—Vous me flattez.


—Sire, je respecte trop Votre Majesté pour oser la flatter, mais je ne la crains peut-être plus assez, et je lui dis ingénument ma pensée, même quand la vérité ressemble à un compliment.


—Ceci en est un très-délicat, Monsieur; les étrangers nous gâtent.


—Sire, Votre Majesté a voulu que je fusse à mon aise avec elle, elle a réussi comme à tout ce qu'elle entreprend: elle m'a corrigé, du moins pour un temps, de ma timidité naturelle.»


Forcé d'éviter toute allusion aux grands intérêts politiques du jour, je désirais ramener la conversation vers un sujet qui m'intéressait au moins autant; j'ajoutai donc: «Je reconnais, chaque fois qu'elle me permet de m'approcher d'elle, le pouvoir qui a fait tomber ses ennemis à ses pieds le jour de son avènement au trône.


—On a contre nous dans votre pays des préventions dont il est plus difficile de triompher que des passions d'une armée révoltée.


—Sire, on vous voit de trop loin; si Votre Majesté était plus connue elle serait mieux appréciée, et elle trouverait chez nous comme ici beaucoup d'admirateurs. Le commencement de son règne lui a déjà valu de justes louanges; elle s'est encore élevée à la même hauteur à l'époque du choléra, et même plus haut; car à cette seconde émeute Votre Majesté a déployé la même autorité, mais tempérée par le plus noble dévouement à l'humanité; la force ne lui manque jamais dans le danger.


—Les moments dont vous me retracez le souvenir ont été les plus beaux de ma vie, sans doute; néanmoins ils m'ont paru les plus affreux.


—Je le comprends, Sire; pour dompter la nature en soi et dans les autres il faut un effort…


—Un effort terrible, interrompit l'Empereur avec une expression qui me saisit, et c'est plus tard qu'on s'en ressent.


—Oui; mais on a été sublime.


—Je n'ai pas été sublime; je n'ai fait que mon métier: en pareille circonstance nul ne peut savoir ce qu'il dira. On court au-devant du péril sans se demander comment on s'en tirera.


—C'est Dieu qui vous a inspiré, Sire, et si l'on pouvait comparer deux choses aussi dissemblables que poésie et gouvernement, je dirais que vous avez agi comme les poëtes chantent: en écoutant la voix d'en haut.


—Il n'y avait nulle poésie dans mon fait.»


Je m'aperçus que ma comparaison n'avait pas paru flatteuse parce qu'elle n'avait pas été comprise dans le sens du mot poëte en latin; à la cour on a coutume de regarder la poésie comme un jeu d'esprit; il aurait fallu entamer une discussion afin de prouver qu'elle est la plus pure et la plus vive lumière de l'âme; j'aimai mieux garder le silence: mais l'Empereur ne voulant pas sans doute, en s'éloignant de moi, me laisser le regret d'avoir pu lui déplaire, me retint encore longtemps au grand étonnement de la cour; il reprit la conversation avec une bonté charmante.


«Quel est décidément votre plan de voyage? me dit-il.


—Sire, après la fête de Péterhoff je compte partir pour Moscou, d'où j'irai voir la foire de Nijni, mais à temps pour être de retour à Moscou avant l'arrivée de Votre Majesté.


—Tant mieux, je serais bien aise que vous pussiez examiner en détail mes travaux du Kremlin: mon habitation y était trop petite; j'en fais construire une plus convenable et je vous expliquerai moi-même tous mes plans pour l'embellissement de cette partie de Moscou, que nous regardons comme le berceau de l'Empire. Mais vous n'avez pas de temps à perdre, car vous avez d'immenses espaces à parcourir; les distances, voilà le fléau de la Russie.


—Sire, ne voue en plaignez pas; ce sont des cadres à remplir, ailleurs la terre manque aux hommes: elle ne vous manquera jamais.


—Le temps me manque.


—L'avenir est à vous.


—On me connaît bien peu quand on me reproche mon ambition: loin de chercher à étendre notre territoire, je voudrais pouvoir resserrer autour de moi la population de la Russie tout entière. C'est uniquement sur la misère et la barbarie que je veux faire des conquêtes: améliorer le sort des Russes, ce serait mieux que de m'agrandir. Si vous saviez quel bon peuple est le peuple russe!!… comme il a de la douceur, comme il est naturellement aimable et poli!… Vous le verrez à Péterhoff; mais c'est surtout ici au premier janvier que je voudrais vous le montrer.» Puis, revenant à son thème favori: «Mais il n'est pas facile, poursuivit-il, de se rendre digne de gouverner une telle nation.


—Votre Majesté a déjà fait beaucoup pour la Russie.


—Je crains quelquefois de n'avoir pas fait tout ce que j'aurais pu faire.»


Ce mot chrétien, parti du fond du cœur, me toucha aux larmes; il me fit d'autant plus d'impression que je me disais tout bas: l'Empereur est plus fin que moi; s'il avait un intérêt quelconque à dire cela, il sentirait qu'il ne faut pas le dire. Il m'a donc montré là tout simplement un beau et noble sentiment, le scrupule d'un souverain consciencieux. Ce cri d'humanité sortant d'une âme que tout a dû contribuer à enorgueillir, m'attendrit subitement. Nous étions en public, je cherchai à déguiser mon émotion; mais lui, qui répond à ce qu'on pense plus qu'à ce qu'on dit (et c'est surtout à cette sagacité puissante que tient le charme de sa conversation, l'efficacité de sa volonté), il s'aperçut de l'impression qu'il venait de produire et que je cherchais à dissimuler, et, se rapprochant de moi au moment de s'éloigner, il me prit la main avec un air de bienveillance, et me la serra en me disant «Au revoir.»


L'Empereur est le seul homme de l'Empire avec lequel on puisse causer sans craindre les délateurs: il est aussi le seul jusqu'à présent en qui j'aie reconnu des sentiments naturels et un langage sincère. Si je vivais en ce pays, et que j'eusse un secret à cacher, je commencerais par aller le lui confier.


Tout prestige, toute étiquette et toute flatterie à part, il me paraît un des premiers hommes de la Russie. À la vérité, aucun des autres ne m'a jugé digne de me parler avec autant de franchise que l'Empereur en a mis dans ses conversations avec moi.


S'il a, comme je le pense, plus de fierté que d'amour-propre, plus de dignité que d'arrogance, il devrait être satisfait de l'impression générale des divers portraits que je vous ai successivement tracés de lui, et surtout de l'impression que m'a causée son langage. À la vérité, je me défends de toute ma force contre l'attrait qu'il exerce. Certes, je ne suis rien moins que révolutionnaire, mais je suis révolutionné; voilà ce que c'est que d'être né en France et que d'y vivre. Je trouve encore une meilleure raison pour vous expliquer la résistance que je crois devoir opposer à l'influence de l'Empereur sur moi. Aristocrate par caractère autant que par conviction, je sens que l'aristocratie seule peut résister aux séductions comme aux abus du pouvoir absolu. Sans aristocratie il n'y a que tyrannie dans les monarchies, comme dans les démocraties, le spectacle du despotisme me révolte malgré moi, et blesse toutes les idées de liberté qui ont leur source dans mes sentiments intimes et dans mes croyances politiques. Nul aristocrate ne peut se soumettre sans répugnance à voir passer le niveau despotique sur les peuples; c'est pourtant ce qui arrive dans les démocraties pures comme dans les monarchies absolues.


Au surplus, il me semble que si j'étais souverain j'aimerais la société des esprits qui reconnaîtraient en moi l'homme à travers le prince, surtout si, dépouillé de mes titres et réduit à moi-même, j'avais encore le droit d'être jugé un homme sincère, ferme et probe. Interrogez-vous sérieusement, et dites-moi si, de tout ce que je vous ai raconté de l'Empereur Nicolas depuis mon arrivée en Russie, il résulte que ce prince soit au-dessous de l'idée que vous vous étiez formée de son caractère avant d'avoir lu mes lettres.


Nos fréquents entretiens en public m'ont valu ici de nombreuses connaissances et reconnaissances. Plusieurs personnes que j'avais rencontrées ailleurs, se jettent à ma tête; mais seulement depuis qu'elles m'ont vu l'objet de la bienveillance particulière du maître; notez que ces personnes sont des premières de la cour; mais c'est l'habitude des gens du monde, et surtout des hommes en place, d'être économes de tout, excepté de calculs ambitieux. Pour conserver, en vivant à la cour, des sentiments au-dessus du vulgaire, il faudrait être doué d'une âme très-noble; or, les âmes nobles sont rares.


On ne peut trop le répéter, il n'y a pas de grand seigneur en Russie, parce qu'il n'y a pas de caractères indépendants, excepté les âmes d'élite, qui sont en trop petit nombre pour que le monde obéisse à leurs instincts: c'est la fierté qu'inspire la haute naissance, qui rend l'homme indépendant plus que la richesse, plus que le rang qu'on acquiert par industrie: or, sans indépendance, point de grand seigneur.


Ce pays, si différent du nôtre à bien des égards, se rapproche cependant de la France sous un rapport: il manque de hiérarchie sociale. Grâce à cette lacune dans le corps politique, l'égalité universelle existe en Russie comme elle existe en France; aussi dans l'un et l'autre pays la masse des hommes a-t-elle l'esprit inquiet: chez nous elle s'agite avec éclat, en Russie les passions politiques sont concentrées. En France chacun peut arriver à tout en partant de la tribune; en Russie, en partant de la cour: le dernier des hommes, s'il sait plaire au maître, peut devenir demain le premier après l'Empereur. La faveur de ce dieu est un appât qui fait faire des prodiges aux ambitieux comme le désir de la popularité produit chez nous des métamorphoses miraculeuses. On devient flatteur profond à Pétersbourg de même qu'orateur sublime à Paris. Quel talent d'observation n'a-t-il pas fallu aux courtisans russes pour découvrir qu'un moyen de plaire à l'Empereur est de se promener l'hiver sans redingote dans les rues de Pétersbourg! Cette flatterie au climat a coûté la vie à plus d'un ambitieux. Ambitieux est même trop dire, car ici on flatte avec désintéressement. Deux fanatismes, deux passions plus analogues qu'elles ne le paraissent, l'orgueil populaire et l'abnégation servile du courtisan font des prodiges: l'une élève la parole au comble de l'éloquence, l'autre donne la force du silence; mais toutes deux marchent au même but. Voilà donc sous le despotisme sans bornes les esprits aussi émus, aussi tourmentés que sous la république, avec cette différence que l'agitation muette des sujets de l'autocratie trouble plus profondément les âmes à cause du secret que l'ambition est forcée de s'imposer pour réussir sous un gouvernement absolu. Chez nous, les sacrifices, pour être profitables, doivent être publics; ici, au contraire, ils doivent rester ignorés. Le souverain tout-puissant ne déteste rien tant qu'un sujet publiquement dévoué: tout zèle qui va au delà d'une obéissance aveugle et servile lui devient importun et suspect; les exceptions ouvrent la porte aux prétentions: les prétentions se transforment en droits; et sous un despote, un sujet qui se croit des droits est un rebelle.


Le maréchal Paskiewitch pourrait attester la vérité de ces remarques: on n'ose l'écraser, mais on l'annule tant qu'on peut.


Avant ce voyage mes idées sur le despotisme m'avaient été suggérées par l'étude que j'avais faite des sociétés autrichienne et prussienne. Je ne songeais pas que ces États ne sont despotiques que de nom, et que les mœurs y servent de correctif aux institutions: je me disais: Là, des peuples gouvernés despotiquement me paraissent les plus heureux hommes de la terre; le despotisme mitigé par la douceur des habitudes n'est donc pas une chose aussi détestable que nos philosophes nous le disent; je ne savais pas encore ce que c'est que la rencontre d'un gouvernement absolu et d'une nation d'esclaves.


C'est en Russie qu'il faut venir pour voir le résultat de cette terrible combinaison de l'esprit et de la science de l'Europe avec le génie de l'Asie: je la trouve d'autant plus redoutable qu'elle peut durer, parce que l'ambition et la peur, passions qui ailleurs perdent les hommes en les faisant trop parler, engendrent ici le silence. Ce silence violent produit un calme forcé, un ordre apparent plus fort et plus affreux que l'anarchie, parce que le malaise qu'il cause paraît éternel.


Je n'admets que bien peu d'idées fondamentales en politique, attendu qu'en fait de gouvernement je crois à l'efficacité des circonstances plus qu'à celle des principes; mais mon indifférence ne va pas jusqu'à tolérer des institutions qui me paraissent nécessairement exclure la dignité des caractères.


Peut-être qu'une justice indépendante et qu'une aristocratie forte mettraient du calme dans les esprits russes, de l'élévation dans les âmes, du bonheur dans le pays; mais je ne crois pas que l'Empereur songe à ce moyen d'améliorer la condition de ses peuples: quelque supérieur qu'un homme puisse être, il ne renonce pas volontairement à faire par lui-même le bien d'autrui.


De quel droit d'ailleurs reprocherions-nous à l'Empereur de Russie son amour de l'autorité? La révolution n'est-elle pas aussi tyrannique à Paris que le despotisme l'est à Saint-Pétersbourg?


Toutefois nous nous devons à nous-mêmes de faire ici une restriction pour constater la différence qu'il y a entre l'état social des deux pays. En France, la tyrannie révolutionnaire est un mal de transition; en Russie, la tyrannie du despotisme est une révolution permanente.


Vous êtes bien heureux que je me sois distrait du sujet de cette lettre, je l'avais commencée pour vous décrire le théâtre illuminé, la représentation en gala et pour vous analyser la traduction, pantomime (expression russe) d'un ballet français. Si je m'en étais souvenu vous auriez ressenti le contrecoup de mon ennui, car cette solennité dramatique m'a fatigué sans m'éblouir en dépit des habits dorés des spectateurs; mais aussi la danse de l'Opéra de Pétersbourg sans mademoiselle Taglioni est raide et froide comme toutes les danses des théâtres européens quand elles ne sont pas exécutées par les premiers talents du monde, et la présence de la cour ne réchauffe personne, ni acteurs ni spectateurs. Vous savez que devant le souverain il n'est pas permis d'applaudir.


Les arts, disciplinés comme ils le sont à Pétersbourg, produisent des intermèdes de commande, bons pour amuser des soldats pendant les entr'actes des exercices militaires. C'est plus ou moins magnifique: c'est royal, Impérial…; ce n'est pas amusant. Ici les artistes s'enrichissent; ils ne s'inspirent pas: la richesse et l'élégance sont utiles aux talents; mais ce qui leur est indispensable, c'est le bon goût et la liberté d'esprit du public qui le juge.


Les Russes ne sont pas encore arrivés au point de civilisation où l'on peut réellement jouir des arts. Jusqu'à présent leur enthousiasme en ce genre est pure vanité; c'est une prétention, ainsi que leurs passions pour l'architecture grecque et pour le fronton et la colonne classique. Que ce peuple rentre en lui-même, qu'il écoute son génie primitif, et, s'il a reçu du ciel le sentiment des arts; il renoncera aux copies pour produire ce que Dieu et la nature attendent de lui; jusque-là toutes ses magnificences à la suite ne vaudront jamais, pour le petit nombre de Russes vrais amateurs du beau qui végètent à Pétersbourg, un séjour à Paris ou un voyage en Italie.


La salle de l'Opéra est bâtie sur le dessin des salles de Milan et de Naples; mais celles-ci sont plus nobles et d'un effet plus harmonieux que tout ce que j'ai vu jusqu'à présent dans ce genre en Russie.


LETTRE QUATORZIÈME.


Population de Pétersbourg.—Ce qu'il faut croire des récits des Russes.—L'attelage à quatre chevaux.—Solitude des rues.—Profusion de colonnes.—Caractère de l'architecture sous le despotisme.—Architectes français.—Place du Carrousel à Paris.—Place du Grand-Duc à Florence.—Perspective Newski.—Pavé de bois.—Vrai caractère d'une ville slave.—La débâcle.—Crise naturelle périodique.—Intérieur des habitations.—Le lit russe.—Coucher des gens de service.—Visite au prince ***.—Cabinet de verdure dans les salons.—Beauté du peuple slave.—Le regard des hommes de cette race.—Leur aspect original.—Cochers russes.—Leur adresse.—Leur silence.—Les voitures.—Les harnais.—Petit postillon.—Condition des cochers et des chevaux de remise.—Hommes qui meurent de froid.—Propos d'une dame russe à ce sujet.—Valeur qu'a la vie dans ce pays.—Le feldjæger.—Ce qu'il représente.—Effets du despotisme sur l'imagination.—Ce qu'a de poétique un tel gouvernement.—Contraste entre les hommes et les choses.—Caractère slave.—Architecture pittoresque des églises.—Les voitures et les équipages russes.—Flèches de la citadelle et de l'Amirauté.—Clochers innombrables.—Description de l'ensemble de Pétersbourg.—Il est beau malgré le mauvais style de l'architecture.—Aspect particulier de la Néva.—Contradiction dans les choses.—Beautés du crépuscule.—La nature belle même près du pôle.—Idée religieuse.—Races teutoniques antipathiques aux Russes.—Le gouvernement des Slaves en Pologne.—Quelques traits de ressemblance entre les Russes et les Espagnols.—Influence des races dans l'histoire.—Chaleur de l'été de cette année.—Approvisionnements de bois pour l'hiver.—Charrettes qui le transportent.—La peur est silencieuse.—Adresse du peuple russe.—Son temps d'épreuves.—Rareté du combustible à Pétersbourg.—Dilapidation des forêts.—Charrettes russes.—Mauvais ustensiles.—Les Romains du Nord.—Rapports des peuples avec leurs gouvernements.—Barques de foin sur la Néva.—Le badigeonneur russe.—Laideur et malpropreté des femmes dans les basses classes.—Beauté des hommes.—Rareté des femmes à Pétersbourg.—Souvenir des mœurs asiatiques.—Tristesse inévitable d'une ville militaire.


Pétersbourg, ce 22 juillet 1839.


La population de Pétersbourg est de quatre cent cinquante mille âmes sans la garnison, à ce que disent les Russes bons patriotes; mais des gens bien informés et qui, conséquemment, passent ici pour malintentionnés, m'assurent qu'elle n'atteint pas à quatre cent mille, y compris la garnison. Ce qu'il y a de certain, c'est que cette ville de palais, avec ses immenses espaces vides qu'on appelle des places, ressemble à des parties de champs clos de planches. Les petites maisons de bois dominent dans les quartiers éloignés du centre.


Les Russes, sortis d'une agglomération de peuplades longtemps nomades et toujours guerrières, n'ont pas encore complètement oublié la vie du bivouac. Tous les peuples fraîchement arrivés de l'Asie campent en Europe comme les Turcs. Pétersbourg est l'état-major d'une armée et non la capitale d'une nation. Toute magnifique qu'est cette ville militaire, elle paraît nue à l'œil d'un homme de l'Occident.


Les distances sont le fléau de la Russie, m'a dit l'Empereur; c'est une remarque dont on peut vérifier la justesse dans les rues même de Pétersbourg: aussi n'est-ce pas par luxe qu'on s'y promène en voiture à quatre chevaux conduits par un cocher et un postillon. Là une visite est une excursion. Les chevaux russes, pleins de feu et de nerf, n'ont pas autant de force musculaire que les nôtres; la rudesse des pavés les fatigue: deux chevaux auraient de la peine à traîner longtemps dans les rues de Pétersbourg une voiture ordinaire; l'attelage de quatre est donc un objet de première nécessité pour quiconque veut aller un peu dans le monde.


Parmi les gens du pays, tous n'ont pas le droit d'avoir quatre chevaux à leur voiture; on n'accorde cette permission qu'à des personnes d'un certain rang.


Pour peu que vous vous éloigniez du centre de la ville, vous vous perdez dans des terrains vagues, bordés de baraques qui semblent destinées à loger des ouvriers rassemblés là provisoirement pour quelque grand travail. Ce sont des magasins de fourrages, des hangars remplis d'habillements et de toutes sortes d'approvisionnements pour les soldats: on se croit au moment d'une revue ou à la veille d'une foire qui n'arrive jamais. L'herbe croît dans ces soi-disant rues, toujours désertes, parce qu'elles sont trop spacieuses pour la population qui les parcourt.


Tant de péristyles ont été ajoutés aux maisons, tant de portiques ornent les casernes qui représentent des palais, un tel luxe de décorations d'emprunt a présidé à la construction de cette capitale provisoire, que je compte moins d'hommes que de colonnes sur les places de Pétersbourg, toujours silencieuses et tristes, à cause de leur grandeur et surtout de leur imperturbable régularité. L'équerre et le cordeau s'accordent si bien avec la manière de voir des souverains absolus, que les angles droits sont l'écueil de l'architecture despotique. L'architecture vivante, passez-moi l'expression, ne se commande pas; elle naît pour ainsi dire d'elle-même, et sort comme involontairement du génie et des besoins d'un peuple. Faire une grande nation, c'est créer immanquablement une architecture: je ne serais pas étonné si l'on venait à prouver qu'il y a eu autant d'architectures originales que de langues mères.


Au reste, la manie de la symétrie n'est pas particulière aux Russes. C'est chez nous un héritage de l'Empire. Sans ce mauvais goût des architectes parisiens, il y a longtemps que nous aurions un plan raisonnable pour orner et terminer notre monstrueuse place du Carrousel; mais la nécessité des parallèles arrête tout.


Lorsque des artistes de génie réunirent successivement leurs efforts pour faire de la place du Grand-Duc à Florence une des plus belles choses du monde, ils n'étaient pas tyrannisés par la passion des lignes droites et des monuments symétriques, ils concevaient le beau dans sa liberté, hors des carrés longs et des carrés parfaits. À défaut du sentiment de l'art et des libres créations de la fantaisie s'exerçant sur les données populaires qu'elles représentent, une justesse de coup d'œil mathématique a présidé à la création de Pétersbourg. Aussi ne peut-on oublier un instant, en parcourant cette patrie des monuments sans génie, que c'est une ville née d'un homme et non d'un peuple. Les conceptions y paraissent étroites, quoique les dimensions y soient énormes. C'est que tout peut se commander, hors la grâce, sœur de l'imagination.


La principale rue de Pétersbourg est la Perspective Newski, l'une des trois avenues qui aboutissent au palais de l'Amirauté. Ces trois lignes, formant patte d'oie, divisent régulièrement en cinq parties la ville méridionale, qui prend la forme d'un éventail comme Versailles. Cette ville, en partie plus moderne que le port, créé près des îles par Pierre Ier, s'est étendue sur la rive gauche de la Néva, malgré la volonté de fer du fondateur; cette fois la peur de l'inondation l'a emporté sur la peur de la désobéissance, et la tyrannie de la nature a vaincu le despotisme de l'homme.


Cette Perspective Newski mérite de vous être décrite avec quelque détail. C'est une belle rue longue d'une lieue, large comme nos boulevards, et dans plusieurs parties de laquelle on a planté des arbres aussi malheureux que ceux de Paris: elle sert de promenade et de rendez-vous à tous les désœuvrés de la ville. À la vérité, il y en a peu, car ici on ne remue guère pour remuer, chaque pas que chacun fait ayant son but indépendant du plaisir. Porter un ordre, faire sa cour, obéir à un maître quel qu'il soit, voilà ce qui met en mouvement la plus grande partie de la population de Pétersbourg et de l'Empire.


D'abominables cailloux en tête de chat servent de pavés à ce boulevard, appelé la Perspective. Mais ici du moins ainsi que dans quelques autres des principales rues, on a incrusté au milieu des pierres des blocs de bois qui font glissoirs pour les roues des voitures; ces belles voies au rez du pavé sont formées par une marqueterie en dés et quelquefois en octogones de sapins profondément encaissés. Elles consistent chacune en deux bandes larges de deux à trois pieds et séparées par une raie de cailloux ordinaires sur laquelle marche le limonier: deux de ces voies, c'est-à-dire quatre bandes de bois longent la Perspective Newski, l'une à droite, l'autre à gauche de la rue, sans toucher aux maisons, dont elles sont encore séparées par des dalles; ces dernières terrasses sont de pierre et servent de trottoirs aux piétons. Ces beaux promenoirs diffèrent beaucoup des misérables trottoirs en planches qui déshonorent encore aujourd'hui quelques-unes des rues écartées. Il y a donc quatre lignes de dalles dans cette belle et vaste perspective qui s'étend, tout en se dépeuplant insensiblement; en s'enlaidissant et en s'attristant graduellement, jusqu'aux limites indéterminées de la ville habitable, c'est-à-dire jusque vers les confins de la barbarie asiatique dont Pétersbourg est toujours assiégé; car on retrouve le désert à l'extrémité de ses rues les plus somptueuses. Un peu au delà du pont d'Aniskoff vous rencontrez une rue qu'on appelle la rue Jelognaia, laquelle conduit à un désert nommé la place d'Alexandre. Je doute que l'Empereur Nicolas ait jamais vu cette rue. La superbe ville, créée par Pierre-le-Grand, embellie par Catherine II, tirée au cordeau par tous les autres souverains, à travers une lande spongieuse et presque toujours submergée; se perd enfin dans un horrible mélange d'échoppes et d'ateliers, amas confus d'édifices sans nom, vastes places sans dessin et que le désordre naturel et la saleté innée du peuple de ce pays laissent depuis cent ans s'encombrer de débris de toutes choses, d'immondices de tous genres. Ces ordures s'entassent d'année en année dans les villes russes pour protester contre la prétention des princes allemands, qui se flattent de policer foncièrement les nations slaves. Le caractère primitif de ces peuples, quelque défiguré qu'il soit par le joug qu'on lui impose, se fait jour au moins dans quelque coin de leurs villes de despotes et de leurs maisons d'esclaves; et si même ils ont de ces choses qu'on appelle des villes et des maisons, ce n'est pas parce qu'ils les aiment ou qu'ils en sentent le besoin, c'est parce qu'on leur a dit qu'il faut les avoir ou plutôt les subir pour marcher de front avec les vieilles races de l'Occident civilisé; c'est surtout parce que, s'ils s'avisaient de discuter contre les hommes qui les conduisent et les instruisent militairement, ces hommes étant tout à la fois leurs caporaux et leurs pédagogues, on les renverrait à coups de fouet dans leur patrie d'Asie. Ces pauvres oiseaux exotiques mis en cage par la civilisation européenne sont les victimes de la manie ou, pour mieux dire, de l'ambition profondément calculée des Czars, conquérants du monde à venir, et qui savent bien qu'avant de nous subjuguer il faut nous imiter.


Une horde de Kalmoucks qui campent sous des baraques autour d'un amas de temples antiques, une ville grecque improvisée pour des Tatares comme une décoration de théâtre, décoration magnifique, mais sans goût, préparée pour servir de cadre à un drame réel et terrible, voilà ce qu'on aperçoit du premier coup d'œil à Saint-Pétersbourg.


Je vous ai parlé du malheur des arbres condamnés à servir d'ornement à la Perspective Newski: ces pauvres bouleaux malingres vivent tout juste assez pour ne pas mourir; ils seront bientôt aussi à plaindre que les ormes des boulevards et des champs Élysées de Paris, que nous voyons lentement dépérir, piqués au cœur par les boutiquiers qu'ils offusquent, desséchés par le gaz et à demi enterrés dans le bitume: triste spectacle offert pendant la belle saison aux habitués de Tortoni et du cirque olympique. Les arbres de Pétersbourg n'ont pas un meilleur sort: l'été la poussière les ronge, l'hiver la neige les ensevelit, puis le dégel les écorche, les coupe, les déracine.


La nature et l'histoire ne sont pour rien dans la civilisation russe; rien n'est sorti du sol ni du peuple: il n'y a pas eu de progrès, un beau jour tout fut importé de l'étranger. Dans ce triomphe de l'imitation il y a plus de métier que d'art; c'est la différence d'une gravure à un dessin.


Rien, dit-on, ne peut donner l'idée du bouleversement des rues de Pétersbourg à la fonte des neiges. Durant les quinze jours qui suivent la débâcle la Néva charrie des blocs de glace; tous les ponts sont enlevés, les communications sont pendant quelques jours interrompues entre les deux principales parties de la ville; plusieurs quartiers restent isolés. On m'a conté la mort d'une personne considérable causée par l'impossibilité de faire venir son médecin durant ces jours désastreux. Alors les rues ressemblent à des lits de torrents furieux où l'inondation élève en passant ses barricades annuelles. Peu de crises politiques causeraient autant de dommages que cette révolte annuelle de la nature contre une civilisation incomplète et impossible.


Depuis qu'on m'a décrit le dégel de Pétersbourg, je ne me plains plus du pavé, tout détestable qu'il est, car il est à refaire tous les ans. C'est un triomphe de volonté que de circuler onze mois en voiture dans une ville ainsi labourée par les zéphyrs du pôle.


Passé midi, la Perspective Newski, la grande place du palais, les quais, les ponts sont traversés par une assez grande quantité de voitures de diverses sortes et de formes singulières; ce mouvement égaie un peu la tristesse habituelle de cette ville, la plus monotone des capitales de l'Europe.


L'intérieur des habitations est également triste, parce que, malgré la magnificence de l'ameublement entassé à l'anglaise dans certaines pièces destinées à recevoir du monde, on entrevoit dans l'ombre une saleté domestique, un désordre naturel et profond qui rappelle l'Asie.


Le meuble dont on use le moins dans une maison russe, c'est le lit. Des femmes de service couchent dans des soupentes, pareilles à celles des anciennes loges de portiers en France, tandis que les hommes se roulent sur l'escalier, dans les vestibules, et même, dit-on, dans le salon sur des coussins qu'ils jettent à terre pour la nuit.


Ce matin j'ai fait une visite au prince ***. C'est un grand seigneur, ruiné, infirme, malade, hydropique; il souffre au point de ne pouvoir se lever, et néanmoins il n'a pas de quoi se coucher, je veux dire qu'il n'a pas ce qu'on appelle un lit dans les pays où la civilisation date de loin. Il loge dans la maison de sa sœur, qui est absente. Seul, au fond de ce palais nu, il passe la nuit sur une banquette de bois, recouverte d'un tapis et de quelques oreillers. Ceci ne peut être attribué au goût particulier d'un homme: dans toutes les maisons russes où je suis entré, j'ai vu que le paravent est nécessaire au lit des Slaves, comme le musc l'est à leur personne: profonde malpropreté qui n'exclut pas toujours l'élégance apparente. Quelquefois on a un lit de parade, objet de luxe dont on fait montre par respect pour la mode européenne, mais dont on ne fait pas d'usage.


Il y a un ornement particulier aux habitations de quelques Russes élégants: c'est un petit jardin factice dans un coin du salon. Trois longues caisses à fleurs enserrent une fenêtre, et forment une salle de verdure (altana), espèce de kiosque qui rappelle ceux des jardins. Les caisses sont surmontées d'une palissade ou balustrade en bois des îles ou en bois doré, faisant barrière à hauteur d'homme. Ce petit boudoir découvert s'entoure de lierre et d'autres plantes grimpantes qui serpentent le long du treillage, et produisent un effet agréable au milieu d'un vaste appartement rempli de dorure et obstrué de meubles; ainsi dans un salon brillant la vue est récréée par un peu de verdure et de fraîcheur, choses de luxe pour ce pays. Là se tient la maîtresse de la maison, assise devant une table; près d'elle on voit quelques chaises, deux ou trois personnes au plus peuvent entrer à la fois dans cette retraite peu profonde, mais pourtant assez secrète pour plaire à l'imagination.


L'effet de cette espèce de bosquet de chambre m'a paru agréable, et l'idée en est raisonnable, dans un pays où le mystère doit présider à toute conversation intime. Je crois cet usage importé de l'Asie.


Je ne serais pas surpris si on introduisait un jour dans quelque maison de Paris le jardin artificiel des salons russes. Il ne déparerait pas la demeure des femmes d'État les plus à la mode en France aujourd'hui. Je me réjouirais de cette innovation, ne fût-ce que pour faire pièce aux anglomanes, à qui je ne pardonnerai jamais le mal qu'ils ont fait au bon goût et au véritable esprit français.


Les Slaves, lorsqu'ils sont beaux, ont une taille svelte, élégante, et qui cependant donne l'idée de la force; ils ont tous les yeux coupés en amandes; et le regard fourbe et furtif des peuples de l'Asie. Leurs yeux, qu'ils soient noirs ou bleus, sont toujours transparents, ils ont de la vivacité, du mouvement et beaucoup de charme parce qu'ils rient.


Ce peuple, sérieux par nécessité plus que par nature, n'ose guère rire que du regard; mais à force de paroles réprimées, ce regard, animé par le silence, supplée à l'éloquence, tant il donne de passion à la physionomie. Il est presque toujours spirituel, quelquefois doux, lent, plus souvent triste jusqu'à la férocité; il tient de celui de la bête fauve prise au piège.


Ces hommes nés pour guider un char, ont de la race, ainsi que les chevaux qu'ils conduisent: leur aspect étrange et la légèreté de leurs bêtes rendent les rues de Pétersbourg amusantes à parcourir. Ainsi, grâce à ses habitants et malgré ses architectes, cette ville ne ressemble à aucune des villes européennes.


Les cochers russes sont assis droits sur leurs siéges; ils mènent leurs chevaux toujours grand train, mais avec beaucoup de sûreté, quoiqu'un peu rudement: la justesse, la promptitude de leur coup d'œil est admirable; et, soit qu'ils conduisent à deux ou à quatre chevaux, ils ont toujours deux rênes pour chaque cheval, et les tiennent à pleines mains, avec force, les bras tendus en avant, très-loin du corps; nul embarras ne les arrête. Bêtes et hommes à demi sauvages parcourent précipitamment la ville avec un air de liberté inquiétant; mais la nature les a rendus prestes, adroits; aussi, malgré l'extrême audace de ces cochers, les accidents sont-ils rares dans les rues de Pétersbourg. Souvent ces hommes n'ont pas de fouet; quand ils en ont un, il est si court qu'ils ne peuvent s'en servir. Ne faisant pas non plus usage de la voix, ils ne mènent que des rênes et du frein. Vous pouvez parcourir Pétersbourg pendant des heures sans entendre un seul cri. Si les piétons ne se rangent pas assez vite, le faleiter (postillon de volée qui monte le cheval de droite des attelages à quatre chevaux) pousse un petit glapissement, assez semblable aux gémissements aigus d'une marmotte relancée dans son gîte; à ce bruit menaçant, qui veut dire: Rangez-vous! tout s'écarte, et la voiture a passé, comme par magie, sans ralentir son train.


Les équipages sont en général dépourvus de goût et mal tenus; les voitures, mal lavées, mal peintes, encore plus mal vernies, n'ont pas de véritable élégance: si l'on en fait venir une d'Angleterre, elle ne résiste que peu de temps aux pavés de Pétersbourg et au train des chevaux russes. Les harnais solides, légers et gracieux sont faits d'excellent cuir; en somme, malgré la négligence des gens d'écurie, et le peu d'invention des ouvriers, l'ensemble des équipages a un caractère original et pittoresque qui remplace jusqu'à un certain point le soin minutieux dont on se pique ailleurs; et comme les grands seigneurs vont toujours à quatre chevaux, les cérémonies de la cour ont bon air, même vues de la rue.


On n'attelle quatre chevaux de front que pour les voyages et les longues courses hors de la ville; dans Pétersbourg les chevaux vont toujours deux à deux; les traits de volée sont démesurément longs; l'enfant qui les mène est costumé à la persane de même que le cocher: cet habit, nommé armiak, ne convient pourtant qu'à l'homme assis sur son siége; il n'est pas commode pour enfourcher un cheval, mais malgré ce désavantage le postillon russe est leste et hardi.


Je ne saurais vous peindre le sérieux, la fierté silencieuse, l'adresse, l'imperturbable témérité de ces petits polissons slaves; leur insolence et leur habileté font ma joie chaque fois que je me promène dans la ville; voilà pourquoi je vous parle d'eux souvent et en détail; enfin, et c'est chose plus rare ici qu'ailleurs, ils ont l'air heureux.


Il est dans la nature de l'homme d'éprouver du contentement à bien faire ce qu'il fait; les cochers et les postillons russes étant des plus habiles du monde peuvent se trouver satisfaits de leur condition, quelque dure qu'elle soit d'ailleurs.


Il faut dire aussi que ceux qui sont au service des seigneurs se piquent d'élégance et paraissent bien soignés, mais les chevaux de remise et leurs tristes conducteurs me font pitié, tant leur vie est dure: ils demeurent dans la rue depuis le matin jusqu'au soir, à la porte de la personne qui les loue ou sur les places que la police leur assigne. Les bêtes toujours attelées, et les hommes toujours sur le siége, mangent à leur poste, sans l'abandonner un instant. Pauvres chevaux!… je plains moins les hommes; le Russe a le goût de la servitude. On donne aux chevaux des auges portatives, posées sur des tréteaux: ainsi vous trouvez votre voiture prête chaque fois que vous voulez sortir sans qu'il soit nécessaire de la commander.


Cependant les cochers ne vivent de cette manière que pendant l'été, pour l'hiver ils ont des hangars bâtis au milieu des places les plus fréquentées. On allume de grands feux autour de ces abris à portée des spectacles, des palais et de tous les lieux où se donnent des fêtes, et c'est là que se réchauffent les domestiques; néanmoins il ne se passe guère de nuit de bal au mois de janvier sans qu'un homme ou deux meurent de froid dans la rue; les précautions mêmes prouvent le danger plutôt qu'elles ne l'écartent, et les dénégations obstinées des Russes me confirment la vérité du fait que je vous rapporte.


Une femme, plus sincère que les autres, m'a répondu aux questions réitérées que je lui adressais à ce sujet: «C'est possible, mais je n'en ai jamais entendu parler.» Dénégation qui vaut un aveu précieux. Il faut venir ici pour savoir jusqu'où l'homme riche peut porter le dédain pour la vie de l'homme pauvre, et pour apprendre en général le peu de valeur qu'a la vie aux yeux de l'homme condamné à vivre sous l'absolutisme.


En Russie l'existence est pénible pour tout le monde; l'Empereur n'y est guère moins rompu à la fatigue que le dernier des serfs. On m'a montré son lit: la dureté de cette couche étonnerait nos laboureurs. Ici tous les hommes sont forcés de se répéter une vérité sévère: c'est que le but de la vie n'est pas sur la terre, et que le moyen de l'atteindre n'est pas le plaisir.


L'inexorable image du devoir et de la soumission vous apparaît à chaque instant et ne vous permet pas d'oublier la rude condition de l'existence humaine: le travail et la douleur! Il n'est permis de subsister en Russie qu'en sacrifiant tout à l'amour de la patrie terrestre, sanctifié par la foi en la patrie céleste.


Si par moment, au milieu d'une promenade publique, la rencontre de quelques oisifs me fait illusion en me persuadant qu'il pourrait y avoir en Russie comme ailleurs, des hommes qui s'amuseraient pour s'amuser, des hommes pour qui le plaisir serait une affaire, je suis détrompé à l'instant par la vue du feldjæger qui passe silencieusement au grand galop dans sa téléga. Le feldjæger est l'homme du pouvoir; il est la parole du maître; télégraphe vivant, il va porter un ordre à un autre homme aussi ignorant que lui de la pensée qui les fait mouvoir: cet autre automate l'attend à cent, à mille, à quinze cents lieues dans les terres. La téléga sur laquelle chemine l'homme de fer, est de toutes les voitures de voyage la plus incommode. Figurez-vous une petite charrette à deux bancs de cuir sans ressorts et sans dossier; aucun autre équipage ne peut servir dans les chemins de traverse auxquels aboutissent toutes les grandes routes commencées jusqu'à ce jour à travers ce vague et sauvage empire. Le premier banc est réservé au postillon ou au cocher qui change à chaque relais, le second au courrier qui voyage jusqu'à la mort, laquelle vient de bonne heure pour les hommes voués à ce dur métier.


Ceux que je vois rapidement traverser dans toutes les directions les belles rues de la ville me représentent aussitôt les solitudes où ils vont s'enfoncer: je les suis en imagination, et au bout de leur course m'apparaît la Sibérie, le Kamtchatka, le désert salé, la muraille de la Chine, la Laponie, la mer Glaciale, la Nouvelle-Zemble, la Perse, le Caucase; ces noms historiques, presque fabuleux, produisent sur ma pensée l'effet d'un lointain vaporeux dans un grand paysage; mais vous pouvez vous imaginer combien ce genre de rêverie attriste l'âme!… Néanmoins l'apparition de ces courriers sourds, aveugles et muets, est un aliment poétique incessamment fourni à l'esprit de l'étranger. Cet homme, né pour vivre et mourir sur sa charrette, répand à lui seul un intérêt mélancolique sur les moindres scènes de la vie; rien de prosaïque ne peut subsister dans l'esprit en présence de tant de souffrances et de tant de grandeur. Il faut convenir que si le despotisme rend malheureux les peuples qu'il opprime, il a été inventé pour le plaisir des voyageurs qu'il jette dans un étonnement toujours nouveau. Sous la liberté, tout se publie et s'oublie, car tout est vu d'un coup d'œil; sous le gouvernement absolu, tout se cache, mais tout se devine, de là un vif intérêt: on retient, on remarque les moindres circonstances, une secrète curiosité anime la conversation rendue plus piquante par le mystère, et par l'absence même d'intérêt apparent; là l'esprit est paré de ses voiles comme la beauté chez les musulmans; si les habitants d'un pays ainsi gouverné ne peuvent s'y amuser de bon cœur, un étranger ne s'y peut déplaire de bonne foi. Moins on jugerait le fond des choses, et plus l'apparence devrait intéresser. Moi je pense un peu trop à ce que je ne vois pas pour être tout à fait satisfait de ce que je vois; néanmoins, tout en m'affligeant, le spectacle me paraît attachant.


La Russie n'a point de passé, disent les amateurs de l'antiquité. C'est vrai, mais l'avenir et l'espace y servent de pâture aux imaginations les plus ardentes. Le philosophe est à plaindre en Russie, le poëte peut et doit s'y plaire.


Il n'y a de poëtes vraiment malheureux que ceux qui sont condamnés à languir sous le régime de la publicité. Quand tout le monde peut tout dire, le poëte n'a plus qu'à se taire. La poésie est un mystère qui sert à exprimer plus que la parole; elle ne saurait subsister chez les peuples qui ont perdu la pudeur de la pensée. La vision, l'allégorie, l'apologue, c'est la vérité poétique; or, dans les pays de publicité, cette vérité-là est tuée par la réalité, toujours trop grossière au gré de la fantaisie.


Il faut que la nature ait mis un sentiment profondément poétique dans l'âme des Russes, peuple moqueur et mélancolique, pour qu'ils aient trouvé le moyen de donner un aspect original et pittoresque à des villes bâties par des hommes entièrement dépourvus d'imagination, et cela dans le pays le plus plat, le plus triste, le plus monotone, et le plus nu de la terre. Des plaines éternelles, de sombres et plates solitudes: voilà la Russie. Cependant si je pouvais vous montrer Pétersbourg, ses rues et ses habitants tels que je les vois, je vous ferais un tableau de genre à chaque ligne. Tant le génie de la nation slave a puissamment réagi contre la stérile manie de son gouvernement. Ce gouvernement antinational n'avance que par évolutions militaires: il rappelle la Prusse sous son premier roi.


Je vous ai décrit une ville sans caractère, plutôt pompeuse qu'imposante, plus vaste que belle, remplie d'édifices sans style, sans goût, sans signification historique. Mais pour être complet, c'est-à-dire vrai, il fallait en même temps faire mouvoir à vos yeux, dans ce cadre prétentieux et ridicule, des hommes naturellement gracieux, et qui avec leur génie oriental, ont su s'approprier une ville bâtie pour un peuple qui n'existe nulle part; car Pétersbourg a été fait par des hommes riches, et dont l'esprit s'était formé en comparant, sans étude approfondie, les divers pays de l'Europe. Cette légion de voyageurs plus ou moins raffinés, plus expérimentés que savants, était une nation artificielle, un choix d'esprits intelligents et habiles recrutés chez toutes les nations du monde: ce n'était pas le peuple russe, celui-ci est narquois comme l'esclave qui se console de son joug en s'en moquant tout bas; superstitieux, fanfaron, brave et paresseux comme le soldat; poétique, musical et réfléchi comme le berger; car les habitudes des races nomades seront longtemps dominantes parmi les Slaves; tout cela ne s'accorde ni avec le style des édifices ni avec le plan des rues de Pétersbourg, il y a évidemment scission ici entre l'architecte et l'habitant. Les ingénieurs européens sont venus dire aux Moscovites comment ils devaient construire et orner une capitale digne de l'admiration de l'Europe et ceux-ci, avec leur soumission militaire, ont cédé à la force du commandement. Pierre-le-Grand a bâti Pétersbourg contre les Suédois bien plus que pour les Russes; mais le naturel du peuple s'est fait jour malgré son respect pour les caprices du maître, et malgré sa défiance de soi-même; et c'est à cette désobéissance involontaire que la Russie doit son cachet d'originalité: rien n'a pu effacer le caractère primitif des habitants; ce triomphe des facultés innées contre une éducation mal dirigée, est un spectacle intéressant pour tout voyageur capable de l'apprécier.


Heureusement pour le peintre et pour le poëte que les Russes sont essentiellement religieux: leurs églises, au moins, sont à eux; la forme immuable des édifices pieux fait partie du culte et la superstition défend ces forteresses religieuses contre la manie des figures de mathématique en pierres de taille, des carrés longs, des surfaces planes et des lignes droites; enfin contre l'architecture militaire plutôt que classique qui donne à chacune des villes de ce pays l'air d'un camp destiné à durer quelques semaines pendant les grandes manœuvres.


On reconnaît également le génie d'un peuple nomade dans les chariots, les voitures, les harnais et les attelages russes. Figurez-vous des essaims, des nuées de drowskas rasant la terre. Vous vous rappelez ce que je vous ai dit ailleurs de cette voiture mouche. Elle est si petite qu'elle disparaît entièrement sous l'homme: représentez-vous-la roulant entre de longues files de maisons bien alignées, très-basses, mais au-dessus desquelles on découvre les aiguilles d'une multitude d'églises et de quelques monuments célèbres: si cet ensemble n'est pas beau, il est au moins étonnant. Ces flèches dorées ou peintes rompent les lignes monotones des toits de la ville; elles percent les airs de dards tellement aigus qu'à peine l'œil peut-il distinguer le point où leur dorure s'éteint dans la brume d'un ciel polaire. La flèche de la citadelle, racine et berceau de Pétersbourg, et celle de l'Amirauté revêtue de l'or des ducats de Hollande offerts au Czar Pierre par la république des Provinces-Unies, sont les plus remarquables. Ces aigrettes monumentales, imitées des parures asiatiques, dont sont ornés, dit-on, les édifices de Moscou, me paraissent d'une hauteur et d'une hardiesse vraiment extraordinaires. On ne conçoit pas qu'elles se soutiennent en l'air: c'est un ornement vraiment russe: figurez-vous donc un assemblage immense de dômes accompagnés des quatre campaniles obligés chez les Grecs modernes pour faire une église. Imaginez-vous une multitude de coupoles argentées, dorées, azurées, étoilées et les toits des palais peints en vert d'émeraude ou d'outremer, les places ornées, de statues de bronze en l'honneur des principaux personnages historiques de la Russie et des Empereurs: bordez ce tableau d'un fleuve immense qui, les jours de calme, sert de miroir, et les jours de tempête, de repoussoir à tous les objets; joignez-y le pont de bateaux de Troïtza jeté sur le point le plus large de la Néva, entre le champ de Mars, où la statue de Suwarrow se perd dans l'espace, et la citadelle où dorment dans leurs tombeaux dépouillés d'ornements Pierre-le-Grand et sa famille[14]; enfin rappelez-vous que la nappe d'eau de la Néva toujours pleine, coule à rez de terre et respecte à peine au milieu de la ville une île toute bordée d'édifices à colonnes grecques, supportés par leurs fondements de granit et bâtis d'après des dessins de temples païens; si vous saisissez bien cet ensemble, vous comprendrez comment Pétersbourg est une ville infiniment pittoresque, malgré le mauvais goût de son architecture d'emprunt, malgré la teinte marécageuse des campagnes qui l'environnent, malgré l'absence totale d'accidents dans le terrain et la pâleur des beaux jours d'été sous le terne climat du Nord.


Le peu de mouvement du fleuve aux approches de son embouchure où très-souvent la mer le force de s'arrêter et même de rebrousser chemin, ajoute encore à la singularité de la scène.


Ne me reprochez pas mes contradictions, je les ai aperçues avant vous sans vouloir les éviter, car elles sont dans les choses; ceci soit dit une fois pour toutes. Comment vous donner l'idée réelle de ce que je vous dépeins si ce n'est en me contredisant à chaque mot? Si j'étais moins sincère je vous paraîtrais plus conséquent: considérez que dans l'ordre physique comme dans l'ordre moral, la vérité n'est qu'un assemblage de contrastes tellement criants qu'on dirait que la nature et la société n'ont été créées que pour faire tenir ensemble des éléments qui sans elles devraient s'abhorrer et s'exclure.


Rien n'est triste comme le ciel de Pétersbourg à midi; mais si le jour est sans éclat sous cette latitude, les soirs, les matins y sont superbes, c'est alors qu'on voit se répandre dans l'air et sur la glace des eaux presque sans rivages qui continuent le ciel, certaines gerbes de lumière, des jets, des bouquets de feu que je n'avais encore aperçus nulle part.


Le crépuscule qui dure ici les trois quarts de la vie est riche en accidents admirables; le soleil d'été, un moment submergé vers minuit, nage longtemps à l'horizon au niveau de la Néva et des basses terres qui la bordent; il darde dans le vide des lueurs d'incendie qui rendraient belle la nature la plus pauvre; ce qu'on éprouve à cet aspect ce n'est pas l'enthousiasme que produit la couleur des paysages de la zone torride, c'est l'attrait d'un rêve, c'est l'irrésistible pouvoir d'un sommeil plein de souvenirs et d'espérances. La promenade des îles à cette heure-là est une véritable idylle. Sans doute il manque beaucoup de choses à ces sites pour en faire de beaux tableaux bien composés, mais la nature a plus de puissance que l'art sur l'imagination de l'homme; son aspect ingénu suffit sous toutes les zones au besoin d'admiration qu'il a dans l'âme: et comment placerait-il mieux ce sentiment? Dieu, aux environs du pôle, a beau réduire la terre au dernier degré d'aplatissement et de nudité, malgré cette misère, le spectacle de la création sera toujours pour l'œil de l'homme le plus éloquent interprète des desseins du Créateur. Les têtes chauves n'ont-elles pas leur beauté? quant à moi je trouve les sites des environs de Pétersbourg plus que beaux, ils ont un caractère de tristesse sublime, et qui équivaut bien pour la profondeur de l'impression à la richesse et à la variété des paysages les plus célèbres de la terre. Ce n'est pas une œuvre pompeuse, artificielle, une invention agréable, c'est une profonde solitude, une solitude terrible et belle comme la mort. D'un bout de ses plaines, d'un rivage de ses mers à l'autre, la Russie entend la voix de Dieu que rien n'arrête, et qui dit à l'homme enorgueilli de la mesquine magnificence de ses pauvres villes: Tu as beau faire, je suis toujours le plus grand! souvent un visage dénué de beauté a plus d'expression, plus de physionomie, et se grave dans notre Souvenir d'une manière plus ineffaçable que des traits réguliers qui ne peignent ni passion ni sentiment. Tel est l'effet de nos préoccupations d'immortalité que ce qui intéresse surtout l'habitant de la terre, c'est ce qui lui parle d'autre chose que de la terre. Admirez la puissance des dons primitifs chez les nations: pendant plus de cent ans les Russes bien élevés, les grands seigneurs, les savants, les puissants du pays ont été mendier des idées et copier des modèles dans toutes les sociétés de l'Europe; eh bien! cette ridicule fantaisie de princes et de courtisans n'a pas empêché le peuple de rester original[15].


Cette race spirituelle est trop fine de sa nature, elle a le tact trop délicat pour se pouvoir confondre avec les peuples teutoniques. La bourgeoise Allemagne est encore aujourd'hui plus étrangère à la Russie que ne l'est l'Espagne avec ses peuples de sang arabe. La lenteur, la lourdeur, la grossièreté, la timidité, la gaucherie, sont antipathiques au génie des Slaves. Ils supporteraient mieux la vengeance et la tyrannie; les vertus germaniques elles-mêmes sont odieuses aux Russes; aussi en peu d'années ceux-ci, malgré leurs atrocités religieuses et politiques, ont-ils fait plus de progrès dans l'opinion à Varsovie, que les Prussiens, malgré les rares et solides qualités qui distinguent la race allemande; je ne dis pas que ceci soit un bien, je le note comme un fait: tous les frères ne s'aiment pas, mais tous se comprennent.


Quant à l'analogie que je crois découvrir sur certains points entre les Russes et les Espagnols, elle s'explique par les rapports qui ont pu exister originairement entre les tribus arabes et quelques-unes des hordes qui passèrent de l'Asie en Moscovie. L'architecture mauresque a du rapport avec la byzantine, type de la vraie architecture moscovite. Le génie des peuples asiatiques errants en Afrique ne saurait être contraire à celui des autres nations de l'Orient à peine établies en Europe: l'histoire s'explique par l'influence progressive des races, ce sont des fatalités sociales comme les caractères sont des fatalités personnelles.


Sans la différence de religion, sans les mœurs diverses des peuples, je me croirais ici dans une des plaines les plus élevées et les plus stériles de la Castille. A la vérité il y fait une chaleur d'Afrique; depuis vingt ans la Russie n'a pas vu un été aussi brûlant.


Malgré une chaleur des tropiques, je vois déjà les Russes faire leur provision de bois. Des bateaux chargés de bûches de bouleaux, le seul chauffage dont on fasse usage ici où le chêne est un arbre de luxe, obstruent les nombreux et larges canaux qui coupent en tous sens cette ville bâtie sur le modèle d'Amsterdam, car dans les principales rues de Pétersbourg coule un bras de la Néva; cette eau disparaît l'hiver sous la neige, et l'été sous la quantité de barques qui se pressent le long des quais pour déposer à terre leurs approvisionnements.


Ce bois est d'avance scié très-court; puis au sortir des bateaux, on le place sur des voitures assez singulières. Ces charrettes d'une simplicité primitive consistent en deux gaules qui font brancards et qui sont destinées à lier le train de devant avec celui de derrière: on entasse sur ces longues perches très-rapprochées l'une de l'autre, car la voie du char est étroite, un rang de bûches montées comme une muraille à la hauteur de sept ou huit pieds. Vu de côté, cet échafaudage est une maison qui marche. On lie le bois sur la charrette avec une chaîne: si la chaîne vient à se lâcher dans les secousses du pavé, le conducteur la resserre chemin faisant avec une corde et un bâton qu'il emploie en forme de tourniquet, sans arrêter ni même ralentir son cheval. On voit l'homme pendu à son pan de bois pour en relier avec effort toutes les parties: on dirait d'un écureuil qui se balance à sa corde dans une cage, ou à sa branche dans une forêt, et pendant cette opération silencieuse, la muraille de bois continue silencieusement son chemin dans la rue qu'elle suit sans encombres, car sous ce gouvernement violent, tout se passe sans heurt, ni paroles, ni bruit. C'est que la peur inspire à l'homme une mansuétude calculée, plus sûre que la douceur naturelle.


Je n'ai pas vu un seul de ces chancelants édifices s'écrouler pendant les scabreux, et souvent les longs trajets qu'on leur fait faire à travers la ville.


Le peuple russe est souverainement adroit: c'est contre le vœu de la nature que cette race d'hommes a été poussée près du pôle par les révolutions humaines et qu'elle y est retenue par les nécessités politiques. Qui pénétrerait plus avant dans les vues de la Providence, reconnaîtrait peut-être que la guerre contre les éléments est la rude épreuve à laquelle Dieu a voulu soumettre cette nation marquée par lui pour en dominer un jour beaucoup d'autres. La lutte est l'école de la Providence.


Le combustible devient rare en Russie. Le bois se paie à Pétersbourg aussi cher qu'à Paris. Il est telle maison ici dont le chauffage coûte, par hiver, de neuf à dix mille francs. En voyant la dilapidation des forêts, on se demande avec inquiétude de quel bois se chauffera la génération qui suivra celle-ci.


Pardonnez-moi la plaisanterie: je pense souvent que ce serait une mesure de prudence de la part des peuples qui jouissent d'un beau climat que de fournir aux Russes de quoi faire bon feu chez eux. Ils regretteraient moins le soleil.


Les charrettes destinées à emporter les immondices de la ville sont petites et incommodes; avec une telle machine un homme et un cheval ne peuvent faire que peu d'ouvrage en un jour. Généralement les Russes manifestent leur intelligence plutôt par la manière d'employer de mauvais ustensiles que par le soin qu'ils mettent à perfectionner ceux qu'ils ont. Doués de peu d'invention, ils manquent, le plus souvent, des mécaniques appropriées au but qu'ils veulent atteindre. Ce peuple, qui a tant de grâce et de facilité, est dépourvu de génie créateur. Encore une fois, les Russes sont les Romains du Nord. Les uns et les autres ont tiré leurs sciences et leurs arts de l'étranger. Ils ont de l'esprit, mais c'est un esprit imitateur, et par conséquent plus ironique que fécond; cet esprit contrefait tout, il n'imagine rien.


La moquerie est le trait dominant du caractère des tyrans et des esclaves. Toute nation opprimée a l'esprit tourné au dénigrement, à la satire, à la caricature; elle se venge de son inaction et de son abaissement par des sarcasmes. Reste à calculer et à formuler le rapport qui existe entre les nations et les constitutions qu'elles se donnent ou qu'elles subissent. Mon opinion est que chaque nation policée a pour gouvernement le seul qu'elle puisse avoir. Je ne prétends pas vous imposer ni même vous exposer ce système. C'est un travail que je laisse à de plus dignes et à de plus savants que moi; mon but aujourd'hui est moins ambitieux, c'est de vous décrire ce qui me frappe dans les rues et sur les quais de Pétersbourg.


En quelques endroits la Néva est toute couverte de barques de foin. Ces rustiques édifices sont plus grands que bien des maisons; et leur aspect me paraît pittoresque et ingénieux comme tout ce que les Slaves ne doivent qu'à eux-mêmes. Ces barques, habitées par les hommes qui les conduisent, sont tendues de tapis de paille, espèce de sparterie qui, toute grossière qu'elle est, donne un air de pavillon oriental, de jonque chinoise au mobile édifice: ce n'est qu'à Pétersbourg que j'ai vu des murailles de foin tapissées de paillassons, et des familles sortir de dessous ce foin comme des bêtes s'élancent de leurs tanières.


Le métier de badigeonneur devient important dans une ville où l'intérieur des maisons reste en proie à des fourmilières de vermine, tandis que l'extérieur est régulièrement dégradé par les hivers. En Russie, il faut recrépir chaque année tout édifice qu'on veut préserver d'une prompte destruction.


La manière dont le badigeonneur russe fait son métier est curieuse: il n'a que trois mois par an pour travailler au dehors des maisons. Vous jugez que le nombre des ouvriers doit être considérable: on en rencontre à chaque coin de rue. Ces hommes, assis au péril de leur vie sur une planchette mal attachée à une grande corde flottante, se balancent comme des insectes contre les édifices qu'ils reblanchissent. Quelque chose de semblable a lieu chez nous, où des ouvriers se pendent aussi aux nœuds d'une corde pour monter et descendre le long des maisons. Mais en France les badigeonneurs toujours en petit nombre, sont bien moins téméraires que les Russes. En tout lieu l'homme apprécie sa vie ce qu'elle vaut.


Figurez-vous des centaines d'araignées pendues au fil de leurs toiles déchirées par l'orage, et qu'elles s'empressent de réparer avec une dextérité, une activité merveilleuse, et vous aurez l'idée du travail des badigeonneurs dans les rues de Pétersbourg pendant le court été du Nord. Les maisons n'ont guère plus de trois étages; elles sont blanches, mais leur apparence est trompeuse, car on les croirait propres. Moi qui sais la vérité sur l'intérieur, je passe devant ces brillantes façades avec un respectueux dégoût.


En province, on badigeonne les villes où l'Empereur doit passer: est-ce un honneur rendu au souverain, ou veut-on lui faire illusion sur la misère du pays?


En général, les Russes portent avec eux une odeur désagréable, et dont on s'aperçoit même de loin. Les gens du monde sentent le musc, et les gens du peuple le chou aigre, mêlé d'une exhalaison d'oignons et de vieux cuirs gras parfumés. Ces senteurs ne varient pas.


Vous pouvez conclure de là que les trente mille sujets de l'Empereur qui viennent au 1er janvier lui offrir leurs félicitations jusque dans son palais, et les six ou sept mille que nous verrons demain se presser dans l'intérieur du château de Péterhoff pour fêter leur Impératrice, doivent laisser sur leur passage un parfum redoutable.


De toutes les femmes du peuple que j'ai rencontrées jusqu'ici dans les rues, pas une seule ne m'a semblé belle; et le plus grand nombre d'entre elles m'a paru d'une laideur remarquable et d'une malpropreté repoussante. On s'étonne en pensant que ce sont là les épouses et les mères de ces hommes aux traits si fins, si réguliers, aux profils grecs, à la taille élégante et souple, qu'on aperçoit même parmi les dernières classes de la nation. Rien de si beau que les vieillards, de si affreux que les vieilles femmes russes. J'ai vu peu de bourgeoises. Une des singularités de Pétersbourg, c'est que le nombre des femmes relativement à celui des hommes y est moindre que dans les capitales des autres pays; on m'assure qu'elles forment tout au plus le tiers de la population totale de la ville.


Cette rareté fait qu'elles ne sont que trop fêtées: on leur témoigne tant d'empressement qu'il n'en est guère qui se risquent seules passé une certaine heure dans les rues des quartiers peu populeux. Dans la capitale d'un pays tout militaire et chez un peuple adonné à l'ivrognerie, cette retenue me paraît assez motivée. En général les femmes russes se montrent moins en public que les Françaises; il ne faudrait pas remonter bien haut pour arriver au temps où elles passaient leur vie enfermées comme les femmes de l'Asie. Cette réserve dont le souvenir se perpétue, rappelle comme tant d'autres coutumes russes l'origine de ce peuple. Elle contribue à la tristesse des fêtes et des rues de Pétersbourg. Ce qu'on voit de plus beau dans cette ville, ce sont les parades, tant il est vrai que c'est à bon droit que je vous ai dit que toute ville russe, à commencer par la capitale, est un camp un peu plus stable et plus pacifique qu'un bivouac.


On compte peu de cafés dans Pétersbourg: il n'y a point de bals publics autorisés dans l'intérieur de la ville; les promenades ne sont guère fréquentées et on les parcourt avec une gravité peu réjouissante.


Mais si la peur rend ici les hommes sérieux, elle les rend aussi fort polis. Je n'ai jamais vu autant de gens se traiter avec égard et cela dans toutes les classes. Le cocher de drowska salue imperturbablement son camarade qui n'a garde de passer à côté de lui sans lui rendre révérence pour révérence; le portefaix salue le badigeonneur et ainsi des autres. Le chapeau et le bâton sont en Russie des objets de première nécessité. Cette urbanité est peut-être jouée, je la crois au moins forcée; cependant la seule apparence de l'aménité contribue à l'agrément de la vie. Si la politesse menteuse a tant d'avantages, quel charme ne devrait pas avoir la vraie politesse, la politesse du cœur?


Le séjour de Pétersbourg serait tout à fait agréable pour un voyageur qui croirait aux paroles et qui aurait en même temps du caractère. Mais il en faudrait beaucoup afin de refuser les fêtes et de renoncer aux dîners, véritables fléaux de la société russe et l'on peut dire de toutes les sociétés où sont admis les étrangers et d'où par conséquent l'intimité est bannie.


Je n'ai accepté ici que bien peu d'invitations chez les particuliers: j'étais surtout curieux des solennités de cour; mais j'en ai assez vu; on se blase vite sur des merveilles où le cœur n'a rien à sentir. Si l'on était amoureux, on pourrait se résigner à suivre au palais une femme qu'on aimerait tout en maudissant le sort qui l'attache à une société uniquement animée par l'ambition, la peur et la vanité. On a beau dire que le grand monde est le même partout; la Russie est aujourd'hui le pays de l'Europe où les intrigues de cour tiennent le plus de place dans l'existence de chaque individu.


LETTRE QUINZIÈME.


Fête de Péterhoff.—Le peuple dans le palais de son maître.—Ce qu'il y a de réel dans cet acte de popularité.—L'Asie et l'Europe en présence.—Prestige attaché à la personne de l'Empereur.—Pourquoi l'Impératrice Catherine instituait des écoles en Russie.—Vanité russe.—L'Empereur y pourra-t-il remédier?—Fausse civilisation.—Plan de l'Empereur Nicolas.—La Russie telle qu'on la montre aux étrangers et la Russie telle qu'elle est.—Souvenirs du voyage de l'Impératrice Catherine en Crimée.—Ce que les Russes pensent des diplomates étrangers.—Hospitalité russe.—Le fond des choses.—Dissimulation à l'ordre du jour.—Étrangers complices des Russes.—Ce que c'est que la popularité des Empereurs de Russie.—Composition de la foule admise dans le palais.—Enfants de prêtres.—Noblesse secondaire.—Peine de mort.—Comment elle est abolie.—Tristesse des physionomies.—Motifs du voyageur pour venir visiter la Russie.—Déceptions.—Conditions de l'homme en Russie.—L'Empereur lui-même est à plaindre.—Compensation.—Oppression.—La Sibérie.—Manière dont l'étranger doit se conduire pour être bien vu en Russie.—Esprit caustique des Russes.—Leur sens politique.—Danger que court l'étranger en Russie.—Probité du mugic, paysan russe.—La montre de l'ambassadeur de Sardaigne.—Autres vols.—Moyen de gouvernement.—Faute énorme.—Le Journal des Débats, pourquoi l'Empereur le lit.—Réflexions.—Digressions.—Politique de l'Empereur.—Politique du journal.—Beauté du site de Péterhoff.—Le parc.—Points de vue.—Efforts de l'art.—Illuminations.—Féerie.—Voitures, piétons: leur nombre.—Bivouac bourgeois.—Nombre des lampions.—Temps qu'il faut pour les allumer.—Campements de la foule autour de Péterhoff.—Équipages parqués.—Valeur du peuple russe.—Palais anglais.—Manière dont le corps diplomatique et les étrangers invités sont traités.—Où je passe la nuit.—Lit portatif.—Bivouacs militaires.—Silence de la foule.—La gaîté manque.—Bon ordre obligé.—Le bal.—Les appartements.—Manière dont l'Empereur sillonne la foule.—Son air.—Danses polonaises.—Illumination des vaisseaux.—Ouragan.—Accidents sur mer pendant la fête.—Mystère.—Prix de la vie sous le despotisme.—Tristes présages.—Chiffre de l'Impératrice éteint.—L'homme qui veut le rallumer, ce qu'il lui en coûte.—Distribution de la journée de l'Impératrice.—Inévitable frivolité.—Tristesse des anniversaires.—Promenade en lignes.—Description de cette voiture.—Rencontre d'une dame russe en ligne.—Sa conversation.—Magnificence de la promenade nocturne.—Lac de Marly.—Souvenirs de Versailles.—Maison de Pierre-le-Grand.—Grottes, cascades illuminées.—Départ de la foule après la fête.—Image de la retraite de Moscou.—Revue du corps des cadets passée par l'Empereur.—Toujours la cour.—Ce qu'il faut pour supporter cette vie.—Triomphe d'un cadet.—Évolutions des soldats circassiens.


Péterhoff, ce 23 juillet 1839.


Il faut considérer la fête de Péterhoff de deux points de vue différents: le matériel et le moral; sous ces deux rapports le même spectacle produit des impressions diverses.


Je n'ai rien vu de plus beau pour les yeux, de plus triste pour la pensée que cette réunion soi-disant nationale de courtisans et de paysans, qui se réunissent de fait dans les mêmes salons sans se rapprocher de cœur. Socialement ceci me déplaît, parce qu'il me paraît que l'Empereur, par ce faux luxe de popularité, abaisse les grands sans relever les petits. Tous les hommes sont égaux devant Dieu, et, pour un Russe, Dieu c'est le maître: ce maître suprême est si loin de la terre qu'il ne voit point de distance entre le serf et le seigneur; des hauteurs où réside sa sublimité, les petites nuances qui divisent l'humanité échappent à ses regards divins. C'est ainsi que les aspérités qui hérissent la surface du globe s'évanouiraient aux yeux d'un habitant du soleil.


Lorsque l'Empereur ouvre librement en apparence son palais aux paysans privilégiés, aux bourgeois choisis qu'il admet deux fois par an à l'honneur de lui faire leur cour[16], il ne dit pas au laboureur, au marchand: «Tu es un homme comme moi;» mais il dit au grand seigneur: «Tu es un esclave comme eux; et moi, votre dieu, je plane sur vous tous également.» Telle est, toute fiction politique à part, le sens moral de cette fête, et voilà ce qui en gâte le spectacle à mes yeux. Au surplus, j'ai remarqué qu'il plaisait au maître et aux serfs beaucoup plus qu'aux courtisans de profession.


Chercher un simulacre de popularité dans l'égalité des autres, c'est un jeu cruel, une plaisanterie de despote qui pouvait éblouir les hommes d'un autre siècle, mais qui ne saurait tromper des peuples parvenus à l'âge de l'expérience et de la réflexion. Ce n'est pas l'Empereur Nicolas qui a eu recours à une telle supercherie; mais puisqu'il n'a pas inventé cette puérilité politique, il serait digne de lui de l'abolir. Il est vrai que rien ne s'abolit sans péril en Russie; les peuples qui manquent de garantie, ne s'appuient que sur les habitudes. L'attachement opiniâtre à la coutume défendue par l'émeute et le poison, est une des bases de la constitution, et la mort périodique des souverains prouve aux Russes que cette constitution sait se faire respecter. L'équilibre d'une telle machine est pour moi un profond et douloureux mystère.


Comme décoration, comme assemblage pittoresque d'hommes de tous états, comme revue de costumes magnifiques ou singuliers, on ne saurait faire assez d'éloges de la fête de Péterhoff. Rien de ce que j'en avais lu, de ce qu'on m'en avait raconté n'aurait pu me donner l'idée d'une telle féerie; l'imagination était restée au-dessous de la réalité.


Figurez-vous un palais bâti sur une terrasse dont la hauteur équivaut à une montagne dans un pays de plaines à perte de vue, pays tellement plat, que, d'une élévation de soixante pieds, vous jouissez d'un horizon immense; au-dessous de cette imposante construction commence un vaste parc qui ne finit qu'à la mer, où vous apercevez une ligne de vaisseaux de guerre qui le soir de la fête doivent être illuminés; c'est de la magie; le feu qui s'allume brille et s'étend, comme un incendie, depuis les bosquets et les terrasses du palais jusque sur les flots du golfe de Finlande. Dans le parc les lampions font l'effet du jour. Vous y voyez des arbres diversement éclairés par des soleils de toutes couleurs; ce n'est pas par milliers, par dix milliers que l'on compte les lumières de ces jardins d'Armide, c'est par centaines de mille, et vous admirez tout cela à travers les fenêtres d'un château pris d'assaut par un peuple aussi respectueux que s'il avait passé sa vie à la cour.


Néanmoins dans cette foule, où l'on cherche à effacer les rangs, toutes les classes se retrouvent sans se confondre. Quelques attaques qu'ait portées le despotisme à l'aristocratie, il y a encore des castes en Russie.


C'est un point de ressemblance de plus avec l'Orient, et ce n'est pas une des contradictions les moins frappantes de l'ordre social tel que l'ont fait les mœurs du peuple combinées avec le gouvernement du pays. Ainsi à cette fête de l'Impératrice, vraie bacchanale du pouvoir absolu, j'ai reconnu l'image de l'ordre qui règne dans l'État sous le désordre apparent du bal. C'étaient toujours des marchands, des soldats, des laboureurs, des courtisans que je rencontrais, et tous se distinguaient à leur costume: un habit qui n'indiquerait pas le rang de l'homme, un homme qui n'aurait de valeur que son mérite personnel, seraient ici des anomalies, des inventions européennes importées par des novateurs inquiets et d'imprudents voyageurs. N'oubliez pas que nous sommes aux confins de l'Asie: un Russe en frac chez lui me fait l'effet d'un étranger.


Les vrais Russes à barbe pensent là-dessus comme moi, et ils se promettent bien de faire un beau jour main basse sur tous ces freluquets infidèles aux anciens usages, indifférents aux vrais intérêts de la patrie, et qui trahissent leur pays pour rivaliser de civilisation avec l'étranger.


La Russie est placée sur la limite de deux continents: ce qui vient de l'Europe n'est pas de nature à s'amalgamer complètement avec ce qui a été apporté de l'Asie. Cette société n'a jusqu'à présent été policée qu'en souffrant la violence et l'incohérence des deux civilisations en présence, mais encore très-diverses; c'est pour le voyageur une source d'observations intéressantes sinon consolantes.


Le bal est une cohue; il est soi-disant masqué parce que les hommes y portent sous le bras un petit chiffon de soie baptisé manteau vénitien, et qui flotte ridiculement par-dessus les uniformes. Les salles du vieux palais remplies de monde sont un océan de têtes à cheveux gras, toutes dominées par la noble tête de l'Empereur, de qui la taille, la voix et la volonté planent sur son peuple. Ce prince paraît digne et capable de subjuguer les esprits comme il surpasse les corps; une sorte de prestige me semble attaché à sa personne; à Péterhoff, comme à la parade, comme à la guerre, comme dans tout l'Empire, comme à tous les moments de sa vie, vous voyez en lui l'homme qui règne.


Ce règne perpétuel et perpétuellement adoré serait une vraie comédie, si de cette représentation permanente ne dépendait l'existence de soixante millions d'hommes qui ne vivent que parce que l'homme que vous voyez là, devant vous, en attitude d'Empereur, leur accorde la permission de respirer et leur dicte la manière d'user de cette permission; c'est le droit divin appliqué au mécanisme de la vie sociale; tel est le côté sérieux de la représentation: de là dérivent des faits tellement graves que la peur qu'on en a étouffe l'envie d'en rire.


Il n'existe pas aujourd'hui sur la terre un seul homme qui jouisse d'un tel pouvoir, et qui en use: pas en Turquie, pas même en Chine. Figurez-vous l'habileté de nos gouvernements éprouvés par des siècles d'exercice, mise au service d'une société encore jeune et féroce, les rubriques des administrations de l'Occident aidant de toute l'expérience moderne le despotisme de l'Orient, la discipline européenne soutenant la tyrannie de l'Asie, la police appliquée à cacher la barbarie pour la perpétuer au lieu de l'étouffer; la brutalité, la cruauté disciplinées, la tactique des armées de l'Europe servant à fortifier la politique de l'Orient: faites-vous l'idée d'un peuple à demi sauvage, qu'on a enrégimenté sans le civiliser; et vous comprendrez l'état moral et social du peuple russe.


Profiter des progrès administratifs des nations européennes pour


gouverner soixante millions d'hommes à l'orientale, tel est, depuis


Pierre Ier, le problème à résoudre pour les hommes qui dirigent la


Russie.


Les règnes de Catherine-la-Grande et d'Alexandre n'ont fait que prolonger l'enfance systématique de cette nation qui n'existe encore que de nom.


Catherine avait institué des écoles pour contenter les philosophes français dont sa vanité quêtait les louanges. Le gouverneur de Moscou, l'un de ses anciens favoris, récompensé par un pompeux exil dans l'ancienne capitale de l'Empire, lui écrivait un jour que personne n'envoyait ses enfants à l'école; l'Impératrice répondit à peu près en ces termes:


«Mon cher prince, ne vous plaignez pas de ce que les Russes n'ont pas le désir de s'instruire; si j'institue des écoles ce n'est pas pour nous, c'est pour l'Europe, où IL FAUT MAINTENIR NOTRE RANG DANS L'OPINION; mais du jour où nos paysans voudraient s'éclairer, ni vous ni moi nous ne resterions à nos places.»


Cette lettre a été lue par une personne en laquelle j'ai toute confiance; sans doute en l'écrivant l'Impératrice était en distraction, et c'est précisément parce qu'elle était sujette à de telles absences qu'on la trouvait si aimable et qu'elle exerçait tant de puissance sur l'esprit des hommes à imagination.


Les Russes nieront l'authenticité de l'anecdote selon leur tactique ordinaire; mais si je ne suis pas sûr de l'exactitude des paroles, je puis affirmer qu'elles expriment la vraie pensée de la souveraine. Ceci doit suffire pour vous et pour moi.


Vous pouvez reconnaître à ce trait l'esprit de vanité qui gouverne et tourmente les Russes, et qui pervertit jusque dans sa source le pouvoir établi sur eux.


Cette malheureuse opinion européenne est un fantôme qui les poursuit dans le secret de leur pensée, et qui réduit pour eux la civilisation à un tour de passe-passe exécuté plus ou moins adroitement.


L'Empereur actuel avec son jugement sain, son esprit clair, a vu


l'écueil, mais pourra-t-il l'éviter? Il faut plus que la force de


Pierre-le-Grand pour remédier au mal causé par ce premier corrupteur des


Russes.


Aujourd'hui la difficulté est double; l'esprit du paysan, resté rude et barbare, regimbe contre la culture, tandis que ses habitudes, sa complexion le soumettent au frein; en même temps la fausse élégance des grands seigneurs contrarie le caractère national sur lequel il faudrait s'appuyer pour ennoblir le peuple: quelle complication! qui déliera ce nouveau nœud gordien?…


J'admire l'Empereur Nicolas, un homme de génie peut seul accomplir la tâche qu'il s'est imposée. Il a vu le mal, il a entrevu le remède et s'efforce de l'appliquer: lumière et volonté, voilà ce qui fait les grands princes.


Cependant un règne peut-il suffire pour guérir des maux qui datent d'un siècle et demi? Le mal est si enraciné qu'il frappe même l'œil des étrangers un peu attentifs, et pourtant la Russie est un pays où tout le monde conspire à tromper le voyageur.


Savez-vous ce que c'est que de voyager en Russie? Pour un esprit léger, c'est se nourrir d'illusions; mais pour quiconque a les yeux ouverts et joint à un peu de puissance d'observation une humeur indépendante, c'est un travail continu, opiniâtre, et qui consiste à discerner péniblement à tout propos deux nations luttant dans une multitude. Ces deux nations, c'est la Russie telle qu'elle est, et la Russie telle qu'on voudrait la montrer à l'Europe.


L'Empereur, moins que personne, est garanti contre le piége des illusions. Rappelez-vous le voyage de Catherine à Cherson: elle traversait des déserts, mais on lui bâtissait des lignes de villages à une demi-lieue du chemin par lequel elle passait; et comme elle n'allait pas regarder derrière les coulisses de ce théâtre où le tyran jouait le niais, elle crut ses provinces méridionales peuplées, tandis qu'elles restaient frappées d'une stérilité causée par l'oppression de son gouvernement bien plus que par les rigueurs de la nature. La finesse des hommes chargés par l'Empereur des détails de l'administration russe expose encore aujourd'hui le souverain à des déceptions du même genre. Aussi ce fait me revient-il souvent à la mémoire.


Le corps diplomatique, et en général les Occidentaux, ont toujours été considérés, par ce gouvernement à l'esprit byzantin et par la Russie tout entière, comme des espions malveillants et jaloux. Il y a ce rapport entre les Russes et les Chinois que les uns et les autres croient toujours que les étrangers les envient; ils nous jugent d'après eux.


Aussi l'hospitalité moscovite tant vantée est-elle devenue un art qui se résout en une politique très-fine; il consiste à rendre ses hôtes contents aux moindres frais possibles de sincérité. Parmi les voyageurs, ceux qui se laissent le plus débonnairement et le plus longtemps piper, sont les mieux vus. Ici la politesse n'est que l'art de se déguiser réciproquement la double peur qu'on éprouve et qu'on inspire. J'entrevois au fond de toute chose une violence hypocrite, pire que la tyrannie de Bati, dont la Russie moderne est moins loin qu'on ne voudrait nous le faire croire. J'entends parler partout le langage de la philosophie, et partout je vois l'oppression à l'ordre du jour. On me dit: «Nous voudrions bien pouvoir nous passer d'arbitraire, nous serions plus riches et plus forts; mais nous avons affaire à des peuples de l'Asie.» En même temps on pense: «Nous voudrions bien pouvoir nous dispenser de parler libéralisme, philanthropie, nous serions plus heureux et plus forts; mais nous avons à traiter avec les gouvernements de l'Europe.»


Il faut le dire, les Russes de toutes les classes conspirent avec un accord merveilleux à faire triompher chez eux la duplicité. Ils ont une dextérité dans le mensonge, un naturel dans la fausseté dont le succès révolte ma sincérité autant qu'il m'épouvante. Tout ce que j'admire ailleurs, je le hais ici parce que je le trouve payé trop cher: l'ordre, la patience, le calme, l'élégance, la politesse, le respect, les rapports naturels et moraux qui doivent s'établir entre celui qui conçoit et celui qui exécute, enfin tout ce qui fait le prix, le charme des sociétés bien organisées, tout ce qui donne un sens et un but aux institutions politiques se confond ici dans un seul sentiment, la crainte. En Russie, la crainte remplace, c'est-à-dire paralyse la pensée; ce sentiment, quand il règne seul, ne peut produire que des apparences de civilisation: n'en déplaise aux législateurs à vue courte, la crainte ne sera jamais l'âme d'une société bien organisée; ce n'est pas l'ordre, c'est le voile du chaos, voilà tout: où la liberté manque, manquent l'âme et la vérité. La Russie est un corps sans vie; un colosse qui subsiste par la tête, mais dont tous les membres, également privés de force, languissent!… De là une inquiétude profonde, un malaise inexprimable, et ce malaise ne tient pas, comme chez les nouveaux révolutionnaires français, au vague des idées, à l'abus, à l'ennui de la prospérité matérielle, aux jalousies qui naissent de la concurrence; il est l'expression d'une souffrance positive, l'indice d'une maladie organique.


Je crois que de toutes les parties de la terre, la Russie est celle où les hommes ont le moins de bonheur réel. Nous ne sommes pas heureux chez nous, mais nous sentons que le bonheur dépend de nous; chez les Russes, il est impossible. Figurez-vous les passions républicaines (car encore une fois sous l'Empereur de Russie règne l'égalité fictive) bouillonnant dans le silence du despotisme: c'est une combinaison effrayante, surtout par l'avenir qu'elle présage au monde. La Russie est une chaudière d'eau bouillante bien fermée, mais placée sur un feu qui devient toujours plus ardent: je crains l'explosion; et ce qui n'est pas fait pour me rassurer, c'est que l'Empereur a plusieurs fois éprouvé la même crainte que moi dans le cours de son règne laborieux: laborieux dans la paix comme dans la guerre; car de nos jours les empires sont comme des machines qui s'usent au repos. La prudence les paralyse, l'inquiétude les dévore. C'est donc cette tête sans corps, ce souverain sans peuple qui donne des fêtes populaires. Il me semble qu'avant de faire de la popularité, il faudrait faire un peuple.


A la vérité ce pays se prête merveilleusement à tous les genres de fraude; il existe ailleurs des esclaves, mais, pour trouver autant d'esclaves courtisans, c'est en Russie qu'il faut venir. On ne sait de quoi s'émerveiller le plus de l'inconséquence ou de l'hypocrisie: Catherine II n'est pas morte; car malgré le caractère si franc de son petit-fils, c'est toujours par la dissimulation que la Russie est gouvernée… En ce pays, la tyrannie avouée serait un progrès.


Sur ce point, comme sur bien d'autres, les étrangers qui ont décrit la Russie sont d'accord avec les Russes pour tromper le monde. Peut-on être plus traîtreusement complaisants que la plupart de ces écrivains accourus ici de tous les coins de l'Europe pour faire de la sensibilité sur la touchante familiarité qui règne entre l'Empereur de Russie et son peuple? Le prestige du despotisme serait-il donc si grand qu'il subjuguerait même les simples curieux? Ou ce pays n'a encore été peint que par des hommes dont la position, dont le caractère ne leur permettaient pas l'indépendance, ou les esprits les plus sincères perdent la liberté du jugement dès qu'ils entrent en Russie.


Quant à moi, je me défends de cette influence par l'aversion que j'ai pour la feinte.


Je ne hais qu'un mal, et si je le hais, c'est parce que je crois qu'il engendre et suppose tous les autres maux: ce mal, c'est le mensonge. Aussi m'efforcé-je de le démasquer partout où je le rencontre; c'est l'horreur que j'ai pour la fausseté qui me donne le désir et le courage d'écrire ce voyage: je l'ai entrepris par curiosité, je le raconterai par devoir.


La passion de la vérité est une muse qui tient lieu de force, de jeunesse, de lumière. Ce sentiment va si loin en moi qu'il me fait aimer le temps où nous vivons; si notre siècle est un peu grossier, il est du moins plus sincère que ne le fut celui qui l'a précédé; il se distingue par la répugnance quelquefois brutale qu'il montre pour toutes les affectations, et je partage cette aversion. La haine de l'hypocrisie est le flambeau dont je me sers pour me guider dans le labyrinthe du monde: ceux qui trompent les hommes, de quelque manière que ce soit, me paraissent des empoisonneurs, et les plus élevés, les plus puissants, sont les plus coupables. Quand la parole ment, quand l'écrit ment, quand l'action ment, je les déteste: quand le silence ment comme en Russie, je l'interprète. C'est le punir.


Voilà ce qui m'a empêché hier de jouir, par la pensée, d'un spectacle que j'admirais des yeux malgré moi; s'il n'était pas touchant, comme on voulait me le faire croire, il était pompeux, magnifique, singulier, nouveau; mais il paraissait trompeur; cette idée suffisait pour lui ôter son prestige à mes yeux. La passion de la vérité qui domine aujourd'hui les cœurs français est encore inconnue en Russie.


Après tout, quelle est donc cette foule baptisée peuple, et dont l'Europe se croit obligée de vanter niaisement la respectueuse familiarité en présence de ses souverains? ne vous y trompez pas: ce sont des esclaves d'esclaves. Les grands seigneurs envoient pour fêter l'Impératrice des paysans choisis et qu'on dit venus là au hasard; ces serfs d'élite sont admis à l'honneur de venir représenter dans le palais un peuple qui n'existe point ailleurs; ils font foule avec la domesticité de la cour dont on accorde également l'entrée ce jour-là aux marchands les mieux famés, les plus connus par leur dévouement, car il faut quelques hommes à barbe pour satisfaire les vrais, les vieux Russes. Voilà en réalité ce que c'est que ce peuple dont les excellents sentiments sont donnés pour exemple aux autres peuples par les souverains de la Russie, depuis l'Impératrice Élisabeth! C'est, je crois, de ce règne que datent ces sortes de fêtes; aujourd'hui l'Empereur Nicolas, avec son caractère de fer, son admirable droiture d'intention, et toute l'autorité que lui assurent ses vertus publiques et privées, n'en pourrait peut-être pas abolir l'usage. Il est donc vrai que, même sous le gouvernement le plus absolu en apparence les choses sont plus fortes que les hommes. Le despotisme ne se montre à découvert que par moments sous les tyrans ou sous les fous dont la fureur l'énerve.


Rien n'est si périlleux pour un homme, quelque élevé qu'il soit au-dessus des autres, que de dire à une nation: «On t'a trompée, et je ne veux plus être complice de ton erreur.» Le vulgaire tient au mensonge, même à celui qui lui nuit, plus qu'à la vérité, parce que l'orgueil humain préfère ce qui vient de l'homme à ce qui vient de Dieu. Ceci est vrai sous tous les gouvernements, mais c'est doublement vrai sous le despotisme.


Une indépendance comme celle des mugics de Péterhoff n'inquiète qui que ce soit. Voilà une liberté, une égalité comme il en faut aux despotes! on peut vanter celle-là sans risque: mais conseillez à la Russie une émancipation graduelle, vous verrez ce qu'on vous fera, ce qu'on dira de vous en ce pays.


J'entendais hier tous les gens de la cour en passant près de moi vanter la politesse de leurs serfs. «Allez donc donner une fête pareille en France,» disaient-ils. J'étais bien tenté de leur répondre: «Pour comparer nos deux peuples, attendez que le vôtre existe.»


Je me rappelais en même temps une fête donnée par moi à des gens du peuple, à Séville; c'était pourtant sous le despotisme de Ferdinand VII; la vraie politesse de ces hommes libres, de fait si ce n'est de droit, me fournissait un objet de comparaison peu favorable aux Russes[17].


La Russie est l'Empire des catalogues: à lire comme collection d'étiquettes, c'est superbe; mais gardez-vous d'aller plus loin que les titres. Si vous ouvrez le livre, vous n'y trouverez rien de ce qu'il annonce: tous les chapitres sont indiqués, mais tous sont à faire. Combien de forêts ne sont que des marécages où vous ne couperiez pas un fagot!… Les régiments éloignés sont des cadres où il n'y a pas un homme; les villes, les routes sont en projet, la nation elle-même n'est encore qu'une affiche placardée sur l'Europe, dupe d'une imprudente fiction diplomatique[18]. Je n'ai trouvé ici de vie propre qu'à l'Empereur et de naturel qu'à la cour.


Les marchands, qui formeraient une classe moyenne, sont en si petit nombre qu'ils ne peuvent marquer dans l'État; d'ailleurs presque tous sont étrangers. Les écrivains se comptent par un ou deux à chaque génération: les artistes sont comme les écrivains; leur petit nombre les fait estimer, mais si leur rareté sert à leur fortune personnelle, elle nuit à leur influence sociale. Il n'y a pas d'avocats dans un pays où il n'y a pas de justice; où donc trouver cette classe moyenne qui fait la force des États et sans laquelle un peuple n'est qu'un troupeau conduit par quelques limiers habilement dressés?


Je n'ai pas mentionné une espèce d'hommes qui ne doivent être comptés ni parmi les grands ni parmi les petits: ce sont les fils de prêtres; presque tous deviennent des employés subalternes; et ce peuple de commis est la plaie de la Russie[19]: il forme une espèce de corps de noblesse obscure très-hostile aux grands seigneurs; une noblesse dont l'esprit est antiaristocratique dans la vraie signification politique du mot, et qui en même temps est très-pesante aux serfs: ce sont ces hommes incommodes à l'État, fruits du schisme, lequel permit au prêtre d'avoir une femme, qui commenceront la prochaine révolution de la Russie.


Le corps de cette noblesse secondaire se recrute également des administrateurs, des artistes, des employés de tous genres venus de l'étranger et de leurs enfants ennoblis: voyez-vous dans tout cela l'élément d'un peuple vraiment russe, et digne et capable de justifier, d'apprécier la popularité du souverain?


Encore une fois, tout est déception en Russie, et la gracieuse familiarité du Czar accueillant dans son palais ses serfs et les serfs de ses courtisans n'est qu'une dérision de plus.


La peine de mort n'existe pas en ce pays, hors pour crime de haute trahison; pourtant il est de certains coupables qu'on veut tuer. Or, voici comment on s'y prend pour concilier la douceur des codes avec la férocité traditionnelle des mœurs: quand un criminel est condamné à plus de cent coups de knout, le bourreau qui sait ce que signifie cet arrêt, tue par humanité le patient au troisième coup en le frappant dans un endroit mortel. Mais la peine de mort est abolie!…[20] Mentir ainsi à la loi n'est-ce pas faire pis que de proclamer la tyrannie la plus audacieuse?


Parmi les six ou sept mille représentants de cette fausse nation russe entassés hier au soir dans le palais de Péterhoff, j'ai vainement cherché une figure gaie; on ne rit pas quand on ment.


Vous pouvez m'en croire sur ces résultats du gouvernement absolu, car lorsque je suis venu examiner ce pays c'était dans l'espoir d'y trouver un remède contre les maux qui menacent le nôtre. Si vous pensez que je juge la Russie trop sévèrement, n'accusez que l'impression involontaire que je reçois chaque jour des choses et des personnes, et que tout ami de l'humanité en recevrait à ma place s'il s'efforçait de regarder comme je le fais au delà de ce qu'on lui montre.


Cet Empire, tout immense qu'il est, n'est qu'une prison dont l'Empereur tient la clef; et dans cet État, qui ne peut vivre que de conquêtes, rien n'approche en pleine paix, du malheur des sujets, si ce n'est le malheur du prince. La vie du geôlier m'a toujours paru si semblable à celle du prisonnier que je ne puis me lasser d'admirer le prestige d'imagination qui fait que l'un de ces deux hommes se croit infiniment moins à plaindre que l'autre.


L'homme ne connaît ici ni les vraies jouissances sociales des esprits cultivés, ni la liberté absolue et brutale du sauvage, ni l'indépendance d'action du demi-sauvage, du barbare; je ne vois de compensation au malheur de naître sous ce régime que les rêves de l'orgueil et l'espoir de la domination: c'est à cette passion que j'en reviens chaque fois que je veux analyser la vie morale des habitants de la Russie. Le Russe pense et vit en soldat!…


Un soldat, quel que soit son pays, n'est guère citoyen; il l'est ici moins que partout ailleurs; c'est un prisonnier à vie condamné à garder des prisonniers.


Remarquez bien qu'en Russie le mot de prison indique quelque chose de plus que ce qu'il signifie ailleurs. Quand on pense à toutes les cruautés souterraines dérobées à notre pitié par la discipline du silence dans un pays où tout homme fait en naissant l'apprentissage de la discrétion, on frémit. Il faut venir ici pour prendre la réserve en haine; tant de prudence révèle une tyrannie secrète, et dont l'image me devient présente en tous lieux. Chaque mouvement de physionomie, chaque réticence, chaque inflexion de voix m'apprend le danger de la confiance et du naturel.


Il n'est pas jusqu'à l'aspect des maisons qui ne reporte ma pensée vers les douloureuses conditions de l'existence humaine dans ce pays.


Si je passe le seuil du palais de quelque grand seigneur et que j'y voie régner une saleté dégoûtante, mal déguisée sous un luxe non trompeur; si, pour ainsi dire, je respire la vermine jusque sous le toit de l'opulence, je ne me dis pas: voici des défauts, et partant de la sincérité!… non, je ne m'arrête point à ce qui frappe mes sens, je vais plus loin, et je me représente aussitôt l'ordure qui doit empester les cachots d'un pays où les hommes opulents ne craignent pas la malpropreté pour eux-mêmes; lorsque je souffre de l'humidité de ma chambre, je pense aux malheureux exposés à celle des cachots sous-marins de Kronstadt, de la forteresse de Pétersbourg et de bien d'autres souterrains dont j'ignore jusqu'au nom; le teint hâve des soldats que je vois passer dans la rue me retrace les rapines des employés chargés de l'approvisionnement de l'armée; la fraude de ces traîtres rétribués par l'Empereur pour nourrir ses gardes, qu'ils affament, est écrite en traits de plomb sur le visage livide des infortunés privés d'une nourriture saine et même suffisante, par des hommes qui ne pensent qu'à s'enrichir vite, sans craindre de déshonorer le gouvernement qu'ils volent, ni d'encourir la malédiction des esclaves enrégimentés qu'ils tuent; enfin, à chaque pas que je fais ici, je vois se lever devant moi le fantôme de la Sibérie, et je pense à tout ce que signifie le nom de ce désert politique, de cet abîme de misères, de ce cimetière des vivants; monde des douleurs fabuleuses, terre peuplée de criminels infâmes et de héros sublimes, colonie sans laquelle cet Empire serait incomplet comme un palais sans caves.


Tels sont les sombres tableaux qui se présentent à mon imagination au moment où l'on nous vante les rapports touchants du Czar avec ses sujets. Non certes, je ne suis point disposé à me laisser éblouir par la popularité Impériale; au contraire je le suis à perdre l'amitié des Russes plutôt que la liberté d'esprit dont j'use pour juger leurs ruses et les moyens employés par eux afin de nous tromper et de se tromper eux-mêmes; mais je crains peu leur colère, car je leur rends la justice de croire qu'au fond du cœur ils jugent leur pays plus sévèrement que je ne le juge, parce qu'ils le connaissent mieux que je ne le connais. En me blâmant tout haut, ils m'absoudront tout bas; c'est assez pour moi. Un voyageur qui se laisserait endoctriner ici par les gens du pays pourrait parcourir l'Empire d'un bout à l'autre et revenir chez lui sans avoir fait autre chose qu'un cours de façades: c'est là ce qu'il faut pour plaire à mes hôtes, je le vois; mais à ce prix leur hospitalité me coûterait trop cher; j'aime mieux renoncer à leurs éloges que de perdre le véritable, l'unique fruit de mon voyage: l'expérience.


Pourvu qu'un étranger se montre niaisement actif, qu'il se lève de bonne heure après s'être couché tard, qu'il ne manque pas un bal après avoir assisté à toutes les manœuvres, en un mot, qu'il s'agite au point de ne pouvoir penser, il est le bien venu partout, on le juge avec bienveillance, on le fête; une foule d'inconnus lui serreront la main chaque fois que l'Empereur lui aura parlé, ou souri, et en partant il sera déclaré un voyageur distingué. Il me semble voir le bourgeois gentilhomme turlupiné par le mufti de Molière. Les Russes ont fait un mot français excellent pour désigner leur hospitalité politique: en parlant des étrangers, qu'ils aveuglent à force de fêtes: il faut les enguirlander, disent-ils[21]. Mais qu'il se garde de montrer que le zèle du métier se ralentit en lui; au premier symptôme de fatigue, ou de clairvoyance; à la moindre négligence qui trahirait non pas l'ennui, mais la faculté de s'ennuyer, il verrait se lever contre lui, comme un serpent irrité, l'esprit russe, le plus caustique des esprits[22].


La moquerie, cette impuissante consolation de l'opprimé, est ici le plaisir du paysan, comme le sarcasme est l'élégance du grand seigneur; l'ironie et l'imitation sont les seuls talents naturels que j'aie reconnus aux Russes. L'étranger une fois en butte au venin de leur critique ne s'en relèverait pas; il serait passé aux langues comme un déserteur aux baguettes; avili, abattu, il finirait par tomber sous les pieds d'une tourbe d'ambitieux, les plus impitoyables, les plus bronzés qu'il y ait au monde. Les ambitieux ont toujours plaisir à tuer un homme. «Étouffons-le par précaution; c'en est toujours un de moins: un homme est presque un rival, car il pourrait le devenir.»


Ce n'est pas à la cour qu'il faut vivre pour conserver quelque illusion sur l'hospitalité orientale pratiquée en Russie. Ici l'hospitalité est comme ces vieux refrains chantés par les peuples même après que la chanson n'a plus de sens pour ceux qui la répètent; l'Empereur donne le ton de ce refrain, et les courtisans reprennent en chœur. Les courtisans russes me font l'effet de marionnettes dont les ficelles sont trop grosses.


Je ne crois pas davantage à la probité du mugic. On m'assure avec emphase qu'il ne déroberait pas une fleur dans les jardins de son Czar; là-dessus je ne dispute point; je sais les miracles qu'on obtient de la peur; mais ce que je sais aussi c'est que ce peuple modèle, ce paysan de cour, ne se fait point faute de voler les grands seigneurs ses rivaux d'un jour, si, trop attendris de sa présence au palais et trop confiants dans les sentiments d'honneur du serf ennobli pour un jour, ils cessent un instant de veiller sur les mouvements de ses mains.


Hier au bal Impérial et populaire du palais de Péterhoff, l'ambassadeur de Sardaigne a eu sa montre fort adroitement enlevée du gousset, malgré la chaîne de sûreté qui devait la défendre. Beaucoup de personnes ont perdu dans la bagarre leurs mouchoirs et d'autres objets. On m'a pris à moi une bourse garnie de quelques ducats, et je me suis consolé de cette perte en riant sous cape des éloges prodigués à la probité de ce peuple par ses seigneurs. Ceux-ci savent bien ce que valent leurs belles phrases; mais je ne suis pas fâché de le savoir aussi bien qu'eux.


En voyant toutes leurs finesses inutiles, je cherche les dupes de ces puérils mensonges, et je m'écrie comme Basile: «Qui trompe-t-on ici? tout le monde est dans le secret.»


Les Russes ont beau dire et beau faire, tout observateur sincère ne verra chez eux que des Grecs du Bas-Empire formés à la stratégie moderne par les Prussiens du XVIIIe siècle et par les Français du XIXe.


La popularité d'un autocrate me paraît aussi suspecte en Russie, que l'est à mes yeux la bonne foi des hommes qui prêchent en France la démocratie absolue au nom de la liberté: sophismes sanglants!… Détruire la liberté en prêchant le libéralisme, c'est assassiner, car la société vit de vérité; faire de la tyrannie patriarcale, c'est encore assassiner!…


J'ai une idée fixe: c'est qu'on peut et qu'on doit régner sur les hommes sans les tromper. Si dans la vie privée le mensonge est une bassesse, dans la vie publique c'est un crime; tout gouvernement qui ment est un conspirateur plus dangereux que le meurtrier qu'il fait décapiter légalement; et, malgré l'exemple de certains grands esprits gâtés par un siècle de beaux esprits, le crime, c'est-à-dire le mensonge, est la plus énorme des fautes: en renonçant à la vérité, le génie abdique; et, par un renversement étrange, c'est alors le maître qui s'humilie devant l'esclave, car l'homme qui trompe est au-dessous de l'homme trompé. Ceci s'applique au gouvernement, à la littérature, comme à la religion.


Mon idée sur la possibilité de faire servir la sincérité chrétienne à la politique n'est pas si creuse qu'elle peut le paraître aux habiles, car c'est aussi celle de l'Empereur Nicolas, esprit pratique et lucide s'il en est. Je ne crois pas qu'il y ait aujourd'hui sur aucun trône un prince qui déteste autant le mensonge et qui mente aussi peu que ce prince.


Il s'est fait le champion du pouvoir monarchique en Europe, et vous savez s'il soutient ce rôle avec franchise. On ne le voit pas, comme certain gouvernement, prêcher dans chaque localité une politique différente selon les intérêts purement mercantiles; loin de là, il favorise partout indistinctement les principes qui s'accordent avec son système: voilà comme il est royaliste absolu. Est-ce ainsi que l'Angleterre est libérale, constitutionnelle et favorable à la philanthropie?


L'Empereur Nicolas lit tous les jours lui-même, d'un bout à l'autre, un journal français, un seul: le Journal des Débats. Il ne parcourt les autres que lorsqu'on lui indique quelque article intéressant.


Soutenir le pouvoir pour sauver l'ordre social, c'est en France le but des meilleurs esprits; c'est aussi la pensée constante du Journal des Débats, pensée défendue avec une supériorité de raison qui explique la considération accordée à cette feuille dans notre pays comme dans le reste de l'Europe.


La France souffre du mal du siècle; elle en est plus malade qu'aucun autre pays: ce mal, c'est la haine de l'autorité; le remède consiste donc à fortifier l'autorité, voilà ce que pensent l'Empereur à Pétersbourg et le Journal des Débats à Paris.


Mais, comme ils ne s'accordent que sur le but, ils sont d'autant plus ennemis qu'ils semblent plus rapprochés l'un de l'autre. Le choix des moyens ne divise-t-il pas souvent des esprits réunis sous la même bannière? On se rencontrait alliés, on se sépare ennemis.


La légitimité par droit d'héritage paraît à l'Empereur de Russie l'unique moyen d'arriver à son but, et en forçant un peu le sens ordinaire du vieux mot légitimité, sous prétexte qu'il en existe une autre plus sûre, celle de l'élection basée sur les vrais intérêts du pays, le Journal des Débats élève autel contre autel au nom du salut des sociétés.


Or, du combat de ces deux légitimités, dont l'une est aveugle comme la nécessité, l'autre flottante comme la passion, il résulte une colère d'autant plus vive que les raisons décisives manquent aux avocats des deux systèmes qui se servent des mêmes termes pour arriver à des conclusions opposées.


Ce qu'il y a de certain parmi tant de doutes, c'est que tout homme qui se retracera l'histoire de Russie depuis l'origine de cet Empire, mais surtout depuis l'avènement des Romanoff, ne pourra que s'émerveiller de voir le prince qui règne aujourd'hui sur ce pays se porter le défenseur du dogme monarchique de la légitimité par droit d'héritage, selon le sens que dans sa religion politique la France donnait autrefois au mot légitimité; tandis qu'en faisant un retour sur lui-même et sur les moyens violents employés par plusieurs de ses ancêtres pour transmettre le pouvoir à leurs successeurs, il apprendrait de la logique des événements à préférer la légitimité du Journal des Débats.


Je me complais dans les digressions; vous le savez depuis longtemps: cette espèce de désordre séduit mon imagination, éprise de tout ce qui ressemble à de la liberté. Je ne m'en corrigerais que s'il fallait chaque fois m'en excuser, et multiplier les précautions oratoires pour varier les transitions, parce qu'alors la peine passerait le plaisir.


Le site de Péterhoff est jusqu'à présent le plus beau tableau naturel que j'aie vu en Russie. Une falaise peu élevée domine la mer qui commence à l'extrémité du parc, environ à un tiers de lieue au-dessous du palais, lequel est bâti au bord de cette petite falaise coupée presque à pic par la nature. En cet endroit, on y a pratiqué de magnifiques rampes; vous descendez de terrasse en terrasse jusque dans le parc, où vous trouvez des bosquets, majestueux par l'épaisseur de leur ombre et par leur étendue. Ce parc est orné de jets d'eau et de cascades artificielles, dans le goût de celles de Versailles; et il est assez varié pour un jardin dessiné à la manière de Lenotre. Il s'y trouve certains points élevés, certaines fabriques d'où l'on découvre la mer, les côtes de la Finlande, puis l'arsenal de la marine russe, l'île de Cronstadt avec ses remparts de granit à fleur d'eau, et plus loin, à neuf lieues vers la droite, Pétersbourg la blanche ville, qui de loin paraît gaie et brillante, et qui, avec ses amas de palais aux toits peints, ses îles, ses temples aux colonnes plâtrées, ses forêts de clochers semblables à des minarets, ressemble vers le soir à une forêt de sapins dont les pyramides argentées seraient illuminées par un incendie.


Du milieu de cette forêt coupée par des bras de rivière, on voit déboucher, ou du moins on devine les divers lits de la Néva, laquelle se divise près du golfe et vient finir à la mer dans toute la majesté d'un grand fleuve dont la magnifique embouchure fait oublier qu'il n'a que dix-huit lieues de cours. Encore une apparence! On dirait qu'ici la nature est d'accord avec les hommes pour entourer d'illusions le voyageur ébloui. Ce paysage est plat, froid, mais grandiose, et sa tristesse impose.


La végétation ne répand que peu de variété dans les sites de l'Ingrie; celle des jardins est toute factice, celle de la campagne consiste en quelques bouquets de bouleaux, d'un vert triste, et en des allées du même arbre, plantées comme limites entre des prés marécageux, des bois noueux et malingres et des champs cultivés où le froment ne vient pas; car qu'est-ce qui vient sous le soixantième degré de latitude?


Quand je pense à tous les obstacles que l'homme a vaincus ici pour y vivre en société, pour bâtir une ville et loger plus qu'un roi, dans des repaires d'ours et de loups, comme on disait à Catherine, et pour l'y maintenir avec la magnificence convenable à la vanité des grands princes et des grands peuples, je ne vois pas une laitue, pas une rose, sans être tenté de crier au miracle. Si Pétersbourg est une Laponie badigeonnée, Péterhoff est le palais d'Armide sous verre. Je ne me crois pas en plein air quand je vois tant de choses pompeuses, délicates, brillantes, et que je pense qu'à quelques degrés plus haut l'année se divise en deux jours et deux crépuscules de trois mois chacun. C'est alors surtout que je ne puis m'empêcher d'admirer!!…


J'admire le triomphe de la volonté humaine partout où je le reconnais, ce qui ne m'oblige pas d'admirer bien souvent.


On fait une lieue en voiture dans le parc Impérial de Péterhoff sans passer deux fois par la même allée; or, figurez-vous ce parc tout de feu. Dans ce pays glacial et privé de vive lumière, les illuminations sont un incendie; on dirait que la nuit doit consoler du jour. Les arbres disparaissent sous une décoration de diamants; dans chaque allée il y a autant de lampions que de feuilles: c'est l'Asie, non l'Asie réelle, l'Asie moderne, mais la fabuleuse Bagdad des Mille et une Nuits, ou la plus fabuleuse Babylone de Sémiramis.


On dit que le jour de la fête de l'Impératrice six mille voitures, trente mille piétons et une innombrable quantité de barques sortent de Pétersbourg pour venir former des campements autour de Péterhoff. C'est le seul jour et le seul lieu où j'aie vu de la foule en Russie. Un bivouac bourgeois dans un pays tout militaire est une rareté. Ce n'est pas que l'armée manque à la fête, une partie de le garde et le corps des cadets sont également cantonnés autour de la résidence souveraine; et tout ce monde, officiers, soldats, marchands, serfs, maîtres, seigneurs, errent ensemble dans des bois d'où la nuit est chassée par deux cent cinquante mille lampions.


On m'a dit ce chiffre, je vous le répète au hasard; car pour moi deux cent mille ou deux millions c'est tout un; je n'ai pas de mesure dans l'œil: mais ce que je sais, c'est que cette masse de feu jette une lumière artificielle dont n'approche pas la clarté naturelle du jour du Nord. En Russie l'Empereur fait pâlir le soleil. À cette époque de l'été les nuits recommencent, elles allongent rapidement, et sans l'illumination il aurait fait noir pendant quelques heures sous les grandes allées du parc de Péterhoff.


On dit encore qu'en trente-cinq minutes tous les lampions du parc sont allumés par dix-huit cents hommes; la partie des illuminations qui fait face au château s'éclaire en cinq minutes. Elle comprend entre autres un canal qui correspond au principal balcon du palais, et s'enfonce en ligne droite dans le parc vers la mer, à une grande distance. Cette perspective est d'un effet magique, la nappe d'eau du canal est tellement bordée de lumières, elle reflète des clartés si vives, qu'on la prend pour du feu. L'Arioste aurait peut-être l'imagination assez brillante pour vous peindre tant de merveilles dans la langue des fées; il y a du goût et de la fantaisie dans l'usage qu'on a fait ici de cette prodigieuse masse de lumière: on a donné à divers groupes de lampions, heureusement dispersés, des formes originales: ce sont des fleurs grandes comme des arbres, des soleils, des vases, des berceaux de pampres imitant les pergole[23] italiennes, des obélisques, des colonnes, des murailles ciselées à la manière mauresque; enfin tout un monde fantastique vous passe sous les yeux sans que rien fixe vos regards, car les merveilles se succèdent avec une inexprimable rapidité. Vous êtes distrait d'une fortification de feu par des draperies, par des dentelles de pierres précieuses; tout brille, tout brûle, tout est de flamme et de diamant, on craint que ce magnifique spectacle ne finisse par un tas de cendres comme un incendie.


Mais ce qu'il y a de plus étonnant vu du palais, c'est toujours le grand canal, qui ressemble à une lave immobile dans une forêt embrasée.


À l'extrémité de ce canal s'élève, sur une énorme pyramide de feux de couleur (elle a, je crois, soixante et dix pieds de haut), le chiffre de l'Impératrice, qui brille d'un blanc éclatant au-dessus de toutes les lumières rouges, vertes et bleues qui l'environnent: on dirait d'une aigrette de diamants entourée de pierres de couleur. Tout cela est sur une si grande échelle que vous doutez de ce que vous voyez. De tels efforts pour une fête annuelle, c'est impossible, dites-vous; ce que je vois est trop grand pour être réel, c'est le rêve d'un géant amoureux raconté par un poëte fou.


Il y a quelque chose d'aussi prodigieux que la fête elle-même, ce sont les épisodes auxquels elle donne lieu. Pendant deux ou trois nuits toute cette foule, dont je vous ai parlé, campe autour du village et se disperse à une assez grande distance du château. Beaucoup de femmes couchent dans leur voiture, des paysannes dorment dans leurs charrettes; tous ces équipages, renfermés par centaines dans des enclos de planches, forment des camps très-amusants à parcourir, et qui seraient dignes d'être reproduits par quelque artiste spirituel.


Le Russe a le génie du pittoresque; et les villes d'un jour qu'il improvise pour ses fêtes sont bien plus amusantes, elles ont un caractère bien plus national que les véritables villes bâties en Russie par des étrangers. À Péterhoff, chevaux, maîtres et cochers, tout est réuni dans des enceintes de bois; ces bivouacs sont indispensables, car il n'y a dans le village qu'un petit nombre de maisons passablement sales, dont les chambres se paient deux cents et jusqu'à cinq cents roubles par nuit: le rouble de papier équivaut à vingt-trois sols de France.


Ce qui accroît mon malaise depuis que je vis parmi les Russes, c'est que tout me révèle la valeur réelle de ce peuple opprimé. L'idée de ce qu'il pourrait faire, s'il était libre, exaspère la colère que je ressens, en voyant ce qu'il fait aujourd'hui.


Les ambassadeurs, avec leur famille et leur suite, ainsi que les étrangers présentés, sont logés et hébergés aux frais de l'Empereur; on réserve à cet effet un vaste et charmant édifice en forme de pavillon carré, appelé le palais anglais. Cette habitation est située à un quart de lieue du palais Impérial, à l'extrémité du village, dans un beau parc dessiné à l'anglaise, et qui paraît naturel, tant il est pittoresque. L'abondance et la beauté des eaux, le mouvement du terrain, choses rares dans les environs de Pétersbourg, rendent ce jardin agréable. Cette année le nombre des étrangers étant plus grand que de coutume, ils n'ont pu trouver place dans le palais anglais, qu'on a été forcé de réserver aux charges et aux personnes invitées d'office; je n'y ai donc point couché, mais j'y dîne tous les jours, avec le corps diplomatique et sept à huit cents personnes, à une table parfaitement bien servie. Voilà, certes, une magnifique hospitalité!… Lorsqu'on loge au village, il faut faire mettre ses chevaux et s'habiller en uniforme pour aller dîner à cette table présidée par un des grands officiers de l'Empire.


Pour la nuit le directeur-général des théâtres de la cour a mis à ma disposition deux loges d'acteurs dans la salle de spectacle de Péterhoff, et ce logement m'est envié par tout le monde. Je n'y manque de rien, si ce n'est d'un lit. Heureusement que j'ai apporté mon petit lit de fer de Pétersbourg. C'est un objet de première nécessité pour un Européen qui voyage en Russie, et qui ne veut pas s'accoutumer à passer la nuit roulé dans un tapis sur un banc ou sur un escalier. On se munit ici de son lit comme on porte son manteau en Espagne!… À défaut de paille, chose rare dans un pays où le blé ne vient pas, mon matelas se remplit de foin; on en trouve à peu près partout.


Si l'on ne veut pas se charger d'un lit, il faut au moins porter avec soi la toile d'une paillasse. C'est ce que je fais pour mon valet de chambre qui n'est pas plus que moi résigné à dormir à la russe. Même je me passerais de lit encore plus facilement que lui, puisque j'ai employé près de deux nuits à vous écrire ce que vous lisez.


Les bivouacs d'amateurs sont ce qu'il y a de plus pittoresque à Péterhoff, car dans les campements des soldats on retrouve l'uniformité militaire. Les Hulans bivouaquent au milieu d'une prairie, autour d'un étang, aux environs du palais, et près de là est aussi campé le régiment des gardes à cheval de l'Impératrice sans compter les Circassiens casernés à l'une des extrémités du village; enfin les cadets sont en partie distribués dans les maisons, en partie parqués militairement dans un champ.


Dans tout autre pays, un si grand rassemblement d'hommes produirait un mouvement, un tumulte étourdissants. En Russie tout se passe avec gravité, tout prend le caractère d'une cérémonie; là, le silence est de rigueur; à voir tous ces jeunes gens réunis là pour leur plaisir, ou pour celui des autres, n'osant ni rire, ni chanter, ni se quereller, ni jouer, ni danser, ni courir, on dirait d'une troupe de prisonniers près de partir pour le lieu de leur destination. Encore un souvenir de la Sibérie!.. Ce qui manque à tout ce que je vois ici, ce n'est assurément ni la grandeur ni la magnificence, ni même le goût et l'élégance: c'est la gaieté; la gaieté ne se commande pas; au contraire, le commandement la fait fuir, comme le cordeau et le niveau détruisent les tableaux pittoresques. Je n'ai rien vu en Russie qui ne fût symétrique, qui n'eût l'air ordonné; ce qui donnerait du prix à l'ordre, la variété, d'où naît l'harmonie, est inconnu ici.


Les soldats au bivouac sont soumis à une discipline plus sévère qu'à la caserne: tant de rigidité en pleine paix, en plein champ et un jour de fête, me rappelle le mot du grand-duc Constantin sur la guerre. «Je n'aime pas la guerre, disait-il; elle gâte les soldats, salit les habits et détruit la discipline.»


Ce prince ne disait pas tout; il avait un autre motif pour ne pas aimer la guerre. C'est ce qu'a prouvé sa conduite en Pologne.


Le jour du bal et de l'illumination, à sept heures du soir, on se rend au palais Impérial. Les personnes de la cour, le corps diplomatique, les étrangers invités et les soi-disant gens du peuple admis à la fête, sont introduits pêle-mêle dans les grands appartements. Pour les hommes, excepté les mugics en habit national, et les marchands qui portent le cafetan, le tabarro, manteau vénitien par-dessus l'uniforme, est de rigueur; parce que cette fête s'appelle un bal masqué.


Vous attendez là pendant assez longtemps, pressé par la foule, l'apparition de l'Empereur et de la famille Impériale. Dès que le maître, ce soleil du palais, commence à poindre, l'espace s'ouvre devant lui; suivi de son noble cortège, il traverse librement et sans même être effleuré par la foule, des salles où l'instant d'auparavant on n'aurait pas cru pouvoir laisser pénétrer une seule personne de plus. Aussitôt que Sa Majesté a disparu, le flot des paysans se referme derrière elle. C'est toujours l'effet du sillage après le passage d'un vaisseau.


La noble figure de Nicolas, dont la tête domine toutes les têtes, imprime le respect à cette mer agitée, c'est le Neptune de Virgile; on ne saurait être plus Empereur qu'il ne l'est. Il danse pendant deux ou trois heures de suite des polonaises avec des dames de sa famille et de sa cour. Cette danse était autrefois une marche cadencée et cérémonieuse: aujourd'hui, c'est tout bonnement une promenade au son des instruments. L'Empereur et son cortège serpentent d'une manière surprenante au milieu de la foule, qui, sans prévoir la direction qu'il va prendre, se sépare cependant toujours à temps pour ne pas gêner la marche du souverain.


L'Empereur parle à quelques hommes à barbes, habillés à la russe, c'est-à-dire vêtus de la robe persane, et vers dix heures, à la nuit close, l'illumination commence. Je vous ai déjà dit la promptitude magique avec laquelle on voit s'allumer des milliers de lampions: c'est une vraie féerie.


On m'avait assuré qu'ordinairement plusieurs vaisseaux de la marine Impériale s'approchent du rivage à ce moment de la fête, et répondent à la musique de terre par des salves d'artillerie lointaines. Hier, le mauvais temps nous priva de ce magnifique épisode de la fête. Je dois cependant ajouter qu'un Français, depuis longtemps établi dans ce pays, m'a raconté que tous les ans il survient quelque chose qui fait manquer l'illumination des navires. Choisissez entre le dire des habitants et l'assertion des étrangers.


Nous avons cru pendant une grande partie du jour que l'illumination n'aurait pas lieu. Vers les trois heures, comme nous étions à dîner au palais anglais, un grain est venu fondre sur Péterhoff: les arbres du parc s'agitaient violemment, leurs cimes se tordaient dans les airs, leurs branches rasaient le sol, et tandis que nous considérions ce spectacle, nous étions loin de penser que les sœurs, les mères, les amis d'une foule de personnes assises tranquillement à la même table que nous, périssaient sur l'eau par ce même coup de vent dont nous observions froidement les effets. Notre curiosité insouciante approchait de la gaieté, tandis qu'un grand nombre de barques parties de Pétersbourg pour se rendre à Péterhoff, chaviraient au milieu du golfe. Aujourd'hui on avoue deux cents personnes noyées, d'autres disent quinze cents, deux mille: nul ne saura la vérité, et les journaux ne parleront pas du malheur, ce serait affliger l'Impératrice et accuser l'Empereur.


Le secret des désastres du jour a été gardé pendant toute la soirée; rien n'a transpiré qu'après la fête: et ce matin la cour n'en paraît ni plus ni moins triste; là l'étiquette veut avant tout que personne ne parle de ce qui occupe la pensée de tous; même hors du palais, les confidences ne se font qu'à demi-mot, en passant et bien bas. La tristesse habituelle de la vie des hommes en ce pays vient de ce qu'elle est comptée pour rien par eux-mêmes; chacun sent que son existence tient à un fil et chacun prend là-dessus son parti, pour ainsi dire, de naissance.


Tous les ans, des accidents semblables, quoique moins nombreux, attristent les fêtes de Péterhoff qui se changeraient en un deuil imposant, en une pompe funèbre, si d'autre que moi venaient à penser à tout ce que coûte cette magnificence, mais ici je suis seul à réfléchir.


Depuis hier les esprits superstitieux ont recueilli plus d'un triste pronostic: le temps qui avait été beau pendant trois semaines n'a changé que le jour de la fête de l'Impératrice; le chiffre de cette princesse ne voulait pas s'allumer: l'homme chargé de cette partie essentielle de l'illumination monte au sommet de la pyramide et se met à l'œuvre; mais le vent éteint ses lampions à mesure qu'il les allume. Il remonte à plusieurs reprises; enfin le pied lui manque, il tombe d'une hauteur de soixante-dix pieds et se tue sur la place. On l'emporte: le chiffre reste, à demi effacé!…


L'effrayante maigreur de l'Impératrice, son air languissant, son regard terne rendent ces présages plus sinistres. La vie qu'elle mène lui devient mortelle: des fêtes, des bals tous les soirs! Il faut s'amuser ici incessamment sous peine d'y mourir d'ennui.


Pour l'Impératrice et pour les courtisans zélés le spectacle des revues, des parades commence de bonne heure le matin; elles sont toujours suivies de quelques réceptions; l'Impératrice rentre dans son intérieur pour un quart d'heure, puis elle va se promener en voiture pendant deux heures; ensuite elle prend un bain avant de ressortir à cheval; rentrée chez elle une seconde fois, elle reçoit encore: enfin elle va visiter quelques établissements utiles qu'elle dirige ou quelque personne de son intimité; elle sort de là pour suivre l'Empereur au camp. Il y en a toujours un quelque part: ils rentrent pour danser; et voilà comment sa journée, son année se passent, et comment ses forces se perdent avec sa vie.


Les personnes qui n'ont pas le courage ou la santé nécessaires pour partager cette terrible vie, ne sont pas en faveur.


L'Impératrice me disait l'autre jour, en parlant d'une femme très-distinguée, mais délicate: «Elle est toujours malade!» Au ton, à l'air dont fut prononcé ce jugement, je sentis qu'il décidait du sort d'une famille. Dans un monde où l'on ne se contente pas des bonnes intentions une maladie équivaut à une disgrâce.


L'Impératrice ne se croit pas plus dispensée que les autres de la nécessité de payer de sa personne.


Elle ne peut se résigner à laisser l'Empereur s'éloigner d'elle un instant. Les princes sont de fer!… La noble femme voudrait et croit par moments n'être pas sujette aux infirmités humaines; mais la privation totale de repos physique et moral, le manque d'occupation suivie, l'absence de toute conversation sérieuse, la nécessité toujours renaissante des distractions qui lui sont imposées, tout nourrit la fièvre qui la mine et voilà comment ce terrible genre de vie lui est devenu funeste et indispensable. Elle ne peut aujourd'hui ni le quitter ni le soutenir. On craint la consomption, le marasme, on craint surtout pour elle l'hiver de Pétersbourg; mais rien ne la déciderait à passer six mois loin de l'Empereur[24].


A la vue de cette figure intéressante, mais dévastée par la souffrance, errant comme un spectre au milieu d'une fête qu'on appelle la sienne et qu'elle ne reverra peut-être plus, je me sens le cœur navré; et tout ébloui que je suis du faste des grandeurs humaines, je fais un retour sur les misères de notre nature. Hélas! plus on tombe de haut et plus rude est la chute. Les grands expient en un jour, dès ce monde, toutes les privations du pauvre pendant une longue vie.


L'inégalité des conditions disparaît sous le court et pesant niveau de la souffrance. Le temps n'est qu'une illusion dont la passion s'affranchit: l'intensité du sentiment, plaisir au douleur, telle est la mesure de la réalité… Cette réalité fait tôt ou tard sa part aux idées sérieuses dans la vie la plus frivole; et le sérieux forcé est amer autant que l'autre eût été doux. À la place de l'Impératrice je n'aurais pas voulu laisser célébrer ma fête hier, si toutefois j'avais eu le pouvoir de me soustraire à ce plaisir d'étiquette.


Les personnes, même les plus haut placées, sont mal inspirées lorsqu'elles prétendent s'amuser à jour fixe. Une date solennisée chaque année ne sert qu'à faire mieux sentir les progrès du temps par la comparaison du présent et du passé. Les souvenirs, bien qu'on les célèbre par des réjouissances, nous inspirent toujours une foule d'idées tristes; la première jeunesse évanouie, nous entrons dans la décadence; au retour de chaque fête périodique nous avons quelques joies de moins avec quelques regrets de plus: l'échange est douloureux! Ne vaudrait-il pas mieux laisser les jours fuir en silence? Voix plaintives de la mort, les anniversaires sont les échos du temps.


Hier, à la fin du bal que je vous ai décrit, on soupa; puis, tout en nage, car la chaleur des appartements où se pressait la foule était insupportable, on monta dans les voitures de la cour qu'on appelle des lignes; alors on s'est mis à faire le tour des illuminations par une nuit très-noire, sous une rosée dont heureusement la fraîcheur était tempérée par la fumée des lampions. Vous ne pouvez vous figurer la chaleur qui rayonnait dans toutes les allées de cette forêt enchantée, tant l'incroyable profusion de feux dont nous étions éblouis chauffe le parc en l'éclairant!


Les lignes sont des espèces de chars à bancs doubles, où huit personnes s'asseyent commodément dos à dos; leur forme, leurs dorures, les harnais antiques des chevaux qui les traînent, tout cet ensemble ne manque ni de grandeur ni d'originalité. Un luxe vraiment royal: c'est aujourd'hui chose rare en Europe.


Le nombre de ces équipages est considérable, c'est une des magnificences de la fête de Péterhoff; il y en a pour tout ce qui est invité, moins les serfs et les bourgeois de parade parqués dans les salles du palais.


Un maître des cérémonies m'avait indiqué la ligne dans laquelle je devais monter, mais au milieu du désordre de la sortie personne n'atteint sa place; je ne pus retrouver ni mon domestique ni mon manteau, et je montai à la fin dans une des dernières lignes où je m'assis à côté d'une dame russe qui n'avait point été au bal, mais qui était venue là de Pétersbourg pour montrer l'illumination à ses filles. La conversation de ces dames, qui paraissaient tenir à toutes les familles de la cour, était franche, et en cela, elle différait de celle des personnes de service au palais. La mère se mit tout d'abord en rapport avec moi, son ton était d'une facilité de bon goût qui révélait la grande dame. Je reconnus là ce que j'avais déjà remarqué ailleurs, c'est que lorsque les femmes russes sont naturelles, ce n'est ni la douceur ni l'indulgence qui dominent dans leur conversation. Elle me nomma toutes les personnes que nous voyions passer devant nous; car, dans cette promenade magique, les lignes se croisent souvent; une moitié de ces voitures suit une allée tandis que l'autre moitié longe en sens opposé l'allée voisine séparée par une charmille percée de larges ouvertures, en forme d'arcades. Le royal cortège se passe ainsi en revue lui-même.


Si je ne craignais de vous fatiguer, et surtout de vous inspirer quelque défiance en épuisant les formules d'admiration, je vous dirais que je n'ai rien vu d'aussi étonnant que ces portiques de lampions parcourus dans un silence solennel par toutes les voitures de la cour, au milieu d'un parc inondé d'une foule aussi épaisse dans les jardins que l'était l'instant d'auparavant celle des paysans dans les salles du palais.


Nous nous sommes promenés ainsi, pendant une heure, à travers des bosquets enchantés; et nous avons fait le tour d'un lac qu'on appelle Marly; il est à l'extrémité du parc de Péterhoff. Versailles et toutes les magiques créations de Louis XIV furent présents à la pensée des princes de l'Europe pendant plus de cent ans. C'est à ce lac de Marly que les illuminations m'ont paru le plus extraordinaires. À l'extrémité de la pièce d'eau, j'allais dire de la pièce d'or, tant cette eau est lumineuse et brillante, s'élève une maison qui servit d'habitation à Pierre-le-Grand: elle était illuminée comme le reste.


Ce qui m'a le plus frappé, c'est la teinte de l'eau où se reflétait le feu des milliers de lampions allumés autour de ce lac de feu. L'eau et les arbres ajoutent singulièrement à l'effet des illuminations. En traversant le parc nous avons passé devant des grottes où la lumière allumée dans l'intérieur se faisait jour au dehors à travers une nappe d'eau qui tombait devant l'ouverture de la brillante caverne: le mouvement de la cascade roulant par-dessus ce feu, était d'un effet merveilleux. Le palais Impérial domine toutes ces magnifiques chutes d'eau et l'on dirait qu'il en est la source: lui seul n'est point illuminé; il est blanc, mais il devient brillant par l'immense faisceau de lumières qui montent vers lui de toutes les parties du parc et se reflètent sur ses murailles. Les teintes des pierres et la verdure des arbres sont changées par les rayons d'un jour aussi éclatant que celui du soleil. Ce seul spectacle mériterait une promenade à Péterhoff. Si jamais je retournais à cette fête, je me bornerais à parcourir à pied les jardins.


Cette promenade est sans contredit ce qu'il y a de plus beau à la fête de l'Impératrice. Mais encore une fois, la magie n'est pas de la gaieté: personne ici ne rit, ne chante, ne danse; on parle bas, on s'amuse avec précaution, il semble que les sujets russes rompus à la politesse, respectent jusqu'à leur plaisir. Enfin la liberté manque à Péterhoff comme partout ailleurs.


J'ai gagné ma chambre, c'est-à-dire ma loge, à minuit et demi. Dès la nuit, la retraite des curieux a commencé et pendant que ce torrent défilait sous mes fenêtres, je me suis mis à vous écrire; aussi bien le sommeil eût été impossible au milieu d'un tel tumulte. En Russie, les chevaux seuls ont la permission de faire du bruit. C'était un flot de voitures de toutes formes, de toutes grandeurs, de toutes sortes, défilant sur quatre rangs à travers un peuple de femmes, d'enfants et de mugics à pied; c'était la vie naturelle qui recommençait après la contrainte d'une fête royale. On eût dit d'une troupe de prisonniers délivrés de leurs chaînes. Le peuple du grand chemin n'était plus la foule disciplinée du parc. Cette tourbe redevenue sauvage et se précipitant vers Pétersbourg avec une violence et une rapidité effrayantes, me rappelait les descriptions de la retraite de Moscou; plusieurs chevaux tombés morts sur la route ajoutaient à l'illusion.


A peine avais-je eu le temps de me déshabiller et de me jeter sur mon lit, qu'il fallut me remettre sur pied pour courir vers le palais afin d'assister à la revue du corps des cadets que l'Empereur devait passer lui-même.


Ma surprise fut grande de retrouver déjà toute la cour debout et à l'œuvre; les femmes étaient parées en fraîches toilettes du matin, les hommes revêtus des habits de leur charge; tout le monde attendait l'Empereur au lieu du rendez-vous. Le désir de se montrer zélé animait cette foule brodée, chacun était allègre comme si les magnificences et les fatigues de la nuit n'avaient pesé que sur moi. Je rougis de ma paresse, et je sentis que je n'étais pas né pour faire un bon courtisan russe. La chaîne a beau être dorée, elle ne m'en paraît pas plus légère.


Je n'eus que le temps de percer la foule avant l'arrivée de l'Impératrice, et je n'avais pas encore atteint ma place, que l'Empereur parcourait déjà les rangs de ses officiers enfants, tandis que l'Impératrice, si fatiguée la veille, l'attendait dans une calèche au milieu de la place. Je souffrais pour elle; cependant l'abattement qui m'avait frappé la veille avait disparu. Ma pitié se concentra donc sur moi-même qui me sentais harassé pour tout le monde, et qui voyais avec envie les plus vieilles gens de la cour porter légèrement le fardeau qui m'accablait. L'ambition est ici la condition de la vie; sans cette dose d'activité factice, on serait toujours morne et triste.


La voix de l'Empereur commandait l'exercice aux élèves; après quelques manœuvres parfaitement exécutées, Sa Majesté parut satisfaite: elle prit par la main un des plus jeunes cadets qu'elle venait de faire sortir des rangs, le mena elle-même à l'Impératrice à laquelle elle le présenta, puis élevant cet enfant dans ses bras à la hauteur de sa tête, c'est-à-dire au-dessus de la tête de tout le monde, elle l'embrassa publiquement. Quel intérêt l'Empereur avait-il à se montrer si débonnaire ce jour-là en public? c'est ce que personne n'a pu ou n'a voulu me dire.


Je demandai aux gens qui m'entouraient quel était le bienheureux père de ce cadet modèle, comblé de la faveur du souverain. Nul ne satisfit ma curiosité; en Russie on fait mystère de tout. Après cette parade sentimentale, l'Empereur et l'Impératrice retournèrent au palais de Péterhoff, où ils reçurent dans les grands appartements tous ceux qui voulurent leur faire leur cour, puis vers onze heures ils parurent sur l'un des balcons du palais devant lequel les soldats de la garde circassienne se mirent à faire des exercices pittoresques sur leurs magnifiques chevaux de l'Asie. La beauté de cette troupe superbement costumée contribue au luxe militaire d'une cour qui, malgré ses efforts et ses prétentions, est toujours et sera longtemps encore plus orientale qu'européenne. Vers midi sentant s'épuiser ma curiosité, n'ayant pas pour suppléer à ma fores naturelle le ressort tout-puissant de cette ambition de cour qui fait ici tant de miracles, je suis retourné à mon lit, d'où je viens de sortir pour achever ce récit.


Je compte passer ici le reste du jour à laisser la foule s'écouler; d'ailleurs, je suis retenu à Péterhoff par l'espoir d'un plaisir auquel j'attache beaucoup de prix.


Demain si j'en ai le temps je vous conterai le succès de mes intrigues.


LETTRE SEIZIÈME.


Cottage de Péterhoff.—Surprise.—L'Impératrice.—Sa toilette du matin.—Ses manières, son air, sa conversation.—Le grand-duc héritier.—Sa bonté.—Question embarrassante.—Comment le grand-duc y répond pour moi.—Silence de l'Impératrice: interprété.—Intérieur du cottage.—Absence de tout objet d'art.—Affections de famille.—Timidité gênante.—Le grand-duc fait le cicerone.—Politesse exquise.—Définition de la timidité.—Les hommes de ce siècle en sont exempts.—La perfection de l'hospitalité.—Scène muette.—Le cabinet de travail de l'Empereur.—Petit télégraphe.—Château d'Oranienbaum.—Souvenirs attristants.—Petit château de Pierre III, ce qu'il en reste.—Tout ce qu'on fait ici pour cacher la vérité.—Avantage des hommes obscurs sur les grands.—Citation de Rulhière.—Pavillons du parc.—Souvenirs de Catherine II.—Camp de Krasnacselo.—Retour à Pétersbourg.—Mensonges puérils.


Pétersbourg, ce 27 juillet 1839.


J'avais instamment prié madame *** de me faire voir le cottage[25] de l'Empereur et de l'Impératrice. C'est une petite maison bâtie par eux, au milieu du magnifique parc de Péterhoff, dans le nouveau style gothique à la mode en Angleterre. «Rien n'est plus difficile, m'avait répondu madame ***, que d'entrer au cottage pendant le séjour qu'y font Leurs Majestés; rien ne serait plus facile en leur absence. Cependant j'essaierai.»


J'avais prolongé mon séjour à Péterhoff, attendant avec impatience, mais sans beaucoup d'espoir, la réponse de madame ***. Enfin, hier matin, de bonne heure, je reçois d'elle un petit mot ainsi conçu: «Venez chez moi à onze heures moins un quart. On m'a permis, par faveur très-particulière, de vous montrer le cottage à l'heure où l'Empereur et L'Impératrice vont se promener ensemble, c'est-à-dire à onze heures précises. Vous connaissez leur exactitude.»


Je n'eus garde de manquer au rendez-vous. Madame *** habite un fort joli château bâti dans un coin du parc. Elle suit partout l'Impératrice, mais elle loge autant que possible dans des maisons séparées, quoique très-voisines des diverses résidences Impériales. J'étais chez elle à dix heures et demie. À onze heures moins un quart nous montons dans une voiture à quatre chevaux, nous traversons le parc rapidement, et à onze heures moins quelques minutes nous arrivons à la porte du cottage.


C'est exactement comme je viens de vous le dire, une maison anglaise entourée de fleurs et ombragée d'arbres; elle est bâtie sur le modèle des plus jolies habitations qu'on voit près de Londres, à Twickenham, au bord de la Tamise. À peine avions-nous traversé un vestibule assez petit, élevé de quelques marches, et nous étions-nous arrêtés quelques instants à examiner un salon dont l'ameublement me semblait un peu trop recherché pour l'ensemble de la maison, qu'un valet de chambre en frac vint chuchoter quelques mots à l'oreille de madame ***, qui me parut surprise.


«Qu'y a-t-il? lui dis-je quand l'homme fut sorti.


—C'est l'Impératrice qui rentre.


—Quelle trahison, m'écriai-je, je n'aurai le temps de rien voir!


—Peut-être; sortez par cette terrasse, descendez au jardin et allez m'attendre à l'entrée de la maison.»


J'étais là depuis deux minutes à peine lorsque je vis venir à moi l'Impératrice toute seule, qui descendait rapidement les degrés du perron. Sa taille élevée et svelte a une grâce singulière, sa démarche est vive, légère et pourtant noble; elle a certains mouvements des bras et des mains, certaines attitudes, certain tour de tête qu'on ne peut oublier. Elle était vêtue de blanc; son visage, entouré d'une capote blanche, paraissait reposé; ses yeux avaient l'expression de la mélancolie, de la douceur et du calme; un voile relevé avec grâce encadrait son visage; une écharpe transparente se drapait autour de ses épaules, et complétait le costume du matin le plus élégant. Jamais elle ne m'avait paru si à son avantage: à cet aspect les sinistres présages du bal se dissipèrent entièrement, l'Impératrice me parut ressuscitée, et j'éprouvai l'espèce de sécurité qui renaît avec le jour après une nuit agitée. Il faut, pensai-je, que Sa Majesté soit plus forte que moi, pour avoir supporté la fête d'avant-hier, la revue et le cercle d'hier, et pour se lever aujourd'hui brillante comme je la vois.


«J'ai abrégé ma promenade, me dit-elle, parce que je savais que vous étiez ici.


—Ah! Madame, j'étais loin de m'attendre à tant de bonté.


—Je n'avais rien dit de mon projet à madame ***, qui vient de me gronder d'être venue vous surprendre; elle prétend que je vous dérange dans votre examen. Vous comptez donc ici deviner nos secrets?


—Je le voudrais bien, Madame; on ne peut que gagner à pénétrer la pensée de personnes qui savent si bien choisir entre le faste et l'élégance.


—Le séjour de Péterhoff m'est insupportable, et c'est pour me reposer les yeux de cette dorure massive que j'ai demandé une chaumière à l'Empereur. Je n'ai jamais été si heureuse que dans cette maison; mais maintenant que voilà une de mes filles mariée, et que mes fils font leurs études ailleurs, elle est devenue trop grande pour nous.»


Je souris sans répondre; j'étais sous le charme: il me parut que cette femme, si différente de celle en l'honneur de qui s'était donnée la somptueuse fête de la veille, devait avoir partagé toutes mes impressions; elle a senti comme moi, me disais-je, la fatigue, le vide, l'éclat menteur de cette magnificence commandée, et maintenant elle sent aussi qu'elle est digne de quelque chose de mieux. Je comparais les fleurs du cottage aux lustres du palais, le soleil d'une belle matinée aux feux d'une nuit de cérémonies, le silence d'une délicieuse retraite au tumulte de la foule dans un palais, la fête de la nature à la fête de la cour, la femme à l'Impératrice, et j'étais enchanté du bon goût et de l'esprit avec lesquels cette princesse avait su fuir les ennuis de la représentation, pour s'entourer de tout ce qui fait le charme de la vie privée. C'était une féerie nouvelle dont le prestige captivait mon imagination, bien plus que la magie du pouvoir et des grandeurs.


«Je ne veux pas donner raison à madame ***, reprit l'Impératrice. Vous allez voir le cottage en détail, et c'est mon fils qui vous le montrera. Pendant ce temps-là j'irai visiter mes fleurs, et je vous retrouverai avant de vous laisser partir.»


Tel fut l'accueil que je reçus de cette femme qui passe pour hautaine non-seulement en Europe, où on ne la connaît guère, mais en Russie où on la voit de près.


Dans ce moment, le grand-duc héritier vint rejoindre sa mère: il était avec madame *** et avec la fille aînée de cette dame, jeune personne âgée d'environ quatorze ans, fraîche comme une rose, et jolie comme on l'était en France du temps de Boucher. Cette jeune personne est le vivant modèle d'un des plus agréables portraits de ce peintre, à la poudre près.


J'attendais que l'Impératrice me donnât mon congé; on se mit à se promener en allant et venant devant la maison, mais sans s'éloigner de l'entrée devant laquelle nous nous étions arrêtés d'abord.


L'Impératrice connaît l'intérêt que je prends à toute la famille de madame ***, qui est polonaise. Sa Majesté sait aussi que depuis plusieurs années un des frères de cette dame est à Paris. Elle mit la conversation sur la manière de vivre de ce jeune homme, et s'informa longtemps, avec un intérêt marqué, de ses sentiments, de ses opinions, de son caractère: c'était me donner toute facilité pour lui dire ce que me dicterait l'attachement que je lui porte. Elle m'écouta fort attentivement. Quand j'eus cessé de parler, le grand-duc, s'adressant à sa mère, continua sur le même sujet, et dit: «Je viens de le rencontrer à Ems, et je l'ai trouvé très-bien.


—C'est pourtant un homme aussi distingué qu'on empêche de venir ici, parce qu'il s'est retiré en Allemagne après la révolution de Pologne, s'écria madame *** avec son affection de sœur et la liberté d'expression que l'habitude de vivre à la cour depuis son enfance n'a pu lui faire perdre.


—Mais qu'a-t-il donc fait?» me dit l'Impératrice avec un accent inimitable, par le mélange d'impatience et de bonté qu'il exprimait.


J'étais embarrassé de répondre à une question si directe, car il fallait aborder le délicat sujet de la politique, et c'était risquer de tout gâter.


Le grand-duc vint encore à mon secours avec une grâce, une affabilité que je serais bien ingrat d'oublier; sans doute il pensait que j'avais trop à dire pour oser répondre; alors prévenant quelque défaite qui eût trahi mon embarras et compromis la cause que je désirais plaider: «Mais, ma mère, s'écria-t-il vivement, qui jamais a demandé à un enfant de quinze ans ce qu'il a fait en politique?»


Cette réponse pleine de cœur et de sens me tira de peine; mais elle mit fin à la conversation. Si j'osais interpréter le silence de l'Impératrice, je dirais que voici ce qu'elle pensait: «Que faire aujourd'hui, en Russie, d'un Polonais rentré en grâce? Il sera toujours un objet d'envie pour les vieux Russes, et il n'inspirera que de la défiance à ses nouveaux maîtres. Sa vie, sa santé se perdront dans les épreuves auxquelles on sera obligé de le soumettre pour s'assurer de sa fidélité; puis, en dernier résultat, si l'on croit pouvoir compter sur lui, on le méprise, précisément parce qu'on y compte. D'ailleurs, que puis-je faire pour ce jeune homme? j'ai si peu de crédit!»


Je ne crois pas me tromper de beaucoup en disant que telles étaient les pensées de l'Impératrice: telles étaient aussi à peu près les miennes. Nous conclûmes tout bas, l'un et l'autre, qu'entre deux malheurs, le moindre pour un gentilhomme qui n'a plus ni concitoyens, ni frères d'armes, c'est de rester loin du pays qui l'a vu naître: la terre seule ne fait pas la patrie, et la pire des conditions serait celle d'un homme qui vivrait en étranger chez lui.


Sur un signe de l'Impératrice, le grand-duc, madame ***, sa fille et moi nous rentrâmes dans le cottage. J'aurais désiré trouver moins de luxe d'ameublement dans cette maison, et plus d'objets d'art. Le rez-de-chaussée ressemble à toutes les habitations des gens élégants et riches en Angleterre; mais pas un tableau du premier ordre, pas un fragment de marbre, pas une terre cuite n'annoncent, chez les maîtres du lieu, un penchant prononcé pour la peinture et pour les arts. Ce n'est pas de dessiner plus ou moins bien soi-même, c'est le goût des chefs-d'œuvre qui prouve qu'on a l'amour et le sentiment de l'art. Je regrette toujours l'absence de cette passion pour des personnes auxquelles il serait si facile de la satisfaire.


On a beau dire que des statues ou des tableaux de grand prix seraient mal placés dans un cottage; cette maison est le lieu de prédilection de ceux qui la possèdent, et lorsqu'on s'arrange soi-même un séjour selon sa fantaisie, si l'on aime beaucoup les arts, ce goût se trahit toujours, au risque d'une disparate de style, d'une faute d'harmonie; d'ailleurs quelque discordance est bien permise dans un cottage Impérial.


Au surplus, les Empereurs de Russie ne sont pas des Empereurs romains; ils ne se croient pas obligés d'aimer les arts par état.


On reconnaît, dans la distribution et la décoration du cottage, que des affections et des habitudes de famille ont présidé à l'arrangement et au plan de cette habitation. Ceci vaut mieux encore que le sentiment du beau dans les œuvres du génie. Une seule chose m'a déplu dans l'ordonnance et dans l'ameublement de cette élégante retraite: c'est une soumission trop servile à la mode anglaise.


Nous avons vu le rez-de-chaussée très-rapidement, de peur d'ennuyer notre guide. La présence d'un si auguste cicerone m'embarrassait. Je sais que rien ne gêne les princes autant que notre timidité, à moins qu'elle ne soit affectée pour les flatter; cette connaissance de leur humeur augmente ma peine par la conviction où je suis de leur déplaire inévitablement. Ils aiment qu'on les mette à leur aise et l'on n'y parvient qu'en y étant soi-même. Je suis donc sûr de mon fait; une telle conviction m'est on ne saurait plus désagréable, car personne n'aime à déplaire.


Avec un prince sérieux, je puis espérer quelquefois de me sauver par la conversation, mais avec un prince jeune, léger, élégant et gai, je suis sans ressource.


Un escalier fort étroit, mais embelli par des tapis anglais, nous a conduits à l'étage supérieur; c'est là qu'est la chambre où la grande-duchesse Marie a passé une partie de son enfance (elle est vide), celle de la grande-duchesse Olga ne restera probablement pas longtemps habitée. L'Impératrice avait donc raison de dire que le cottage est trop grand. Ces deux chambres à peu près pareilles sont d'une simplicité charmante.


Le grand-duc s'arrêtant au haut de l'escalier me dit avec la politesse souveraine dont il a le secret malgré sa grande jeunesse, «je suis sûr que vous aimeriez mieux voir tout ceci sans moi, et moi je l'ai vu si souvent, que j'aime autant, je vous l'avoue, vous laisser achever votre examen avec madame *** toute seule. Je vais donc rejoindre ma mère et vous attendre près d'elle.»


Là-dessus, il nous fit un salut plein de grâce et me laissa charmé de la flatteuse facilité de ses manières.


C'est un grand avantage pour un prince que d'être un homme parfaitement bien élevé. Je n'avais donc pas produit mon effet cette fois; la gêne que j'éprouvais n'avait point été communicative. S'il se fût ressenti de mon malaise il serait resté, car la timidité ne sait que subir son supplice, elle ne sait pas se dégager; nulle élévation ne préserve de ses atteintes; la victime qu'elle paralyse, en quelque rang qu'elle soit placée, ne peut trouver la force ni d'affronter ni de fuir ce qui cause sa gêne.


Cette souffrance est quelquefois l'effet d'un amour-propre mécontent et raffiné. Un homme qui craint d'être seul de son avis sur lui-même deviendra timide par vanité.


Mais le plus souvent la timidité est purement physique, c'est une maladie.


Il y a des hommes qui ne peuvent sentir, sans un malaise inexplicable, le regard humain s'arrêter sur eux. Ce regard les pétrifie: il les gêne en marchant, en pensant, il les empêche de parler, mais surtout de se mouvoir, ceci est si vrai que j'ai souvent souffert de cette timidité physique dans les villages où j'attirais tous les yeux, en ma qualité d'étranger, bien plus que dans les salons les plus imposants, où personne ne faisait attention à moi. Je pourrais écrire un traité sur les divers genres de timidité, car j'en suis le modèle accompli; personne n'a plus gémi que moi, dès mon enfance, des atteintes de ce mal incurable, mais, grâce à Dieu, à peu près inconnu aux hommes de la génération qui suit la mienne; ce qui prouverait qu'outre la prédisposition physique la timidité est surtout le résultat de l'éducation.


L'habitude du monde fait qu'on dissimule cette infirmité, voilà tout: les plus timides des hommes sont souvent les plus éminents en naissance, en dignités et même en mérite. J'avais cru longtemps que la timidité était de la modestie combinée avec un respect exagéré pour les distinctions sociales ou pour les dons de l'esprit; mais alors comment expliquer la timidité des grands écrivains et celle des princes? Heureusement les princes de la famille Impériale de Russie ne sont point timides, ils sont de leur siècle; on n'aperçoit dans leurs manières ni dans leur langage aucun vestige de l'embarras qui fit longtemps le tourment des augustes hôtes de Versailles et celui de leurs courtisans, car quoi de plus gênant qu'un prince timide?


Quoi qu'il en soit, je me sentis délivré quand je vis partir le grand-duc; je le remerciai tout bas d'avoir si bien deviné mon désir et de l'avoir si poliment satisfait. Un homme à demi cultivé ne s'aviserait guère de laisser les gens seuls pour leur être agréable. Cependant c'est quelquefois le plus grand plaisir qu'on leur puisse faire. Savoir quitter son hôte sans le choquer, c'est le comble de l'urbanité, le chef-d'œuvre de l'hospitalité. Cette facilité est dans la vie habituelle du monde élégant ce que serait en politique la liberté sans désordre. Problème qu'on se propose sans cesse, et qu'on ne résout guère.


Au moment où le grand-duc s'éloigna Mlle *** se trouvait derrière sa mère; le jeune prince en passant devant elle s'arrête d'un air très-grave, un peu moqueur, et lui fait une profonde révérence sans dire mot. La jeune personne voyant que ce salut est ironique reste muette, dans l'attitude du respect, mais sans rendre le salut.


J'admirai cette nuance qui me parut d'une délicatesse exquise. Je doute qu'à cette cour aucune femme de vingt-cinq ans se distinguât par un tel trait de courage; il n'appartient qu'à l'innocence de savoir joindre au juste sentiment de sa propre dignité, que nul homme ne doit perdre, les égards dus aux prérogatives sociales. Cet exemple de tact ne passa point inaperçu:


«Toujours la même!» dit en s'éloignant le grand-duc héritier.


Ils ont été enfants ensemble, une différence d'âge de cinq ans ne les a pas empêchés de jouer souvent aux mêmes jeux. Une telle familiarité ne s'oublie pas, même à la cour. La scène muette qu'ils ont jouée là m'a beaucoup amusé.


Ce coup d'œil jeté sur l'intérieur de la famille Impériale m'a singulièrement intéressé. Il faut voir de près ces princes pour les apprécier: ils sont faits pour être à la tête de leur pays, car ils sont des premiers de leur nation à tous égards. La famille Impériale est ce que j'ai vu en Russie de plus digne d'exciter l'admiration et l'envie des étrangers.


Au plus haut du cottage on trouve le cabinet de travail de l'Empereur. C'est une bibliothèque assez grande et très-simplement ornée. Elle ouvre sur un balcon qui fait terrasse en face de la mer. Sans sortir de cette vigie studieuse l'Empereur peut donner lui-même ses ordres à sa flotte. À cet effet, il a une lunette d'approche, un porte-voix et un petit télégraphe qu'il fait mouvoir à volonté.


J'aurais voulu examiner en détail cette chambre avec tout ce qu'elle contient, et faire beaucoup de questions; mais je craignis que ma curiosité ne parût indiscrète et j'aimai mieux voir mal que de me donner l'air d'être venu là pour faire un inventaire.


D'ailleurs je ne suis curieux que de l'ensemble des choses qui, en général, me frappe plus que les détails. Je voyage pour voir et pour juger les objets, non pour les mesurer, les énumérer et les calquer.


C'est une faveur que d'entrer dans le cottage, pour ainsi dire en présence de ceux qui l'habitent, faveur d'autant plus rarement accordée par eux, que cette maison n'offre réellement d'autre intérêt que la curiosité qui s'attache à leurs habitudes et à leurs actions privées. J'ai donc cru devoir m'en montrer digne en évitant des recherches trop minutieuses, et qui auraient passé les bornes d'un hommage respectueusement flatteur; ce qui m'eût fait paraître indigne de la grâce qu'on m'avait faite.


Après avoir expliqué ma pensée à Mme *** qui comprit parfaitement cette délicatesse, je me hâtai d'aller prendre congé de l'Impératrice et du grand-duc héritier.


Nous les retrouvâmes dans le jardin où, après m'avoir encore adressé quelques mots gracieux, ils me quittèrent en me laissant satisfait de tout ce que je venais de voir, mais surtout reconnaissant de leur bonté et charmé de la noblesse et de la grâce singulière de leur accueil.


Au sortir du cottage je montai en voiture pour aller visiter en toute hâte Oranienbaum: la fameuse habitation de Catherine II, bâtie par Menzikoff. Ce malheureux fut envoyé en Sibérie avant d'avoir complété les merveilles de son palais jugé trop royal pour un ministre.


Il appartient maintenant à la grande-duchesse Hélène, belle-sœur de l'Empereur actuel. Situé à deux ou trois lieues de Péterhoff, en vue de la mer et sur une prolongation de la même falaise sur laquelle est bâti le palais Impérial, le château d'Oranienbaum quoique bâti en bois est imposant; j'y suis arrivé d'assez bonne heure pour bien voir tout ce qu'il renferme de curieux et pour parcourir les jardins. La grande-duchesse n'était pas à Oranienbaum. Malgré le luxe imprudent de l'homme qui construisit ce palais et la magnificence des grands personnages qui l'ont habité à sa place, il n'est pas extrêmement vaste. Des terrasses, des rampes, des perrons, des balcons couverts d'orangers et de fleurs unissent la maison avec le parc, et ces ornements embellissent l'une et l'autre; l'architecture en elle-même n'est rien moins que magnifique. La grande-duchesse Hélène a montré ici le goût qui préside à tous ses arrangements, et elle a fait d'Oranienbaum une habitation charmante, nonobstant la tristesse du paysage et l'obsédant souvenir des drames qui furent joués en ce lieu.


En descendant du palais, j'ai demandé à voir ce qui reste du petit château fort d'où l'on fit sortir Pierre III pour l'entraîner à Ropscha, où il fut assassiné. On m'a conduit dans une espèce de hameau écarté, où j'ai vu des fossés à sec, des vestiges de fortifications et des tas de pierres: ruine moderne, où la politique a plus de part que le temps. Mais le silence commandé, la solitude forcée qui régnent autour de ses débris maudits, nous retracent précisément ce qu'on voudrait nous cacher; là comme ailleurs, le mensonge officiel est annulé par les faits; l'histoire est un miroir magique où les peuples voient après la mort des hommes qui furent influents dans les affaires, toutes leurs inutiles grimaces. Les personnes ont passé, mais leurs physionomies restent gravées sur cet inexorable cristal. On n'enterre pas la vérité avec les morts: elle triomphe de la peur des princes et de la flatterie des peuples, toujours impuissantes pour étouffer le cri du sang, et elle se fait jour à travers toutes les prisons, même à travers le tombeau: surtout le tombeau des grands, car les hommes obscurs réussissent mieux que les princes à cacher les crimes dont le souvenir s'attache à leur mémoire. Si je n'avais pas su que le château de Pierre III était démoli j'aurais dû le deviner, mais ce qui m'étonne en voyant le prix qu'on met ici à faire oublier le passé, c'est que l'on y conserve quelque chose. Les noms mêmes devraient disparaître avec les murs.


Il ne suffisait pas de démolir la forteresse, il fallait raser le palais qui n'en était qu'à un quart de lieue; quiconque vient à Oranienbaum y cherche avec anxiété les vestiges de cette prison où Pierre III a signé de force son abdication volontaire qui devint l'arrêt de sa mort, car ayant une fois obtenu de lui ce sacrifice, il fallait l'empêcher de le révoquer.


Voici comment l'assassinat de ce prince à Ropscha est raconté par M. de Rulhière dans les anecdotes sur la Russie, imprimées à la suite de son Histoire de Pologne: «Les soldats étaient étonnés de ce qu'ils avaient fait: ils ne concevaient pas par quel enchantement on les avait conduits jusqu'à détrôner le petit-fils de Pierre-le-Grand pour donner sa couronne à une Allemande. La plupart, sans projet et sans idée, avaient été entraînés par le mouvement des autres; et chacun, rentré dans sa bassesse, après que le plaisir de disposer d'une couronne fut évanoui, ne sentit plus que des remords. Les matelots, qu'on n'avait point intéressés dans le soulèvement, reprochaient publiquement «aux gardes dans les cabarets d'avoir vendu leur Empereur pour de la bière. La pitié, qui justifie même les plus grands criminels, se faisait entendre dans tous les cœurs. Une nuit, une troupe de soldats attachés à l'Impératrice s'ameuta par une vaine crainte, disant «que leur mère était en danger.» Il fallut la réveiller pour qu'ils la vissent. La nuit suivante, nouvelle émeute plus dangereuse. Tant que la vie de l'Empereur laissait un prétexte aux inquiétudes, on pensa qu'on n'aurait point de tranquillité.


«Un des comtes Orlof, car dès le premier jour ce titre leur fut donné, ce même soldat surnommé le balafré, qui avait soustrait le billet de la princesse d'Aschekof, et un nommé Téplof, parvenu des plus bas emplois par un art singulier de perdre ses rivaux, furent ensemble vers ce malheureux prince; ils lui annoncèrent, en entrant, qu'ils étaient venus pour dîner avec lui, et selon l'usage des Russes, on apporta avant le repas des verres d'eau-de-vie. Celui que but l'Empereur était un verre de poison. Soit qu'ils eussent hâte de rapporter leur nouvelle, soit que l'horreur même de leur action la leur fît précipiter, ils voulurent un moment après lui verser un second verre. Déjà ses entrailles brûlaient et l'atrocité de leurs physionomies les lui rendant suspects, il refusa ce verre: ils mirent de la violence à le lui faire prendre, et lui à les repousser. Dans ce terrible débat, pour étouffer ses cris qui commençaient à se faire entendre de loin, ils se précipitèrent sur lui, le saisirent à la gorge, et le renversèrent; mais comme il se défendait avec toutes les forces que donne le dernier désespoir et qu'ils évitaient de lui porter aucune blessure, réduits à craindre pour eux-mêmes, ils appelèrent à leur secours deux officiers chargés de sa garde, qui à ce moment se tenaient en dehors à la porte de sa prison. C'était le plus jeune des princes Baratinski et un nommé Potemkin, âgé de dix-sept ans. Ils avaient montré tant de zèle dans la conspiration, que, malgré leur extrême jeunesse, on les avait chargés de cette garde: ils accoururent, et trois de ces meurtriers ayant noué et serré une serviette autour du cou de ce malheureux Empereur, tandis qu'Orlof de ses deux genoux lui pressait la poitrine et le tenait étouffé, ils achevèrent ainsi de l'étrangler; et il demeura sans vie entre leurs mains.


«On ne sait pas avec certitude quelle part l'Impératrice eut à cet événement; mais ce qu'on peut assurer, c'est que, le jour même qu'il se passa, cette princesse commençant son dîner avec beaucoup de gaieté, on vit entrer ce même Orlof échevelé, couvert de sueur et de poussière, ses habits déchirés, sa physionomie agitée, pleine d'horreur et de précipitation. En entrant, ses yeux étincelants et troublés cherchèrent les yeux de l'Impératrice. Elle se leva en silence, passa dans un cabinet où il la suivit, et quelques instants après elle y fit appeler le comte Panin, déjà nommé son ministre: elle lui apprit que l'Empereur était mort. Panin conseilla de laisser passer une nuit, et de répandre la nouvelle le lendemain, comme si on l'avait reçue pendant la nuit. Ce conseil ayant été agréé, l'Impératrice rentra avec le même visage et continua son dîner avec la même gaieté. Le lendemain, quand on eut répandu que Pierre était mort d'une colique hémorroïdale, elle parut baignée de pleurs, et publia sa douleur par un édit.»


En parcourant le parc d'Oranienbaum, qui est grand et beau, j'ai visité plusieurs des pavillons où l'Impératrice Catherine donnait ses rendez-vous amoureux; il y en a de magnifiques; il y en a où le mauvais goût, les ornements puérils dominent: en général, l'architecture de ces fabriques manque de style et de grandeur; c'est assez bon pour l'usage auquel la divinité du lieu les destinait.


De retour à Péterhoff, j'ai couché pour la troisième nuit dans le théâtre.


Ce matin, en revenant à Pétersbourg, j'ai pris la route de Krasnacselo où il y a un camp assez curieux à voir. On dit que quarante mille hommes de la garde Impériale sont logés là sous des tentes ou dispersés dans des villages voisins, d'autres disent soixante-dix mille. En Russie chacun m'impose son chiffre, mais rien ne m'est plus indifférent que les énumérations de fantaisie, car rien n'est plus menteur. Ce que j'admire c'est le prix qu'on attache ici à tromper sur ces choses. Il y a un genre de feinte qui est de l'enfantillage.


Les peuples s'en corrigent lorsqu'ils passent de l'enfance à la virilité.


Je me suis amusé à considérer la variété des uniformes, et à comparer les figures expressives et sauvages de ces soldats choisis et amenés là de toutes les parties de l'Empire; de longues lignes de tentes blanches brillaient au soleil, dans les inégalités d'un terrain qu'on croirait uni en l'apercevant de loin, mais qui, à le parcourir, paraît très-coupé et assez pittoresque. Je regrette à chaque instant l'insuffisance de mes paroles pour représenter certains sites du Nord et surtout certains effets de lumière. Quelques coups de pinceau vous en apprendraient plus sur l'aspect original de ce triste et singulier pays que des volumes de descriptions.


LETTRE DIX-SEPTIÈME.


Superstition politique.—Conséquence du pouvoir absolu.—Responsabilité de l'Empereur.—Nombre des naufragés de Péterhoff.—Mort de deux Anglais.—Leur mère.—Citation d'une lettre.—Récit de cet accident par un peintre.—Extrait du Journal des Débats du mois d'octobre 1842.—Ménagements funestes.—Scène de désordre sur le bateau à vapeur.—Le bâtiment sauvé par un Anglais.—Ce que c'est que le tact en Russie.—Ce qui manque à la Russie.—Conséquence de ce régime: ce que l'Empereur en doit souffrir.—Esprit de la police russe.—Disparition d'une femme de chambre.—Silence sur des faits semblables.—Politesse des gens du peuple.—Ce qu'elle signifie.—Les deux cochers.—Cruauté d'un feldjæger.—A quoi sert le christianisme dans un tel pays.—Calme trompeur.—Querelle de portefaix sur un bateau de bois.—Le sang coule.—Comment procèdent les agents de police.—Cruauté révoltante.—Traitement avilissant pour tous.—Manière de voir des Russes.—Mot de l'archevêque de Tarente.—De la religion en Russie.—Deux espèces de civilisation.—Vanité publique.—L'Empereur Nicolas élève la colonne d'Alexandre.—Réforme du langage.—Comment les femmes de la cour éludent les ordres de l'Empereur.—L'église de Saint-Isaac.—Son immensité.—Esprit de la religion grecque.—Différence qu'il y a entre l'Église catholique et les églises schismatiques.—Asservissement de l'Église grecque par l'empiétement de Pierre Ier.—Conversation avec un Français.—Voiture cellulaire.—Rapport qu'il y a entre la politique et la théologie.—Émeute causée par un mot de l'Empereur.—Scènes sanglantes sur les bords du Volga.—Hypocrisie du gouvernement russe.—Histoire du poëte Pouskine.—Sa position particulière comme poëte.—Sa jalousie.—Duel contre son beau-frère.—Pouskine est tué.—Effet de cette mort.—Part que prend l'Empereur à la douleur publique.—Jeune enthousiaste.—Ode à l'Empereur.—Comment elle est récompensée.—Le Caucase.—Caractère du talent de Pouskine.—Langue des gens du grand monde en Russie.—Abus des langues étrangères.—Conséquences de la manie des gouvernantes anglaises en France.—Supériorité des Chinois.—La confusion des langues.—Rousseau.—Révolution à prévoir dans le goût français.


Pétersbourg, ce 20 juillet 1839.


D'après les derniers renseignements que j'ai pu me procurer ce matin sur les désastres de la fête de Péterhoff, ils ont outre-passé mes suppositions. Au surplus, jamais nous ne saurons exactement les circonstances de cet événement. Tout accident est ici traité d'affaire d'État; c'est le bon Dieu qui oublie ce qu'il doit à l'Empereur.


La superstition politique, qui est l'âme de cette société, en expose le chef à tous les griefs de la faiblesse contre la force, à toutes les plaintes de la terre contre le ciel; quand mon chien est blessé, c'est à moi qu'il vient demander sa guérison; quand Dieu frappe les Russes, ceux-ci en appellent au Czar. Ce prince, qui n'est responsable de rien politiquement, répond de tout providentiellement, conséquence naturelle de l'usurpation de l'homme sur les droits de Dieu. Un Roi qui consent à être reconnu pour plus qu'un mortel, prend sur lui tout le mal que le ciel peut envoyer à la terre pendant son règne; il résulte de cette espèce de fanatisme politique des susceptibilités, des délicatesses ombrageuses dont on n'a nulle idée dans aucun autre pays. Au surplus, le secret que la police croit devoir garder touchant les malheurs les plus indépendants de la volonté humaine, manque le but, en ce qu'il laisse le champ libre à l'imagination; chaque homme raconte les mêmes faits différemment, selon son intérêt, ses craintes, son ambition ou son humeur, selon l'opinion que lui impose sa charge à la cour, et sa position dans le monde; il arrive de là que la vérité est à Pétersbourg un être de raison tout comme elle l'est devenue en France par des causes contraires: une censure arbitraire et une liberté illimitée peuvent amener des résultats semblables, et rendre impossible la vérification du fait le plus simple.


Ainsi les uns disent qu'il n'a péri, avant-hier, que treize personnes, tandis que les autres parlent de douze cents, de deux mille, et d'autres encore de cent cinquante: jugez de nos incertitudes sur toutes choses, puisque les circonstances d'un événement arrivé pour ainsi dire sous nos yeux resteront toujours douteuses, même pour nous.


Je ne cesse de m'émerveiller en voyant qu'il existe un peuple insouciant au point de vivre et de mourir tranquille dans le demi-jour que lui accorde la police de ses maîtres. Jusqu'ici je croyais que l'homme ne pouvait pas plus se passer de vérité pour l'esprit, que d'air et de soleil pour le corps; mon voyage en Russie me détrompe. La vérité n'est un besoin que pour les âmes d'élite ou pour les nations les plus avancées; le vulgaire s'accommode des mensonges favorables à ses passions et à ses habitudes: ici mentir c'est protéger la société, dire la vérité c'est bouleverser l'État[26].


Voici deux épisodes dont je vous garantis l'authenticité:


Neuf personnes de la même famille et de la même maison, arrivées depuis peu de la province à Pétersbourg, maîtres, femmes, enfants, valets, s'étaient embarqués imprudemment sur un bateau sans pont et trop frêle pour résister à la mer; le grain est venu: pas un n'a reparu; depuis trois jours qu'on fait des perquisitions sur les côtes on n'avait encore ce matin découvert nulle trace de ces malheureux, réclamés seulement par les voisins, car ils n'ont pas de parents à Pétersbourg. À la fin l'esquif qui les portait a été retrouvé; il était retourné et échoué sur un banc de sable près de la grève à trois lieues de Péterhoff et à six de Pétersbourg; des personnes: nulle trace; pas plus des matelots que des passagers. Voilà donc neuf morts, bien constatées, non compris les marins: et le nombre des petits bâtiments submergés comme le fut celui-ci est considérable. On est venu ce matin apposer les scellés sur la porte de la maison vide. Elle est voisine de la mienne, circonstance sans laquelle je ne vous aurais pas raconté ce fait, car je l'ignorerais, comme j'en ignore bien d'autres. Le crépuscule de la politique est moins transparent que celui du ciel polaire. Pourtant tout bien pesé, la franchise serait un meilleur calcul, car lorsqu'on me cache un peu je suppose beaucoup.


Voici l'autre épisode de la catastrophe de Péterhoff:


Trois jeunes Anglais, dont je connais l'aîné, étaient depuis quelques jours à Pétersbourg; leur père est en Angleterre, et leur mère les attend à Carlsbad. Le jour de la fête de Péterhoff, les deux plus jeunes s'embarquent sans leur frère qui se refuse à leurs instances en répondant toujours qu'il n'est pas curieux;… donc s'obstinant à rester, il voit partir en petite barque ses deux frères qui lui crient: à demain!… Trois heures après, tous deux avaient péri avec plusieurs femmes, quelques enfants et deux ou trois hommes qui se trouvaient sur le même bateau; un matelot de l'équipage, bon nageur, s'est sauvé seul. Le malheureux frère qui survit, presque honteux d'exister, est dans un désespoir difficile à peindre; il s'apprête à partir pour aller annoncer cette nouvelle à sa mère; elle leur avait écrit de ne pas renoncer à la fête de Péterhoff, accordant toute latitude à leur curiosité s'ils désiraient prolonger leur voyage et leur répétant qu'elle les attendrait patiemment à Carlsbad. Avec plus d'exigence elle leur eût peut-être sauvé la vie.


Vous figurez-vous les mille récits, les discussions, les propos de tous genres, les conjectures, les cris auxquels de pareils événements donneraient lieu dans tout autre pays que celui-ci, et surtout dans le nôtre? Que de journaux diraient, et que de voix répéteraient que la police ne fait jamais son devoir, que les bateaux sont mauvais, les bateliers avides, et que l'autorité, loin de remédier au danger, l'aggrave, soit par son insouciance, soit par sa corruption; on ajouterait que le mariage de la grande-duchesse a été célébré sous de tristes auspices, comme bien d'autres mariages de princes; et alors les dates, les allusions, les citations abonderaient!… Ici rien!!! Un silence plus effrayant que le malheur lui-même!… Deux lignes dans la gazette sans détails; et à la cour, à la ville, dans les salons du grand monde, pas une parole: si l'on ne parle pas là on ne parle guère ailleurs: il n'y a pas de cafés à Pétersbourg pour y commenter des journaux qui n'existent pas; les petits employés sont plus timorés que les grands seigneurs, et ce que l'on n'ose dire chez les chefs se dit encore moins chez les subordonnés: restent les négociants et les boutiquiers: ceux-ci sont cauteleux comme tout ce qui veut vivre et prospérer dans ce pays. S'ils parlent sur des sujets graves et dès lors périlleux, ce n'est qu'à l'oreille et en tête-à-tête[27].


La Russie s'est donné le mot pour ne rien dire qui puisse rendre l'Impératrice nerveuse, et voilà comme on la laisse vivre et mourir en dansant! «Elle serait affligée, taisez-vous!» Là-dessus, enfants, amis, parents, tout ce qu'on aime se noie et l'on n'ose pleurer. On est trop malheureux pour se plaindre.


Les Russes sont toujours courtisans: soldats de caserne ou d'église, espions, geôliers, bourreaux en ce pays, tous font plus que leur devoir: ils font leur métier en courtisans. Qui me dira où peut aller une société qui n'a pas pour base la dignité humaine?


Je vous le répète souvent, il faudrait tout défaire ici pour y faire un peuple.


Cette fois le silence de la police n'est pas pure flatterie, il est aussi l'effet de la peur. L'esclave craint la mauvaise humeur du maître, et s'applique de toutes ses forces à le maintenir dans une gaieté tutélaire. Les fers, le cachot, le knout, la Sibérie sont bien près d'un Czar irrité, ou tout au moins le Caucase, cette Sibérie mitigée à l'usage d'un despotisme qui s'adoucit tous les jours selon les progrès du siècle.


On ne peut nier que dans cette circonstance la première cause du mal ne tienne à l'insouciance de l'administration; si l'on eût empêché les bateliers de Saint-Pétersbourg de surcharger leurs barques ou de se hasarder dans le golfe avec des bâtiments trop faibles pour résister à la vague, personne n'eût péri… encore qui sait? Les Russes sont généralement mauvais marins, avec eux le danger est partout. Prenez des Asiatiques à longues robes, à longues barbes pour en faire des matelots, et puis étonnez-vous des naufrages.


Le jour de la fête, un des bateaux à vapeur qui font ordinairement le service entre Pétersbourg et Kronstadt, était parti pour Péterhoff. Il a pensé chavirer comme les moindres esquifs; pourtant il est d'une dimension et d'une solidité rassurantes; il allait sombrer sans un étranger qui se trouvait du voyage. Cet homme (c'était un Anglais) voyant à peu de distance périr plusieurs barques, sentant tout le danger qu'il courait lui et l'équipage avec lui, reconnaissant d'ailleurs que la manœuvre se faisait mal faute de commandement, eut l'heureuse idée de couper avec son propre couteau toutes les cordes de la tente dressée sur le tillac pour l'agrément et la commodité des passagers. La première chose qu'on doit faire à la moindre menace de mauvais temps, c'est d'enlever cette tente: les Russes n'avaient pas songé à une précaution si simple, et sans le trait de présence d'esprit de l'étranger, le bâtiment chavirait immanquablement. Il fut sauvé, mais avarié, forcé de renoncer à continuer sa route, et trop heureux de rentrer au plus vite à Pétersbourg. Si l'Anglais qui l'a préservé du naufrage n'était de la connaissance d'un autre Anglais de mes amis, j'aurais ignoré que ce bâtiment avait couru des risques. J'en ai dit un mot à quelques personnes bien instruites; elles m'ont confirmé le fait, mais avec prière de le tenir secret!…


Il serait inconvenant de parler du déluge si cette catastrophe était arrivée sous le règne d'un Empereur de Russie.


De toutes les facultés de l'intelligence la seule qu'on estime ici c'est le tact. Figurez-vous une nation entière ployée sous le joug de cette vertu de salon. Représentez-vous tout un peuple devenu prudent comme un diplomate qui a sa fortune à faire; et vous aurez l'idée de ce que devient l'agrément de la conversation en Russie. Si l'air de la cour nous pèse même à la cour, combien ne doit-il pas nous paraître contraire à la vie quand il nous poursuit jusque dans notre intérieur le plus secret.


La Russie est une nation de muets; quelque magicien a changé soixante millions d'hommes en automates qui attendent la baguette d'un autre enchanteur pour renaître et pour vivre. Ce pays me fait l'effet du palais de la Belle au bois dormant: c'est brillant, doré, magnifique; il n'y manque rien… que la vie, c'est-à-dire la liberté.


L'Empereur doit souffrir d'un tel état de choses. Quiconque est né pour commander aime l'obéissance sans doute; mais l'obéissance d'un homme vaut mieux que celle d'une machine: le mensonge est si près de la servilité, qu'un prince entouré de complaisants ignorera toujours tout ce qu'on espérera lui pouvoir cacher; il est donc condamné à douter de chaque parole, à se défier de chaque homme. Tel est le lot d'un maître absolu; il aurait beau se montrer bon et vouloir vivre en homme, la force des choses le ferait insensible malgré lui; il occupe la place d'un despote, force lui est d'en subir la destinée, d'en adopter les sentiments ou du moins d'en jouer le rôle.


Le mal de la dissimulation s'étend ici plus loin qu'on ne pense: la police russe si alerte pour tourmenter les gens, est lente à les éclairer quand ils s'adressent à elle afin de s'éclaircir d'un fait douteux.


Voici un exemple de cette inertie calculée: au dernier carnaval, une femme de ma connaissance avait permis à sa femme de chambre de sortir le dimanche gras; la nuit venue, cette fille ne rentre pas. Le lendemain matin, la dame très-inquiète envoie prendre des renseignements à la police[28].


On répond qu'aucun accident n'étant arrivé à Pétersbourg la nuit précédente, il est impossible que la femme de chambre égarée ne se retrouve pas bientôt saine et sauve.


Le jour se passe dans cette sécurité trompeuse, point de nouvelles; enfin, le surlendemain, un parent de la fille, jeune homme assez au fait des secrètes menées de la police du pays, a l'idée de s'en aller à l'amphithéâtre de chirurgie où l'un de ses amis le fait entrer. À peine introduit il reconnaît le cadavre de sa cousine prêt à être disséqué par les élèves.


En bon Russe, il conserve assez d'empire sur lui-même pour dissimuler son émotion. «Quel est ce corps?


—On ne sait, c'est celui d'une fille qui a été trouvée morte la nuit d'avant-hier dans telle rue; on croit qu'elle a été étranglée en voulant se défendre contre des hommes qui essayaient de lui faire violence.


—Quels sont ces hommes?


—Nous l'ignorons; on ne peut former sur cet événement que des conjectures; les preuves manquent.


—Comment vous êtes-vous procuré ce corps?


—La police nous l'a vendu secrètement, ainsi ne parlez pas de cela,» refrain obligé et qui devient comme une phrase parasite, après chaque phrase articulée par un Russe ou par un étranger acclimaté.


J'avoue que ce trait n'est pas aussi révoltant que le crime de Burk en Angleterre, mais ce qui caractérise la Russie c'est le silence protecteur qu'on y garde religieusement sur de semblables forfaits.


Le cousin s'est tu, la maîtresse de la victime n'a pas osé se plaindre; et aujourd'hui, après six mois, je suis peut-être la seule personne à laquelle elle ait raconté la mort de sa femme de chambre, parce que je suis étranger… et que je n'écris pas, à ce que je lui ai dit.


Vous voyez comment les agents subalternes de la police russe font leur devoir. Ces employés infidèles ont trouvé un double avantage à trafiquer du corps de la femme assassinée: ils en tiraient d'abord quelques roubles, ensuite ils cachaient le meurtre qui leur eût attiré une sévère semonce si le bruit de cet événement se fût répandu.


Les réprimandes adressées aux hommes de cette classe sont, je crois, accompagnées de démonstrations un peu rudes et destinées à graver ineffaçablement les paroles dans la mémoire du malheureux qui les écoute.


Un Russe de la basse classe est autant battu que salué en sa vie. Les coups de verges (en Russie la verge est un grand roseau fendu) et les coups de chapeau distribués à doses égales s'emploient efficacement dans l'éducation sociale de ce peuple étiqueté plutôt que policé; on ne peut être battu en Russie que dans telle classe et par un homme de telle autre classe. Ici les mauvais traitements sont réglés comme un tarif de douane; ceci rappelle le code d'Ivan. La dignité de la caste est admise, mais, jusqu'à présent, nul n'a songé à faire passer dans les lois ni même dans les usages la dignité de l'homme. Rappelez-vous ce que je vous ai dit de la politesse des Russes de toutes les classes. Je vous laisse à penser ce que vaut cette urbanité, et je me borne à vous raconter quelques-unes des scènes qui se passent journellement sous mes yeux.


J'ai vu dans une même rue deux cochers de drowska (fiacre russe) ôter cérémonieusement leur chapeau en se rencontrant; c'est un usage reçu; s'ils sont liés un peu intimement, ils appuient d'un air amical, en passant l'un devant l'autre, la main sur leur bouche et la baisent en se faisant un petit signe des yeux fort spirituel et fort expressif: voilà pour la politesse. Plus loin j'ai vu un courrier à cheval, un feldjæger ou quelqu'autre employé infime du gouvernement, descendre de sa voiture, courir à l'un de ces deux cochers bien élevés et le frapper brutalement à coups de fouet, de bâton ou de poing, qu'il lui assène sans pitié dans la poitrine, dans la figure et sur la tête; cependant le malheureux qui ne se sera pas rangé assez vite, se laisse assommer sans la moindre réclamation ni résistance par respect pour l'uniforme et pour la caste de son bourreau; mais la colère de celui-ci n'est pas toujours désarmée par la prompte soumission du délinquant.


N'ai-je pas vu un de ces porteurs de dépêches, courrier de quelque ministre ou valet de chambre galonné de quelque aide-de-camp de l'Empereur, arracher de dessus son siège un jeune cocher qu'il n'a cessé de battre que lorsqu'il lui eut mis le visage en sang? La victime subissait cette exécution en véritable agneau sans la moindre résistance et comme on obéit à un arrêt souverain, comme on cède à quelque commotion de la nature; cependant, les passants n'étaient nullement émus de tant de cruauté, même un des camarades du patient qui faisait boire ses chevaux à quelques pas plus loin, obéissant à un signe du feldjæger irrité, était accouru pour tenir en bride la monture de ce personnage public, pendant tout le temps qu'il lui plairait de prolonger l'exécution. Allez dans tout autre pays demander à un homme du peuple son assistance pour une exécution contre un camarade arbitrairement puni!… Mais l'emploi et l'habit de l'homme qui donnait les coups lui assuraient le droit de battre à outrance le cocher de fiacre qui les recevait; la punition était donc légitime; moi je dis: tant pis pour le pays où de pareils actes sont légaux.


La scène que je vous raconte se passait dans le plus beau quartier de la ville à l'heure de la promenade. Quand le malheureux battu fut relâché, il essuya le sang qui ruisselait le long de ses joues, et remonta tranquillement sur son siège en recommençant le cours de ses révérences à chaque rencontre nouvelle.


Le délit, quel qu'il fût, n'avait cependant causé aucun accident grave. Notez que cette abomination s'exécutait avec un ordre parfait en présence d'une foule silencieuse, et qui loin de songer à défendre ou à excuser le coupable, n'osait même pas s'arrêter longtemps pour assister au châtiment. Une nation gouvernée chrétiennement protesterait contre cette discipline sociale qui détruit toute liberté individuelle. Mais ici l'influence du prêtre se borne à obtenir du peuple et des grands des signes de croix et des génuflexions.


Malgré le culte du Saint-Esprit, cette nation a toujours son Dieu sur la terre. Comme Bati, comme Tamerlan, l'Empereur de Russie est idolâtré de ses sujets; la loi russe n'est point baptisée.


J'entends tous les jours vanter les allures douces, l'humeur pacifique, la politesse du peuple de Saint-Pétersbourg. Ailleurs, j'admirerais ce calme; ici je le regarde comme le symptôme le plus effrayant du mal dont je me plains. On tremble au point de dissimuler sa crainte sous une tranquillité satisfaisante pour l'oppresseur, et rassurante pour l'opprimé. Les vrais tyrans veulent qu'on sourie. Grâce à la terreur qui plane sur toutes les têtes, la soumission sert à tout le monde: victimes et bourreaux, tous ont besoin de l'obéissance qui perpétue le mal qu'ils infligent et le mal qu'ils subissent.


On sait que l'intervention de la police entre gens qui se querellent, exposerait les combattants à des punitions bien plus redoutables que les coups qu'ils se portent en silence: et l'on évite le bruit parce que la colère qui éclate appellerait le bourreau qui punit.


Voici pourtant une scène tumultueuse de laquelle le hasard m'a rendu témoin ce matin:


Je passais le long d'un canal couvert de bateaux chargés de bois. Des hommes transportaient ce bois à terre pour l'élever en forme de murailles sur leurs charrettes; je vous ai décrit ailleurs cette espèce de rempart mouvant, qui traverse les rues au pas des chevaux. Un des portefaix occupé à tirer le bois de la barque pour le brouetter jusqu'à la charrette, se prend de querelle avec ses camarades; et tous se mettent à se battre franchement comme des crocheteurs de chez nous. L'agresseur se sentant le plus faible a recours à la fuite: il grimpe avec la souplesse d'un écureuil au grand mât du bateau; jusque-là je trouvais la scène amusante: perché sur une vergue, le fuyard défie ses adversaires moins lestes que lui. Ces hommes se voyant trompés dans leur espoir de vengeance, oubliant qu'ils sont en Russie, manifestent leur fureur par des redoublements de cris et des menaces sauvages.


Il y a de distance en distance dans toutes les rues de la ville des agents de police en uniforme; deux de ces espèces de sergents de ville, attirés par les vociférations des combattants, arrivent sur le théâtre de la querelle et somment le principal coupable de descendre de dessus sa perche. Celui-ci n'obéit pas, le sergent saute à bord, le rebelle se cramponne au mât: l'homme du pouvoir réitère ses sommations, le révolté persiste dans sa résistance. L'agent furieux essaie de grimper lui-même au mât et réussit à saisir un des pieds du réfractaire. Que croyez-vous qu'il fasse alors? il tire de toutes ses forces son adversaire, sans précaution, sans s'embarrasser de la manière dont il va faire descendre ce malheureux; celui-ci désespérant d'échapper à la punition qui l'attend, s'abandonne enfin à son sort: il se renverse et tombe en arrière la tête la première de deux fois la hauteur d'un homme sur une pile de bois, où son corps reste immobile comme un sac.


Je vous laisse à penser si la chute fut rude! La tête rebondit sur les bûches et le retentissement du coup arriva jusqu'à mon oreille, bien que je me fusse arrêté à une cinquantaine de pas. Je crus l'homme tué, le sang lui couvrait la figure; cependant revenu du premier étourdissement, ce pauvre sauvage pris au piège, se relève; ce qu'on aperçoit de son visage sous les taches de sang est d'une pâleur effrayante; il se met à beugler comme un bœuf; ses horribles cris diminuaient ma compassion, il me semblait que ce n'était plus qu'une brute et que j'avais tort de m'attendrir sur lui comme sur un de mes semblables. Plus l'homme hurlait plus mon cœur s'endurcissait: tant il est vrai que nous avons besoin que les objets de notre compassion conservent quelque sentiment de leur propre dignité pour que nous puissions prendre sérieusement part à leur peine!!.. la pitié est une association; et quel est l'homme qui voudrait s'associer à ce qu'il méprise?

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