Vous voyez d'un coup d'œil toute la résistance que devrait opposer à cette invasion masquée l'Europe rajeunie par cinquante ans de révolutions et mûrie par trois cents ans de discussions plus ou moins libres. Elle remplit ce devoir, vous savez comment!


Mais encore une fois qui a pu forcer ce colosse si mal armé à venir se battre ainsi sans cuirasse, à guerroyer ou du moins à lutter en faveur d'idées qui ne l'intéressent pas, d'intérêts qui n'existent pas encore pour lui? car l'industrie même ne fait que de naître en Russie.


Ce qui l'y force, c'est uniquement le caprice de ses maîtres et la gloriole de quelques grands seigneurs qui ont voyagé. Ainsi ce jeune peuple et ce vieux gouvernement courent ensemble tête baissée au-devant des embarras qui font reculer les sociétés modernes et leur font regretter le temps des guerres politiques, les seules connues dans les anciennes sociétés. Malencontreuse vanité de parvenus! vous étiez à l'abri des coups, vous vous y exposez sans mission.


Terribles conséquences de la vanité politique de quelques hommes!… Ce pays, martyr d'une ambition qu'à peine il comprend, tout bouillonnant, tout saignant, tout pleurant au dedans, veut paraître calme pour devenir fort; et tout blessé qu'il est il cache ses plaies!… et quelles plaies? un cancer dévorant! Ce gouvernement chargé d'un peuple qui succombe sous le joug ou qui brise tout frein, s'avance d'un front serein contre des ennemis qu'il va chercher, il leur oppose un air calme, une allure fière, un langage ferme, menaçant ou du moins un langage qui peut faire soupçonner une pensée menaçante,… et tout en jouant cette comédie politique il se sent le cœur piqué des vers.


Ah! je plains la tête d'où partent et où répondent les mouvements d'un corps si peu sain!… Quel rôle à soutenir! Défendre par de continuelles supercheries une gloire fondée sur des fictions ou tout au moins sur des espérances!! Quand on pense qu'avec moins d'efforts on ferait un vrai grand peuple, de vrais grands hommes, un vrai héros, on n'a plus assez de pitié pour le malheureux objet des appréhensions et de l'envie de l'Univers, pour l'Empereur de Russie, qu'il s'appelle Paul, Pierre, Alexandre ou Nicolas!


Ma pitié va plus loin, elle s'étend jusqu'à la nation tout entière; il est à craindre que cette société égarée par l'aveugle orgueil de ses chefs ne s'enivre du spectacle de la civilisation avant d'être civilisée; il en est d'un peuple comme d'un homme: pour que le génie moissonne, il faut qu'il laboure, il faut qu'il se soit préparé par de profondes et solitaires études à porter la renommée.


La vraie puissance, la puissance bienfaisante n'a pas besoin de finesse. D'où vient donc toute celle que vous employez? elle vient du venin que vous renfermez en vous-même et que vous ne nous cachez qu'à peine. Que de ruses, que de mensonges toujours trop innocents, que de voiles toujours trop transparents ne faut-il pas mettre en usage pour déguiser une partie de votre but et pour vous faire tolérer dans un rôle usurpé! Vous, les régulateurs des destinées de l'Europe! y pensez-vous? Vous, défendre la cause de la civilisation chez des nations super-civilisées quand le temps n'est pas loin où vous étiez vous-mêmes une horde disciplinée par la terreur, et commandée par des sauvages… à peine musqués! Ah! c'est un problème trop dangereux à résoudre; vous vous êtes immiscés dans un emploi qui passe les forces humaines. En remontant à la source du mal, on trouve que toutes ces fautes ne sont que l'inévitable conséquence du système de fausse civilisation adoptée il y a cent cinquante ans par Pierre Ier. La Russie ressentira les suites de l'orgueil de cet homme plus longtemps qu'elle n'admirera sa gloire, je le trouve plus extraordinaire qu'héroïque: c'est ce que beaucoup de bons esprits reconnaissent déjà sans oser l'avouer tout haut.


Si le Czar Pierre, au lieu de s'amuser à habiller des ours en singes, si Catherine II, au lieu de faire de la philosophie, si tous les souverains de la Russie enfin eussent voulu civiliser leur nation par elle-même, en cultivant lentement les admirables germes que Dieu avait déposés dans le cœur de ces peuples, les derniers venus de l'Asie, ils auraient moins ébloui l'Europe, mais ils eussent acquis une gloire plus durable et plus universelle, et nous verrions aujourd'hui cette nation continuer sa tâche providentielle, c'est-à-dire la guerre aux vieux gouvernements de l'Asie. La Turquie d'Europe elle-même subirait cette influence sans que les autres États pussent se plaindre de cet accroissement d'un pouvoir, réellement bienfaisant; au lieu de cette force irrésistible, la Russie n'a aujourd'hui chez nous que la puissance que nous lui accordons, c'est-à-dire celle d'un parvenu plus ou moins habile à faire oublier son origine, sa fortune, et valoir son crédit apparent. La souveraineté sur des peuples plus barbares et plus esclaves qu'elle-même lui est due, elle est dans ses destinées, elle est écrite, passez-moi l'expression, dans les fastes de son avenir; son influence sur des peuples plus avancés est précaire.


Mais à présent que cette nation a déraillé sur la grande voie de la civilisation, nul homme ne peut lui faire reprendre sa ligne. Dieu seul sait où il l'attend: voilà ce que je pressentais à Pétersbourg, et ce que je vois clairement à Moscou.


Il faut le répéter, Pierre-le-Grand ou plutôt l'impatient, fut la cause première de cette erreur, et l'admiration aveugle dont il est encore aujourd'hui l'objet justifie l'émulation de ses successeurs, qui croient lui ressembler parce qu'ils éternisent la fausse politique de ce demi-génie, rival acharné des Suédois plutôt que régénérateur des Russes. Copier éternellement les autres nations afin de paraître civilisé avant de l'être, voilà la tâche imposée par lui à la Russie.


Il faut l'avouer, le résultat immédiat de ses plans tient du prodige. Comme directeur de spectacle, le Czar Pierre est le premier des hommes; mais l'action positive de ce génie aussi barbare, aussi dénué de cœur, quoique plus instruit que les esclaves qu'il discipline, est lente et pernicieuse; c'est aujourd'hui seulement qu'elle s'accomplit et qu'on peut la juger définitivement. Le monde n'oubliera pas que les seules institutions d'où la liberté russe pouvait naître, les deux chambres, ont été abolies par ce prince.


Dans tous les genres, dans les arts, dans les sciences, dans la politique, il n'y a de grands hommes que par comparaison. Voilà pourquoi il y eut tel siècle et tel pays où l'on fut grand homme à peu de frais. Le Czar Pierre est arrivé dans un de ces siècles et de ces pays-là, non qu'il n'eût un caractère élevé et d'une force extraordinaire; mais son esprit minutieux bornait ses volontés. Le mal qu'il a fait lui survit, car il a forcé ses héritiers de jouer la comédie sans cesse comme il la jouait lui-même. Quand il n'y a point d'humanité dans les lois, et, ce qui est pis, point d'inflexibilité dans l'application des lois, le souverain succombe à sa propre justice; ce qui n'empêche pas les Russes de nous répéter avec emphase, à tout propos, que la peine de mort est abolie chez eux; d'où ils nous obligent à conclure, selon eux, que la Russie est de toutes les nations de l'Europe la plus civilisée… juridiquement parlant.


Ces hommes d'apparence comptent pour rien le knout ad libitum et ses cent un coups! Ils en ont le droit: l'Europe ne les voit pas donner. Ainsi, dans ce royaume des façades, des misères ignorées, des cris sans échos, des réclamations sans résultat, la jurisprudence même sera devenue une illusion d'amour-propre, et contribuera pour sa part à l'heureux effet d'optique de la grande mécanique à coulisses qu'on montre aux étrangers sous le nom de l'Empire russe. Et voilà où peuvent tomber la politique, la religion, la justice, l'humanité, la sainte vérité, chez une nation si pressée de monter sur le vieux théâtre du monde, qu'elle aime mieux n'être rien pour agir tout de suite, que de se préparer lentement dans une féconde obscurité à devenir quelque chose pour agir plus tard! Les rayons du soleil mûrissent le fruit, mais ils brûlent la graine.


Je pars demain pour Nijni. Si je prolongeais mon séjour à Moscou, je ne pourrais plus voir cette foire dont le terme approche. Je ne finirai ma lettre que ce soir, en revenant de Pétrowski, où je vais entendre les bohémiens russes.


Je viens de choisir dans l'auberge une chambre que je garderai pendant mon absence, parce que je suis parvenu à m'y faire une cachette pour y déposer tous mes papiers, car je n'oserais m'aventurer sur le chemin de Kazan avec tout ce que j'ai écrit depuis mon départ de Pétersbourg; et je ne connais personne ici à qui je voulusse confier ces dangereuses lettres. L'exactitude dans le récit des faits et l'indépendance dans les jugements, la vérité enfin, est ce qu'il y a de plus suspect en Russie; c'est de cela qu'est peuplée la Sibérie… sans oublier pourtant le vol et l'assassinat, association qui aggrave d'une manière infâme le sort des condamnés politiques.


(Suite de la même lettre.)


Le même jour, à minuit.


Je reviens de Pétrowski, où j'ai vu la salle de danse, qui est belle; elle s'appelle, je crois, le Waux-Hall. Avant l'ouverture d'un bal qui m'a paru assez triste, on m'a fait entendre les bohémiens russes. Ce chant sauvage et passionné a quelques rapports éloignés avec celui des gitanos d'Espagne. Les mélodies du Nord sont moins voluptueuses, moins vives que les mélodies andalouses, mais elles produisent une impression de mélancolie plus profonde. Il y en a qui veulent être gaies; elles ont plus de tristesse que les autres. Les bohémiens de Moscou chantent sans instruments des chœurs qui ont de l'originalité, mais quand on n'entend pas le sens des paroles de cette musique expressive et nationale, on perd beaucoup.


Duprez m'a dégoûté du chant qui ne rend l'idée que par des sons; sa manière de phraser la musique et d'accentuer la parole pousse l'expression aussi loin qu'elle peut aller; la force des sentiments est centuplée par ce chant passionné, et la pensée portée sur les ailes de la mélodie, atteint aux dernières limites de la sensibilité humaine, qui prend sa source sur les confins de l'âme et du corps; ce qui ne parle qu'à l'esprit va moins loin. Voilà ce que Duprez a fait de la poésie chantée; il a réalisé la tragédie lyrique, si longtemps et si vainement cherchée en France par des talents incomplets; c'est que pour réussir à faire révolution dans l'art, il fallait d'abord savoir le métier mieux que personne. Quand on a pu admirer cette merveille, on devient difficile et souvent injuste pour le reste. Il y a une foule de voix qui me font regretter les instruments. Négliger la parole comme moyen d'expression musicale, c'est abdiquer, c'est méconnaître la vraie poésie de la musique vocale, c'est en borner la puissance qui n'a été complètement et systématiquement révélée au public français que par Duprez lorsqu'il a ressuscité Guillaume Tell. Voilà pourquoi ce grand artiste a sa place marquée dans l'histoire de l'art.


La nouvelle école de chant en Italie, dont Ronconi est aujourd'hui le chef, revient aussi aux grands effets de l'ancienne musique par l'expression de la parole, et c'est encore Duprez qui, depuis ses brillants débuts sur le théâtre de Naples, a contribué à ce retour; car il poursuit son œuvre à travers toutes les langues et pousse ses conquêtes chez tous les peuples.


Les femmes qui faisaient les parties de dessus dans les chœurs des bohémiens ont des physionomies orientales; leurs yeux sont d'un éclat et d'une vivacité extraordinaires. Les plus jeunes m'ont paru charmantes: les autres, avec leurs rides déjà profondes quoique prématurées, leur teint de bistre, leurs cheveux noirs, pourraient servir de modèles à des peintres. Elles expriment dans leurs diverses mélodies plusieurs sentiments; elles peignent surtout admirablement la colère. On me dit que la troupe de chanteurs bohémiens que je vais trouver à Nijni est la plus distinguée de la Russie. En attendant que je puisse rendre justice à ces virtuoses ambulants, je dois dire que ceux de Moscou m'ont fait grand plaisir, surtout lorsqu'ils chantaient en chœur des morceaux dont l'harmonie m'a paru savante et compliquée.


J'ai trouvé l'opéra national un détestable spectacle représenté dans une belle salle; c'était le Dieu et la Bayadère, traduit en russe!… À quoi bon employer la langue du pays pour ne nous donner qu'un libretto de Paris défiguré?


Il y a aussi à Moscou un spectacle français où M. Hervet, dont la mère avait un nom connu à Paris, joue les rôles de Bouffé fort naturellement. J'ai vu Michel Perrin rendu par cet acteur avec une simplicité, une rondeur qui m'a fait grand plaisir, malgré mes souvenirs du Gymnase. Quand une pièce est vraiment spirituelle, il y a plusieurs manières de la jouer: les ouvrages qui perdent tout en pays étrangers sont ceux où l'auteur demande à l'acteur l'esprit du personnage, et c'est ce que n'ont pas fait MM. Mélesville et Duveyrier dans le Michel Perrin de madame de Bawr.


J'ignore jusqu'à quel point les Russes entendent notre théâtre: je ne me fie pas trop au plaisir qu'ils ont l'air de prendre à la représentation des comédies françaises; ils ont le tact si fin qu'ils devinent la mode avant qu'elle soit proclamée; ceci leur épargne l'humiliation d'avouer qu'ils la suivent. La délicatesse de leur oreille et les sons variés des voyelles, la multitude des consonnes, les divers genres de sifflements auxquels il faut s'exercer pour parler leur langue, les habituent dès l'enfance à vaincre toutes les difficultés de la prononciation. Ceux même qui ne savent dire que peu de mots français les prononcent comme nous. Par là ils nous font une illusion perfide; nous croyons qu'ils entendent notre langue aussi bien qu'ils la parlent, et nous sommes dans l'erreur. Le petit nombre de ceux qui ont voyagé ou qui sont nés dans un rang où l'éducation est nécessairement très-soignée, comprennent seuls la finesse de l'esprit parisien; nos plaisanteries et nos délicatesses échappent à la masse. Nous nous défions des autres étrangers, parce que leur accent nous est désagréable ou nous paraît ridicule, et pourtant, malgré la peine qu'ils ont à parler notre langue, ceux-ci nous comprennent au fond mieux que les Russes, dont l'imperceptible et douce cantilène nous séduit d'abord et les aide à nous tromper, tandis qu'ils n'ont le plus souvent que l'apparence des idées, des sentiments et de la compréhension que nous leur attribuons. Dès qu'il faudrait causer avec un peu d'abandon, conter une histoire, dépeindre une impression personnelle, le prestige cesse et la fraude apparaît au grand jour. Mais ils sont les hommes les plus habiles du monde à cacher leurs bornes: dans l'intimité, ce talent diplomatique fatigue.


Un Russe me montrait hier dans son cabinet une petite bibliothèque portative qui me paraissait un modèle de bon goût. Je m'approche de cette collection pour ouvrir un volume qui me paraît étrange; c'était un manuscrit arabe recouvert en vieux parchemin. «Vous êtes bien heureux, vous savez l'arabe? dis-je au maître de la maison.—Non, me répondit-il; mais j'ai toujours toutes sortes de livres autour de moi: cela donne bon air à une chambre.»


À peine cette naïveté lui était-elle échappée, que l'expression de mon visage lui fit sentir, malgré moi, qu'il venait de s'oublier. Alors, bien assuré qu'il était de mon ignorance, il se mit à me traduire d'invention quelques passages de ce manuscrit, et il le fit avec une volubilité, une fluidité, une loquèle digne du latin du Médecin malgré lui; son adresse m'aurait trompé, si je n'eusse été sur mes gardes; mais averti comme je l'étais par l'embarras qu'il n'avait pu me dissimuler d'abord, je vis clairement qu'il voulait réparer sa franchise et me donner à penser, sans le dire, que l'aveu qu'il venait de me faire n'était qu'une plaisanterie. Cette finesse, toute profonde qu'elle était, fut perdue.


Tels sont cependant les jeux d'enfants où se réduisent les peuples, quand leur amour-propre souffrant les met en rivalité de civilisation avec des nations plus anciennes!…


Il n'y a ni ruse ni mensonge dont leur dévorante vanité ne devienne capable dans l'espoir que nous dirons en retournant chez nous: «On a pourtant eu tort d'appeler ces gens-là: les barbares du Nord.» Cette qualification ne leur sort pas de la tête: ils la rappellent à tout propos aux étrangers avec une humilité ironique; et ils ne s'aperçoivent pas que par cette susceptibilité même, ils donnent des armes contre eux à leurs détracteurs.


J'ai loué une voiture du pays pour aller à Nijni afin de ménager la mienne; mais cette espèce de tarandasse à ressorts[6] n'est guère plus solide que ma calèche, c'est la remarque que faisait tout à l'heure une personne du pays qui était venue assister aux apprêts de mon départ! «Vous m'inquiétez, lui répliquai-je, car je suis ennuyé de casser à chaque poste.


—Pour une longue route, je vous conseillerais d'en prendre une autre, si toutefois vous en pouviez trouver à Moscou dans cette saison; mais le voyage est si court que celle-ci vous suffira.»


Ce court voyage pour aller et revenir avec le détour que je compte faire par Troïtza et Yaroslaf est de quatre cents lieues; notez que dans ces quatre cents lieues, il y en a bien à ce qu'on m'assure cent cinquante de chemins détestables: rondins, souches d'arbres enfoncées dans la tourbe, sables profonds avec des pierres mouvantes, etc., etc., etc. À la manière dont les Russes apprécient les distances, on s'aperçoit qu'ils habitent un pays grand comme l'Europe, la Sibérie à part.


Un des traits les plus séduisants de leur caractère, à mon avis, c'est leur aversion pour les objections; ils ne connaissent ni difficultés ni obstacles. Ils savent vouloir. En cela l'homme du peuple participe à l'humeur tant soit peu gasconne des grands seigneurs; avec sa hachette qu'il ne quitte jamais, un paysan russe triomphe d'une foule d'accidents et d'embarras qui arrêteraient les villageois de nos contrées, et il dit oui à tout ce qu'on lui demande.


LETTRE TRENTIÈME.


Routes de l'intérieur de la Russie.—Fermes, maisons de campagne.—Aspect des villages.—Monotonie des sites.—Vie pastorale des paysans.—Femmes de la campagne bien habillées et belles.—Beauté des vieillards russes.—Aspect qu'ils donnent aux villages.—Rencontre d'un voyageur.—Ruse raffinée, attribuée aux Polonais.—Nuit d'auberge à Troïtza.—Définition de la malpropreté.—Pestalozzi.—Intérieur du couvent.—Pèlerins.—Le kibitka.—Saint Serge.—Souvenirs patriotiques.—Image de saint Serge.—Tombeau de Boris Godounoff.—Bibliothèque du couvent: les moines refusent de la montrer.—Inconvénients d'un voyage dans l'intérieur de la Russie.—Mauvaise qualité de l'eau dans toute la Russie.—Pourquoi on voyage dans ce pays.—Ce qu'est en Russie la passion du vol.


Au couvent de Troïtza, à vingt lieues de Moscou, ce 17 août 1839.


À en croire les Russes, tous les chemins seraient bons chez eux pendant l'été; même ceux qui ne sont pas des grandes routes: moi, je les trouve tous mauvais. Une voie inégale, quelquefois large comme un champ, quelquefois fort étroite, passe dans des sables où les chevaux s'enfonçant jusqu'au-dessus du genou, perdent haleine, rompent leurs traits, et refusent de tirer tous les vingt pas; si l'on sort du sable c'est pour tomber dans des boues où se jouent de grosses pierres et d'énormes souches de bois qui brisent les voitures en dansant sous les roues, et en éclaboussant les voyageurs; voilà les chemins de ce pays en toutes saisons, excepté aux époques de l'année où ils deviennent absolument impraticables par l'excès du froid dont la rigueur rend les voyages périlleux, ou par la fonte des neiges et par les inondations, tourbillons sans courant, qui transforment les basses plaines en lacs pendant deux ou trois mois de l'année, six semaines après l'hiver et autant après l'été… le reste du temps ce sont des marécages. Ces routes toutes semblables entre elles sont bordées de paysages, toujours les mêmes. Deux lignes de petites maisons de bois plus ou moins ornées de ciselures peintes et le pignon regardant inévitablement la rue, chaque maison flanquée d'un bâtiment à deux fins, espèce de cour couverte, ou de vaste hangar clos de trois côtés: voilà le village russe! Toujours et partout cet unique aspect vous frappe! Les paroisses sont plus ou moins rapprochées selon que la province est plus ou moins peuplée: mais rares ou nombreux tous se répètent; il en est de même du site: plaine ondulée, tantôt marécageuse, tantôt sablonneuse: quelques champs, quelques pâturages ceints de forêts de pins, tantôt éloignés, tantôt rapprochés du chemin: quelquefois bien venants, le plus souvent étiolés et grêles: voilà la nature dans ces vastes contrées!!… On rencontre de loin en loin quelques maisons de campagne, quelques fermes d'assez belle apparence: deux grandes allées de bouleaux servent d'avenues à ces habitations qui sont des seigneuries, et que le voyageur salue de la route comme des oasis.


Il y a quelques provinces où la chaumière est bâtie en terre; mais alors son apparence plus misérable est pourtant encore assez semblable à celle des cabanes de bois; d'un bout de l'Empire à l'autre le plus grand nombre des habitations rurales est construit en longues et grosses solives mal équarries et soigneusement calfeutrées avec de la mousse et de la résine. La Crimée, pays tout à fait méridional, fait exception; d'ailleurs comparé à l'étendue de l'Empire, ce n'est qu'un point perdu dans l'immensité.


La monotonie est la divinité de la Russie néanmoins, cette monotonie même a quelque charme pour les âmes capables de jouir de la solitude: le silence est profond dans ces sites invariables; il devient quelquefois sublime au milieu de la plaine déserte qui n'a de bornes que celles de notre vue.


La forêt lointaine ne varie pas, elle n'est pas belle, mais qui peut la sonder? Quand on pense qu'elle ne finit qu'à la muraille de la Chine, on est saisi de respect: la nature comme la musique tire une partie de sa puissance des répétitions. Etrange mystère! c'est par l'uniformité qu'elle multiplie les impressions; en cherchant à trop renouveler les effets, on tombe dans le fade et dans le lourd: c'est ce qui arrive aux musiciens modernes quand ils sont privés de génie; mais au contraire lorsque l'artiste brave le danger de la simplicité l'art devient sublime comme la nature. Le style classique, ce mot est ici employé dans l'ancienne acception, n'est pas varié.


La vie pastorale a toujours du charme: ses occupations calmes et régulières conviennent à l'homme primitif; elles maintiennent longtemps la jeunesse des races. Les pâtres qui ne s'éloignent jamais de leur terre natale sont sans contredit les moins à plaindre des Russes. Leur beauté même, qui devient plus frappante en approchant du gouvernement de Yaroslaf, prouve pour leur manière de vivre.


J'ai rencontré, chose nouvelle pour moi en Russie, quelques paysannes fort jolies, aux cheveux d'or, au teint blanc, à la peau délicate et à peine colorée, aux yeux d'un bleu pâle, mais expressifs par leur coupe asiatique et par leurs regards languissants. Si ces jeunes vierges, avec leurs traits semblables à ceux des madones grecques, avaient la tournure et la vivacité de mouvement des femmes espagnoles elles seraient les créatures les plus séduisantes de la terre. Un grand nombre de femmes de ce gouvernement m'ont paru bien habillées. Elles portent par-dessus leur jupe de drap une petite redingote bordée de fourrures. Cette courte houppelande, finissant au-dessus du genou, prend bien la taille, et donne de la grâce à toute la personne.


Je n'ai vu en aucun pays autant de beaux fronts chauves ou de beaux cheveux blancs que dans cette partie de la Russie. Les têtes de Jéhova, ces chefs-d'œuvre du premier élève de Léonard de Vinci, ne sont pas des conceptions aussi idéales que je le croyais lorsque j'admirais les fresques de Luini à Lainate, à Lugano, à Milan. Ces têtes se retrouvent ici vivantes; au seuil de chaque cabane de beaux vieillards au teint frais, aux joues pleines, aux yeux bleus et brillants, à la physionomie reposée, à la barbe d'argent qui luit au soleil autour d'une bouche dont elle rehausse le sourire bienveillant et calme, semblent autant de dieux protecteurs placés à l'entrée des villages. Le voyageur, à son passage, est salué par ces nobles figures majestueusement assises sur la terre qui les a vus naître; vraies statues antiques, emblèmes de l'hospitalité, un païen les adorerait: les chrétiens les admirent avec un respect involontaire, car dans la vieillesse, la beauté n'est plus physique, c'est le chant triomphal de l'âme après la victoire…


Il faut venir chez les paysans russes pour retrouver la pure image de la société patriarcale et pour remercier Dieu de l'heureuse existence qu'il a départie, malgré les fautes des gouvernements, à ces créatures inoffensives dont la naissance et la mort ne sont séparées que par une longue suite d'années d'innocence.


Ah!… que l'ange ou le démon de l'industrie et des lumières me pardonne! je ne puis m'empêcher de trouver un grand charme à l'ignorance lorsque j'en vois le fruit dans la physionomie céleste des vieux paysans russes.


Ces patriarches modernes se reposent noblement au déclin de leur vie; travailleurs exempts de la corvée, ils se débarrassent de leur fardeau, vers la fin du jour, et s'asseyent avec dignité sur le seuil de la chaumière qu'ils ont peut-être rebâtie plusieurs fois, car sous ce rude climat la maison de l'homme ne dure pas autant que sa vie. Quand je ne rapporterais de mon voyage en Russie que le souvenir de ces vieillards sans remords, appuyés contre ces portes sans serrures, je ne regretterais pas la peine que j'ai prise pour venir voir des créatures si différentes de tous les autres paysans du monde. La noblesse de la chaumière m'inspire toujours un profond respect.


Tout gouvernement fixe, quelque mauvais qu'il soit d'ailleurs, a son bon résultat, et tout peuple policé a de quoi se consoler des sacrifices qu'il fait à la vie sociale.


Néanmoins, au fond de ce calme que je partage et que j'admire, quel désordre! que de violence! quelle sécurité trompeuse!…


J'en étais là de ma lettre, quand un homme de ma connaissance, aux discours duquel on peut ajouter foi, parti de Moscou quelques heures après moi, arrive à la poste de Troïtza. Sachant que je devais passer la nuit dans ce lieu, il a fait demander à me voir pendant qu'il relayait; il vient de me confirmer ce que je savais: c'est que quatre-vingts villages ont été incendiés tout dernièrement dans le gouvernement de Sembirsk, à la suite de la révolte des paysans. Les Russes attribuent ces troubles aux intrigues des Polonais. «Quel intérêt les Polonais ont-ils à brûler la Russie? dis-je à la personne qui me racontait le fait.—Aucun, me répondit-elle, si ce n'est qu'ils espèrent attirer contre eux-mêmes la colère du gouvernement russe; tout ce qu'ils craignent, c'est qu'on ne les laisse en paix.—Vous me rappelez, m'écriai-je, les bandes d'incendiaires qui, au commencement de notre première révolution, accusaient les aristocrates de brûler leurs propres châteaux.—Vous n'en croyez pas ma parole, répliqua le Russe; cependant j'observe de près les choses, et je sais par expérience que chaque fois que les Polonais voient l'Empereur pencher vers la clémence, ils forment de nouveaux complots; alors ils envoient chez nous des émissaires déguisés, et simulent des conspirations à défaut de crimes réels; le tout uniquement pour attiser la haine des Russes, et pour provoquer de nouvelles condamnations contre eux et leurs concitoyens; en un mot, ils ne redoutent rien tant que le pardon, parce que la douceur du gouvernement russe changerait le cœur de leurs paysans, qui finiraient par aimer l'ennemi, s'ils en recevaient des bienfaits.—Ceci me paraît du machiavélisme héroïque, répliquai-je; mais je n'y crois pas. D'ailleurs, que ne leur pardonnez-vous, pour les punir? Vous seriez en même temps plus adroits et plus grands qu'eux. Mais vous les haïssez; et je crois bien plutôt que les Russes, pour justifier leur rancune, accusent la victime et cherchent, dans tout ce qui arrive de malheureux chez eux, quelque prétexte pour appesantir leur joug sur des adversaires dont l'ancienne gloire est un crime irrémissible; d'autant qu'il faut en convenir, la gloire polonaise n'était pas modeste.—Non plus que la gloire française, reprit malignement mon ami… (je le connaissais de Paris); mais vous jugez mal notre politique, parce que vous ne connaissez ni les Russes ni les Polonais.—Refrain ordinaire de vos compatriotes lorsqu'on ose leur dire des vérités déplaisantes; les Polonais sont faciles à connaître; ils parlent toujours, je me fie aux bavards plus qu'aux hommes qui ne disent que ce qu'on ne se soucie pas de savoir.—Il faut pourtant que vous ayez bien de la confiance en moi.—En vous personnellement, oui; mais quand je me souviens que vous êtes Russe, j'ai beau vous connaître depuis dix ans, je me reproche mon imprudence, c'est-à-dire ma franchise.—Je prévois que vous nous arrangerez mal, à votre retour chez vous.—Si j'écrivais, peut-être; mais, comme vous le dites, je ne connais pas les Russes, et je me garderai de parler au hasard de cette impénétrable nation.—C'est ce que vous pouvez faire de mieux.—A la bonne heure; mais n'oubliez pas qu'une fois connus pour être dissimulés, les hommes les plus réservés sont appréciés comme s'ils étaient démasqués.—Vous êtes trop satirique et trop pénétrant pour des barbares tels que nous.» Là-dessus mon ancien ami remonte en voiture et part au galop, et moi je retourne à ma chambre pour vous transcrire notre dialogue. Je cache mes nouvelles lettres parmi des papiers d'emballage; car j'ai toujours peur de quelque perquisition secrète ou même à force ouverte pour découvrir le fond de mes pensées; mais je me figure que ne trouvant rien dans mon écritoire ni dans mon portefeuille, on se tranquilliserait. Je vous ai dit, d'ailleurs, le soin que je prends pour éloigner le feldjæger lorsque je veux écrire; de plus, j'ai établi qu'il n'entre jamais dans ma chambre sans m'en faire demander la permission par Antonio. Un Italien peut lutter de finesse avec un Russe. Celui-ci est depuis quinze ans auprès de moi comme valet de chambre; il a la tête politique des Romains modernes, et le noble cœur des anciens. Je ne me serais pas hasardé dans ce pays avec un domestique ordinaire, ou je me serais abstenu d'écrire; mais Antonio contre-minant l'espionnage du feldjæger m'assure quelque liberté.


(Suite de la même lettre.)


Troïtza, ce 18 août 1839.


S'il fallait m'excuser des redites et de la monotonie, il faudrait vous demander pardon de voyager en Russie. Le retour fréquent des mêmes impressions est inévitable dans tous les voyages consciencieux; mais dans celui-ci plus que dans tout autre… Voulant vous donner l'idée la plus exacte possible du pays que je parcours, il faut que je vous dise exactement, heure par heure, ce que j'éprouve: c'est le seul moyen de justifier ce que je penserai plus tard.


Troïtza est, après Kiew, le pèlerinage le plus célèbre et le plus fréquenté de la Russie. Situé à vingt lieues de Moscou, ce monastère historique m'a paru valoir la peine de m'y arrêter un jour, et d'y passer la nuit afin de voir en détail les sanctuaires révérés des chrétiens russes.


Mais pour m'acquitter de ma tâche, il m'a fallu ce matin un effort de raison: après une nuit pareille à celle que je viens de passer, on n'a plus la moindre curiosité; le dégoût physique l'emporte sur tout.


Des personnes réputées à Moscou pour impartiales, m'avaient assuré que je trouverais à Troïtza un gîte fort supportable. En effet, le bâtiment où l'on reçoit les étrangers, espèce d'auberge appartenant au couvent, mais située hors de l'enceinte sacrée, est un corps de logis spacieux et qui contient des chambres assez habitables en apparence: néanmoins à peine couché, mes précautions ordinaires se sont trouvées en défaut; j'avais gardé de la lumière selon ma coutume, et ma nuit s'est passée à me battre contre des nuées de bêtes; elles étaient noires, brunes, il y en avait de toutes les formes et je crois de toutes les espèces. Elles m'apportaient la fièvre et la guerre: la mort de l'une d'entre elles semblait attirer la vengeance de son peuple, qui se ruait sur moi à la place où le sang avait coulé; je luttais en désespéré, m'écriant dans ma rage: «Il ne leur manque que des ailes pour faire de ceci l'enfer!» Ces insectes laissés là par les pèlerins qui affluent à Troïtza de toutes les parties de l'Empire, pullulent à l'abri de la châsse de saint Serge, le fondateur de ce fameux couvent. La bénédiction du ciel se répand sur leur postérité, qui multiplie en cet asile sacré plus qu'en aucun autre lieu du monde. Voyant les légions que j'avais à combattre se renouveler sans cesse, je perdais courage et le mal de la peur devint pire pour moi que le mal réel; car je ne pouvais me persuader que cette hideuse armée ne renfermât pas quelques escadrons invisibles et dont la présence me serait révélée au grand jour. L'idée que la couleur de leur armure protégeait ceux-ci contre mes recherches, me rendait fou: ma peau était brûlante, mon sang bouillonnait, je me sentais dévoré par d'imperceptibles ennemis; et dans ce moment, je crois que si l'on m'eût donné le choix, j'aurais mieux aimé combattre des tigres que cette milice des gueux, qui fait leur richesse; car, on jette l'argent aux mendiants de peur des présents en nature que le pauvre, s'il était rebuté, pourrait faire au riche dédaigneux. Cette milice fait aussi trop souvent la gloire des saints, car l'extrême austérité marche quelquefois de compagnie avec la malpropreté, alliance impie et contre laquelle les vrais amis de Dieu ne peuvent tonner assez haut. Et que deviendrai-je, moi, pécheur, stigmatisé sans profit pour le ciel par la vermine de la pénitence? me disais-je avec un désespoir qui m'aurait paru comique dans un autre; me lever, marcher au milieu de ma chambre, ouvrir les fenêtres, tout cela me calmait un instant; mais le fléau me poursuivait partout. Les chaises, les tables, les plafonds, les pavés, les murs, étaient vivants; je n'osais m'approcher d'un meuble, de peur de revenir infecter ensuite tout ce qui est à moi. Mon valet de chambre est entré chez moi avant l'heure convenue, il avait éprouvé les mêmes angoisses et de plus grandes, car le malheureux ne voulant, ne pouvant pas grossir nos bagages, n'a pas de lit; il pose sa paillasse à terre afin d'éviter les canapés et les meubles du pays avec tous leurs accessoires. Si j'insiste sur ces inconvénients, c'est qu'ils vous donnent la mesure des vanteries des Russes, et du degré de civilisation matérielle où sont parvenus les habitants de la plus belle partie de cet Empire. En voyant entrer ce pauvre Antonio les yeux rapetissés, le visage enflé, je n'eus pas besoin de le questionner; sans parler, il me montra un manteau devenu brun de bleu qu'il était la veille. Ce manteau étendu sur une chaise me paraissait mobile, c'était une broderie dont les fleurs rappelaient les dessins des tapis de Perse; à cette vue l'effroi nous saisit l'un et l'autre; l'eau, l'air, le feu, tous les éléments dont nous pouvions disposer furent mis à contribution; mais dans une pareille guerre la victoire elle-même est encore une douleur; enfin purifié et habillé du mieux que je pus, je fis semblant de déjeuner et me rendis au couvent, où m'attendait une autre armée d'ennemis; mais cette fois la cavalerie légère, cantonnée dans les plis du froc des moines grecs, ne me causait plus la moindre frayeur, je venais de soutenir l'assaut de bien d'autres soldats; après les combats de géants de la nuit, la guerre en plein jour et les escarmouches des éclaireurs me paraissaient un jeu: pour parler sans figures, la morsure des punaises et la peur des poux m'avait tellement aguerri contre les puces, que je ne m'inquiétais pas plus des légères nuées de ces bêtes soulevées sous nos pas dans les églises et autour des trésors du couvent, que de la poudre du chemin ou de la cendre de l'âtre. Mon indifférence était telle qu'elle me faisait honte à moi-même: il y a des maux auxquels on rougit de se résigner; c'est presque avouer qu'on les mérite… Cette matinée et la nuit qui l'a précédée ont réveillé toute ma pitié pour les pauvres Français restés prisonniers en Russie, après l'incendie et la retraite de Moscou. La vermine, cet inévitable produit de la misère, est de tous les maux physiques celui qui m'inspire la plus profonde compassion. Quand j'entends dire d'un homme: il est si malheureux qu'il en est sale, mon cœur se fend. La malpropreté est quelque chose de plus que ce qu'elle paraît; elle décèle aux yeux d'un observateur attentif, une dégradation morale pire que les maux du corps; cette lèpre, pour être jusqu'à un certain point volontaire, n'en devient que plus immonde; c'est un phénomène qui procède de nos deux natures: il y a en elle du moral et du physique; elle est le résultat d'une infirmité combinée de l'âme et du corps; c'est tout ensemble un vice et une maladie.


J'ai eu bien souvent dans mes voyages l'occasion de me rappeler les observations pleines de sagacité de Pestalozzi, le grand philosophe pratique, le précepteur des ouvriers bien avant Fourier et les saint-simoniens; il résulte de ses observations sur la manière de vivre des gens du peuple que de deux hommes qui ont les mêmes habitudes l'un peut être sale et l'autre propre. La netteté du corps tient à la santé, au tempérament de l'homme autant qu'au soin qu'il prend de sa personne. Dans le monde, ne voit-on pas des individus fort recherchés, et cependant fort malpropres? Quoi qu'il en soit il règne parmi les Russes un degré de négligence sordide; toute nation policée devrait s'abstenir d'un tel excès de résignation: je crois qu'ils ont dressé la vermine à survivre au bain.


Malgré ma mauvaise humeur je me suis fait montrer en détail l'intérieur du couvent patriotique de la Trinité. Son enceinte n'a pas l'aspect imposant de nos vieux monastères gothiques. On a beau dire que ce n'est pas l'architecture qu'on vient chercher en un lieu sacré: si ces fameux sanctuaires valaient la peine d'être regardés, ils ne perdraient rien de leur sainteté ni les pèlerins de leur mérite.


Sur une éminence s'élève une ville entourée de fortes murailles crénelées: c'est le couvent. Comme les cloîtres de Moscou, il a des flèches et des coupoles dorées qui brillent au soleil, surtout vers le soir, et qui annoncent de loin aux pèlerins le but de leur pieux voyage.


Pendant la belle saison, les chemins d'alentour sont couverts de voyageurs qui marchent en procession; et dans les villages, des groupes de fidèles, couchés sous des bouleaux, mangent ou dorment à l'ombre; à chaque pas, on rencontre un paysan chaussé d'une espèce de sandale en écorce de tilleul; ce rustre marche souvent près d'une femme qui porte ses souliers à la main, tandis qu'elle se garantit avec une ombrelle des rayons du soleil que les Moscovites redoutent en été plus que les habitants des pays méridionaux. Un kibitka attelé d'un cheval suit au pas le ménage ambulant; ils ont dans cet équipage de quoi se coucher et de quoi faire du thé! Le kibitka doit ressembler au chariot des anciens Sarmates. Cette voiture est d'une simplicité primitive, la moitié d'un tonneau coupé en long est posée sur deux brancards à essieux semblables à un affût de canon: voilà le corps du char; il est quelquefois muni d'une capote, c'est-à-dire d'une grande écuelle de bois renversée. Cette couverture d'un aspect un peu barbare est placée en long, de côté, sur les brancards, et elle ferme tout un pan de la voiture à la façon de la capote d'un char à bancs suisse.


Les hommes et les femmes de la campagne qui savent se coucher partout, excepté dans des lits, cheminent étendus tout de leur long dans ces voitures légères et pittoresques; parfois l'un des pèlerins veillant sur ceux qui dorment, s'assied les jambes pendantes au bord du kibitka et berce de songes patriotiques ses compagnons endormis. Il fait alors entendre des chants sourds et plaintifs où le regret parle plus haut que l'espérance, regret mélancolique et jamais passionné: tout est réprimé, prudent, chez ce peuple naturellement léger et enjoué, mais rendu taciturne par son éducation. Si le sort des races ne me paraissait écrit au ciel, je dirais que les Slaves étaient nés pour peupler une terre plus généreuse que celle qu'ils sont venus habiter lorsqu'ils sortirent de l'Asie, la grande pépinière des nations.


Le premier oppresseur des Russes, c'est le climat: n'en déplaise à Montesquieu, l'extrême froid me semble encore plus favorable que le chaud au despotisme: les hommes les plus libres de la terre, peut-être, ne sont-ce pas les Arabes?… Les rigueurs de la nature, quelles qu'elles soient, inspirent aux hommes la rudesse et la cruauté… Mais à quoi bon formuler la règle, quand presque tous les faits sont dans l'exception?


En sortant de l'hôtellerie du couvent, on traverse une place et l'on entre dans l'enceinte religieuse. On trouve là d'abord une allée d'arbres, puis quelques petites églises surnommées cathédrales, de hauts clochers séparés des églises dont ils dépendent, et plusieurs chapelles, sans compter de nombreux corps de logis parsemés dans l'espace, sans ordre ni dessin: c'est dans ces bâtisses dénuées de style et de caractère que sont logés aujourd'hui les disciples de saint Serge.


Ce fameux solitaire fonda en 1338 le couvent de Troïtza, dont l'histoire se confond souvent avec celle de la Russie entière: dans la guerre contre le khan Mamaï, ce saint homme aida de ses conseils Dmitry Ivanowitch, et la victoire du prince reconnaissant enrichit les moines politiques: plus tard, leur monastère fut détruit par de nouvelles hordes de Tatares, mais le corps de saint Serge, miraculeusement retrouvé sous les décombres, donna un nouveau renom à cet asile de la prière, qui fut rebâti par Nicon à l'aide des dons pieux des Czars; plus tard encore, en 1609, les Polonais assiégèrent pendant seize mois ce couvent devenu à cette époque l'asile des défenseurs de la patrie; l'ennemi ne put emporter d'assaut la sainte forteresse, il fut forcé d'en lever le siége à la plus grande gloire de saint Serge, et à la joie pieuse de ses successeurs qui surent bien mettre à profit l'efficacité de leurs prières. Les murailles sont surmontées d'une galerie couverte: j'en ai fait le tour; elles ont près d'une demi-lieue et sont garnies de tourelles. Mais de tous les souvenirs patriotiques qui rendent ce lieu célèbre, le plus intéressant, ce me semble, c'est celui de la fuite de Pierre-le-Grand, sauvé par sa mère de la fureur des strélitz, qui le poursuivirent dans la cathédrale de la Trinité jusqu'à l'autel de saint Serge, où l'attitude du jeune héros de dix ans fit rendre les armes aux soldats révoltés.


Toutes les églises grecques se ressemblent: les peintures qu'elles renferment sont toujours byzantines, c'est-à-dire sans naturel, sans vie et dès lors sans variété; la sculpture manque partout: elle est remplacée par des dorures, des ciselures sans style: c'est riche, ce n'est pas beau; enfin je n'y vois que des cadres où les tableaux disparaissent: c'est insipide autant que magnifique.


Tous les personnages marquants de l'histoire de Russie ont pris plaisir à enrichir ce couvent, dont le trésor regorge d'or, de diamants, de perles: l'univers a été mis à contribution pour grossir cet amas de richesses réputé une merveille, mais que je contemple avec un étonnement approchant de la stupéfaction plus que de l'admiration. Les Czars, les Impératrices, les grands seigneurs dévots, les libertins, les vrais saints eux-mêmes ont lutté de libéralité pour enrichir, chacun à leur manière, le trésor de Troïtza. Dans cette collection historique, les simples habits et les calices de bois de saint Serge brillent par leur rusticité au milieu des plus magnifiques présents, et contrastent dignement avec les pompeux ornements d'église offerts par le prince Potemkin, qui lui non plus n'a pas dédaigné Troïtza.


Le tombeau de saint Serge, dans la cathédrale de la Trinité, est d'une richesse éblouissante. Ce couvent aurait fourni un riche butin aux Français; mais depuis le XIVe siècle, il n'a pas été pris.


Il renferme neuf églises qui, avec leurs clochers et leurs coupoles, brillent d'un vif éclat; mais elles sont petites et se perdent dans la vaste enceinte où elles sont dispersées.


La châsse du saint est en vermeil; des colonnes d'argent et un baldaquin de même métal, don de l'Impératrice Anne, la protégent. L'image de saint Serge passe pour miraculeuse; Pierre-le-Grand s'en fit accompagner dans ses campagnes contre Charles XII.


Non loin de cette châsse, à l'abri des vertus du solitaire, repose le corps de l'usurpateur assassin, Boris Godounoff, entouré des restes de plusieurs personnes de sa famille. Ce couvent renferme beaucoup d'autres tombeaux fameux. Ils sont informes: c'est tout à la fois l'enfance et la décrépitude de l'art.


J'ai vu la maison de l'Archimandrite et le palais des Czars. Ces édifices n'ont rien de curieux. Aujourd'hui le nombre des moines ne s'élève, m'a-t-on dit, qu'à cent; ils étaient autrefois plus de trois cents.


Malgré mes vives et longues instances, on n'a pas voulu me montrer la bibliothèque; mon interprète m'a toujours rendu la même réponse: «C'est défendu!…»


Cette pudeur des moines qui cachent les trésors de la science, tandis qu'ils étalent ceux de la vanité, m'a paru singulière. J'ai conclu de là qu'il y avait moins de poussière sur leurs joyaux que sur leurs livres.


Le même jour, au soir, Dernicki, hameau entre Périaslavle, petite ville de province, et Yaroslaf, capitale du gouvernement auquel elle donne son nom.


Il faut convenir que c'est une singulière manière d'entendre son plaisir que de voyager pour s'amuser dans un pays où il n'y a pas de grandes routes[7], pas d'auberges, pas de lits, pas même de paille pour se coucher; car je suis obligé de remplir de foin mon matelas, ainsi que la paillasse de mon domestique; pas de pain blanc, pas de vin, pas d'eau à boire, pas un site à contempler dans les campagnes, pas une œuvre d'art à étudier dans les villes, où le froid de l'hiver, si vous n'y prenez garde, vous gèle les joues, le nez, les oreilles, la peau du crâne, les pieds; où, pendant la canicule, vous grillez le jour et vous grelottez la nuit; voilà pourtant les choses divertissantes que je suis venu chercher au cœur de la Russie!


S'il fallait justifier mes plaintes, je le ferais facilement. Laissons là, pour cette fois, le mauvais goût qui règne dans les arts. J'ai parlé et je parlerai peut-être encore ailleurs du style byzantin et de l'espèce de joug qu'il impose à l'imagination des peintres, dont il fait des manœuvres; je ne veux m'occuper maintenant que du matériel de la vie… On ne peut appeler route un champ labouré, un gazon raboteux, un sillon tracé dans le sable, un abîme de fange, bordé de forêts maigres et mal venantes; il y a encore des encaissements de rondins, longs parquets rustiques où les voitures et les corps se brisent en dansant comme sur une bascule, tant ces grossières charpentes ont d'élasticité. Voilà pour les chemins. Venons aux gîtes. Pouvez-vous qualifier d'auberge un nid d'insectes, un tas d'ordures? Les maisons qu'on trouve sur cette route ne sont pas autre chose: les murs y suent les bêtes; le jour on y est mangé aux mouches, les jalousies et les volets étant un luxe méridional à peu près inconnu dans un pays où l'on n'imite que ce qui brille; la nuit… vous savez quels ennemis attendent le voyageur qui ne veut pas dormir en voiture… La paille est une rareté sous un climat où les champs de froment sont des merveilles, et où, par la même raison, le pain blanc n'est pas connu dans les villages. Le vin des auberges ordinairement blanc, et qu'on baptise du nom de vin de Sauterne, est rare, cher et mauvais; l'eau est malsaine à peu près dans toutes les parties de la Russie; vous perdez votre santé si vous vous fiez aux protestations des habitants, qui vous engagent à la boire sans la corriger avec des poudres effervescentes. À la vérité, dans toutes les grandes villes vous trouvez de l'eau de Seltz, luxe de boisson étrangère qui confirme ce que je vous dis de la mauvaise qualité de l'eau du pays. Toutefois cette eau de Seltz est une ressource précieuse; mais l'obligation d'en faire provision pour une route souvent assez longue est fort incommode. Pourquoi vous arrêtez-vous? disent les Russes. Faites comme nous, nous voyageons de suite… Charmant plaisir que de faire cent cinquante, deux cents, trois cents lieues sur les routes que je viens de vous décrire sans descendre de voiture!


Quant aux paysages, ils ont peu de variété, les habitations sont si uniformes qu'on dirait qu'il n'y a qu'un village et qu'une maison de paysan dans toute la Russie. Les distances y sont incommensurables, mais les Russes les diminuent par leur manière de voyager; ne sortant de voiture qu'en arrivant au lieu de leur destination, ils s'imaginent être restés couchés chez eux pendant tout le temps du voyage, et ils s'étonnent de ne pas nous voir partager leur goût pour cette manière d'errer en dormant, qu'ils ont empruntée à leurs ancêtres les Scythes. Il ne faut pas croire que leur course soit toujours également rapide; ces gascons du Nord, au moment où ils débarquent, ne nous disent pas tout ce qui les a retardés sur la route. Les postillons mènent vite, quand ils peuvent; mais ils sont arrêtés ou du moins contrariés souvent par des difficultés insurmontables, ce qui n'empêche pas les Russes de nous vanter tous les agréments qui attendent les voyageurs dans leur pays. C'est une conspiration nationale: ils luttent d'éloges mensongers pour éblouir les étrangers, et rehausser leur patrie dans l'opinion des nations lointaines.


Moi j'ai trouvé que même sur la chaussée de Pétersbourg à Moscou, on est mené inégalement; ce qui fait qu'au bout du voyage on n'a guère épargné plus de temps que dans les autres pays. Hors de la chaussée les inconvénients sont centuplés, les chevaux deviennent rares, et les chemins rudes à tout rompre; le soir, on demande grâce; or, quand ou n'a d'autre but que de voir du pays, on se croit fou de s'imposer gratuitement tant d'ennuis, et l'on s'interroge avec une sorte de honte pour savoir ce qu'on est venu chercher dans une contrée sauvage et pourtant dénuée des poétiques grandeurs du désert. C'est la question que je me suis adressée à moi-même ce soir. Je me voyais surpris par la nuit dans un chemin doublement incommode, parce qu'il est à moitié abandonné par une chaussée non encore achevée, qui le traverse tous les cinquante pas: à chaque instant l'on quitte et l'on retrouve cette grande route ébauchée; l'on en sort et l'on y rentre sur des ponts provisoires en rondins; ponts chancelants comme le clavier d'un vieux piano et aussi rudes que périlleux, car il y manque souvent les pièces de bois les plus essentielles; or, voici la réponse qu'une voix intérieure m'a fait entendre à ma question: pour venir ici comme tu y viens, sans but déterminé, sans y être obligé, il faut avoir un corps de fer et une imagination d'enfer.


Cette réponse m'a décidé à m'arrêter, et au grand scandale de mon postillon et de mon feldjæger, j'ai choisi un gîte dans une petite maison de villageois d'où je vous écris. Oui, cet asile est moins dégoûtant qu'une véritable auberge, nul voyageur ne s'arrête dans un village pareil à celui-ci, et le bois des cabanes n'y sert de refuge qu'aux insectes apportés de la forêt; ma chambre qui est un grenier où l'on accède par une douzaine de degrés en bois, ressemble à une boîte, elle a de neuf à dix pieds en carré et de six à sept de hauteur; ce grossier réduit ressemble assez à l'entre-pont d'un petit navire, il rappelle la chaumière du fou dans l'histoire de Thelenef; toute l'habitation est faite de troncs de sapins, dont les interstices sont calfatés comme une chaloupe avec de la mousse enduite de poix; l'odeur qu'exhale ce goudron combinée avec la puanteur des choux aigres, et le parfum de l'inévitable cuir musqué qui domine dans les villages russes, m'incommode; mais j'aime mieux le mal de tête que le mal de cœur, et je préfère de beaucoup cette couchée à la grande halle replâtrée où j'ai logé dans l'auberge de Troïtza.


Cependant il n'y a pas de lits dans cette maison-ci, pas plus qu'ailleurs; les paysans dorment enveloppés dans leurs peaux de mouton sur des bancs fixés autour de la salle du rez-de-chaussée. Je viens de faire dresser dans la soupente mon lit de fer, qu'on m'a rempli d'un foin nouveau dont le parfum augmente ma migraine.


Antonio couche dans ma voiture, gardée par lui et par le feldjæger, qui n'a pas quitté son siége. Les hommes sont assez en sûreté sur les grands chemins de la Russie; mais les équipages et tous leurs accessoires paraissent de bonne prise aux paysans slaves; et sans une extrême surveillance, je pourrais bien retrouver demain matin ma calèche privée de capote, mise à nu, sans soupentes, sans rideaux, sans tablier, enfin changée en tarandasse primitive, en une vraie téléga; et pas une âme dans tout le village ne saurait ce que serait devenu le cuir volé; si, à force de perquisitions, on le découvrait au fond de quelque hangar, le larron en serait quitte pour dire qu'il l'a porté là après l'avoir trouvé! C'est l'excuse reçue en Russie; le vol y a passé dans les mœurs; aussi les voleurs conservent-ils une entière sûreté de conscience et une physionomie qui, jusqu'à la fin de la vie, exprime une sérénité à laquelle se tromperaient les anges. «Notre-Seigneur volerait aussi, disent-ils, s'il n'avait pas les mains percées.» Ce mot leur revient sans cesse à la bouche.


Ne croyez pas que le vol soit seulement le vice des paysans: il y a autant d'espèces de vol qu'il y a de rangs dans la hiérarchie sociale. Un gouverneur de province sait qu'il est menacé, comme la plupart de ses confrères, d'aller finir ses jours en Sibérie: si durant le temps qu'on le laisse en place il a l'esprit de voler suffisamment pour pouvoir se défendre dans le procès qu'on lui fera avant de l'exiler, il se tirera d'affaire; mais si, par impossible, il était resté honnête homme et pauvre, il serait perdu. Cette remarque n'est pas de moi, je la tiens de la bouche de plusieurs Russes que je crois dignes de foi, mais que je m'abstiens de vous nommer. Vous jugerez comme vous pourrez du degré de confiance que méritent leurs récits.


Les commissaires des guerres trompent les soldats et s'enrichissent en les affamant; enfin, la probité administrative serait ici dangereuse et ridicule.


J'espère arriver demain à Yaroslaf; c'est une ville centrale; je m'y arrêterai un jour ou deux pour trouver enfin dans l'intérieur du pays des Russes vraiment Russes; aussi ai-je eu soin, à Moscou, de me munir de plusieurs lettres de recommandation pour cette capitale d'un des gouvernements les plus intéressants de l'Empire, par sa position et par l'industrie de ses habitants.


SOMMAIRE DE LA LETTRE TRENTE ET UNIÈME.


Importance de Yaroslaf pour le commerce intérieur.—Opinion d'un Russe sur l'architecture de son pays.—Ridicules du parvenu reproduits en grand.—Aspect d'Yaroslaf.—Promenade en terrasse au-dessus du Volga.—La campagne vue de la ville.—Toujours la passion des Russes pour l'imitation servile de l'architecture classique.—Ressemblance de Yaroslaf et de Pétersbourg.—Beauté des villages et de leurs habitants.—Aspect monotone des campagnes.—Chant lointain des mariniers du Volga.—Ton sarcastique des gens du monde.—Coup d'œil sur le caractère des Russes.—Drowskas primitifs.—Chaussure des paysans.—Sculpteurs antiques.—Insuffisance des bains russes pour entretenir la propreté.—Visite au gouverneur d'Yaroslaf.—Enfant russe, enfant allemand.—Salon du gouverneur.—Ma surprise.—Souvenirs de Versailles.—Madame de Polignac.—Rencontre invraisemblable.—Politesse exquise.—Influence de notre littérature.—Visite au couvent de la Transfiguration.—Ferveur du prince *** qui me servait de guide.—Traditions de l'art byzantin perpétuées chez les Russes modernes.—Minuties de l'Église grecque.—Distinctions puériles.—Dispute sur la manière de donner la bénédiction.—Zacuska, petit repas qui précède immédiatement le dîner.—Le sterléd, poisson du Volga.—Chère russe.—Le dîner n'est pas long.—Bon goût de la conversation.—Souvenir de l'ancienne France.—Soirée en famille.—Conversation d'une dame française.—Supériorité des femmes russes sur leurs maris.—Justification de la Providence.—Tirage d'une loterie de charité.—Ton du monde en France changé par la politique.—Profonde séparation du riche et du pauvre en Russie.—Absence d'une aristocratie bienfaisante.—Par qui en réalité la Russie est gouvernée.—L'Empereur lui-même gêné dans l'exercice de son pouvoir.—Bureaucratie russe.—Enfants des popes.—Influence de Napoléon sur l'administration russe.—Machiavélisme.—Plan de l'Empereur Nicolas.—Gouvernement des étrangers.—Problème à résoudre.—Difficulté particulière.


Yaroslaf, ce 18 août 1839.


La prédiction qu'on m'a faite à Moscou s'accomplit déjà; et je suis à peine au quart de mon voyage. J'arrive à Yaroslaf dans une voiture dont pas une pièce n'est entière; on va la raccommoder, mais je doute qu'elle me porte au but.


Il fait un temps d'automne; on prétend ici que c'est celui de la saison; une pluie froide nous a emporté la canicule en un jour. L'été ne reviendra, dit-on, que l'année prochaine; cependant, je suis tellement habitué aux inconvénients de la chaleur, à la poussière, aux mouches, aux mousquites, que je ne puis me croire délivré de ces fléaux par un orage… ce serait de la magie… Cette année est extraordinaire pour la sécheresse, et je me persuade que nous aurons encore des jours brûlants et étouffants, car la chaleur du Nord est plus lourde que vive.


Cette ville est un entrepôt important pour le commerce intérieur de la Russie. C'est par elle aussi que Pétersbourg communique avec la Perse, la mer Caspienne et toute l'Asie. Le Volga, cette grande route naturelle et vivante, passe à Yaroslaf, chef-lieu de la navigation nationale, navigation savamment dirigée, sujet d'orgueil pour les Russes, et l'une des principales sources de leur prospérité. C'est au Volga que se rapporte le vaste système des canaux qui fait la richesse de la Russie.


La ville de Yaroslaf, capitale d'un des gouvernements les plus intéressants de l'Empire, s'annonce de loin comme un faubourg de Moscou. Ainsi que toutes les villes de province, en Russie, elle est vaste et paraît vide. Si elle est vaste, c'est moins par le nombre des habitants et des maisons qu'à cause de l'énorme largeur des rues, de l'étendue des places et de l'éparpillement des édifices qui sont en général séparés les uns des autres par de grands espaces où se perd la population. Le même style d'architecture règne d'un bout de l'Empire à l'autre. Le dialogue suivant vous prouvera le prix que les Russes attachent à leurs édifices soi-disant classiques.


Un homme d'esprit me disait, à Moscou, qu'il n'avait rien vu en Italie qui lui parût nouveau.


«Parlez-vous sérieusement? m'écriai-je.


—Très-sérieusement, répliqua-t-il.


—Il me semble pourtant, repris-je, que nul homme ne peut descendre pour la première fois la pente méridionale des Alpes, sans que l'aspect du pays fasse révolution dans son esprit.


—Pourquoi cela? dit le Russe avec le ton et l'air dédaigneux qu'on prend trop souvent ici pour une preuve de civilisation.


—Quoi! répliquai-je, la nouveauté de ses paysages, qui doivent à l'architecture leur principal ornement; ces coteaux dont les pentes régulières où croissent les vignes, les mûriers et les oliviers, font suite aux couvents, aux palais, aux villages; ces longues rampes de piliers blancs qui supportent les treilles appelées pergoles, et continuent les merveilles de l'architecture jusqu'au sein des montagnes les plus âpres; tout ce pompeux aspect qui donne l'idée d'un parc dessiné par Lenôtre afin de servir de promenoir à des princes, plutôt que d'un pays cultivé pour fournir du pain à des laboureurs; toutes ces créations de la pensée de l'homme, appliquée à embellir la pensée de Dieu, ne vous ont pas semblé nouvelles? Les églises avec leur élégant dessin, avec leurs clochers où se reconnaît le goût classique, modifié par les habitudes féodales, tant d'édifices singuliers et grandioses dispersés dans ce superbe jardin naturel comme des fabriques placées à dessein au milieu d'un paysage, pour en faire ressortir les beautés, ne vous ont causé nulle surprise?


«Mais ces tableaux seuls feraient deviner l'histoire! Partout d'énormes substractions des routes portées sur des arcades aussi solides qu'elles sont légères à l'œil[8]; partout des monts qui servent de bases à des couvents, à des villages, à des palais annoncent un pays où l'art traite la nature en souverain. Malheur à quiconque peut poser le pied en Italie sans reconnaître à la majesté des sites, comme à celle des édifices, que le pays est le berceau de la civilisation.


—Je me félicite, continua ironiquement mon adversaire, de n'avoir rien vu de tout cela puisque mon aveuglement sert de prétexte à votre éloquence.


—Peu m'importerait, repris-je plus froidement, que mon enthousiasme vous eût paru ridicule, si je parvenais à réveiller en vous le sentiment du beau… Le choix seul des sites où brillent les villages, les couvents et la plupart des villes de l'Italie, me révèle le génie d'un peuple né pour les arts: dans les contrées où le commerce accumula des richesses comme à Gênes, à Venise, et comme au pied de tous les grands passages des Alpes, quel usage les habitants ont-ils fait des trésors qu'ils amassaient? ils ont bordé les lacs, les fleuves, la mer, les précipices, de palais enchantés, espèces de quais fantastiques, remparts de marbre bâtis par des fées: ce n'est pas seulement sur les rives de la Brenta qu'on admire ces merveilles; mais on retrouve de nouveaux prodiges à tous les étages des montagnes. Tant d'églises élevées les unes sur les autres attirent les curieux par leur élégance et par le grand style de leurs peintures, tant de ponts étonnent les regards par leur hardiesse et leur solidité; le luxe de l'architecture qui brille dans tous les couvents, dans toutes les villes, dans tous les châteaux, dans les villages, dans les villas, dans les ermitages, dans les retraites de la pénitence comme dans les asiles du plaisir, du luxe et de la volupté frappe tellement l'imagination, que la pensée du voyageur est charmée comme ses yeux dans ce pays fameux entre tous les pays du monde. La grandeur des masses, l'harmonie des lignes: tout est nouveau pour un homme du Nord; si la connaissance de l'histoire ajoute aux plaisirs des étrangers en Italie, la vue seule des lieux suffit à les intéresser… La Grèce elle-même, malgré ses sublimes, mais trop rares reliques, étonne moins le grand nombre des pèlerins, parce que la Grèce telle que les âges de barbarie nous l'ont faite, paraît vide, et parce qu'elle a besoin d'être étudiée pour être appréciée; l'Italie, au contraire, n'a besoin que d'être regardée…


—Comment voulez-vous, s'écrie le Russe impatienté, que nous autres habitants de Pétersbourg et de Moscou nous nous étonnions comme vous autres de l'architecture italienne? N'en voyez-vous point les modèles à chaque pas que vous faites dans les moindres de nos villes?»


Après cette explosion de vanité nationale, je me tus; j'étais à Moscou, l'envie de rire me gagnait et il eût été dangereux de m'y livrer: il m'en coûta pour être prudent: encore une preuve de l'influence de ce gouvernement, même sur un étranger qui prétend à l'indépendance.


C'est absolument, pensais-je sans le dire, comme si vous ne vouliez pas regarder l'Apollon du Belvédère à Rome parce que vous en avez vu des plâtres ailleurs, ni les Loges de Raphaël parce qu'on aurait mis le Vatican en décoration sur le théâtre de l'Opéra. Ah! l'influence des Mongols survit chez vous à leur domination!! Était-ce donc pour les imiter que vous les avez chassés; on ne va pas loin dans les arts ni en général dans la civilisation par le dénigrement. Vous observez avec malveillance parce que le sens de la perfection vous manque. Tant que vous envierez vos modèles, vous ne les égalerez jamais. Votre Empire est immense, d'accord; mais qu'y a-t-il là dont je doive être émerveillé? je n'admire point le colosse d'un singe. C'est dommage pour vos artistes que le bon Dieu ait mis encore autre chose que de l'obéissance et de l'autorité dans les fondements des sociétés destinées à éclairer le genre humain.


Telle était la colère dont je réprimais l'explosion, mais les pensées vives se font jour à travers le front; mon dédaigneux voyageur les devina, je crois, car il ne m'adressa plus la parole, si ce n'est pour me dire nonchalamment qu'il avait vu des oliviers en Crimée et des mûriers à Kiew.


Quant à moi, je me félicite de n'être venu en Russie que pour peu de temps; un long séjour dans ce pays m'ôterait non-seulement le courage, mais l'envie de dire la vérité sur ce que j'y vois et sur ce que j'y entends. Le despotisme inspire l'indifférence et le découragement, même aux esprits les plus déterminés à lutter contre ses abus criants.


Le dédain de ce qu'ils ne connaissent pas me paraît le trait dominant du caractère des Russes. Au lieu de tâcher de comprendre, ils tâchent de se moquer. S'ils réussissent jamais à mettre au jour leur vrai génie, le monde verra, non sans quelque surprise, que c'est celui de la caricature. Depuis que j'étudie l'esprit des Russes et que je parcours la Russie, ce dernier venu des États inscrits sur le grand livre de l'histoire européenne, je vois que les ridicules du parvenu peuvent exister en masse et devenir l'apanage d'une nation tout entière.


Les clochers peints et dorés, presque aussi nombreux que les maisons de Yaroslaf, brillent de loin comme ceux de Moscou; mais la ville est moins pittoresque que ne l'est la vieille capitale de l'Empire. Le Volga la borde, et du côté de ce fleuve elle se termine par une terrasse élevée et plantée d'arbres; un chemin de service passe sous ce large boulevard, il descend de la ville au fleuve dont il coupe à angle droit le chemin de halage. Cette communication nécessaire n'interrompt pas la terrasse, qui se continue par un beau pont, au-dessus du passage ouvert aux besoins du commerce. Le pont déguisé sous la promenade ne s'aperçoit que d'en bas; cet ensemble est d'un bon effet, il ne manque à la scène, pour paraître imposante, que du mouvement et de la lumière; mais malgré son importance commerciale, cette ville, si plate, si régulière, paraît morte; elle est triste, vide et silencieuse; moins triste, moins vide, moins silencieuse encore que la campagne qu'on aperçoit du haut de sa terrasse. Je me suis imposé l'obligation de vous faire voir tout ce que je vois: il faut donc vous décrire ce tableau, au risque de vous paraître insipide, et de vous ennuyer comme je m'ennuie à le contempler.


C'est un immense fleuve gris, aux rives abruptes comme des falaises, mais sableuses, peu élevées et nivelées à leur partie supérieure par d'immenses plaines grises tachetées de forêts de pins et de bouleaux, unique végétation permise à ce sol glacé; c'est un ciel métallique et gris où quelques lames d'argent élargies par le vent et la pluie interrompent la monotonie des nuages de plomb qui se reflètent dans une eau gris-de-fer: tels sont les froids et durs paysages qui m'attendaient aux environs d'Yaroslaf!… Ce pays est au demeurant aussi bien cultivé qu'il puisse l'être, et il est vanté par les Russes comme le plus riche et le plus riant de leur Empire, excepté la Crimée, qui à ce que m'assurent des voyageurs dignes de foi, est elle-même bien loin de valoir les corniches de Gènes, et les côtes de la Calabre; d'ailleurs quelle est l'étendue et l'importance de la Crimée, comparée aux plaines de cette vaste partie du monde?


Pierre-le-Grand qui admirait tant les Hollandais et qui les prenait pour modèles, aurait dû inspirer leur opiniâtreté aux Russes. Les édifices byzantins avec leur sévère solidité, le Kremlin avec ses libres imitations qui équivalent à des créations, seraient devenus les types d'une architecture nationale. Des cités remplies d'édifices conformes à leur destination animeraient les bords du Volga, et l'aspect général du pays serait aussi pittoresque, aussi original que celui de Yaroslaf l'est peu.


L'arrangement intérieur des habitations russes est raisonnable; leur aspect extérieur et le plan général des villes ne l'est pas. Yaroslaf n'a-t-il pas sa colonne comme Pétersbourg, et en face quelques bâtiments percés d'un arc de triomphe en forme de porte cochère pour imiter l'état-major de la CAPITALE? Tout cela est du plus mauvais goût, et contraste d'une manière étrange avec l'architecture des églises et des clochers; ces édifices semblent appartenir à d'autres villes qu'à celles pour lesquelles on les a faits.


Plus on approche d'Yaroslaf, plus on est frappé de la beauté de la population. Les villages sont riches et bien bâtis; j'y ai même vu quelques maisons de pierre, mais ces dernières sont encore en trop petit nombre pour varier l'aspect des campagnes, dont nul objet n'interrompt la monotonie.


Le Volga est la Loire de la Russie, si ce n'est qu'au lieu de nos riants coteaux de la Touraine, glorieux de porter les plus beaux châteaux du moyen âge et de la renaissance, on ne trouve ici que des rives unies, formant des quais naturels, des terrains couverts de maisons grises, alignées comme des tentes, et qui par leur apparence mesquine, uniforme, et leurs petites dimensions, appauvrissent le paysage plus qu'elles ne l'égaient: voilà le pays que les Russes recommandent à notre admiration.


Tantôt en me promenant le long du Volga, j'avais à lutter contre le vent du nord, tout-puissant sur cette terre où il règne par la destruction, balayant devant lui la poussière avec violence pendant trois mois, et la neige pendant le reste de l'année. Ce soir, dans les intervalles des bourrasques, durant les poses où l'ennemi semblait respirer, les mélodies lointaines des mariniers du fleuve arrivaient jusqu'à mon oreille. À cette distance, les sons nasillards qui déparent le chant populaire des Russes se perdaient dans l'espace, et je n'entendais qu'une plainte vague dont mon cœur devinait le sens. Sur un long train de bois qu'ils conduisaient habilement, quelques hommes descendaient le cours du Volga, leur fleuve natal; arrivés devant Yaroslaf, ils ont voulu mettre pied à terre; quand je vis ces indigènes amarrer leur radeau pour s'avancer au-devant de moi, je m'arrêtai: ils passèrent sans regarder l'étranger, sans même se parler entre eux. Les Russes sont taciturnes et ne sont pas curieux; je le comprends, ce qu'ils savent les dégoûte de ce qu'ils ignorent.


J'admirais leurs physionomies fines et leurs nobles traits. Hors les hommes de race calmoucke, au nez cassé, aux pommettes des joues saillantes, je vous l'ai répété souvent, les Russes sont parfaitement beaux.


Un autre agrément qui leur est naturel, c'est la douceur de la voix, la leur est toujours basse et vibrante sans effort. Ils rendent euphonique une langue qui, parlée par d'autres, serait dure et sifflante; c'est la seule des langues de l'Europe qui me paraisse perdre quelque chose dans la bouche des personnes bien élevées. Mon oreille préfère le russe des rues au russe des salons; dans les rues, le russe est la langue naturelle; dans les salons, à la cour, c'est une langue nouvellement importée, et que la politique du maître impose aux courtisans.


La mélancolie déguisée sous l'ironie est en ce pays la disposition la plus ordinaire des esprits; dans les salons surtout, car c'est là plus qu'ailleurs qu'il faut dissimuler la tristesse; de là un ton sarcastique, persifleur, et des efforts pénibles pour ceux qui les font comme pour ceux qui les voient faire. Les hommes du peuple noient leur tristesse dans l'ivrognerie silencieuse, les grands seigneurs dans l'ivrognerie bruyante. Ainsi, le même vice prend des formes diverses chez le serf et chez le maître. Celui-ci a une ressource de plus contre l'ennui: c'est l'ambition, ivresse de l'esprit. Au surplus il règne chez ce peuple, dans toutes les classes, une élégance innée, une délicatesse naturelle; ni la barbarie, ni la civilisation, pas même celle qu'il affecte, ne peuvent lui faire perdre cet avantage primitif.


Il faut avouer cependant qu'il lui manque une qualité plus essentielle: la faculté d'aimer. Cette faculté n'est rien moins que dominante en son cœur; aussi, dans les circonstances ordinaires, dans les petites choses, les Russes n'ont-ils nulle bonhomie; dans les grandes, nulle bonne foi; un égoïsme gracieux, une indifférence polie, voilà ce qu'on trouve en eux quand on les examine de près. Cette absence de cœur est ici l'apanage de toutes les classes, et se révèle sous diverses formes, selon le rang des hommes qu'on observe; mais le fond est le même dans tout. La faculté de s'attendrir et de s'attacher, si rare parmi les Russes, domine chez les Allemands, qui l'appellent gemüth. Nous la nommerions sensibilité expansive, cordialité, si nous avions besoin de définir ce qui n'est guère plus commun chez nous que chez les Russes. Mais la fine et naïve plaisanterie française est ici remplacée par une surveillance hostile, par une malignité observatrice, par une causticité envieuse, par une tristesse satirique enfin, qui me paraît bien autrement redoutable que ne l'est notre frivolité rieuse. Ici la rigueur du climat qui oblige l'homme à une lutte continuelle, la sévérité du gouvernement, l'habitude de l'espionnage rendent les caractères mélancoliques, les amours-propres défiants. On craint toujours quelqu'un et quelque chose; le pis, c'est que cette crainte est fondée; elle ne s'avoue pas, mais elle ne se cache pas non plus, surtout aux regards d'un observateur un peu attentif et habitué, comme je le suis, à comparer entre elles des nations diverses.


Jusqu'à un certain point, la disposition d'esprit peu charitable des Russes envers les étrangers me paraît excusable. Avant de nous connaître, ils viennent au-devant de nous avec un empressement apparent, parce qu'ils sont hospitaliers comme des Orientaux, et qu'ils s'ennuient comme des Européens; mais tout en nous accueillant avec une prévenance où il y a plus d'ostentation que de cordialité, ils scrutent nos moindres paroles, ils soumettent nos actions les plus insignifiantes à un examen critique, et comme ce travail leur fournit nécessairement beaucoup à blâmer, ils triomphent intérieurement et se disent: «Voilà donc les hommes qui se croient en tout supérieurs à nous!»


Il faut ajouter que ce genre d'étude leur plaît, car leur nature étant plus fine que tendre, il leur en coûte peu pour rester sur la défensive vis-à-vis des étrangers. Cette disposition n'exclut ni une certaine politesse, ni une sorte de grâce, mais elle est contraire à l'amabilité véritable. Peut-être qu'à force de soins et de temps, on parviendrait à leur inspirer quelque confiance, néanmoins, je doute que tous mes efforts pussent me faire atteindre à ce but, car la nation russe est une des plus légères et en même temps des plus impénétrables du monde. Qu'a-t-elle fait pour aider la marche de l'esprit humain? elle n'a pas encore eu de philosophes, de moralistes, de législateurs, de savants dont le nom marquât dans l'histoire; mais à coup sûr elle n'a jamais manqué ni ne manquera jamais de bons diplomates, d'habiles têtes politiques; et si les classes inférieures ne fournissent pas des ouvriers inventifs, elles abondent en manœuvres excellents; si les domestiques capables d'ennoblir leur profession par des sentiments élevés y manquent, on y trouve en abondance d'excellents espions.


Je vous conduis dans le dédale des contradictions, c'est-à-dire que je vous montre les choses de ce monde telles qu'elles m'apparaissent au premier et au second coup d'œil; c'est à vous que je laisse le soin de résumer, de coordonner mes remarques, afin de conclure de mes opinions personnelles à une opinion générale. Mon ambition sera satisfaite si en comparant et en élaguant de ce recueil une foule d'arrêts hasardés et précipités vous pouvez formuler une opinion solide, impartiale et mûre. Je ne l'ai pas fait parce que j'aime mieux voyager que travailler: un écrivain n'est pas libre, un voyageur l'est: je raconte le voyage et vous laisse le livre à compléter.


Les réflexions que vous venez de lire sur le caractère russe m'ont été suggérées par plusieurs visites que j'ai faites en arrivant à Yaroslaf. Je regardais ce point central comme l'un des plus intéressants de mon voyage; voilà pourquoi, avant de quitter Moscou, je m'étais muni de plusieurs recommandations pour cette ville.


Vous saurez demain le résultat de ma visite chez le principal personnage du pays, car je viens d'envoyer ma lettre au gouverneur. On m'a dit, ou pour parler plus juste, fait penser de lui beaucoup de mal dans les diverses maisons où j'ai été reçu ce matin.


Dans ce gouvernement, on retrouve le drowska primitif: cette voiture ainsi simplifiée (une planchette sur quatre roues) disparaît entièrement sous l'homme; ce n'est plus qu'un cheval attelé à une personne; des quatre roues de la voiture, deux restent cachées par les jambes du voituré et les deux autres sont si basses qu'elles disparaissent dans le mouvement rapide de la machine.


Les paysannes russes marchent en général nu-pieds: les hommes se servent le plus souvent d'une espèce de sabots de jonc grossièrement natté; de loin cette chaussure ressemble assez aux sandales antiques. La jambe est entourée d'un pantalon large, dont les plis arrêtés à la cheville par des bandelettes à l'antique, se perdent dans le soulier. Cet ajustement rappelle tout à fait les statues des Scythes par les sculpteurs romains. Je ne crois pas que les mêmes artistes aient jamais représenté des femmes barbares dans leur costume.


Je vous écris d'une mauvaise auberge; il n'y en a que deux qui vaillent quelque chose en Russie, et elles sont tenues par deux étrangers: la pension anglaise à Saint-Pétersbourg et madame Howard à Moscou.


Il y a même bien des maisons de particuliers où je ne m'assieds sur un divan qu'en tremblant.


J'ai vu plusieurs bains publics à Pétersbourg et à Moscou; on s'y baigne de diverses manières; quelques personnes entrent dans des chambres chauffées à un degré de chaleur qui me paraît insupportable: une vapeur pénétrante vous suffoque dans ces étuves; ailleurs des hommes nus sur des planches brûlantes sont lavés et savonnés par d'autres hommes nus; les élégants ont des baignoires comme partout; mais tant de gens affluent dans ces établissements, l'humidité chaude qu'on y fait régner incessamment y nourrit tant d'insectes, les habits qu'on y dépose servent d'asile à tant de vermine, que rarement vous en sortez sans rapporter chez vous quelque preuve irrécusable de la sordide négligence des gens du peuple en Russie. Ce seul souvenir et la continuelle inquiétude qu'il me laisse me ferait haïr tout un pays.


Avant de se nettoyer elles-mêmes, les personnes qui font usage des bains publics devraient songer à nettoyer les bains, les baigneurs, les planches, le linge, et tout ce qu'on touche, et tout ce qu'on voit, et tout ce qu'on respire dans ces antres où les vrais Moscovites vont entretenir leur soi-disant propreté, et hâter la vieillesse par l'abus de la vapeur et de la transpiration qu'elle provoque.


Il est dix heures du soir: le gouverneur me fait dire que son fils et sa voiture vont venir me chercher: je réponds par des excuses et des remercîments; j'écris qu'étant couché, je ne puis profiter ce soir de la bonté de M. le gouverneur, mais que demain je passerai la journée tout entière à Yaroslaf, et que je m'empresserai d'aller le remercier. Je ne suis pas fâché de profiter de cette occasion de faire une étude approfondie de l'hospitalité russe en province.


À demain donc.


(Suite de la même lettre.)


Yaroslaf, ce 19 août 1839, après minuit.


Ce matin vers onze heures, le fils du gouverneur qui n'est encore qu'un enfant, est venu en grand uniforme me prendre dans une voiture coupée, attelée de quatre chevaux, et menée par un cocher et un faleiter, perché sur le cheval de droite de la volée; équipage tout pareil aux voitures des gens de la cour à Pétersbourg. Cette élégante apparition à la porte de mon auberge me déconcerta; je sentis tout d'abord que ce n'était pas à de vieux Russes que j'allais avoir affaire, et que mon attente serait encore trompée: ce n'était pas là des Moscovites purs, de vrais boyards. Je craignais de me retrouver une fois de plus chez des Européens voyageurs, chez des courtisans de l'Empereur Alexandre, parmi des grands seigneurs cosmopolites.


«Mon père connaît Paris, me dit le jeune homme; il sera charmé de recevoir un Français.


—À quelle époque a-t-il vu la France?»


Le jeune Russe garda le silence; il me parut déconcerté de ma question, qui pourtant m'avait semblé bien simple; d'abord je ne pus m'expliquer son embarras; plus tard je le compris, et je lui en sus gré comme d'une preuve de délicatesse exquise, sentiment rare par tout pays et à tout âge.


M ***, gouverneur d'Yaroslaf, avait fait en France à la suite de l'Empereur Alexandre les campagnes de 1813 et de 1814, et c'est ce dont son fils ne voulait pas me faire souvenir. Cette preuve de tact me rappelle un trait bien différent: un jour dans une petite ville d'Allemagne, je dînais chez l'envoyé d'un autre petit pays allemand; le maître de la maison en me présentant à sa femme, lui dit que j'étais Français…


«C'est donc un ennemi,» interrompt leur fils qui paraissait âgé de treize à quatorze ans.


Cet enfant n'avait pas été envoyé à l'école en Russie.


En entrant dans le vaste et brillant salon où m'attendait le gouverneur, sa femme et leur nombreuse famille, je me crus à Londres ou plutôt à Pétersbourg, car la maîtresse de la maison se tenait à la russe dans le petit cabinet fermé d'une grille dorée, qui occupe un coin du salon, et qui s'appelle l'altane; il est élevé de quelques degrés et fait l'ornement des habitations russes: on dirait d'un théâtre de société fermé par des treillages. Je vous ai décrit ailleurs cette brillante claire-voie, dont l'effet est aussi original qu'élégant. Le gouverneur me reçut avec politesse; puis passant à travers le salon devant plusieurs femmes et plusieurs hommes de ses parents qui se trouvaient là réunis, il me conduisit dans le cabinet de verdure où j'aperçus enfin sa femme.


À peine m'eut-elle fait asseoir au fond de ce sanctuaire, qu'elle me dit en souriant: «Monsieur de Custine, Elzéar fait-il toujours des fables?»


Le comte Elzéar de Sabran, mon oncle, était devenu, dès son enfance, célèbre dans la société de Versailles par son talent poétique, et il le serait dans le public si ses amis et ses parents avaient pu obtenir de lui qu'il publiât le recueil de ses fables, espèce de code poétique, grossi par l'expérience et par le temps, car chaque circonstance de sa vie, chaque événement public et particulier, chaque rêverie lui inspire un de ces apologues toujours ingénieux et souvent profonds, auxquels une versification élégante, facile, un débit original et piquant prêtent un charme particulier. Au moment où j'entrais chez le gouverneur d'Yaroslaf, ce souvenir était loin de moi, car j'avais l'esprit tout occupé de l'espoir trop rarement satisfait de trouver enfin de vrais Russes en Russie.


Je réponds à la femme du gouverneur par un sourire d'étonnement qui voulait dire: Ceci ressemble au conte d'Aline; expliquez-moi ce mystère.


L'explication ne se fit pas attendre.


«J'ai été élevée, continua la dame, par une amie de madame de Sabran, votre grand'mère; cette amie m'a parlé souvent des grâces naturelles et du charmant esprit de madame de Sabran, de l'esprit et des talents de votre oncle, de votre mère; elle m'a même souvent parlé de vous, quoiqu'elle eût quitté la France avant votre naissance; c'est madame de ***; elle suivit en Russie la famille de Polignac, émigrée, et depuis la mort de la duchesse de Polignac, elle ne m'a jamais quittée.


En achevant ces mots, madame *** me présenta à sa gouvernante, personne âgée qui parlait français mieux que moi, et dont la physionomie exprimait la finesse et la douceur.


Je sentis qu'il fallait renoncer pour cette fois à mon rêve de boyards, rêve qui, malgré sa niaiserie, ne laissait pas que de m'inspirer quelques regrets; mais j'avais de quoi me dédommager de mon mécompte. Madame ***, la femme du gouverneur, est d'une des grandes familles originaires de la Lithuanie; elle est née princesse ***. Outre la politesse commune à presque toutes les personnes de ce rang dans tous les pays, elle a pris le goût et le ton de la société française du meilleur temps, et quoique jeune encore, elle me rappelle, par la noble simplicité de son maintien, les manières des personnes âgées que j'ai connues dans mon enfance. Ce sont les traditions de la vieille cour, le respect de toutes les convenances, le bon goût dans sa perfection, car il s'élève jusqu'à la bonté, jusqu'au naturel; enfin c'est le grand monde de Paris dans ce qu'il avait de plus séduisant au temps où notre supériorité sociale était incontestée; au temps où madame de Marsan, se réduisant à une modeste pension, s'enfermait volontairement dans un petit appartement, à l'Assomption, et engageait pour dix ans ses immenses revenus afin d'aider son frère, le prince de Guémenée, à payer ses dettes en atténuant autant qu'il dépendait d'elle, par ce noble sacrifice, le scandale d'une banqueroute de grand seigneur.


Tout cela ne m'apprendra rien sur le pays que je parcours, pensais-je; mais j'y trouve un plaisir dont je me garde de me défendre, car il est devenu plus rare peut-être que la satisfaction de simple curiosité qui m'attirait ici.


Je me crois dans la chambre de ma grand'mère[9], à la vérité les jours où le chevalier de Boufflers n'y était pas, ni madame de Coaslin, ni même la maîtresse de la maison, car ces brillants modèles de l'espèce d'esprit qui se dissipait autrefois en France dans la conversation ont disparu sans retour, même en Russie; mais je me retrouve dans le cercle choisi de leurs amis et de leurs disciples rassemblés chez eux pour les attendre les jours où ils avaient été forcés de sortir. Il me semble qu'ils vont reparaître.


Je n'étais nullement préparé à ce genre d'émotion; certes, de toutes les surprises du voyage, celle-ci est pour moi la plus inattendue.


La maîtresse de la maison, qui partageait mon étonnement, me raconta l'exclamation qu'elle avait faite la veille en apercevant mon nom au bas du billet par lequel j'envoyais au gouverneur les lettres de recommandation qu'on m'avait données pour lui à Moscou. La singularité de cette rencontre dans un pays où je me croyais aussi inconnu qu'un Chinois, donna tout de suite un tour familier, presqu'amical à la conversation, qui devint générale sans cesser d'être agréable et facile. Tout cela me parut très-original; il n'y avait rien d'apprêté, rien d'affecté dans le plaisir qu'on paraissait trouver à me recevoir. La surprise avait été réciproque, un vrai coup de théâtre. Personne ne m'attendait à Yaroslaf; je ne me suis décidé à prendre cette route que la veille du jour où je quittai Moscou, et malgré les minuties de l'amour-propre russe, je n'étais pas un homme assez important aux yeux de la personne à qui j'avais demandé au dernier moment quelques lettres de recommandation pour supposer qu'elle m'eût fait devancer par un courrier.


La femme du gouverneur a pour frère un prince ***, qui écrit parfaitement notre langue. Il a publié des ouvrages en vers français, et il a bien voulu me faire présent d'un de ses recueils. En ouvrant le livre, j'ai trouvé ce vers plein de sentiment; il est dans une pièce intitulée: Consolations à une mère:


Les pleurs sont la fontaine où notre âme s'épure.


Certes, on est heureux d'exprimer si bien sa pensée dans une langue étrangère.


À la vérité les Russes du grand monde, surtout ceux de l'âge du prince ***, ont deux langues; mais je ne prends pas ce luxe pour de la richesse.


Toutes les personnes de la famille *** se sont empressées à l'envi de me faire les honneurs de la maison et de la ville.


On m'a comblé d'éloges détournés et ingénieux sur mes livres, qu'on citait en se rappelant une foule de détails que j'avais oubliés. La manière délicate et naturelle dont ces citations étaient ramenées m'aurait plu, quand elle m'aurait moins flatté. J'aurais voulu être admis dans ce cercle élégant, même pour y voir fêter un autre. Les livres en petit nombre que la censure laisse arriver si loin, vivent longtemps ici une fois qu'ils y sont parvenus. Je dois dire, non pas à ma gloire personnelle, mais à la louange du temps où nous vivons, qu'en parcourant l'Europe, je n'ai reçu d'hospitalité vraiment digne de gratitude que celle que j'ai due à mes ouvrages; ils m'ont fait, parmi les étrangers, un petit nombre d'amis inconnus dont la bienveillance toujours nouvelle n'a pas peu contribué à prolonger mon goût inné pour les voyages et pour la poésie. Si une place aussi peu importante que celle que j'occupe dans notre littérature m'a valu de tels avantages, il est facile de se figurer l'influence que doivent exercer au loin des talents comme ceux qui dominent chez nous la société pensante. Cet apostolat de nos écrivains est la vraie puissance de la France; mais quelle responsabilité une telle vocation n'entraîne-t-elle pas avec elle? À la vérité, il en est de cette charge comme de toutes les autres; l'espoir de l'obtenir fait oublier le danger de l'exercer. Quant à moi, si dans le cours de ma vie j'ai compris et senti une ambition, c'était celle de participer, selon mes forces, à ce gouvernement de l'esprit, aussi supérieur au pouvoir politique que l'électricité l'est à la poudre à canon.


On m'a beaucoup parlé de Jean Sbogar; et lorsqu'on a su que j'avais le bonheur d'être personnellement connu de l'auteur, on m'a fait mille questions à son sujet: que n'avais-je pour y répondre le talent de conter qu'il possède à un si haut degré!


Un des beaux-frères du gouverneur m'a mené voir en détail le couvent de la Transfiguration, qui sert de résidence à l'archevêque d'Yaroslaf. Ce monastère, comme tous les couvents grecs, est une espèce de citadelle basse renfermant plusieurs églises et des édifices petits, nombreux et de tous les styles, excepté du bon. L'effet général de ces amas de maisons, soi-disant pieuses, est mesquin; c'est une quantité de bâtiments blancs éparpillés sur un grand terrain vert: cela ne fait pas un ensemble. J'ai retrouvé la même chose dans tous les couvents russes.


Ce qui m'a paru frappant et nouveau pendant la visite que j'ai faite à celui-ci, c'est la dévotion de mon guide, le prince ***. Il approchait avec une ferveur surprenante son front et sa bouche de tous les objets offerts à la vénération des fidèles; et dans ce couvent qui renferme différents sanctuaires, il a fait la même chose en vingt endroits. Cependant sa conversation de salon n'annonçait rien moins que cette dévotion de cloître. Il a fini par m'inviter moi-même à baiser les reliques d'un saint dont un moine nous ouvrait le tombeau; je lui ai vu faire… non pas une fois, mais cinquante le signe de la croix, il a baisé vingt images et reliques, enfin il n'y a pas chez nous de nonne au fond d'un couvent qui répéterait tant de génuflexions, de salutations, d'inclinations de tête en passant et repassant devant le maître autel de son église, qu'en a fait dans le monastère de la Transfiguration en présence d'un étranger, ce prince russe, ancien militaire, aide-de-camp de l'Empereur Alexandre.


Les Grecs couvrent les murs de leurs églises de peintures à fresque dans le style byzantin. Un étranger respecte d'abord ces images, parce qu'il les croit anciennes, mais quand il vient à s'apercevoir que telle est encore la manière des peintres russes d'aujourd'hui, sa vénération se change en un profond ennui. Les églises qui nous paraissent les plus vieilles, sont rebâties et coloriées d'hier: leurs madones, même le plus nouvellement peintes, ressemblent à celles qui furent apportées en Italie vers la fin du moyen âge pour y réveiller le goût de la peinture. Mais depuis lors, les Italiens ont marché, leur génie électrisé par l'esprit conquérant de l'Église romaine a compris et poursuivi le grand et le beau; il a produit dans tous les genres ce que le monde a vu de plus sublime en fait d'art. Pendant ce temps-là les Grecs du Bas-Empire, et après eux les Russes, continuaient de calquer fidèlement leurs vierges du VIIIe siècle.


L'Église d'Orient n'a jamais été favorable aux arts. Depuis que le schisme fut déclaré, elle n'a fait comme auparavant qu'engourdir les esprits dans les subtilités de la théologie. À l'heure qu'il est, les vrais croyants en Russie disputent très-sérieusement entre eux pour savoir s'il est permis de donner le ton naturel de la chair à la tête des vierges, où s'il faut continuer de les colorier comme les soi-disant madones de Saint-Luc, d'une teinte de bistre qui n'a rien de vrai; on s'inquiète aussi de la manière de représenter le reste de la personne; il n'est pas certain que le corps doive être peint, il vaudrait mieux peut-être l'imiter en métal et l'enfermer dans une cuirasse ciselée qui ne laisse voir que le visage, et n'est même parfois percée qu'aux yeux, et coupée qu'au poignet pour rendre les mains libres. Vous vous expliquerez comme vous pourrez pourquoi un corps de métal paraît plus décent aux yeux des prêtres grecs qu'une toile peinte en couleur de robe de femme.


Vous n'êtes pas au bout: certains docteurs dont le nombre est assez grand pour faire secte, se séparent consciencieusement de l'Église mère, parce que celle-ci renferme aujourd'hui d'impies novateurs qui permettent aux popes de donner la bénédiction sacerdotale avec trois doigts de la main, tandis que la vraie tradition veut que l'index et le doigt du milieu soient seuls chargés du soin de répandre les grâces du ciel sur les fidèles.


Telles sont les questions agitées aujourd'hui dans l'Église gréco-russe, et ne croyez pas qu'elles y passent pour puériles: elles enflamment les passions, provoquent l'hérésie et décident du sort des populations dans ce monde et dans l'autre. Si je connaissais mieux le pays, je recueillerais pour vous bien d'autres documents. Revenons à nos hôtes.


Les grands seigneurs russes me paraissent plus aimables en province qu'à la cour.


La femme du gouverneur d'Yaroslaf a, dans ce moment, toute sa famille réunie chez elle; plusieurs de ses sœurs avec leurs maris et leurs enfants sont logées dans sa maison: elle admet à sa table les principaux employés de son mari qui sont des habitants de la ville; enfin son fils (celui qui est venu me chercher en voiture), est encore d'âge à avoir un gouverneur: aussi au dîner de famille étions-nous vingt personnes à table.


Il est d'usage dans le Nord de faire précéder le repas principal par un petit repas qui se sert dans le salon, un quart d'heure avant qu'on se mette à table; ce préliminaire, espèce de déjeuner qui touche au dîner, est destiné à aiguiser l'appétit et s'appelle en russe, si mon oreille ne m'a pas trompé: zacusca. Des domestiques apportent sur des plateaux de petites assiettes couvertes de caviar frais et tel qu'on n'en mange qu'en ce pays, de poisson fumé, de fromage, de viande salée, de biscuits de mer et d'autres pâtisseries, sucrées et non sucrées; on sert aussi des liqueurs amères, du vermout, de l'eau-de-vie de France, du porter de Londres, du vin de Hongrie et de l'or potable de Dantzick, et l'on mange et l'on boit tout cela debout en se promenant. Il ne tiendrait qu'à un étranger ignorant des usages du pays, et d'un appétit facile à contenter, de se rassasier ainsi tout d'abord, et de rester ensuite simple spectateur du véritable dîner, qui ne serait pour lui qu'un hors-d'œuvre. On mange beaucoup en Russie, et l'on fait bonne chère dans les bonnes maisons; mais on aime trop les hachis, la farce et les boulettes de viande ou de poisson dans des pâtés à l'allemande, à l'italienne, ou dans des pâtés chauds à la française.


Un des poissons les plus délicats du monde (le sterléd), se pêche dans le Volga où il est abondant; il tient du poisson de mer et du poisson d'eau douce, sans toutefois ressembler à aucun de ceux que j'ai mangés ailleurs: il est grand, sa chair est fine, légère, sa peau d'un goût exquis, et sa tête pointue, toute composée de cartilages, passe pour délicate: on assaisonne ce monstre d'une manière recherchée, mais sans trop d'épices: la sauce à laquelle on le sert a tout à la fois le goût du vin et du bouillon et celui du jus de citron. Je préfère ce mets national à tous les autres ragoûts du pays, et surtout à la soupe froide et aigre, espèce de bouillon de poisson à la glace, détestable régal des Russes. Ils font aussi des soupes au vinaigre sucré, dont j'ai goûté pour n'y plus revenir.


Le dîner du gouverneur était bon et bien servi, sans superfluité, sans recherche inutile. L'abondance et la bonne qualité des melons d'eau m'étonne; on dit qu'ils viennent des environs de Moscou, je croyais qu'on les allait chercher plus loin et jusqu'en Crimée, où le sol est plus fécond en pastèques que celui de la Russie centrale. Il est d'usage en ce pays de poser le dessert sur la table dès le commencement du dîner, et de servir plat à plat. Cette méthode a des avantages et des inconvénients; elle ne me paraît parfaitement convenable que pour les grands dîners.


Les dîners russes sont d'une longueur raisonnable, et les convives se dispersent presque tous au sortir de table. Quelques personnes ont l'habitude de faire la sieste à l'orientale; d'autres vont à la promenade ou retournent à leurs affaires après avoir pris le café. Le dîner n'est pas ici le repas qui finit les travaux de la journée; aussi quand je pris congé de la maîtresse de la maison, eut-elle la bonté de m'engager à revenir passer la soirée chez elle; j'ai accepté cette invitation qu'il m'eût paru impoli de refuser: tout ce qui m'est offert ici l'est avec tant de bon goût, que ni la fatigue ni l'envie de me retirer afin de vous écrire ne me suffisent pour défendre ma liberté: une pareille hospitalité est une douce tyrannie, je sens qu'il serait indélicat de ne la point accepter: on met une voiture à quatre chevaux, une maison à ma disposition, une famille entière s'occupe à me distraire, à me montrer le pays: c'est à qui s'empressera de me faire les honneurs de quelque chose; et cela se passe sans compliments affectés, sans protestations superflues, sans empressement importun, avec une simplicité souveraine: je n'ai pas appris à résister à tant de bonne grâce, à dédaigner tant d'élégance; je céderais, ne fût-ce que par instinct patriotique, car il y a au fond de ces manières si agréables un souvenir d'ancienne France qui me touche et me séduit; il me semble que je ne suis venu jusqu'aux frontières du monde civilisé que pour y recueillir une part de l'héritage de l'esprit français au XVIIIe siècle, esprit depuis longtemps perdu chez nous. Ce charme inexprimable des bonnes manières et du langage simple me rappelle le paradoxe d'un des hommes les plus spirituels que j'aie connus: «Il n'y a pas, disait-il, une mauvaise action ou un mauvais sentiment, qui n'ait leur source dans un défaut de savoir-vivre; aussi la vraie politesse est-elle la vertu; c'est toutes les vertus réunies.» Il allait plus loin: il prétendait qu'il n'y a de vice que la grossièreté.


Ce soir, à neuf heures, je suis retourné chez le gouverneur. On s'est mis d'abord à faire de la musique, ensuite on a tiré une loterie.


Un des frères de la maîtresse de la maison joue du violoncelle de manière à faire grand plaisir; il était accompagné sur le piano par sa femme, personne pleine d'agréments. Grâce à ce duo, ainsi qu'à des airs nationaux chantés avec goût, la soirée m'a paru courte:


La conversation de madame de ***, l'ancienne amie de ma grand'mère et de madame de Polignac, n'a pas peu contribué à l'abréger pour moi. Cette dame vit en Russie depuis quarante-sept ans; elle a vu et jugé ce pays avec un esprit fin et juste, et elle raconte la vérité sans hostilité, mais sans précautions oratoires; c'était nouveau pour moi; sa franchise contraste avec la dissimulation universelle pratiquée par les Russes. Une Française spirituelle et qui a passé sa vie chez eux, doit, je crois, les connaître mieux qu'ils ne se connaissent eux-mêmes; car ils s'aveuglent pour mieux mentir. Madame de *** m'a dit et répété qu'en ce pays le sentiment de l'honneur n'est puissant que dans le cœur des femmes: elles se sont fait un culte de la fidélité à leur parole, du mépris du mensonge, de la délicatesse en affaires d'argent, de l'indépendance en politique; enfin selon madame de ***, la plupart d'entre elles possèdent ce qui manque ici à la plupart des hommes: la probité appliquée aux circonstances de la vie, même aux moins graves. En général les femmes en Russie pensent plus que les hommes, parce qu'elles n'agissent pas. Le loisir, cet avantage inhérent à la manière de vivre des femmes, profite à leur caractère autant qu'à leur esprit; elles ont plus d'instruction, moins de servilité, plus d'énergie de sentiment que les hommes. Souvent l'héroïsme lui-même leur semble naturel, et leur devient facile. La princesse Troubetzkoï n'est pas la seule femme qui ait suivi son mari en Sibérie; beaucoup d'hommes exilés ont reçu de leurs épouses cette sublime preuve de dévouement, qui ne perd rien de son prix pour être moins rare que je ne la croyais; malheureusement leur nom m'est inconnu. Qui leur trouvera un historien et un poëte? c'est surtout pour les vertus ignorées qu'on a besoin de croire au jugement dernier. La gloire des bons manquerait à la justice de Dieu; on conçoit le pardon du Tout-Puissant, on ne concevrait pas son indifférence. La vertu n'est vertu que parce qu'elle ne peut être récompensée par les hommes. Elle perdrait de sa perfection et deviendrait un calcul servile si elle était assurée de se voir toujours appréciée et rémunérée sur la terre; la vertu qui n'irait pas jusqu'au surnaturel, au sublime, serait incomplète. Si le mal n'existait pas y aurait-il des saints? le combat est nécessaire à la victoire, et la victoire force Dieu même à couronner le vainqueur. Ce beau spectacle justifie la Providence, qui pour le procurer au ciel attentif, tolère les égarements du monde.


Vers la fin de la soirée, avant de me permettre de me retirer, on a, pour me faire honneur, avancé de quelques jours une solennité attendue depuis six mois dans cette famille: c'était le tirage d'une loterie de charité; tous les lots composés d'ouvrages faits par la maîtresse de la maison elle-même et par ses parents ou ses amis, furent étalés avec goût sur des tables; celui qui m'est échu, je n'ose dire par hasard, car on avait choisi mes billets avec soin, est un joli petit livre de notes avec une couverture en laque. Je me suis hâté d'y écrire le jour du mois, l'année, et d'ajouter quelques mots de souvenir en forme de notes. Du temps de nos pères, on eût improvisé là des vers; mais aujourd'hui que l'improvisation publique envahit l'existence, la mode des impromptu de salon est passée. On ne va chercher dans le monde que du repos d'esprit; et il y paraît. Les discours, la littérature éphémère, la politique ont détrôné le quatrain et la chanson. Je n'eus pas l'esprit d'écrire un seul couplet; mais je me dois la justice d'ajouter que je n'en eus pas l'envie.


Après avoir pris congé de mes aimables hôtes que je dois retrouver à la foire de Nijni, je suis retourné à mon auberge, fort satisfait de la journée que je viens de vous raconter. La maison de paysan d'avant-hier où j'étais hébergé, vous savez comment, et le salon d'aujourd'hui; le Kamtschatka et Versailles, à trois heures de distance: voilà la Russie. Je vous sacrifie mes nuits pour vous peindre ce pays tel que je le vois. Ma lettre n'est pas finie, et déjà l'aube paraît.


Les contrastes sont brusques en ce pays; tellement que le paysan et le seigneur ne semblent pas appartenir à la même terre. Il y a une patrie pour le serf et une patrie pour le maître. Rappelez-vous que les paysans russes ont cru longtemps le ciel réservé pour leurs maîtres. Ici l'État est divisé en lui-même, et l'unité n'y est qu'apparente, c'est ce que je remarque en Russie: les grands y ont l'esprit cultivé comme s'ils devaient vivre dans un autre pays; et le paysan est ignorant, sauvage comme s'il était soumis à des seigneurs qui lui ressemblent.


C'est bien moins l'abus de l'aristocratie que je reproche au gouvernement russe, que l'absence d'un pouvoir aristocratique autorisé et dont les attributions seraient nettement et constitutionnellement définies. Les aristocraties politiquement reconnues m'ont toujours paru bienfaisantes, tandis que l'aristocratie qui n'a de fondement que les chimères ou les injustices des privilégiés, est pernicieuse, parce que ses attributions restent indécises et mal réglées. Il est vrai que les seigneurs russes sont maîtres et maîtres trop absolus dans leurs terres: de là il résulte des excès que la peur et l'hypocrisie déguisent sous des phrases d'humanité prononcées d'un ton doucereux, qui trompe les voyageurs et trop souvent les chefs du gouvernement eux-mêmes. Mais à vrai dire, ces hommes, bien que souverains dans leurs domaines les plus éloignés du centre d'action politique, ne sont rien dans l'État; chez eux ils abusent de tout, ils se moquent de l'Empereur parce qu'ils corrompent ou qu'ils intimident les agents secondaires du pouvoir légitime: mais le pays n'en est pas plus pour cela gouverné par eux; tout-puissants pour le mal qui se fait en détail et à l'insu de l'autorité suprême, ils sont sans force comme sans considération dans la direction générale du pays. Un homme du plus grand nom en Russie ne représente réellement que lui-même, il ne jouit d'aucune considération étrangère à son mérite individuel dont l'Empereur est l'unique juge, et tout grand seigneur qu'il est, il n'a d'autorité que celle qu'il usurpe chez lui. Mais il a du crédit et ce crédit peut devenir immense s'il est habile à le faire valoir, et s'il sait s'avancer à la cour et par la cour dans le tchinn[10]; la flatterie est une industrie comme une autre, mais comme une autre et plus qu'une autre, elle ne permet qu'une existence précaire; cette vie de courtisan exclut l'élévation des sentiments, l'indépendance de l'esprit, les vues vraiment humaines et patriotiques, les grands desseins politiques, qui sont le propre des corps aristocratiques légalement constitués dans les États organisée pour étendre au loin leur domination et pour vivre longtemps. D'un autre côté elle exclut la juste fierté de l'homme qui fait sa fortune par son travail: elle réunit donc les désavantages de la démocratie et ceux du despotisme, en excluant ce qu'il y a de bon sous ces deux régimes.


La Russie est gouvernée par une classe d'employés subalternes, sortie des écoles publiques pour entrer dans les administrations publiques; chacun de ces gens-là, le plus souvent fils d'un père venu des pays étrangers, est noble dès qu'il a une croix à sa boutonnière; et notez que ce n'est pas l'Empereur seul qui donne ces décorations; munis de ce signe magique, ils deviennent propriétaires; ils possèdent de la terre et des hommes: et ces nouveaux seigneurs, parvenus au pouvoir sans avoir reçu en héritage la magnanimité d'un chef habitué de père en fils à commander, usent de leur autorité en parvenus qu'ils sont; aussi rendent-ils odieux à la nation et au monde le régime du servage définitivement établi en Russie à l'époque où la vieille Europe commençait à ruiner chez elle l'édifice féodal. Du fond de leurs chancelleries ces despotes invisibles oppriment le pays impunément, ils gênent jusqu'à l'Empereur lui-même qui s'aperçoit bien qu'il n'est pas aussi puissant qu'on lui dit qu'il l'est, mais qui, dans son étonnement, qu'il voudrait se dissimuler à lui-même, ne sait pas toujours où est la borne de son pouvoir. Il la sent et il en souffre sans même oser s'en plaindre: cette borne, c'est la bureaucratie, force terrible partout, parce que l'abus qu'on en fait s'appelle l'amour de l'ordre, mais plus terrible en Russie que partout ailleurs. Quand on voit la tyrannie administrative substituée au despotisme Impérial, on frémit pour un pays où s'est établi sans contrepoids ce système de gouvernement propagé en Europe sous l'Empire français.


La Russie n'avait ni les mœurs démocratiques, fruit des révolutions sociales et judiciaires que la France a subies, ni la presse, fruit et germe de la liberté politique qu'elle perpétue après avoir été enfantée par elle. Les Empereurs de Russie également mal inspirés dans leur défiance et dans leur confiance, ne voyaient que des rivaux dans les nobles et ne voulaient trouver que des esclaves dans les hommes qu'ils prenaient pour ministres; ainsi, doublement aveuglés, ils ont laissé aux directeurs de l'administration et à leurs employés qui ne leur faisaient nul ombrage, la liberté de jeter leurs réseaux sur un pays sans défense et sans protecteurs. Il est né de là une fourmilière d'agents obscurs travaillant à régir ce pays d'après des idées qui ne sont pas sorties de lui: d'où il arrive qu'elles ne peuvent satisfaire ses besoins réels. Cette classe d'employés, hostiles dans le fond du cœur à l'ordre de choses qu'ils administrent, se recrute en grande partie parmi les fils de popes[11], espèce d'ambitieux vulgaires, de parvenus sans talent parce qu'ils n'ont pas besoin de mérite pour obliger l'État à s'embarrasser d'eux, gens approchant de tous les rangs et qui n'ont pas de rang, esprits qui participent à la fois de toutes les préventions des hommes populaires et de toutes les prétentions des hommes aristocratiques, moins l'énergie des uns et la sagesse des autres; bref, pour tout dire en un mot: les fils de prêtres sont des révolutionnaires chargés de maintenir l'ordre établi.


Vous comprenez que de tels administrateurs sont le fléau de la Russie.


Éclairés à demi, libéraux comme des ambitieux, despotes comme des esclaves, imbus d'idées philosophiques mal coordonnées et entièrement inapplicables dans le pays qu'ils appellent leur patrie, quoique tous leurs sentiments et toutes leurs demi-lumières viennent d'ailleurs, ces hommes poussent la nation vers un but qu'ils ne connaissent peut-être pas eux-mêmes, que l'Empereur ignore, et qui n'est pas celui où doivent tendre les vrais Russes, les vrais amis de l'humanité.


Cette conspiration permanente remonte, à ce qu'on m'assure, au temps de Napoléon. Le politique italien avait pressenti le danger de la puissance russe; et voulant affaiblir l'ennemi de l'Europe révolutionnée, il recourut d'abord à la puissance des idées. Il profita de ses rapports d'amitié avec l'Empereur Alexandre, et de la tendance innée de ce prince vers les institutions libérales, pour envoyer à Pétersbourg, sous prétexte d'aider à l'accomplissement des desseins de l'Empereur, un grand nombre d'ouvriers politiques, espèce d'armée masquée chargée de préparer en secret la voie à nos soldats. Ces intrigants habiles avaient mission de s'ingérer dans le gouvernement, de s'emparer surtout de l'éducation publique et d'infiltrer dans l'esprit de la jeunesse des doctrines contraires à la religion politique du pays. Ainsi le grand homme de guerre, l'héritier de la révolution française et l'ennemi de la liberté du monde, jetait au loin des semences de troubles, parce que l'unité despotique lui paraissait prêter un ressort dangereux au gouvernement militaire qui fait l'immense pouvoir de la Russie.


Cet Empire recueille aujourd'hui le fruit de la lente et profonde politique de l'adversaire qu'il a cru vaincre, mais dont le machiavélisme posthume survit à des revers inouïs dans l'histoire des guerres humaines.


J'attribue en grande partie à l'influence occulte de ces éclaireurs de nos armées, et à celle de leurs enfants et de leurs disciples, les idées révolutionnaires qui germent dans beaucoup de familles et jusque dans les armées russes; et dont l'explosion a produit les conspirations que noua avons vues jusqu'ici échouer contre la force du gouvernement établi. Je me trompe peut-être, mais je me persuade que l'Empereur actuel triomphera de ces idées en écrasant jusqu'au dernier tous les hommes qui les défendaient.


J'étais loin de m'attendre à trouver en Russie ces vestiges de notre politique et à entendre sortir de la bouche des Russes des reproches analogues à ceux que nous font les Espagnols depuis trente-cinq ans. Si les malignes intentions que les Russes attribuent à Napoléon furent réelles, nul intérêt, nul patriotisme ne les peut justifier. On ne sauve pas une partie du monde en trompant l'autre. Autant notre propagande religieuse me paraît sublime, parce que le gouvernement de l'Église catholique s'accorde avec chaque forme de gouvernement et chaque degré de civilisation qu'il domine de toute la supériorité de l'âme sur le corps, autant m'est odieux le prosélytisme politique, c'est-à-dire l'étroit esprit de conquête, ou pour parler plus juste encore, l'esprit de rapine justifié par un trop habile sophiste qu'on appelle la gloire; loin de rallier le genre humain, cette ambition étroite le divise: l'unité ne peut naître que de l'élévation et de l'étendue des idées: or, la politique de l'étranger est toujours petite, sa libéralité hypocrite ou tyrannique; ses bienfaits sont toujours trompeurs: chaque nation doit puiser en elle-même les moyens de perfectionnement dont elle a besoin. La connaissance de l'histoire des autres peuples est utile comme science, elle est pernicieuse quand elle provoque l'adoption d'un symbole de foi politique: c'est substituer un culte superstitieux à un culte vrai.


Je me résume: voici le problème proposé non par les hommes, mais par les événements, par l'enchaînement des circonstances, par les choses enfin à tout Empereur de Russie: favoriser parmi la nation les progrès de la science, afin de hâter l'affranchissement des serfs; et tendre à cette fin par l'adoucissement des mœurs, par l'amour de l'humanité, de la liberté légale, en un mot améliorer les cœurs pour adoucir les destinées: telle est la condition sans laquelle nul homme ne peut régner aujourd'hui, pas même à Moscou; mais ce qu'il y a de particulier dans la charge imposée aux Empereurs de Russie, c'est qu'il leur faut marcher vers ce but en échappant d'un côté à la tyrannie muette et bien organisée d'une administration révolutionnaire, et de l'autre à l'arrogance et aux conspirations d'une aristocratie vague d'autant plus ombrageuse et plus redoutable que sa puissance est moins définie.


Il faut avouer qu'aucun souverain ne s'est encore acquitté de cette terrible tâche avec autant de fermeté, de talent et de bonheur que l'Empereur Nicolas.


Il est le premier des princes de la Russie moderne qui ait enfin compris qu'il faut être Russe pour faire du bien aux Russes. Sans doute l'histoire dira: ce fut un grand souverain.


Il n'est plus temps de dormir, les chevaux sont à ma voiture, je pars pour Nijni.


LETTRE TRENTE-DEUXIÈME.


Aspect des rives du Volga.—Manière dont les Russes mènent les voitures sur les routes montueuses.—Violence des cahots.—Maison de poste.—Serrure russe portative.—Kostroma.—Souvenir d'Alexis Romanow.—Bac sur le Volga à Kunitcha.—Vertu qui devient vice.—Accident dans une forêt.—La civilisation a nui aux Russes.—Rousseau justifié.—Traits distinctifs du caractère et de la figure des Russes.—Étymologies du mot syromède.—Mot de Tacite.—Élégance des paysans.—Leur industrie.—La hache du mugic.—Tarandasse.—Simplicité d'esprit du paysan russe.—Différence de manière de voir de cet homme et des paysans des autres pays.—Caractère des chants nationaux.—Musique accusatrice.—Imprudence du gouvernement.—Manière de suppléer à une roue cassée.—Route de Sibérie.—Paysages russes.—Bords du Volga.—Rencontre de trois exilés.—Espionnage de mon feldjæger.—Derniers relais pour arriver à Nijni.—Difficulté du chemin.


Yourewetch-Powolskoï, petite ville entre Yaroslaf et Nijni-Novgorod ce 21 août 1839.


Notre route longe le Volga. J'ai passé hier ce fleuve à Yaroslaf, et l'ai repassé aujourd'hui à Kunitcha. Dans beaucoup d'endroits, les deux rives qui le bordent sont différentes l'une de l'autre; d'un côté s'étend une plaine immense qui vient finir à fleur d'eau; de l'autre, c'est un mur coupé à pic. Cette espèce de digue naturelle a quelquefois de cent à cent cinquante pieds de haut; elle forme muraille du côté du fleuve, tandis que, du côté de la terre, c'est un plateau qui s'étend assez loin dans les broussailles de l'intérieur du pays où il s'abaisse en talus prolongé. Ce rempart, hérissé de cépées d'osiers et de bouleaux, est déchiré de distance en distance par les affluents du grand fleuve. Ces cours d'eau forment des espèces de sillons très-profonds dans la berge qu'ils traversent pour déboucher au Volga. Cette berge, comme je viens de vous le dire, est si large qu'elle ressemble à un vrai plateau de montagnes: c'est comme un pays élevé et boisé, et les déchirements qu'opèrent dans son épaisseur les eaux tributaires du fleuve, sont de vraies vallées adjacentes au cours principal du Volga. On ne peut éviter ces abîmes lorsqu'on veut voyager le long du grand fleuve; car pour les tourner il faudrait faire des zigzags d'une lieue et plus: voilà pourquoi on a trouvé plus facile de tracer la route de manière à descendre du haut de la berge dans le fond des ravins latéraux; après avoir traversé la petite rivière qui les sillonne, la route remonte sur la côte opposée qui fait la continuation de la jetée élevée par la nature le long du principal fleuve de la Russie.


Les postillons, ou, pour parler plus juste, les cochers russes, si adroits qu'ils soient en plaine, deviennent dans les chemins montueux les plus dangereux conducteurs du monde. La route que nous suivons en côtoyant le Volga met leur prudence et mon sang-froid à l'épreuve. Ces continuelles montées et descentes, si elles étaient plus longues, deviendraient périlleuses, vu la manière de mener des hommes de ce pays. Le cocher commence la côte au pas; arrivé au tiers de la descente, qui d'ordinaire est l'endroit le plus rapide, l'homme et les chevaux, peu habitués à retenir, s'ennuient réciproquement de la prudence, la voiture part au triple galop et roule avec une vitesse toujours croissante jusqu'au milieu d'un pont de madriers peu solides, disjoints, inégaux et mouvants, car ils sont posés et non fixés sur les poutres qui les portent et sous les gaules qui servent à peine de garde-fou au tremblant édifice; là, si la caisse, les roues, les ressorts et les soupentes tiennent encore ensemble (on ne s'embarrasse pas des personnes), la voiture continue d'un train plus modéré sa marche cahotante. Un pont semblable se trouve au fond de chaque ravin; si les chevaux lancés au galop ne l'enfilaient pas droit, l'équipage serait culbuté; bêtes et hommes deviendraient ce qu'ils pourraient: c'est un tour d'adresse d'où dépend la vie des voyageurs. Qu'un cheval bronche, qu'un clou manque, qu'une courroie casse, tout est perdu. Votre vie repose sur les jambes de quatre bêtes courageuses, mais faibles et fatiguées.


Au troisième coup de ce jeu de hasard, j'exigeai qu'on enrayât, mais il se trouve que ma voiture louée à Moscou n'a pas de sabot; on m'avait assuré en partant que jamais il n'était nécessaire d'enrayer en Russie. Pour suppléer le sabot, il a fallu dételer un des quatre chevaux et prendre les traits de l'animal un moment mis en liberté. J'ai fait recommencer la même opération, au grand étonnement des postillons, chaque fois que la longueur et la rapidité des côtes me paraissait pouvoir compromettre la sûreté de la voiture dont je n'ai déjà que trop éprouvé le peu de solidité. Les postillons, tout surpris qu'ils paraissent, ne font jamais la moindre objection à mes étranges fantaisies, ils n'opposent nulle résistance aux ordres que je leur fais donner par mon feldjæger; mais je lis leur pensée sur leur visage. La présence d'un employé du gouvernement me vaut en tous lieux des marques de déférence; on respecte en moi la volonté qui m'a donné ce protecteur. Une telle marque de faveur de la part de l'autorité me rend l'objet des égards du peuple. Je ne conseillerais à aucun étranger aussi peu expérimenté que je le suis de se hasarder sans un tel guide sur les chemins de la Russie, surtout s'il veut parcourir des gouvernements un peu éloignés de la capitale.


Quand vous êtes parvenu au fond du ravin, il s'agit de regrimper sur la terrasse en gravissant la pente opposée à celle que vous venez de descendre; le cocher, qui ne sait franchir les côtes qu'en les escaladant à la volée, rajuste ses harnais et lance encore une fois ses quatre chevaux contre l'obstacle. Les chevaux russes ne connaissent que le galop; si le chemin n'est pas tirant, si le roidillon est court et la voiture légère, du premier bond vous arrivez au sommet; mais si la pente est sablonneuse, ce qui arrive souvent, ou si elle excède l'espace que les chevaux peuvent parcourir d'une haleine, ceux-ci s'arrêtent bientôt, essoufflés, haletants, au milieu de la montée; ils se butent sous les coups de fouet, ruent et reculent immanquablement au risque de jeter l'équipage dans les fossés; mais à chaque embarras de ce genre, je répète en me moquant de la prétention des Russes: Il n'y a pas de distance en Russie!!


Cette manière de cheminer par à-coup est toujours conforme au caractère des hommes, analogue au tempérament des bêtes, et presque toujours d'accord avec la nature du sol. Cependant s'il arrive par hasard que le terrain que vous avez à parcourir soit profondément inégal, vous vous trouvez arrêté à chaque pas par la fougue des chevaux et par l'inexpérience des hommes. Ceux-ci sont lestes et adroits, mais leur intelligence ne peut suppléer la connaissance qui leur manque; nés pour la plaine, ils ignorent la vraie manière de dresser les chevaux pour voyager dans les montagnes. À la première marque d'hésitation tout le monde met pied à terre, les domestiques poussent à la roue, de trois en trois pas on est forcé de laisser souffler l'attelage; alors on retient la voiture avec une grosse bûche jetée derrière; puis pour aller plus loin, on excite les bêtes de la bride, de la voix, de la main, on les prend par la tête, on leur frotte les naseaux avec du vinaigre afin de les aider à respirer; enfin moyennant ces précautions, et des cris de sauvages, et des coups de fouet assenés ordinairement avec un à-propos que je ne me lasse pas d'admirer, vous atteignez à grand'peine la cime de ces formidables falaises, que dans d'autres pays vous graviriez sans seulement les remarquer.


La route d'Yaroslaf à Nijni est une des plus montueuses de toutes celles de l'intérieur de la Russie; pourtant dans les points mêmes où le plateau qui borde un des côtés du Volga est le plus profondément entaillé par les affluents du grand fleuve, je ne crois pas que de la rive au sommet de la côte ce rempart naturel surpasse la hauteur d'une maison de cinq ou six étages à Paris. Cette espèce de quai, coupé par les filets d'eau qui dévalent vers le courant principal, est d'un effet imposant, mais triste: cette jetée pourrait servir de base à une magnifique route; mais ne pouvant tourner les ravins, il fallait ou les franchir sur des arceaux qui auraient coûté autant que des voûtes d'aqueducs, ou descendre jusqu'au fond de ces étroits abîmes: or, comme on n'a pas tracé ces descentes en pentes douces, elles sont parfois dangereuses à cause de la rapidité de la côte.


Les Russes m'avaient vanté comme riants et variés les paysages qu'on découvre en suivant les bords du Volga; c'est toujours la campagne des environs d'Yaroslaf, et c'est toujours la même température.


S'il y a quelque chose d'inattendu dans un voyage en Russie, ce n'est assurément pas l'aspect du pays; mais ce que ni vous ni moi nous n'aurions pu prévoir, c'est un danger que je vais vous signaler: le danger de se casser la tête contre la capote de sa calèche. Ne riez pas: le péril est positif et imminent; les rondins dont on fait les ponts de ce pays, et souvent les chemins eux-mêmes exposent les voitures à de tels chocs que les voyageurs non avertis seraient jetés dehors si leur calèche était découverte, ou se briseraient le crâne si la capote était levée. Il est donc prudent de se servir en Russie de voiture dont l'impériale est le plus élevée possible. Une cruche d'eau de Seltz (vous savez qu'elles sont solides), bien emballée dans du foin, vient d'être cassée au fond du coffre de mon siége par la violence des secousses.


Hier j'ai couché dans une maison de poste où je manquais de tout: ma voiture est tellement dure et les chemins sont si raboteux, que je ne puis guère voyager plus de vingt-quatre heures de suite sans éprouver de violentes douleurs de tête; alors comme j'aime mieux un mauvais gîte qu'une fièvre cérébrale, je m'arrête quelque part que je me trouve. Ce qu'il y a de plus rare dans ces gîtes improvisés et dans toute la Russie, c'est le linge blanc. Vous savez que je voyage avec mon lit, mais je n'ai pu me charger d'une grande provision de linge, et les serviettes qu'on me donne dans les maisons de poste ont toujours servi; j'ignore à qui est réservé l'honneur de les salir. Hier, à onze heures du soir, le maître de poste a envoyé chercher pour moi du linge blanc à un village distant de sa maison de plus d'une lieue. J'aurais protesté contre cet excès de zèle du feldjæger, mais je l'ai ignoré jusqu'au matin. Par la fenêtre de mon chenil, à travers le demi-jour qu'on appelle la nuit en Russie, je pouvais admirer à loisir l'inévitable péristyle romain avec son fronton de bois blanchi à la chaux, et ses colonnes de mortier qui ornent du côté de l'étable la façade des maisons de poste russes. Cette architecture maladroite est un cauchemar qui me poursuivra d'un bout de l'Empire à l'autre. La colonne classique est devenue le cachet de l'édifice public en Russie; la fausse magnificence se rencontre ici à côté de la pénurie la plus complète; mais le comfort, l'élégance bien entendue et partout la même, n'existe nulle part, pas plus dans les palais des riches où les salons sont superbes et où la chambre à coucher n'est qu'un paravent, que dans les taudis des paysans. Vous trouveriez peut-être dans tout l'Empire trois exceptions à cette règle. L'Espagne m'a paru moins dénuée que ne l'est la Russie des choses de première nécessité.


Autre précaution indispensable pour voyager en ce pays:—vous ne vous attendez guère à celle-ci:—c'est une serrure russe avec ses deux anneaux; la serrure russe est une mécanique aussi simple qu'ingénieuse. Vous arrivez dans une auberge remplie de gens de plusieurs sortes; vous savez d'ailleurs que tous les paysans slaves sont voleurs, si ce n'est de grands chemins, au moins de maison; vous faites déposer vos paquets dans votre chambre, puis vous vous apprêtez à vous aller promener. Toutefois avant de sortir vous voulez, non sans raison, fermer votre porte et tirer votre clef: point de clef… pas même de serrure! à peine un loquet, un clou, une ficelle; enfin rien: c'est l'âge d'or dans une caverne… l'un de vos gens garde votre voiture; si vous ne voulez pas faire de l'autre une seconde sentinelle à la porte de votre chambre, ce qui ne serait ni très-sûr, car une sentinelle assise s'endort, ni très-humain, vous avez recours à l'expédient que voici: vous fichez un grand anneau de fer à vis dans le chambranle de la porte, un autre anneau de même dimension dans la porte, piqué le plus près possible du premier, puis vous passez dans ces deux anneaux qui font pitons, le col d'un cadenas également à vis; cette vis qui ouvre et ferme le cadenas, lui sert de clef; vous l'emportez, et votre porte est parfaitement close; car les anneaux, une fois vissés, ne peuvent s'enlever qu'en les faisant tourner un à un sur eux-mêmes, opération qui ne saurait avoir lieu tant qu'ils sont liés ensemble par le cadenas. La clôture s'opère assez vite et fort aisément: la nuit, dans une maison suspecte, vous pouvez vous enfermer en un moment moyennant cette serrure, invention habile et digne d'un pays où fourmillent les plus habiles et les plus effrontés des voleurs! Les délits sont tellement fréquents que la justice n'ose être rigoureuse, et puis tout se fait ici par exception, par boutades; régime capricieux, qui malheureusement n'est que trop d'accord avec l'imagination fantasque de ce peuple menteur, aussi indifférent à l'équité qu'à la vérité.


J'ai visité hier matin le couvent de Kostroma où l'on m'a fait voir les appartements d'Alexis Romanow et de sa mère; c'est de cette retraite qu'Alexis est sorti pour monter sur le trône et pour fonder la dynastie actuellement régnante. Ce couvent ressemble à tous les autres: un jeune moine, qui n'était pas à jeun et qui de très-loin sentait le vin assez fort, m'a montré la maison en détail; j'aime mieux les vieux moines à barbe blanche et les popes à têtes chauves que les jeunes solitaires bien nourris. Ce trésor aussi ressemble à tous ceux qui m'ont été montrés ailleurs. Voulez-vous savoir en deux mots ce que c'est que la Russie? la Russie, c'est un pays où l'on trouve et où l'on voit la même chose et les mêmes gens partout. Cela est si vrai, qu'en arrivant dans un lieu, on croit toujours y retrouver les personnes qu'on vient de quitter ailleurs.


À Kunitcha, le bac dans lequel nous avons repassé le Volga n'est pas rassurant; la barque a si peu de bord que peu de chose la ferait chavirer. Rien ne m'a paru triste comme l'aspect de cette petite ville par un ciel gris, une température humide et froide et pendant une pluie battante qui retenait les habitants prisonniers dans leurs maisons; un vent violent soufflait; si la tourmente eût augmenté, nous eussions couru des risques. Je me suis rappelé qu'à Pétersbourg personne ne s'émeut pour repêcher les gens qui tombent dans la Néva, et je me disais: si je me noie dans le Volga à Kunitcha, nul homme ne se jettera à l'eau afin de me secourir… pas un cri ne sera poussé pour moi sur ces bords populeux, mais qui paraissent déserts tant les villes, le sol, le ciel et les habitants sont tristes et silencieux. La vie des hommes est de peu d'importance aux yeux des Russes; et ils ont l'air si mélancoliques, que je les crois indifférents à leur propre vie autant qu'à celle des autres.


C'est le sentiment de sa dignité, c'est la liberté qui attache l'homme à lui-même, à la patrie, à tout; ici, l'existence est tellement accompagnée de gêne que chacun me paraît nourrir en secret le désir de changer de place sans le pouvoir. Les grands n'ont point de passe-ports, les paysans pas d'argent et l'homme reste comme il est, patient par désespoir, c'est-à-dire aussi indifférent à sa vie qu'à sa mort. La résignation, qui partout ailleurs est une vertu, devient un vice en Russie parce qu'elle y perpétue la violente immobilité des choses.


Il n'est pas ici question de liberté politique, mais d'indépendance personnelle, de facilité de mouvement, et même de l'expression spontanée d'un sentiment naturel; voilà pourtant ce qui n'est à la portée de personne en Russie, excepté du maître. Les esclaves ne se disputent qu'à voix basse; la colère est un des privilèges du pouvoir. Plus je vois les gens conserver l'apparence du calme sous ce régime, plus je les plains; la tranquillité ou le knout!!… telle est ici la condition de l'existence; Le knout des grands, c'est la Sibérie!!… et la Sibérie n'est elle-même que l'exagération de la Russie.


(Suite de la même lettre.)


Au milieu d'un bois le même jour, au soir.


Me voici retenu dans un chemin de sable et de rondins: le sable est si profond que les plus grosses pièces de bois s'y perdent. Nous nous trouvons arrêtés au milieu d'une forêt, à plusieurs lieues de toute habitation. Un accident arrivé à ma voiture, qui pourtant est du pays, nous retient dans ce désert, et tandis que mon valet de chambre, avec l'aide d'un paysan que le ciel nous envoie, raccommode le dommage, moi, humilié du peu de ressources que je trouve en moi-même dans cette occurrence, moi qui sens que je ne ferais que gêner les travailleurs si je m'avisais de les aider, je me mets à vous écrire pour vous prouver l'inutilité de la culture d'esprit, lorsque l'homme privé de tous les accessoires de la civilisation est obligé de lutter corps à corps, sans autres ressources que ses propres forces, contre une nature sauvage et encore tout armée de la puissance primitive qu'elle avait reçue de Dieu. Vous savez cela mieux que moi, mais vous ne le sentez pas comme je le sens en ce moment.


Les jolies paysannes sont rares en Russie; c'est ce que je répète chaque jour; pourtant celles qui sont belles le sont parfaitement. Leurs yeux, taillés en amande, ont une expression particulière; la coupe de leurs paupières est pure et nette, mais le bleu de la prunelle est souvent trouble, ce qui rappelle le portrait des Sarmates, par Tacite, qui dit qu'ils ont les yeux glauques; cette teinte donne à leur regard voilé une douceur, une innocence dont le charme devient irrésistible. Elles ont à la fois la délicatesse des vaporeuses beautés du Nord, et la volupté des femmes de l'Orient. L'expression de bonté de ces ravissantes créatures inspire un sentiment singulier: c'est un mélange de respect et de confiance. Il faut venir dans l'intérieur de la Russie pour savoir tout ce que valait l'homme primitif, et tout ce que les raffinements de la société lui ont fait perdre. Je l'ai dit, je le répète, et je le répéterai peut-être encore avec plus d'un philosophe: dans ce pays patriarcal, c'est la civilisation qui gâte l'homme. Le Slave était naturellement ingénieux, musical, presque compatissant; le Russe policé est faux, oppresseur, singe et vaniteux. Un siècle et demi sera nécessaire pour mettre ici d'accord les mœurs nationales avec les nouvelles idées européennes, en supposant toutefois que, pendant cette longue succession de temps, les Russes ne seront gouvernés que par des princes éclairés, et amis du progrès, comme on dit aujourd'hui. En attendant cet heureux résultat, la complète séparation des classes fait de la vie sociale en Russie une chose violente et immorale; on dirait que c'est dans ce pays que Rousseau est venu chercher la première idée de son système, car il n'est pas même nécessaire d'employer les ressources de sa magique éloquence pour prouver que les arts et les sciences ont fait plus de mal que de bien aux Slaves. L'avenir apprendra au monde si la gloire militaire et politique doit dédommager la nation russe du bonheur dont la privent son organisation sociale et les emprunts qu'elle ne cesse de faire aux étrangers.


L'élégance est innée chez les hommes de pure race slave. Ils ont dans le caractère un mélange de simplicité, de douceur et de sensibilité qui maîtrise les cœurs; il s'y joint souvent beaucoup d'ironie et un peu de fausseté, mais dans les bons naturels ces défauts ont tourné en grâce: il n'en reste qu'une physionomie dont l'expression de finesse est incomparable; on est dominé par un charme inconnu, c'est une mélancolie tendre et qui n'a rien d'amer, une douceur souffrante qui naît presque toujours d'un mal secret qu'on se cache à soi-même pour le mieux déguiser aux yeux des autres. Bref, les Russes sont une nation résignée… cette simple parole dit tout. L'homme qui manque de liberté—ici ce mot exprime des droits naturels, des besoins véritables,—eût-il d'ailleurs tous les autres biens, est comme une plante privée d'air; on a beau arroser la racine, la tige produit tristement quelques feuillages sans fleurs.


Les vrais Russes ont quelque chose de particulier dans l'esprit, dans l'expression du visage et dans la tournure. Leur démarche est légère, et tous leurs mouvements dénotent un naturel distingué. Ils ont les yeux très-fendus, peu ouverts et dessinés en forme d'ovale allongé; le trait qu'ils ont presque tous dans le regard donne à leur physionomie une expression de sentiment et de malice singulièrement agréable. Les Grecs, dans leur langue créatrice, appelaient les habitants de ces contrées syromèdes, mot qui veut dire œil de lézard; le mot latin sarmates est venu de là. Ce trait dans l'œil a donc frappé tous les observateurs attentifs. Le front des Russes n'est ni très-élevé ni très-large; mais il est d'une forme gracieuse et pure; ils ont à la fois dans le caractère de la méfiance et de la crédulité, de la fourberie et de la tendresse; et tous ces contrastes sont pleins de charme; leur sensibilité voilée est plutôt communicative qu'expansive, c'est d'âme à âme qu'elle se révèle; car c'est sans le vouloir, sans y penser, sans paroles, qu'ils se font aimer. Ils ne sont ni grossiers, ni apathiques comme la plupart des hommes du Nord. Poétiques comme la nature, ils ont une imagination qui se mêle à toutes leurs affections; pour eux l'amour tient de la superstition: leurs attachements ont plus de délicatesse que de vivacité; toujours fins, même quand ils se passionnent, on peut dire qu'ils ont de l'esprit dans le sentiment. Ce sont toutes ces nuances fugitives qu'exprime leur regard, si bien caractérisé par les Grecs.


C'est que les anciens Grecs étaient doués du talent exquis d'apprécier les hommes et les choses, et de les peindre en les nommant; faculté qui a rendu leur langue féconde entre toutes les langues européennes, et leur poésie divine entre toutes les poésies.


Le goût passionné des paysans russes pour le thé me prouve l'élégance de leur nature et s'accorde bien avec la peinture que je viens de vous faire de leur caractère. Le thé est un breuvage raffiné. Cette boisson est devenue en Russie une chose de première nécessité. Les gens du peuple, quand ils veulent vous demander pour boire poliment, disent: pour du thé, na tchiai, comme on dit ailleurs pour un verre de vin.


Cet instinct de bon goût est indépendant de la culture de l'esprit, il n'exclut pas même la barbarie, la cruauté; mais il exclut ce qui est vulgaire.


Le spectacle que j'ai dans ce moment sous les yeux me prouve la vérité de ce qu'on m'a toujours dit: c'est que les Russes sont singulièrement adroits et industrieux.


Un paysan russe a pour principe de ne reconnaître nul obstacle, non pas à ses désirs, pauvre aveuglé!… mais à l'ordre qu'il reçoit. Armé de la hache qu'il porte partout avec lui, il devient une espèce de magicien qui crée en un moment tout ce qui manque au désert. Il saura vous faire retrouver les bienfaits de la civilisation dans la solitude; il raccommodera votre voiture; il suppléera même à une roue cassée et qu'il remplacera par un arbre habilement posé sous la caisse, attaché d'un bout à une traverse, et de l'autre traînant à terre; si malgré cette industrie votre téléga est hors d'état de marcher, il en substituera un autre qu'il met sur pied en un moment, sachant faire servir avec beaucoup d'intelligence les débris de l'ancien à la construction du nouveau. On m'avait conseillé à Moscou de voyager en tarandasse, et j'aurais bien fait de suivre cet avis, car, avec cette sorte d'équipage, on ne risque jamais de rester en chemin!… Il peut être raccommodé, même reconstruit par chaque paysan russe.


Si vous voulez camper, cet homme universel vous bâtira une maison pour la nuit: et votre cabane improvisée vaudra mieux qu'aucune auberge de ville. Après vous avoir établi aussi comfortablement que vous pouvez l'être, il s'enveloppera dans sa peau de mouton retournée et se couchera sur le nouveau seuil de votre porte, dont il défendra l'entrée avec la fidélité d'un chien; ou bien il s'assiéra au pied d'un arbre devant la demeure qu'il vient de créer pour vous, et, tout en regardant le ciel, il vous désennuiera dans la solitude de votre gîte par des chants nationaux dont la mélancolie répond aux plus doux instincts de votre cœur, car le talent inné pour la musique est encore une des prérogatives de cette race privilégiée;… et jamais l'idée ne lui viendra qu'il serait juste qu'il prît place à côté de vous dans la cabane qu'il vient de vous construire.


Ces hommes d'élite resteront-ils longtemps cachés dans les déserts où la Providence les tient en réserve… à quel dessein? elle seule le sait!… Quand sonnera pour eux l'heure de la délivrance, et bien plus, du triomphe? c'est le secret de Dieu.


J'admire la simplicité d'idées et de sentiments de ces hommes. Dieu, le roi du ciel: le Czar, le roi de la terre: voilà pour la théorie; les ordres, les caprices même du maître, sanctionnés par l'obéissance de l'esclave: voilà pour la pratique. Le paysan russe croit se devoir corps et âme à son seigneur.


Conformément à cette dévotion sociale, il vit sans joie, mais non pas sans orgueil; or, la fierté suffit à l'homme pour subsister; c'est l'élément moral de l'intelligence. Elle prend toutes sortes de formes, même celle de l'humilité, de cette modestie religieuse découverte par les chrétiens.


Un Russe ne sait ce que c'est que de dire non à ce maître qui lui représente deux autres maîtres bien plus grands, Dieu et l'Empereur, et il met toute son intelligence, toute sa gloire à vaincre les petites difficultés de l'existence que respectent, qu'invoquent, qu'amplifient les hommes du commun chez les autres nations, parce qu'ils considèrent ces ennuis comme des auxiliaires de leur vengeance contre les riches, qu'ils regardent en ennemis parce qu'ils les appellent les heureux de ce monde.


Les Russes sont trop dénués de tous les biens de la vie pour être envieux; les hommes vraiment à plaindre ne se plaignent plus: les envieux de chez nous sont des ambitieux manqués; la France, ce pays du bien-être facile, des fortunes rapides, est une pépinière d'envieux; je ne puis m'attendrir sur les regrets haineux de ces hommes dont l'âme est énervée par les douceurs de la vie; tandis que la patience de ce peuple-ci m'inspire une compassion, j'ai presque dit une estime profonde. L'abnégation politique des Russes est abjecte et révoltante: leur résignation domestique est noble et touchante. Le vice de la nation devient la vertu de l'individu.


La tristesse des chants russes frappe tous les étrangers: mais cette musique n'est pas seulement mélancolique, elle est savante et compliquée: elle se compose de mélodies inspirées, et en même temps de combinaisons d'harmonie très-recherchées et qu'on n'obtient ailleurs qu'à force d'étude et de calcul. Souvent en traversant les villages, je m'arrête pour écouter des morceaux d'ensemble exécutés à trois et à quatre parties avec une précision et un instinct musical que je ne me lasse pas d'admirer. Les chanteurs de ces rustiques quintetti devinent les lois du contre-point, les règles de la composition, l'harmonie, les effets des diverses natures de voix, et ils dédaignent les unissons. Ils exécutent des suites d'accords recherchés, inattendus, entrecoupés de roulades et d'ornements délicats. Mais malgré la finesse de leur organisation ils ne chantent pas toujours parfaitement juste; ce qui n'est pas surprenant lorsqu'on s'attaque à une musique difficile avec des voix rauques et fatiguées; mais lorsque les chanteurs sont jeunes, les effets qu'ils produisent par l'exécution de ces morceaux savamment travaillés, me paraissent très-supérieurs à ceux des mélodies nationales qu'on entend dans les autres pays.


Le chant des paysans russes est une lamentation nasillarde, fort peu agréable à une voix; mais exécutées en chœur, ces complaintes prennent un caractère grave, religieux, et produisent des effets d'harmonie surprenants. La manière dont les différentes parties sont placées, la succession inattendue des accords, le dessin de la composition, les entrées de voix: tout cela est touchant et n'est jamais commun; ce sont les seuls chants populaires où j'aie entendu prodiguer les roulades. De tels ornements, toujours mal exécutés par des paysans, sont désagréables à l'oreille; néanmoins l'ensemble de ces chœurs rustiques est original et même beau.


Je croyais la musique russe apportée de Byzance en Moscovie, on m'assure au contraire qu'elle est indigène; ceci expliquerait la profonde mélancolie de ces airs, surtout de ceux qui affectent la gaîté par la vivacité du mouvement. Si les Russes ne savent pas se révolter contre l'oppression, ils savent soupirer et gémir.


À la place de l'Empereur je ne me contenterais pas d'interdire à mes sujets la plainte, je leur défendrais aussi le chant, qui est une plainte déguisée; ces accents si douloureux sont un aveu et peuvent devenir une accusation, tant il est vrai que, sous le despotisme, les arts eux-mêmes, lorsqu'ils sont nationaux, ne sauraient passer pour innocents; ce sont des protestations déguisées.


De là sans doute le goût du gouvernement et des courtisans russes pour les ouvrages, les littérateurs et les artistes étrangers, la poésie empruntée a peu de racines. Chez les peuples esclaves, on craint les émotions profondes causées par les sentiments patriotiques; aussi tout ce qui est national y devient-il un moyen d'opposition, même la musique. C'est ce qu'elle est en Russie où, des coins les plus reculés du désert, la voix de l'homme élève au ciel ses plaintes vengeresses pour demander à Dieu la part de bonheur qui lui est refusée sur la terre!… Donc si l'on est assez puissant pour opprimer les hommes, il faut être assez conséquent pour leur dire: ne chantez pas. Rien ne révèle la souffrance habituelle d'un peuple, comme la tristesse de ses plaisirs. Les Russes n'ont que des consolations, ils n'ont pas de plaisirs. Je suis surpris que personne avant moi n'ait averti le pouvoir de l'imprudence qu'il commet en permettant aux Russes un délassement qui trahit leur misère et donne la mesure de leur résignation: une résignation si profonde, c'est un abîme de douleur.


(Suite de la lettre précédente.)


Ce 22 août 1839, de la dernière poste avant Nijni.


Nous sommes arrivés ici sur trois roues et sur une gaule de sapin traînante pour remplacer la quatrième. Je n'ai cessé d'admirer l'ingénieuse simplicité de cette manière de voyager; il est facile d'adapter l'arbre au train de devant, en l'attachant à l'encastrure avec des cordes; on le laisse ainsi traîner au loin, en passant sous le lisoir de derrière où on le fixe pour remplacer celle des grandes roues qui manque: la perte d'une des petites serait plus embarrassante.


Une grande partie de la route de Yaroslaf à Nijni est une vaste allée de jardin; ce chemin, tracé presque toujours en ligne droite, est plus large que notre grande allée des Champs-Élysées à Paris, et il est bordé de deux autres allées tapissées de gazons naturels et plantées de bouleaux. Cette route est douce, car on y roule presque toujours sur l'herbe, excepté quand on traverse des marais sur des ponts élastiques, espèces de parquets flottants plus singuliers que commodes. Ces assemblages de pièces de bois inégales sont dangereux pour les chevaux et pour les voitures. Une route où croît tant de gazon, doit être peu fréquentée; ce qui la rend d'autant plus facile à entretenir. Hier, avant de casser, nous avancions au grand galop sur un chemin dont je m'avisai de vanter la beauté à mon feldjæger. «Je crois bien qu'il est beau, me répondit cet homme aux membres grêles, à la taille de guêpe, à la tenue roide et militaire, à l'œil gris et vif, aux lèvres pincées, à la peau naturellement blanche, mais tannée, brûlée et rougie par l'habitude des voyages en voitures découvertes, homme à l'air tout à la fois timide et redoutable, comme la haine réprimée par la peur:—je le crois bien… c'est la grande route de Sibérie!»


Ce mot me glaça. C'est pour mon plaisir que je fais ce chemin, pensai-je; mais quels étaient les sentiments et les idées de tant d'infortunés qui l'ont fait avant moi? et ces sentiments et ces idées évoqués par mon imagination revenaient m'obséder. Je vais chercher une distraction, un divertissement sur les traces du désespoir des autres… La Sibérie!… cet enfer russe est incessamment devant moi… et avec tous ses fantômes, il me fait l'effet du regard du basilic sur l'oiseau fasciné!… Quel pays!… la nature y est comptée pour rien; car il faut oublier la nature dans une plaine sans limites, sans couleur, sans plans, sans lignes, si ce n'est la ligne toujours égale, tracée par le cercle de plomb du ciel sur la surface de fer de la terre!!… Telle est, à quelques inégalités près, la plaine que j'ai traversée depuis mon départ de Pétersbourg: d'éternels marais entrecoupés de quelques champs d'avoine ou de seigle, qui sont de niveau avec les joncs; quelques carrés de terre cultivés en concombres, en melons et en divers légumes aux environs de Moscou, culture qui n'interrompt pas la monotonie du paysage; puis, dans les lointains, des bois de pins mal venants, quelques bouleaux maigres, noueux; puis enfin, le long des routes, des villages de planches grises, à maisons plates, dominés toutes les vingt, trente ou cinquante lieues par des villes un peu plus élevées, quoique plates aussi, villes où l'espace fait disparaître les hommes, rues qui ressemblent à des casernes bâties pour un jour de manœuvres: pour la centième fois voilà la Russie telle qu'elle est. Ajoutez-y quelques décorations, quelques dorures et beaucoup de gens aux discours flatteurs, aux pensers moqueurs, et vous l'aurez telle qu'on nous la veut montrer; il faut tout dire: on y assiste à de superbes revues. Savez-vous ce que c'est que les manœuvres russes? ces mouvements de troupes équivalent à des guerres, moins la gloire; mais la dépense n'en est que plus grande, car l'armée n'y peut pas vivre aux dépens de l'ennemi.


Dans ce pays sans paysages coulent des fleuves immenses, mais sans couleur; ils coulent à travers un pays grisâtre, dans des terrains sablonneux, et disparaissent sous des coteaux pas plus hauts que des digues, et brunis par des forêts marécageuses. Les fleuves du Nord sont tristes comme le ciel qu'ils reflètent; le Volga est, dans certaines parties de son cours, bordé de villages qu'on dit assez riches; mais ces piles de planches grises aux faîtes mousseux n'égayent pas la contrée. On sent l'hiver et la mort planer sur tous ces sites: la lumière et le climat du Nord donnent aux objets une teinte funèbre; au bout de quelques semaines, le voyageur épouvanté se croit enterré vif; il voudrait déchirer son linceul et fuir ce cimetière sans clôture, et qui n'a de bornes que celles de la vue; il lutte de toutes ses forces pour soulever le voile de plomb qui le sépare des vivants. N'allez jamais dans le Nord pour vous amuser, à moins que vous ne cherchiez votre amusement dans l'étude: car il y a beaucoup à étudier ici.


Je suivais donc, désenchanté, la grande route de la Sibérie, quand j'aperçus de loin un groupe d'hommes d'armes arrêté sous une des contre-allées de la route.


«Que font là ces soldats? dis-je à mon courrier.


—Ce sont, me répondit cet homme, des Cosaques qui conduisent des exilés en Sibérie!!…»


Ainsi ce n'est pas un rêve, ce n'est pas de la mythologie de gazettes; je vois là de vrais malheureux, de véritables déportés qui vont à pied, chercher péniblement la terre où ils doivent mourir oubliés du monde, loin de tout ce qui leur fut cher, seuls avec le Dieu qui ne les avait pas créés pour subir un tel supplice. J'ai peut-être rencontré leurs mères, leurs femmes, ou je les rencontrerai; ce ne sont pas des criminels, au contraire; ce sont des Polonais, des héros de malheur et de dévouement; et les larmes me venaient aux yeux en approchant de ces infortunés auprès de qui je n'osais pas même m'arrêter de peur de devenir suspect à mon argus. Ah!… devant de tels revers, le sentiment de mon impuissante compassion m'humiliait, et la colère refoulait l'attendrissement dans mon cœur! J'aurais voulu être bien loin d'un pays où le misérable qui me sert de courrier pouvait devenir assez formidable pour me forcer par sa présence à dissimuler les sentiments les plus naturels de mon cœur. J'ai beau me répéter que nos forçats sont peut-être plus à plaindre que ne le sont les colons de la Sibérie, il y a dans cet exil lointain une vague poésie qui prête à la sévérité de la loi toute la puissance de l'imagination, et cette alliance inhumaine produit un résultat terrible. D'ailleurs, nos forçats sont jugés sérieusement; mais après quelques mois de séjour en Russie, on ne croit plus aux lois.


Il y avait là trois exilés, et ces condamnés étaient innocents à mes yeux, car sous le despotisme il n'y a de criminel que l'homme qui n'est pas puni. Ces trois condamnés étaient conduits par six hommes à cheval, par six Cosaques. La capote de ma voiture était fermée, et plus nous approchions du groupe, plus mon courrier observait attentivement ce qui se passait sur ma figure; il me dévisageait. Je fus singulièrement frappé des efforts qu'il faisait pour me persuader que les gens devant lesquels nous passions étaient de simples malfaiteurs, et que pas un condamné politique ne se trouvait parmi eux. Je gardais un morne silence; le soin qu'il prenait de répondre à ma pensée me parut très-significatif. Il la lit donc sur mon visage, me disais-je, ou la sienne lui fait deviner la mienne.


Affreuse sagacité des sujets du despotisme! tous sont espions, même en amateurs et sans rétribution.


Les derniers relais de la route qui conduit à Nijni sont longs et difficiles, à cause des sables qui deviennent de plus en plus profonds[12], tellement qu'on y reste comme enterré; et dans ces sables, d'énormes blocs de bois et de pierres se remuent sous les roues des voitures et sous les pieds des chevaux; on dirait d'une plage jonchée de débris. Cette partie de la route est bordée de forêts, où campent, de demi-lieue en demi-lieue, des postes de Cosaques destinés à protéger le passage des marchands qui vont à la foire. Cet appareil est plus sauvage que rassurant. On se croit au moyen âge.


Ma roue est raccommodée: on la remet en place, ce qui me fait espérer que nous arriverons à Nijni avant ce soir. Le dernier relais est de huit lieues, par un chemin dont je viens de vous décrire tous les inconvénients, sur lesquels j'insiste, parce que les mots qui vous les peignent passent trop vite, en comparaison du temps que me prennent les choses.


LETTRE TRENTE-TROISIÈME.


Site de Nijni-Novgorod.—Mot de l'Empereur Nicolas.—Prédilection de ce prince pour Nijni.—Le Kremlin de Nijni.—Peuples accourus à cette foire de toutes les extrémités de la terre.—Nombre des étrangers.—Le gouverneur de Nijni.—Pavillon du gouverneur à la foire.—Le pont de l'Oka.—Barques qui obstruent le fleuve.—Aspect de la foire.—Peine qu'on a pour se loger.—Je m'installe dans un café.—Insectes inconnus.—Orgueil de mon feldjæger.—Emplacement de la foire.—Aspect des populations.—Terrain de la foire.—Ville souterraine.—Cloaque magnifique: ouvrage imposant.—Aspect singulier des femmes.—Les alentours de la foire.—Ville du thé.—Ville des chiffons.—Ville des bois de charronnage.—Ville des fers de Sibérie.—Origine de la foire de Nijni.—Village persan.—Poissons salés de la mer Caspienne.—Cuirs.—Fourrures.—Lazzaronis du Nord.—Intérieur de la foire.—Site mal choisi.—Crédit commercial des serfs russes.—Manière de calculer des gens du peuple.—Bonne foi des paysans.—Comment les seigneurs trompent leurs serfs.—Rivalité de l'autocratie et de l'aristocratie.—Prix des denrées à la foire de Nijni.—Turquoises apportées par les Boukares.—Chevaux kirguises: leur attachement les uns pour les autres.—La foire après le coucher du soleil.—Convoi de rouliers debout sur leur essieu.—Gravité des Russes.—Encore des chants russes.—Ce que dit la musique en Russie.


Nijni-Novgorod, ce 22 août au soir 1839.


Le site de Nijni est le plus beau que j'aie vu en Russie: il y a là non plus de petites falaises, de basses jetées qui se prolongent au bord d'un grand fleuve, des ondulations de terrain qualifiées de collines, au sein d'une vaste plaine: il y a une montagne, une vraie montagne qui fait promontoire au confluent du Volga et de l'Oka, deux fleuves également imposants, car, à son embouchure, l'Oka paraît aussi considérable que le Volga, et s'il perd son nom c'est parce qu'il ne vient pas d'aussi loin. La ville haute de Nijni bâtie sur cette montagne, domine une plaine immense comme la mer: un monde sans bornes s'ouvre au pied de cette crique devant laquelle se tient la plus grande foire du monde; pendant six semaines de l'année le commerce des deux plus riches parties du monde s'est donné rendez-vous au confluent du Volga et de l'Oka. C'est un lieu à peindre; jusqu'à présent je n'avais admiré de vues vraiment pittoresques en Russie que dans les rues de Moscou et le long des quais de Pétersbourg, encore ces sites étaient-ils de création humaine; mais ici la campagne est belle en elle-même; cependant l'ancienne ville de Nijni au lieu de regarder les fleuves et de profiter des moyens de richesse qu'ils lui offrent, reste entièrement cachée derrière la montagne; là, perdue dans l'intérieur du pays, elle semble fuir ce qui ferait sa gloire et sa prospérité: cette maladresse a frappé l'Empereur Nicolas qui s'écria la première fois qu'il vit ce lieu: «À Nijni la nature a tout fait, les hommes ont tout gâté.» Pour remédier à l'erreur des fondateurs de Nijni-Novgorod, un faubourg en forme de quai se bâtit aujourd'hui sous la côte, à l'une des deux pointes de terre qui séparent le Volga de l'Oka. Ce faubourg s'agrandit chaque année, il devient plus important et plus populeux que la cité; et le vieux Kremlin de Nijni (chaque ville russe a le sien), sépare l'ancien du nouveau Nijni, situé sur la rive droite de l'Oka.


La foire se tient de l'autre côté de ce fleuve sur une terre basse qui fait triangle entre la rivière et le Volga. Cette terre d'alluvion marque le point où les deux cours d'eau se réunissent, par conséquent d'un côté elle sert de rive à l'Oka et de l'autre au Volga; c'est aussi ce que fait le promontoire de Nijni sur la rive droite de l'Oka. Les deux bords de cette rivière sont joints par un pont de bateaux qui conduit de la ville à la foire et qui m'a paru aussi long que celui du Rhin devant Mayence. Ces deux angles de terre, quoique séparés seulement par un fleuve, sont bien différents l'un de l'autre: l'un domine de toute la hauteur d'une montagne le sol nivelé de la plaine qu'on appelle Russie et il est pareil à une borne colossale, à une pyramide naturelle: c'est le promontoire de Nijni qui s'élève majestueusement au milieu de ce vaste pays; l'autre angle, celui de la foire, se cache au niveau des eaux qui l'inondent une partie de l'année; la beauté singulière de ce contraste n'a point échappé au coup d'œil de l'Empereur Nicolas; ce prince, avec la sagacité qui le caractérise, a senti que Nijni était un des points importants de son Empire. Il aime particulièrement ce lieu central favorisé par la nature et devenu le lieu de réunion des populations les plus lointaines qui s'y pressent de toutes parts, attirées par un puissant intérêt commercial. Dans sa minutieuse vigilance, l'Empereur ne néglige rien pour embellir, étendre et enrichir cette ville; il a ordonné des terrassements, des quais, et commandé pour dix-sept millions de travaux qui ne sont contrôlés que par lui. La foire de Makarief qui se tenait autrefois dans les terres d'un boyard à vingt lieues plus bas, en suivant le cours du Volga vers l'Asie, a été confisquée au profit de la couronne et du pays; puis l'Empereur Alexandre l'a transportée à Nijni. Je regrette la foire asiatique tenue dans les domaines d'un ancien prince moscovite: elle devait être plus pittoresque et plus originale, quoique moins grandiose et moins régulière que ce que je trouve ici.


Je vous ai dit que chaque ville russe a son Kremlin; de même que chaque ville espagnole a son Alcazar; le Kremlin de Nijni avec ses tours d'aspects divers et ses murailles crénelées qui serpentent sur une montagne bien plus élevée que ne l'est la colline du Kremlin de Moscou, a près d'une demi-lieue de tour.


Lorsque le voyageur aperçoit cette forteresse du fond de la plaine, il est frappé d'étonnement; il découvre par moments au-dessus de la cime des pins mal venants, les flèches brillantes et les lignes blanches de cette citadelle: c'est le phare vers lequel il se dirige à travers les déserts sablonneux qui gênent l'abord de Nijni par la route de Yaroslaf. L'effet de cette architecture nationale est toujours puissant; ici les tours bizarres, les minarets chrétiens, ornements obligés de tous les Kremlins, sont encore embellis par la singulière coupe du terrain, qui dans certains endroits oppose de véritables précipices aux créations des architectes. Dans l'épaisseur des murailles on a pratiqué, comme à Moscou, des escaliers qui servent à monter de créneaux en créneaux jusqu'au sommet de la côte et des hauts remparts qui la couronnent: ces imposants degrés avec les tours dont ils sont flanqués, avec les rampes, les voûtes, les arcades qui les soutiennent, font tableau de quelque point des environs qu'on les aperçoive.


La foire de Nijni, devenue aujourd'hui la plus considérable de la terre, est le rendez-vous des peuples le plus étrangers les uns aux autres, et par conséquent les plus divers dans leur aspect, dans leur costume et leur langage, dans leurs religions et dans leurs mœurs. Des hommes du Thibet, de la Boukarie, des pays voisins de la Chine, viennent rencontrer là des Persans, des Finois, des Grecs, des Anglais, des Parisiens: c'est le jugement dernier des commerçants. Le nombre des étrangers constamment présents à Nijni pendant le temps que dure la foire est de deux cent mille; les hommes qui composent cette foule se renouvellent plusieurs fois, mais le chiffre reste toujours à peu près le même; cependant à certains jours de ce congrès du négoce, il se trouve dans Nijni jusqu'à trois cent mille personnes à la fois; le taux moyen de la consommation du pain, dans ce camp pacifique, est de quatre cent mille livres par jour: passé ces saturnales de l'industrie et du trafic, la ville est morte. Jugez de l'effet singulier que doit produire une transition si brusque!… Nijni contient à peine vingt mille habitants qui se perdent dans ses vastes rues et dans ses places nues, pendant que le terrain de la foire reste abandonné pour neuf mois.


Cette foire occasionne peu de désordres; en Russie, le désordre est chose inconnue; il serait un progrès, car il est fils de la liberté; l'amour du gain et les besoins du luxe toujours croissants, jusque chez les nations barbares, font que même des populations à demi sauvages, telles que celles qui viennent ici de la Perse et de la Boukarie, trouvent du bénéfice à la tranquillité, à la bonne foi: d'ailleurs il faut avouer qu'en général les mahométans ont de la probité en affaires d'argent.


Il n'y a que peu d'heures que je suis dans cette ville et j'ai déjà vu le gouverneur: on m'avait donné pour lui plusieurs lettres de recommandation très-pressantes; il m'a paru hospitalier et communicatif pour un Russe. La foire de Nijni montrée par lui, et vue de son point de vue, aura pour moi un double intérêt: celui qui s'attache aux choses mêmes, presque toutes nouvelles pour un Français, et celui que je mets à pénétrer la pensée des hommes employés par ce gouvernement.


Cet administrateur porte un nom anciennement illustré dans l'histoire de Russie: il s'appelle Boutourline. Les Boutourline sont une famille de vieux boyards; illustration qui devient rare. Je vous raconterai demain mon arrivée à Nijni, la peine que j'ai eue à trouver un gîte et la manière dont j'ai fini par m'établir, si tant est que je puisse me dire établi.


(Suite de la même lettre.)


Ce 23 août 1839, au matin.


Je n'ai rencontré de foule en Russie qu'à Nijni sur le pont de l'Oka; à la vérité ce défilé est l'unique chemin qui conduit de la ville à la foire; c'est aussi par là qu'on arrive à Nijni quand on vient d'Yaroslaf. À l'entrée de la foire on tourne à droite pour passer sur le pont, en laissant à gauche toutes les boutiques de la foire et le palais de jour du gouverneur qui descend tous les matins de sa maison de la ville haute dans ce pavillon, espèce d'observatoire administratif d'où il préside et surveille toutes les rues, toutes les files de boutiques et toutes les affaires de la foire. La poussière qui aveugle, le bruit qui assourdit, les voitures, les piétons, les soldats chargés de maintenir l'ordre, tout embarrasse le passage du pont, et comme l'eau du fleuve disparaît sous une multitude de barques, on se demande à quoi sert ce pont, car au premier coup d'œil on croit la rivière à sec. Les bateaux sont si serrés au confluent du Volga et de l'Oka, qu'on pourrait traverser ce dernier fleuve à pied en enjambant de jonque en jonque. J'emploie ce terme chinois parce qu'une grande partie des bâtiments qui affluent à Nijni sert à porter à la foire des marchandises de la Chine et surtout du thé. Tout cela captive l'imagination; mais je ne trouve pas que les yeux soient également satisfaits. Les tableaux pittoresques manquent à cette foire dont tous les bâtiments sont neufs.


Hier à mon arrivée, j'ai cru que nos chevaux écraseraient vingt personnes avant d'atteindre le quai de l'Oka; ce quai est la nouvelle Nijni, faubourg qui d'ici à peu d'années deviendra considérable. C'est une longue rangée de maisons resserrées entre l'Oka qui s'approche de son embouchure dans le Volga et la côte qui l'encaisse de ce côté de son cours; la crête de cette côte est hérissée de murailles formant l'enceinte extérieure du Kremlin de Nijni; la ville haute disparaît derrière ces murailles et derrière la montagne. Quand j'eus touché au bord désiré, je trouvai bien d'autres difficultés qui m'attendaient; il fallait avant tout me loger, et les auberges étaient combles. Mon feldjæger frappait à toutes les portes et revenait toujours me dire avec le même sourire, féroce à force d'immobilité, qu'il n'avait pu trouver une seule chambre. Il me conseillait d'aller demander l'hospitalité au gouverneur; c'est ce que je ne voulais pas faire.


Enfin, arrivés à l'extrémité de cette longue rue, au pied de la route qui monte à la vieille ville par une pente très-rapide et qui passe sous un arc obscur, pratiqué à travers un pan de l'épaisse muraille crénelée de la forteresse, nous aperçûmes, dans un endroit où la rue s'enfonce et se resserre, entre la jetée de la rivière et les substructions de la côte, un café, le dernier de la ville vers le Volga. Les abords de ce café sont obstrués par un marché public, espèce de petite halle couverte, d'où s'exhalent des odeurs qui ne sont rien moins que des parfums. Là je me fis descendre de voiture et conduire à ce café, qui ne consiste pas en une seule salle, mais en une espèce de marché qui occupe toute une suite d'appartements. Le maître m'en fit les honneurs en m'escortant poliment à travers la foule bruyante qui remplissait cette longue enfilade de chambres; parvenu avec moi à la dernière de ces salles, obstruée comme toutes les autres de tables où des buveurs en pelisses prenaient du thé et des liqueurs, il me prouva qu'il n'avait pas une seule chambre qui fût libre.


«Cette salle fait le coin de votre maison, lui dis-je; a-t-elle une sortie particulière?


—Oui.


—Eh bien, condamnez la porte qui la sépare des autres salles de votre café, et donnez-la-moi pour chambre à coucher.»


L'air que j'y respirais me suffoquait déjà; c'était un mélange infect d'émanations les plus diverses: la graisse des fourrures de mouton, le musc des peaux préparées, qu'on appelle cuir de Russie, le suif des bottes, le chou aigre, principale nourriture des paysans, le café, le thé, les liqueurs, l'eau-de-vie épaississaient l'atmosphère. On respirait du poison! mais que pouvais-je faire? c'était ma dernière ressource. J'espérais d'ailleurs qu'une fois la chambre déblayée et bien lavée, les mauvaises odeurs se dissiperaient comme la foule des convives. J'insistai donc pour que mon feldjæger expliquât nettement ma proposition au maître du café.


«J'y perdrai, répondit l'homme.


—Je vous paierai ce que vous voudrez; seulement vous me trouverez quelque part un asile pour mon valet de chambre et pour mon courrier.»


Le marché se conclut, et me voici tout fier d'avoir pris d'assaut un cabaret infect, qu'on me fait payer plus cher que le plus bel appartement de l'hôtel des Princes à Paris. Je me consolais de la dépense en songeant à la victoire que je venais de remporter. Il faut être en Russie, dans un pays où les fantaisies des hommes qu'on croit puissants ne connaissent pas d'obstacles, pour changer en un moment une salle de café en une chambre à coucher.


Mon feldjæger engage les buveurs à se retirer; ils sortent sans faire la moindre objection, et on les parque comme on peut dans la salle voisine dont on condamne la porte avec une serrure de l'espèce de celle que je vous ai décrite. Une vingtaine de tables étaient rangées autour de la chambre; un essaim de prêtres en robes, autrement dit une troupe de garçons de café en chemises, se précipitent dans la salle et la démeublent en un instant. Mais qu'est-ce que je vois? de dessous chaque table, de dessous chaque tabouret, sortent des nuées de bêtes telles que je n'en avais jamais aperçu; c'est un insecte noir, long d'un demi-pouce, assez gros, mou, rampant, gluant, infect et courant assez vite. Ce fétide animal est connu dans une partie de l'Europe orientale, en Volhynie, en Ukraine, en Russie, et je crois dans la grande Pologne, où on l'appelle, ce me semble, persica, parce qu'il y fut apporté d'Asie; je n'ai pu distinguer le nom que lui donnent les garçons du café de Nijni. En voyant le pavé de mon gîte tout marbré de ces bêtes grouillantes et qu'on y écrasait involontairement et volontairement, non par centaines, mais par milliers; en m'apercevant surtout du nouveau genre de mauvaise odeur produit par ce massacre, le désespoir me prit; je me sauvai de la chambre, de la rue, et je courus me présenter au gouverneur. Je ne rentrai dans mon détestable gîte que lorsqu'on m'eut dit et répété qu'il était aussi net qu'il pouvait l'être. Mon lit, rempli de foin frais, à ce qu'on m'assura, était dressé au milieu de la salle, les quatre pieds posés dans quatre terrines pleines d'eau, et je m'entourai de lumière pour la nuit. Malgré tant de précautions, je n'en ai pas moins trouvé au sortir d'un sommeil inquiet, lourd, agité, deux ou trois persica sur mon oreiller. Ces bêtes ne sont pas malfaisantes; mais je ne saurais vous dire le dégoût qu'elles m'inspirent. La malpropreté, l'apathie que dénote la présence de pareils insectes dans les habitations des hommes, me fait regretter d'être venu parcourir cette partie de la terre. Il me semble que c'est une dégradation morale que de se laisser approcher par des animaux immondes, il y a telle répulsion physique qui triomphe de tout raisonnement.


Maintenant que je vous ai avoué ma misère et décrit mes infortunes, je ne vous en parlerai plus. Pour compléter le tableau de cette chambre usurpée sur le café, vous saurez qu'on m'a fait des rideaux avec des nappes dont les coins sont cloués aux fenêtres par des fourchettes de fer; des ficelles servent d'embrasses à ces draperies; deux malles sous un tapis de Perse me tiennent lieu de canapé; le reste à l'avenant.


Un négociant de Moscou qui tient un magasin de soieries des plus magnifiques et des plus considérables de la foire, doit venir me chercher ce matin pour me montrer toutes choses avec ordre et détail; je vous dirai le résultat de cette revue.


(Suite de la même lettre.)


Ce 24 août 1839, au soir.


Je retrouve ici une poussière méridionale et une chaleur suffocante; aussi m'avait-on bien conseillé de ne me rendre à la foire qu'en voiture; mais l'affluence des étrangers est telle en ce moment à Nijni, que je n'ai pu trouver une voiture à louer; j'ai été réduit à me servir de celle dans laquelle j'ai voyagé depuis Moscou, et à l'atteler de deux chevaux seulement, ce qui m'a contrarié comme un Russe: ce n'est pas par vanité qu'on va ici à quatre chevaux; la race a du nerf, mais elle n'est pas robuste: les chevaux russes courent longtemps lorsqu'ils n'ont rien à traîner, mais ils se fatiguent bientôt de tirer. Quoi qu'il en soit, mes deux chevaux et ma calèche composaient un équipage plus commode qu'élégant; ils m'ont promené tout le jour dans la foire et dans la ville.


En montant dans cette voiture avec le négociant qui voulait bien me servir de cicerone et avec son frère, je dis à mon feldjæger de nous suivre. Celui-ci sans hésiter, sans m'en demander la permission, s'élance dans la calèche d'un air délibéré, puis, avec un aplomb qui me surprend, il s'établit à côté du frère de M ***, lequel, malgré mes instances, avait absolument voulu s'asseoir sur le devant de ma voiture.


En ce pays, il n'est pas rare de voir le maître d'une voiture établi dans le fond, même lorsqu'il n'est pas à côté d'une femme, tandis que ses amis se placent sur le devant. Cette impolitesse qu'on ne se permet chez nous que dans la plus étroite intimité, n'étonne ici personne.


Craignant que la familiarité du courrier ne parût choquante à mes obligeants conducteurs, je crus devoir faire descendre cet homme, en lui disant fort doucement de monter sur le siége de devant, à côté du cocher.


«Je n'en ferai rien, me répond le feldjæger avec un sang-froid imperturbable.


—Pourquoi ne m'obéissez-vous pas?» répliquai-je d'un ton encore plus calme; car je sais que chez cette nation à demi orientale, il faut faire assaut d'impassibilité pour conserver son autorité.


Nous parlions allemand. «Ce serait déroger,» me répondit le Russe toujours du même ton.


Ceci me rappelait les disputes de préséance entre boyards, disputes dont les conséquences ont souvent été si graves sous le règne des Ivan, qu'elles remplissent bien des pages de l'histoire de Russie de cette époque.


«Qu'entendez-vous par déroger, repris-je? Cette place n'est-elle pas celle que vous avez occupée depuis notre départ de Moscou?


—Il est vrai, monsieur, que c'est ma place en voyage; mais à la promenade, je dois monter dans la voiture. Je porte l'uniforme.»


Cet uniforme que j'ai décrit ailleurs, est l'habit d'un facteur de la poste.


«Je porte l'uniforme; monsieur, j'ai mon rang dans le tchinn; je ne suis pas un domestique; je suis serviteur de l'Empereur.


—Je m'occupe fort peu de ce que vous êtes; au surplus, je ne vous ai pas dit que vous êtes un domestique.


—J'en aurais l'air, si je m'asseyais à cette place quand monsieur se promène dans la ville. J'ai plusieurs années de service, et pour récompense de ma bonne conduite, on m'a fait espérer la noblesse: j'aspire à l'obtenir, car je suis ambitieux.»


Cette confusion de nos vieilles idées aristocratiques et de la nouvelle vanité insufflée par des despotes ombrageux à des peuples malades d'envie, m'épouvantait. J'avais sous les yeux un échantillon de la pire espèce d'émulation, de celle du parvenant qui veut se donner des airs de parvenu!


Après un instant de silence, je repris: «J'approuve votre fierté, si elle est fondée; mais étant peu au fait des usages de votre pays, je veux avant de vous permettre d'entrer dans ma voiture, soumettre votre réclamation à M. le gouverneur. Mon intention est de n'exiger de vous rien de plus que ce que vous me devez, d'après les ordres qu'on vous a donnés en vous envoyant auprès de moi; dans le doute, je vous dispense de votre service pour aujourd'hui: je sortirai sans vous.»


J'avais envie de rire du ton d'importance dont je parlais; mais je croyais cette dignité de comédie nécessaire à ma sûreté pendant le reste de mon voyage. Il n'y a pas de ridicule qui ne soit excusé par les conditions et les conséquences inévitables du despotisme.


Cet aspirant à la noblesse, si scrupuleux observateur de l'étiquette du grand chemin, me coûte, en dépit de son orgueil, trois cents francs de gages par mois; je le vis rougir en écoutant mes dernières paroles, et sans répliquer un mot, il descendit enfin de ma voiture où il était resté jusque-là fort insolemment cramponné; il rentra dans la maison en silence. Je ne manquerai pas de raconter au gouverneur le résumé du colloque que vous venez de lire.


L'emplacement de la foire est très-vaste, et j'habite fort loin du pont qui conduit à cette ville d'un mois. J'eus donc lieu de m'applaudir d'avoir pris des chevaux, car, par la chaleur qu'il fait, je me serais senti sans force avant même d'être arrivé à la foire, s'il avait fallu faire à pied ce trajet dans des rues poudreuses, le long d'un quai découvert et sur un pont où le soleil darde des rayons ardents pendant des jours qui sont encore environ de quinze heures, malgré la promptitude avec laquelle ils vont commencer à décroître dans la saison avancée où nous entrons.


Des hommes de tous les pays du monde, mais surtout des dernières extrémités de l'Orient, se donnent rendez-vous à cette foire; mais ces hommes sont plus singuliers de nom que d'aspect. Tous les Asiatiques se ressemblent, ou du moins on peut les partager en deux classes: les hommes à figure de singes: Calmoucks, Mongols, Baskirs, Chinois; les hommes à profil grec: Circassiens, Persans, Géorgiens, Indiens, etc., etc., etc.


La foire de Nijni se tient, comme je l'ai déjà dit, sur un immense triangle de terre sablonneuse et parfaitement plane qui forme pointe entre l'Oka, près d'arriver à son embouchure dans le Volga, et le large cours de ce fleuve. Cet espace est donc borné de chaque côté par l'une des deux rivières. Le sol où se déposent tant de richesses ne s'élève presque pas au-dessus de l'eau; aussi ne voit-on sur les rives de l'Oka et sur celles du Volga que des hangars, des baraques et des dépôts de marchandises, tandis que la ville foraine proprement dite est située assez avant dans les terres à la base du triangle formé par les deux fleuves; elle n'a de bornes que celles qu'on a voulu lui assigner du côté de la plaine aride qui s'étend à l'ouest et au nord-ouest vers Yaroslaf et Moscou. Cette ville marchande est un vaste assemblage de longues et larges rues tirées au cordeau; disposition qui nuit à l'effet pittoresque de l'ensemble: une douzaine de pavillons censés chinois, dominent les boutiques, mais leur style fantastique ne suffit pas pour corriger la tristesse et la monotonie de l'aspect général de la foire. C'est un bazar en carré long qui paraît solitaire, tant il est grand: on ne voit plus de foule dès qu'on a pénétré dans l'intérieur des lignes où sont rangées les boutiques, tandis que les abords de ces rues sont obstrués par des populations entières. La ville foraine est comme toutes les autres villes russes modernes, trop vaste pour sa population, et pourtant vous avez déjà vu que le taux moyen de cette population quotidienne était de deux cent mille âmes: il est vrai que, dans ce nombre immense d'étrangers, il faut comprendre tous ceux qui sont dispersés sur les fleuves dans les barques qui servent d'asile à toute une population amphibie; et dans les camps volants qui environnent la foire proprement dite. Les maisons des marchands reposent sur une ville souterraine, superbe cloaque voûté, immense labyrinthe où l'on se perdrait, si l'on y pénétrait sans un guide expérimenté. Chaque rue de la foire est doublée par une galerie supérieure qui la suit sous terre dans toute sa longueur et sert d'issue aux immondices. Ces égouts construits en pierre de taille sont nettoyés plusieurs fois par jour au moyen d'une multitude de pompes qui servent à tirer l'eau des rivières voisines. On pénètre dans ces galeries par de larges escaliers en belles pierres. Toute personne qui se disposerait à salir les rues du bazar est invitée poliment par les Cosaques chargés de la police de la foire, à descendre dans ces catacombes d'immondices. C'est un des ouvrages les plus imposants que j'aie vus en Russie. Il y a là des modèles à proposer aux faiseurs d'égouts de Paris. Tant de grandeur et de solidité rappelle Rome. Ces souterrains sont l'œuvre de l'Empereur Alexandre qui, à l'instar de ses prédécesseurs, prétendit vaincre la nature en établissant la foire sur un sol inondé pendant la moitié de l'année. Il a prodigué des millions pour remédier aux inconvénients du choix peu judicieux qu'il fit le jour où il ordonna que la foire de Makarief fût transportée à Nijni.


L'Oka, près de son embouchure dans le Volga, est bien quatre fois large comme la Seine; ce fleuve sépare la ville permanente de la ville foraine, il est tellement couvert de bateaux que, pendant l'espace de plus d'une demi-lieue, l'eau disparaît sous les barques. Quarante mille hommes bivouaquent toutes les nuits et se nichent comme ils peuvent sur ces embarcations devenues les baraques d'un camp, mais d'un camp mobile. Ce peuple aquatique fait lit de toutes choses; un sac, une tonne, un banc, une planche, un fond de bateau, une caisse, une bûche, une pierre, un tas de voiles, tout est bon à des hommes qui ne se déshabillent point pour dormir; ils étendent leur pelisse de peau de mouton sur la couche qu'ils choisissent et ils s'y couchent comme sur un matelas. Cet amas de bateaux est un parquet volant. Du fond de la ville humide, le soir, on entend sortir des voix sourdes, des murmures humains qu'on prend pour le bouillonnement des flots; quelquefois des chants s'élèvent du milieu d'une île de barques qui paraissait inhabitée; car ce qu'il y a de plus singulier, c'est que les navires où se produisent ces bruits, semblent vides au moins pendant le jour; leurs habitants n'y demeurent que pour dormir, et même alors ils s'enfuient dans les cales des bateaux et disparaissent sous l'eau comme les fourmis sous la terre. Des agglomérations de canots toutes semblables se forment sur le Volga aux approches de l'embouchure de l'Oka, et en remontant le cours de ce dernier fleuve au-dessus du pont de bateaux de Nijni on en voit d'autres encore qui s'étendent à des distances considérables. Enfin quelque part que l'œil se repose, il s'arrête sur des séries de barques dont plusieurs ont des formes et des couleurs singulières; toutes ont des mâts, c'est un marécage américain, et cette forêt submergée est peuplée d'hommes accourus là de tous les coins de la terre, vêtus d'habits aussi bizarres que leurs figures et leurs physionomies sont étranges. Voilà ce qui m'a le plus frappé dans cette foire immense; ces fleuves habités nous retracent les descriptions des villes de la Chine où les rivières sont changées en rues par les hommes qui vivent sur l'eau faute de terrain.


Certains paysans de cette partie de la Russie portent des chemises-blouses toutes blanches et ornées de broderies rouges: c'est un costume emprunté aux Tatares. On le voit briller de loin sous les rayons du soleil, et la nuit, le blanc du linge fait apparition dans les ténèbres; l'ensemble de toutes ces choses produit des tableaux fort extraordinaires, mais si vastes et si plats qu'au premier coup d'œil ils dépassent la force d'attention de mon esprit et trompent ma curiosité. Malgré tout ce qu'elle a de singulier et d'intéressant, la foire de Nijni n'est point pittoresque: c'est la différence d'un plan à un dessin; l'homme qui s'occupe d'économie politique, d'industrie, d'arithmétique, a plus affaire ici que le poëte ou que le peintre; il s'agit de la balance et des progrès commerciaux des deux principales parties du monde: rien de plus, rien de moins. D'un bout de la Russie à l'autre, je vois un gouvernement minutieux, hollandais, faisant hypocritement la guerre aux facultés primitives d'un peuple ingénieux, gai, poétique, oriental, et né pour les arts.


On trouve toutes les marchandises de la terre rassemblées dans les immenses rues de la foire, mais elles s'y perdent: la denrée la plus rare, ce sont les acheteurs; je n'ai encore rien vu dans ce pays sans m'écrier: «Il y a trop peu de monde ici pour un si vaste espace.» C'est le contraire des vieilles sociétés où le terrain manque à la civilisation. Les boutiques françaises et anglaises sont les plus élégantes de la foire et les plus recherchées; on se croit à Paris, à Londres: mais ce Bond-Street du Levant, ce palais royal des steppes n'est pas ce qui fait la richesse véritable du marché de Nijni; pour avoir une juste idée de l'importance de cette foire, il faut se souvenir de son origine, et du lieu où elle se tint d'abord. Avant Makarief c'était Kazan; on venait à Kazan des deux extrémités de l'ancien monde: l'Europe occidentale et la Chine se donnaient rendez-vous dans l'ancienne capitale de la Tartarie russe pour échanger leur produit. C'est encore ce qui arrive à Nijni; mais on n'aurait qu'une idée bien incomplète de ce marché où deux continents envoient leurs produits, si l'on ne s'éloignait des boutiques tirées au cordeau et des élégants pavillons soi-disant chinois qui ornent le moderne bazar d'Alexandre; il faut avant tout parcourir quelques-uns des divers camps dont la foire élégante est flanquée. L'équerre et le cordeau ne poursuivent pas le négoce jusque dans les faubourgs de la foire: ces faubourgs sont comme la basse-cour ou la ferme d'un château; quelque pompeuse, quelque magnifique que soit l'habitation principale, le désordre de la nature règne dans les dépendances.


Ce n'est pas un petit travail que de parcourir même rapidement ces dépôts extérieurs, car ils sont eux-mêmes grands comme des villes. Là règne un mouvement continuel et vraiment imposant: véritable chaos mercantile où l'on aperçoit des choses qu'il faut avoir vues de ses yeux, et entendu chiffrer par des hommes graves et dignes de foi pour y croire.


Commençons par la ville du thé; c'est un camp asiatique qui s'étend sur les rives des deux fleuves à la pointe de terre où s'opère leur réunion. Le thé vient de la Chine en Russie par Kiatka, qui est au fond de l'Asie; dans ce premier dépôt, on l'échange contre des marchandises: il est transporté de là en ballots qui ressemblent à de petites caisses en forme de dés d'environ deux pieds en tous sens: ces ballots carrés sont des châssis couverts de peaux dans lesquelles les acheteurs enfoncent des espèces d'éprouvettes pour connaître, en retirant leur sonde, la qualité de la marchandise. De Kiatka, le thé chemine par terre jusqu'à Tomsk; il est chargé là dans des barques et voyage sur plusieurs rivières dont l'Irtitch et le Tobol sont les principales; il arrive ainsi à Tourmine, de là on le transporte de nouveau par terre jusqu'à Perm en Sibérie, où il est embarqué sur la Kama qui le fait descendre jusqu'au Volga, d'où il remonte en bateaux vers Nijni: la Russie reçoit chaque année 75 à 80 mille caisses de thé, dont la moitié reste en Sibérie pour être transportée à Moscou pendant l'hiver par le traînage et dont l'autre moitié arrive à cette foire.


C'est le principal négociant de thé de la Russie qui m'a écrit l'itinéraire que vous venez de lire. Je ne réponds pas de l'orthographe ni de la géographie de ce richard; mais un millionnaire a toujours beaucoup de chances pour avoir raison, car il achète la science des autres.


Vous voyez que ce fameux thé de caravanes, si délicat parce qu'il vient par terre, dit-on, voyage presque toujours par eau; il est vrai que c'est de l'eau douce, et que les brouillards des rivières sont loin de produire les effets de la brume de mer… d'ailleurs quand je ne puis expliquer les faits, je me contente de les noter.


Quarante mille caisses de thé!… c'est bientôt dit; mais vous ne pouvez vous figurer comme c'est long à voir, même ne fît-on que passer devant les monceaux de ballots sans les compter. Cette année on en a vendu trente-cinq mille en trois jours. Je viens de contempler les hangars sous lesquels on les a déposées; un seul homme, mon négociant géographe, en a pris quatorze mille, moyennant dix millions de roubles d'argent (il n'y a plus de roubles de papier), payables une partie comptant, une partie dans un an.


C'est le taux du thé qui fixe le prix de toutes les marchandises de la foire; tant que ce taux n'est pas publié, les autres marchés ne se font qu'à condition.


Il y a une ville aussi vaste, mais moins élégante et moins parfumée que la ville du thé: c'est celle des chiffons. Heureusement qu'avant de porter les loques de toute la Russie à la foire, on les fait blanchir. Cette marchandise, nécessaire à la fabrication du papier, est devenue si précieuse que les douanes russes en défendent l'exportation avec une extrême sévérité.


Une autre ville m'a paru remarquable entre tous les bourgs annexés à cette foire: c'est celle des bois écorcés. À l'instar des faubourgs de Vienne ces villes secondaires sont plus considérables que la ville principale. Celle dont je vous parle sert d'abri aux bois apportés de la Sibérie, et destinés à faire des roues aux charrettes russes, et des colliers aux chevaux. C'est ce demi-cercle qu'on voit fixé d'une manière si originale et si pittoresque aux extrémités du brancard, et qui domine la tête de tous les limoniers russes; il est d'un seul morceau de bois ployé à la vapeur, les jantes de roue apprêtées par le même procédé sont aussi d'une seule pièce; les approvisionnements nécessaires pour fournir ces jantes et ces colliers à toute la Russie occidentale font ici des montagnes de bois pelé dont nos chantiers de Paris ne donnent pas même une idée.


Une autre ville, et c'est, je crois, la plus étendue et la plus curieuse de toutes, sert de dépôt aux fers de Sibérie. On marche pendant un quart de lieue sous des galeries où sont artistement rangées toutes les espèces de barres de fer connues, puis viennent des grilles, puis vient du fer travaillé; on voit des pyramides toutes bâties en instruments aratoires et en ustensiles de ménage. On voit des maisons pleines de vases de fonte; c'est une cité de métal; on peut évaluer là une des principales sources de la richesse de l'Empire. Cette richesse fait peur. Que de coupables ne faut-il pas pour exploiter de tels trésors! Si les criminels manquent, on en fait; on fait au moins des malheureux; dans ce monde souterrain d'où sort le fer, la politique du progrès succombe, le despotisme triomphe et l'État prospère!!… Une étude curieuse à faire, si on la permettait aux étrangers, ce serait celle du régime imposé aux mineurs de l'Oural; mais il faudrait voir par ses yeux et ne pas s'en rapporter à ce qui est écrit. Cette tâche serait aussi difficile à accomplir pour un Européen de l'Occident que l'est le voyage de la Mecque à un chrétien.

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