Je n'ai de confiance qu'aux relations des voyageurs inconnus; vous direz que je prêche pour mon saint; je ne m'en défends pas, mais du moins je profite de mon obscurité pour chercher et pour découvrir le vrai. Le bonheur de rectifier les préventions et les préjugés d'un esprit tel que le vôtre, et du petit nombre de ceux qui lui ressemblent, suffirait à ma gloire. Vous voyez que mon ambition est modeste; car rien n'est plus facile à corriger que les erreurs des hommes distingués. Il me semble que s'il en est quelques-uns qui ne haïssent pas le despotisme autant que je le hais, ils le haïront malgré ses pompes, et grâce à ses œuvres, après avoir lu le tableau véridique que j'offre à votre méditation.
La massive tour au pied de laquelle mon domestique de place m'a fait descendre de voiture, est percée pittoresquement de deux arches, elle sépare les murs du Kremlin, proprement dits, de leur continuation, qui sert d'enceinte au Kitaigorod, ville des marchands, autre quartier du vieux Moscou, fondé par la mère du Czar Jean Vassilievitch, en 1534. Cette date nous paraît nouvelle, mais elle est antique pour la Russie, le plus jeune des pays de l'Europe.
Le Kitaigorod, espèce d'annexe du Kremlin, est un immense bazar, un quartier, une ville toute percée de ruelles sombres et voûtées, ce qui les fait ressembler à des souterrains: ces catacombes marchandes ne sont rien moins qu'un cimetière; c'est une foire en permanence; labyrinthe de galeries, ces voûtes ressemblent un peu aux passages de Paris, quoiqu'elles aient moins d'élégance et d'éclat, et plus de solidité. Ce système de construction est motivé, il est conforme aux besoins du commerce sous ce climat: dans le Nord les rues couvertes remédient autant que possible aux inconvénients et aux rigueurs du ciel, pourquoi donc y sont-elles si rares? Les vendeurs et les acheteurs s'y trouvent à l'abri du vent, de la neige, du froid, et des inondations du dégel; au contraire, les légères colonnades à jour, les portiques aériens font là un contre-sens risible: au lieu des Grecs et des Romains les architectes russes auraient dû prendre pour modèles les taupes et les fourmis.
À chaque pas que vous faites dans Moscou vous rencontrez quelque chapelle vénérée par le peuple, et saluée par tout le monde. Ces chapelles ou ces niches renferment ordinairement une image de la Vierge, conservée sous verre et honorée d'une lampe qui brûle sans cesse. Ces châsses sont gardées par un vieux soldat. Les vétérans servent en Russie de suisses aux grands seigneurs, et de domestiques au bon Dieu. On en rencontre toujours quelques-uns à l'entrée de l'habitation des personnes riches dont ils gardent l'antichambre, et dans les églises, qu'ils balayent. La vie d'un vieux soldat russe qui ne serait recueilli ni par les riches ni par les prêtres, serait bien misérable. La pitié cachée est inconnue à ce gouvernement, qui lorsqu'il fait la charité bâtit des palais aux malades ou aux enfants; et les façades de ces pieux monuments attirent tous les regards.
Entre la double arcade de la tour est incrustée dans le pilier qui sépare ces deux passages la Vierge de Vivielski, ancienne image peinte dans le style grec, et très-vénérée à Moscou.
J'ai remarqué que toutes les personnes qui passaient devant cette chapelle, seigneurs, paysans, grandes dames, bourgeois et militaires s'inclinaient et faisaient de nombreux signes de croix; plusieurs, sans se contenter de cet hommage facile, s'arrêtaient; des femmes bien habillées se prosternaient jusqu'à terre devant la Vierge miraculeuse, et même elles touchaient de leur front humilié le pavé de la rue: des hommes qui n'étaient pas de simples paysans, s'agenouillaient et faisaient des signes de croix répétés jusqu'à la lassitude: ces actes religieux s'accomplissent en pleine rue avec une rapidité insouciante qui dénote plus d'habitude que de ferveur.
Mon domestique de place est Italien; rien de plus bouffon que le mélange de préjugés divers qui s'est opéré dans la tête de ce pauvre étranger, établi depuis un grand nombre d'années à Moscou, sa patrie adoptive; ses idées d'enfance, apportées de Rome, le disposent à croire à l'intervention des saints et de la Vierge, et sans se perdre dans des subtilités théologiques il prend pour bons, à défaut de mieux, les miracles des reliques et des images de l'Église grecque. Ce pauvre catholique devenu un adorateur zélé de la Vierge de Vivielski, me prouvait la toute-puissance de l'unanimité dans les croyances: cette unanimité, ne fût-elle qu'apparente, est d'un effet irrésistible. Il ne cessait de me répéter, avec sa loquacité italienne: «Signor, creda à me: questa madonna fa dei miracoli, ma dei miracoli veri, veri verissimi, non è come da noi altri; in questo paese tutti gli miracoli sono veri.»
Cet Italien, apportant la vivacité naïve et la bonhomie des gens de son pays dans l'Empire du silence et de la réserve, m'amusait parfaitement, en même temps qu'il m'épouvantait; quelle terreur politique révèle cette foi à une religion étrangère!
Un bavard en Russie, c'est un phénomène; cette rareté est précieuse à rencontrer: elle manque à chaque instant au voyageur opprimé par le tact et la prudence de tous les naturels du pays. Pour engager cet homme à parler, ce qui n'était pas difficile, je me hasardai à lui témoigner quelques doutes sur l'authenticité des miracles de sa vierge de Vivielski; j'aurais nié l'autorité spirituelle du pape que mon Romain n'eût pas été plus scandalisé.
En voyant ce pauvre catholique s'évertuer à me prouver le pouvoir surnaturel d'une peinture grecque, je pensais que ce n'est plus la théologie qui sépare les deux Églises. L'histoire des nations chrétiennes nous enseigne que la politique des princes a profité de l'opiniâtreté, de la subtilité et de la dialectique des prêtres pour envenimer les disputes religieuses.
Au sortir, de la voûte qui perce la tour au pilier de laquelle s'est nichée cette fameuse madone et sur une place de médiocre dimension, est un groupe en bronze, d'un très-mauvais style soi-disant classique. Je me crois dans un atelier de sculpture, au Louvre, sous l'Empire, chez un artiste du second ordre. Ce groupe représente sous la figure de deux Romains, Minine et Pojarski, les libérateurs de la Russie dont ils ont chassé les Polonais au commencement du XVIIe siècle: singuliers héros pour porter le manteau romain!!… Ces deux personnages sont très à la mode aujourd'hui. Plus loin, que vois-je devant moi? c'est la merveilleuse église de Vassili Blagennoï dont l'aspect m'avait tant frappé de loin que, depuis mon arrivée à Moscou, ce souvenir m'ôtait le repos. Le style de ce grotesque monument contraste d'une manière par trop bizarre avec les statues classiques des libérateurs de Moscou. Dans mes promenades, entreprises seul et au hasard, j'avais pénétré au Kremlin par des portes éloignées, de sorte que l'église à peau de serpent, autrement dite de la protection de la Vierge, monument vraiment russe, s'était toujours dérobée à mes investigations. Enfin la voilà devant moi, cette fois j'y entre, mais quel désenchantement!!… une quantité de coupoles bulbeuses dont pas une n'est semblable à l'autre, un plat de fruits, un vase de fayence de Delft rempli d'ananas tout piqués de croix d'or, une cristallisation colossale: il n'y a pas là de quoi faire un monument d'architecture: celui-ci perd son prestige à n'être pas vu de loin. Cette église est petite comme toute église russe, à bien peu d'exceptions près; la flèche informe ne brille que de loin, et malgré l'incompréhensible bariolage de ses couleurs, elle n'intéresse pas longtemps l'observateur attentif: deux rampes assez belles conduisent à l'esplanade sur laquelle l'édifice est construit: de cette terrasse on entre dans l'intérieur qui est resserré, mesquin, sans caractère. Cette œuvre impatientante a causé la perte de l'homme qui l'accomplit. Elle fut commandée en mémoire de la prise de Kazan, l'année 1554, par Ivan IV dit poliment le Terrible[49]. Ce prince que vous allez reconnaître, voulant, sans démentir son caractère, remercier dignement l'architecte d'avoir embelli Moscou, fit crever les yeux à ce pauvre homme sous prétexte qu'il ne voulait pas que ce chef-d'œuvre pût être reproduit ailleurs.
Si ce malheureux n'eût pas réussi sans doute il eût été empalé: son succès a surpassé l'attente du grand prince, aussi n'a-t-il perdu que les yeux: alternative qui ne laisse pas que d'être encourageante pour les artistes.
En quittant l'Église de la protection nous avons passé sous la porte sainte du Kremlin; et selon l'usage religieusement observé par les Russes, j'ai eu soin d'ôter mon chapeau avant d'entrer sous cette voûte qui n'est pas longue. Cet usage remonte à ce qu'on assure au temps de la dernière attaque des Calmoucks, qu'une intervention miraculeuse des saints protecteurs de l'Empire aurait empêchés de pénétrer dans la forteresse sacrée. Les saints ont eu leurs moments de distraction; mais ce jour-là ils veillaient, le Kremlin fut sauvé, et la Russie reconnaissante perpétue, par une marque de respect à chaque instant renouvelée, le souvenir de la divine protection dont elle se glorifie.
Il y a dans ces manifestations publiques d'un sentiment religieux plus de philosophie pratique que dans l'incrédulité des peuples qui se disent les plus éclairés de la terre, parce qu'après avoir usé et abusé des forces de l'intelligence, blasés qu'ils sont sur le vrai et le simple, ils doutent du but de l'existence, ils doutent de tout et s'en vantent pour encourager les autres à les imiter, comme si leur perplexité était bien digne d'envie!… Vous voyez, disent-ils, combien nous sommes à plaindre, imitez-nous donc!… Les esprits forts sont des esprits morts qui répandent autour d'eux la torpeur dont ils sont atteints; ces redoutables sages privent les nations de leurs mobiles d'activité sans pouvoir remplacer ce qu'ils détruisent, car l'avidité de la richesse et du plaisir n'inspire aux hommes qu'une agitation fébrile et passagère, comme leur courte vie, dont elle subit les phases. C'est le cours du sang plus que la lumière de la pensée qui guide les matérialistes dans leur marche indécise, et toujours contrariée par le doute, car la raison d'un homme de bonne foi, fût-il le premier de son pays, fût-il Gœthe, n'a pas encore atteint plus haut que le doute: or, le doute porte le cœur à la tolérance, mais il le détourne du sacrifice. Or, dans les arts, dans les sciences comme dans la politique, le sacrifice est la base de toute œuvre durable, de tout effort sublime. On n'en veut plus; on reproche au christianisme de prêcher l'abnégation: c'est blâmer la vertu. Les prêtres de Jésus-Christ ouvrent à la foule une route qui n'était connue et pratiquée que par les âmes d'élite!! Qui peut dire où vont les peuples guidés par de si dangereux instituteurs?
Je ne me blase pas sur l'effet du Kremlin vu du dehors; ses bâtiments bizarres, ses prodigieux remparts, la multitude d'ogives, de voûtes, de vedettes, de clochers, d'assommoirs, de créneaux qu'on découvre à chaque pas qu'on fait autour de ce fabuleux monument; les dimensions prodigieuses de toutes ces choses, l'entassement de leurs masses, les déchirures des murailles, produisent sur mon imagination une impression toujours nouvelle. Les murs extérieurs inégalement dessinés, montant et descendant pour suivre les profondes et abruptes sinuosités des coteaux et des vallons, tant d'étages d'édifices d'un style étrange, portés les uns sur les autres, composent une décoration des plus originales et des plus poétiques qu'il y ait au monde; encore une fois, ce n'est pas à moi de vous montrer ces merveilles; les paroles me manquent pour en décrire l'effet: ce sont de ces choses dont les yeux seuls sont juges.
Mais comment vous peindre ma surprise lorsqu'en entrant dans l'intérieur de cette ville magique, je m'approchai du bâtiment moderne qu'on nomme le Trésor et que je vis devant moi un petit palais aux angles aigus, aux lignes roides, aux frontons grecs ornés de colonnes corinthiennes? Cette froide et mesquine imitation de l'antique à laquelle j'aurais dû être préparé, me parut si ridicule que je reculai de quelques pas, et que je demandai à mon compagnon la permission de retarder notre visite au Trésor sous prétexte d'aller admirer d'abord quelques églises. Depuis le temps que je suis en Russie, je devrais être fait à tout ce que le mauvais goût des architectes impériaux peut inventer de plus incohérent, mais cette fois la dissonance était trop criante, elle me frappa comme une nouveauté.
Nous avons donc commencé notre revue par une visite à la cathédrale de l'Assomption. Cette église possède une des innombrables peintures de la Vierge Marie que les bons chrétiens de tous les pays attribuent à l'apôtre saint Luc. L'édifice rappelle les constructions saxonnes et normandes plutôt que nos églises gothiques. Il est l'œuvre d'un architecte italien du XVe siècle; cet artiste fut appelé à Moscou par un des grands princes parce que les Russes d'alors ne pouvaient se passer du secours des étrangers pour bâtir. Cette église avait croulé plusieurs fois sur les ignorants ouvriers employés à la construire par de plus ignorants architectes; enfin après deux années d'essais infructueux tentés par des artistes moscovites, on eut recours aux Italiens; celui qui fut appelé à Moscou n'a servi qu'à rendre l'œuvre solide; pour le style des ornements, il s'est soumis au goût du pays. Les voûtes sont élevées, les murs épais et l'ensemble de l'édifice est confus, sans grandeur, ni clarté, ni beauté.
J'ignore la règle prescrite par l'Église grecque-russe relativement au culte des images; mais en voyant cette église entièrement ornée de peintures à fresque, de mauvais goût, et dessinées dans le style roide et monotone qu'on appelle le style grec moderne, parce que les modèles en étaient à Byzance, je me demande quelles sont donc les figures, quels sont donc les sujets qu'il est défendu de représenter dans les églises russes? apparemment on ne bannit de ces pieux asiles que les bons tableaux.
En passant devant la Vierge de saint Luc, mon cicerone italien m'a bien assuré qu'elle est authentique; il ajoutait avec la foi d'un mugic: «Signore, signore, è il paese dei miracoli…» «C'est le pays des miracles!…» Je le crois bien, la peur est le premier des thaumaturges! Quel curieux voyage que celui qui vous reporte en quinze jours à l'Europe d'il y a quatre cents ans! Et encore, chez nous, au moyen âge, l'homme sentait mieux sa dignité qu'il ne la sent aujourd'hui en Russie. Des princes aussi rusés, aussi faux que les héros russes du Kremlin n'auraient jamais été surnommés grands chez nous.
L'ichonostase de cette cathédrale est magnifiquement peint et doré depuis le pavé de l'église jusqu'au plus haut des voûtes. L'ichonostase est une cloison, un panneau élevé dans les églises grecques, entre le sanctuaire toujours caché par des portes et la nef de l'église, où se tiennent les fidèles; cette séparation monte ici jusqu'au faîte de l'édifice: elle est décorée magnifiquement. L'église à peu près carrée, très-haute, est si petite qu'en la parcourant, on croit marcher en long et en large dans le fond d'un cachot.
Cette cathédrale renferme les tombeaux de beaucoup de patriarches; il s'y trouve aussi des châsses très-riches et des reliques fameuses apportées de l'Asie; vu en détail, le monument n'est rien moins que beau; mais dans son ensemble, il a quelque chose d'imposant. À défaut d'admiration, on y est saisi de tristesse: c'est beaucoup; la tristesse dispose l'âme aux sentiments religieux: à qui recourir quand on souffre? Mais dans les grands monuments élevés par l'Église catholique, il y a plus que la tristesse chrétienne, il y a le chant de triomphe de la foi victorieuse.
La sacristie renferme des curiosités qu'il serait trop ennuyeux de vous décrire ici: n'attendez pas de moi une liste des richesses de Moscou, pas plus qu'un catalogue de ses monuments. Tout cela est curieux à voir en masse, mais insipide à peindre en détail. Je vous dis ce qui me frappe; pour le reste, je vous renvoie à Laveau et à Schnitzler, et surtout à nos successeurs qui feront mieux que moi. De nouveaux voyageurs ne peuvent tarder à explorer la Russie, car ce pays ne saurait rester longtemps aussi mal connu qu'il l'est.
Le clocher de Jean-le-Grand, Ivan Velikoï, est renfermé dans l'enceinte du Kremlin. C'est l'édifice le plus élevé de la ville; sa coupole, selon l'usage russe, est dorée en or de ducats. Nous avons passé devant cette riche tour de bizarre construction, et qui fait l'objet de la vénération des paysans moscovites. Tout est saint à Moscou, tant il y a de puissance de respect dans le cœur du peuple russe!
On m'a montré en passant l'église de Spassnaborou (du Sauveur dans les bois), la plus ancienne de Moscou; puis une cloche dont il manque un morceau, la plus grosse cloche du monde, à ce que je crois, qui est posée à terre et qui fait coupole à elle toute seule; cette cloche fut refondue, dit-on, après un incendie qui l'avait fait tomber, sous le règne de l'Impératrice Anne. M. de Montferrand, l'architecte français qui bâtit en ce moment l'église de Saint-Isaac, à Saint-Pétersbourg, est parvenu à tirer cette cloche du terrain où elle s'était à demi enfoncée. Le succès de cette opération, qui a exigé plusieurs essais et coûté beaucoup d'argent, a fait honneur à notre compatriote.
Nous avons encore visité deux couvents, toujours dans l'enceinte du Kremlin, celui des Miracles qui renferme deux églises avec des reliques de saints, et le couvent de l'Ascension où se trouvent les tombeaux de plusieurs Czarines, entre autres celui d'Hélène, la mère de Jean-le-Terrible; elle était digne de lui; impitoyable comme son fils, elle n'avait que de l'esprit; quelques-unes des épouses de ce prince sont également enterrées là. Les églises du couvent de l'Ascension étonnent les étrangers par leur richesse.
Enfin j'ai pris sur moi d'affronter les péristyles grecs, les colonnades corinthiennes du Trésor, et bravant, les yeux fermés, ces dragons du mauvais goût, je suis monté dans l'arsenal glorieux où se trouvent rangés comme dans un cabinet de curiosités les monuments historiques les plus intéressants de la Russie.
Quelle collection d'armures, de vases, et de bijoux nationaux! quelle profusion de couronnes et de trônes réunis dans une seule enceinte! La manière dont ces objets sont rangés ajoute à l'impression qu'ils produisent. On ne peut s'empêcher d'admirer le goût de décoration, et plus que cela l'intelligence politique, qui ont présidé à la disposition tant soit peu orgueilleuse de tant d'insignes et de trophées; mais l'orgueil patriotique est le plus légitime de tous les orgueils. On pardonne à la passion qui aide à remplir tant de devoirs. Il y a là une idée profonde dont les choses ne sont que le symbole.
Les couronnes sont posées sur des coussins portés par des piédestaux, et les trônes rangés près des murs sont exhaussés sur autant d'estrades. Il ne manque à cette évocation du passé que la présence des hommes pour qui toutes ces choses furent faites. Leur absence vaut un sermon sur la vanité des choses humaines. Le Kremlin sans ses Czars: c'est un théâtre sans lumière et sans acteurs.
La plus respectable, sinon la plus imposante des couronnes, est celle de
Monomaque; elle lui fut apportée de Byzance à Kiew en 1116.
Une autre couronne est également attribuée à Monomaque, quoique plusieurs la regardent comme plus ancienne encore que le règne de ce prince.
Viennent ensuite couronnes sur couronnes, mais qui toutes sont subordonnées à la couronne Impériale. On compte dans cette constellation royale les couronnes des royaumes de Kazan, d'Astrakan, de Géorgie: la vue de ces satellites de la royauté maintenus à une distance respectueuse de l'étoile qui les domine tous est singulièrement imposante: tout fait emblème en Russie, c'est un pays poétique… poétique comme la douleur! quoi de plus éloquent que les larmes qui coulent en dedans et retombent sur le cœur? La couronne de Sibérie se trouve parmi tant d'autres couronnes; celle-ci est de fabrique russe, c'est un insigne imaginaire qui fut déposé là comme pour mentionner un grand fait historique accompli par des aventuriers commerçants et guerriers sous le règne d'Ivan IV, époque d'où date non la découverte, mais la conquête de la Sibérie. Toutes ces couronnes sont couvertes des pierres les plus précieuses et les plus énormes du monde. Les entrailles de cette terre de désolation se sont ouvertes pour fournir un aliment à l'orgueil du despotisme dont elle est l'asile.
Le trône et la couronne de Pologne font partie de ce superbe firmament impérial et royal… Tant de joyaux renfermés dans un petit espace brillaient à mes regards comme la roue d'un paon. Quelle vanité sanglante! me répétais-je tout bas à chaque nouvelle merveille devant laquelle mes guides me forçaient de m'arrêter…
Les couronnes de Pierre Ier, de Catherine Ire et d'Élisabeth m'ont surtout frappé: que d'or, de diamants… et de poussière!!! Les globes Impériaux, les trônes, les sceptres, tout est réuni là pour attester la grandeur des choses, le néant des hommes, et quand on pense que ce néant s'étend jusqu'aux empires, on ne sait plus à quelle branche s'accrocher sur le torrent du temps.
Comment s'attacher à un monde où la forme est la vie et où nulle forme ne dure? Si Dieu n'eût pas fait un paradis il se serait trouvé des âmes d'une trempe assez forte pour remplir cette lacune de la création… La pensée platonique d'un monde immuable et purement spirituel, type idéal de tous les univers, équivaut pour moi à l'existence même d'un tel monde. Comment pourrions-nous croire que Dieu fût moins fécond, moins riche, moins puissant et moins équitable que le cerveau de l'homme? Notre imagination dépasserait les bornes de l'œuvre du Créateur, de qui nous tenons la pensée. Ah!… c'est impossible… cela implique contradiction. On a dit que c'est l'homme qui crée Dieu à son image: oui, comme un enfant fait la guerre avec des soldats de plomb; mais ce jeu ne suffit-il pas pour servir de preuve à l'histoire? Sans Turenne, sans Frédéric II et Napoléon, nos enfants s'amuseraient-ils à figurer des batailles?
Les vases ciselés à la manière de Benvenuto Cellini, les coupes ornées de pierreries, les armes, les armures, les étoffes précieuses, les broderies rares, les verreries de tous les pays et de tous les siècles abondent dans cette merveilleuse collection, dont un vrai curieux ne terminerait pas l'inventaire en une semaine. J'ai vu là, outre les trônes ou fauteuils de tous les princes russes de tous les siècles, les caparaçons de leurs chevaux, leurs vêtements, leurs meubles; et ces choses plus ou moins riches, plus ou moins rares éblouissaient mes yeux. Je vous fais penser aux palais des Mille et une Nuits, tant mieux, je n'ai plus que ce moyen de vous décrire un séjour fabuleux, si ce n'est enchanté.
Mais ici l'intérêt de l'histoire ajoute encore à l'effet de tant de merveilles: combien de faits curieux ne sont-ils pas enregistrés là pittoresquement, et attestés par de vénérables reliques!… Depuis le casque ouvragé de saint Alexandre Newski jusqu'au brancard qui portait Charles XII à Pultawa, chaque objet vous rappelle un souvenir intéressant, un fait singulier. Ce trésor est le véritable album des géants du Kremlin.
En terminant l'examen de ces orgueilleuses dépouilles du temps, je me suis rappelé, comme par inspiration, un passage de Montaigne que je vous copie, pour compléter par un contraste curieux cette description des magnificences du trésor moscovite. Vous savez que je ne voyage jamais sans Montaigne:
«Le duc de Moscovie debvoit anciennement cette révérence aux Tartares quand ils envoyoient vers lui des ambassadeurs qu'il leur alloit au-devant à pied et leur présentoit un gobeau de laict de jument (breuvage qui leur est en délices) et si, en buvant, quelque goutte en tomboit sur le crin de leurs chevaulx il estoit tenu de la leicher avec la langue[50].
«En Russie, l'armée que l'Empereur Bajazet y avoit envoyée feut accablée d'un si horrible ravage de neige que pour s'en mettre à couvert et sauver du froid plusieurs s'avisèrent de tuer et esventrer leurs chevaulx pour se jecter dedans et jouir de la chaleur vitale.»
Je cite ce dernier trait parce qu'il rappelle l'admirable et terrible description que M. de Ségur fait du champ de bataille de la Moskowa, dans son Histoire de la campagne de Russie. Voyez aussi pour confirmer la citation de Montaigne, le même trait de servilité, rapporté par le même M. de Ségur dans son Histoire de Russie et de Pierre-le-Grand.
L'Empereur de toutes les Russies, avec tous ses trônes, avec toutes ses fiertés, n'est cependant que le successeur de ces mêmes grands-ducs que nous voyons si humiliés au XVIe siècle; encore ne leur a-t-il succédé que par des droits contestables; car sans parler de l'élection des Troubetzkoï, annulée par les intrigues de la famille Romanow et de ses amis, les crimes de plusieurs générations de princes ont seuls pu faire arriver au trône les enfants de Catherine II. Ce n'est donc pas sans motif qu'on cache l'histoire de Russie aux Russes, et qu'on voudrait la cacher au monde. Certes, la rigidité des principes politiques d'un prince assis sur un trône ainsi fondé n'est pas une des moindres singularités de l'histoire de ce temps-ci.
À l'époque où les grands-ducs de Moscou portaient à genoux le joug honteux qui leur était imposé par les Mongols, l'esprit chevaleresque florissait en Europe, surtout en Espagne où le sang coulait par torrents pour l'honneur et l'indépendance de la chrétienté. Je ne crois pas que malgré la barbarie du moyen âge, on eût trouvé dans l'Europe occidentale un seul Roi capable de déshonorer la souveraineté en consentant à régner d'après les conditions imposées aux grands-ducs de Moscovie aux XIIIe, XIVe et XVe siècles par leurs maîtres les Tatars. Plutôt perdre la couronne que d'avilir la majesté royale: voilà ce qu'eût dit un prince français, espagnol, ou tout autre Roi de la vieille Europe. Mais en Russie la gloire est de fraîche date comme tout le reste. Le temps qu'a duré l'invasion a divisé l'histoire de ce pays en deux époques distinctes; l'histoire des Slaves indépendants et l'histoire des Russes façonnés à la tyrannie par trois siècles d'esclavage. Et ces deux peuples n'ont à vrai dire de commun que le nom avec les anciennes tribus réunies en corps de nation par les Varègues.
Au rez-de-chaussée du palais du Trésor, on m'a montré les voitures de parade des Empereurs et des Impératrices de Russie; le vieux carrosse du dernier patriarche se trouve aussi parmi cette collection, plusieurs des glaces de ce coche sont en corne; c'est une vraie relique, et ce n'est pas l'un des objets les moins curieux de l'orgueilleux garde-meuble historique du Kremlin.
On m'a fait voir le petit palais qu'habite l'Empereur lorsque ce prince vient au Kremlin, et je n'y ai trouvé rien qui me parût digne de remarque, si ce n'est un tableau de la dernière élection d'un roi de Pologne. Cette turbulente diète, qui mit Poniatowski sur le trône et la Pologne sous le joug, a été curieusement représentée par un peintre français dont je n'ai pu savoir le nom.
D'autres merveilles m'attendaient ailleurs: j'ai visité le sénat, les palais Impériaux, l'ancien palais du patriarche, qui n'ont d'intéressant que leurs noms; et enfin le petit palais anguleux qui est un bijou et un joujou; cette construction rappelle un peu les chefs-d'œuvre de l'architecture mauresque, elle brille par son élégance au milieu des lourdes masses qui l'environnent: on dirait d'une escarboucle enchâssée dans des pierres de taille; ce palais est à plusieurs étages dont les inférieurs sont plus vastes que ceux qu'ils supportent: ce qui multiplie les terrasses et donne à l'édifice entier une forme pyramidale d'un effet très-pittoresque. Chaque étage s'élève en retraite sur l'étage inférieur, et le dernier, qui forme la pointe de la pyramide, n'est qu'un petit pavillon. À chacun de ces étages, des carreaux de faïence vernissés à la manière des Arabes, dessinent les lignes d'architecture avec beaucoup de goût et de précision; l'intérieur vient d'être remeublé, vitré, colorié, restauré en entier non sans intelligence.
Vous dire le contraste produit par tant d'édifices divers entassés sur un seul point qui fait le centre d'une ville immense; et au milieu de cette confusion vous peindre l'effet de ce petit palais nouvellement reconstruit, mais dont les ornements sont d'un style ancien approchant du gothique et mélangé d'arabe, c'est impossible: ici des temples grecs, là des forts gothiques, plus loin des tours indiennes, des pavillons chinois, le tout bizarrement enchâssé dans une enceinte fermée par des murailles cyclopéennes: voilà ce qu'il faudrait vous montrer d'un mot comme on l'aperçoit d'un coup d'œil.
Les paroles ne peignent les objets que par les souvenirs qu'elles rappellent: or, aucun de vos souvenirs ne peut vous servir à vous figurer le Kremlin. Il faut être Russe pour comprendre une pareille architecture.
L'étage inférieur de ce petit chef-d'œuvre est presque entièrement occupé par une voûte énorme portée sur un seul pilier qui fait le milieu de la pièce. C'est la salle du trône, les Empereurs s'y rendent au sortir de l'église après leur couronnement. Là, tout rappelle les magnificences des anciens Czars et l'imagination est forcée de se reporter aux règnes des Ivan, des Alexis: c'est vraiment moscovite. Les peintures toutes nouvelles qui recouvrent les murs de ce palais m'ont paru d'assez bon goût: l'ensemble rappelle les dessins que j'ai vus de la tour de porcelaine à Pékin.
Ce groupe de monuments fait du Kremlin une des décorations les plus théâtrales du monde: mais aucun des édifices entassés l'un sur l'autre dans ce forum russe ne supporterait l'examen, pas plus que ceux qui se trouvent dispersés dans le reste de la ville. À la première vue, Moscou produit un effet prodigieux; ce serait la plus belle des villes pour un porteur de dépêches qui passerait au galop le long des murs de toutes ses églises, de ses couvents, de ses palais et de ses châteaux forts, constructions qui sont loin d'être d'un goût pur, mais qu'au premier coup d'œil on prend pour le séjour d'êtres surnaturels.
Malheureusement, on bâtit aujourd'hui au Kremlin un nouveau palais, afin de rendre plus commode l'ancienne habitation de l'Empereur; mais s'est-on demandé si cette amélioration impie ne gâtera pas l'ensemble, unique au monde, des anciens édifices de la forteresse sainte? L'habitation actuelle du souverain est mesquine, j'en conviens, mais pour remédier à cet inconvénient on entame les édifices les plus respectables du vieux sanctuaire national: c'est une profanation. À la place de l'Empereur j'aurais suspendu mon nouveau palais dans les airs plutôt que d'abattre une pierre des vieux remparts du Kremlin.
Un jour à Saint-Pétersbourg lorsqu'il me parla de ces travaux, ce prince me dit qu'ils embelliraient Moscou: j'en doute, pensais-je: c'est comme si l'on voulait orner l'histoire. Certes l'architecture de l'ancienne forteresse n'était guère conforme aux règles de l'art: mais elle était l'expression des mœurs, des actes et des idées d'un peuple et d'un temps que le monde ne reverra plus; c'était sacré, comme l'irrévocable. Il y avait là le sceau d'une puissance supérieure à l'homme: la puissance du temps. Mais en Russie l'autorité touche à tout. L'Empereur qui sans doute vit sur ma figure une expression de regret, me quitta en m'assurant que son nouveau palais serait beaucoup plus vaste et plus conforme aux besoins de sa cour que ne l'était l'ancien. Cette raison répond à tout dans un pays comme celui-ci.
En attendant que la cour soit mieux logée, on englobe dans l'enceinte du nouveau palais la petite église du Sauveur dans les bois. Ce vénérable sanctuaire, le plus ancien du Kremlin et de Moscou, je crois, va donc disparaître sous les belles murailles unies et blanches dont on l'entourera, au grand regret des amateurs d'antiquités et de points de vue pittoresques.
Au surplus, cette profanation se commet avec un respect dérisoire qui me la rend plus odieuse: on se vante de laisser debout le vieux monument: c'est-à-dire qu'il ne sera pas rasé, mais qu'il sera enterré vif dans un palais. Tel est le moyen employé ici pour concilier le culte officiel du passé avec la passion du comfort nouvellement importée d'Angleterre. Cette manière d'embellir la ville nationale des Russes est tout à fait digne de Pierre-le-Grand. Ne suffisait-il pas que le fondateur de la nouvelle capitale eût abandonné l'ancienne? Voilà que ses successeurs la démolissent sous prétexte de l'orner.
L'Empereur Nicolas pouvait acquérir une gloire personnelle; au lieu de se traîner sur la route tracée par un autre, il n'avait qu'à quitter le palais d'hiver brûlé à Pétersbourg, et revenir fixer à jamais la résidence Impériale dans le Kremlin tel qu'il est; puis, pour les besoins de sa maison, pour les grandes fêtes de la cour, il eût bâti hors de l'enceinte sacrée tous les palais qu'il aurait cru nécessaires. Par ce retour il eût réparé la faute du Czar Pierre, qui, au lieu d'entraîner ses boyards dans la salle de spectacle qu'il leur bâtissait sur la Baltique, eût pu et dû les civiliser chez eux, en profitant des admirables éléments que la nature avait mis à leur portée et à sa disposition; éléments qu'il a méconnus avec un dédain, avec une légèreté d'esprit indignes d'un homme supérieur comme il l'était sous certains rapports. Aussi, à chaque pas que l'étranger fait sur la route de Pétersbourg à Moscou, la Russie, avec son territoire sans bornes, avec ses immenses ressources agricoles, grandit dans son esprit autant que Pierre-le-Grand rapetisse. Monomaque, au XIe siècle, était un prince vraiment russe; Pierre Ier, au XVIIIe, grâce à sa fausse méthode de perfectionnement, n'est qu'un tributaire de l'étranger, un singe des Hollandais, un imitateur de la civilisation qu'il copie avec la minutie d'un sauvage.
Si je voyais jamais le trône de Russie majestueusement replacé sur sa véritable base, au centre de l'Empire russe, à Moscou; si Saint-Pétersbourg, laissant ses plâtres et ses dorures retomber en poussière dans le marais ruineux où on les apporta, redevenait ce qu'il aurait dû être toujours, un simple port de guerre en granit, un magnifique entrepôt de commerce entre la Russie et l'Occident, tandis que, d'un autre côté, Kazan et Nijni serviraient d'échelles entre la Russie et l'Orient; je dirais: la nation slave, triomphant par un juste orgueil de la vanité de ses guides, vit enfin de sa propre vie, elle mérite d'atteindre au but de son ambition; Constantinople l'attend: là les arts et la richesse récompenseront naturellement les efforts d'un peuple appelé à devenir d'autant plus grand, plus glorieux, qu'il fut plus longtemps obscur et résigné.
Se figure-t-on la majesté d'une capitale assise au centre d'une plaine de plusieurs milliers de lieues; d'une plaine qui va de la Perse à la Laponie, d'Astrakan et de la mer Caspienne jusqu'à l'Oural, et à la mer Blanche avec son port d'Archangel? puis en redescendant vers les contrées plus naturellement habitables, elle borde la mer Baltique où se trouvent Saint-Pétersbourg et Kronstadt, les deux arsenaux de Moscou; enfin elle s'étend vers l'ouest et le sud, depuis la Vistule jusqu'au Bosphore; là les Russes sont attendus; Constantinople sert de porte de communication entre Moscou, la ville sainte des Russes, et le monde!!… Certes, la majesté de cette ville Impériale avec toutes ses succursales situées vers les quatre points du ciel, serait imposante entre toutes les puissances de ce monde et justifierait le superbe emblème des couronnes du trésor gardé au Kremlin.
L'Empereur Nicolas, malgré son grand sens pratique et sa profonde sagacité, n'a pas discerné le meilleur moyen d'atteindre un tel but: il vient de temps en temps se promener au Kremlin; ce n'est pas suffisant; il aurait dû reconnaître la nécessité de s'y fixer; s'il l'a reconnue, il n'a pas eu la force de se résigner à un tel sacrifice: c'est une faute. Sous Alexandre, les Russes ont brûlé Moscou pour sauver l'Empire; sous Nicolas, Dieu a brûlé le palais de Pétersbourg pour avancer les destinées de la Russie: et Nicolas n'a pas répondu à l'appel de la Providence. La Russie attend encore!… Au lieu de s'enraciner comme un cèdre dans le seul terrain qui lui soit propre, il remue, il bouleverse ce sol pour y bâtir des écuries et un palais. Il veut, dit-il, se loger plus commodément pendant ses voyages, et dans cet intérêt misérable, il oublie que chaque pierre de la forteresse nationale est un objet de vénération pour les vrais Moscovites, ou du moins, qu'elle devrait l'être. Ce n'était pas à lui, souverain superstitieusement obéi de son peuple, d'ébranler par un sacrilége le respect des Moscovites pour le seul monument vraiment national qu'ils possèdent. Le Kremlin est l'œuvre du génie russe; mais cette merveille irrégulière, pittoresque, l'orgueil de tant de siècles, va subir enfin le joug de l'art moderne; c'est encore le goût de Catherine II qui règne sur la Russie.
Cette femme qui, malgré l'étendue de son esprit, ne connaissait rien aux arts ni à la poésie, non contente d'avoir couvert l'Empire de monuments informes, copiés d'après les chefs-d'œuvre de l'antiquité, a laissé un plan pour rendre plus régulière la façade du Kremlin; et voilà que son petit-fils exécute en partie ce projet monstrueux: des surfaces planes et blanches, des lignes roides, des angles droits remplacent les pleins et les vides où se jouaient les ombres et la lumière; les terrasses, les escaliers extérieurs, les rampes, les admirables saillies et les renfoncements, sources de contrastes et de surprises qui plaisaient à l'œil et faisaient rêver l'esprit: ces murailles peintes, ces façades incrustées de tuiles mauresques, ces palais de faïence de Delft dont l'aspect parlait à l'imagination, vont disparaître. Qu'on les démolisse, qu'on les enterre ou qu'on les regrette, peu importe, ils feront place à de belles murailles bien lisses, à de belles baies de fenêtres bien carrées et à de grandes portes cérémonieuses;… non, Pierre-le-Grand n'est pas mort; des Asiatiques enrégimentés sous leur chef, voyageur comme lui, comme lui imitateur de l'Europe, qu'il continue de copier tout en affectant de la dédaigner, poursuivent leur œuvre de barbarie, soi-disant de civilisation, trompés qu'ils sont par la parole d'un maître qui a pris pour devise l'uniformité et pour emblème l'uniforme.
Il n'y a donc pas d'artistes en Russie; il n'y a pas d'architectes: tout ce qui conserve quelque sentiment du beau devrait se jeter aux pieds de l'Empereur et lui demander la grâce de son Kremlin. Ce que l'ennemi n'a pu faire l'Empereur l'accomplit: il détruit les saints remparts dont les mines de Bonaparte ont à peine fait sauter un coin.
Et moi qui suis venu au Kremlin pour voir gâter cette merveille historique, j'assiste à l'œuvre impie sans oser jeter un seul cri de douleur, sans demander au nom de l'histoire, au nom des arts et du goût le salut des vieux monuments condamnés à disparaître sous les conceptions avortées de l'architecture moderne. Je proteste, mais tout bas contre ce crime de lèse-nationalité, de lèse-bon goût, contre ce mépris de l'histoire; et si quelques hommes des plus spirituels et des plus savants qu'il y ait ici osent m'écouter, voici ce qu'ils m'osent répondre: «L'Empereur, disent-ils imperturbablement, veut que sa nouvelle résidence soit plus convenable que ne l'était l'ancienne; de quoi vous plaignez-vous?» (convenable est le mot sacramentel du despotisme russe.) «Il a ordonné qu'elle fût rebâtie à la place même du palais de ses ancêtres? il n'y aura rien de changé.»
Et voilà le courage que la peur donne aux esprits les plus distingués: le courage de l'absurde!! Je suis prudent et ne réplique rien, parce que je suis étranger et partant plus indifférent que ne le doit être un homme du pays. Mais moi Russe, je défendrais pierre à pierre les vieux murs, les tours magiques de la forteresse des Ivan et je préférerais le cachot sous la Néva, ou l'exil, à la honte de rester muet complice de ce vandalisme Impérial!!… Le martyr du bon goût aurait encore une place honorable au-dessous des martyrs de la foi: les arts sont une religion, et de nos jours ce n'est pas la moins puissante ni la moins révérée.
La vue qu'on a du haut de la terrasse du Kremlin est magnifique: c'est surtout le soir qu'il faut l'admirer; je viens de retourner seul au pied du clocher de Jean-le-Grand, la tour Velikoï, la plus élevée du Kremlin, et je crois de Moscou; de là j'ai vu coucher le soleil, et j'y reviendrai souvent, car rien ne m'intéresse à Moscou comme le Kremlin.
Les plantations nouvelles dont depuis quelques années on a entouré la plus grande partie de ses remparts sont un ornement de fort bon goût. Elles embellissent la ville marchande, ville toute moderne et en même temps elles encadrent l'Alcazar des vieux Russes. Les arbres ajoutent à l'effet pittoresque des murailles anciennes. Il y a de vastes espaces dans l'épaisseur des murs de ce château fabuleux; on y voit des escaliers dont la hardiesse et la hauteur font rêver; on y suit de l'œil tout une population de morts qu'on ressuscite en esprit, et qui descendent des pentes douces, qui parcourent des terre-pleins, qui s'appuient sur des balustrades, au sommet de leurs vieilles tours, lesquelles sont portées sur des voûtes étonnantes d'audace et de solidité; de là elles jettent sur le monde le regard froid et dédaigneux de la mort: plus je contemple ces masses inégales et d'une variété de forme infinie, et plus j'en admire l'architecture biblique et les poétiques habitants.
Quand le soleil disparaît derrière les arbres du jardin, ses rayons éclairent encore le sommet des tourelles du palais et des églises, qui brillent dans l'azur foncé du ciel, avec tous leurs clochers: c'est un tableau magique.
Il y a au milieu de la promenade qui fait extérieurement le tour des remparts une voûte que je vous ai déjà décrite, mais qui vient de m'étonner comme si je l'eusse aperçue pour la première fois, c'est un souterrain monstre. Vous quittez une ville au sol inégal, une ville toute hérissée de tours qui s'élèvent jusqu'aux nues, vous vous enfoncez sous un chemin couvert et sombre; vous montez dans ce souterrain obscur dont la pente est longue et rapide: parvenu au sommet, vous vous retrouvez sous le ciel et vous planez au-dessus d'une autre partie de la ville jusque-là inaperçue qui se confond avec la poussière animée des promenades et s'étend sous vos pieds au bord d'une rivière à demi desséchée par l'été, la Moskowa; quand les derniers rayons du soleil sont près de s'éteindre, on voit le reste d'eau oublié dans le lit de ce fleuve se colorer d'une teinte de feu. Figurez-vous ce miroir naturel encadré dans de gracieuses collines dont les masses sont rejetées aux extrémités du paysage comme la bordure d'un tableau: c'est imposant! Plusieurs de ces monuments lointains, entr'autres l'hospice des enfants trouvés, sont grands comme une ville, ce sont des établissements de charité, des écoles, des fondations pieuses. Figurez-vous la Moskowa avec son pont de pierre, figurez-vous les vieux couvents avec leurs innombrables coupoles, avec leurs petits dômes métalliques qui représentent au-dessus de la ville sainte des colosses de prêtres perpétuellement en prière, représentez-vous le tintement adouci des cloches dont le son est particulièrement harmonieux en ce pays, murmure pieux qui s'accorde avec le mouvement d'une foule calme, et cependant nombreuse, continuellement animée, mais jamais agitée par le passage silencieux et rapide des chevaux et des voitures dont le nombre est grand à Moscou comme à Pétersbourg; et vous aurez l'idée d'un soleil couchant dans la poussière de cette vieille cité. Toutes ces choses font que, chaque soir d'été, Moscou devient une ville unique au monde: ce n'est ni l'Europe ni l'Asie: c'est la Russie, et c'en est le cœur.
Au delà des sinuosités de la Moskowa, au-dessus des toits enluminés et de la poussière pailletée de la ville, on découvre la montagne des Moineaux. C'est du haut de cette côte que nos soldats aperçurent Moscou pour la première fois…
Quel souvenir pour un Français!! En parcourant de l'œil tous les quartiers de cette grande ville, j'y cherchais en vain quelques traces de l'incendie qui réveilla l'Europe et détrôna Bonaparte. De conquérant, de dominateur qu'il était en entrant à Moscou, il est sorti de la ville sainte des Russes, fugitif et désormais condamné à douter de la fortune dont il croyait l'inconstance vaincue.
Le mot cité par l'abbé de Pradt, et pourtant avéré, donne ce me semble la mesure de ce qui peut entrer de cruauté dans l'ambition désordonnée d'un soldat: «Du sublime au ridicule il n'y a qu'un pas,» s'écriait à Varsovie le héros sans armée. Eh quoi! dans ce moment solennel, il ne pensait qu'à la figure qu'il allait faire dans un article de journal!… Certes, les cadavres de tant d'hommes qui périssaient pour lui n'étaient rien moins que ridicules! la colossale vanité de l'empereur Napoléon pouvait seule être frappée du côté moquable de ce désastre qui fera trembler les nations jusqu'à la fin des siècles et dont le seul souvenir rend depuis trente ans la guerre impossible en Europe. S'occuper de soi dans un moment si solennel, c'est pousser la personnalité jusqu'au crime. Le mot cité par l'archevêque de Malines est le cri du cœur de l'égoïste, un instant maître du monde, mais qui n'a pu l'être de soi. Ce trait d'inhumanité, dans un pareil moment, sera noté par l'histoire lorsqu'elle aura pris le temps de devenir équitable.
J'aurais voulu pouvoir relever devant moi la décoration de cette scène d'épopée, le plus étonnant événement des temps modernes: mais tous s'efforcent ici de faire oublier les grandes choses: un peuple esclave a peur de son propre héroïsme, et dans cette nation d'hommes naturellement et nécessairement discrets et prudents, chacun s'efface pour lutter d'insignifiance et d'obscurité. On n'aspire qu'à disparaître, on s'annule à l'envi et l'on jette les nobles actions, les hauts faits à la tête de ses rivaux, de ses ennemis, comme ailleurs les ambitieux s'entre-reprochent les bassesses. Je n'ai trouvé personne ici qui voulût répondre à mes questions sur le trait de patriotisme et de dévouement le plus glorieux de l'histoire de Russie.
En rappelant aux étrangers de tels faits je ne me sens pas humilié dans mon orgueil national. Quand je pense à quel prix ce peuple a reconquis son indépendance, je reste fier, quoique assis sur les cendres de nos soldats: la défense donne la mesure de l'attaque; l'histoire dira que l'une fut au niveau de l'autre; mais, comme elle est incorruptible, elle ajoutera que la défense fut plus juste.
C'est à Napoléon de répondre à ceci: la France était alors dans la main d'un seul homme; elle agissait, elle ne pensait plus; elle était ivre de gloire comme les Russes sont ivres d'obéissance; c'est à ceux qui pensent pour tout un peuple de répondre des événements. Ici maintenant toutes ces grandes choses ne sont bonnes qu'à être oubliées, et si l'on s'en souvient, ce n'est pas pour s'en vanter, c'est pour s'en excuser.
Rostopchin, après avoir passé des années à Paris, où il avait même établi sa famille, eut la fantaisie de retourner dans son pays. Mais, redoutant la gloire patriotique attachée à tort ou à raison, à son nom, il se fit précéder auprès de l'Empereur Alexandre par une brochure publiée uniquement dans le but de prouver que l'incendie de Moscou avait éclaté spontanément, et que cette catastrophe n'avait pas été le résultat d'un plan concerté d'avance. Ainsi Rostopchin mettait tout son esprit à se justifier en Russie de l'héroïsme dont il était accusé par l'Europe étonnée de la grandeur et, depuis sa brochure, de la misère de cet homme, né pour servir un meilleur gouvernement!… Quoi qu'il en soit, cachant, reniant son courage, il se plaignait amèrement de cette espèce de calomnie d'un genre nouveau, par laquelle on voulait faire d'un général obscur le libérateur de son pays!
L'Empereur Alexandre, de son côté, n'a cessé de répéter qu'il n'avait jamais donné l'ordre d'incendier sa capitale.
Ce combat de médiocrité est caractéristique; on ne peut assez s'étonner de la sublimité du drame, en voyant par quels acteurs il fut joué. Jamais comédiens se sont-ils donné tant de peine pour persuader aux spectateurs qu'ils ne comprenaient rien à ce qu'ils faisaient?
Aussitôt que j'eus lu Rostopchin, je l'ai pris au mot, car je me suis dit: un homme qui a si peur de passer pour grand est bien ce qu'il prétend être. En ce genre, on doit croire les gens sur parole; la fausse modestie elle-même est sincère malgré elle; c'est un brevet de petitesse; car les hommes vraiment supérieurs n'affectent rien: ils se rendent justice tout bas, et s'ils sont forcés de parler d'eux, ils le font sans orgueil, mais aussi sans trompeuse humilité, il y a longtemps que j'ai lu cette singulière brochure; jamais elle ne m'est sortie de la mémoire, parce qu'elle m'a révélé dès lors l'esprit du gouvernement et de la nation russes.
Au moment où j'ai quitté le Kremlin, il faisait presque nuit; les teintes des édifices de Moscou, dont quelques-uns sont grands comme des villes, et celles des coteaux lointains s'étaient doucement rembrunies; le silence et la nuit descendaient sur la ville; les sinuosités de la Moskowa n'étaient plus dessinées en traits éclatante; le soleil ne réfléchissait plus ses lueurs brillantes dans les flaques d'eau du fleuve à demi desséché; la flamme de l'occident assoupie, éteinte, était devenue brune; ce site grandiose et tous les souvenirs que son aspect réveillait en moi me serraient le cœur; je croyais voir l'ombre d'Ivan IV, d'Ivan-le-Terrible, se lever sur la plus haute des tours de son palais désert et, à l'aide de sa sœur et amie, Élisabeth d'Angleterre, s'efforcer de noyer Napoléon dans une mare de sang!… Ces deux fantômes semblaient applaudir à la chute du géant qui, par un arrêt fatal, devait en tombant laisser ses deux ennemis plus puissants qu'il ne les avait trouvés.
L'Angleterre et la Russie ont sujet de rendre des actions de grâces à Bonaparte, aussi ne les lui refusent-elles point. Tel ne fut pas pour la France le résultat du règne de Louis XIV. Aussi la haine européenne a-t-elle survécu pendant un siècle et demi au grand roi, tandis que le grand capitaine est déifié depuis sa chute, et que, à de rares exceptions près, ses geôliers ne craignent pas de mêler leur voix discordante au concert de louanges parties de tous les bouts de l'Europe; phénomène historique que je crois unique dans les annales du monde, et qui ne s'explique que par l'esprit d'opposition dominant aujourd'hui chez toutes les nations civilisées. Au surplus le règne de cet esprit-là tire à sa fin. Nous pouvons donc espérer de lire bientôt des écrits où Bonaparte sera jugé en lui-même, et sans allusions malignes contre le pouvoir régnant en France ou ailleurs.
J'aspire à voir se lever le jour du jugement pour cet homme, aussi étonnant par les passions qu'il fomente après sa mort que par les actions de sa vie. La vérité n'atteint encore que le piédestal de cette figure, défendue jusqu'à présent contre l'équitable sévérité de l'histoire par le double prestige des fortunes et des infortunes les plus inouïes.
Il faudra pourtant bien que nos neveux apprennent qu'il avait plus d'étendue d'esprit que de dignité de caractère, et qu'il fut plus grand par son talent à profiter du succès que par sa constance à lutter contre les revers. Alors, mais seulement alors, les terribles conséquences de son immoralité politique et de tous les mensonges de son gouvernement machiavélique seront atténuées.
Descendu des terrasses du Kremlin, je suis rentré chez moi fatigué comme un homme qui vient d'assister à une horrible tragédie, ou plutôt comme un malade qui se réveille du cauchemar avec la fièvre.
LETTRE VINGT-HUITIÈME.
Aspect oriental de Moscou.—Les chefs-d'œuvre manquent à cette ville.—Rapport qui existe entre son architecture et le caractère de ses habitants.—Ce que les Russes répondent au reproche d'inconstance qu'on leur adresse.—Fabriques de soie.—Apparences de liberté.—À quoi elles tiennent.—Club anglais.—Isolement de Moscou au milieu d'un vaste continent.—Piété des Russes.—Entretien sur ce sujet avec un homme d'esprit.—L'Angleterre sait bien tirer parti de l'hypocrisie.—L'Église anglicane.—Ses inconséquences.—Les vrais dévots et les hommes d'État.—Erreur des libéraux lorsqu'ils repoussent le catholicisme.—Politique de l'Angleterre.—Sur quoi elle s'appuie.—Vrai moyen de faire la guerre à l'Angleterre.—Sacerdoce des journaux.—Ce gouvernement est-il plus moral que celui des ecclésiastiques?—Église gréco-russe.—Silence officiel.—Point de prédication.—Point d'enseignement religieux en public.—Sectes nombreuses.—Le calvinisme y domine.—Mauvaise politique.—Secte qui favorise la polygamie.—Corps des marchands.—Fête publique au monastère de Devitscheipol.—Vierge miraculeuse.—Tombeaux de plusieurs princesses de la famille Impériale.—Cimetière.—Foule populaire.—Caractère particulier des paysages.—Le pays dans la ville.—Ivrognerie: vice des Russes.—Ce qui l'excuse.—Emblème de la nation et de son gouvernement.—Place où se donne la fête.—Site du couvent.—Singularité de cette fête.—Physionomie du peuple.—Poésie cachée.—Chant des Cosaques du Don.—Mélodie analogue aux folies d'Espagne.—Style de la musique chez les peuples septentrionaux.—Les Cosaques.—Leur caractère.—Subterfuge indigne employé par les officiers.—Courage extorqué.—L'Attelage: fable polonaise traduite.
Moscou, ce 12 août 1839.
Avant de venir en Russie, j'avais lu, je crois, la plupart des descriptions de Moscou publiées par les voyageurs; cependant je ne me figurais pas le singulier aspect de cette cité montueuse, sortant de terre comme par magie, et apparaissant dans des espaces unis, immenses, avec ses collines encore exhaussées par les bâtiments qu'elles supportent au milieu d'une plaine onduleuse. C'est une décoration de théâtre. Moscou est à peu près le seul pays de montagnes qu'il y ait au centre de la Russie… N'allez pas, sur ce mot, vous imaginer la Suisse ou l'Italie: c'est un terrain inégal, voilà tout. Mais le contraste de ces accidents du sol au milieu d'espaces où l'œil et la pensée se perdent comme dans les savanes de l'Amérique ou comme dans les steppes de l'Asie, produit des effets surprenants. C'est la ville des panoramas. Avec ses sites pompeux et ses édifices bizarres, qui auraient pu servir de modèles aux fantastiques compositions de Martin, elle rappelle l'idée qu'on s'est formée, sans trop savoir pourquoi, de Persépolis, de Bagdad, de Babylone, de Palmyre: romanesques capitales de pays fabuleux, dont l'histoire est une poésie et l'architecture un rêve; en un mot, à Moscou, on oublie l'Europe. Voilà ce que j'ignorais en France.
Les voyageurs ont donc manqué à leur devoir. Il en est un surtout auquel je ne puis pardonner de ne m'avoir pas fait jouir de son séjour en Russie. Nulle description ne vaut les dessins d'un peintre exact et pittoresque à la fois, comme Horace Vernet. Quel homme fut jamais mieux doué pour sentir et pour faire sentir aux autres l'esprit qui vit dans les choses? La vérité de la peinture, c'est la physionomie des objets: il la comprend comme un poëte, et la reproduit comme un artiste: aussi je ne sors pas de colère contre lui, chaque fois que je reconnais l'insuffisance de mes paroles: regardez les Horace Vernet, vous dirais-je, et vous connaîtrez Moscou; ainsi j'atteindrais mon but sans peine, tandis que je me fatigue à le manquer.
Ici tout fait paysage. Si l'art a peu fait pour cette ville, le caprice des ouvriers et la force des choses y ont créé des merveilles. L'aspect extraordinaire des groupes d'édifices, la grandeur des masses frappent l'imagination. À la vérité, c'est une jouissance d'un ordre inférieur: Moscou n'est pas le produit du génie, les connaisseurs n'y trouveraient aucun monument digne d'un examen attentif; ce n'est pas non plus une majestueuse solitude où le temps démolit en silence ce qu'a fait la nature: c'est l'habitation désertée de quelque race de géants, race intermédiaire entre Dieu et l'homme; c'est l'œuvre des cyclopes. On ne saurait la comparer au reste de l'Europe; mais dans une ville où nul grand artiste en aucun genre n'a laissé l'empreinte de sa pensée, on s'étonne, rien de plus; or, l'étonnement s'épuise vite, et l'âme ne se complaît guère à l'exprimer.
Toutefois il n'y a pas jusqu'au désenchantement qui suit ici la première surprise, dont je ne tire quelque leçon; il marque un rapport intime entre l'aspect de la ville et le caractère des hommes. Les Russes aiment ce qui brille, ils se laissent séduire par l'apparence, et c'est aussi ce qui séduit en eux: faire envie, n'importe à quel prix, voilà leur bonheur! L'orgueil ronge l'Angleterre, la vanité rouille la Russie.
Je sens le besoin de vous rappeler ici que les généralités passent toujours pour des injustices. Toutefois le retour périodique de cette précaution oratoire doit vous ennuyer autant qu'il me fatigue; je voudrais donc, une fois pour toutes, faire réserve des exceptions, et protester de mon respect, de mon admiration pour les mérites et les agréments individuels qui échappent naturellement à mes critiques. Après tout, je me rassure en pensant que nous ne sommes pas à la Chambre, et que nous ne discutons pas mes opinions à coups d'amendements et de sous-amendements.
D'autres voyageurs ont dit avant moi que moins on connaît un Russe et plus on le trouve aimable: on leur a répondu qu'ils parlaient contre eux-mêmes, et que le refroidissement dont ils se plaignaient ne prouvait que leur peu de mérite: «Nous vous avons bien accueillis, leur disent les Russes, parce que nous sommes naturellement hospitaliers; et si nous avons changé pour vous, c'est que nous vous avions d'abord estimé plus que vous ne valez.» Cette réponse a été faite il y a longtemps à un voyageur français, écrivain habile, mais d'une excessive réserve, commandée par sa position, et dont je ne veux citer ici ni le livre ni le nom. Le petit nombre de vérités qu'il avait laissé entrevoir dans ses récits pâles de prudence, lui ont attiré néanmoins beaucoup de désagréments. C'était bien la peine de se refuser l'usage de l'esprit qu'il avait pour se soumettre à des exigences qu'on ne satisfait jamais, pas plus en les flattant qu'en en faisant justice! Il n'en coûte pas plus de les braver: c'est ce que je fais comme vous le voyez.
Moscou s'enorgueillit du progrès de ses fabriques; les soieries russes luttent ici avec celles de l'Orient et de l'Occident. La ville des marchands, le Kitaigorod, ainsi que la rue surnommée le pont des Maréchaux, où se trouvent les boutiques les plus élégantes, sont comptés parmi les curiosités de cette capitale. Si j'en fais mention, c'est parce que je pense que les efforts du peuple russe pour s'affranchir du tribut qu'il paie à l'industrie des autres peuvent avoir de graves conséquences politiques en Europe.
La liberté qui règne à Moscou n'est qu'une illusion; cependant on ne peut nier que, dans les rues de cette ville, il n'y ait des hommes qui paraissent se mouvoir spontanément, des hommes qui pour penser et pour agir n'attendent l'impulsion que d'eux-mêmes. Moscou est en cela bien différent de Pétersbourg.
Parmi les causes de cette singularité je mets en première ligne la vaste étendue et les accidents du territoire au milieu duquel Moscou a pris racine. L'espace et l'inégalité (je prends ici ce mot dans toutes ses acceptions) sont des éléments de liberté, car l'égalité absolue est synonyme de tyrannie, puisque c'est la minorité mise sous le joug; la liberté et l'égalité s'excluent, à moins de réserves et de combinaisons plus ou moins habiles qui dénaturent ou neutralisent les choses tout en conservant les mots.
Moscou reste comme enterré au milieu même du pays dont il est la capitale. De là le cachet d'originalité empreint sur ses édifices; de là l'air de liberté qui distingue ses habitants; de là enfin le peu de goût des Czars pour cette résidence à physionomie indépendante. Les Czars, ces anciens tyrans, mitigés par la mode, qui les a métamorphosés en Empereurs, bien plus, en hommes aimables, fuient Moscou. Ils préfèrent Pétersbourg malgré tous ses inconvénients, parce qu'ils ont besoin d'être en rapport continuel avec l'occident de l'Europe. La Russie, telle que Pierre-le-Grand l'a faite, ne se fie pas à elle-même pour vivre et pour s'instruire. À Moscou, on ne pourrait recevoir en sept jours des pacotilles d'anecdotes de Paris, et rester au courant des moindres commérages relatifs à la société, à la littérature éphémère de l'Europe. Ces détails, tout misérables qu'ils nous paraissent, sont cependant ce qui intéresse le plus la cour, et par conséquent la Russie.
Si les neiges glacées et les neiges fondantes ne rendaient les chemins de fer nuls en ce pays pendant six et huit mois de l'année, vous verriez le gouvernement russe devancer les autres dans la construction de ces routes qui rapetissent la terre; car, plus que tout autre, il souffre de l'inconvénient des distances. Mais on aura beau multiplier les lignes de fer, augmenter la vitesse des transports, une vaste étendue de territoire est et sera toujours le plus grand obstacle à la circulation de la pensée, car le sol ne se laisse pas sillonner en tous sens comme la mer; l'eau, qui au premier coup d'œil paraît destinée à diviser les habitants de ce monde, est ce qui les unit. Merveilleux problème: l'homme prisonnier de Dieu n'en est pas moins le roi de la nature.
Certes, si Moscou était un port de mer, ou seulement le centre d'un vaste réseau, de ces ornières de métal, conducteurs électriques de la pensée humaine, et qui semblent destinées à satisfaire quelques-unes des impatiences du siècle où nous vivons, on n'y verrait pas ce que j'ai vu hier au club anglais: des militaires de tout âge, des messieurs élégants, des hommes graves et de jeunes étourdis, faire le signe de la croix et se recueillir quelques instants avant de se mettre à table, non pas en famille; mais, à table d'hôte, entre hommes. Les personnes qui s'abstiennent de ce devoir religieux (il y en avait un assez grand nombre) regardaient faire les autres sans s'étonner: vous voyez bien qu'il y a encore huit cents bonnes lieues de Paris à Moscou.
Le palais où ce club est installé me paraît grand et beau, tout l'établissement est conçu et dirigé convenablement; on y trouve à peu près ce qu'on trouve ailleurs dans les clubs. Ceci ne m'a pas surpris; mais ce que j'admire de très-bonne foi, c'est la piété des Russes. Et je l'ai dit à la personne qui m'avait présenté à ce cercle.
Nous causions en tête à tête après le dîner, au fond du jardin du club. «Il ne faut pas nous juger sur l'apparence, me répondit mon introducteur qui est un Russe des plus éclairés, comme vous l'allez voir.—C'est justement cette apparence, repris-je, qui m'inspire de l'estime pour votre nation. Chez nous, on ne craint que l'hypocrisie; le cynisme est pourtant bien plus funeste aux sociétés.—Oui, mais il révolte moins les cœurs nobles.—Je le crois, repris-je, mais par quelle bizarrerie est-ce surtout l'incrédulité qui crie au sacrilége dès qu'elle suppose au fond du cœur d'un homme un peu moins de piété qu'il n'en affiche dans ses actes et dans ses paroles? Si nos philosophes étaient conséquents, ils toléreraient l'hypocrisie comme un des étais de la machine de l'État. La foi est plus tolérante.—Je ne m'attendais pas à vous entendre faire l'apologie de l'hypocrisie.—Je la déteste comme le plus odieux de tous les vices; mais je dis que ne nuisant à l'homme que dans ses rapports avec Dieu, l'hypocrisie est moins pernicieuse pour les sociétés que l'incrédulité effrontée, et je soutiens que les âmes vraiment pieuses ont seules le droit de la qualifier de profanation. Les esprits irréligieux, les hommes d'État philosophes devraient la traiter avec indulgence, et pourraient même s'en servir comme d'un puissant auxiliaire politique; néanmoins, c'est ce qui n'est arrivé en France que rarement, et à de longs intervalles, parce que la sincérité gauloise se refuse à tirer parti du mensonge pour gouverner les hommes; mais le génie calculateur d'une nation rivale a su se plier mieux que nous au joug des fictions salutaires. La politique de l'Angleterre, pays où règne l'esprit pratique par excellence, n'a-t-elle pas généreusement rémunéré chez elle l'inconséquence théologique et l'hypocrisie religieuse? L'Église anglicane est certes beaucoup moins réformée que ne l'est l'Église catholique, depuis que le concile de Trente a fait droit aux réclamations légitimes des princes et des peuples; il est absurde de détruire l'unité, sous prétexte d'abus, tout en perpétuant ces mêmes abus pour l'abolition desquels on s'est arrogé le funeste droit de faire secte; pourtant, cette Église fondée sur des contradictions patentes et appuyée par l'usurpation, aide encore aujourd'hui le pays à poursuivre la conquête du monde, et le pays la récompense par une protection hypocrite; cela peut paraître révoltant, mais c'est un moyen de force. Aussi je soutiens que ces inconséquences et ces hypocrisies monstrueuses aux yeux des hommes sincèrement religieux, ne sauraient choquer des philosophes ni des hommes d'État.—Vous ne prétendez pas dire qu'il n'y ait nuls chrétiens de bonne foi chez les anglicans?—Non, j'admets des exceptions, il y en a toujours à tout; je soutiens seulement que chez ces chrétiens-là, le grand nombre manque de logique, ce qui n'empêche pas, je vous le répète, que je n'envie pour la France la politique religieuse de l'Angleterre, de même qu'ici j'admire à chaque pas que je fais la pieuse soumission du peuple russe. Chez les Français, tout prêtre en crédit devient un oppresseur aux yeux des esprits forts qui gouvernent le pays en le désorganisant depuis tantôt cent trente ans, soit ouvertement par leur fanatisme révolutionnaire, soit tacitement par leur indifférence philosophique.»
L'homme vraiment éclairé avec qui je causais parut réfléchir sérieusement; puis après un silence assez long, il reprit: «Je ne suis pas si loin que vous le pensez de partager votre opinion; car depuis l'expérience que j'ai acquise pendant mes voyages, une chose m'a toujours paru impliquer contradiction, c'est l'éloignement des libéraux pour la religion catholique. Je parle même de ceux qui se disent chrétiens. Comment ces esprits (il y en a qui raisonnent juste, et poussent les arguments jusqu'à leurs dernières conséquences), comment ne voient-ils pas qu'en renonçant à la religion romaine, ils se privent d'une garantie contre le despotisme local que tout gouvernement, de quelque nature qu'il soit, tend toujours à exercer chez soi?—Vous avez bien raison, répliquai-je; mais le monde se conduit par la routine; et pendant des siècles, les meilleurs esprits ont tellement crié contre l'intolérance et l'avidité de Rome, que personne encore n'a pu s'habituer chez nous à changer de point de vue, et à regarder le pape en sa qualité de chef spirituel de l'Église, comme l'immuable appui de la liberté religieuse dans toute la chrétienté; et en sa qualité de souverain temporel, comme une puissance vénérable, embarrassée dans ses devoirs de double nature, complication inévitable peut-être pour conserver son indépendance au vicaire de Jésus-Christ, dont la politique est devenue inoffensive au dehors, à force de faiblesse au dedans. Comment ne voit-on pas d'un coup d'œil qu'il suffirait qu'une nation fût sincèrement catholique pour devenir inévitablement l'adversaire de l'Angleterre, dont la puissance politique s'appuie uniquement sur l'hérésie? Que la France arbore et défende de toute la force de sa conviction la bannière de l'Église catholique, elle fait par cela seul, d'un bout du monde à l'autre, une guerre terrible à l'Angleterre. Ce sont de ces vérités qui devraient sauter aux yeux de tout le monde aujourd'hui, et qui pourtant n'ont frappé jusqu'à présent chez nous que l'esprit de quelques personnes intéressées, et dès lors sans autorité; car, et ceci est une autre bizarrerie de notre époque, on se figure en France qu'un homme a tort dès qu'on soupçonne qu'il a quelque intérêt à avoir raison: le bon sens aurait plus de crédit, s'il était bien prouvé qu'il ne rapporte jamais rien…
«Tel est le désordre d'idées produit par cinquante ans de révolutions et cent ans et plus de cynisme philosophique et littéraire. N'ai-je pas raison de vous envier votre foi?
—Mais le résultat de votre politique religieuse serait de mettre la nation aux pieds de ses prêtres.
—Les exagérations pieuses ne sont pas ce que je vois de plus à redouter dans notre siècle; mais quand la piété des fidèles serait aussi menaçante qu'elle me le paraît peu, je ne reculerais pas pour cela devant les conséquences de mes principes; tout homme qui veut obtenir ou faire quelque chose de positif en ce monde, se met nécessairement aux pieds de quelqu'un, pour me servir de votre expression.
—D'accord, mais j'aime encore mieux flatter le gouvernement des journalistes que celui des prêtres; la liberté de la pensée a plus d'avantages que d'inconvénients.
—Si vous aviez vu de près, comme je les ai vus, la tyrannie de l'esprit et les résultats du pouvoir arbitraire de la plupart des hommes qui dirigent la presse périodique en France, vous ne vous contenteriez pas de ce beau mot: liberté de la pensée; vous demanderiez la chose, et bientôt vous reconnaîtriez que le sacerdoce des journalistes s'exerce avec autant de partialité et beaucoup moins de moralité que l'autorité des ecclésiastiques. Laissant un moment de côté la politique, allez demander aux journaux ce qui les décide dans la part de renommée qu'ils accordent à chacun… la moralité d'un pouvoir dépend de l'école par laquelle sont obligés de passer les hommes qui se destinent à en user. Or, vous ne croyez pas que l'école du journalisme soit plus capable d'inspirer des sentiments vraiment indépendants, vraiment humains, que ne l'est l'école sacerdotale. Toute la question est là; et la France d'aujourd'hui est appelée à la résoudre ainsi que bien d'autres questions, par des transactions conformes à l'esprit du temps; car quelle que soit l'opinion qui prévaudra, je me rassure en pensant que Dieu n'applique jamais rigoureusement la logique humaine au gouvernement de ce monde, et que les hommes à sentiments inflexibles, à idées absolues, exclusives, ne conservent que pendant bien peu de moments le pouvoir qu'ils usurpent quelquefois…
«Mais laissons là les considérations générales, et donnez-moi une idée de l'état de la religion dans votre pays; dites-moi quelle est la culture d'esprit des hommes qui enseignent et qui expliquent l'Évangile en Russie?»
Bien qu'adressée à un homme fort supérieur, cette question eût été indiscrète à Pétersbourg; à Moscou, je sentis qu'on pouvait la risquer par la raison qu'ici règne cette liberté mystérieuse dont on use sans s'en rendre compte, qu'on ne peut motiver ni définir, mais qui est réelle, quoique la trompeuse confiance qu'elle inspire puisse parfois se payer bien cher[51]. Voici en résumé ce que m'a répondu mon Russe philosophe: j'emploie le mot dans l'acception la plus favorable. Vous savez déjà de quelle nature sont ses opinions: après des années de séjour dans les divers pays de l'Europe il est revenu en Russie très-libéral, mais très-conséquent. Voici ce qu'il m'a dit:
«On a toujours prêché fort peu dans les églises schismatiques, et chez nous, l'autorité politique et religieuse s'est opposée plus qu'ailleurs aux discussions théologiques; sitôt qu'on a voulu commencer à expliquer les questions débattues entre Rome et Byzance, le silence a été imposé aux deux partis. Les sujets de dispute ont si peu de gravité que la querelle ne peut se perpétuer qu'à force d'ignorance. Dans plusieurs institutions de filles et de garçons, à l'instar des jésuites, on a fait donner quelques instructions religieuses; mais l'usage de ces conférences n'est que toléré, et de temps à autre on l'abroge: un fait qui vous paraîtra incompréhensible, quoiqu'il soit positif, c'est que la religion n'est pas enseignée publiquement en Russie[52]. Il résulte de là une multitude de sectes dont le gouvernement ne vous laisse pas soupçonner l'existence.
«Il y en a une qui tolère la polygamie: une autre va plus loin: elle pose en principes et met en pratique la communauté des femmes pour les hommes, et des hommes pour les femmes.
«Il est défendu à nos prêtres d'écrire, même des chroniques: à chaque instant un paysan interprète un passage de la Bible, qui, pris isolément et appliqué à faux, donne aussitôt lieu à une nouvelle hérésie, calviniste le plus souvent. Quand le pope du village s'en aperçoit, l'hérésie a déjà gagné une partie des habitants de la commune, et grâce à l'opiniâtreté de l'ignorance, elle s'est même enracinée jusque chez les voisins: si le pope crie, aussitôt les paysans infectés sont envoyés en Sibérie, ce qui ruine le seigneur, lequel, s'il est prévoyant, fait taire le pope par plus d'un moyen; et quand, malgré tant de précautions, l'hérésie arrive au point d'éclater aux yeux de l'autorité suprême, le nombre des dissidents est si considérable qu'il n'est plus possible d'agir: la violence ébruiterait le mal sans l'étouffer, la persuasion ouvrirait la porte à la discussion, le pire des maux aux yeux du gouvernement absolu; on n'a donc recours qu'au silence qui cache le mal sans le guérir, et qui, au contraire, le favorise.
«C'est par les divisions religieuses que périra l'Empire russe; aussi, nous envier, comme vous le faites, la puissance de la foi, c'est nous juger sans nous connaître!!»
Telle est l'opinion des hommes les plus clairvoyants et les plus sincères que j'aie rencontrés en Russie…
Un étranger digne de foi, établi depuis longtemps à Moscou, vient aussi de me raconter qu'un marchand de Pétersbourg le fit dîner, il y a quelques années, avec ses trois femmes; non pas ses concubines, ses femmes légitimes: ce marchand était un dissident, sectateur secret d'une nouvelle église. Je pense que les enfants que lui ont donnés ses trois épouses n'ont pas été reconnus pour légitimes par l'État, mais sa conscience de chrétien était tranquille.
Si je tenais ce fait d'un homme du pays, je ne vous le raconterais pas, car vous savez qu'il est des Russes qui s'amusent à mentir pour dérouter les voyageurs trop curieux et trop crédules, ce qui ne laisse pas que d'entraver un métier difficile partout pour qui veut l'exercer en conscience, mais plus difficile ici que partout ailleurs: le métier d'observateur.
Le corps des négociants est très-puissant, très-ancien et très-considéré à Moscou; l'existence de ces riches trafiquants rappelle la condition des marchands de l'Asie: nouveau rapport entre les mœurs moscovites et les usages de l'Orient, si bien retracés dans les contes arabes. Il y a tant de points de ressemblance entre Moscou et Bagdad, que lorsqu'on voyage en Russie, on perd la curiosité de voir la Perse: on la connaît.
J'ai assisté à une fête populaire autour du monastère de Devitscheipol. Là les acteurs sont des soldats et des mugics; les spectateurs sont des gens du monde qui ne laissent pas que d'y venir en grand nombre. Les tentes et les baraques où l'on boit sont plantées près du cimetière: le culte des morts sert de prétexte au plaisir du peuple. La fête a lieu en commémoration de je ne sais quel saint dont on visite scrupuleusement les reliques et les images entre deux libations de kwass. Il se fait ce soir-là une consommation fabuleuse de cette boisson nationale.
La Vierge miraculeuse de Smolensk, d'autres disent sa copie, est conservée dans ce couvent qui renferme huit églises.
Vers la fin du jour, je suis entré dans la principale; elle m'a paru imposante: l'obscurité ajoutait à l'impression du lieu. Les nonnes ont le soin d'orner les autels de leurs chapelles, et elles s'acquittent très-exactement de ce devoir, le plus facile de leur état, sans doute; quant aux devoirs les plus difficiles, ils sont, à ce qu'on m'assure, assez mal observés, car s'il en faut croire des personnes bien instruites, la conduite des religieuses de Moscou n'est rien moins qu'édifiante.
Cette église renferme les tombeaux de plusieurs Czarines et princesses, notamment celui de l'ambitieuse Sophie, sœur de Pierre-le-Grand, et le tombeau de la Czarine Eudoxie, la première épouse de ce prince. Cette malheureuse femme répudiée, je crois, en 1696, fut forcée de prendre le voile à Sousdal.
L'Église catholique a tant de respect pour l'indissoluble nœud du mariage, qu'elle ne permet à une femme mariée de se faire religieuse que lorsque son époux entre en même temps dans les ordres ou prononce comme elle des vœux monastiques. Telle est la règle; mais chez nous comme ailleurs, les lois ont souvent plié sous les intérêts; toutefois, l'histoire atteste que le clergé catholique est encore celui qui, dans le monde entier, sait le mieux défendre les droits sacrés de l'indépendance religieuse contre les usurpations de la politique humaine.
L'Impératrice nonne mourut à Moscou, au monastère de Devitscheipol, en 1731.
Le préau de l'église est en partie consacré au cimetière qui est beau. En général, les couvents russes ont plutôt l'air d'une agglomération de petites maisons, d'un quartier de ville muré que d'une retraite religieuse. Souvent détruits et rebâtis, ils ont une apparence moderne sous ce climat où rien ne dure, nul édifice ne peut résister ici à la guerre des éléments. Tout s'use en peu d'années et tout se refait à neuf; aussi le pays a-t-il l'apparence d'une colonie fondée de la veille. Le Kremlin seul semble destiné à braver le climat, et à vivre autant que l'Empire dont il est l'emblème et le boulevard.
Mais si les couvents russes n'imposent pas par le style de l'architecture, l'idée de l'irrévocable est toujours solennel. En sortant de cette enceinte, je n'étais guère en train de me mêler à la foule dont le bruit m'importunait. La nuit montait jusqu'au faîte des églises; je me mis à examiner un des plus beaux sites de Moscou et des environs; dans cette ville, les points de vue abondent. Du milieu des rues, vous n'apercevez que les maisons qui les bordent; mais traversez une grande place, montez quelques degrés, ouvrez une fenêtre, sortez sur un balcon, sur une terrasse, vous découvrez aussitôt une ville nouvelle, immense, répandue sur des collines assez profondément séparées par des champs de blé, des étangs, des bois même: l'enceinte de cette cité est un pays, et ce pays se prolonge jusque vers des campagnes inégales, mais dont les ondulations ressemblent aux vagues de la mer. La mer, vue de loin, fait toujours l'effet d'une plaine, quelqu'agités que soient ses flots.
Moscou est la ville des peintres de genre; mais les architectes, les sculpteurs et les peintres d'histoire n'ont rien à y voir, rien à y faire. Des masses d'édifices espacés dans des déserts y forment une multitude de jolis tableaux, et marquent hardiment les premiers plans des grands paysages qui rendent cette vieille capitale un lieu unique dans le monde, parce qu'elle est la seule grande cité qui, tout en se peuplant, soit encore restée pittoresque comme une campagne. On y compte autant de routes que de rues, de champs cultivés que de collines bâties, de vallons déserts que de places publiques. Sitôt qu'on s'éloigne du centre on se trouve dans un amas de villages, d'étangs, de forêts plutôt que dans une ville: ici vous apercevez de distance en distance d'imposants monastères qui s'élèvent, avec leurs multitudes d'églises et de clochers; là vous voyez des coteaux bâtis, d'autres coteaux ensemencés, ailleurs une rivière presqu'à sec en été; un peu plus loin ce sont des îles d'édifices extraordinaires autant que variés; des salles de spectacle avec leurs péristyles antiques sont environnées de palais de bois, les seules habitations d'architecture nationale, et toutes ces masses de constructions diverses sont à moitié cachées sous la verdure; enfin cette poétique décoration est toujours dominée par le vieux Kremlin aux murailles dentelées, aux tours extraordinaires et dont la couronne rappelle la tête chenue des chênes d'une forêt. Ce Parthénon des Slaves commande et protége Moscou; on dirait d'un doge de Venise assis au milieu de son sénat.
Ce soir les tentes où s'entassaient les promeneurs de Devitscheipol étaient empestées de senteurs diverses dont le mélange produisait un air fétide; c'était du cuir de Russie parfumé, c'était des boissons spiritueuses, de la bière aigre, du chou, c'était de la graisse aux bottes des Cosaques, du musc et de l'ambre sur la personne de quelques seigneurs venus là par désœuvrement, et qui paraissaient décidés à s'ennuyer, ne fût-ce que par orgueil aristocratique; il m'eût été impossible de respirer longtemps cet air méphitique.
Le plus grand des plaisirs de ce peuple, c'est l'ivresse, autrement dit, l'oubli. Pauvres gens! il leur faut rêver pour être heureux; mais ce qui prouve l'humeur débonnaire des Russes, c'est que lorsque des mugics se grisent, ces hommes, tout abrutis qu'ils sont, s'attendrissent au lieu de se battre et de s'entre-tuer selon l'usage des ivrognes de nos pays; ils pleurent et s'embrassent: intéressante et curieuse nation!… il serait doux de la rendre heureuse. Mais la tâche est rude, pour ne pas dire impossible à remplir. Trouvez-moi le moyen de satisfaire les vagues désirs d'un géant, jeune, paresseux, ignorant, ambitieux et garrotté au point de ne pouvoir bouger ni des pieds ni des mains!… Jamais je ne m'attendris sur le sort du peuple de ce pays sans plaindre également l'homme tout-puissant qui le gouverne.
Je m'éloignai des tavernes et me mis à parcourir la place: des nuées de promeneurs y soulevaient des flots de poussière. L'été d'Athènes est long, mais les jours en sont courts, et, grâce à la brise de mer, l'air n'y est guère plus chaud qu'il l'est à Moscou pendant le rapide été du Nord. Cette saison est en Russie d'une chaleur insupportable; elle tire à sa fin, la nuit revient et l'hiver la suit à grands pas; il va me forcer d'abréger mon séjour, malgré l'intérêt que je trouverais à prolonger ce voyage.
On ne souffre pas du froid à Moscou, c'est le refrain de tous les apologistes du climat de la Russie; peut-être disent-ils vrai, mais huit mois d'emprisonnement, de fourrures, de doubles fenêtres et de précautions pour se garantir d'une gelée de 15 à 30 degrés, n'y a-t-il pas là de quoi nous faire hésiter?
Le couvent de Devitscheipol est situé près de la Moskowa qu'il domine; le champ de foire, comme on dit en Normandie, c'est-à-dire la place où se donne la fête, est un terrain vague, descendant en pente, tantôt douce, tantôt rapide, jusqu'au lit de la rivière qui, cette année, ressemble à une route inégalement large, sablonneuse, sillonnée dans toute sa longueur par un filet d'eau. D'un côté vers la campagne, s'élèvent les tours du couvent qui bornent l'espace, et du côté opposé apparaissent les édifices du vieux Moscou, qu'on entrevoit dans le lointain; les échappées de vue sur la plaine et les masses de maisons coupées par des masses d'arbres, les planches grises des cabanes à côté du plâtre et de la chaux des splendides palais, les lointaines forêts de pins entourant la ville d'une ceinture de deuil, les teintes lentement décroissantes d'un long crépuscule: tout concourt ici à grandir l'effet des monotones paysages du Nord. C'est triste, mais c'est imposant. Il y a là une poésie écrite dans une langue mystérieuse que nous ne connaissons pas: en foulant cette terre opprimée, j'écoute sans les comprendre les lamentations d'un Jérémie ignoré; le despotisme doit enfanter ses prophètes: l'avenir est le paradis des esclaves et l'enfer des tyrans! quelques notes d'un chant douloureux, des regards obliques, fourbes, furtifs, rusés, me font interpréter la pensée qui germe dans le cœur de ce peuple; mais le temps et la jeunesse, qui bien qu'on la calomnie, est plus favorable à l'étude que ne l'est l'âge mûr, pourraient seuls m'enseigner nettement tous les mystères de cette poésie de la douleur.
À défaut de documents positifs je m'amuse au lieu de m'instruire; la physionomie du peuple, son costume moitié oriental, moitié finlandais, contribuent incessamment à divertir le voyageur; je m'applaudis d'être venu à cette fête si peu gaie, mais si différente de tout ce que j'ai vu ailleurs.
Les Cosaques se trouvaient mêlés en grand nombre parmi les promeneurs et les buveurs qui remplissaient la place. Ils formaient des groupes silencieux autour de quelques chanteurs dont les voix perçantes psalmodiaient des paroles mélancoliques sur une mélodie très-douce, quoique le rhythme en soit fortement marqué. Cet air est le chant national des Cosaques du Don. Il a quelque analogie avec la vieille mélodie des folies d'Espagne; mais il est plus triste, c'est doux et pénétrant comme la tenue du rossignol quand on l'entend de loin, la nuit, au fond des bois. Quelquefois les assistants répétaient en chœur les dernières paroles de la strophe.
En voici la traduction en prose vers par vers, qu'un Russe vient de m'apporter.
LE JEUNE COSAQUE.
Ils poussent le cri d'alarme,
J'entends mon cheval frapper la terre;
Je l'entends hennir,
Ne me retiens pas.
LA JEUNE FILLE.
Laisse les autres courir à la mort,
Toi, trop jeune et trop doux,
Tu veilleras encore cette fois sur notre chaumière;
Tu ne passeras pas le Don.
LE JEUNE COSAQUE.
L'ennemi, l'ennemi, aux armes!…
Je vais me battre pour vous;
Doux avec toi, fier avec l'ennemi,
Je suis jeune, mais j'ai du courage,
Le vieux Cosaque rougirait de honte et de colère
S'il partait sans moi.
LA JEUNE FILLE.
Vois ta mère pleurer,
Vois ses genoux trembler;
C'est elle et moi que va frapper ta lance
Avant d'avoir atteint l'ennemi.
LE JEUNE COSAQUE.
En racontant la campagne,
On me nommerait comme un lâche;
Si je meurs, mon nom célébré par mes frères,
Te consolera de ma mort.
LA JEUNE FILLE.
Non, le même tombeau nous réunira:
Si tu meurs, je te suivrai,
Tu pars seul, mais nous succomberons ensemble,
Adieu; je n'ai plus de pleurs.
Le sens de ces paroles me paraît moderne, mais la mélodie leur prête un charme d'ancienneté, de simplicité qui fait que je passerais des heures sans ennui à les entendre répéter par les voix du pays.
À chaque refrain, l'effet augmente: autrefois on dansait à Paris un pas russe que cette musique me rappelle. Mais sur les lieux, les mélodies nationales produisent une tout autre impression; au bout de quelques couplets on se sent pénétré d'un attendrissement irrésistible.
Il y a plus de mélancolie que de passion dans le chant des peuples du Nord; mais l'impression qu'il cause ne peut s'oublier, tandis qu'une émotion plus vive s'évanouit bientôt. La mélancolie dure plus longtemps que la passion. Après avoir écouté cet air plusieurs fois, je le trouvais moins monotone et plus expressif; c'est l'effet que produit ordinairement la musique simple, la répétition lui donne une puissance nouvelle. Les Cosaques de l'Oural ont aussi des chants particuliers; je regrette de ne les avoir pas entendus.
Cette race d'hommes mériterait une étude à part; mais ce travail n'est pas facile à faire pour un étranger pressé comme je le suis; les Cosaques, mariés pour la plupart, sont une famille militaire, une horde domptée plutôt qu'une troupe assujettie à la discipline du régiment. Attachés à leurs chefs comme un chien l'est à son maître, ils obéissent au commandement avec plus d'affection et moins de servilité que les autres soldats russes. Dans un pays où rien n'est défini, ils se croient les alliés, ils ne se sentent pas les esclaves du gouvernement Impérial. Leur agilité, leurs habitudes nomades, la vitesse et le nerf de leurs chevaux, la patience et l'adresse de l'homme et de la bête identifiés l'un à l'autre, endurcis ensemble à la fatigue, aux privations, sont une puissance. On ne peut s'empêcher d'admirer quel instinct géographique aide ces sauvages éclaireurs de l'armée à se guider sans routes dans les contrées qu'ils envahissent: dans les plus désertes, les plus stériles, comme dans les plus civilisées et les plus peuplées. À la guerre, ce seul nom de Cosaque ne répand-il pas d'avance la terreur chez les ennemis? Des généraux qui savent bien employer une telle cavalerie légère ont un grand moyen d'action que n'ont pas les capitaines des armées plus civilisées.
Les Cosaques sont, dit-on, d'un naturel doux; ils ont plus de sensibilité qu'on n'aurait droit d'en attendre d'un peuple aussi grossier; mais l'excès de leur ignorance me fait de la peine pour eux et pour leurs maîtres.
Quand je me rappelle le parti que les officiers tirent ici de la crédulité du soldat, tout ce que j'ai de dignité dans l'âme se révolte contre un gouvernement qui descend à de tels subterfuges, ou qui ne punit pas ceux de ses serviteurs qui osent y recourir.
Je tiens de bonne part que plusieurs chefs des Cosaques conduisant leurs hommes hors du pays, lors de la guerre de 1814 à 1815, leur disaient: «Tuez beaucoup d'ennemis, frappez vos adversaires sans crainte. Si vous mourez dans le combat, vous serez avant trois jours revenus auprès de vos femmes et de vos enfants; vous ressusciterez en chair et en os, corps et âme, qu'avez-vous donc à redouter?»
Des hommes habitués à reconnaître la voix de Dieu le Père dans celle de leurs officiers, prenaient à la lettre les promesses qu'on leur faisait, et se battaient avec l'espèce de courage que vous leur connaissez: c'est-à-dire qu'ils fuient en maraudeurs tant qu'ils peuvent échapper au danger; mais si la mort est inévitable ils l'affrontent en soldats.
Quant à moi, s'il fallait nécessairement recourir à de tels moyens ou à des moyens semblables pour conduire ces pauvres braves gens, je ne consentirais pas à rester huit jours leur officier. Tromper les hommes, dût le mensonge créer des héros, me paraîtrait une tâche indigne d'eux et de moi; je veux bien user du courage de ceux que je commande, mais je veux pouvoir l'admirer tout en en profitant; les exciter par des moyens légitimes à braver le danger, c'est le devoir d'un chef; les décider à mourir en leur cachant la mort, c'est ôter la vertu à leur courage, la dignité morale à leur dévouement; c'est agir en escamoteur d'âmes: escobarderie militaire qui ne vaut pas mieux qu'une escobarderie religieuse. Si la guerre excusait tout comme certaines gens le prétendent, qui excuserait la guerre?
Mais peut-on se figurer sans épouvante et sans dégoût l'état moral d'une nation dont les armées étaient dirigées de la sorte il n'y a pas vingt-cinq ans? Ce qui se passe aujourd'hui, je l'ignore et je crains de l'apprendre.
Ce trait est venu à ma connaissance, mais vous pouvez penser combien d'autres ruses pires que celle-ci peut-être ou semblables à celle-ci, me sont restées inconnues. Quand une fois on a recours à la puérilité pour gouverner les hommes, où peut-on s'arrêter? Toutefois la supercherie n'a qu'un effet borné; mais un mensonge par campagne et la machine de l'État marche: à chaque guerre suffit sa fraude.
Je finis par une fable qui semble avoir été faite exprès pour justifier ma colère. L'idée est d'un Polonais, l'évêque de Warmie, fameux par son esprit, sous le règne de Frédéric II; l'imitation en français est du comte Elzéar de Sabran.
L'ATTELAGE.—FABLE.
Un habile cocher menait un équipage,
Avec quatre chevaux par couples attelés;
Après les avoir muselés,
En les guidant il leur tint ce langage:
Ne vous laissez pas devancer,
Disait-il à ceux de derrière;
Ne vous laissez pas dépasser,
Ni même atteindre, en si belle carrière,
Disait-il à ceux de devant,
Qui l'écoutaient le nez au vent;
Un passant dans cette occurrence,
Lui dit alors à ce propos:
Vous trompez ces pauvres chevaux.
Il est vrai, reprit-il, mais la voiture avance.
FIN DU TROISIÈME VOLUME.
NOTES
[1: Ceci répond à une lettre reçue de Paris.]
[2: Voir le portrait des Russes, lettre trente-deuxième, Moscou.]
[3: Voyez l'épigraphe tome Ier et la conclusion tome IV.]
[4: Les Russes, superficiels en tout, ne sont profonds que dans l'art de feindre.]
[5: Voyez la description de Moscou.]
[6: Voyez la Russie, la Pologne et la Finlande, par M. J. H. Schnitzler. Paris, chez Jules Renouard, 1835, p. 193.—Je dois dire une fois pour toutes que ce bon et utile ouvrage, protégé à Pétersbourg, est extrêmement partial, du moins dans la forme du langage, condition nécessaire si l'on veut faire tolérer en Russie ce qu'on écrit touchant ce pays.]
[7: Voyez pour les nomenclatures, les mesures, les monuments et pour toute la partie technique de la description des lieux, la statistique de Schnitzler, page 200.]
[8: Voyez tome III, la lettre vingt-troisième.]
[9: Voyez dans l'Appendice, tome IV, l'histoire de l'emprisonnement d'un Français, de M. Pernet, à Moscou.]
[10: Voir lettre dix-huitième la description du costume de Fedor par le prince *** dans l'histoire de Thelenef.]
[11: Voyez l'histoire de Thelenef dans la lettre dix-huitième.]
[12: «Pierre Ier, en joignant par un canal la Msta à la Twer, avait établi une communication entre la mer Caspienne et le lac Ladoga, c'est-à-dire entre les rivages de la Perse et ceux de la mer Baltique; mais le lac, souvent orageux, est hérissé d'écueils, sur lesquels la Russie perdait chaque année un grand nombre de bâtiments. L'Empereur Pierre Ier conçut le projet d'épargner au commerce ce passage funeste en réunissant, par un nouveau canal, le Volkof à la Néva. Il commença les travaux; mais il fut mal secondé. Les ingénieurs qui obtinrent sa confiance se trompèrent et le trompèrent lui-même; les nivellements furent mal pris, et cet ouvrage utile ne fut terminé que sous le règne de Pierre II.»
(Histoire de Russie et des principales nations de l'Empire russe, par Pierre Charles l'Évêque, 4e édition, publiée par Malte-Brun, Depping.)
Si j'insère ici cet extrait, c'est par un sentiment d'équité. Je juge Pierre Ier d'une manière différente de la plupart des écrivains, et j'ai trouvé juste de citer, à propos des travaux qui font honneur aux règnes suivants, un trait propre à mettre en relief la sagacité d'esprit du fondateur de l'Empire russe moderne. Il s'est trompé en général dans la direction de sa politique intérieure, mais il apportait un jugement sûr, un tact fin dans les détails de l'administration.]
[13: Voyez tome II. treizième lettre, conversation de l'Empereur.]
[14: À quoi servent les institutions dans un pays où le gouvernement est au-dessus des lois, où le peuple languit dans l'oppression à côté de la justice, qui lui est montrée de loin comme on présente un morceau friand à un chien qu'on bat s'il ose en approcher, comme une curiosité qui subsiste à condition que personne n'y touche. On croit rêver quand sous un régime aussi cruellement arbitraire, on lit dans la brochure de M. J. Tolstoï, intitulée: Coup d'œil sur la législature russe, suivi d'un léger aperçu sur l'administration de ce pays, ces paroles dérisoires: «C'est elle (l'Impératrice Élisabeth) qui décréta l'abolition de la peine de mort; cette question si difficile à résoudre, que les publicistes les plus éclairés, les criminalistes et les jurisconsultes de nos jours ont examinée, controversée et débattue sous toutes ses faces sans parvenir à en trouver la solution, Élisabeth l'a résolue il y a environ un siècle dans un pays qu'on ne cesse de représenter comme une terre barbare.» Ce chant de triomphe exécuté d'un air si délibéré nous donne un échantillon de la manière dont les Russes comprennent la civilisation. En fait de progrès politique et législatif, la Russie jusqu'à présent s'est contentée du mot; à la manière dont les lois sont observées dans ce pays on ne risque rien de les faire douces. C'est ainsi que par un système opposé on les faisait sévères dans l'Europe occidentale du moyen âge et avec tout aussi peu de succès! On devrait dire aux Russes: commencez par décréter la permission de vivre, vous raffinerez ensuite sur le code pénal.
En 1836, la sœur d'un M. Pawlof, employé dans je ne sais quelle administration, avait été séduite par un jeune homme qui refusait de l'épouser, malgré les sommations du frère. Celui-ci apprenant que le séducteur allait épouser une autre femme, attend le fiancé à la porte de sa maison au moment où le cortége revient de la messe et il poignarde le marié. Le lendemain, Pawlof fut dégradé, il allait subir la peine légale de l'exil, lorsque l'Empereur, mieux informé, casse l'arrêt de l'Empereur mal informé!… Le surlendemain, l'assassin est réhabilité.
Lors de l'affaire d'Alibaud, un Russe, qui n'est pas un paysan puisqu'il est le neveu d'un des grands seigneurs les plus spirituels de la Russie, déclamait contre le gouvernement français: quel pays, s'écriait-il; juger un pareil monstre!… que ne l'exécutait-on le lendemain de son attentat!!…
Voilà l'idée que les Russes se font du respect qu'on doit à la justice et au monarque.
La courte brochure de M. J. Tolstoï n'est qu'un hymne en prose en l'honneur du despotisme, qu'il confond sans cesse, soit à dessein, soit naïvement, avec la monarchie tempérée; cet ouvrage est précieux par les aveux qui s'y trouvent renfermés sous la forme de louanges: il a d'ailleurs un caractère officiel comme tout ce que publient les Russes qui veulent continuer de vivre dans leur pays. Voici quelques exemples de cette flatterie innocente qui ailleurs s'appellerait insulte; mais ici l'encens n'est pas raffiné. L'auteur loue l'Empereur Nicolas des réformes introduites par ce prince dans le code des lois russes: grâce à ces améliorations, dit-il, aucun noble ne pourra désormais être mis aux fers quelle que soit sa condamnation. Ce titre de gloire du législateur, rapproché des actes de l'Empereur, et particulièrement des faits que vous venez de lire, vous donne la mesure de la confiance que vous pouvez accorder aux lois de ce pays et à ceux qui s'enorgueillissent tantôt de leur douceur, tantôt de leur efficacité. Ailleurs le même courtisan…, j'allais dire écrivain, poursuit son cours de louanges et nous exalte en ces termes ce qu'il prend pour la constitution de son malheureux pays: «En Russie, la loi qui émane directement du souverain, acquiert plus de force que les lois qui proviennent des assemblées délibérantes par la raison qu'il y a un sentiment religieux attaché à tout ce qui dérive de ce principe, l'Empereur étant le chef-né de la religion du pays; et le peuple que des doctrines déicides n'ont pas encore entamé, considère comme sacré tout ce qui découle de cette source.»
La sécurité avec laquelle cette flatterie est dispensée rend toute remarque superflue, nulle satire ne pourrait porter coup après de tels éloges. Le choix du point de vue de l'écrivain, homme du monde, homme d'esprit, homme d'affaires, vous en apprend plus sur la législation de son pays, ou plutôt sur la confusion religieuse, politique et juridique qu'on appelle l'ordre social en Russie, sur la vie civile, sur l'esprit, les opinions et les mœurs des Russes que tout ce que j'essaierais de vous développer dans des volumes de réflexions.]
[15: Je n'ai pas cette crainte en publiant mon voyage, car ayant écrit librement mon opinion sur toutes choses, je ne puis être soupçonné de parler, en cette circonstance, à la prière d'une famille ou d'une personne.]
[16: Je pensais, non sans fondement, que ces flatteries circonstanciées saisies à la frontière assureraient ma tranquillité pendant le reste de mon voyage.]
[17: Voir pour la description de ce qui reste de cette ville célèbre la relation écrite au retour de Moscou.]
[18: Il y a un peu plus de cent ans que les femmes russes vivaient renfermées.]
[19: Il n'y a rien qu'un Empereur de Russie ne puisse mettre à la mode dans son pays; à Milan, si le vice-roi protége un artiste, celui-ci est perdu de réputation et sifflé impitoyablement.]
[20:
Milan, ce 1er janvier 1842.
Trois années ne se sont pas encore écoulées depuis le jour que cette lettre fut écrite, et madame la comtesse O'Donnell à qui elle était adressée, n'existe plus; à peine arrivée jusqu'au milieu de la vie, elle est morte, quasi subitement, sans presque avoir été malade, sans pouvoir préparer sa famille, ses amis à la douleur de la perdre.
Nous qui comptions sur ses soins ingénieux pour nous consoler dans les inévitables chagrins de la vieillesse, faut-il que nous l'ayons vue, jeune encore, aimée, entourée, nous devancer sur cette pente que nous descendrons vieux et délaissés en regrettant à chaque pas l'appui que nous promettait son cœur généreux, son charmant esprit?
Hélas! sans craindre désormais de la compromettre en lui adressant mes jugements sur le singulier pays que je décris, je mets ici son nom à l'abri du tombeau. Aussi ce nom paraîtra-t-il seul cette fois parmi les lettres que je publierai.
C'est celui d'une des femmes les plus aimables, les plus spirituelles que j'aie connues; elle était en même temps l'une des plus dignes d'inspirer, comme des plus capables d'éprouver une amitié véritable. Elle savait à la fois diriger hardiment et doucement embellir la vie de ses amis; sa raison courageuse lui inspirait les conseils les plus sages, son cœur lui dictait les résolutions les plus nobles, les plus fortes; et la gaieté de son esprit rendait l'existence facile aux plus malheureux; comment désespérer de l'avenir quand on rit du présent?
C'était un caractère sérieux, un esprit léger, piquant, aussi prompt à la réplique, qu'indépendant dans ses aperçus; esprit plein de ressort, esprit imprévu comme les circonstances qui provoquaient ses saillies; esprit toujours prêt à répondre au besoin qu'on avait de lui, et qu'il avait de lui-même, car ses reparties étaient parfois une défense terrible.
Ennemie éclairée de toute affectation, elle compatissait à la faiblesse; elle usait avec discernement des armes que lui fournissait sa pénétration naturelle; équitable jusque dans ses plaisanteries, juste même dans ses vivacités, elle ne frappait que sur les ridicules évitables; douée d'un jugement droit et en même temps exempte de toute pédanterie, elle rectifiait les préjugés des autres avec une adresse d'autant plus efficace qu'elle était mieux cachée; sans la sincérité du sentiment qui la guidait dans ce travail bienfaisant, on aurait pris son habile instinct, son goût sûr et délicat pour de l'art, tant elle réussissait à corriger les défauts, et même à redresser les torts sans blesser les personnes. Mais cet art était de la bonté. Sa finesse ne lui a jamais servi qu'à réaliser les désirs bienveillants de son cœur.
Lorsqu'elle croyait de son devoir d'éclairer la raison d'un ami elle disait des vérités sévères sans irriter l'amour-propre, car sa franchise était une preuve d'intérêt, et rien n'était plus flatteur que de l'intéresser, parce qu'elle avait l'âme trop noble pour n'être pas indépendante; exclusive dans ses affections, elle jugeait ce qu'elle aimait; car elle avait l'esprit d'une rare justesse, qualité sans laquelle toutes les autres sont perdues.
Ce qu'elle montrait de son caractère était agréable, ce qu'elle en cachait était attachant; elle avait toujours l'envie de faire du bien, mais elle n'avouait ordinairement que celle d'amuser et de plaire.
D'autant plus ingénu, plus élégant, plus libre dans ses allures qu'il s'appliquait moins à produire, son esprit aimait à se jeter par la fenêtre comme l'or des riches. Elle disait qu'elle jouissait mieux du talent des autres, parce qu'elle ne possédait que celui de l'apprécier.
La vie de famille lui avait fourni d'abord plus qu'à personne les exemples nécessaires et les occasions favorables au développement de cette aimable disposition innée à jouir sincèrement des productions d'autrui[21], faculté qu'elle sut exercer ensuite d'une manière gracieuse au profit de tout le monde.
Toutefois, on se serait trompé si l'on eût pris au mot sa modestie naturelle: un esprit si fécond en aperçus fins, en expressions originales et pittoresques, brillant parmi les plus brillants, prime-sautier, comme dirait Montaigne, équivaut bien au talent; c'était l'esprit de conversation de la société parisienne au meilleur temps, mais appliqué à juger notre époque qu'elle comprenait comme un philosophe, et peignait comme un miroir. Tant de qualités diverses, tant de solidité de caractère, de bonté de cœur, de mouvement d'esprit, un si heureux mélange de raison et de gaieté faisait d'elle un des types de ces femmes françaises, qui avec leur énergie cachée sous des grâces dont elles seules ont le secret sont selon les temps des coquettes séduisantes ou des héros. Les révolutions éprouvent le fond des cœurs et mettent au jour les vertus ignorées.
Naturellement obligeante, elle était heureuse du bien qu'elle faisait plus que des services qu'on lui rendait et pourtant… faculté rare!… elle avait poussé la délicatesse de l'amitié au point d'apprendre à recevoir aussi bien qu'à donner; c'est avoir atteint la perfection du sentiment.
Veillant de près et de loin sur ses amis, sans jamais les importuner de sa sollicitude; toujours sincère avec elle-même et patiente envers les autres; résignée à leurs imperfections comme à la nécessité, cachant avec un soin contraire à celui que prennent les femmes ordinaires, une sagesse profonde sous la légèreté du discours, elle voyait les hommes comme ils sont, et les choses du côté consolant. Ceux qui l'ont connue, savent aussi bien que moi tout ce qu'il y avait de philosophie, de courage dans sa manière prompte et simple de se soumettre aux circonstances, et de charité, d'élévation, de pénétration dans ses jugements sur les caractères.
Eclairée sur les objets de ses affections, elle les aimait malgré leurs défauts qu'elle ne cherchait à cacher qu'aux yeux du monde, elle les aimait dans leurs succès comme dans leurs revers, car elle était exempte d'envie, et ce qui est plus rare, et plus beau, elle savait en même temps s'abstenir de toute générosité de parade.
Ses procédés envers les amis malheureux paraissaient le résultat d'une douce inspiration plutôt que le produit d'un calcul de vertu formulé d'avance: rien en elle n'annonçait la contrainte, et tout avait le charme du naturel: mère, fille, sœur, amie excellente, elle n'employait sa vie qu'à faire du bien aux personnes qui lui étaient chères, et loin de se vanter de tant de dévouement, elle était la dernière à s'apercevoir des sacrifices qu'elle faisait; elle en obtenait le prix sans le demander; enfin on pardonnait en elle ce qu'on hait dans les autres: la jalousie; elle était jalouse.. mais seulement des affections et jamais des avantages; cette inquiétude exempte d'exigence et de vanité désarmait les cœurs les plus fiers et les attachait sans les révolter: l'envie inspire le mépris, la jalousie mérite la compassion.
Telle était la femme à qui j'écrivais cette lettre au moment d'entrer à Moscou; celui qui m'aurait dit alors qu'avant de la publier j'y ajouterais une si triste note, m'aurait découragé pour tout le reste du voyage.
Elle était si aimée, si vivante, qu'on ne peut croire à sa mort, même en la pleurant. Elle revit dans tous nos souvenirs; chacun de nos plaisirs, chacune de nos peines, la font renaître dans notre imagination, et désormais notre vie ne sera qu'une continuelle évocation de cette vie que nous n'eussions jamais dû voir s'éteindre.
Ce n'est pas moi seul que je désigne ici par ce mot nous, je parle pour tous ceux qui l'ont aimée, c'est-à-dire bien connue, pour sa famille, surtout pour sa mère qui lui ressemble, et je suis assuré que malgré la distance qui nous sépare en ce moment ils retrouveront une partie de leurs sentiments dans l'expression des miens.]
[21: Madame O'Donnell était fille de madame Sophie Gay et sœur de madame Delphine de Girardin.]
[22: Les salons d'une femme, expression nouvellement empruntée aux restaurateurs par les gens du grand monde.]
[23: Le dernier patriarche de Moscou. (Note du Voyageur.)]
[24: L'Empereur. (Ibid.)]
[25: Peu s'en fallut que ce malheur auquel je croyais avoir échappé ne m'arrivât. Le mal d'yeux qui commençait, quand j'écrivais cette lettre, n'a fait qu'augmenter pendant tout mon séjour à Moscou et plus loin; enfin, au retour de la foire de Nijni, il a dégénéré en une ophthalmie dont je me ressens encore.]
[26: Schnitzler, dans sa statistique, décrit ainsi le territoire du gouvernement de Moscou; je copie littéralement:
«Généralement le sol est maigre, fangeux et peu fertile, et quoique près de la moitié de sa surface soit en culture, il n'est nullement proportionné à la population et ne donne qu'un produit très-médiocre, insuffisant pour la consommation,» etc., etc. (La Russie, la Pologne et la Finlande, par M. J. H. Schnitzler, Paris, chez J. Renouard, 1835. Page 37.)]
[27: C'est le titre qu'on donnait alors aux grands-ducs de Moscou. (Note du Voyageur.)]
[28: Le palais d'hiver à Pétersbourg fut brûlé le 29 décembre 1837.]
[29: Karamsin n'a sûrement pas cherché à exagérer ce qui pouvait déplaire à de tels juges.]
[30: M. de Tolstoï, que j'ai cité ailleurs, expose en ces termes la doctrine des hommes politiques de son pays:
«Et qu'on ne dise pas qu'un seul homme peut faillir, que ses aberrations peuvent amener de graves catastrophes, d'autant plus qu'aucune responsabilité ne domine ses actes.
[…]
«Est-il possible d'admettre l'absence du sentiment patriotique dans un homme appelé par la Providence à gouverner ses semblables? un tel prince serait une exception monstrueuse.
«Pour ce qui regarde la responsabilité, elle existe dans la malédiction des peuples[31] et dans les tables de l'histoire qui burine sans pitié les méfaits des puissants de la terre. Où en serait l'Empire de Russie si Pierre-le-Grand eût été gêné dans l'exercice de son pouvoir?
«Où en seraient les Russes, si des députés se réunissaient chaque année pour passer six mois à délibérer sur des mesures dont la plupart d'entre eux n'ont aucune idée? Car la science gouvernementale n'est pas innée; et que deviendrions-nous, si nous n'avions pas à la tête des destinées de la Russie un monarque dont la pensée sage et énergique, libre de tout contrôle, n'est dirigée que vers un seul but: le bonheur de la Russie[32]?» (Coup d'œil sur la Législation russe. Pages 143, 144.)]
[31: Elle n'existe pas dans un pays où l'on bénit la tyrannie dans ses derniers excès. (Note du Voyageur.)]
[32: Ceci suffit, je pense, pour prouver que les idées politiques des Russes les plus éclairés de nos jours ne diffèrent pas beaucoup de celles des sujets d'Ivan IV, et que dans leur idolâtrie monarchique ils ne cessent de confondre le despotisme absolu avec un gouvernement tempéré. (Ibid.)]
[33: Karamsin d'où ceci est extrait cite les sources. (Ibid.)]
[34: Les enfants boyards sont un corps de trois cent mille hommes tenanciers de la couronne, institués comme une noblesse secondaire par Ivan III, aïeul d'Ivan IV.]
[35: Le supplice de ceux-ci fut simple: grâce enviée de bien des malheureux sous ce règne. (Note du Voyageur.)]
[36: Donc la commune était la Russie entière, moins les six mille bandits gagés par le Czar. (Ibid.)]
[37: Qui plus tard fut l'assassin de l'héritier du trône et l'usurpateur de la couronne. (Ibid.)]
[38: Ce dévouement de la victime du tyran est certainement une espèce de fanatisme particulière aux hommes de l'Asie et aux Russes. (Ibid.)]
[39: On peut voir tous les jours à la cour de l'Empereur Nicolas un grand seigneur, surnommé tout bas l'empoisonneur, et qui plaisante de ce sobriquet.]
[40: Je suppose qu'il y a ici une erreur du traducteur, et qu'il faudrait substituer le mot d'autocratie à celui d'aristocratie; mais je copie littéralement. (Note du Voyageur.)]
[41: Tel est le terme assigné par Karamsin à la tyrannie d'Ivan IV, qui régna cinquante ans. (Ibid.)]
[42: Comparaison vraiment russe et qui montre combien l'étude de l'histoire est inutile quand on en tire des conséquences forcées. Néanmoins, il faut le répéter, Karamsin est un esprit distingué; mais il est né et il a vécu en Russie. (Ibid.)]
[43: Et vous osez qualifier du titre de martyre une telle servilité! (Ibid.)]
[44: Copie littérale. (Ibid.)]
[45: Voyez dans son Code ou Concordance des lois au chap. VI, les art. 1, 2, 6 et 8.]
[46: Bruce.]
[47: Ici Pierre-le-Grand n'est-il pas plus odieux, s'il est possible, qu'Ivan IV le Terrible?]
[481: Pleurer sur sa victime est un des traits du caractère russe. (Note du voyageur.)]
[49: Ceci est pris de Laveau. J'ai lu ailleurs que cette église avait été construite sous Vassili-le-Béni, auquel on attribuait le même trait d'inhumanité dont Laveau accuse Ivan IV.]
[50: Voyez la Chronique de Moscovie, par P. Petrius suédois, imprimée en allemand, à Leipsick, en 1620, in-4, part. II, p. 159. Cette espèce d'esclavage commença vers le milieu du XIIIe siècle et dura près de deux cent soixante ans. Note par Coste. Essais de Montaigne, livre Ier, chap. 48 des Destriès, p. 14 de l'édition de Paris, Firmin Didot frères, 1836, en un seul volume. (Note de l'Éditeur de Montaigne.)]
[51: Voir plus loin le danger d'une telle illusion et la détention arbitraire d'un Français. Vol. IV, APPENDICE.]
[52: Je savais ce fait, et je l'ai noté ailleurs.]
LA RUSSIE EN 1839
PAR
LE MARQUIS DE CUSTINE
«Respectez surtout les étrangers, de quelque qualité, de quelque rang qu'ils soient, et si vous n'êtes pas à même de les combler de présents, prodiguez-leur au moins des marques de bienveillance, puisque de la manière dont ils sont traités dans un pays dépend le bien et le mal qu'ils en disent en retournant dans le leur.»
(Extrait des conseils de Vladimir Monomaque à ses enfants en 1126 Histoire de l'Empire de Russie, par Karamsin, t. II, p. 205.)
TOME QUATRIÈME
PARIS
LIBRAIRIE D'AMYOT, ÉDITEUR
6, RUE DE LA PAIX
1843
LETTRE VINGT-NEUVIÈME.
La mosquée tatare.—Comment vivent à Moscou les descendants des Mongols.—Leur portrait.—Réflexions sur le sort des diverses races qui composent le genre humain.—Tolérance humiliante.—Points de vue pittoresques.—Le Kremlin.—Citation de Laveau.—Tour de Soukareff.—Vaste réservoir d'eau.—Architecture byzantine.—Établissements publics.—L'Empereur partout.—Antipathie du caractère des Slaves et des Allemands.—Grand manége de Moscou.—Le club des nobles.—Ce que les Russes entendent par la civilisation.—Ordonnances de Pierre Ier touchant la politesse.—Goût des Russes pour le clinquant.—Habitudes des grands seigneurs.—Ravages de l'ennui dans une société composée comme l'est celle de Moscou.—Un café russe.—Costume des garçons de café.—Humilité des anciens serfs russes.—Leur croyance religieuse.—La société de Moscou.—Maison de campagne dans l'enceinte de la ville.—Maisons de bois.—Dîner sous une tente.—Vraie politesse.—Caractère des Russes.—Leur mépris pour la clémence.—L'Empereur flatte ce sentiment.—Manières gracieuses des Russes.—Leur puissance de séduction.—Illusions qu'elle produit.—Affinité de caractère des Russes et des Polonais.—Vie des mauvais sujets du grand monde à Moscou.—Ce qui explique leurs écarts.—Mobilité sans égale.—Ce qui sert d'excuse au despotisme.—Conséquences morales de ce régime.—Mauvaise foi nuisible même aux mauvaises mœurs.—Note sur notre littérature moderne.—Le respect pour la parole.—Ivrogne du grand monde.—Russes questionneurs et impolis.—Portrait du prince ***.—Ses compagnons.—Assassinat dans un couvent de femmes.—Histoires amoureuses.—Conversation de table d'hôte.—Le Lovelace du Kremlin.—Une motion burlesque.—Pruderie moderne.—Partie de campagne.—Adieux du prince*** dans une cour d'auberge.—Description de cette scène.—Le cocher élégant.—Mœurs des bourgeoises de Moscou.—Les libertins bien vus en ce pays.—Pourquoi.—Fruit du despotisme.—Erreur commune sur les conséquences de l'autocratie.—Condition des serfs.—Ce qui fait réellement la force de l'autocratie.—Double écueil.—Prétentions mal fondées.—Fausse route.—Résultats du système de Pierre Ier.—Vraie puissance de la Russie.—Ce qui a fait la grandeur du Czar Pierre.—Son influence jusqu'à ce jour.—Comment je cache mes lettres.—Pétrowski.—Chant des Bohémiens russes.—Révolution musicale opérée par Duprez.—Physionomie des Bohémiennes.—Opéra russe.—Comédie en français.—Manière dont les Russes parlent et entendent le français.—Illusion qu'ils nous font.—Un Russe dans sa bibliothèque.—Puérilité.—La tarandasse, voiture du pays.—Ce qu'est pour un Russe un voyage de quatre cents lieues.—Aimable trait de caractère.
Moscou, ce … août 1839.
Depuis deux jours j'ai vu beaucoup de choses: d'abord la mosquée tatare. Le culte des vainqueurs est aujourd'hui toléré dans un coin de la capitale des vaincus; encore ne l'est-il qu'à condition de laisser aux chrétiens la libre entrée du sanctuaire mahométan.
Cette mosquée est un petit édifice d'apparence mesquine, et les hommes à qui l'on permet d'y adorer Dieu et le prophète ont la mine chétive, l'air sale, pauvre, craintif. Ils viennent se prosterner dans ce temple tous les vendredis sur un mauvais morceau de laine que chacun apporte là soi-même. Leurs beaux habits asiatiques sont devenus des haillons, leur arrogance de la ruse inutile, leur toute-puissance de l'abjection; ils vivent le plus séparés qu'ils peuvent de la population qui les environne et les étouffe. Certes, à voir ces figures de mendiants ramper au milieu de la Russie actuelle, on ne se douterait guère de la tyrannie que leurs pères exerçaient contre les Moscovites.
Renfermés autant que possible dans la pratique de leur religion, ces malheureux fils de conquérants trafiquent à Moscou des denrées et des marchandises de l'Asie, et afin d'être le plus mahométans qu'ils peuvent, ils évitent de faire usage de vin et de liqueurs fortes, et ils tiennent leurs femmes en prison ou du moins voilées, pour les soustraire aux regards des autres hommes qui pourtant ne pensent guère à elles, car la race mongole est peu attrayante. Des joues aux pommettes saillantes, des nez écrasés, des yeux petits, noirs, enfoncés, des cheveux crépus, une peau bise et huileuse, une taille au-dessous de la moyenne; misère et saleté; voilà ce que j'ai remarqué chez les hommes de cette race abâtardie, ainsi que chez le petit nombre de femmes dont j'ai pu apercevoir les traits.
Ne dirait-on pas que la justice divine si incompréhensible quand on considère le sort des individus, devient éclatante lorsque l'on réfléchit sur la destinée des nations? La vie de chaque homme est un drame qui se noue sur un théâtre et se dénoue sur un autre, mais il n'en est pas ainsi de la vie des nations. Cette instructive tragédie commence et finit sur la terre; voilà pourquoi l'histoire est une lecture sainte; c'est la justification de la Providence.
Saint Paul avait dit: «Respect aux puissances; elles sont instituées de Dieu.» L'Église, avec lui, a tiré l'homme de son isolement, il y a bientôt deux mille ans, en le baptisant citoyen d'une société éternelle, et dont toutes les autres sociétés n'étaient que des modèles imparfaits: ces vérités ne sont point démenties, au contraire, elles sont confirmées par l'expérience. Plus on étudie le caractère des différentes nations qui se partagent le gouvernement de la terre, et plus on reconnaît que leur sort est la conséquence de leur religion; l'élément religieux est nécessaire à la durée des sociétés, parce qu'il faut aux hommes une croyance surnaturelle, afin de faire cesser pour eux le soi-disant état de nature, état de violence et d'iniquité; et les malheurs des races opprimées ne sont que la punition de leurs infidélités ou de leurs erreurs volontaires en matière de foi; telle est la croyance que je me suis formée à la suite de mes nombreux pèlerinages. Tout voyageur est forcé de devenir philosophe et plus que philosophe, car il faut être chrétien pour pouvoir contempler sans vertige la condition des différentes races dispersées sur le globe, et pour méditer sans désespoir sur les jugements de Dieu, cause mystérieuse des vicissitudes humaines…
Je vous dis mes réflexions dans la mosquée pendant la prière des enfants de Bati, devenus des parias chez leurs esclaves…
Aujourd'hui, la condition d'un Tatare en Russie ne vaut pas celle d'un serf moscovite.
Les Russes s'enorgueillissent de la tolérance qu'ils accordent au culte de leurs anciens tyrans; je la trouve plus fastueuse que philosophique, et pour le peuple qui la subit, c'est une humiliation de plus. À la place des descendants de ces implacables Mongols qui furent si longtemps les maîtres de la Russie et l'effroi du monde, j'aimerais mieux prier Dieu dans le secret de mon cœur que dans une ombre de mosquée due à la pitié de mes anciens tributaires.
Quand je parcours Moscou sans but et sans guide, le hasard me sert toujours bien. On ne peut s'ennuyer à errer dans une ville où chaque rue, chaque maison a son échappée de vue sur une autre ville, qui semble bâtie par les génies, ville toute hérissée de murailles brodées, crénelées, découpées, qui supportent une multitude de vigies, de tours et de flèches, enfin sur le Kremlin, forteresse poétique par son aspect, historique par son nom… J'y reviens sans cesse par l'attrait qu'on éprouve pour tout ce qui frappe vivement l'imagination; mais il faut se garder d'examiner en détail l'amas incohérent de monuments dont est encombrée cette montagne murée. Le sens exquis de l'art, c'est-à-dire le talent de trouver la seule expression parfaitement juste d'une pensée originale, manque aux Russes; cependant lorsque les géants copient, leurs imitations ont toujours un genre de beauté; les œuvres du génie sont grandioses, celles de la force matérielle sont grandes: c'est encore quelque chose.
Le Kremlin est pour moi tout Moscou. J'ai tort, mais ma raison réclame en vain, je ne m'intéresse ici qu'à cette vénérable citadelle, la racine d'un Empire et le cœur d'une ville.
Voici comment l'auteur du meilleur guide de Moscou que nous ayons, Lecointe de Laveau, décrit cette ville: «Moscou, dit-il, doit sa beauté originale aux murs crénelés du Kitaigorod et du Kremlin[1], à la singulière architecture de ses églises, à ses coupoles dorées et à ses nombreux jardins; que l'on prodigue les millions pour élever le palais de Bajeanoff au Kremlin, qu'on dépouille de ses murs[2]; que l'on édifie des églises régulièrement belles, à la place de ces clochers en lanternes, et de ces cinq coupoles qui s'élèvent de toutes parts; que la manie de bâtir convertisse les jardins en maisons, et alors on aura, au lieu de Moscou, une des plus grandes villes européennes, mais qui n'attirera plus la curiosité des voyageurs.»
Ces lignes expriment des idées qui s'accordent avec les miennes, et qui par conséquent m'ont frappé par leur justesse.
Pour me distraire un instant du terrible Kremlin, j'ai été visiter la tour de Soukareff, bâtie sur une hauteur, près d'une des entrées de la ville. Le premier étage est une vaste construction où l'on a pratiqué un immense réservoir; on pourrait se promener en petit bateau dans ce bassin qui distribue aux différents quartiers de la ville presque toute l'eau qu'on boit à Moscou. La vue de cette espèce de mare murée et suspendue à une grande hauteur, produit une impression singulière. L'architecture de l'édifice, assez moderne d'ailleurs, est lourde et triste; mais des arcades byzantines, de solides rampes d'escaliers, des ornements dans le style du Bas-Empire, en rendent l'ensemble imposant. Ce style se perpétue en Moscovie; appliqué avec discernement, il eût donné naissance à la seule architecture nationale possible chez les Russes; inventé dans un climat tempéré, il s'accorde également avec les besoins de l'homme du Nord, et avec les habitudes de l'homme des pays chauds. Les intérieurs des édifices byzantins sont assez semblables à des caves ornées, et grâce à la solidité des murailles massives, à l'obscurité des voûtes, on y trouve un abri contre le froid aussi bien que contre le soleil.
On m'a fait voir l'Université, l'École des cadets, les Instituts de Sainte-Catherine et de Saint-Alexandre, les veuves, enfin l'Institut Alexandrinien: les enfants trouvés, tout cela est vaste et pompeux; les Russes s'enorgueillissent d'avoir un si grand nombre de beaux établissements publics à montrer aux étrangers; pour ma part, je me contenterais d'une moindre magnificence en ce genre, car rien n'est plus ennuyeux à parcourir que ces blancs palais somptueusement monotones, où tout marche militairement et où la vie humaine semble réduite à l'action d'une roue de pendule. Demandez à d'autres ce que j'ai vu dans ces utiles et superbes pépinières d'officiers, de mères de famille et d'institutrices; ce n'est pas moi qui vous le dirai: sachez seulement que ces congrégations moitié politiques, moitié charitables, m'ont paru des modèles de bon ordre, de soin, de propreté; ceci fait honneur aux chefs de ces diverses écoles, ainsi qu'au chef suprême de l'Empire.
On ne peut un seul instant oublier cet homme unique par qui la Russie pense, juge et vit; cet homme, la science et la conscience de son peuple, qui prévoit, mesure, ordonne, distribue tout ce qui est nécessaire et permis aux autres hommes, auxquels il tient lieu de raison, de volonté, d'imagination, de passion, car sous son règne pesant, il n'est loisible à nulle créature de respirer, de souffrir, d'aimer hors des cadres tracés d'avance par la sagesse suprême qui pourvoit ou qui est censée pourvoir à tous les besoins des individus comme à ceux de l'État.
Chez nous on est fatigué de licence et de variété, ici on est découragé par l'uniformité, glacé par la pédanterie qu'on ne peut plus séparer de l'idée de l'ordre, d'où il arrive qu'on hait ce qu'on devrait aimer. La Russie, cette nation enfant, n'est qu'un immense collége: tout s'y passe comme à l'école militaire, excepté que les écoliers n'en sortent qu'à la mort.
Ce qu'il y a d'allemand dans l'esprit du gouvernement russe est antipathique au caractère slave; ce peuple oriental, nonchalant, capricieux, poétique, s'il disait ce qu'il pense, se plaindrait amèrement de la discipline germanique qui lui est imposée depuis Alexis, Pierre-le-Grand et Catherine II, par une race de souverains étrangers. La famille Impériale a beau faire, elle sera toujours trop tudesque pour conduire tranquillement les Russes et pour se sentir d'aplomb chez eux[3]; elle les subjugue, elle ne les gouverne pas. Les paysans seuls s'y trompent.
J'ai poussé le scrupule de voyageur jusqu'à me laisser conduire à un manége, le plus grand je crois qui existe: le plafond en est soutenu par des arceaux de fer légers et hardis: c'est un édifice étonnant dans son genre.
Le club des nobles est fermé pendant cette saison: je m'y suis rendu également par acquit de conscience. On voit dans la salle principale une statue de Catherine II. Cette salle est ornée de colonnes et se termine d'un côté par une demi-rotonde. Elle peut contenir environ 3000 personnes: il s'y donne pendant l'hiver des fêtes fort brillantes, dit-on; je crois sans peine à la magnificence des bals de Moscou; les grands seigneurs russes entendent à merveille l'art de varier autant que possible ces monotones divertissements obligés; leur luxe est réservé aux plaisirs d'apparat; leur imagination s'y complaît; ils prennent l'éclat pour la civilisation, le clinquant pour l'élégance, et ceci me prouve qu'ils sont plus incultes encore que nous ne l'imaginons. Il y a un peu plus de cent ans que Pierre-le-Grand leur dictait des lois de politesse applicables dans chaque classe de la société; il ordonnait des réunions à l'instar des bals et des assemblées de la vieille Europe. Il forçait les Russes à s'inviter les uns les autres à ces réunions imitées des assemblées en usage chez les nations de la vieille Europe, puis il les obligeait d'admettre leurs femmes dans ces cercles en les exhortant à ôter leur chapeau pour entrer dans la chambre. Mais tandis que ce grand précepteur de son peuple enseignait si bien la civilité puérile aux boyards et aux marchands de Moscou, il s'abaissait lui-même à la pratique des métiers les plus vils, à commencer par celui de bourreau; on lui a vu couper vingt têtes de sa main dans une soirée; et on l'a entendu se vanter de son adresse à ce métier qu'il exerça avec une rare férocité lorsqu'il eut triomphé des coupables mais encore plus malheureux strélitz: telle est l'éducation, tels sont les exemples qu'on donnait aux Russes il y a un siècle et demi, pendant qu'on représentait le Misanthrope à Paris; et c'est de l'homme dont ils recevaient ces leçons, de ce digne héritier des Ivan, qu'ils ont fait leur dieu, le modèle du prince russe à tout jamais!
Aujourd'hui ces nouveaux convertis à la civilisation n'ont pas encore perdu leur goût de parvenus pour ce qui a de l'éclat, pour tout ce qui attire les yeux.
Les enfants et les sauvages aiment ce qui brille: les Russes sont des enfants qui ont l'habitude, non l'expérience du malheur. De là, pour le dire en passant, le mélange de légèreté et de causticité qui les caractérise. L'agrément d'une vie égale, calme, arrangée seulement pour satisfaire les affections intimes, pour le plaisir de la conversation, pour les jouissances de l'esprit, ne leur suffirait pas longtemps.
Ce n'est pas cependant que les grands seigneurs se montrent tout à fait insensibles à ces plaisirs raffinés; mais afin de captiver l'arrogante frivolité de ces satrapes travestis, afin de fixer leur imagination divagante, il leur faut des intérêts plus vifs. L'amour du jeu, l'intempérance, le libertinage et les jouissances de la vanité peuvent à peine combler le vide de ces cœurs blasés. Pour occuper l'insouciance de ces esprits fatigués de stérilité, usés d'oisiveté, pour remplir la journée de ces malheureux riches, la création de Dieu ne suffit plus: dans leur orgueilleuse misère, ils appellent à leur secours l'esprit de destruction.
Toute l'Europe moderne s'ennuie; c'est ce qu'atteste la manière de vivre de la jeunesse actuelle; mais la Russie souffre de ce mal plus qu'aucune autre société; car ici tout est excessif: vous peindre les ravages de la satiété dans une population comme celle de Moscou, ce serait difficile. Nulle part les maladies de l'âme engendrées par l'ennui, par cette passion des hommes qui n'ont point de passions, ne m'ont paru aussi graves ni aussi fréquentes qu'elles le sont en Russie parmi les grands: on dirait qu'ici la société a commencé par les abus. Quand le vice ne suffit plus pour aider le cœur de l'homme à secouer l'ennui qui le ronge, ce cœur va au crime.
L'intérieur d'un café russe est assez singulier: figurez-vous une grande salle basse et mal éclairée qui se trouve ordinairement au premier étage d'une maison. On y est servi par des hommes vêtus d'une chemise blanche, laquelle est liée au-dessus des reins, et retombe en guise de tunique; ou pour parler moins noblement, de blouse sur de larges pantalons également blancs. Ces garçons de café ont les cheveux longs et lisses comme tous les hommes du peuple en Russie, et leur ajustement les fait ressembler aux théophilanthropes de la République française, ou à des prêtres d'opéra du temps où le paganisme était à la mode au théâtre. Ils vous servent en silence du thé excellent, et tel qu'on n'en trouve en aucun autre pays, du café, des liqueurs; mais ce service se fait avec une solennité et un silence bien différents de la bruyante gaîté qui règne dans les cafés de Paris. En Russie tout plaisir populaire est mélancolique, la joie y devient un privilége; aussi la trouve-je presque toujours outrée, affectée ou grimaçante, et pire que la tristesse.
En Russie, un homme qui rit est un comédien, un flatteur ou un ivrogne.
Ceci me rappelle le temps où les serfs russes croyaient, dans leur naïve abjection, que le ciel n'était fait que pour leurs maîtres: terrible humilité du malheur! Ceci vous fait voir comment l'Église grecque enseigne le christianisme au peuple.
(Suite de la même lettre.)
Moscou, ce 15 août 1839, au soir.
La société de Moscou est agréable; le mélange des traditions patriarcales de l'ancien monde et des manières aisées de l'Europe moderne y produit quelque chose d'original. Les habitudes hospitalières de l'antique Asie, et le langage élégant de l'Europe civilisée se sont donné rendez-vous sur ce point du monde pour y rendre la vie douce et facile. Moscou planté sur la limite de deux continents, marque, au milieu de la terre, un point de repos entre Londres et Pékin. Ici l'esprit d'imitation n'a pas encore totalement effacé le caractère national; quand le modèle reste loin, la copie redevient presque originale.
Ou la Russie n'accomplira pas ce qui nous paraît sa destinée, ou Moscou redeviendra quelque jour la capitale de l'Empire, car elle seule possède le germe de l'indépendance et de l'originalité russe. La racine de l'arbre est là; c'est là qu'il doit porter ses fruits; jamais greffe n'acquiert la force de la semence.
Un petit nombre de lettres de recommandation suffit à Moscou pour mettre un étranger en rapport avec une foule de personnes distinguées, soit par leur fortune, soit par leur rang, soit par leur esprit. Le début d'un voyageur est donc facile dans ce séjour.
On m'a invité, il y a peu de jours, à dîner dans une maison de campagne. C'est un pavillon situé dans l'enceinte de Moscou; mais, pour y arriver, vous côtoyez pendant une lieue des étangs solitaires, vous traversez des champs qui ressemblent à des steppes; puis, en approchant de l'habitation, vous apercevez au delà du jardin une forêt de sapins, sombre et profonde, qui n'appartient pas au parc, et qui même ne dépend plus de la ville, dont elle borde seulement la limite extérieure: qui n'eût été charmé comme je le fus, à la vue de ces ombres profondes, de ce site majestueux, de cette vraie solitude dans une ville? qui n'eût rêvé là d'un camp, d'une horde voyageuse, enfin de toute autre chose que d'une capitale, où se trouve tout le luxe, toutes les recherches de la civilisation moderne? De tels contrastes sont caractéristiques; rien de semblable ne peut se rencontrer ailleurs.
On m'a reçu dans une maison de bois… Autre singularité. À Moscou, le riche est abrité comme le mugic par des planches; tous deux dorment sous des madriers équarris et échancrés du bout, à la manière des solives employées dans les chaumières primitives. Mais l'intérieur de ces grandes cabanes rappelle le luxe des plus beaux palais de l'Europe. Si je vivais à Moscou, j'y voudrais avoir une maison de bois. C'est la seule habitation qui soit d'un style national, et ce qui m'importe davantage encore, la seule qui soit convenable sous ce climat. La maison de bois passe parmi les vrais Moscovites pour plus saine et plus chaude que la maison de pierre. Celle où l'on me reçut me parut commode et élégante: elle n'est cependant habitée que pendant l'été par le propriétaire, qui retourne passer les moi d'hiver dans un quartier plus central.
Nous avons dîné au milieu du jardin, et pour que rien ne manquât à l'originalité de la scène, je trouvai la table mise sous une tente. La conversation, quoiqu'entre hommes et fort animée, fort libre, fut décente; chose rare même chez les peuples qui se croient maîtres en fait de civilisation. Il y avait là des personnes qui ont beaucoup vu, beaucoup lu, leurs jugements sur toutes choses m'ont paru justes et fins; les Russes sont singes dans les habitudes de la vie élégante; mais ceux qui pensent (il est vrai qu'on les compte) redeviennent eux-mêmes dans les entretiens familiers, c'est-à-dire des Grecs doués d'une finesse et d'une sagacité héréditaires.
Le dîner me parut court, pourtant il dura longtemps; notez qu'au moment de nous mettre à table je voyais les convives pour la première fois, et le maître de la maison pour la seconde.
Ceci n'est pas une remarque indifférente, car une grande et vraie politesse peut seule mettre si vite à son aise un étranger. Entre tous les souvenirs de mon voyage, celui de cette journée me restera comme un des plus agréables.
Au moment de quitter Moscou pour n'y revenir qu'en passant, je ne crois pas inutile de vous peindre le caractère des Russes tel que j'ai pu me le représenter après un séjour assez court, à la vérité, dans leur pays; mais employé sans relâche à observer attentivement une multitude de personnes et de attentivement une multitude de personnes et de choses, et à comparer avec un soin scrupuleux beaucoup de faits divers. La variété des objets qui passent sous les yeux d'un voyageur aussi favorisé que je l'étais par les circonstances, et aussi actif que je le suis quand ma curiosité est excitée, supplée jusqu'à un certain point au loisir et au temps qui m'ont manqué. Vous savez, je vous l'ai dit souvent, que je me complais dans l'admiration; cette disposition naturelle doit donner quelque crédit à mes jugements quand je n'admire pas.
En général les hommes de ce pays ne me paraissent pas disposés à la générosité; ils n'y croient guère, ils la nieraient s'ils l'osaient, et s'ils ne la nient pas, ils la méprisent, parce qu'ils n'en ont pas la mesure en eux-mêmes. Ils ont plus de finesse que de délicatesse, de douceur que de sensibilité, plus de souplesse que de laisser aller, plus de grâce que de tendresse, de perspicacité que d'invention, plus d'esprit que d'imagination, plus d'observation que d'esprit, et du calcul plus que tout. Ils travaillent non pour arriver à un résultat utile aux autres, mais pour obtenir une récompense; le feu créateur leur est refusé, l'enthousiasme qui produit le sublime leur manque, la source des sentiments, qui n'ont besoin que d'eux-mêmes pour juges et pour rémunérateurs, leur est inconnue. Otez-leur le mobile de l'intérêt, de la crainte et de la vanité, vous leur ôtez l'action; s'ils entrent dans l'empire des arts, ce sont des esclaves qui servent dans un palais; les saintes solitudes du génie leur restent inaccessibles: le chaste amour du beau ne leur suffit pas.
Il en est de leurs actions dans la vie pratique comme de leurs créations dans le monde de la pensée; où triomphe la ruse, la magnanimité passe pour duperie.
La grandeur d'âme, je le sais, cherche sa récompense en elle-même; mais si elle ne demande rien, elle commande beaucoup, car elle veut rendre les hommes meilleurs: ici elle les rendrait pires, parce qu'on la prendrait pour un masque. La clémence s'appelle faiblesse chez un peuple endurci par la terreur; rien ne le désarme; la sévérité implacable lui fait ployer les genoux, le pardon au contraire lui ferait lever la tête; on ne saurait le convaincre, on ne peut que le subjuguer; incapable de fierté, il peut être audacieux: il se révolte contre la douceur, il obéit à la férocité qu'il prend pour de la force.
Ceci m'explique le système de gouvernement adopté par l'Empereur, sans toutefois me le faire approuver: ce prince sait et fait ce qu'il faut pour être obéi; mais en politique, je n'admire pas le nécessaire. Ici la discipline est le but, ailleurs elle est le moyen; c'est l'école des nations que je demande aux gouvernements. Est-il pardonnable à un prince de ne pas suivre les bonnes inspirations de son cœur, parce qu'il croirait dangereux de manifester des sentiments trop supérieurs à ceux de son peuple? À mes yeux la pire des faiblesses, c'est celle qui rend impitoyable. Rougir de la magnanimité, c'est s'avouer indigne de la puissance suprême.
Les peuples ont besoin qu'on leur rappelle incessamment ce qui vaut mieux que le monde; comment leur faire croire en Dieu, si ce n'est par le pardon? La prudence ne devient une vertu qu'autant qu'elle n'en exclut pas une plus haute. Si l'Empereur n'a pas dans le cœur plus de clémence qu'il en fait paraître dans sa politique, je plains la Russie; et si ses sentiments sont supérieurs à ses actes, je plains l'Empereur.
Les Russes, lorsqu'ils sont aimables, ont dans les manières une séduction qu'on subit en dépit de toute prévention, d'abord sans la remarquer, plus tard sans pouvoir ni vouloir s'y soustraire; définir une telle influence ce serait expliquer l'imagination, régulariser le charme; c'est un attrait impérieux, quoique secret, une puissance souveraine qui tient à la grâce innée des Slaves, à ce don qui dans la société remplace tous les autres dons, et que rien ne remplace, car on peut définir la grâce en disant que c'est précisément ce qui sert à se passer de tout ce qu'on n'a pas.
Figurez-vous feu la politesse française ressuscitée, et devenue réellement tout ce qu'elle paraissait; figurez-vous la plus parfaite aménité non étudiée, l'oubli de soi-même, involontaire, non appris, l'ingénuité dans le bon goût, l'irréflexion dans le choix, l'aristocratie élégante sans morgue, la facilité sans impertinence, instinct de la supériorité tempéré par la sécurité qui accompagne la grandeur… J'ai tort de chercher à définir des nuances trop fugitives, ce sont de ces délicatesses qui se sentent, il faut les deviner, et se garder de fixer par la parole leur rapide apparition; mais enfin sachez qu'on les retrouve toutes et d'autres encore dans les manières et dans la conversation des Russes vraiment élégants; et plus souvent plus complétement chez ceux qui n'ont pas voyagé, mais qui, restés en Russie, se sont pourtant trouvés en contact avec quelques étrangers distingués.
Ces agréments, ce prestige, leur donnent un souverain pouvoir sur les cœurs: tant que vous demeurez en la présence de ces êtres privilégiés, vous êtes sous le joug; et le charme est double, car c'est leur triomphe que vous vous imaginez être pour eux tout ce qu'ils sont pour vous. Le temps, le monde, n'existent plus, les engagements, les affaires, les ennuis, les plaisirs, sont oubliés, les devoirs de société abolis; un seul intérêt subsiste, celui du moment; une seule personne survit, la personne présente, qui est toujours la personne aimée. Le besoin de plaire poussé à cet excès réussit infailliblement: c'est le sublime du bon goût, c'est l'élégance la plus raffinée: et tout cela naturel comme l'instinct: cette amabilité suprême n'est point fausseté, c'est un talent qui ne demande qu'à s'exercer; pour prolonger votre illusion, il suffirait de ne pas partir; mais vous partez, tout est évanoui, excepté le souvenir que vous emportez.
Les Russes sont les premiers comédiens du monde; pour faire effet, ils n'ont pas besoin du prestige de la scène.
Tous les voyageurs leur ont reproché leur versatilité; le reproche n'est que trop motivé: on se sent oublié en leur disant adieu; j'attribue ce tort à la légèreté du caractère, à l'inconstance du cœur, mais aussi au manque d'instruction solide. Ils aiment qu'on les quitte parce qu'ils craindraient de se laisser pénétrer en se laissant approcher un peu longtemps de suite: de là l'engouement et l'indifférence qui se succèdent si rapidement chez eux. Cette inconstance apparente n'est qu'une précaution de vanité bien entendue, et assez commune parmi les personnes du grand monde dans tous les pays. Ce qu'on cache avec le plus de soin, ce n'est pas le mal, c'est le vide; on ne rougit pas d'être pervers, on est humilié d'être nul; d'après ce principe, les Russes du grand monde montrent volontiers de leur esprit, de leur caractère, ce qui plaît au premier venu, ce qui nourrit la conversation pendant quelques heures; mais si vous essayez de passer derrière la décoration qui vous a ébloui d'abord, ils vous arrêtent comme un indiscret qui s'aviserait d'écarter le paravent de leur chambre à coucher dont l'élégance aussi est toute en dehors. Ils vous accueillent par curiosité, puis ils vous repoussent par prudence.
Ceci s'applique à l'amitié comme à l'amour, à la société des hommes comme à celle des femmes. En faisant le portrait d'un Russe, on peint la nation; comme un soldat sous les armes nous donne l'idée de tout son régiment. Nulle part l'influence de l'unité dans le gouvernement et dans l'éducation n'est plus sensible qu'elle l'est ici. Tous les esprits y portent l'uniforme. Ah! pour peu qu'on soit jeune et facile à émouvoir, on doit bien souffrir quand on apporte chez ce peuple au cœur froid, à l'esprit aiguisé par la nature et par l'éducation sociale, la simplicité des autres peuples! Je me figure la sensibilité allemande, la naïveté confiante, l'étourderie des Français, la constance des Espagnols, la passion des Anglais, l'abandon, la bonhomie des vrais, des vieux Italiens, aux prises avec la coquetterie innée des Russes; et je plains les pauvres étrangers qui croiraient un moment pouvoir devenir acteurs dans le spectacle qui les attend ici. En affaires de cœur, les Russes sont les plus douces bêtes féroces qu'il y ait sur la terre, et leurs griffes bien cachées n'ôtent malheureusement rien à leurs agréments.
Je n'ai jamais éprouvé un charme semblable, si ce n'est dans la société polonaise: nouveau rapport qui se découvre entre les deux familles! Les haines civiles ont beau séparer ces peuples, la nature les réunit en dépit d'eux-mêmes. Si la politique ne forçait l'un à opprimer l'autre, ils se reconnaîtraient et s'aimeraient.
Les Polonais sont des Russes chevaleresques et catholiques, avec la différence qu'en Pologne ce sont les femmes qui vivent ou, pour parler avec plus de précision, qui commandent; et qu'en Russie, ce sont les hommes.
Mais ces mêmes gens, si naturellement aimables, si bien doués, ces personnes si charmantes tombent quelquefois dans des écarts que des hommes du caractère le plus vulgaire éviteraient.
Vous ne sauriez vous représenter la vie de plusieurs des jeunes gens les plus distingués de Moscou. Ces hommes, qui portent des noms et appartiennent à des familles connues dans l'Europe entière, se perdent dans des excès inqualifiables; on les voit hésiter jusqu'à la mort entre le sérail de Constantinople et la halle de Paris.
On ne conçoit pas qu'ils résistent six mois au régime qu'ils adoptent pour toute la vie, et soutiennent avec une constance qui serait digne du ciel, si elle s'appliquait à la vertu. Ce sont des tempéraments faits exprès pour l'enfer anticipé; c'est ainsi que je qualifie la vie d'un débauché de profession à Moscou.
Au physique le climat, au moral le gouvernement de ce pays dévorent en germe ce qui est faible, tout de qui n'est pas robuste ou stupide succombe en naissant; il ne reste debout que les brutes et que les natures fortes dans le bien comme dans le mal. La Russie est la patrie des passions effrénées ou des caractères débiles, des révoltés ou des automates, des conspirateurs ou des machines; ici point d'intermédiaire entre le tyran et l'esclave, entre le fou et l'animal; le juste milieu y est inconnu, la nature n'en veut pas; l'excès du froid comme celui du chaud pousse l'homme dans les extrêmes. Ce n'est pas à dire que les âmes fortes soient moins rares en Russie qu'ailleurs, au contraire, elles y sont plus rares, grâce à l'apathie du grand nombre; l'exagération est un symptôme de faiblesse. Les Russes n'ont pas toutes les facultés qui répondent à toutes leurs ambitions.
Nonobstant les contrastes que je viens de vous indiquer, tous se ressemblent sous un rapport: tous sont légers; parmi ces hommes du moment, l'oubli fait chaque matin avorter au réveil quelques-uns des projets du soir. On dirait que chez eux le cœur est l'empire du hasard; rien ne tient contre leur facilité à tout adopter comme à tout abandonner. Ce sont des reflets; ils rêvent et font rêver: ils ne naissent pas, ils apparaissent; ils vivent et meurent sans avoir aperçu le côté sérieux de l'existence. Ni le bien ni le mal, rien chez eux n'a de réalité; ils peuvent pleurer, ils ne peuvent pas être malheureux. Palais, montagnes, géants, sylphes, passions, solitude, foule brillante, bonheur suprême, douleur sans bornes: un quart d'heure de conversation avec eux vous fait passer devant les yeux de l'esprit tout un univers. Leur regard prompt et dédaigneux parcourt sans y rien admirer les produits de l'intelligence humaine pendant des siècles; ils pensent se mettre au-dessus de tout, parce qu'ils méprisent tout; leurs éloges sont des insultes: ils louent en envieux, ils se prosternent, mais toujours à regret devant ce qu'ils croient les idoles de la mode. Mais au premier coup de vent, le nuage succède au tableau, et le nuage se dissipe à son tour. Poussière et fumée, chaos et néant, voilà tout ce qui peut sortir de ces têtes inconsistantes.
Rien ne prend racine sur un sol si profondément mouvant. Là, tout s'efface, tout s'égalise, et le monde vaporeux où ils vivent et nous font vivre paraît et disparaît au gré de leur infirmité. Mais aussi dans cet élément fluide, rien ne finit; l'amitié, l'amour qu'on croyait perdus, revivent évoqués d'un regard, d'un mot, à l'instant où l'on y pense le moins; à la vérité, c'est pour être révoqués aussitôt que l'on a repris à la confiance. Sous la baguette toujours agissante de ces magiciens, la vie est une fantasmagorie continuelle; c'est un jeu fatigant, mais où les maladroits seuls se ruinent, car où tout le monde triche, personne n'est trompé: en un mot, ils sont faux comme l'eau, selon la poétique expression de Shakespeare dont les larges coups de pinceau sont des révélations de la nature!!
Ceci m'explique pourquoi, jusqu'à présent, ils ont semblé voués par la Providence au gouvernement despotique: c'est par pitié autant que par habitude qu'on les tyrannise.
Si je ne m'adressais qu'à un philosophe tel que vous, ce serait ici le lieu d'insérer des détails de mœurs qui ne ressemblent à rien de ce que vous avez jamais lu, même en France, où l'on écrit et décrit tout; mais derrière vous je vois le public, et cette complication m'arrête: vous vous figurerez donc ce que je ne vous dis pas, ou, pour parler plus juste, vous ne vous le figurerez jamais. Les excès du despotisme qui, seuls, peuvent donner lieu à l'anarchie morale que je vois régner ici ne vous étant connus que par ouï-dire, les conséquences vous en paraîtraient incroyables.
Où la liberté légale manque, la liberté illégitime ne manque jamais; où l'usage est interdit, l'abus s'introduit; déniez le droit, vous suscitez la fraude; refusez la justice, vous ouvrez la porte au crime. Il en est de certaines constitutions politiques et de certaines sévérités sociales comme de la censure servie par des douaniers, lesquels ne laissent passer que les livres pernicieux parce qu'on ne se donne pas la peine de les tromper pour les écrits inoffensifs.
Il suit de là que Moscou est la ville de l'Europe où le mauvais sujet du grand monde a le plus ses coudées franches. Le gouvernement de ce pays est trop éclairé pour ne pas savoir que, sous le pouvoir absolu, il faut que la révolte éclate quelque part; et il l'aime mieux dans les mœurs que dans la politique. Voilà le secret de la licence des uns et de la tolérance des autres. Néanmoins la corruption des mœurs a ici plusieurs autres causes que je n'ai ni le temps ni le moyen de discerner.
En voici pourtant une à laquelle je dois vous rendre attentif. C'est le grand nombre de personnes bien nées, mais mal famées, qui tombées en disgrâce pour leurs déportements, se retirent et se fixent à Moscou.
Après les orgies que notre littérature moderne s'est plu à nous dépeindre, vous savez avec quels détails, mais dans une intention morale, s'il faut en croire nos écrivains, nous devrions nous trouver experts en matière de mauvaise vie. Hé, mon Dieu! je passe condamnation sur la soi-disant utilité de leur but; je tolère leurs prédications; mais j'y attache peu d'importance, vu qu'en littérature il y a quelque chose de pis que ce qui est immoral: c'est ce qui est ignoble; si, sous le prétexte de provoquer des réformes salutaires aux dernières classes de la société, on corrompt le goût des classes supérieures, on fait du mal. Faire parler ou seulement faire entendre aux femmes le langage des tabagies, faire aimer la grossièreté aux hommes du monde, c'est causer aux mœurs d'une nation un tort qu'aucune réforme légale ne peut compenser. La littérature est perdue chez nous parce que nos auteurs les plus spirituels, oubliant tout sentiment poétique, tout respect du beau, écrivent pour les habitués des omnibus et des barrières, et qu'au lieu d'élever ces nouveaux juges jusqu'aux aperçus des esprits délicats et nobles, ils s'abaissent jusqu'aux appétits des esprits les plus incultes et qui grâce au régime où on les met, vont être blasés d'avance sur tous les plaisirs raffinés. On fait de la littérature à l'eau forte, parce qu'avec la sensibilité on a perdu la faculté de s'intéresser aux choses simples; ceci est un mal plus grave que toutes les inconséquences qu'on signale dans les lois et dans les mœurs des vieilles sociétés; c'est encore une suite du matérialisme moderne qui réduit tout à l'utile et ne voit l'utile que dans les résultats les plus immédiats, les plus positifs de la parole. Malheur au pays où les maîtres de l'art se réduisent au rôle de substitut du préfet de police!!! Lorsqu'un écrivain se voit contraint de peindre le vice, il faut au moins qu'il redouble de respect pour le goût, et qu'il se propose la vérité idéale pour type de ses figures même les plus vulgaires. Mais trop souvent, sous les protestations de nos romanciers moralistes, ou pour mieux dire moralisants, on reconnaît moins d'amour pour la vertu que de cynisme d'opinion et d'indifférence pour le bon goût. La poésie manque à leurs œuvres parce que la foi manque à leur cœur. Ennoblir la peinture du vice comme l'a fait Richardson dans Lovelace, ce n'est pas corrompre les âmes, c'est éviter de salir les imaginations, de dégrader les esprits. Il y a là une intention morale au point de vue de l'art, et ce respect pour la délicatesse du lecteur me paraît bien autrement essentiel aux sociétés civilisées que la connaissance exacte des turpitudes de leurs bandits et des vertus et des naïvetés de leurs prostituées! Qu'on me pardonne cette excursion sur le terrain de la critique contemporaine; je me hâte de me renfermer dans les stricts et pénibles devoirs du voyageur véridique, lesquels malheureusement sont trop souvent en opposition avec les lois des compositions littéraires que je viens de vous rappeler par respect pour ma langue et pour mon pays.
Les écrits de nos peintres de mœurs les plus hardis ne sont que de bien faibles copies des originaux que j'ai journellement sous les yeux depuis que je suis en Russie.
La mauvaise foi nuit à tout, et surtout aux affaires de commerce; ici elle s'étend plus loin, elle gêne même les libertins dans l'exécution de leurs contrats les plus secrets.
Les continuelles altérations de la monnaie favorisent à Moscou tous les subterfuges; rien n'est précis dans la bouche d'un Russe, nulle promesse n'en sort bien définie ni bien garantie, et sa bourse gagne toujours quelque chose à l'incertitude de son langage. Cette confusion universelle arrête jusqu'aux transactions amoureuses parce que chacun des deux amants connaissant la duplicité de l'autre, veut être payé d'avance; de cette défiance réciproque il résulte l'impossibilité de conclure malgré la bonne volonté des parties contractantes.
Les paysannes sont plus rusées que les femmes de la ville; quelquefois ces jeunes sauvages doublement corrompues, manquent même aux premières règles de la prostitution, et ces gâte-métier se sauvent avec leur butin avant d'avoir acquitté la dette déshonorante contractée pour le recueillir.
Les bandits des autres pays tiennent à leurs serments; ils ont la bonne foi du brigandage, les courtisanes russes ou les femmes perdues qui rivalisent de mauvaise conduite avec ces créatures, n'ont rien de sacré, pas même la religion de la débauche, garantie nécessaire à l'exercice de leur profession. Tant il est vrai que le commerce même le plus honteux ne peut se passer de probité.
Un officier, homme d'un grand nom et de beaucoup d'esprit, me racontait ce matin que depuis les leçons qu'il avait reçues et chèrement payées, nulle beauté villageoise, quelque ignorante, quelque ingénue qu'elle lui paraisse, ne peut le décider à risquer plus qu'une promesse: «Si tu ne te fies pas à moi, je ne me fie pas à toi:» telle est la phrase qu'il oppose imperturbablement à toutes les instances qu'on lui fait.
La civilisation qui ailleurs élève les âmes, les pervertit ici. Les Russes vaudraient mieux s'ils restaient plus sauvages; policer des esclaves, c'est trahir la société. Il faut dans l'homme un fond de vertu pour porter la culture.
Grâce à son gouvernement, le peuple russe est devenu taciturne et trompeur; tandis qu'il était naturellement doux, gai, obéissant, pacifique et beau: certes voilà de grands dons: pourtant où la sincérité manque, tout manque. L'avidité mongolique de cette race et son incurable défiance se révèlent dans les moindres circonstances de la vie comme dans les affaires les plus graves: devez-vous six roubles à un artisan, il reviendra vingt fois vous les demander à moins que vous ne soyez un seigneur redouté. Dans les pays latins la promesse est regardée comme une chose sacrée, et la parole devient un gage qui se partage également entre celui qui le donne et celui qui le reçoit. Chez les Grecs et leurs disciples les Russes la parole d'un homme n'est que la fausse clef d'un voleur: elle sert à entrer chez les autres.
Faire le signe de la croix à tout propos dans la rue devant une image, le faire en se mettant à table, en se levant de table (ceci a lieu même chez les gens du grand monde), voilà tout ce qu'on enseigne de la religion grecque; le reste se devine.
L'intempérance (je ne parle pas seulement de l'ivrognerie des gens du peuple) est ici poussée à un tel degré qu'un des hommes les plus aimés à Moscou, un des boute-en-train de la société, disparaît chaque année pendant six semaines, ni plus, ni moins. On se demande alors ce qu'il est devenu: «Il est allé se griser!!…» et cette réponse satisfait tout.
Les Russes sont trop légers pour être vindicatifs; ce sont des dissipateurs élégants. Je me plais à vous le répéter: ils sont souverainement aimables; mais leur politesse, tout insinuante qu'elle est, dégénère parfois en une exagération fatigante. Alors elle me fait regretter la grossièreté, qui du moins aurait le mérite du naturel. La première loi pour être poli c'est de ne se permettre que les éloges qui peuvent être acceptés, les autres sont des insultes. La vraie politesse n'est qu'un code de flatteries bien déguisées; rien de si flatteur que la cordialité, car, pour pouvoir la manifester, il faut éprouver de la sympathie.
S'il y a des Russes très-polis, il y en a aussi de très-impolis; ceux-ci sont d'une indiscrétion choquante; à la manière des sauvages, ils s'informent de but en blanc des choses les plus graves comme des bagatelles les moins intéressantes; ils vous font à la fois des questions d'enfants et d'espions; ils vous assaillent de demander impertinentes ou puériles, ils s'enquièrent de tout. Naturellement inquisitifs, les Slaves ne répriment leur curiosité que par la bonne éducation et par l'habitude du grand monde; mais ceux qui ne possèdent pas ces avantages ne se lassent jamais de vous mettre sur la sellette; ils veulent savoir le but et le résultat de votre voyage; ils vous demanderont hardiment et répéteront ces interrogatoires jusqu'à satiété: «Si vous préférez la Russie aux autres pays, si vous trouvez Moscou plus beau que Paris, le palais d'hiver à Pétersbourg plus magnifique que le château des Tuileries, Krasnacselo plus grand que Versailles,» et avec chaque nouvelle personne à laquelle on vous présente il faut recommencer de réciter ces espèces de chapitres de catéchisme, où l'amour-propre national interroge hypocritement l'urbanité de l'étranger. Cette vanité mal déguisée m'impatiente d'autant plus qu'elle se revêt toujours d'un masque de modestie grossièrement mielleuse, destiné à me duper. Je crois m'entretenir avec un écolier rusé, mais mal appris, et qui met son indiscrétion à l'aise, vu qu'il s'appuie dans ses rapports avec les autres sur la politesse qu'il n'a pas lui-même.
On m'a fait faire connaissance avec un personnage qui m'était annoncé comme un modèle assez curieux à observer: c'est un jeune homme d'un nom illustre, le prince ***, fils unique d'un homme fort riche; mais ce fils dépense le double de ce qu'il a, et il traite son esprit et sa santé comme sa fortune. La vie de cabaret lui prend dix-huit heures sur vingt-quatre, le cabaret est son empire; c'est là qu'il règne, c'est sur cet ignoble théâtre qu'il déploie tout naturellement et sans le vouloir de grandes et nobles manières; il a une figure spirituelle et charmante, ce qui est un avantage partout, même dans ce monde-là où cependant le sentiment du beau ne domine pas; il est bon et malin, on cite de lui plusieurs traits d'une rare serviabilité, même d'une sensibilité touchante.
Ayant eu pour gouverneur un homme très-distingué, un vieil abbé français émigré, il est remarquablement instruit: son esprit vif est doué d'une grande sagacité, il plaisante d'une façon qui n'est qu'à lui; mais son langage et ses actions sont d'un cynisme qui paraîtrait intolérable partout ailleurs qu'à Moscou; sa physionomie agréable, mais inquiète, révèle la contradiction qu'il y a entre sa nature et sa conduite; usé de débauche avant d'avoir vécu, il est courageux dans une vie de dégradation, qui pourtant nuit au courage.
Ses habitudes de libertinage ont imprimé sur son visage les traces d'une décadence prématurée, toutefois ces ravages de la folie, non du temps, n'ont pu altérer l'expression presqu'enfantine de ses traits nobles et réguliers. La grâce innée dure autant que la vie; et quelque effort que fasse pour la perdre l'homme qui la possède, elle lui reste fidèle malgré lui. Vous ne trouveriez en aucun autre pays un homme qui ressemble au jeune prince ***… Mais il y en a plus d'un ici.
On le voit entouré d'une foule de jeunes gens, ses disciples, ses émules, et qui sans valoir ce qu'il vaut pour l'esprit ni pour l'âme, ont tous entre eux un certain air de famille: ce sont des Russes enfin, et l'on reconnaît du premier coup d'œil qu'ils ne peuvent être que des Russes. Voilà pourquoi je vais m'astreindre à vous donner quelques détails sur la vie qu'ils mènent… Mais déjà la plume me tombe des mains, car il faut vous révéler les liaisons de ces libertins, non pas avec des filles perdues, mais avec de jeunes religieuses très-mal cloîtrées comme vous l'allez voir; j'hésite à vous faire le récit de ces faits qui rappellent un peu trop notre littérature révolutionnaire de 1793: vous vous croirez aux Visitandines; et à quoi bon, direz-vous, lever un coin du voile dont on devrait au contraire couvrir avec soin de tels désordres? Peut-être ma passion pour la vérité m'aveugle-t-elle, mais il me semble que le mal triomphe quand il reste secret, tandis que le mal public est à demi vaincu; d'ailleurs, n'ai-je pas résolu de vous faire le tableau de ce pays, tel que je le vois? Ceci n'est pas une composition, c'est un tableau véridique et le plus complet possible. Si je voyage, c'est pour peindre les sociétés comme elles sont, non pour les représenter comme elles devraient l'être. La seule loi que je m'impose par délicatesse, c'est de ne faire aucune allusion aux personnes qui désirent rester inconnues. Quant à l'homme que je choisis pour type des mauvais sujets les plus effrontés de Moscou, vous saurez qu'il pousse le dédain du blâme jusqu'à désirer, m'a-t-il dit, de vous être représenté par moi tel que je le vois. Si j'ai cité plusieurs faits racontés par lui, ce n'est pas sans me les faire confirmer par d'autres. Je ne veux pas vous laisser croire aux mensonges patriotiques des Russes bons sujets; vous finiriez par leur accorder que la discipline de l'Église grecque est plus sévère et plus efficace que ne le fut autrefois celle de l'Église catholique en France et ailleurs.
Donc, quand le hasard me fait connaître un acte atroce comme celui dont vous allez lire le récit très-abrégé, je me crois obligé de ne pas vous cacher ce crime énorme. Apprenez qu'il ne s'agit de rien moins que de la mort d'un jeune homme, tué dans le couvent de *** par les religieuses elles-mêmes. Le récit m'en fut fait hier en pleine table d'hôte, devant plusieurs personnages âgés et graves, devant des employés, des hommes en place, qui écoutaient avec une patience extraordinaire cette histoire et plusieurs autres histoires du même genre, toutes fort contraires aux bonnes mœurs; notez qu'ils n'eussent pas souffert la plus légère plaisanterie offensante pour leur dignité. Je crois donc à la vérité du fait, attesté d'ailleurs par plusieurs des personnes qui font partie du cortége du prince ***.
J'ai surnommé ce singulier jeune homme le don Juan de l'Ancien Testament, tant la mesure de sa folie et de son audace me paraît dépasser les bornes ordinaires du dévergondage chez les nations modernes; je ne saurais assez vous le répéter, rien n'est petit ni modéré en Russie; si ce n'est pas un pays de miracles selon l'expression de mon cicerone italien, c'est un pays de géants!…
Voici donc comment le fait m'a été raconté: un jeune homme après avoir passé un mois entier caché dans l'enceinte du couvent de nonnes de ***, finit par s'ennuyer de l'excès de son bonheur au point d'ennuyer à son tour les saintes filles auxquelles il était redevable de ses joies et de la satiété qui leur avait succédé. Il paraissait mourant: c'est alors que les nonnes, voulant se défaire de lui, mais craignant le scandale si elles le renvoyaient se faire enterrer dans le monde, s'imaginèrent, puisqu'il était condamné, qu'il valait mieux l'achever tout de suite chez elles. Aussitôt fait que pensé… au bout de quelques jours, le cadavre du malheureux a été retrouvé coupé en morceaux au fond d'un puits. L'affaire n'a point fait d'éclat.
S'il faut s'en rapporter aux mêmes autorités, la règle de la clôture n'est guère observée dans plusieurs des couvents de Moscou; l'un des amis du jeune prince *** montrait hier devant moi à toute la cohorte des mauvais sujets le rosaire d'une novice oublié, disait-il, le matin même, dans sa chambre, à lui; un autre faisait trophée d'un livre de prières qu'il assurait avoir appartenu à l'une des sœurs réputées les plus saintes de la communauté de ***… et l'auditoire applaudissait!!…
Je n'en finirais pas, si je m'imposais la loi de vous redire tous les récits du même genre auxquels ces histoires ont donné lieu pendant le dîner de la table d'hôte; chacun avait son anecdote scandaleuse à joindre à celle des autres; et tous ces contes n'excitaient que de grands éclats de rire; la gaieté, toujours plus exaltée par le vin d'Aï qui coulait à flots dans des coupes évasées et plus capables de satisfaire l'intempérance moscovite que nos anciens cornets à vin de Champagne, est devenue de l'ivresse; au milieu du désordre général, le jeune prince *** et moi nous avions seuls conservé la raison: lui, parce qu'il peut boire plus que tout le monde; moi, parce que je ne puis pas boire du tout: je n'avais donc pas bu.
Tout à coup, le Lovelace du Kremlin se lève d'un air solennel et, avec l'autorité que lui donne sa fortune, son grand nom, sa jolie figure, mais surtout la supériorité de son esprit et de son caractère, il demande à l'assemblée le silence et, à ma grande surprise, il l'obtient. Je croyais lire la description poétique d'une tempête calmée à la voix de quelque dieu païen. Le jeune dieu propose à ses amis apaisés soudain par la gravité de son aspect, d'apostiller une supplique adressée à l'autorité compétente, au nom de toutes les courtisanes de Moscou, qui remontreraient humblement que les anciens couvents de filles rivalisant de la plus damnable manière avec les communautés profanes, cette concurrence rend le métier facile au point qu'il ne peut plus être lucratif; les pauvres filles de joie ajouteraient respectueusement, disait le prince, que, leurs charges n'étant pas diminuées dans la même proportion que leur lucre, elles osent espérer de l'équité de messieurs tels et tels qu'ils voudront bien prélever sur les revenus desdits couvents une subvention devenue nécessaire, si l'on ne veut pas voir incessamment les religieuses soi-disant cloîtrées forcer les recluses civiles à leur céder la place. La motion mise aux voix est adoptée aux acclamations générales; on demande de l'encre et du papier, et, séance tenante, le jeune fou, avec une dignité magistrale, rédige en très-bon français un acte trop scandaleusement burlesque pour que je me permette de vous le transcrire ici mot à mot. J'en possède une copie; mais c'est bien assez, si ce n'est trop, pour vous et pour moi, du résumé que vous venez de lire.
La communication de cette pièce d'éloquence fut ordonnée, et elle eut lieu, séance tenante. L'auteur en fit la lecture à trois reprises et à haute et intelligible voix, en présence de toute l'assemblée, non sans recevoir les marques d'approbation les plus flatteuses.
Voilà ce qui s'est passé, ce que j'ai vu et entendu hier dans l'auberge de ***, l'une des plus achalandées de Moscou. C'était le lendemain de l'agréable dîner que j'avais fait au joli pavillon de ***. Vous le voyez, l'uniformité a beau être une loi de l'État, la nature vit de variété et défend ses droits à tout prix.
Pensez, je vous prie, que je vous épargne bien des détails, et que j'adoucis beaucoup ceux que je ne vous épargne point. Si j'étais plus vrai, on ne me lirait pas; Montaigne, Rabelais, Shakespeare et tant d'autres grands peintres châtieraient leur style s'ils écrivaient pour notre siècle; à plus forte raison faut-il que ceux qui n'ont pas les mêmes droits à l'indépendance surveillent leurs expressions.
Pour raconter les mauvaises choses l'ignorance trouve certaines paroles innocentes, qui échappent à des esprits avertis, comme nous le sommes; et la pruderie des temps actuels, si elle n'est respectable, est au moins redoutable. La vertu rougit, mais l'hypocrisie rugit; c'est plus effrayant.
Le chef de la troupe des débauchés qui campent à l'auberge de ***, car on ne peut dire qu'ils y logent, est doué d'une si parfaite élégance, son air est si distingué, sa tournure est si agréable, il y a tant de bon goût jusque dans ses folies, tant de bonté se peint sur son visage, tant de noblesse perce dans son maintien, et jusque dans ses discours les plus audacieux, enfin il a si bien l'air d'un mauvais sujet de grande maison qu'on le plaint plus qu'on ne le blâme. Il domine de très-haut les compagnons de ses excès; il ne paraît nullement fait pour la mauvaise compagnie et l'on ne peut s'empêcher de le plaindre et de prendre intérêt à lui, quoiqu'il soit en grande partie responsable des écarts de ses imitateurs; la supériorité, même dans le mal, exerce toujours son prestige; que de talents, que de dons perdus! pensais-je en l'écoutant…
Il m'avait engagé pour aujourd'hui à une partie de campagne qui doit durer deux jours. Mais je viens d'aller le trouver à son bivouac pour me dégager.
J'ai prétexté la nécessité d'avancer mon voyage à Nijni, et il m'a rendu ma liberté.
Mais avant de l'abandonner au cours de la folie qui l'entraîne, je veux vous le dépeindre tel qu'il vient de m'apparaître. Voici le spectacle qui m'était préparé dans la cour de l'auberge où l'on me força de descendre pour assister au décampement de la horde des libertins. Cet adieu était une vraie bacchanale.
Figurez-vous une douzaine de jeunes gens déjà plus qu'à moitié ivres, se disputant bruyamment les places de trois calèches, chacune attelée de quatre chevaux: leur chef les écrasait du geste, de la voix et de la mine. Un groupe de curieux, l'aubergiste à leur tête, suivi de tous les valets de la maison et de l'écurie, l'admiraient, l'enviaient et le bafouaient, mais s'ils se moquaient de lui, c'était tout bas et avec une révérence apparente. Lui cependant debout dans sa voiture découverte, jouait son rôle avec une gravité qui ne paraissait nullement affectée; il dominait de la tête tous les groupes, il avait placé entre ses pieds un seau, ou pour mieux dire un grand baquet plein de bouteilles de vin de Champagne frappé de glace. Cette espèce de cave portative était la provision de la route; il voulait, disait-il, se rafraîchir le gosier que la poussière du chemin allait dessécher. Près de partir, un de ses adjudants, qu'il appelait le général des bouchons, en avait déjà fait sauter deux ou trois et le jeune fou prodiguait par flots aux assistants le vin des adieux, vin précieux, car c'était du meilleur vin de Champagne qu'on pût trouver à Moscou. Dans ses mains deux coupes toujours vides étaient incessamment remplies par le général des bouchons, le plus zélé de ses satellites. Il buvait l'une et offrait l'autre au premier venu. Ses gens portaient la grande livrée, excepté son cocher, jeune serf qu'il avait récemment amené de ses terres. Cet homme était habillé avec une recherche peu ordinaire, et plus remarquable dans son apparente simplicité que la magnificence galonnée des autres valets. On lui voyait une chemise de soie écrue, précieux tissu qui vient de la Perse, et par-dessus cette étoffe brillait un cafetan du casimir le plus fin, bordé du plus beau velours de soie: le cafetan s'ouvrait sur la poitrine et laissait voir la soie de l'Orient, plissée à plis imperceptibles tant ils sont fins. Les dandys de Pétersbourg veulent que les plus jeunes et les plus beaux de leurs gens soient ainsi parés aux jours de fête. Le reste du costume répondait à tant de luxe; des bottes de cuir de Torjeck, brodées au passé en superbes fils d'or et d'argent dessinant des fleurs, étincelaient aux pieds du manant ébloui de sa propre parure, et tellement parfumé que même en plein air et à quelques pas de la voiture, j'étais offusqué des essences qui s'exhalaient de ses cheveux, de sa barbe et de ses habits. L'homme le plus élégant dans un salon ne porte pas chez nous d'aussi belles étoffes que celles qu'on voyait sur le dos de ce cocher modèle.
Après avoir donné à boire à toute l'auberge, le jeune maître, en fait de folie, se penche vers cet homme ainsi paré et lui présente une coupe écumante prête à déborder: Bois, lui dit-il… Le pauvre mugic doré ne savait, dans son inexpérience, quel parti prendre… «Bois donc, lui dit son seigneur (on m'a traduit la phrase), bois donc, maraud: ce n'est pas pour toi, coquin, que je te donne ce vin de Champagne, c'est pour tes chevaux qui n'auront pas la force de fournir toute la course au grand galop si le cocher n'est pas ivre:» et toute l'assemblée d'éclater de rire et de répondre par des hourras et des applaudissements. Le cocher ne fut pas difficile à persuader; il en était à la troisième rasade, quand son maître, le chef de la bande des étourdis, donna le signal du départ, en me renouvelant, avec une politesse exquise, l'expression de ses regrets de n'avoir pu me décider à l'accompagner dans cette partie de plaisir. Il me paraissait si distingué que, tandis qu'il parlait, j'oubliais le lieu de la scène, et me croyais à Versailles au temps de Louis XIV.
Il part enfin pour le château où il devait passer trois jours. Ces messieurs appellent cela une chasse d'été.
Vous devinerez comment ils se distraient à la campagne des ennuis de la ville; c'est en faisant toujours la même chose; ils continuent là leur train de vie de Moscou… au moins: ce sont les mêmes scènes, mais avec de nouvelles figurantes. Ils emportent dans ces voyages des cargaisons de gravures d'après les plus célèbres tableaux de la France et de l'Italie, qu'ils se proposent de faire représenter avec quelques modifications de costume, par des personnages vivants.
Les villages et tout ce qu'ils contiennent sont à eux; or, vous pensez bien que le droit du seigneur, en Russie, va plus loin qu'à l'Opéra-Comique de Paris.
L'auberge de ***, accessible à tout le monde, est située sur une des places publiques de la ville, à deux pas d'un corps de garde rempli de Cosaques dont la tenue roide, l'air triste et sévère, donne aux étrangers l'idée d'un pays où personne n'oserait rire, même le plus innocemment du monde.
Puisque je me suis imposé le devoir de vous donner de ce pays l'idée que j'en ai moi-même, je suis encore forcé de joindre au tableau que je viens de vous esquisser quelques nouveaux échantillons de la conversation des hommes que je viens de faire passer un moment devant vos yeux.
L'un se vante d'être ainsi que ses frères, fils des heiduques et des cochers de leur père, et il boit et fait boire les convives à la santé de tous ses parents… inconnus!… L'autre réclame l'honneur d'être frère… (de père) de toutes les filles de service de sa mère.
Ces turpitudes ne sont pas toutes également vraies, il y a là beaucoup de fanfaronnade, sans doute; mais inventer de pareilles infamies pour s'en glorifier, c'est une corruption d'esprit qui dénote un mal profond, et pire, ce me semble, que les actions mêmes de ces libertins, tout insensées qu'elles sont.
Si l'on en croit ces messieurs, les bourgeoises de Moscou ne se conduisent pas mieux que les grandes dames.
Pendant les mois où les maris vont à la foire de Nijni, les officiers de la garnison n'ont garde de quitter la ville. C'est l'époque des rendez-vous faciles: elles y viennent ordinairement accompagnées de quelques respectables parentes à la garde desquelles les ont confiées les maris absents. On va jusqu'à payer les complaisances et le silence de ces duègnes de famille; cette espèce de galanterie ne peut s'appeler de l'amour; point d'amour sans pudeur, tel est l'arrêt prononcé de toute éternité contre les femmes qui se trompent de bonheur et qui se dégradent au lieu de se purifier par la tendresse. Les défenseurs des Russes prétendent qu'à Moscou les femmes n'ont pas d'amants: je dis comme eux; il faudrait se servir de quelqu'autre terme pour désigner les amis qu'elles vont ainsi chercher en l'absence des maris.
Je suis, je vous le répète, très-disposé à douter de tout ce qu'on me raconte en ce genre; mais je ne puis douter qu'on ne le raconte plaisamment et complaisamment au premier étranger venu; et l'air de triomphe du conteur signifie: ed anch' io, son pittore!… et nous aussi, nous sommes civilisés!…
Plus je considère la manière de vivre de ces débauchés de haut parage, et moins je m'explique la position sociale, pour parler le langage du jour, qu'ils conservent ici malgré des écarts qui, dans d'autres pays, leur feraient fermer toutes les portes. J'ignore comment ces mauvais sujets affichés sont vus dans leurs familles, mais j'atteste qu'en public chacun leur fait fête; leur apparition est le signal de la joie générale, leur présence fait plaisir même aux hommes plus âgés qui ne les imitent pas, sans doute, mais qui les encouragent par leur tolérance. On court au-devant d'eux, c'est à qui leur donnera la main, à qui les plaisantera sur leurs aventures, enfin c'est à qui leur témoignera son admiration à défaut d'estime.
En voyant l'accueil qu'ils reçoivent généralement, je me demande ce qu'il faudrait faire ici pour perdre la considération.
Par une marche contraire à celle des peuples libres, dont les mœurs deviennent toujours plus puritaines, si ce n'est plus pures à mesure que la démocratie gagne du terrain dans les constitutions, on confond ici la corruption avec les institutions libérales, et les mauvais sujets distingués y sont admirés comme les hommes de la minorité le sont chez nous, quand ils ont du mérite.
Le jeune prince *** n'a commencé sa carrière de libertin qu'à la suite d'un exil de trois ans au Caucase où le climat a ruiné sa santé. C'est au sortir du collége qu'il encourut cette peine pour avoir cassé des carreaux de vitre dans quelques boutiques de Pétersbourg; le gouvernement, ayant voulu voir une intention politique dans ce désordre innocent, a fait, par son excessive sévérité, d'un étourdi encore enfant un homme corrompu, perdu pour son pays, pour sa famille et pour lui-même[4].
Telles sont les aberrations dans lesquelles le despotisme, le plus immoral des gouvernements, peut faire tomber les esprits.
Ici toute révolte paraît légitime, même la révolte contre la raison, contre Dieu! Rien de ce qui sert à l'oppression n'est respectable, pas même ce qui s'appelle saint par toute la terre. Où l'ordre est oppressif, tout désordre a ses martyrs, et tout ce qui tient de l'insurrection est du dévouement. Un Lovelace, un don Juan et pis encore, s'il est possible, seront érigés en libérateurs, uniquement parce qu'ils auront encouru des châtiments légaux; tant la considération s'attache au délit quand la justice abuse!… Alors le blâme ne tombe que sur le juge. Les excès du commandement sont si énormes que toute espèce d'obéissance est en exécration, et qu'on avoue la haine des bonnes mœurs comme on dirait ailleurs: «Je déteste le gouvernement arbitraire.»
J'avais apporté en Russie un préjugé que je n'ai plus: je croyais, avec beaucoup de bons esprits, que l'autocratie tirait sa principale force de l'égalité qu'elle fait régner au-dessous d'elle; mais cette égalité est une illusion; je me disais et l'on me disait: quand un seul homme peut tout, les autres hommes sont tous égaux, c'est-à-dire également nuls; ce n'est pas un bonheur, mais c'est une consolation. Cet argument était trop logique pour n'être pas réfuté par le fait. Il n'y a pas de pouvoir absolu en ce monde; mais il y a des pouvoirs arbitraires et capricieux, et, quelque abusifs que puissent devenir de tels pouvoirs, ils ne sont jamais assez pesants pour établir l'égalité parfaite parmi leurs sujets.
L'Empereur de Russie peut tout. Mais si cette faculté du souverain contribue à la patience de quelques grands seigneurs dont elle apaise l'envie, croyez bien qu'elle n'influe guère sur l'esprit de la masse. L'Empereur ne fait pas tout ce qu'il peut, car s'il le faisait souvent, il ne le pourrait pas longtemps; or, tant qu'il ne le fait pas, la condition du noble qu'il laisse debout reste terriblement différente de celle du mugic ou du petit marchand écrasé par le seigneur. Je soutiens qu'il y a aujourd'hui en Russie plus d'inégalité réelle dans les conditions que dans tout autre pays de l'Europe. L'égalité au-dessous du joug est ici la règle, l'inégalité l'exception; mais, sous le régime du caprice, l'exception l'emporte.
Les faits humains sont trop compliqués pour les soumettre à la rigueur d'un calcul mathématique, aussi vois-je régner sous l'Empereur, entre les castes qui composent l'Empire, des haines qui n'ont leur source que dans l'abus des pouvoirs secondaires.
En général, les hommes ont ici le langage doucereux, ils vous disent d'un air mielleux que les serfs russes sont les paysans les plus heureux de la terre. Ne les écoutez pas, ils vous trompent, beaucoup de familles de serfs, dans les cantons reculés, souffrent même de la faim; plusieurs périssent par la misère et les mauvais traitements; partout l'humanité pâtit en Russie, et les hommes qu'on vend avec la terre pâtissent plus que les autres; mais ils ont droit aux choses de première nécessité, nous dit-on: droit illusoire pour qui n'a aucun moyen de le faire valoir.
Il est, dit-on encore, dans l'intérêt des seigneurs de subvenir aux besoins de leurs paysans. Mais tout homme entend-il toujours bien ses intérêts? Chez nous celui qui se conduit déraisonnablement perd sa fortune, voilà tout; or, comme ici la fortune d'un homme c'est la vie d'une foule d'hommes, celui qui régit mal ses biens fait mourir de faim des villages entiers. Le gouvernement, quand il voit des excès trop criants, et Dieu sait combien de temps il lui faut pour les apercevoir, met, pour guérir le mal, le mauvais seigneur en tutelle; mais cette mesure toujours tardive ne ressuscite pas les morts. Vous figurez-vous la masse de souffrances et d'iniquités inconnues qui doit être produite par de telles mœurs, sous une telle constitution et sous un pareil climat? Il est difficile de respirer librement en Russie lorsqu'on songe à tant de souffrances.
Les Russes sont égaux, non devant les lois qui sont nulles, mais devant la fantaisie du souverain qui ne peut pas tout, quoi qu'on en dise; c'est-à-dire que sur soixante millions d'hommes, il y aura un homme en dix ans choisi pour servir à prouver que cette égalité subsiste. Mais le souverain n'osant pas souvent user d'une marotte pour sceptre, succombe lui-même sous le faix du pouvoir absolu: homme borné, il se laisse dominer par des distances de lieux, par des ignorances de faits, par des coutumes, par des subalternes.
Or, remarquez que chaque grand seigneur a dans sa sphère étroite les mêmes difficultés à vaincre, avec des tentations auxquelles il lui est plus difficile encore de résister, parce qu'étant moins en vue que l'Empereur, il est moins contrôlé par l'Europe et par son propre pays: il résulte de cet ordre, ou pour parler plus juste, de ce désordre social, solidement fondé, des disparates, des inégalités, des injustices inconnues aux sociétés où la loi seule peut changer les rapports des hommes entre eux.
Il n'est donc pas vrai de dire que la force du despotisme réside dans l'égalité de ses victimes, elle n'est que dans l'ignorance de la liberté, et dans la peur de la tyrannie. Le pouvoir d'un maître absolu est un monstre toujours prêt d'en enfanter un pire: la tyrannie du peuple.
À la vérité l'anarchie démocratique ne peut durer; tandis que la régularité produite par les abus de l'autocratie perpétue de génération en génération sous l'apparence de la bienfaisance, l'anarchie morale, le pire des maux, et l'obéissance matérielle, le plus dangereux des biens: l'ordre civil qui voile un tel désordre moral est un ordre trompeur.
La discipline militaire appliquée au gouvernement d'un État est encore un puissant moyen d'oppression et c'est elle qui plus que la fiction de l'égalité fait en Russie la force abusive du souverain. Mais cette force redoutable ne se tourne-t-elle pas souvent contre celui qui en use? Tels sont les maux dont la Russie est incessamment menacée: anarchie populaire poussée jusqu'à ses dernières conséquences, si la nation se révolte; et si elle ne se révolte pas, prolongation de la tyrannie qu'elle subit avec plus ou moins de rigueur selon les temps et les localités.
N'oubliez pas pour bien apprécier les difficultés de la situation politique de ce pays que le peuple sera d'autant plus terrible dans sa vengeance qu'il est plus ignorant, et que sa patience a duré plus longtemps. Un gouvernement qui ne rougit de rien, parce qu'il se pique de faire ignorer tout et qu'il s'en arroge la force, est plus effrayant que solide: dans la nation, malaise; dans l'armée, abrutissement; dans le pouvoir, terreur partagée par ceux mêmes qui se font craindre le plus; servilité dans l'Église, hypocrisie dans les grands, ignorance et misère dans le peuple, et la Sibérie pour tous: voilà le pays tel que l'ont fait la nécessité, l'histoire, la nature, la Providence, toujours impénétrable en ses desseins…
Et c'est avec un corps si caduque que ce géant, à peine sorti de la vieille Asie, s'efforce aujourd'hui de peser de tout son poids dans la balance de la politique européenne!…
Par quel aveuglement, avec des mœurs bonnes à civiliser les Boukarres et les Kirguises, ose-t-on bien s'imposer la tâche de gouverner le monde? Bientôt on voudra être non-seulement au niveau, mais au-dessus des autres nations. On voudra, on veut dominer dans les conseils de l'Occident, tout en comptant pour rien les progrès qu'a faits la diplomatie depuis trente ans en Europe. Elle est devenue sincère: on ne respecte la sincérité que chez les autres; et comme une chose utile à qui n'en use pas.
À Pétersbourg, mentir c'est faire acte de bon citoyen; dire la vérité, même sur les choses les plus indifférentes en apparence, c'est conspirer. Vous perdrez la faveur de l'Empereur, si vous avouez qu'il est enrhumé du cerveau: la vérité, voilà l'ennemi, voilà la révolution; le mensonge, voilà le repos, le bon ordre, l'ami de la constitution; voilà le vrai patriote!… La Russie est un malade qui se traite par le poison[5].