quand il n'était pas fou, promit le consentement de la famille, qu'il décida par plus d'un moyen sans doute, mais surtout par celui-ci: «Mademoiselle Kaminska épouse, dit l'Empereur, M. le comte de Laval, jeune émigré français d'une famille illustre et possesseur d'une fortune considérable.»


Doté de la sorte, mais bien entendu en paroles seulement, le jeune Français épousa mademoiselle Kaminska dont la famille se serait bien gardée de donner un démenti à l'Empereur.


Pour prouver le dire du souverain, le nouveau M. de Laval fit sculpter fièrement son écusson sur la porte de l'hôtel où il s'établit avec sa nouvelle épouse.


Malheureusement quinze ans plus tard, sous la restauration, je ne sais quel M. de Montmorency Laval voyageait en Russie; voyant par hasard ses armes sur une porte, il s'informe; on lui conte l'histoire de M. Lovel.


À sa demande, l'Empereur Alexandre fit aussitôt enlever l'écusson des Laval et la porte de M. Lovel resta découronnée, ce qui n'a pas empêché le comte de Laval de continuer jusqu'à ce jour de faire à tout Pétersbourg les honneurs d'une excellente maison qui s'appellera toujours l'hôtel de Laval, par respect pour la mémoire de S. M. l'Empereur Paul, mémoire à qui l'on doit bien un culte expiatoire…


Le lendemain de ma course à Colpina, je visitai en détail l'Académie de peinture: superbe et pompeux édifice qui, jusqu'à présent renferme peu de bons ouvrages; mais que peut on espérer de l'art dans un pays où les jeunes artistes portent l'uniforme? j'aimerais mieux renoncer de bonne foi à tout travail d'imagination. J'ai trouvé tous les élèves de l'Académie enrégimentés, costumés, commandés comme des cadets de marine. Ce fait seul dénote un profond mépris pour ce qu'on prétend protéger ou plutôt une grande ignorance des lois de la nature et des mystères de l'art: l'indifférence affichée serait moins barbare; il n'y a de libre en Russie que ce dont le gouvernement ne se soucie pas; il ne se soucie que trop des arts, mais il ignore que l'art a besoin de liberté et que cette accointance entre les œuvres du génie et l'indépendance de l'homme attesterait à elle seule la noblesse de la profession d'artiste.


Je parcourus beaucoup d'ateliers et j'y trouvai des paysagistes distingués; ils ont de l'imagination dans leurs compositions et même de la couleur. J'ai admiré surtout un tableau représentant Saint-Pétersbourg pendant une nuit d'été, par M. Vorobieff: c'est beau comme la nature, poétique comme la vérité. En voyant ce tableau, j'ai cru arriver en Russie: je me suis reporté à l'époque où les nuits d'été n'étaient qu'un composé de deux crépuscules: on ne peut mieux rendre l'effet de ce jour persistant et qui triomphe de l'obscurité comme une lampe éclaire à travers une gaze légère.


Je me suis éloigné à regret de cette toile où la nature est prise sur le fait par un homme dont l'imagination s'applique à l'imitation de ce qu'il a sous les yeux. Ses ouvrages m'ont rendu les premières impressions que j'éprouvai à la vue de la mer Baltique. C'était la clarté polaire que je revoyais, ce n'était pas la lumière des tableaux ordinaires. Il y a un grand mérite à caractériser, d'une manière aussi précise, des phénomènes particuliers de la nature.

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