Ce soir c'était une revue du monde élégant que j'étais allé faire aux îles: le monde élégant est, dit-on, le même partout; néanmoins je n'ai senti et pensé que des choses particulières: c'est que chaque société a une âme et que cette âme a beau se laisser endoctriner comme une autre par la fée qu'on appelle civilisation, et qui n'est que la mode de chaque siècle, elle conserve son caractère original.
Ce soir toute la ville de Pétersbourg, c'est-à-dire la cour, y compris sa suite, la domesticité, s'était réunie aux îles, non pour le plaisir désintéressé de la promenade par un beau jour, ce plaisir paraîtrait fade aux courtisans qui font la foule en ce pays; mais pour y voir passer le paquebot de l'Impératrice, spectacle sur lequel on ne se blase jamais. Ici tout souverain est un dieu; toute princesse est une Armide, une Cléopâtre. Le cortége de ces divinités changeantes est immuable; il se grossit d'un peuple toujours également fidèle, accouru sur leurs pas; à cheval, à pied, en voiture, le prince régnant est toujours à la mode et tout-puissant chez ce peuple.
Cependant ces hommes si soumis ont beau faire et beau dire, leur enthousiasme est contraint: c'est l'amour du troupeau pour le berger qui le nourrit pour le tuer. Un peuple sans liberté a des instincts, il n'a pas de sentiments; ces instincts se manifestent souvent d'une manière importune et peu délicate: les Empereurs de Russie doivent être excédés de soumission; parfois l'encens fatigue l'idole. À la vérité ce culte admet des entr'actes terribles. Le gouvernement russe est une monarchie absolue, tempérée par l'assassinat; et quand le prince tremble, il ne s'ennuie plus; il vit donc entre la terreur et le dégoût. Si l'orgueil du despote veut des esclaves, l'homme cherche des semblables: or, un Czar n'a point de semblables; l'étiquette et la jalousie font à l'envi la garde autour de son cœur solitaire. Il est à plaindre plus encore que ne l'est son peuple, surtout s'il vaut quelque chose.
J'entends vanter les joies domestiques que goûte l'Empereur Nicolas, mais j'y vois la consolation d'une belle âme plus que la preuve d'un bonheur complet. Le dédommagement n'est pas la félicité, au contraire, le remède constate le mal; un Empereur de Russie a toujours du cœur de reste, quand il en a; de là les vertus privées trop admirées chez l'Empereur Nicolas.
Ce soir l'Impératrice ayant quitté Péterhoff par mer, a débarqué à son pavillon des îles; c'est là qu'elle vient attendre le moment du mariage de sa fille qui doit se célébrer demain au nouveau palais d'hiver. Lorsqu'elle loge aux îles, les ombrages qui environnent son pavillon servent d'abri pendant le jour à son régiment des chevaliers-gardes, l'un des plus beaux de l'armée.
Nous sommes arrivés trop tard pour la voir sortir de son bateau sacré; mais nous avons trouvé la foule encore émue du passage rapide de l'astre impérial. Les seuls tumultes possibles en Russie ce sont des joutes de flatteurs. Le sillage est sensible dans une foule de courtisans comme il l'est sur la mer où les plus gros vaisseaux laissent les plus longues traces. Ce soir le bouillonnement humain ressemblait tout à fait à l'agitation des vagues après le passage d'un puissant bâtiment de guerre. L'altier navire fend les flots à toutes voiles et l'onde écume longtemps encore après que la nef qui vient de la sillonner est entrée dans le port.
J'ai donc enfin respiré l'air de la cour! Mais jusqu'ici je n'ai pu apercevoir aucune des divinités qui le font souffler sur les mortels.
Les maisons de plaisance les plus remarquables sont bâties autour, ou du moins dans le voisinage de ce pied-à-terre impérial. Ici l'homme vit des regards du maître comme la plante des rayons du soleil; l'air appartient à l'Empereur; on n'en respire que ce qu'il en départ inégalement à chacun: chez le vrai courtisan le poumon obéit comme les épaules.
Il y a du calcul partout où il y a une cour, et une société; mais nulle part il n'est à découvert comme ici. Cet Empire est une grande salle de comédie où de toutes les loges on voit dans les coulisses.
Il est une heure du matin; le soleil va se lever; je ne puis dormir encore; je finirai donc ma nuit comme je l'ai commencée, en vous écrivant sans lumière.
Malgré les prétentions des Russes à l'élégance, les étrangers ne peuvent trouver dans tout Pétersbourg une auberge supportable. Les grands seigneurs amènent ici de l'intérieur de l'Empire une suite toujours nombreuse: comme il est leur propriété, l'homme est leur luxe. Sitôt que les valets sont laissés seuls dans l'appartement du maître, ils se vautrent à l'orientale sur tous les meubles qu'ils remplissent de vermine; ces bêtes passent du crin dans le bois, du bois dans le plâtre, dans les plafonds, dans les murs, dans les planchers; en peu de jours l'habitation est infectée sans ressources, et l'impossibilité de donner de l'air aux maisons pendant l'hiver éternise le mal.
Le nouveau palais impérial rebâti à tant de frais d'hommes et d'argent, est déjà rempli de ces bêtes; on dirait que les malheureux ouvriers qui se tuèrent à orner plus vite l'habitation du maître, ont d'avance vengé leur mort en inoculant leur vermine à ces murs homicides; déjà plusieurs chambres du palais impérial sont closes et cernées avant d'avoir été occupées. Si le château est infecté de cette troupe d'ennemis nocturnes, comment dormirais-je chez Coulon? J'y renonce, mais la clarté des nuits me console de tout.
Tout à l'heure, à peine revenu des îles, à minuit, je suis encore ressorti à pied pour recueillir mes souvenirs et repasser dans ma mémoire les conversations qui m'avaient le plus intéressé pendant cette journée. Je vous en donnerai le résumé dans un instant.
Cette promenade solitaire m'a conduit à la belle rue appelée la Perspective Newski. Je voyais briller de loin, à la lueur du crépuscule, les petites colonnes de la tour de l'Amirauté, surmontée de sa haute aiguille métallique. La flèche de ce minaret chrétien est plus aiguë qu'aucun clocher gothique; elle est dorée tout entière avec l'or des ducats qui furent envoyés en présent à l'Empereur Pierre Ier par les États-unis de Hollande.
Cette chambre d'auberge, d'une malpropreté révoltante, et ce monument d'une magnificence fabuleuse, voilà Pétersbourg.
Comme vous le voyez, les contrastes ne manquent pas dans cette ville où l'Europe se donne en spectacle à l'Asie et l'Asie à l'Europe.
Le peuple est beau; les hommes de pure race slave, amenés de l'intérieur par les riches seigneurs qui les emploient à leur service, ou qui leur permettent d'exercer divers métiers dans Pétersbourg pendant un certain laps de temps, sont remarquables par leurs cheveux blonds et leur teint rosé, mais surtout par la perfection de leur profil qui rappelle les statues grecques; leurs yeux taillés en amande ont la coupe asiatique avec la couleur du Nord; ils sont ordinairement bleus de faïence, et ils ont une expression de douceur, de grâce et de fourberie particulière. Ce regard, toujours mobile, donne à l'iris des teintes chatoyantes et qui varient depuis le vert du serpent, le gris du chat jusqu'au noir de la gazelle, quoique le fond reste bleu; la bouche, ornée d'une moustache dorée et soyeuse, est d'une coupe parfaitement pure, et les dents, éclatantes de blancheur, éclairent le visage; leur forme quelquefois aiguë les rend alors semblables aux dents du tigre ou à une scie; le plus souvent cependant elles sont d'une régularité parfaite. Le costume de ces hommes est toujours original; c'est tantôt la tunique grecque avec une ceinture de couleur tranchante, tantôt la robe persane, tantôt la redingote russe courte, fourrée en peau de mouton tournée vers le dehors ou vers le dedans, selon la température.
Les femmes du peuple sont moins belles; on en rencontre peu dans les rues et celles qu'on y voit n'ont rien d'attrayant; elles paraissent abruties. Chose singulière! les hommes ont de la recherche et les femmes de la négligence dans leur parure. Cela tient peut-être à ce que les hommes sont attachés à la maison des grands seigneurs par leur service. Les femmes du peuple ont la démarche pesante; elles portent pour chaussure de grosses bottes de cuir gras qui leur déforment le pied; leur personne, leur taille, tout en elles est sans élégance; leur teint terreux, même lorsqu'elles sont jeunes, n'a pas l'éclat de celui des hommes. Leur petite redingote à la russe, courte, ouverte par devant, est garnie de fourrures presque toujours déchirées et qui tombent en lambeaux. Ce costume serait joli, s'il était mieux porté, comme disent nos marchands, et si l'effet n'en était gâté le plus souvent par une taille déformée et par une malpropreté repoussante; la coiffure nationale des femmes russes est belle, mais elle devient rare; on ne la voit plus, m'a-t-on dit, que sur la tête des nourrices et sur celle des femmes de la cour aux jours de cérémonie; c'est une espèce de tour de carton, dorée, brodée et très-évasée du haut.
Les attelages sont pittoresques; les chevaux ont de la vitesse, du nerf et du sang, mais les équipages que j'ai vus réunis ce soir aux îles, sans en excepter les voitures des plus grands seigneurs, sont dépourvus d'élégance, ils manquent même de propreté. Ceci m'explique le désordre, la négligence des domestiques du grand-duc héritier, la pesanteur, le vilain vernis de ses carrosses que j'ai vus lors du passage de ce prince à Ems. La magnificence en gros, le luxe voyant, la dorure, l'air de grandeur, sont naturels aux seigneurs russes: l'élégance, le soin, la propreté ne le sont pas. Autre chose est d'aimer à étonner les passants par l'opulence, autre chose de jouir de la richesse, même en secret, comme d'un moyen de se cacher à soi-même le plus qu'on peut les tristes conditions de l'existence humaine.
On m'a conté ce soir plusieurs traits curieux relatifs à ce que nous appelons l'esclavage des paysans russes.
Il est difficile de nous faire une juste idée de la vraie position de cette classe d'hommes qui n'ont aucun droit reconnu, et qui cependant sont la nation même. Privés de tout par les lois, ils ne sont pas aussi dégradés au moral qu'ils sont socialement avilis; ils ont de l'esprit, quelquefois de la fierté; mais ce qui domine dans leur caractère et dans la conduite de leur vie entière, c'est la ruse. Personne n'a le droit de leur reprocher cette conséquence trop naturelle de leur situation. Ce peuple toujours en garde contre des maîtres dont il éprouve à chaque instant la mauvaise foi effrontée, compense à force de finesse le manque de probité des seigneurs envers leurs serfs.
Les rapports du paysan avec le possesseur de la terre ainsi qu'avec la patrie, c'est-à-dire l'Empereur qui représente l'État, seraient un objet d'étude digne à lui seul d'un long séjour dans l'intérieur de la Russie.
Dans beaucoup de parties de l'Empire les paysans croient qu'ils appartiennent à la terre, condition d'existence qui leur paraît naturelle, tandis qu'ils ont peine à comprendre comment des hommes sont la propriété d'un homme. Dans beaucoup d'autres contrées les paysans pensent que la terre leur appartient. Ceux-ci sont les plus heureux, s'ils ne sont les plus soumis des esclaves.
Il y en a qui, lorsqu'on les met en vente, envoient au loin prier un maître dont la réputation de bonté est venue jusqu'à eux, de les acheter, eux, leurs terres, leurs enfants et leurs bêtes, et si ce seigneur, célèbre parmi eux pour sa douceur (je ne dis pas pour sa justice, le sentiment de la justice est inconnu en Russie, même parmi les hommes dénués de tout pouvoir), si ce seigneur désirable n'a pas d'argent, ils lui en donnent afin d'être sûrs qu'ils n'appartiendront qu'à lui. Alors le bon seigneur, pour contenter ses nouveaux paysans, les achète de leurs propres deniers et les accepte comme serfs; puis il les exempte d'impôts pendant un certain nombre d'années, les dédommageant ainsi du prix de leurs personnes qu'ils lui ont payé d'avance, en acquittant pour lui la somme qui représente la valeur du domaine dont ils dépendent, et dont ils l'ont, pour ainsi dire, forcé de devenir propriétaire. Voilà comment le serf opulent met le seigneur pauvre en état de le posséder à perpétuité, lui et ses descendants. Heureux de lui appartenir et à sa postérité, pour échapper par là au joug d'un maître inconnu, ou d'un seigneur réputé méchant. Vous voyez que la sphère de leur ambition n'est pas encore bien étendue.
Le plus grand malheur qui puisse arriver à ces hommes plantes, c'est de voir leur sol natal vendu: on les vend toujours avec la glèbe à laquelle ils sont toujours attachés; le seul avantage réel qu'ils aient retiré jusqu'ici de l'adoucissement des lois modernes, c'est qu'on ne peut plus vendre l'homme sans la terre. Encore cette défense est-elle éludée par des moyens connus de tout le monde: ainsi au lieu de vendre une terre entière avec ses paysans, on vend quelques arpents et cent et deux cents hommes par arpent. Si l'autorité apprend cette escobarderie, elle sévit; mais elle a rarement l'occasion d'intervenir, car entre le délit et la justice suprême, c'est-à-dire l'Empereur, il y a tout un monde de gens intéressés à perpétuer et à dissimuler les abus…
Les propriétaires souffrent autant que les serfs de cet état de choses, surtout ceux dont les affaires sont dérangées. La terre est difficile à vendre, si difficile qu'un homme qui a des dettes et qui veut les payer, finit par emprunter à la banque impériale les sommes dont il a besoin, et la banque prend hypothèque sur les biens de l'emprunteur. Il résulte de là que l'Empereur devient le trésorier et le créancier de toute la noblesse russe, et que la noblesse ainsi bridée par le pouvoir suprême est dans l'impossibilité de remplir ses devoirs envers le peuple.
Un jour, un seigneur voulait vendre une terre: la nouvelle de ce projet met le pays en alarme; les paysans du seigneur députent vers lui les anciens du village qui se jettent à ses pieds et lui disent en pleurant qu'ils ne veulent pas être vendus. «Il le faut, répond le seigneur, il n'est pas dans mes principes d'augmenter l'impôt que paient mes paysans; cependant je ne suis pas assez riche pour garder une terre qui ne me rapporte presque rien.—N'est-ce que cela, s'écrient les députés des domaines du seigneur, nous sommes assez riches, nous, pour que vous puissiez nous garder.» Aussitôt, de leur plein gré, ils fixent leurs redevances au double de ce qu'ils payaient depuis un temps immémorial.
D'autres paysans, avec moins de douceur et une finesse plus détournée, se révoltent contre leur maître, uniquement dans l'espoir qu'ils deviendront serfs de la couronne. C'est le but de l'ambition de tous les paysans russes.
Affranchissez brusquement de tels hommes, vous mettez le feu au pays. Du moment où les serfs séparés de la terre verraient qu'on la vend, qu'on la loue, qu'on la cultive sans eux, ils se lèveraient en masse, en criant qu'on les dépouille de leur bien.
Dernièrement dans un village lointain où le feu avait pris, les paysans qui se plaignaient de leur seigneur à cause de sa tyrannie, ont profité du désordre qu'ils avaient peut-être causé eux-mêmes, pour se saisir de leur ennemi, c'est-à-dire de leur maître, pour l'entraîner à l'écart, l'empaler et le faire rôtir au feu même de l'incendie; ils ont cru se justifier suffisamment de ce crime en assurant par serment que cet infortuné avait voulu brûler leurs maisons et qu'ils n'avaient fait que se défendre.
Sur de tels actes l'Empereur ordonne le plus souvent la déportation du village entier en Sibérie; voilà ce qu'on appelle à Pétersbourg: peupler l'Asie.
Quand je pense à ces faits et à une foule d'autres cruautés plus ou moins secrètes qui ont lieu journellement dans le fond de cet immense Empire, où les distances favorisent également la révolte et l'oppression, je prends le pays, le gouvernement et toute la population en haine; un malaise indéfinissable me saisit, je ne songe plus qu'à fuir.
Le luxe de fleurs et de livrées étalé chez les grands m'amusait; il me révolte, et je me reproche comme un crime le plaisir que j'ai pris à le contempler d'abord: la fortune d'un propriétaire se suppute ici en têtes de paysans. L'homme non libre est monnayé, il vaut l'un dans l'autre dix roubles par an à son propriétaire qu'on appelle libre parce qu'il a des serfs. Il y a des contrées où chaque paysan rapporte trois et quatre fois cette somme à son seigneur. En Russie, la monnaie humaine change de valeur comme chez nous la terre, qui double de prix selon les débouchés qu'on trouve à ses produits. Je passe ici mon temps à calculer malgré moi, combien il faut de familles pour payer un chapeau, un châle; si j'entre dans une maison, un rosier, un hortensia, ne sont pas à mes yeux ce qu'ils me paraîtraient ailleurs: tout me semble teint de sang; je ne vois de la médaille que le revers. La somme des âmes condamnées à souffrir jusqu'à la mort pour compléter les aunes d'étoffe employées dans l'ameublement, dans l'ajustement d'une jolie femme de la cour, m'occupe plus que sa parure et sa beauté. Absorbé par le travail de cette triste supputation, je me sens devenir injuste; il est telle personne dont la figure toute charmante me rappelle, en dépit de mes réclamations secrètes, les caricatures contre Bonaparte répandues en 1813 dans la France et dans l'Europe. Quand vous aperceviez d'un peu loin le colosse de l'Empereur, il était ressemblant, mais en regardant de près cette image, vous reconnaissiez que chaque trait du visage était un composé de cadavres mutilés.
Partout le pauvre travaille pour le riche qui le paie; mais ce pauvre dont le temps est rétribué par l'argent d'un autre homme, n'est pas parqué pour sa vie dans un clos comme une pièce de bétail, et bien qu'il soit obligé de vaquer au labeur qui lui fournit chaque jour le pain de ses enfants, il jouit d'une sorte de liberté au moins apparente; or l'apparence, c'est presque tout pour un être à vue bornée et à l'imagination sans borne. Chez nous, le mercenaire a le droit de changer de pratiques, de domicile, même de métier, son travail n'est pas considéré comme la rente du riche qui l'emploie; mais le serf russe est la chose du seigneur: enrôlé depuis sa naissance jusqu'à sa mort au service d'un même maître, sa vie représente à ce propriétaire de son travail une parcelle de la somme nécessaire à des caprices, à des fantaisies annuelles; certes, dans un état constitué de la sorte, le luxe n'est plus innocent, il n'a point d'excuse. Toute société où la classe moyenne n'existe pas, devrait proscrire le luxe comme un scandale, parce que, dans les pays bien organisés, ce sont les profits que cette classe retire de la vanité des classes supérieures qui motivent et excusent l'opulence des riches.
Si, comme on le dit, la Russie devient un pays industriel, les rapports du serf avec le possesseur de la terre ne tarderont pas à se modifier; une population de marchands et d'artisans indépendants s'élèvera entre les nobles et les paysans, mais aujourd'hui elle commence à peine à naître; elle se recrute encore presque uniquement parmi des étrangers. Les fabricants, les commerçants, les marchands sont presque tous des Allemands.
Il n'est que trop facile ici de se laisser prendre aux apparences de la civilisation. Si vous voyez la cour et les gens qui la grossissent, vous vous croyez chez une nation avancée en culture et en économie politique; mais lorsque vous réfléchissez aux rapports qui existent entre les diverses classes de la société, lorsque vous voyez combien ces classes sont encore peu nombreuses, enfin lorsque vous examinez attentivement le fond des mœurs et des choses, vous apercevez une barbarie réelle à peine déguisée sous une magnificence révoltante.
Je ne reproche pas aux Russes d'être ce qu'ils sont; ce que je blâme en eux, c'est la prétention de paraître ce que nous sommes. Ils sont encore incultes; cet état laisse du moins le champ libre à l'espérance, mais je les vois incessamment occupés du désir de singer les autres nations, et ils les singent à la façon des singes, en se moquant de ce qu'ils copient. Alors je me dis: voilà des hommes perdus pour l'état sauvage et manqués pour la civilisation, et le terrible mot de Voltaire ou de Diderot, oublié en France, me revient à l'esprit: «Les Russes sont pourris avant que d'être mûrs.»
À Pétersbourg, tout a l'air opulent, grand, magnifique, mais si vous jugiez de la réalité d'après cette figure des choses, vous vous trouveriez étrangement déçu; d'ordinaire le premier effet de la civilisation, c'est de rendre la vie matérielle facile; ici tout est difficile; une apathie rusée, tel est le secret de la vie du commun des hommes.
Voulez-vous apprendre avec exactitude ce qu'il faut voir dans cette grande ville? si Schnitzler ne vous suffit pas, vous ne trouverez point d'autre guide[17]; nul libraire ne vend un indicateur complet des curiosités de Pétersbourg; or, les hommes instruits que vous questionnez ont un intérêt à ne vous éclairer pas, ou ils ont autre chose à faire qu'à vous répondre; l'Empereur, le lieu qu'il habite, le projet qui l'occupe ostensiblement, voilà le seul sujet digne d'absorber la pensée d'un Russe qui pense. Ce catéchisme de cour suffit à la vie. Tous ont le désir de se rendre agréables au maître en contribuant à cacher quelque coin de la vérité aux voyageurs. Personne ne songe à favoriser les curieux; on aime à les tromper par des documents faux; il faudrait le talent d'un grand critique pour bien voyager en Russie. Sous le despotisme, curiosité est synonyme d'indiscrétion; l'Empire, c'est l'Empereur régnant; s'il se porte bien, vous êtes dispensé de tout autre souci, et votre cœur et votre esprit ont le pain quotidien. Pourvu que vous sachiez où réside et comment vit cette raison de toute pensée, ce moteur de toute volonté, de toute action, vous, étranger ou sujet russe, vous n'avez rien à demander à la Russie, pas même votre chemin, car sur le plan russe de la ville de Pétersbourg, vous ne trouvez indiqué que le nom des principales rues.
Et pourtant cet effrayant degré de puissance n'a pas suffi au Czar Pierre; cet homme ne s'est pas contenté d'être la raison de son peuple, il en a voulu être la conscience; il a osé faire le destin des Russes dans l'éternité, comme il ordonnait de leurs démarches dans ce monde. Ce pouvoir qui suit l'homme au delà du tombeau me paraît monstrueux; le souverain qui n'a pas reculé devant une telle responsabilité, et qui, malgré ses longues hésitations, apparentes ou réelles, a fini par se rendre coupable d'une si exorbitante usurpation, a fait plus de mal au monde par ce seul attentat contre les prérogatives du prêtre et la liberté religieuse de l'homme, que de bien à la Russie par toutes ses qualités guerrières, administratives, et par son génie industrieux. Cet Empereur, type et modèle de l'Empire et des Empereurs actuels, est un singulier composé de grandeur et de minutie. Esprit dominateur comme les plus cruels tyrans de tous les siècles et de tous les pays, ouvrier assez ingénieux pour rivaliser avec les meilleurs mécaniciens de son époque, souverain scrupuleusement terrible; aigle et fourmi, lion et castor, ce maître impitoyable pendant sa vie s'impose encore comme une espèce de saint à la postérité dont il veut tyranniser le jugement après avoir passé sa vie à tyranniser les actes de ses sujets; juger cet homme, le qualifier avec impartialité, c'est aujourd'hui encore un sacrilége qui n'est pas sans danger même pour un étranger obligé de vivre en Russie. Je brave ce péril à chaque instant de la journée, car de tous les jougs le plus insupportable pour moi, c'est celui d'une admiration convenue[18].
En Russie le pouvoir tout illimité qu'il est a une peur extrême du blâme, ou seulement de la franchise. Un oppresseur est de tous les hommes celui qui craint le plus la vérité, il n'échappe au ridicule que par la terreur et le mystère, de là il arrive qu'on ne peut parler des personnes ici, ni de rien; pas plus des maladies dont sont morts les Empereurs Pierre III et Paul Ier que des clandestines amours que quelques malveillants prêtent à l'Empereur régnant. Les distractions de ce prince ne passent… que pour des distractions! Ceci une fois reconnu, quelques conséquences qu'elles aient d'ailleurs pour certaines familles, on doit les ignorer sous peine d'être accusé du plus grand des crimes aux yeux d'un peuple composé d'esclaves et de diplomates: du crime d'indiscrétion.
Je suis impatient de voir l'Impératrice. On la dit charmante; mais elle passe ici pour frivole et pour fière. Il faut tout à la fois de la hauteur de sentiment et de la légèreté d'esprit pour supporter une existence comme celle qu'on lui a faite. Elle ne se mêle d'aucune affaire, ne s'informe d'aucune chose; on sait toujours trop quand on ne peut rien. L'Impératrice fait comme les sujets de l'Empereur: tout ce qui est né russe ou veut vivre en Russie se donne le mot pour se taire indistinctement sur toute chose; rien ne se dit ici et pourtant tout se sait: les conversations secrètes devraient être bien intéressantes; mais qui se les permet? Réfléchir, discerner, c'est se rendre suspect.
M. de Repnin gouvernait l'Empire et l'Empereur: M. de Repnin est disgracié depuis deux ans, et depuis deux ans la Russie n'a pas entendu prononcer ce nom, qui naguère était dans toutes les bouches. Il est tombé en un jour du faîte du pouvoir dans la plus profonde obscurité: personne n'ose se souvenir de lui ni même croire à sa vie, non pas à sa vie présente, mais à sa vie passée. En Russie, le jour de la chute d'un ministre, les amis deviennent sourds et aveugles. Un homme est enterré aussitôt qu'il a l'air disgracié. Je dis l'air parce qu'on ne s'avance jamais jusqu'à dire qu'un homme soit disgracié, quoiqu'il le paraisse quelquefois. Avouer la disgrâce c'est tuer. Voilà pourquoi la Russie ne sait pas aujourd'hui si le ministre qui la gouvernait hier existe. Sous Louis XV l'exil de M. du Choiseul fut un triomphe; en Russie la retraite du M. de Repnin est la mort.
À qui le peuple en appellera-t-il un jour du mutisme des grands? Quelle explosion de vengeance prépare contre l'autocratie l'abdication d'une aussi lâche aristocratie? Que fait la noblesse russe? elle adore l'Empereur, et se rend complice des abus du pouvoir souverain pour continuer elle-même à opprimer le peuple, qu'elle fustigera tant que le dieu qu'elle sert lui laissera le fouet et la main (notez que c'est elle qui a créé ce dieu). Était-ce là le rôle que lui réservait la Providence dans l'économie de ce vaste Empire? Elle en occupe les postes d'honneur? Qu'a-t-elle fait pour les mériter? Le pouvoir exorbitant et toujours croissant du maître est la trop juste punition de la faiblesse des grands. Dans l'histoire de Russie personne, hors l'Empereur, n'a fait son métier; la noblesse, le clergé, toutes les classes de la société se sont manqué à elles-mêmes. Un peuple opprimé a toujours mérité sa peine; la tyrannie est l'œuvre des nations. Ou le monde civilisé passera de nouveau avant cinquante ans sous le joug des barbares, ou la Russie subira une révolution plus terrible que ne le fut la révolution dont l'Occident de l'Europe ressent encore les effets.
Je remarque qu'on me craint ici parce qu'on sait que j'écris avec conviction; nul étranger ne peut mettre le pied dans ce pays sans se sentir aussitôt pesé et jugé. «C'est un homme sincère, pense-t-on, donc il peut être dangereux?» Voyez la différence: sous le gouvernement des avocats, un homme sincère n'est qu'inutile! «La haine du despotisme règne vaguement en France, disent-ils; elle est exagérée, et n'est point éclairée, aussi nous la bravons; mais le jour où un voyageur, croyable parce qu'il croit, dira les abus réels qui ne peuvent manquer de lui sauter aux yeux chez nous, on nous verra tels que nous sommes. Aujourd'hui la France aboie contre nous sans nous connaître; elle nous mordra le jour où elle nous connaîtra.»
Les Russes me font trop d'honneur sans doute par cette inquiétude; mais, malgré la dissimulation de ces cœurs profonds, ils ne peuvent me cacher leur préoccupation à mon égard. Je ne sais si je dirai ce que je pense de leur pays, mais je sais qu'ils se rendent justice à eux-mêmes quand ils redoutent les vérités que je puis dire.
Les Russes ont le nom de tout et ils n'ont la chose de rien; ils ne sont riches qu'en affiches: lisez les étiquettes, ils ont la civilisation, la société, la littérature, le théâtre, les arts, la science, mais ils n'ont pas un médecin; le savoir consciencieux est inconnu dans une société qui vient de naître. Êtes-vous malade, avez-vous la fièvre? traitez-vous vous-même, ou faites appeler un médecin étranger. Si vous demandez à tout hasard le médecin accrédité dans le quartier que vous habitez, vous êtes mort, car la médecine russe est dans l'enfance. Hors le médecin de l'Empereur, qui est Russe et savant, m'a-t-on dit, les seuls docteurs qui ne vous assassinent pas sont pour la plupart des Allemands attachés aux princes: mais les princes vivent dans un mouvement perpétuel; vous ne pouvez savoir positivement où ils sont: vous n'avez donc, à proprement parler, point de médecin. Ceci n'est pas une imagination; c'est le résultat d'un fait que j'ai observé de mes yeux depuis plusieurs jours, et que je me refuse le plaisir de caractériser davantage dans ce récit pour ne compromettre personne. Comment faire courir à 20, 40 ou 60 werstes (deux lieues de France font sept werstes) pour savoir quel mal vous avez? Et si, après avoir envoyé chercher le médecin à la résidence habituelle de son prince, on ne l'y trouve pas, que devient votre espoir? «M. le docteur n'est point ici.» Vous ne pouvez obtenir d'autre réponse; quel parti prendre? vous informer ailleurs? Mais en Russie tout est matière à silence, tout sert à montrer la vertu favorite du pays, la réserve; l'occasion de passer pour discret ne peut manquer à qui sait la saisir, et quel Russe ne voudrait pas se faire valoir à si peu de frais? On doit ignorer les projets et la marche des grands ou des gens attachés à leur personne par un emploi de confiance tel que celui de médecin; tout ce qu'il ne leur plaît pas d'en faire connaître officiellement à des hommes nés courtisans et dont la passion est l'obéissance doit rester secret. Ici le mystère tient lieu de mérite: si vous avez été éconduit par une première réponse évasive, gardez-vous bien de revenir à la charge et de recommencer vos questions. Vous êtes malade? c'est bon: ou vous guérirez tout seul ou vous mourrez; ou vous attendrez le retour de votre médecin.
Au surplus, le plus habile de ces docteurs de princes est encore fort inférieur au dernier de nos médecins d'hôpitaux; les plus savants praticiens ne tardent pas à se rouiller quand ils passent leur vie dans une cour. La cour a beau tenir lieu de tout à Pétersbourg, rien ne remplace pour le praticien l'expérience qu'il acquiert au lit du malade. Je lirais avec un vif intérêt de curiosité les Mémoires secrets et véridiques d'un médecin de cour en Russie, mais je ne suivrai pas ses ordonnances; ces hommes sont placés pour être meilleurs chroniqueurs que docteurs. Donc, en dernière analyse, ce que vous avez de mieux à faire si vous tombez malade chez ce peuple soi-disant civilisé, c'est de vous croire parmi des sauvages et de laisser agir la nature.
En rentrant chez moi ce soir j'y ai trouvé une lettre qui m'a causé la plus agréable surprise. Grâce à la protection de notre ambassadeur je serai admis demain dans la chapelle Impériale et j'y verrai le mariage de la grande-duchesse.
Paraître à la cour avant d'être présenté, c'est contre toutes les lois de l'étiquette; j'étais loin d'espérer une telle faveur. L'Empereur me l'accorde. Le comte Woronzoff, grand maître des cérémonies, sans m'avoir prévenu, car il ne voulait pas me leurrer d'une vague espérance, avait envoyé un courrier à Péterhoff, qui est à dix lieues de Saint-Pétersbourg, afin de supplier Sa Majesté de vouloir bien ordonner de mon sort pour le lendemain. Ce soin gracieux n'a pas été perdu. L'Empereur a répondu que je verrais le mariage dans la chapelle de la cour, et que je serais présenté sans cérémonie le soir du même jour au bal.
À demain donc au sortir de la chapelle Impériale.
FIN DU PREMIER VOLUME.
NOTES
[1: La suprématie du pontife romain, présidant aux droits et aux décrets de l'Église, assure la perpétuité de la foi; voilà pourquoi le vicaire de Jésus-Christ restera souverain temporel tant que les chrétiens n'auront pas trouvé un autre moyen de lui garantir l'indépendance. C'est à lui d'user des grandeurs sans en abuser; devoir chrétien que les malheurs de l'Église ne lui ont que trop enseigné. Le faible et tout pacifique pouvoir que la politique a laissé au représentant de Dieu sur la terre n'est plus aujourd'hui pour ce prêtre le chef de tous les prêtres, qu'un moyen de donner au monde l'exemple unique des vertus de l'apôtre, pratiquées sur le trône; et ce qui lui rendra possible cet effort surnaturel, c'est le sentiment de sa dignité. Il sait qu'il est nécessaire à l'Église et que l'Église est nécessaire à l'accomplissement des vues de Dieu sur le genre humain; cette conviction suffirait pour élever un homme ordinaire au-dessus de l'humanité.]
[2: Le grand-duc héritier avait été malade quelque temps avant l'époque de son arrivée à Ems.]
[3: Trois années écoulées et un changement de règne, ont déjà enlevé à cette remarque une grande partie de son à-propos.]
[4: Ne se trouvera-t-il pas en France un certain nombre d'hommes qui se consacreraient à reproduire chez nous cette salutaire institution fondée depuis longtemps en Prusse?]
[5: Femme de la halle.]
[6: En corrigeant les épreuves de cette lettre, je reçois une copie littérale, et longtemps égarée, de celle de mon grand-père, que je crois pouvoir insérer ici. La noblesse et la simplicité de langage du condamné justifient tout ce que j'ai dit de lui plus haut.
«Adieu, mon fils, adieu. Conservez le souvenir d'un père qui vit arriver la mort avec tranquillité. Je n'emporte qu'un regret, c'est celui de vous laisser un nom qu'un jugement fera croire un instant coupable de trahison, par quelques hommes crédules. Réhabilitez ma mémoire, quand vous le pourrez; si vous obteniez mes correspondances, ce serait chose bien facile. Vivez pour votre aimable femme, pour votre sœur que j'embrasse; aimez-vous, aimez-moi.
«Je crois que je verrai arriver avec calme ma dernière heure; au reste il faut y être arrivé.
«Adieu encore, adieu,
«Votre père, votre ami.»
«C.
28 août à dix heures du soir 1793. ]
[7: Une des principales causes du malentendu, c'est que beaucoup de gens croient que les mots gentlemen et gentilhomme sont synonymes.]
[8: Alors régent, plus tard Roi, sous le nom de George IV.]
[9: L'auteur s'en rapporte au lecteur de bonne foi pour accorder ses apparentes contradictions; apprendre, c'est se contredire; et de ces divers retours qu'on fait sur les choses et sur soi-même sort une opinion définitive la plus raisonnable qu'il soit possible d'indiquer; la formuler définitivement appartient au philosophe, mais le voyageur doit rester dans son rôle; il y a un degré de conséquence qui n'est qu'à la portée du mensonge: ce n'est pas à celui-là que j'aspire.]
[10: Chez les Russes le souverain s'est appelé longtemps Grand-Prince.]
[11: L'engourdissement prolongé des Slaves est la conséquence de ces siècles d'esclavage, espèce de torture politique qui démoralise ensemble et les uns par les autres, les peuples et les rois.]
[12: La bonne foi dont je fais profession ne m'a pas permis de rien retrancher à cette lettre: seulement je prie de nouveau le lecteur qui voudra bien me suivre jusqu'au bout d'attendre pour se former une opinion sur la Russie qu'il ait pu comparer entre eux mes divers jugements avant et après le voyage.]
[13: Écrit le 10 juin 1839.]
[14: Pierre Ier n'a pris le titre d'empereur qu'en 1721.]
[15: Dickens, dans son voyage aux États-Unis, dit que la même chose a lieu aujourd'hui en Amérique.]
[16: L'auteur a assisté lui-même à ce désenchantement lors de son retour de Moscou.]
[17: Schnitzler est l'auteur de la meilleure statistique qu'on ait faite sur la Russie.]
[18: On lit dans M. de Ségur les faits suivants: «Pierre, lui-même, a interrogé ces criminels (les Strélitz) par la torture; puis, à l'imitation d'Iwan-le-Tyran, il se fait leur juge, leur bourreau, il force ses nobles, restés fidèles, à trancher les têtes des nobles coupables, qu'ils viennent de condamner. Le cruel, du haut de son trône, assiste d'un œil sec à ces exécutions; il fait plus, il mêle aux joies des festins l'horreur des supplices. Ivre de vin et de sang, le verre d'une main, la hache de l'autre, en une seule heure vingt libations successives marquent la chute de vingt têtes de Strélitz, qu'il abat à ses pieds, en s'enorgueillissant de son horrible adresse. L'année d'après, le contre-coup, soit du soulèvement de ses janissaires, soit de l'atrocité de leur supplice, retentit au loin dans l'Empire, d'autres révoltes éclatent. Quatre-vingts Strélitz, chargés de chaînes, sont traînés d'Azoph à Moscou; et leurs têtes, qu'un boyard tient successivement par les cheveux, tombent encore sous la hache du Czar.» Histoire de Russie et de Pierre-le-Grand, par M. le général comte de Ségur, pages 327 et 328. Paris, Baudouin, 1820, deuxième édition.]
LA RUSSIE EN 1839
PAR
LE MARQUIS DE CUSTINE
«Respectez surtout les étrangers, de quelque qualité, de quelque rang qu'ils soient, et si vous n'êtes pas à même de les combler de présents, prodiguez-leur au moins des marques de bienveillance, puisque de la manière dont ils sont traités dans un pays dépend le bien et le mal qu'ils en disent en retournant dans le leur.»
(Extrait des conseils de Vladimir Monomaque à ses enfants en 1126. Histoire de l'Empire de Russie, par Karamsin, t. II, p. 205.)
TOME DEUXIÈME
PARIS LIBRAIRIE D'AMYOT, ÉDITEUR 6, RUE DE LA PAIX
1843
LA LETTRE ONZIÈME.
Rapprochement des dates: 14 juillet 1789: prise de la Bastille: 14 juillet 1839: mariage du petit-fils de M. de Beauharnais.—Chapelle de la cour.—Première impression produite par la physionomie de l'Empereur.—Conséquences du despotisme pour le despote.—Portrait de l'Empereur Nicolas.—Caractère de sa physionomie.—L'Impératrice.—Son air souffrant.—Esclavage de tous.—L'Impératrice n'a pas la liberté d'être malade.—Danger des voyages pour les Russes.—Abords du palais.—Mon entrée à la cour.—Accident risible.—Chapelle Impériale.—Magnificence des décorations et des costumes.—Entrée de la famille Impériale.—Fautes d'étiquette réparées: par qui?—M. de Pahlen tient la couronne sur la tête du marié.—Réflexion.—Émotion de l'Impératrice.—Portrait du jeune duc de Leuchtenberg.—Son impatience.—Pruderie du langage actuel.—Ce qui la cause.—Musique de la chapelle Impériale.—Vieux chants grecs arrangés autrefois par des compositeurs italiens.—Effet merveilleux de cette musique.—Te Deum.—L'archevêque.—L'Empereur lui baise la main.—Impassibilité du duc de Leuchtenberg.—Son air défiant.—Position fausse.—Souvenir de la terreur.—Talisman de M. de Beauharnais.—C'est moi qui le possède.—Point de foule, on ne sait ce que c'est en Russie.—Immensité des places publiques.—Tout paraît petit dans un pays où l'espace est sans bornes.—La colonne d'Alexandre.—L'amirauté.—L'église de Saint-Isaac.—Place qui est une plaine.—Le sentiment de l'art manque aux Russes.—Quelle eût été l'architecture propre à leur climat et à leur pays.—Le génie de l'Orient plane sur la Russie.—Le granit ne résiste pas aux hivers de Pétersbourg.—Char de triomphe.—Profanation de l'art antique.—Architectes russes.—Prétentions du despotisme à vaincre la nature.—Ouragan au moment du mariage.—L'Empereur.—Expressions diverses de son visage.—Caractère particulier de sa physionomie.—Ce que signifie le mot acteur en grec.—L'Empereur est toujours dans son rôle.—Quel attachement il inspire.—La cour de Russie.—L'Empereur est à plaindre.—Sa vie agitée.—L'Impératrice y succombe.—Influence de cette frivolité sur l'éducation de leurs enfants.—Ma présentation.—Nuances de politesse.—Mot de l'Empereur.—Le son de sa voix.—L'Impératrice.—Son affabilité.—Son langage.—Fête à la cour.—Surprise des courtisans en rentrant dans ce palais fermé depuis l'incendie.—Influence de l'air de la cour.—Courtisans à tous les étages de cette société.—Ils ne sont pas moins à plaindre que tous les autres hommes.—Danses de cour.—La polonaise.—La grande galerie.—Admiration des esprits positifs pour le despotisme.—Conditions imposées à chaque gouvernement.—La France n'a pas l'esprit de son gouvernement.—Le plaisir n'est pas le but de l'existence.—Autre galerie.—Souper.—Le khan des Kirguises.—La Reine de Géorgie.—Sa figure.—Le malheur ridicule perd ses droits.—L'apparence trompe, moins qu'on ne le croit.—Habit de cour russe.—Coiffure nationale.—Elle enlaidit les laides et embellit les belles.—Le Genevois à la table de l'Empereur.—Trait de politesse de ce prince.—La petite table.—Imperturbable sang-froid d'un Suisse.—Effet du soleil couchant vu par une fenêtre.—Nouvelle merveille des nuits du Nord.—Description.—La ville et le palais font contraste.—Rencontre inattendue.—L'Impératrice.—Autre point de vue sur la cour intérieure du palais.—Elle est remplie d'un peuple muet d'admiration.—Joie menteuse.—Conspiration contre la vérité.—Mot de madame de Staël.—Plaisirs désintéressés du peuple.—Philosophie du despotisme.
Ce 14 juillet 1839. (Cinquante ans jour pour jour après la prise de la Bastille, 14 juillet 1789.)
Remarquez d'abord ces dates dont le rapprochement me paraît assez curieux. Le commencement de nos révolutions et le mariage du fils d'Eugène de Beauharnais ont eu lieu le même jour à cinquante ans de distance.
Je reviens de la cour après avoir assisté dans la chapelle Impériale à toutes les cérémonies grecques du mariage de la grande-duchesse Marie avec le duc de Leuchtenberg. Tout à l'heure, je vous les décrirai de mon mieux et en détail, mais avant tout, je veux vous parler de l'Empereur.
Au premier abord, le caractère dominant de sa physionomie est la sévérité inquiète, expression peu agréable, il faut l'avouer, malgré la régularité de ses traits. Les physionomistes prétendent, à juste titre, que l'endurcissement du cœur peut nuire à la beauté du visage. Néanmoins, chez l'Empereur Nicolas cette disposition peu bienveillante paraît être le résultat de l'expérience plus que l'œuvre de la nature. Ne faut-il pas qu'un homme soit torturé par une longue et cruelle souffrance pour que sa physionomie nous fasse peur, malgré la confiance involontaire qu'inspire ordinairement une noble figure?
Un homme chargé de diriger dans ses moindres détails une machine immense, craint incessamment de voir quelque rouage se déranger; celui qui obéit ne souffre que selon la mesure matérielle du mal qu'il ressent; celui qui commande souffre d'abord comme les autres hommes, puis l'amour-propre et l'imagination centuplent pour lui seul le mal commun à tous. La responsabilité est la punition du souverain absolu.
S'il est le mobile de toutes les volontés, il devient le foyer de toutes les douleurs: plus on le redoute, plus je le trouve à plaindre.
Celui qui peut tout, qui fait tout, est accusé de tout: soumettant le monde à ses ordres suprêmes, il voit jusque dans les hasards une ombre de révolte; persuadé que ses droits sont sacrés, il ne reconnaît d'autres bornes à sa puissance que celles de son intelligence et de sa force, et il s'en indigne. Une mouche qui vole mal à propos dans le palais Impérial, pendant une cérémonie, humilie l'Empereur. L'indépendance de la nature lui paraît d'un mauvais exemple; tout être qu'il ne peut assujettir à ses lois arbitraires, devient à ses yeux un soldat qui se révolte contre son sergent au milieu de la bataille; la honte en rejaillit sur l'armée et jusque sur le général: l'Empereur de Russie est un chef militaire, et chacun de ses jours est un jour de bataille.
Pourtant de loin en loin des éclairs de douceur tempèrent le regard impérieux ou Impérial du maître; alors l'expression de l'affabilité fait tout à coup ressortir la beauté native de cette tête antique. Dans le cœur du père et de l'époux l'humanité triomphe par instants de la politique du prince. Quand le souverain se repose du joug qu'il fait peser sur toutes les têtes il paraît heureux. Ce combat de la dignité primitive de l'homme contre la gravité affectée du souverain, me semble bien curieux à observer. C'est à quoi j'ai passé la plus grande partie de mon temps dans la chapelle.
L'Empereur est plus grand que les hommes ordinaires de la moitié de la tête; sa taille est noble quoiqu'un peu raide; il a pris dès sa jeunesse l'habitude russe de se sangler au-dessus des reins, au point de se faire remonter le ventre dans la poitrine, ce qui a dû produire un gonflement des côtes; cette proéminence peu naturelle nuit à la santé comme à la grâce du corps; l'estomac bombé excessivement sous l'uniforme, finit en pointe et retombe par-dessus la ceinture.
Cette difformité volontaire qui nuit à la liberté des mouvements, diminue l'élégance de la tournure et donne de la gêne à toute la personne. On dit que lorsque l'Empereur se desserre les reins, les viscères, reprenant tout à coup, pour un moment, leur équilibre dérangé, lui font éprouver une prostration de force extraordinaire. On peut déplacer le ventre, on ne peut pas le détruire.
Il a le profil grec; le front haut, mais déprimé en arrière, le nez droit et parfaitement formé, la bouche très-belle, le visage noble, ovale, mais un peu long, l'air militaire et plutôt allemand que slave.
Sa démarche, ses attitudes sont volontairement imposantes.
Il s'attend toujours à être regardé, il n'oublie pas un instant qu'on le regarde; même vous diriez qu'il veut être le point de mire de tous les yeux. On lui a trop répété ou trop fait supposer qu'il était beau à voir et bon à montrer aux amis et aux ennemis de la Russie.
Il passe la plus grande partie de sa vie en plein air pour des revues ou pour de rapides voyages; aussi, pendant l'été, l'ombre de son chapeau militaire dessine-t-elle, à travers son front hâlé, une ligne oblique qui marque l'action du soleil sur la peau dont la blancheur s'arrête à l'endroit protégé par la coiffure; cette ligne produit un effet singulier, mais qui n'est pas désagréable, parce qu'on en devine aussitôt la cause.
En examinant attentivement la belle figure de cet homme dont la volonté décide de la vie de tant d'hommes, j'ai remarqué avec une pitié involontaire qu'il ne peut sourire à la fois des yeux et de la bouche: désaccord qui dénote une perpétuelle contrainte, et me fait regretter toutes les nuances de grâce naturelle qu'on admirait dans le visage moins régulier peut-être, mais plus agréable de son frère l'Empereur Alexandre. Celui-ci, toujours charmant, avait quelquefois l'air faux; l'Empereur Nicolas est plus sincère, mais habituellement il a l'expression de la sévérité, quelquefois même cette sévérité va jusqu'à lui donner l'air dur et inflexible; s'il est moins séduisant, il a plus de force, mais aussi est-il bien plus souvent obligé d'en faire usage; la grâce assure l'autorité en prévenant les résistances. Cette adroite économie dans l'emploi du pouvoir est un secret ignoré de l'Empereur Nicolas. Il est toujours l'homme qui veut être obéi; d'autres ont voulu être aimés.
L'Impératrice a la taille la plus élégante; et malgré son excessive maigreur, je trouve à toute sa personne une grâce indéfinissable. Son attitude, loin d'être orgueilleuse, comme on me l'avait annoncé, exprime l'habitude de la résignation. En entrant dans la chapelle, elle était fort émue, elle m'a paru mourante: une convulsion nerveuse agite les traits de son visage, elle lui fait même quelquefois branler la tête; ses yeux creux, bleus et doux trahissent des souffrances profondes, supportées avec un calme angélique; son regard plein de sentiment a d'autant plus de puissance qu'elle pense moins à lui en donner: détruite avant le temps, elle n'a pas d'âge, et l'on ne saurait, en la voyant, deviner ses années; elle est si faible qu'on dirait qu'elle n'a pas ce qu'il faut pour vivre: elle tombe dans le marasme, elle va s'éteindre, elle n'appartient plus à la terre; c'est une ombre. Elle n'a jamais pu se remettre des angoisses qu'elle ressentit le jour de son avènement au trône: le devoir conjugal a consumé le reste de sa vie.
Elle a donné trop d'idoles à la Russie, trop d'enfants à l'Empereur. «S'épuiser en grands-ducs: quelle destinée!…» disait une grande dame polonaise qui ne se croit pas obligée d'adorer en paroles ce qu'elle hait dans le cœur.
Tout le monde voit l'état de l'Impératrice; personne n'en parle; l'Empereur l'aime; a-t-elle la fièvre, est-elle au lit, il la soigne lui-même; il veille près d'elle, prépare ses boissons, les lui fait avaler comme une garde-malade; dès qu'elle est sur pied, il la tue de nouveau à force d'agitation, de fêtes, de voyages, d'amour; mais sitôt que le danger est déclaré, il renonce à ses projets; il a horreur des précautions qui préviendraient le mal; femme, enfants, serviteurs, parents, favoris, en Russie tout doit suivre le tourbillon Impérial en souriant jusqu'à la mort.
Tout doit s'efforcer d'obéir à la pensée du souverain; cette pensée unique fait la destinée de tous; plus une personne est placée près de ce soleil des esprits, et plus elle est esclave de la gloire attachée à son rang; l'Impératrice en meurt.
Voilà ce que chacun sait ici et ce que personne ne dit, car, règle générale, personne ne profère jamais un mot qui pourrait intéresser vivement quelqu'un; ni l'homme qui parle, ni l'homme à qui l'on parle ne doivent avouer que le sujet de leur entretien mérite une attention soutenue ou réveille une passion vive. Toutes les ressources du langage sont épuisées à rayer du discours l'idée et le sentiment, sans toutefois avoir l'air de les dissimuler, ce qui serait gauche. La gêne profonde qui résulte de ce travail prodigieux, prodigieux surtout par l'art avec lequel il est caché, empoisonne la vie des Russes. Un tel tourment sert d'expiation à des hommes qui se dépouillent volontairement des deux plus grands dons de Dieu: l'âme et la parole qui la communique; autrement dit, le sentiment et la liberté.
Plus je vois la Russie, plus j'approuve l'Empereur lorsqu'il défend aux Russes de voyager, et rend l'accès de son pays difficile aux étrangers. Le régime politique de la Russie ne résisterait pas vingt ans à la libre communication avec l'Occident de l'Europe. N'écoutez pas les forfanteries des Russes; ils prennent le faste pour l'élégance, le luxe pour la politesse, la police et la peur pour les fondements de la société. À leur sens, être discipliné c'est être civilisé; ils oublient qu'il y a des sauvages de mœurs très-douces et des soldats fort cruels; malgré toutes leurs prétentions aux bonnes manières, malgré leur instruction superficielle et leur profonde corruption précoce, malgré leur facilité à deviner et à comprendre le positif de la vie, les Russes ne sont pas encore civilisés. Ce sont des Tatares enrégimentés, rien de plus.
Ceci ne veut pas dire qu'on doive les mépriser; plus ils ont conservé de rudesse dans l'âme sous les formes adoucies du langage social, et plus je les trouve redoutables. En fait de civilisation, ils se sont jusqu'à présent contentés de l'apparence; mais si jamais ils peuvent se venger de leur infériorité réelle, ils nous feront cruellement expier nos avantages.
Ce matin, après m'être habillé à la hâte pour me rendre à la chapelle Impériale, seul dans ma voiture, je suivais, à travers les places et les rues qui conduisent au palais, la voiture de l'ambassadeur de France, et j'examinais avec curiosité tout ce qui se trouvait sur mon passage. J'ai remarqué les abords du palais et les troupes qui ne me parurent pas assez magnifiques pour leur réputation; cependant les chevaux sont superbes; la place immense qui sépare la demeure du souverain du reste de la ville était traversée en sens divers par les voitures de la cour, par des hommes en livrée et par des soldats en uniformes de toutes couleurs. Les Cosaques sont les plus remarquables. Malgré l'affluence il n'y avait pas foule tant l'espace est vaste.
Dans les États nouveaux il y a du vide partout, surtout quand leur gouvernement est absolu; l'absence de liberté crée la solitude et répand la tristesse. Il n'y a de peuplés que les pays libres.
Il m'a paru que les équipages des personnes de la cour avaient bon air sans être véritablement soignés, ni élégants. Les voitures, mal peintes, encore plus mal vernies, sont d'une forme peu légère et attelées de quatre chevaux; les traits de ces attelages sont démesurément longs.
Un cocher conduit les chevaux du timon; un petit postillon, vêtu en robe persane longue comme l'armiak[1] du cocher, est planté tout au bout de l'attelage, sur ou plutôt dans une selle creuse, épaisse, rembourrée et relevée par devant et par derrière comme un oreiller; cet enfant nommé, je crois, d'après l'allemand: le vorreiter et en russe le faleiter, est toujours juché, remarquez bien ceci, sur le cheval de droite de la volée; c'est le contraire de l'usage suivi dans tous les autres pays, où le postillon monte à gauche afin d'avoir la main droite libre pour diriger le cheval de trait; cette manière d'atteler m'a frappé par sa singularité: la vivacité, le nerf des chevaux russes, qui tous ont de la race, si tous n'ont de la beauté; la dextérité des cochers, la richesse des habits, tout l'ensemble du spectacle annonce des splendeurs que nous ne connaissons plus; c'est encore une puissance que la cour de Russie; la cour de tous les autres pays, même la plus brillante, n'est plus qu'un spectacle.
J'étais préoccupé de cette différence et d'une foule de réflexions que me suggérait la nouveauté des objets en présence desquels je me trouvais, lorsque ma voiture s'arrête sous un péristyle grandiose, où l'on descend à couvert au milieu des mille bruits divers d'une foule dorée, toute composée de courtisans très-raffinés dans leur air. Ceux-ci étaient accompagnés de leurs vassaux très-sauvages en apparence comme en réalité; le costume des valets est presque aussi éclatant que celui des maîtres. Les Russes ont un grand goût pour ce qui reluit, et c'est surtout dans les solennités de cour que leur luxe en ce genre se déploie.
En descendant de voiture, à la hâte pour ne pas me séparer des personnes qui s'étaient chargées de moi, je m'aperçus à peine d'un coup assez violent que je me donnai à la jambe contre le marchepied, où l'éperon de ma botte fut au moment de s'accrocher; mais figurez-vous mon angoisse lorsqu'un instant après cet accident, en posant le pied sur la première marche du superbe escalier du palais d'hiver, je vis que je venais de perdre un de mes éperons, et, ce qui était bien pis, que l'éperon en se détachant avait emporté avec lui le talon de la botte dans lequel il était fixé! J'étais donc à moitié déchaussé d'un pied. Près de paraître pour la première fois devant un homme qu'on dit aussi minutieux qu'il est supérieur et puissant, cet accident me parut un vrai malheur. Les Russes sont moqueurs, et l'idée de leur prêter à rire dès mon début m'était singulièrement désagréable. Que faire? retourner sous le péristyle pour y chercher le débris de ma chaussure; à quoi bon? des voitures avaient déjà passé sur ce fragment de botte. Retrouver le talon perdu, ce serait un miracle impossible à espérer; d'ailleurs qu'en ferais-je? le porterais-je à la main pour entrer dans le palais? Que résoudre? Fallait-il quitter l'ambassadeur de France et m'en retourner chez moi? mais dans un pareil moment c'eût été déjà faire scène; d'un autre côté, me montrer dans l'état où j'étais, c'était me perdre dans l'esprit du maître et de ses courtisans, et je n'ai nulle philosophie contre un ridicule auquel je suis venu m'exposer volontairement. En ce genre, c'est bien assez de supporter l'inévitable… Les désagréments qu'on s'attire à plaisir à mille lieues de chez soi me paraissent insupportables. Il est si facile de ne pas aller, que lorsqu'on va gauchement on est impardonnable.
J'aspirais en rougissant à me cacher dans la foule, mais, je vous le répète, il n'y a jamais foule en Russie, surtout sur un escalier comme celui du nouveau palais d'hiver, qui ressemble à quelque décoration de l'opéra de Gustave. Ce palais est, je crois, la plus grande et la plus magnifique habitation de souverain qu'il y ait au monde. Je sentis ma timidité naturelle s'accroître par la confusion où me jetait un accident risible, mais tout à coup je me fis un courage de ma peur elle-même, et je me mis à boiter le plus légèrement que je pus à travers des salles immenses et des galeries pompeuses dont je maudissais l'éclat et la longueur, puisque cette pompe sans désordre m'ôtait tout espoir d'échapper aux regards investigateurs des courtisans. Les Russes sont froids, fins, moqueurs, spirituels et naturellement peu sensibles comme tous les ambitieux. Ils sont de plus défiants envers les étrangers dont ils redoutent les jugements, parce qu'ils nous croient peu bienveillants pour eux; ceci les rend d'avance hostiles, dénigrants et secrètement caustiques, quoiqu'en apparence ils soient hospitaliers et polis.
J'arrivai enfin, non sans effort, au fond de la chapelle Impériale; là, j'ai tout oublié, même moi et mon sot embarras; d'ailleurs dans ce lieu la foule était épaisse et personne n'y pouvait voir ce qui manquait à ma chaussure. La nouveauté du spectacle qui m'attendait m'a rendu mon sang-froid et mon empire sur moi-même. Je rougissais du trouble auquel venait de m'exposer ma vanité de courtisan déconcerté; simple voyageur, je rentrais dans mon rôle et je retrouvais l'impassibilité de l'observateur philosophe.
Encore un mot sur mon costume: il avait été l'objet d'une consultation grave; quelques-uns des jeunes gens attachés à la légation française m'avaient conseillé l'habit de garde national; je craignais que cet uniforme ne déplût à l'Empereur: je me décidai pour celui d'officier d'état-major, avec les épaulettes de lieutenant-colonel, qui sont celles de mon grade.
On m'avait averti que cet habit paraîtrait nouveau, et qu'il deviendrait, de la part des princes de la famille Impériale et de l'Empereur lui-même, le sujet d'une foule de questions qui pourraient m'embarrasser. Jusqu'à présent personne n'a encore eu le temps de s'occuper d'une si petite affaire.
Les cérémonies du mariage grec sont longues et majestueuses: tout est symbolique dans l'église d'Orient. Il m'a semblé que les splendeurs de la religion rehaussaient le lustre des solennités de la cour.
Les murs, les plafonds de la chapelle, les habillements des prêtres et de leurs acolytes, tout étincelait d'or et de pierreries: il y avait là des richesses à étonner l'imagination la moins poétique. Ce spectacle vaut les descriptions les plus fantastiques des Mille et une Nuits; c'est de la poésie comme Lalla Rhook, comme la lampe merveilleuse: c'est de cette poésie orientale où la sensation domine le sentiment et la pensée.
La chapelle Impériale n'est pas d'une grande dimension; elle était remplie par les représentants de tous les souverains de l'Europe et presque de l'Asie; par quelques étrangers tels que moi, admis à entrer à la suite du corps diplomatique, par les femmes des ambassadeurs, enfin par les grandes charges de la cour; une balustrade nous séparait de l'enceinte circulaire où s'élève l'autel. Cet autel est semblable à une table carrée, assez basse. On remarquait dans le chœur, les places réservées à la famille Impériale. Au moment de notre arrivée elles étaient vides.
J'ai vu peu de choses à comparer pour la magnificence et la solennité à l'entrée de l'Empereur dans cette chapelle étincelante de dorures. Il a paru, s'avançant avec l'Impératrice et suivi de toute la cour: aussitôt mes regards et ceux des assistants se sont fixés sur lui; nous avons ensuite admiré sa famille, les deux jeunes époux brillaient entre tous. Un mariage d'inclination sous des habits brodés et dans des lieux si pompeux, c'est une rareté qui mettait le comble à l'intérêt de la scène. Voilà ce que tout le monde disait autour de moi; mais moi je ne crois pas à cette merveille et je ne puis m'empêcher de voir une intention politique dans tout ce qu'on fait et dit ici. L'Empereur s'y trompe peut-être lui-même; il croit faire acte de tendresse paternelle, tandis qu'au fond de sa pensée l'espoir de quelqu'avantage à venir a décidé son choix. Il en est de l'ambition comme de l'avarice: les avares calculent toujours, même lorsqu'ils croient céder à des sentiments désintéressés.
Quoique la cour fût nombreuse et que la chapelle soit petite, il n'y avait point de confusion. J'étais debout au milieu du corps diplomatique, près de la balustrade qui nous séparait du sanctuaire. Nous n'étions point assez pressés pour ne pas pouvoir distinguer les traits et les mouvements de chacun des personnages que le devoir ou la curiosité réunissaient là. Le silence du respect n'était troublé par aucun désordre. Un soleil éclatant illuminait l'intérieur de la chapelle, où la température s'élevait, m'a-t-on dit, à trente degrés. On voyait à la suite de l'Empereur en longue robe dorée, et en bonnet pointu également orné de broderies d'or un khan tatare, moitié tributaire, moitié indépendant de la Russie. Ce petit souverain esclave a pensé, d'après la position équivoque que lui fait la politique conquérante de ses protecteurs, qu'il serait à propos de venir prier l'Empereur de toutes les Russies d'admettre parmi ses pages un fils de douze ans qu'il amène à Pétersbourg, afin d'assurer à cet enfant un sort convenable. Cette puissance déchue, qui servait de relief à la puissance triomphante, m'a rappelé les pompes de Rome.
Les premières dames de la cour de Russie et les femmes des ambassadeurs de toutes les cours, parmi lesquelles j'ai reconnu mademoiselle Sontag, aujourd'hui comtesse de Rossi, garnissaient le tour de la chapelle; dans le fond, terminé en une rotonde éclatante de peinture, était rangée toute la famille Impériale. La dorure des lambris, embrasée par les rayons d'un soleil ardent, formait une espèce d'auréole sur la tête des souverains et de leurs enfants. La parure et les diamants des femmes brillaient d'un éclat magique au milieu de tous les trésors de l'Asie, étalés sur les murs du sanctuaire où la magnificence royale semblait défier la majesté du Dieu qu'elle honorait sans s'oublier elle-même. Tout cela est beau, c'est surtout étonnant pour nous, si nous nous rappelons le temps encore peu éloigné où le mariage de la fille d'un Czar aurait été à peu près ignoré en Europe, et où Pierre Ier publiait qu'il avait le droit de laisser sa couronne à qui bon lui semblerait. Que de progrès en peu de temps!
Quand on réfléchit aux conquêtes diplomatiques et autres de cette puissance, naguère encore comptée pour peu dans les affaires du monde civilisé, on se demande si ce qu'on voit est un rêve. L'Empereur lui-même ne me semblait pas très-accoutumé à ce qui se passait devant lui, car à chaque instant il quittait son prie-Dieu et faisait quelques pas de côté et d'autre pour venir redresser les fautes d'étiquette de ses enfants ou de son clergé. Ceci m'a prouvé qu'en Russie la cour même est en progrès. Son gendre n'était pas à la place convenable, il le faisait reculer ou avancer de deux pieds; la grande-duchesse, les prêtres eux-mêmes, les grandes charges, tout semblait soumis à sa direction minutieuse quoique suprême; j'aurais trouvé plus digne de laisser aller les choses comme elles pouvaient, et j'aurais voulu qu'une fois dans la chapelle il ne pensât plus qu'à Dieu, laissant chaque homme s'acquitter de ses fonctions sans rectifier scrupuleusement la moindre faute de discipline religieuse ou de cérémonial de cour. Mais dans ce singulier pays l'absence de liberté se révèle partout; on la retrouve même au pied des autels. Ici l'esprit de Pierre-le-Grand domine tous les esprits.
Il y a pendant la messe du mariage grec un moment où les deux époux boivent ensemble dans la même coupe. Plus tard, accompagnés du prêtre officiant, ils font trois fois le tour de l'autel en se tenant par la main pour signifier l'union conjugale et pour marquer la fidélité avec laquelle ils doivent marcher toujours du même pas dans la vie. Tous ces actes sont d'autant plus imposants qu'ils rappellent des usages de la primitive église.
Ces cérémonies accomplies, une couronne fut tenue pendant fort longtemps au-dessus de la tête de chacun des deux mariés. La couronne de la grande-duchesse, par son frère le grand-duc héritier, dont l'Empereur lui-même, quittant son prie-Dieu une fois de plus, eut soin de rectifier la pose avec un mélange de bonhomie et de minutie que j'avais peine à m'expliquer; la couronne du duc de Leuchtenberg était tenue par le comte de Pahlen, ambassadeur de Russie à Paris, et fils de l'ami trop fameux et trop zélé d'Alexandre. Ce souvenir, banni de tous les discours et peut-être de toutes les pensées des Russes d'aujourd'hui, n'a cessé de me préoccuper pendant que le comte de Pahlen, avec la noble simplicité qui lui est naturelle, s'acquittait d'une charge enviée sans doute de tout ce qui aspire aux faveurs de cour. Il était censé appeler, par la fonction qu'il remplissait dans cette cérémonie sainte, la protection du ciel sur la tête du mari de la petite-fille de Paul Ier. Ce rapprochement était bien étrange; mais, je le répète, personne, je crois, n'y pensait, tant la politique en ce pays a d'effet rétroactif.
La flatterie défait et refait jusqu'au passé au profit de l'intérêt du jour. Il paraît qu'ici le tact n'est nécessaire qu'à ceux qui n'ont pas le pouvoir. Si la mémoire du fait qui m'occupait eût été présente à l'esprit de l'Empereur, il eût chargé quelqu'autre personne de tenir la couronne sur la tête de son gendre. Mais dans un pays où l'on n'écrit ni ne parle rien n'est si loin de l'événement du jour que l'histoire de la veille; aussi le pouvoir a-t-il des inadvertances, des naïvetés qui prouvent qu'il s'endort dans une sécurité quelquefois trompeuse. La politique russe n'est entravée dans sa marche ni par les opinions ni même par les actions; la faveur du maître est tout; tant qu'elle dure, elle tient lieu de mérite, de vertu et, qui plus est, d'innocence à l'homme sur lequel elle se répand; de même qu'en se retirant, elle le prive de tout. Chacun admirait avec une sorte d'anxiété l'immobilité des bras qui soutenaient les deux couronnes. Cette scène dura longtems et elle dut être bien fatigante pour les acteurs.
La jeune mariée est pleine de grâce, de pureté; elle est blonde, elle a les yeux bleus; son teint délicat et fin brille de tout l'éclat de la première jeunesse, l'expression de son visage est la candeur spirituelle. Cette princesse et sa sœur, la grande-duchesse Olga, m'ont paru les deux plus belles personnes de la cour: heureux accord des avantages du rang et des dons de la nature.
Quand l'évêque officiant présenta les mariés à leurs augustes parents, ceux-ci les embrassèrent avec une cordialité touchante. L'instant d'après l'Impératrice se jeta dans les bras de son mari: effusion de tendresse qui aurait pu être mieux placée dans une chambre que dans une chapelle; mais en Russie les souverains sont chez eux partout, même dans la maison de Dieu. D'ailleurs l'attendrissement de l'Impératrice semblait tout à fait involontaire, la manifestation n'en pouvait donc avoir rien de choquant. Malheur à ceux qui trouveraient ridicule l'émotion produite par un sentiment vrai. Une telle explosion de sensibilité est communicative. La cordialité allemande ne se perd jamais; il faut avoir de l'âme pour conserver sur le trône la faculté de l'abandon.
Avant la bénédiction deux pigeons gris avaient été lâchés selon l'usage dans la chapelle: au bout d'un moment ils se sont posés sur une corniche dorée qui faisait saillie tout juste au dessus de la tête des deux époux, et là ils n'ont fait que se becqueter pendant toute la messe.
Les pigeons sont bien heureux en Russie: on les révère comme le symbole sacré du Saint-Esprit, et il est défendu de les tuer; heureusement que le goût de leur chair déplaît aux Russes.
Le duc de Leuchtenberg est un jeune homme grand, fort et bien fait; les traits de son visage n'ont rien de distingué, ses yeux sont beaux, mais il a la bouche saillante et de forme peu régulière; sa taille est belle sans noblesse, l'uniforme lui sied et supplée à l'élégance qui manque à sa personne; c'est plutôt un sous-lieutenant bien découplé qu'un prince. Pas un seul parent de son côté n'était venu à Pétersbourg pour assister à la cérémonie.
Pendant la messe il paraissait singulièrement impatient de se trouver seul avec sa femme; et les yeux de l'assemblée entière se dirigèrent par un mouvement spontané vers le groupe des deux pigeons perchés au-dessus de l'autel.
Je n'ai ni le cynisme de Saint-Simon, ni son génie d'expression, ni la gaieté naïve des écrivains du bon vieux temps; dispensez-moi donc des détails, quelque divertissants qu'ils pussent vous paraître.
Dans le siècle de Louis XIV on avait une liberté de langage qui tenait à la certitude de n'être entendu que par des gens qui vivaient et parlaient tous de la même manière; il y avait une société et point de public. Aujourd'hui il y a un public, et il n'y a point de société. Chez nos pères chaque conteur dans son cercle pouvait être vrai sans conséquence; aujourd'hui que toutes les classes sont mêlées on manque de bienveillance et dès lors de sécurité. La franchise d'expression paraîtrait de mauvais ton à des personnes qui n'ont pas toutes appris le français dans le même vocabulaire. Quelque chose de la susceptibilité bourgeoise a passé dans le langage de la meilleure compagnie de France; plus le nombre des esprits auxquels on s'adresse grandit et plus on doit prendre un air grave en parlant; une nation veut être respectée plus qu'une société intime quelqu'élégante qu'on la suppose.
En fait de décence de langage, une foule est plus exigeante qu'une cour: plus la hardiesse aurait de témoins et plus elle deviendrait inconvenante. Tels sont mes motifs pour me dispenser de vous dire ce qui a fait sourire plus d'un grave personnage et peut-être plus d'une vertueuse dame, ce matin dans la chapelle Impériale. Mais je ne pouvais passer tout à fait sous silence un incident qui contrastait d'une manière par trop singulière avec la majesté de la scène et le sérieux obligé des spectateurs.
Il vient un moment, pendant la longue cérémonie du mariage grec, où tout le monde doit tomber à genoux. L'Empereur, avant de se prosterner comme les autres, jeta d'abord sur l'assemblée un regard de surveillance peu gracieux. Il me parut qu'il voulait s'assurer que personne ne restait debout: précaution superflue, car, bien qu'il y eût parmi les étrangers des catholiques et des protestants, il n'était venu sans doute à la pensée de pas un d'entre eux de ne pas se conformer extérieurement à tous les rites de l'église grecque[2].
La possibilité d'un doute à cet égard justifie ce que je vous ai dit plus haut, et m'autorise à vous répéter que la sévérité inquiète est devenue l'expression habituelle de la physionomie de l'Empereur.
Aujourd'hui que la révolte est, pour ainsi dire, dans l'air, l'autocratie elle-même redouterait-elle quelque atteinte à sa puissance? Cette crainte fait un contraste désagréable et même effrayant avec l'idée qu'elle conserve de ses droits. Le pouvoir absolu devient par trop redoutable quand il a peur.
En voyant le tremblement nerveux, la faiblesse et la maigreur de l'Impératrice, de cette femme si gracieuse, je me rappelais ce qu'elle avait dû souffrir pendant la révolte de l'avènement au trône, et je me dis tout bas: «l'héroïsme se paie!!…» C'est de la force, mais une force qui épuise la vie.
Je vous ai dit que tout le monde était tombé à genoux, et l'Empereur après tout le monde: les époux sont mariés; la famille Impériale, la foule se relève; à ce moment les prêtres et le chœur entonnent le Te Deum, tandis qu'au dehors des décharges d'artillerie annoncent à la ville la consécration du mariage. L'effet de cette musique céleste accompagnée par des coups de canon, par le tintement des cloches et par les acclamations lointaines du peuple, est inexprimable. Tout instrument de musique est banni de l'église grecque, et les seules voix d'hommes y célèbrent les louanges du Seigneur. Cette sévérité du rite oriental est favorable à l'art, à qui elle conserve toute sa simplicité, et elle produit des effets de chant vraiment célestes. Je croyais entendre au loin le battement des cœurs de soixante millions de sujets; orchestre vivant qui suivait, sans le couvrir, le chant de triomphe des prêtres. J'étais ému: la musique peut faire tout oublier pour un moment, même le despotisme.
Je ne puis comparer ces chœurs sans accompagnement qu'aux Miserere de la semaine sainte dans la chapelle Sixtine à Rome, excepté que la chapelle du pape n'est plus que l'ombre de ce qu'elle était jadis. C'est une ruine de plus dans les ruines de Rome.
Au milieu du siècle dernier, à l'époque où l'école italienne brillait de tout son éclat, les vieux chants grecs furent refondus, sans être gâtés, par des compositeurs venus de Rome à Pétersbourg; ces étrangers produisirent un chef-d'œuvre, parce que tout leur esprit et toute leur science furent appliqués à respecter l'œuvre de l'antiquité. Leur travail est devenu une composition classique et l'exécution est digne de la conception: les voix de soprane ou d'enfants de chœur, car nulle femme ne fait partie de la musique de la chapelle Impériale, chantent avec une justesse parfaite: les basses-tailles sont fortes, graves et pures. Je ne me souviens pas d'en avoir entendu d'aussi belles ni d'aussi basses.
Pour un amateur de l'art, la musique de la chapelle Impériale vaut seule le voyage de Pétersbourg; les piano, les forte, les nuances les plus fines de l'expression sont observées avec un profond sentiment, avec un art merveilleux et un ensemble admirable: le peuple russe est musical; on n'en peut douter quand on a entendu ses chants d'église. J'écoutais sans oser respirer et j'appelais de tous mes vœux notre savant ami Meyerbeer pour m'expliquer des beautés que je sentais profondément sans les comprendre; il les aurait comprises en s'en inspirant, car sa manière d'admirer les modèles, c'est de les égaler.
Pendant ce Te Deum, au moment où deux chœurs se répondent, le tabernacle s'ouvre et l'on voit les prêtres coiffés de leurs tiares étincelantes de pierreries, vêtus de leurs robes d'or, sur lesquelles se détachent majestueusement leurs barbes d'argent: il y en a qui tombent jusqu'à la ceinture; les assistants sont aussi brillants que les officiants. Cette cour est magnifique et le costume militaire y reluit de tout son éclat. Je voyais avec admiration le monde apporter à Dieu l'hommage de toutes ses pompes, de toutes ses richesses. La musique sacrée était écoutée, par un auditoire profane, avec un silence, un recueillement qui rendraient beaux des chants moins sublimes. Dieu est là, et sa présence sanctifie même la cour; le monde n'est plus que l'accessoire, la pensée dominante est le ciel.
L'archevêque officiant ne déparait pas la majesté de cette scène. S'il n'est pas beau, il est vieux; sa petite figure est celle d'une belette souffrante, mais sa tête est blanchie par l'âge; il a l'air fatigué, malade; un prêtre vieux et faible ne peut être ignoble. À la fin de la cérémonie, l'Empereur est venu s'incliner devant lui et lui baiser la main avec respect. Jamais l'Autocrate ne manque une occasion de donner l'exemple de la soumission, quand cet exemple peut lui profiter. J'admirais ce pauvre archevêque qui paraissait mourant au milieu de sa gloire, cet Empereur à la taille majestueuse, au visage noble, qui s'abaissait devant le pouvoir religieux: et plus loin, les deux jeunes époux, la famille, la foule, enfin toute la cour qui remplissait et animait la chapelle: il y avait là le sujet d'un tableau.
Avant la cérémonie, je crus que l'archevêque allait tomber en défaillance; la cour l'avait fait attendre longtemps au mépris du mot de Louis XVIII: «l'exactitude est la politesse des rois.»
Malgré l'expression rusée de sa physionomie, ce vieillard m'inspirait de la pitié à défaut de respect: il était si débile, il soutenait la fatigue avec tant de patience que je le plaignais. Qu'importe que cette patience fût puisée dans la piété ou dans l'ambition? elle était cruellement éprouvée.
Quant à la figure du jeune duc de Leuchtenberg j'avais beau faire effort pour m'habituer à elle, elle ne me plaisait pas plus à la fin de la cérémonie qu'au commencement. Ce jeune homme a une belle tournure militaire, voilà tout: il me prouve ce que je savais: c'est que de nos jours les princes sont moins rares que les gentilshommes. Le jeune duc m'eût paru mieux placé dans la garde de l'Empereur que dans sa famille. Nulle émotion ne s'est manifestée sur sa physionomie à aucun moment de ces cérémonies qui pourtant m'ont paru touchantes à moi spectateur indifférent. J'avais apporté là de la curiosité, j'y ai senti du recueillement, et le gendre de l'Empereur, le héros de la scène, avait l'air étranger à ce qui se passait autour de lui. Il n'a point de physionomie. Il paraissait embarrassé de sa personne plus qu'intéressé à ce qu'il faisait. On voit qu'il compte peu sur la bienveillance d'une cour où le calcul règne plus absolument que dans toute autre cour, et où sa fortune inattendue doit lui faire plus d'envieux que d'amis. Le respect ne s'improvise pas; je hais toute position qui n'est pas simple et ne puis me défendre d'une sévérité quelquefois injuste pour l'homme qui accepte, par quelque motif que ce soit, une telle position. Ce jeune prince a cependant une légère ressemblance avec son père dont le visage était intelligent et gracieux; malgré l'uniforme russe, où tous les hommes sont gênés, tant on y est serré, il m'a paru que sa démarche était légère comme celle d'un Français: il ne se doutait guère, en passant devant moi, qu'il y avait là un homme qui portait sur sa poitrine un souvenir précieux pour tous deux, mais surtout pour le fils d'Eugène Beauharnais. C'est le talisman arabe que M. de Beauharnais, le père du vice-roi d'Italie et le grand-père du duc de Leuchtenberg, a donné à ma mère en passant devant la chambre qu'elle habitait aux Carmes, au moment où il partait pour l'échafaud.
La cérémonie religieuse terminée dans la chapelle grecque devait être suivie d'une seconde bénédiction nuptiale par un prêtre catholique dans une des salles du palais consacrée, pour aujourd'hui seulement, à ce pieux usage. Après ces deux mariages les époux et leur famille devaient se mettre à table; moi n'ayant la permission d'assister ni au mariage catholique, ni au banquet, je suivis le gros de la cour et je sortis pour venir respirer un air moins étouffant en me félicitant du peu d'effet qu'avait produit ma botte emportée. Pourtant quelques personnes m'en ont parlé en riant, voilà tout. En bien comme en mal, rien de ce qui ne regarde que nous-mêmes n'est aussi important que nous le pensons.
Au lieu de me reposer je vous écris. Voilà comme je vis en voyage.
Au sortir du palais j'ai retrouvé ma voiture sans peine; je vous le répète: il n'y a de grande affluence nulle part en Russie; l'espace y est toujours trop vaste pour ce qu'on y fait. C'est l'avantage d'un pays où il n'y a pas de nation. La première fois qu'il y aura presse à Pétersbourg on s'y écrasera; dans une société arrangée comme l'est celle-ci la foule ce serait la révolution.
Le vide qui règne ici partout fait paraître les monuments trop petits pour les lieux; ils se perdent dans l'immensité. La colonne d'Alexandre passe pour être plus haute que celle de la place Vendôme à cause des dimensions de son piédestal; le fût est d'un seul morceau de granit: et c'est le plus grand de tous ceux qui aient jamais été travaillés de main d'homme: eh bien! cette immense colonne élevée entre le palais d'hiver et le demi-cercle de bâtiments qui termine une des extrémités de la place fait à l'œil l'effet d'un pieu; et les maisons qui bordent cette place semblent si plates et si basses qu'elles ont l'air d'une palissade. Figurez-vous une enceinte où cent mille hommes manœuvreraient sans la remplir et sans qu'elle fût peuplée à l'œil: rien n'y peut paraître grand. Cette place ou plutôt ce champ de Mars russe est fermée par le palais d'hiver dont les façades viennent d'être rebâties sur les plans de l'ancien palais de l'Impératrice Elisabeth. Celui-ci du moins repose les yeux des roides et mesquines imitations de tant de monuments d'Athènes et de Rome: il est dans le goût de la régence, c'est du Louis XIV dégénéré, mais très-grand. Le côté de la place opposé au palais d'hiver est terminé en demi-cercle et clos par des bâtiments où l'on a établi plusieurs ministères: ces édifices sont pour la plupart construits dans le style grec antique. Singulier goût!… des temples élevés à des commis! Le long de la même place se trouvent les bâtiments de l'Amirauté; ceux-ci sont pittoresques, leurs petites colonnes, leurs aiguilles dorées, leurs chapelles font un bon effet. Une allée d'arbres orne la place en cet endroit et la rend moins monotone. Vers l'une des extrémités de ce champ immense, du côté opposé à la colonne d'Alexandre, s'élève l'église de Saint-Isaac avec son péristyle colossal, et sa coupole d'airain encore à moitié cachée sous les échafaudages de l'architecte; plus loin on voit le palais du Sénat et d'autres édifices toujours en forme de temples païens quoiqu'ils servent d'habitation au ministre de la guerre; puis dans un angle avancé que forme cette longue place, à son extrémité vers la Néva, on voit ou du moins on cherche à voir la statue de Pierre-le-Grand, supportée par son rocher de granit qui disparaît dans l'immensité comme un caillou sur la grève. La statue du héros a été rendue trop fameuse par l'orgueil charlatan de la femme qui la fit ériger; cette statue est bien au-dessous de sa réputation. Avec les édifices que je viens de vous nommer, il y aurait de quoi bâtir une ville entière, et pourtant ils ne meublent pas la grande place de Pétersbourg: c'est une plaine non de blé, mais de colonnes. Les Russes ont beau imiter avec plus ou moins de bonheur tout ce que l'art a produit de plus beau dans tous les temps et dans tous les pays, ils oublient que la nature est la plus forte. Ils ne la consultent jamais assez et elle se venge en les écrasant. Les chefs-d'œuvre n'ont été produits que par des hommes qui écoutaient et sentaient la nature. La nature est la pensée de Dieu, l'art est le rapport de la pensée humaine avec la puissance qui a créé le monde et qui le perpétue. L'artiste répète à la terre ce qu'il entend dans le ciel: il n'est que le traducteur de Dieu; ceux qui font d'eux-mêmes produisent des monstres.
Chez les anciens, les architectes entassaient les monuments dans des lieux escarpés et resserrés où le pittoresque du site ajoutait à l'effet des œuvres de l'homme. Les Russes qui croient reproduire l'antiquité, et qui ne font que l'imiter maladroitement, dispersent au contraire leurs bâtisses soi-disant grecques et romaines dans des champs sans limites, où l'œil les aperçoit à peine. L'architecture propre à un tel pays, ce n'était pas la colonnade du Parthénon, la coupole du Panthéon, c'était la tour de Pékin. C'est à l'homme de bâtir des montagnes dans une contrée à laquelle la nature a refusé tout mouvement de terrain: avec leur passion pour le style païen, les Russes construisent à rez de terre des frontons et des colonnades sans penser que sur un sol plat et nu, on a peine à distinguer des édifices si peu élevés. Aussi est-ce toujours des steppes de l'Asie qu'on se souvient dans ces cités où l'on a prétendu reproduire le forum romain[3]. Ils auront beau faire; la Moscovie tiendra toujours de l'Asie plus que de l'Europe. Le génie de l'Orient plane sur la Russie, qui abdique quand elle marche à la suite de l'Occident.
Le demi-cercle d'édifices qui correspond au palais Impérial produit, du côté de la place, l'effet d'un amphithéâtre antique manqué; il faut le regarder de loin; on n'y voit de près qu'une décoration recrépie tous les ans pour réparer les ravages de l'hiver. Les anciens bâtissaient avec des matériaux indestructibles sous un ciel conservateur; ici, avec un climat qui détruit tout, on élève des palais de bois, des maisons de planches et des temples de plâtre; aussi les ouvriers russes passent-ils leur vie à rebâtir pendant l'été ce que l'hiver a démoli; rien ne résiste à l'influence de ce climat; les édifices, même ceux qui paraissent le plus anciens, sont refaits d'hier; la pierre dure ici autant que le mortier et la chaux durent ailleurs. Le fût de la colonne d'Alexandre, ce prodigieux morceau de granit, est déjà lézardé par le froid; à Pétersbourg il faut employer le bronze pour soutenir le granit, et, malgré tant d'avertissements, on ne se lasse pas d'imiter dans cette ville les monuments des pays méridionaux. On peuple les solitudes du pôle de statues, de bas-reliefs soi-disant historiques, sans penser que dans ce pays les monuments vont encore moins loin que le souvenir. Les Russes font toutes sortes de choses; mais on dirait qu'avant même de les avoir terminées, ils se disent: quand quitterons-nous tout cela? Pétersbourg est comme l'échafaudage d'un édifice; l'échafaudage tombera quand le monument sera parfait. Ce chef-d'œuvre, non d'architecture, mais de politique, c'est la nouvelle Byzance, qui dans la secrète et profonde pensée des Russes, est la future capitale de la Russie et du monde.
En face du palais, une immense arcade perce le demi-cercle de bâtiments imités de l'antique; elle sert d'issue à la place; et conduit à la rue Morskoë; au-dessus de cette voûte énorme s'élève pompeusement un char à six chevaux de front, en bronze, conduits par je ne sais quelle figure allégorique ou historique. Je ne crois pas qu'on puisse voir ailleurs rien d'aussi mauvais goût que cette colossale porte cochère ouverte sous une maison, et toute flanquée d'habitations dont le voisinage bourgeois ne l'empêche pas d'être traitée d'arc de triomphe, grâce aux prétentions monumentales des architectes russes. J'irai bien à regret regarder de près ces chevaux dorés, et la statue et le char; mais fussent-ils d'un beau travail, ce dont je doute, ils sont si mal placés que je ne les admirerais pas. Dans les monuments, c'est d'abord l'harmonie de l'ensemble qui engage le curieux à examiner les détails; sans la beauté de la conception, qu'importe la finesse de l'exécution; d'ailleurs l'une et l'autre manquent également aux productions de l'art russe. Jusqu'à présent cet art n'est que de la patience; il consiste à imiter tant bien que mal, pour le transporter chez soi sans choix ni goût, ce qui a été inventé ailleurs. Quand on veut reproduire l'architecture antique, on ne devrait se permettre que la copie et encore dans des sites analogues. Tout cela est mesquin, quoique colossal; car en architecture ce n'est pas la dimension des murailles qui fait la grandeur, c'est la sévérité du style. Je ne puis assez m'étonner de la passion qu'on a ici pour les constructions aériennes. Sous un climat si rigoureux, qu'a-t-on à faire des portiques, des arcades, des colonnades, des péristyles d'Athènes et de Rome?
La sculpture en plein air me fait ici l'effet des plantes exotiques qu'il faudrait rentrer tous les automnes; rien ne convient moins que ce faux luxe aux habitudes ni au génie de ce peuple, ni à son sol, ni à son climat. Dans un pays où il y a quelquefois 80 degrés de différence entre la température de l'hiver et celle de l'été, on devrait renoncer à l'architecture des beaux climats. Mais les Russes ont pris l'habitude de traiter la nature même en esclave, et de compter le temps pour rien. Imitateurs obstinés, ils prennent leur vanité pour du génie et se croient appelés à reproduire chez eux, tout à la fois et sur une plus grande échelle, les monuments du monde entier. Cette ville avec ses quais de granit est une merveille, mais le palais de glace où l'Impératrice Catherine a donné une fête était une merveille aussi; il a duré ce que durent les flocons de neige, ces roses de Sibérie.
Ce que j'ai vu jusqu'à présent dans les créations des souverains de la
Russie, ce n'est pas l'amour de l'art, c'est l'amour-propre de l'homme.
Entre autres fanfaronnades, j'entends dire à beaucoup de Russes que leur climat s'adoucit. Dieu serait-il complice de l'ambition de ce peuple avide? Voudrait-il lui livrer jusqu'au ciel, jusqu'à l'air du Midi? Verrons-nous Athènes en Laponie, Rome à Moscou, et les richesses de la Tamise dans le golfe de Finlande? L'histoire des peuples se réduit-elle à une question de latitude et de longitude? Le monde assistera-t-il toujours aux mêmes scènes jouées sur d'autres théâtres?
Tandis que ma voiture, au sortir du palais, traversait rapidement le carré long formé par l'immense place que je viens de vous décrire, un vent violent soulevait des flots de poussière; je n'apercevais plus qu'à travers un voile mouvant les équipages qui sillonnaient rapidement dans tous les sens le rude pavé de la ville. La poussière de l'été est un des fléaux de Pétersbourg; c'est au point qu'elle me fait désirer la neige de l'hiver. Je n'ai eu que le temps de rentrer chez moi avant que l'orage éclatât; il vient d'épouvanter par des pronostics plus ou moins significatifs tous les superstitieux de la ville; les ténèbres en plein jour, une température étouffante, les coups de foudre qui redoublent et n'amènent point d'eau, un vent à emporter les maisons, une tempête sèche: tel est le spectacle que le ciel nous a donné pendant le banquet nuptial. Les Russes se rassurent en disant que l'orage a duré peu et que l'air est déjà plus pur qu'il n'était avant cette crise. Je raconte ce que je vois sans y prendre part; je n'apporte ici d'autre intérêt que celui d'un curieux attentif, mais étranger par le cœur à ce qui se passe sous ses yeux. Il y a entre la France et la Russie une muraille de la Chine: la langue et le caractère slave. En dépit des prétentions inspirées aux Russes par Pierre-le-Grand, la Sibérie commence à la Vistule.
Hier au soir, à sept heures, je suis retourné au palais avec plusieurs autres étrangers. Nous devions être présentés à l'Empereur et à l'Impératrice.
On voit que l'Empereur ne peut oublier un seul instant ce qu'il est, ni la constante attention qu'il excite; il pose incessamment, d'où il résulte qu'il n'est jamais naturel, même lorsqu'il est sincère; son visage a trois expressions dont pas une n'est la bonté toute simple. La plus habituelle me paraît toujours la sévérité. Une autre expression, quoique plus rare, convient peut-être mieux encore à cette belle figure, c'est la solennité; une troisième, c'est la politesse, et dans celle-ci se glissent quelques nuances de grâce qui tempèrent le froid étonnement causé d'abord par les deux autres. Mais, malgré cette grâce, quelque chose nuit à l'influence morale de l'homme, c'est que chacune de ces physionomies qui se succèdent arbitrairement sur la figure est prise ou quittée complètement, et sans qu'aucune trace de celle qui disparaît reste pour modifier l'expression nouvelle. C'est un changement de décoration à vue et que nulle transition ne prépare; on dirait d'un masque qu'on met et qu'on dépose à volonté. N'allez pas vous méprendre au sens que je donne ici à ce mot de masque; je l'emploie selon l'étymologie. En grec, hypocrite voulait dire acteur; l'hypocrite était un homme qui se masquait pour jouer la comédie. Je veux donc dire que l'Empereur est toujours dans son rôle, et qu'il le remplit en grand acteur.
Hypocrite ou comédien sont des mots malsonnants, surtout dans la bouche d'un homme qui prétend être impartial et respectueux. Mais il me semble que pour des lecteurs intelligents, les seuls auxquels je m'adresse, les paroles ne sont rien en elles-mêmes, et que l'importance des mots dépend du sens qu'on veut leur donner. Ce n'est pas à dire que la physionomie de ce prince manque de franchise, elle ne manque que de naturel: ainsi le plus grand des maux que souffre la Russie, l'absence de liberté, se peint jusque sur la face de son souverain: il a beaucoup de masques, il n'a pas un visage. Cherchez-vous l'homme? vous trouvez toujours l'Empereur.
Je crois qu'on peut tourner cette remarque à sa louange: il fait son métier en conscience. Avec une taille qui dépasse celle des hommes ordinaires comme son trône domine les autres sièges, il s'accuserait de faiblesse s'il était un instant tout bonnement, et s'il laissait voir qu'il vit, pense et sent comme un simple mortel. Sans paraître partager aucune de nos affections, il est toujours chef, juge, général, amiral, prince enfin; rien de plus, rien de moins[4]. Il se trouvera bien las vers la fin de sa vie; mais il sera placé haut dans l'esprit de son peuple et peut-être du monde, car la foule aime les efforts qui l'étonnent, elle s'enorgueillit en voyant la peine qu'on prend pour l'éblouir.
Les personnes qui ont connu l'Empereur Alexandre font de ce prince un éloge tout contraire: les qualités et les défauts des deux frères étaient opposés; ils n'avaient nulle ressemblance et ils n'éprouvaient nulle sympathie l'un pour l'autre. En ce pays la mémoire de l'Empereur défunt n'est guère honorée; mais cette fois l'inclination s'accorde avec la politique pour faire oublier le règne précédent. Pierre-le-Grand est plus près de Nicolas qu'Alexandre, et il est plus à la mode aujourd'hui. Si les ancêtres des Empereurs sont flattés, leurs prédécesseurs immédiats sont toujours calomniés.
L'Empereur actuel n'oublie la majesté suprême que dans ses rapports de famille. C'est là qu'il se souvient que l'homme primitif a des plaisirs indépendants de ses devoirs d'état; du moins j'espère pour lui que c'est ce sentiment désintéressé qui l'attache à son intérieur; ses vertus domestiques l'aident sans doute à gouverner en lui assurant l'estime du monde, mais il les pratiquerait, je le crois, sans calcul.
Chez les Russes le pouvoir souverain est respecté comme une religion dont l'autorité reste indépendante du mérite personnel de ses prêtres; les vertus du prince étant superflues, elles sont donc sincères.
Si je vivais à Pétersbourg je deviendrais courtisan, non par amour du pouvoir, non par avidité, ni par puérile vanité, mais dans le désir de découvrir quelque chemin pour arriver au cœur de cet homme unique et différant de tous les autres hommes: l'insensibilité n'est pas chez lui un vice de nature, c'est le résultat inévitable d'une position qu'il n'a pas choisie et qu'il ne peut quitter.
Abdiquer un pouvoir disputé, c'est quelquefois une vengeance; abdiquer un pouvoir absolu, ce serait une lâcheté.
Quoi qu'il en soit, la singulière destinée d'un Empereur de Russie m'inspire un vif intérêt de curiosité d'abord, de charité ensuite; comment ne pas compatir aux peines de ce glorieux exil?
J'ignore si l'Empereur Nicolas avait reçu de Dieu un cœur susceptible d'amitié; mais je sens que l'espoir de témoigner un attachement désintéressé à un homme auquel la société refuse des semblables pourrait tenir lieu d'ambition. Le souverain absolu est de tous les hommes celui qui moralement souffre le plus de l'inégalité des conditions, et ses peines sont d'autant plus grandes que, enviées du vulgaire, elles doivent paraître irrémédiables à celui qui les subit.
Le danger même donnerait à mon zèle l'attrait de l'enthousiasme. Quoi! dira-t-on, de l'attachement pour un homme qui n'a plus rien d'humain, dont la physionomie sévère inspire un respect toujours mêlé de crainte, dont le regard ferme et fixe, en excluant la familiarité, commande l'obéissance, et dont la bouche quand elle sourit ne s'accorde jamais avec l'expression des yeux; pour un homme enfin qui n'oublie pas un instant son rôle de prince absolu! Pourquoi non? Ce désaccord, cette dureté apparente n'est pas un tort, c'est un malheur. Je vois là une habitude forcée, je n'y vois pas un caractère; et moi qui crois deviner cet homme que vous calomniez par votre crainte et par vos précautions comme par vos flatteries, moi qui pressens ce qu'il lui en coûte pour faire son devoir de souverain, je ne veux pas abandonner ce malheureux dieu de la terre à l'implacable envie, à l'hypocrite soumission de ses esclaves. Retrouver son prochain même dans un prince, l'aimer comme un frère, c'est une vocation religieuse, une œuvre de miséricorde, une mission sainte et que Dieu doit bénir.
Plus on voit ce que c'est que la cour, plus on compatit au sort de l'homme obligé de la diriger, surtout la cour de Russie. Elle me fait l'effet d'un théâtre où les acteurs passeraient leur vie en répétitions générales. Pas un ne sait son rôle et le jour de la représentation n'arrive jamais parce que le directeur n'est jamais satisfait du jeu de ses sujets. Acteurs et directeurs tous perdent ainsi leur vie à préparer, à corriger, à perfectionner sans cesse leur interminable comédie de société, qui a pour titre: «de la civilisation du Nord.» Si c'est fatiguant à voir, jugez de ce que cela doit coûter à jouer!… J'aime mieux l'Asie, il y a plus d'accord. À chaque pas que vous faites en Russie, vous êtes frappé des conséquences de la nouveauté dans les choses et dans les institutions et de l'inexpérience des hommes. Tout cela se cache avec grand soin; mais un peu d'attention suffit au voyageur pour apercevoir tout ce qu'on ne veut pas lui montrer.
L'Empereur, par son sang même, est Allemand plus qu'il n'est Russe. Aussi la beauté de ses traits, la régularité de son profil, sa tournure militaire, sa tenue naturellement un peu raide, rappellent-elles l'Allemagne plus qu'elles ne caractérisent la Russie. Sa nature germanique a dû le gêner longtemps pour devenir ce qu'il est maintenant, un vrai Russe. Qui sait? il était peut-être né un bonhomme!… Vous figurez-vous alors ce qu'il a dû souffrir pour se réduire à paraître uniquement le chef des Slaves? N'est pas despote qui veut; l'obligation de remporter une continuelle victoire sur soi-même pour régner sur les autres expliquerait l'exagération du nouveau patriotisme de l'Empereur Nicolas.
Loin de m'inspirer de l'éloignement, toutes ces choses m'attirent. Je ne puis m'empêcher de m'intéresser à un homme redouté du reste du monde, et qui n'en est que plus à plaindre.
Pour échapper autant que possible à la contrainte qu'il s'impose, il s'agite comme un lion en cage, comme un malade pendant la fièvre; il sort à cheval, à pied, il passe une revue, fait une petite guerre, voyage sur l'eau, donne une fête, exerce sa marine; tout cela le même jour; le loisir est ce qu'on redoute le plus à cette cour; d'où je conclus que nulle part on ne s'ennuie davantage. L'Empereur voyage sans cesse; il parcourt au moins quinze cents lieues dans une saison, et il n'admet pas que tout le monde n'ait pas la force de faire ce qu'il fait. L'Impératrice l'aime; elle craint de le quitter, elle le suit tant qu'elle peut, et elle meurt à la peine; elle s'est habituée à une vie toute extérieure. Ce genre de dissipation, devenu nécessaire à son esprit, tue son corps.
Une absence si complète de repos doit nuire à l'éducation des enfants, qui exige du sérieux dans les habitudes des parents. Les jeunes princes ne vivent pas assez isolés pour que la frivolité d'une cour toujours en l'air, l'absence de tout conversation intéressante et suivie, l'impossibilité de la méditation, n'influent pas d'une manière fâcheuse sur leur caractère. Quand on pense à la distribution de leur temps, on doute même de l'esprit qu'ils montrent; comme on craindrait pour l'éclat d'une fleur si sa racine n'était pas dans le terrain qui lui convient. Tout est apparence en Russie, ce qui fait qu'on se défie de tout.
J'ai été présenté ce soir, non par l'ambassadeur de France, mais par le grand-maître des cérémonies de la cour. Tel était l'ordre qu'avait donné l'Empereur et dont j'ai été instruit par M. l'ambassadeur de France. Je ne sais si les choses se sont passées selon l'usage ordinaire, mais c'est ainsi que j'ai été nommé à LL. MM.
Tous les étrangers admis à l'honneur d'approcher de leurs personnes étaient réunis dans un des salons qu'elles devaient traverser pour aller ouvrir le bal. Ce salon se trouve avant la grande galerie nouvellement rebâtie et dorée, et que la cour n'avait pas vue depuis le jour de l'incendie. Arrivés à l'heure indiquée, nous attendîmes assez longtemps l'apparition du maître. Nous étions peu nombreux.
Il y avait près de moi quelques Français, un Polonais, un Genevois et plusieurs Allemands. Le côté opposé du salon était occupé par un rang de dames russes réunies là pour faire leur cour.
L'Empereur nous accueillit tous avec une politesse recherchée et délicate. On reconnaissait du premier coup d'œil un homme obligé et habitué à ménager l'amour-propre des autres. Chacun se sentit classé d'un mot, d'un regard, dans la pensée royale, et dès lors dans l'esprit de tous.
Pour me faire connaître qu'il me verrait sans déplaisir parcourir son empire, l'Empereur me fit la grâce de me dire qu'il fallait aller au moins jusqu'à Moscou et à Nijni, afin d'avoir une juste idée du pays. «Pétersbourg est russe, ajouta-t-il, mais ce n'est pas la Russie.»
Ce peu de mots fut prononcé d'un son de voix qu'on ne peut oublier tant il a d'autorité, tant il est grave et ferme. Tout le monde m'avait parlé de l'air imposant, de la noblesse des traits et de la taille de l'Empereur; personne ne m'avait averti de la puissance de sa voix; cette voix est bien celle d'un homme né pour commander. Il n'y a là ni effort ni étude; c'est un don développé par l'habitude de s'en servir.
L'Impératrice, quand on l'approche, a une expression de figure très-séduisante, et le son de sa voix est aussi doux, aussi pénétrant que la voix de l'Empereur est naturellement impérieuse.
Elle me demanda si je venais à Pétersbourg en simple voyageur. Je lui répondis que oui. «Je sais que vous êtes un curieux, reprit-elle.
—Oui, Madame, répliquai-je, c'est la curiosité qui m'amène en Russie, et cette fois du moins je ne me repentirai pas d'avoir cédé à la passion de parcourir le monde.
—Vous croyez? reprit-elle avec une grâce charmante.
—Il me semble qu'il y a des choses si étonnantes en ce pays que pour les croire il faut les avoir vues de ses yeux.
—Je désire que vous voyiez beaucoup et bien.
—Ce désir de Votre Majesté est un encouragement.
—Si vous pensez du bien, vous le direz, mais inutilement; on ne vous croira pas: nous sommes mal connus et l'on ne veut pas nous connaître mieux.»
Cette parole me frappa dans la bouche de l'Impératrice, à cause de la préoccupation qu'elle décelait. Il me parut aussi qu'elle marquait une sorte de bienveillance pour moi exprimée avec une politesse et une simplicité rares.
L'Impératrice inspire dès le premier abord autant de confiance que de respect; à travers la réserve obligée du langage et des habitudes de la cour, on voit qu'elle a du cœur. Ce malheur lui donne un charme indéfinissable; elle est plus qu'Impératrice, elle est femme.
Elle m'a paru extrêmement fatiguée; sa maigreur est effrayante. Il n'y a personne qui ne dise que l'agitation de la vie qu'elle mène la consumera, et que l'ennui d'une vie plus calme la tuerait.
La fête qui suivit notre présentation est une des plus magnifiques que j'aie vues de ma vie. C'était de la féerie, et l'admiration et l'étonnement qu'inspirait à toute la cour chaque salon de ce palais renouvelé en un an, mêlait un intérêt dramatique aux pompes un peu froides des solennités ordinaires. Chaque salle, chaque peinture était un sujet de surprise pour les Russes eux-mêmes, qui avaient assisté à la catastrophe et n'avaient point revu ce merveilleux séjour depuis qu'à la parole du dieu le temple est ressorti de ses cendres. Quel effort de volonté! pensais-je à chaque galerie, à chaque marbre, à chaque peinture que je voyais. Le style de ces ornements, bien qu'ils fussent refaits d'hier, rappelait le siècle où le palais fut fondé; ce que je voyais me semblait déjà ancien; on copie tout en Russie, même le temps. Ces merveilles inspiraient à la foule une admiration contagieuse; en voyant le triomphe de la volonté d'un homme, et en écoutant les exclamations des autres hommes, je commençais moi-même à m'indigner moins du prix qu'avait coûté le miracle. Si je ressens cette influence au bout de deux jours de séjour, combien ne devons-nous pas d'indulgence à des hommes qui sont nés et qui passent leur vie dans l'air de cette cour!… c'est-à-dire en Russie; car c'est toujours l'air de la cour qu'on y respire d'un bout de l'empire à l'autre. Je ne parle pas des serfs; et ceux-ci mêmes ressentent, par leurs rapports avec le seigneur, quelque influence de la pensée souveraine qui seule anime l'empire; le courtisan, qui est leur maître, est pour eux l'image du maître suprême; l'Empereur et la cour apparaissent aux Russes partout où il y a un homme qui obéit à un homme qui commande.
Ailleurs le pauvre est un mendiant ou un ennemi; en Russie il est toujours un courtisan, il s'y trouve des courtisans à tous les étages de la société; voilà pourquoi je dis que la cour est partout; et qu'il y a entre les sentiments des seigneurs russes et des gentilshommes de la vieille Europe, la différence qu'il y a entre la courtisanerie et l'aristocratie: entre la vanité et l'orgueil, l'un tue l'autre: au reste, le véritable orgueil est rare partout presque autant que la vertu. Au lieu d'injurier les courtisans comme Beaumarchais et tant d'autres l'ont fait, il faut plaindre ces hommes qui, quoi qu'on en dise, ressemblent à tous les hommes. Pauvres courtisans!… ils ne sont pas les monstres des romans ou des comédies modernes ni des journaux révolutionnaires; ils sont tout simplement des êtres faibles, corrompus et corrupteurs, autant mais pas plus que d'autres qui sont moins exposés à la tentation. L'ennui est la plaie des riches; toutefois l'ennui n'est pas un crime: la vanité, l'intérêt sont plus vivement excités dans les cours que partout ailleurs, et ces passions y abrègent la vie. Mais si les cœurs qu'elles agitent sont plus tourmentés, ils ne sont pas plus pervers que ceux des autres hommes, car ils n'ont point cherché, ils n'ont pas choisi leur condition. La sagesse humaine aurait fait un grand pas si l'on parvenait à faire comprendre à la foule combien elle doit de pitié aux possesseurs des faux biens qu'elle envie.
J'en ai vu qui dansaient à la place même où ils avaient pensé périr sous les décombres et où d'autres hommes étaient morts; morts pour amuser la cour au jour fixé par l'Empereur.
Tout cela me paraissait plus extraordinaire encore que beau; d'irrésistibles réflexions philosophiques attristent pour moi toutes les fêtes, toutes les solennités russes: ailleurs la liberté fait naître une gaieté favorable aux illusions, ici le despotisme inspire inévitablement la méditation, qui chasse le prestige, car lorsqu'on se laisse aller à penser on ne se laisse guère éblouir.
L'espèce de danse la plus en usage dans ce pays aux grandes fêtes ne dérange pas le cours des idées: on se promène d'un pas solennel et réglé par la musique; chaque homme mène par la main une femme; des centaines de couples se suivent ainsi processionnellement à travers des salles immenses, en parcourant tout un palais, car le cortége passe de chambre en chambre et serpente au milieu des galeries et des salons au gré du caprice de l'homme qui le conduit: c'est là ce qu'on appelle danser la polonaise. C'est amusant à voir une fois: mais je crois que, pour les gens destinés à danser cela toute leur vie, le bal doit devenir un supplice.
La polonaise de Pétersbourg m'a reporté au congrès de Vienne, où je l'avais dansée en 1814 à la grande redoute. Nulle étiquette n'était observée alors dans ces fêtes européennes; chacun marchait au hasard au milieu de tous les souverains de la Terre. Mon sort m'avait placé entre l'Empereur de Russie (Alexandre) et sa femme, qui était une princesse de Bade. Je suivais la marche du cortège, assez gêné de me sentir malgré moi auprès de personnages si augustes. Tout à coup la file des couples dansants s'arrête, sans qu'on sache pourquoi; la musique continuait. L'Empereur, impatienté, passe la tête par-dessus mon épaule, et s'adressant à l'Impératrice, lui dit du ton le plus brusque: «Avancez donc!» L'Impératrice se retourne, et apercevant derrière moi l'Empereur qui dansait avec une femme pour laquelle il affichait depuis quelques jours une grande passion, elle répondit avec une expression indéfinissable: «Toujours poli!» L'autocrate se mordit les lèvres en me regardant. Le cortège recommença de marcher et la danse continua.
J'ai été ébloui de l'éclat de la grande galerie, elle est aujourd'hui entièrement dorée; elle n'était que peinte en blanc avant l'incendie. Ce désastre a servi le goût qu'a l'Empereur pour les magnificences… royales… ce mot ne dit pas assez: divines approcherait davantage de l'idée que le pouvoir souverain se fait de lui-même en Russie.
Les ambassadeurs de l'Europe entière avaient été invités là pour admirer les merveilleux résultats de ce gouvernement, d'autant plus amèrement critiqué par le vulgaire, qu'il est plus envié, plus admiré des hommes politiques: esprits essentiellement pratiques et qui doivent être frappés d'abord de la simplicité des rouages du despotisme. Un palais, l'un des plus grands du monde, rebâti en un an: quel sujet d'admiration pour des hommes habitués à respirer l'air des cours!
Jamais les grandes choses ne s'obtiennent sans de grands sacrifices; l'unité du commandement, la force, l'autorité, la puissance militaire s'achètent ici par l'absence de la liberté: tandis que la liberté politique et la richesse industrielle ont coûté à la France son antique esprit chevaleresque et la vieille délicatesse de sentiment qu'on appelait autrefois l'honneur national. Cet honneur est remplacé par d'autres vertus moins patriotiques mais plus universelles: par l'humanité, par la religion, par la charité. Tout le monde convient qu'en France aujourd'hui il y a plus de religion qu'au temps où le clergé était tout-puissant. Vouloir conserver des avantages qui s'excluent, c'est perdre ceux qui sont propres à chaque situation. Voilà ce qu'on ne veut pas reconnaître chez nous où l'on s'expose à tout détruire en voulant tout garder. Chaque gouvernement a des nécessités qu'il doit accepter et respecter sous peine d'anéantissement.
Nous voulons être commerçants comme les Anglais, libres comme les Américains, inconséquents comme les Polonais du temps de leurs diètes, conquérants comme les Russes: ce qui équivaut à n'être rien. Le bon sens d'une nation consiste à pressentir d'abord, puis à choisir son but selon son génie, et à ne reculer devant aucun des sacrifices nécessaires pour atteindre ce but indiqué par la nature et par l'histoire.
La France manque de bon sens dans les idées, et de modération dans les désirs.
Elle est généreuse, elle est même résignée: mais elle ne sait pas employer et diriger ses forces. Elle va au hasard. Un pays où depuis Fénelon on n'a fait que parler politique n'est encore aujourd'hui ni gouverné ni administré. On ne rencontre que des hommes qui voient le mal et qui le déplorent: quant au remède, chacun le cherche dans ses passions, et par conséquent personne ne le trouve: car les passions ne persuadent que ceux qui les ont.
Pourtant c'est encore à Paris qu'on mène la plus douce vie: on s'y amuse de tout en frondant tout; à Pétersbourg on s'ennuie de tout en louant tout: au surplus le plaisir n'est pas le but de l'existence; il ne l'est pas même pour les individus, à plus forte raison pour les nations.
Ce qui m'a paru plus admirable encore que la salle de danse du palais d'hiver toute dorée qu'elle est, c'est la galerie où fut servi le souper. Elle n'est pas encore entièrement terminée, mais ce soir les lustres en papier blanc destinés à éclairer provisoirement la nef royale, avaient une forme fantastique qui ne me déplaisait pas. Cette illumination improvisée pour le jour du mariage ne répondait pas sans doute à l'ameublement de ce palais magique, mais elle produisait la clarté du soleil: c'était assez pour moi. Grâce aux progrès de l'industrie on ne sait plus en France ce que c'est qu'une bougie; il me semble qu'il y a encore de véritables chandelles de cire en Russie. La table du souper était éclatante; dans cette fête tout me semblait colossal, tout était innombrable, et je ne savais ce qu'il fallait admirer le plus de l'effet de l'ensemble ou de la grandeur et de la quantité des objets considérés séparément. Mille personnes étaient assises à la fois à cette table servie dans une seule salle.
Parmi ces mille personnes plus ou moins brillantes d'or et de diamants se trouvait le khan des Kirguises que j'avais vu le matin à la chapelle: il était accompagné de son fils et de leur suite; j'ai remarqué aussi une vieille Reine de Géorgie détrônée depuis trente ans. Cette pauvre femme languit sans honneur à la cour de ses vainqueurs. Elle m'inspirerait une profonde pitié si elle ne ressemblait un peu trop à une figure échappée du cabinet de Curtius. Son visage est basané comme celui d'un homme habitué aux fatigues des camps et elle est ridiculement habillée. Nous nous laissons trop aisément aller à rire du malheur quand il nous apparaît sous une forme déplaisante. On voudrait que l'infortune embellît surtout une Reine de Géorgie; il n'en est pas ainsi, au contraire; et les cœurs deviennent bien vite injustes envers ce qui déplaît aux yeux: cette manière de se dispenser de la pitié n'est pas généreuse; mais je l'avoue, je n'ai pu garder mon sérieux en voyant une tête royale coiffée d'une espèce de shako d'où pendait un voile fort singulier; le reste de la personne répondait à la coiffure, et tandis que toutes les dames de la cour étaient en robes à queue, cette Reine d'Orient avait une jupe courte toute surchargée de broderies. Elle faisait rire et elle faisait peur, tant il y avait de mauvais goût dans son ajustement, d'ennui et en même temps de courtisanerie dans sa physionomie, de laideur dans ses traits, de disgrâce dans sa personne. Encore une fois on ne va pas si loin pour se croire obligé de plaindre des gens qui déplaisent.
L'habit national des dames russes à la cour est imposant et vieux de forme. Elles portent sur la tête une espèce de fortification d'une riche étoffe: cette coiffure ressemble à la forme d'un chapeau d'homme dont on aurait diminué la hauteur et retranché le fond qui reste ouvert par-dessus pour laisser voir à nu le derrière de la tête. Ce diadème, haut de plusieurs pouces, encadre agréablement le visage sans le couvrir: il est ordinairement brodé de pierres précieuses et placé au-dessus du front qu'il laisse à découvert. C'est un ornement ancien; il donne à toute la parure un air de noblesse et d'originalité qui sied à merveille aux belles personnes et qui enlaidit singulièrement les laides. Par malheur celles-ci sont en nombre à la cour de Russie, d'où l'on ne se retire guère qu'à la mort: tant les vieilles gens ont d'attache pour les charges qu'ils y remplissent! En général, je vous le répète, la beauté des femmes est rare à Pétersbourg, mais dans le grand monde, la grâce et le charme suppléent le plus souvent à la régularité des traits, à la pureté des formes. Il y a pourtant quelques Géorgiennes qui réunissent les deux avantages. Ces astres brillent au milieu des femmes du Nord comme des étoiles dans la profonde obscurité des nuits méridionales. La forme de la robe de cour, avec ses longues manches et sa queue traînante, donne à toute la personne un aspect oriental qui rend l'ensemble d'un cercle fort imposant.
Un incident assez singulier m'a donné la mesure de la parfaite politesse de l'Empereur.
Pendant le bal un maître des cérémonies avait indiqué à ceux des étrangers qui paraissaient pour la première fois à cette cour la place qui leur était réservée à la table du souper. «Quand vous verrez le bal interrompu, nous avait-il dit à chacun, vous suivrez la foule jusque dans la galerie, là vous trouverez une grande table servie, et alors vous vous dirigerez vers la droite, où vous vous assiérez aux premières places que vous verrez libres.»
Il n'y avait qu'une seule et même table de mille couverts pour le corps diplomatique, les étrangers et toutes les personnes de la cour. Mais en entrant dans la salle, se trouvait à droite et en avant une petite table ronde à huit places.
Un Genevois, jeune homme instruit et spirituel, avait été présenté le soir même, en uniforme de garde national, habit qui d'ordinaire n'est pas agréable aux yeux de l'Empereur; néanmoins ce jeune Suisse paraissait parfaitement à son aise; soit suffisance naturelle, soit aisance républicaine, soit enfin simplicité de cœur, il semblait ne songer ni aux personnes qui l'entouraient ni à l'effet qu'il pouvait produire sur elles. J'enviais sa parfaite sécurité que j'étais loin de partager. Nos manières, quoique fort différentes, eurent le même succès; l'Empereur nous traita également bien l'un et l'autre.
Une personne expérimentée et spirituelle m'avait recommandé d'un ton moitié sérieux, moitié railleur, d'avoir le regard respectueux et l'air timide, si je voulais plaire au maître. Ce conseil était bien superflu, car pour entrer dans la hutte d'un charbonnier et faire connaissance avec lui, j'éprouverais une sorte d'embarras physique: tant la sauvagerie m'est naturelle!! Ce n'est pas pour rien qu'on a du sang allemand; j'eus donc tout naturellement la dose d'embarras et de réserve requise pour rassurer l'inquiète Majesté du Czar qui serait aussi grand qu'il veut le paraître, s'il était moins préoccupé de l'idée qu'on va lui manquer de respect. Nouvelle preuve de ma remarque qu'à cette cour on passe sa vie en répétitions générales! Cette inquiétude de l'Empereur n'est pourtant pas toujours dominante. Voici une preuve de la dignité naturelle de ce prince.
Je vous ai dit que le Genevois, loin de partager ma modestie surannée, n'était rien moins qu'inquiet. Il est jeune et il a l'esprit de son temps: c'est tout simple; aussi admirais-je avec une sorte d'envie son air d'assurance chaque fois que l'Empereur lui parlait.
L'affabilité de Sa Majesté fut bientôt mise par le jeune Suisse à une épreuve plus décisive. Au moment de passer dans la salle du festin, le républicain se dirigeant vers la droite, selon l'instruction qu'il a reçue, fait d'abord attention à la petite table ronde et s'y assied intrépidement tout seul de sa personne, car cette table était vide. Un moment après, la foule des convives étant placée, l'Empereur, suivi de quelques officiers de son étroite intimité, vient s'asseoir à la même table ronde en face du bienheureux garde national de Genève. Je dois vous dire que l'Impératrice n'était pas à cette petite table. Le voyageur reste à sa place avec l'imperturbable sécurité que j'avais déjà tant admirée en lui et qui dans cette circonstance devenait une grâce d'état.
Une place manquait, car l'Empereur ne s'était pas attendu à ce neuvième convive. Mais avec une politesse dont l'élégance parfaite équivaut à la délicatesse d'un bon cœur, il ordonna tout bas à un homme de service d'apporter une chaise et un couvert de plus; ce qui fut exécuté sans bruit et sans trouble.
Placé à l'une des extrémités de la grande table, je me trouvais très-près de celle de l'Empereur, dont le mouvement ne put m'échapper ni par conséquent échapper à celui qui en était l'objet. Mais ce bienheureux jeune homme, loin de se troubler en s'apercevant qu'il s'était placé là contre l'intention du maître, soutint imperturbablement la conversation du souper avec ses deux plus proches voisins. Je me disais, il a peut-être du tact, il ne veut pas faire événement, et sans doute il n'attend que le moment où se lèvera l'Empereur pour aller à lui et pour lui adresser un mot d'explication. Point du tout!… À peine le souper fini, mon homme, loin de s'excuser, semble trouver tout naturel l'honneur qu'il vient de recevoir. Le soir en rentrant chez lui, il aura mis tout bonnement sur son journal «souper avec l'Empereur.» Néanmoins Sa Majesté abrégea le plaisir; et se levant avant les personnes placées à la grande table, elle se mit à se promener derrière nous, tout en exigeant qu'on restât assis. Le grand-duc héritier accompagnait son père: j'ai vu ce jeune prince s'arrêter debout derrière la chaise d'un grand seigneur anglais, le marquis ***, et plaisanter avec le jeune lord ***, fils de ce même marquis. Les étrangers, restant assis comme tout le monde devant le prince et devant l'Empereur, leur répondaient le dos tourné et continuaient de manger.
Cet échantillon de la politesse anglaise vous prouve que l'Empereur de Russie a plus de simplicité dans les manières que n'en ont bien des particuliers maîtres de maison.
Je ne m'attendais guère à éprouver dans ce bal un plaisir tout à fait étranger aux personnes et aux objets qui m'entouraient; je veux parler de l'impression que m'ont toujours causée les grands phénomènes de la nature. La température du jour s'était élevée à 30 degrés, et, malgré la fraîcheur du soir, l'atmosphère du palais pendant la fête était étouffante. En sortant de table, je me réfugiai au plus vite dans l'embrasure d'une fenêtre ouverte. Là, complètement distrait de ce qui m'environnait, je fus tout à coup saisi d'admiration à la vue d'un de ces effets de lumière dont on ne jouit que dans le Nord et pendant la magique clarté des nuits du pôle. Plusieurs étages de nuages orageux très-noirs, très-lourds, partageaient le ciel par zones; il était minuit et demi; les nuits qui recommencent pour Pétersbourg sont encore si courtes qu'à peine a-t-on le temps de les remarquer; à cette heure, l'aube du jour apparaissait déjà dans la direction d'Archangel; le vent de terre était tombé, et, dans les intervalles qui séparaient les bandes de nuages immobiles, on voyait le fond du ciel semblable, tant le blanc en était vif et brillant, à des lames d'argent séparées par de massives guirlandes de broderie. Cette lumière se réfléchissait sur la Néva sans courant, car le golfe, encore agité par l'orage du jour, repoussait l'eau dans le lit du fleuve et donnait à la vaste nappe de cette rivière endormie l'apparence d'une mer de lait ou d'un lac de nacre.
La plus grande partie de Pétersbourg avec ses quais et les aiguilles de ses chapelles s'étendait devant mes yeux; c'était une véritable composition de Breughel de Velours. Les teintes de ce tableau ne peuvent se rendre par des paroles; l'église de Saint-Nicolas avec ses pavillons pour clochers, se détachait en bleu de lapis sur un ciel blanc; les restes d'une illumination éteinte par l'aurore, brillaient encore sous le portique de la Bourse, monument grec qui termine avec une pompe théâtrale une des îles de la Néva, dans l'endroit où le fleuve se partage en deux bras principaux; les colonnes éclairées du monument, dont le mauvais style disparaissait à cette heure et à cette distance, se répétaient dans l'eau du fleuve blanc où elles dessinaient un fronton et un péristyle d'or renversés; tout le reste de la ville était d'un bleu cru comme le toit colorié de l'église de Saint-Nicolas, et comme le lointain des paysages des vieux peintres; ce tableau fantastique, peint sur un fond d'outremer, encadré par une fenêtre dorée, contrastait d'une manière tout à fait surnaturelle avec la lumière des lustres et la pompe de l'intérieur du palais. On eût dit que la ville, le ciel, la mer, que la nature entière voulaient concourir aux splendeurs de cette cour et solenniser la fête donnée à sa fille par le souverain de ces immenses régions. L'aspect du ciel avait quelque chose de si étonnant qu'avec un peu d'imagination on aurait pu croire que des déserts de la Laponie à la Crimée, du Caucase et de la Vistule au Kamtschatka le roi du ciel répondait par quelque signe à l'appel du roi de la terre. Le ciel du Nord est riche en présages. Tout cela était extraordinaire et même beau.
J'étais absorbé dans une contemplation de plus en plus profonde, lorsque je fus réveillé par une voix de femme douce et pénétrante. «Que faites-vous donc là? me dit-elle.—Madame, j'admire; je ne sais faire que cela aujourd'hui.»
C'était l'Impératrice. Elle se trouvait seule avec moi dans l'embrasure de cette fenêtre qui ressemblait à un pavillon ouvert sur la Néva. «Moi, j'étouffe, reprit Sa Majesté, c'est moins poétique; mais vous avez bien raison d'admirer ce tableau, car il est magnifique.» Elle se mit à regarder avec moi:
«—Je suis sûre, ajouta-t-elle, que vous et moi nous sommes les seuls ici à remarquer cet effet de lumière.
—Tout ce que je vois est nouveau pour moi, madame, et je ne me consolerai jamais de n'être pas venu en Russie dans ma jeunesse.
—On est toujours jeune de cœur et d'imagination.» Je n'osais répondre, car l'Impératrice aussi bien que moi n'a plus que cette jeunesse-là, et c'est ce que je ne voulais pas lui faire sentir; elle ne m'aurait pas laissé le temps et je n'aurais pas eu la hardiesse de lui dire combien elle a de dédommagements pour se consoler de la marche du temps. En s'éloignant elle me dit avec la grâce qui la distingue essentiellement: «Je me souviendrai d'avoir souffert et admiré avec vous.» Puis elle ajouta: «Je ne pars pas encore, nous nous reverrons ce soir.»
Je suis lié intimement avec une famille polonaise qui est celle de la femme qu'elle aime le mieux. La baronne ***, née comtesse ***, cette dame élevée en Prusse avec la fille du roi, a suivi la princesse en Russie et ne l'a jamais quittée; elle s'est mariée à Pétersbourg où elle n'a d'autre état que celui d'amie de l'Impératrice. Une telle constance de sentiment les honore toutes deux. La baronne *** aura dit du bien de moi à l'Empereur et à l'Impératrice, et ma timidité naturelle, flatterie d'autant plus fine quelle est involontaire, a complété mon succès.
En sortant de la salle du souper pour passer dans la galerie du bal, je m'approchai encore d'une fenêtre. Elle ouvrait sur la cour intérieure du palais; j'eus là un spectacle d'un tout autre genre, mais aussi peu attendu, aussi surprenant que le lever de l'aurore dans le beau ciel de Pétersbourg. C'est la vue de la grande cour du palais d'hiver; elle est carrée comme celle du Louvre. Pendant le bal, toute cette enceinte s'était remplie peu à peu de peuple; les lueurs du crépuscule devenaient de plus en plus distinctes, et le jour paraissait; en voyant cette foule muette d'admiration, ce peuple immobile, silencieux, et pour ainsi dire fasciné par les splendeurs du palais de son maître, humant avec un respect timide, avec une sorte de joie animale les émanations du royal festin, j'éprouvai une impression de plaisir. Enfin j'avais trouvé de la foule en Russie; je ne voyais là-bas que des hommes; pas un pouce de terrain ne paraissait, tant la presse était grande… Néanmoins dans les pays despotiques tous les divertissements du peuple me paraissent suspects quand ils concourent à ceux du prince; la crainte et la flatterie des petits, l'orgueil et l'hypocrite générosité des grands, sont les seuls sentiments que je crois réels entre des hommes qui vivent sous le régime de l'autocratie russe.
Au milieu des fêtes de Pétersbourg, je ne puis oublier le voyage en Crimée de l'Impératrice Catherine et les façades de villages figurées de distance en distance en planches et en toiles peintes, à un quart de lieue de la route, pour faire croire à la souveraine triomphante que le désert s'était peuplé sous son règne. Des préoccupations semblables possèdent encore les esprits russes; chacun masque le mal et figure le bien aux yeux du maître. C'est une permanente conjuration de sourires conspirant contre la vérité en faveur du contentement d'esprit de celui qui est censé vouloir et agir pour le bien de tous; l'Empereur est le seul homme de l'Empire qui soit vivant; car manger ce n'est pas vivre!…
Il faut convenir pourtant que ce peuple restait là presque volontairement; rien ne me semblait le forcer à venir sous les fenêtres de l'Empereur pour sembler s'amuser; il s'amusait donc, mais du seul plaisir de ses maîtres; il s'amusait moult tristement, comme dit Froissart. Toutefois, les coiffures des femmes, les belles robes de drap et les éclatantes ceintures de laine ou de soie des hommes vêtus à la russe, c'est-à-dire à la persane, la diversité des couleurs, l'immobilité des personnes me faisaient l'illusion d'un immense tapis de Turquie jeté d'un bout de la cour à l'autre par ordre du magicien qui préside ici à tous les miracles. Un parterre de têtes, tel était le plus bel ornement du palais de l'Empereur pendant la première nuit des noces de sa fille; ce prince pensait là-dessus comme moi, car il fit remarquer complaisamment aux étrangers cette foule sans acclamations, qui témoignait par sa présence seule de la part qu'elle prenait au bonheur de ses maîtres. C'était l'ombre d'un peuple à genoux devant des dieux invisibles. Leurs Majestés sont les divinités de cet Élysée dont les habitants, pliés à la résignation, se forgent une félicité admirative toute composée de privations et de sacrifices.
Je m'aperçois que je parle ici comme les radicaux parlent à Paris; démocrate en Russie, je n'en suis pas moins, en France, un aristocrate obstiné; c'est qu'un paysan des environs de Paris, un petit bourgeois de chez nous, est plus libre que ne l'est un seigneur en Russie. Il faut voyager pour apprendre à quel point le cœur humain est sujet aux effets d'optique. Cette expérience confirme l'observation de madame de Staël, qui disait qu'en France «on est toujours ou le jacobin ou l'ultra de quelqu'un.»
Je suis rentré chez moi étourdi de la grandeur et de la magnificence de l'Empereur, et plus étonné encore de l'admiration désintéressée du peuple pour des biens qu'il n'a pas, qu'il n'aura jamais et qu'il n'ose même pas regretter. Si je ne voyais tous les jours combien la liberté enfante d'ambitieux égoïstes, j'aurais peine à croire que le despotisme pût faire tant de philosophes désintéressés.
LETTRE DOUZIÈME.
Note.—Agitation de la vie à Pétersbourg.—Point de foule.—L'Empereur vraiment Russe.—L'Impératrice: son affabilité.—Importance qu'on attache en Russie à l'opinion des étrangers.—Comparaison de Paris et de Pétersbourg.—Définition de la politesse.—Fête au palais Michel.—La grande-duchesse Hélène.—Sa conversation.—Éclat des bals où les hommes sont en uniforme.—Illumination ingénieuse.—Verdure éclairée.—Musique lointaine.—Bosquet dans une galerie.—Jet d'eau dans la salle de bal.—Plantes exotiques.—Décoration toute en glaces.—Salle de danse.—Asile préparé pour l'Impératrice.—Résultat de la démocratie.—Ce qu'en penseront nos neveux.—Conversation intéressante avec l'Empereur.—Tour de son esprit.—La Russie expliquée.—Travaux qu'il entreprend au Kremlin.—Sa délicatesse.—Anecdote plaisante en note.—Politesse anglaise.—Le bal de l'Impératrice pour la famille d'***.—Portrait d'un Français.—M. de Barante.—Le grand chambellan.—Inadvertance d'un de ses subordonnés.—Dure réprimande de l'Empereur.—Difficulté qu'on trouve à voir les choses en Russie.
NOTE.
La lettre qu'on va lire a été portée de Pétersbourg à Paris par une personne sûre, et l'ami à qui elle était adressée me l'a conservée à cause de quelques détails qui lui ont paru curieux. Si le ton est plus louangeur que celui des lettres que je gardais, c'est parce qu'une trop grande sincérité aurait pu en certaine occurrence compromettre la personne obligeante qui m'avait offert de porter ma relation. Je me suis donc cru obligé dans cette lettre, mais seulement dans celle-ci, d'outrer le bien et d'atténuer le mal: ceci est un aveu, mais le moindre déguisement serait une faute dans un ouvrage dont le prix tient uniquement à l'exactitude scrupuleuse de l'écrivain. La fiction gâte le récit d'un voyage, par la même raison qu'un fait réel encadré et par conséquent plus ou moins dénaturé dans une œuvre d'imagination, la dépare.
Je désire donc que cette lettre soit lue avec un peu plus de précaution que les autres, et surtout qu'on n'en passe pas les notes qui lui servent de correctif.
Pétersbourg, ce 19 juillet 1839.
Le croirez-vous? il y a cinq jours que j'ai reçu votre lettre du 1er juillet, et, sans exagération, je n'ai pas eu le temps d'y répondre. Je n'aurais pu le prendre que sur mes nuits: mais avec les mortelles chaleurs de Laponie qui nous accablent, ne pas dormir serait dangereux.
Il faut être Russe et même Empereur pour résister à la fatigue de la vie de Pétersbourg en ce moment: le soir, des fêtes telles qu'on n'en voit qu'en Russie, le matin des félicitations de cour, des cérémonies, des réceptions ou bien des solennités publiques, des parades sur mer et sur terre: un vaisseau de 120 canons lancé dans la Néva devant toute la cour doublée de toute la ville: voilà ce qui absorbe mes forces et occupe ma curiosité. Avec des jours ainsi remplis, la correspondance devient impossible.
Quand je vous dis que la ville et la cour réunies ont vu lancer un vaisseau dans la Néva, le plus grand vaisseau qu'elle ait porté, ne vous figurez pas pour cela qu'il y eût foule à cette fête navale. L'espace est ce qui manque le moins aux Russes et ce qui leur nuit le plus; les quatre ou cinq cent mille hommes qui habitent Pétersbourg sans le peupler, se perdent dans la vague enceinte de cette ville immense dont le cœur est de granit et d'airain, le corps de plâtre et de mortier, et dont les extrémités sont de bois peint et de planches pourries. Ces planches sont plantées en guise de murailles, autour d'un marais désert[5]. Colosse aux pieds d'argile, cette ville d'une magnificence fabuleuse, ne ressemble à aucune des capitales du monde civilisé, quoique pour la bâtir on les ait copiées toutes: mais l'homme a beau aller chercher ses modèles au bout du monde, le sol et le climat sont ses maîtres, ils le forcent à faire du nouveau, même quand il ne voudrait que reproduire l'antique. J'ai vu le congrès de Vienne, mais je ne me souviens d'aucune réunion comparable pour la richesse des pierreries, des habits, pour la variété, le luxe des uniformes, ni pour la grandeur et l'ordonnance de l'ensemble, à la fête donnée par l'Empereur le soir du mariage de sa fille, dans ce même palais d'hiver brûlé il y a un an et qui renaît de ses cendres à la voix d'un seul homme.
Pierre-le-Grand n'est pas mort! Sa force morale vit toujours, agit toujours: Nicolas est le seul souverain russe qu'ait eu la Russie depuis le fondateur de sa capitale.
Vers la fin de la soirée donnée à la cour pour célébrer les noces de la grande-duchesse Marie, comme je me tenais à l'écart selon mon usage, l'Impératrice m'a fait chercher dans tout le bal pendant un quart d'heure par des officiers de service qui ne me trouvaient pas. J'étais absorbé par la beauté du ciel, et j'admirais la nuit, appuyé contre la fenêtre où l'Impératrice m'avait laissé. Depuis le souper je n'avais quitté cette place qu'un instant pour me trouver sur le passage de Leurs Majestés; mais n'ayant pas été aperçu j'étais retourné dans l'espèce de tribune d'où je contemplais à loisir le poétique spectacle d'un lever de soleil sur une grande ville pendant un bal de cour. Les officiers qui me cherchaient par ordre m'aperçurent enfin dans ma cachette, et se hâtèrent de me mener près de l'Impératrice qui m'attendait. Elle eut la bonté de me dire devant toute la cour: «M. de Custine, il y a bien longtemps que je vous demande, pourquoi me fuyez-vous?
—Madame, je me suis placé deux fois sur le passage de Votre Majesté, elle ne m'a pas vu.
—C'est votre faute, car je vous cherchais depuis que je suis rentrée dans la salle de bal. Je tiens à ce que vous voyiez ici toutes choses en détail, afin que vous emportiez de la Russie une opinion qui puisse rectifier celle des sots et des méchants.
—Madame, je suis loin de m'attribuer ce pouvoir; mais si mes impressions étaient communicatives, bientôt la France regarderait la Russie comme le pays des fées.
—Il ne faut pas vous en tenir aux apparences, vous devez juger le fond des choses car vous avez tout ce qu'il faut pour cela. Adieu, je ne voulais que vous dire bonsoir, la chaleur me fatigue; n'oubliez pas de vous faire montrer dans le plus grand détail mes nouveaux appartements, ils ont été refaits sur les idées de l'Empereur. Je donnerai des ordres pour qu'on vous fasse tout voir.»
En sortant elle me laissa l'objet de la curiosité générale et de la bienveillance apparente des assistants.
Cette vie de la cour est si nouvelle pour moi qu'elle m'amuse: c'est un voyage dans l'ancien temps; je me crois à Versailles et reculé d'un siècle. La politesse et la magnificence, c'est ici le naturel; vous voyez combien Pétersbourg est loin de notre Paris actuel. Il y a du luxe à Paris, de la richesse, de l'élégance même; mais il n'y a plus ni grandeur ni urbanité: depuis la première révolution nous habitons un pays conquis où les spoliateurs et les spoliés se sont abrités ensemble, comme ils ont pu. Pour être poli, il faut avoir quelque chose à donner: la politesse est l'art de faire aux autres les honneurs des avantages qu'on possède, de son esprit, de ses richesses, de son rang, de son crédit et de tout autre moyen de plaisir: être poli, c'est savoir offrir et accepter avec grâce: mais quand personne n'a rien d'assuré, personne ne peut rien donner. En France, aujourd'hui rien ne s'échange de gré à gré, tout s'arrache à l'intérêt, à l'ambition ou à la peur. La conversation même tombe à plat, dès qu'un secret calcul ne l'anime pas. L'esprit n'a de valeur que d'après le parti qu'on en peut tirer.
La sécurité dans les conditions est la première base de l'urbanité dans les rapports de la société et la source des saillies de l'esprit dans la conversation.
A peine reposés du bal de la cour, nous avons eu hier une autre fête au palais Michel chez la grande-duchesse Hélène, belle-sœur de l'Empereur, femme du grand-duc Michel et fille du prince Paul de Wurtemberg qui habite Paris. Elle passe pour l'une des personnes les plus distinguées de l'Europe, sa conversation est extrêmement intéressante. J'ai eu l'honneur de lui être présenté avant le bal; dans ce premier moment elle ne m'a dit qu'un mot; mais pendant la soirée, elle m'a donné plusieurs fois l'occasion de causer avec elle. Voici ce que j'ai retenu de ses gracieuses paroles:
«On m'a dit que vous aviez à Paris et à la campagne une société fort agréable.
—Oui, Madame, j'aime les personnes d'esprit, et leur conversation est mon plus grand plaisir; mais j'étais loin de penser que Votre Altesse impériale pût savoir ce détail.
—Nous connaissons Paris et nous savons qu'il s'y trouve peu de gens qui comprennent bien le temps actuel, tout en conservant le souvenir du temps passé. C'est sans doute de ces esprits-là qu'on rencontre chez vous. Nous aimons par leurs ouvrages plusieurs des personnes que vous voyez habituellement, surtout madame Gay et sa fille, madame de Girardin.
—Ces dames sont bien spirituelles et bien distinguées; j'ai le bonheur d'être leur ami.
—Vous avez là pour amis des esprits fort supérieurs.»
Rien n'est si rare que de se croire obligé d'être modeste pour les autres, c'est pourtant une nuance de sentiment que j'éprouvai en ce moment. Vous me direz que de toutes les modesties c'est celle qui coûte le moins à manifester. Égayez-vous là-dessus tant qu'il vous plaira, il n'en est pas moins vrai qu'il me semblait que j'aurais manqué de délicatesse en livrant trop crûment mes amis à une admiration dont mon amour-propre eût profité. À Paris, j'aurais dit tout net ce que je pensais, à Pétersbourg, je craignais d'avoir l'air de me faire valoir moi-même sous prétexte de rendre justice aux autres. La grande-duchesse insista: elle reprit:
«Nous lisons avec grand plaisir les livres de madame Gay, que vous en semble?
—Il me semble, Madame, qu'on y retrouve la société d'autrefois peinte par une personne qui la comprend.
—Pourquoi madame de Girardin n'écrit-elle plus?
—Madame de Girardin est poëte, Madame, et pour un poëte, se taire c'est travailler.
—J'espère que telle est la cause de son silence, car avec cet esprit d'observation et ce beau talent poétique il serait dommage qu'elle ne fît plus que des ouvrages éphémères[6].»
Dans cet entretien, je devais m'imposer la loi de ne faire qu'écouter et répondre; mais je m'attendais à ce que d'autres noms prononcés par la grande-duchesse vinssent encore flatter mon orgueil patriotique et mettre ma réserve d'ami à de nouvelles épreuves.
Mon attente fut trompée; la grande-duchesse qui passe sa vie dans le pays du tact par excellence, sait mieux que moi sans doute ce qu'il faut dire et ce qu'il faut taire; craignant également la signification de mes paroles et celle de mon silence, elle ne prononça pas un mot de plus sur notre littérature contemporaine.
Il est certains noms dont le son seul troublerait l'égalité d'âme et l'uniformité de pensée imposée despotiquement à tout ce qui veut vivre à la cour de Russie.
Voilà ce que je vous prie d'aller lire à mesdames Gay et de Girardin: je n'ai pas la force de recommencer ce récit dans une autre lettre, ni matériellement le temps d'écrire à personne. Mais, une fois pour toutes, je veux vous décrire les fêtes magiques auxquelles j'assiste ici chaque soir.
Chez nous les bals sont déparés par le triste habit des hommes, tandis que les uniformes variés et brillants des officiers russes donnent un éclat particulier aux salons de Pétersbourg. En Russie, la magnificence de la parure des femmes se trouve en accord avec l'or des habits militaires: et les danseurs n'ont pas l'air d'être les garçons apothicaires ou les clercs de procureur de leurs danseuses.
La façade extérieure du palais Michel, du côté du jardin, est ornée dans toute sa longueur d'un portique à l'italienne. Hier, on avait profité d'une chaleur de 26 degrés pour illuminer les entre-colonnements de cette galerie extérieure par des groupes de lampions d'un effet original. Ces lampions étaient de papier et ils avaient la forme de tulipes, de lyres, de vases… C'était élégant et nouveau.
A chaque fête que donne la grande-duchesse Hélène, elle imagine, m'a-t-on dit, quelque chose d'inconnu ailleurs; une telle réputation doit lui peser, car elle est difficile à soutenir. Aussi cette princesse, si belle, si spirituelle et qui est célèbre en Europe pour la grâce de ses manières et l'intérêt de sa conversation, m'a-t-elle paru moins naturelle et plus contrainte que les autres femmes de la famille Impériale. C'est un lourd fardeau à porter dans une cour que le renom d'une femme bel esprit. Celle-ci est une personne élégante, distinguée, mais elle a l'air de s'ennuyer: peut-être eût-elle vécu plus heureuse, si, née avec du bon sens, peu d'esprit et point d'instruction, elle fût restée une princesse allemande renfermée dans le cercle monotone des événements d'une petite souveraineté. L'obligation de faire les honneurs de la littérature française à la cour de l'Empereur Nicolas m'épouvante pour la grande-duchesse Hélène.
La lumière des groupes de lampions se reflétait d'une manière pittoresque sur les colonnes du palais et jusque sur les arbres du jardin. Il était rempli de peuple. Dans les fêtes de Pétersbourg le peuple sert d'ornement, comme une collection de plantes rares embellit une serre chaude. Du fond des massifs plusieurs orchestres exécutaient des symphonies militaires et se répondaient au loin avec une harmonie admirable. Des groupes d'arbres illuminés à feux couverts produisaient un effet charmant: rien n'est fantastique comme la verdure éclairée pendant une belle nuit. Hier il a recommencé à faire presque noir durant près d'une heure: de onze heures et demie à minuit et demi.
L'intérieur de la grande galerie où l'on dansait était tapissé avec un luxe merveilleux; quinze cents caisses et pots de fleurs des plus rares formaient un bosquet odorant. On voyait à l'une des extrémités de la salle, au plus épais d'un taillis de plantes exotiques, un bassin d'eau fraîche et limpide d'où jaillissait une gerbe sans cesse renaissante. Ces jets d'eau éclairés par des faisceaux de bougies, brillaient comme une poussière de diamants et rafraîchissaient l'air toujours agité par d'énormes branches de palmiers humides de pluie et de bananiers luisants de rosée, dont le vent de la valse secouait les perles sur la mousse du bosquet odorant. On aurait dit que toutes ces plantes étrangères, dont la racine était cachée sous un tapis de verdure, croissaient là dans leur terrain, et que le cortège des danseuses et des danseurs du Nord se promenait par enchantement sous les forêts des tropiques. On croyait rêver. Ce n'était pas seulement du luxe, c'était de la poésie. L'éclat de cette magique galerie était centuplé par une profusion de glaces que je n'avais encore vue nulle part. Les fenêtres donnant sur le portique dont je vous ai décrit l'ingénieuse illumination, restaient ouvertes à cause de la chaleur excessive de cette nuit d'été; mais, hors celles qui servaient d'issues, toutes les baies étaient cachées par d'énormes écrans dorés, à glaces d'un seul morceau, et le pied des écrans disparaissait dans des corbeilles de fleurs; les dimensions de ces miroirs encadrés de dorures et rehaussés d'un nombre immense de bougies, m'ont paru prodigieuses. On croyait voir les portes d'un palais de fées. Ces glaces s'adaptaient comme des pièces de marqueterie à l'embrasure de la croisée qu'elles étaient destinées à dissimuler; c'étaient des rideaux de diamant bordés d'or. Remarquez que la hauteur de la galerie est considérable, et que les jours dont elle est percée sont extrêmement larges. Les glaces remplissaient ces ouvertures sans toutefois intercepter entièrement l'air, car on avait laissé entre les écrans et les châssis ouverts un intervalle de plusieurs pouces, qui ne paraissait pas et qui suffisait cependant pour rafraîchir la température. Sur le panneau opposé à la galerie du jardin, on avait également appliqué des glaces à cadres dorés, de même grandeur que celles des croisées correspondantes. Cette salle est longue comme la moitié du palais. Vous pouvez vous figurer l'effet d'une telle magnificence. On ne savait où l'on était; les limites avaient disparu; tout devenait espace, lumière, dorure, fleurs, reflet, illusion: le mouvement de la foule et la foule elle-même se multipliaient à l'infini. Chacun des acteurs de cette scène en valait cent, tant les glaces produisaient d'effet. Ce palais de cristal sans ombres est fait pour une fête; il me paraissait que le bal fini, la salle allait disparaître avec les danseurs. Je n'ai rien vu de plus beau, mais le bal ressemblait à d'autres bals et ne répondait pas à la décoration extraordinaire de l'édifice. Je m'étonnais que ce peuple de danseurs n'imaginât pas quelque chose de nouveau à jouer sur un théâtre si différent de tous les lieux où l'on a coutume de danser et de s'ennuyer sous le prétexte de se réjouir. J'aurais voulu voir là des quadrilles, des surprises, des apparitions, des ballets, des théâtres mobiles. Il me semble qu'au moyen âge l'imagination avait plus de part aux divertissements de cour. Je n'ai vu danser au palais Michel que des polonaises, des valses et de ces contredanses dégénérées qu'on appelle des quadrilles dans le français-russe; même les mazourkes qu'on danse à Pétersbourg sont moins gaies et moins gracieuses que les vraies danses de Varsovie. La gravité russe ne pourrait s'accommoder de la vivacité, de la verve et de l'abandon des danses vraiment polonaises.
Sous les ombrages parfumés de la galerie que je vous ai décrite, l'Impératrice venait se reposer après chaque polonaise; elle trouvait là un abri contre la chaleur du jardin illuminé dont l'air, pendant cette orageuse nuit d'été, était tout aussi étouffant que celui de l'intérieur du palais.
Dans cette fête, j'ai eu le loisir de comparer les deux pays, et mes observations n'étaient pas à l'avantage de la France. La démocratie doit nuire à l'ordonnance d'une grande assemblée; la fête du palais Michel s'embellissait de tous les hommages, de tous les soins dont la souveraine était l'objet. Il faut une reine aux divertissements élégants, mais l'égalité a tant d'autres avantages qu'on peut bien lui sacrifier le luxe des plaisirs; c'est ce que nous faisons en France avec un désintéressement méritoire; seulement je crains que nos arrière-neveux n'aient changé d'avis quand le temps sera venu de jouir des perfectionnements préparés pour eux par des grands-pères trop généreux. Qui sait alors si ces générations, détrompées, ne diront pas en parlant de nous: «Séduits par une éloquence fausse, ils furent vaguement fanatiques et nous ont rendus positivement misérables?»
Quoi qu'il en puisse être de cet avenir américain tant promis à l'Europe, je ne saurais assez vous faire admirer la fête du palais Michel. Admirez donc de toutes vos forces, et ce que je vous décris et ce que je ne puis vous peindre.
Avant l'heure du souper l'Impératrice assise sous son dais de verdure exotique me fit signe de m'approcher d'elle: à peine avais-je obéi que l'Empereur vint près du bassin magique dont la gerbe d'eau jaillissante nous éclairait de ses diamants en nous rafraîchissant de ses émanations embaumées. Il me prit par la main pour me mener à quelques pas du fauteuil de sa femme, et là il voulut bien causer avec moi plus d'un quart d'heure sur des choses intéressantes; car ce prince ne vous parle pas comme beaucoup d'autres princes, seulement pour qu'on voie qu'il vous parle.
Il me dit d'abord quelques mots sur la belle ordonnance de la fête. Je lui répondis «qu'avec une vie aussi active que la sienne, je m'étonnais qu'il pût trouver du temps pour tout et même pour partager les plaisirs de la foule.
—Heureusement, reprit-il, que la machine administrative est fort simple dans mon pays: car avec des distances qui rendent tout difficile, si la forme du gouvernement était compliquée, la tête d'un homme n'y suffirait pas.»
J'étais surpris et flatté de ce ton de franchise; l'Empereur qui, mieux que personne, entend ce qu'on ne lui dit pas, continua en répondant à ma pensée: «Si je vous parle de la sorte, c'est parce que je sais que vous pouvez me comprendre: nous continuons l'œuvre de Pierre-le-Grand.
—Il n'est pas mort, Sire, son génie et sa volonté gouvernent encore la
Russie.»
Quand on cause en public avec l'Empereur, un grand cercle de courtisans se forme à une distance respectueuse. De là personne ne peut entendre ce que dit le maître sur lequel s'arrêtent cependant tous les regards.
Ce n'est pas le prince qui vous embarrasse quand il vous fait l'honneur de vous parler, c'est sa suite.
L'Empereur reprit: «Cette volonté est bien difficile à faire exécuter: la soumission vous fait croire à l'uniformité chez nous, détrompez-vous; il n'y a pas de pays où il y ait autant de diversité de races, de mœurs, de religion et d'esprit qu'en Russie. La variété reste au fond, l'uniformité est à la superficie: et l'unité n'est qu'apparente. Vous voyez là près de nous vingt officiers: les deux premiers seuls sont Russes, les trois suivants sont des Polonais réconciliés, une partie des autres sont Allemands, il y a jusqu'à des khans de Kirguises qui m'amènent leurs fils pour les faire élever parmi mes cadets: en voici un,» me dit-il en me montrant du doigt un petit singe chinois dans son bizarre costume de velours tout chamarré d'or; cet enfant de l'Asie était coiffé d'un haut bonnet droit, pointu, à grands rebords arrondis et retroussés, semblable à la coiffure d'un escamoteur.
«Là deux cent mille enfants sont élevés et instruits à mes frais avec cet enfant.
—Sire, tout se fait en grand en Russie: tout y est colossal.
—Trop colossal pour un homme.
—Quel homme fut jamais plus près de son peuple?
—Vous parlez de Pierre-le-Grand?
—Non, Sire.
—J'espère que vous ne vous bornerez pas à voir Pétersbourg: quel est votre plan de voyage dans mon pays?
—Sire, je désire partir aussitôt après la fête de Péterhoff.
—Pour aller?
—A Moscou et à Nijni.
—C'est bien; mais vous vous y prenez trop tôt: vous quitterez Moscou avant mon arrivée, cependant j'aurais été bien aise de vous y voir.
—Sire, ce mot de Votre Majesté me fera changer de projet.
—Tant mieux, nous vous montrerons les nouveaux travaux que nous faisons au Kremlin. Mon but est de rendre l'architecture de ces vieux édifices plus conformé à l'usage qu'on en fait aujourd'hui; le palais trop petit devenait incommode pour moi: vous assisterez aussi à une cérémonie curieuse dans la plaine de Borodino: j'y dois poser la première pierre d'un monument que je fais élever en commémoration de cette bataille.»
Je gardais le silence et sans doute l'expression de mon visage devint sérieuse. L'Empereur fixa ses yeux sur moi, puis il reprit d'un ton de bonté et avec une nuance de délicatesse et même de sensibilité qui me toucha: «le spectacle des manœuvres au moins vous intéressera.—Sire, tout m'intéresse en Russie.»
J'ai vu le vieux marquis D** qui n'a qu'une jambe, danser la polonaise avec l'Impératrice; tout estropié qu'il est il peut marcher cette danse qui n'est qu'une procession solennelle. Il est venu ici avec ses fils: ils voyagent vraiment en grands seigneurs: un yacht à eux les a portés de Londres jusqu'à Pétersbourg où ils se sont fait envoyer des chevaux anglais et des voitures anglaises en grand nombre. Leurs équipages sont les plus élégants s'ils ne sont les plus riches de Pétersbourg: on traite ici ces voyageurs avec une bienveillance marquée: ils vivent dans l'intimité de la famille Impériale; le goût de la chasse et les souvenirs du voyage de l'Empereur à Londres quand il était grand-duc ont établi entre lui et le marquis D*** cette espèce de familiarité qui me paraît devoir être plus agréable aux princes qu'aux particuliers devenus l'objet d'une telle faveur. Où l'amitié est impossible l'intimité me semble gênante. On dirait quelquefois à voir les manières des fils du marquis envers les personnes de la famille Impériale qu'ils pensent là-dessus comme moi. Si la franchise gagne les hommes de cour, où la louange se réfugiera-t-elle et la politesse avec elle[7]?
Vous ne sauriez vous faire une idée de l'agitation de la vie que nous menons ici: le spectacle seul de tant de mouvement serait pour moi une fatigue.
Le jeune *** est à Pétersbourg, nous nous rencontrons partout, et avec plaisir: c'est le type du Français actuel, mais vraiment bien élevé. Il me paraît enchanté de tout: ce contentement est si naturel, qu'il est communicatif, aussi je crois que ce jeune homme plaît autant qu'il veut plaire; il voyage bien, il a de l'instruction, recueille beaucoup de faits qu'il suppute mieux qu'il ne les classe, car à son âge on chiffre plus qu'on n'observe. Il est très-fort sur les dates, les mesures, les nombres et quelques autres données positives, ce qui fait que sa conversation m'intéresse et m'instruit. Mais quelle conversation variée que celle de notre ambassadeur! Que d'esprit de trop pour les affaires, et combien la littérature le regretterait si le temps qu'il donne à la politique n'était encore une étude dont les lettres profiteront plus tard. Jamais homme ne fut mieux à sa place, et ne parut moins occupé de son rôle; de la capacité sans importance: voilà aujourd'hui, ce me semble, la condition du succès pour tout Français occupé d'affaires publiques. Personne, depuis la Révolution de Juillet, n'a rempli aussi bien que M. de Barante la charge difficile d'ambassadeur de France à Pétersbourg.
Je joins ici le cérémonial observé pour toutes les fêtes du mariage de la grande-duchesse Marie. Cette lecture vous ennuiera comme celle de tout cérémonial. Mais il n'y a rien que de curieux dans un pays si éloigné du nôtre. La Russie est tellement inconnue chez nous, que les descriptions qu'on nous en fait nous intéressent toujours. La ressemblance de certaines choses m'étonne autant que la différence de certaines autres, et la comparaison entre deux pays séparés par une telle distance, et rapprochés par une influence mutuelle, ne peut manquer de piquer vivement la curiosité[8].
Le grand chambellan est mort avant le mariage. Cette charge vient d'être donnée au comte Golowkin, ancien ambassadeur de Russie en Chine, où il n'a pu pénétrer. Ce seigneur est entré en fonctions à l'occasion des fêtes du mariage, et il a moins d'expérience que n'en avait son prédécesseur. Un jeune chambellan, nommé par lui, vient d'encourir la colère de l'Empereur, et d'exposer son chef à une réprimande un peu sévère. C'était au bal de la grande-duchesse Hélène.
L'Empereur causait avec l'ambassadeur d'Autriche. Le jeune chambellan reçoit de la grande-duchesse Marie l'ordre d'aller inviter, de sa part, cet ambassadeur à danser avec elle. Dans son zèle, le pauvre débutant, rompant le cercle que je vous ai décrit, arrive intrépidement jusqu'à la personne de l'Empereur pour dire devant Sa Majesté elle-même à l'ambassadeur d'Autriche: «Monsieur le comte, madame la duchesse de Leuchtenberg vous prie à danser pour la première polonaise.»
L'Empereur, choqué de l'ignorance du nouveau chambellan, lui dit très-haut: «Vous venez d'être nommé à votre charge, Monsieur, apprenez donc à la remplir: d'abord ma fille ne s'appelle pas la duchesse de Leuchtenberg; elle s'appelle la grande-duchesse Marie[10]; ensuite vous devez savoir qu'on ne vient pas m'interrompre quand je cause avec quelqu'un[11].
Le nouveau chambellan qui recevait cette dure réprimande de la bouche même du maître, était malheureusement un pauvre gentilhomme polonais. La rigidité de l'Empereur ne se contenta pas de ce peu de mots: il fit appeler le grand chambellan, et lui recommanda d'être à l'avenir plus circonspect dans ses choix.
Cette scène rappelle ce qui se passait assez souvent à la cour de l'Empereur Napoléon. Les Russes achèteraient bien cher un passé de quelques siècles!
J'ai quitté le bal du palais Michel de fort bonne heure; en sortant, je m'arrêtai sur l'escalier, où j'aurais voulu demeurer: c'était un bois d'orangers en fleurs. Je n'ai rien vu de plus magnifique, de mieux ordonné que cette fête; mais je ne connais rien de si fatigant que l'admiration prolongée, surtout quand elle ne porte ni sur les phénomènes de la nature, ni sur les ouvrages de l'art.
Je vous quitte pour aller dîner chez un officier russe, le jeune comte de ***, qui m'a mené ce matin au cabinet de minéralogie, le plus beau, je crois, de l'Europe; car les mines de l'Oural sont d'une richesse incomparable. On ne peut rien voir seul ici; une personne du pays est toujours avec vous pour vous faire les honneurs des établissements publics, et il y a dans l'année peu de jours favorables pour les bien voir. L'été, on replâtre les édifices dégradés par le froid; l'hiver, on va dans le monde, on danse, quand on ne gèle pas. Vous croirez que j'exagère, si je vous dis qu'on ne voit guère mieux la Russie à Pétersbourg qu'en France. Dégagez cette observation de sa forme paradoxale, vous aurez la vérité pure. Il est certain qu'il ne suffit pas de venir dans ce pays pour le connaître. Sans protection, vous n'auriez l'idée de rien, et souvent la protection vous tyrannise et vous expose à prendre des idées fausses[12].
LETTRE TREIZIÈME.
Ton des femmes de la cour.—Races diverses.—Les Finois.—Une représentation en gala à l'Opéra.—Entrée de l'Empereur et de sa cour dans la loge Impériale.—Aspect imposant de ce prince.—Son avènement au trône.—Courage de l'Impératrice.—Récit de cette scène par l'Empereur lui-même.—Nobles sentiments.—Révolution subite opérée dans son caractère.—Supercherie des conspirateurs.—Second portrait de l'Empereur.—Suite de sa conversation.—Maladie de l'Impératrice.—Opinion de l'Empereur sur les trois gouvernements: républicain, despotique, représentatif.—Sincérité de son langage.—Fête chez la duchesse d'Oldenbourg.—Bal magnifiquement champêtre.—Souper.—Bonhomie obligée des diplomates.—Parquet en plein air.—Luxe de fleurs exotiques.—Lutte des Russes contre la nature.—Mot d'un courtisan de l'Impératrice Catherine.—L'amie de l'Impératrice.—De quoi se compose une foule populaire en Russie.—L'Empereur cause avec moi à plusieurs reprises.—Affabilité souveraine.—Belles paroles de l'Empereur.—Quel est l'homme de l'empire qui m'inspire le plus de confiance.—Pourquoi.—L'aristocratie est le seul rempart de la liberté.—Résumé de mes jugements divers sur l'Empereur.—Esprit des courtisans.—Grands seigneurs sous le despotisme.—Parallèle de l'autocratie et de la démocratie.—Moyens divers pour arriver au même but.—Problème insoluble.—Restriction en faveur de la France.—Le spectacle en gala.—Les artistes à Pétersbourg.—Tout vrai talent est national.
Pétersbourg, ce 21 juillet 1839.
Plusieurs des dames de la cour, mais en petit nombre, ont une réputation de beauté méritée, d'autres en ont une usurpée à force de coquetterie, d'agitation et de recherche, le tout imité de l'anglais, car les Russes du grand monde passent leur vie à chercher au loin les types de la mode; ils se trompent quelquefois dans le choix de leurs modèles; cette méprise produit alors une élégance fort étrange: l'élégance sans goût. Un Russe abandonné à lui-même passerait sa vie dans les transes de la vanité mécontente; il se croirait un barbare: rien ne nuit au naturel et, par conséquent, à l'esprit d'un peuple, comme cette préoccupation continuelle de la supériorité sociale des autres nations. Être humble, rougir de soi à force de fatuité, c'est une des bizarreries de l'amour-propre humain. J'ai déjà eu le temps de m'apercevoir que ce phénomène n'est pas rare en Russie où l'on peut étudier le caractère du parvenu dans toutes les castes et à tous les rangs.
En général, dans les diverses classes de la nation, la beauté est moins commune chez les femmes qu'elle ne l'est chez les hommes, ce qui n'empêche pas qu'on ne trouve parmi ceux-ci un grand nombre de physionomies plates et dénuées d'expression. Les races finoises ont les pommettes des joues saillantes, les yeux petits, ternes, enfoncés, le visage écrasé; on dirait que tous ces hommes, à leur naissance, sont tombés sur le nez; ils ont aussi la bouche difforme, et l'ensemble de leur figure, vrai masque d'esclave, est sans aucune expression. Le portrait que je vous fais là ressemble aux Finois, non aux Slaves.
J'ai rencontré beaucoup de personnes marquées de petite vérole, chose rare aujourd'hui dans le reste de l'Europe et qui atteste la négligence de l'administration russe sur un point important.
A Pétersbourg, les races sont tellement mêlées qu'on n'y peut avoir une idée de la vraie population de la Russie: les Allemands, les Suédois, les Livoniens, les Finois qui sont des espèces de Lapons descendus des hauteurs du pôle, les Kalmoucks et d'autres races tatares ont confondu leur sang avec celui des Slaves dont la beauté primitive s'est altérée peu à peu parmi les habitants de la capitale, ce qui me fait penser souvent à la justesse du mot de l'Empereur: «Pétersbourg est russe, mais ce n'est pas la Russie.»
J'ai vu à l'Opéra ce qu'on appelle une représentation en gala. La salle magnifiquement éclairée m'a paru grande et d'une belle forme. On ne connaît ici ni galeries ni balcons; il n'y a pas à Pétersbourg de bourgeoisie à placer pour gêner les architectes dans leur plan; les salles de spectacle peuvent donc être bâties sur des dessins simples et réguliers comme les théâtres d'Italie, où les femmes qui ne sont pas du grand monde vont au parterre.
Par une faveur particulière j'avais obtenu pour cette représentation un fauteuil au premier rang du parterre. Les jours de gala, ces fauteuils sont réservés aux plus grands seigneurs, c'est-à-dire aux plus grandes charges de la cour; nul n'y est admis qu'en uniforme, dans le costume de son grade et de sa place.
Mon voisin de droite, voyant à mon habit que j'étais étranger, m'adressa la parole en français avec la politesse hospitalière qui distingue à Pétersbourg les hommes des classes élevées et, jusqu'à un certain point, les hommes de toutes les classes, car ici tous sont polis: les grands par vanité pour faire preuve de bonne éducation; les petits par peur.
Après quelques mots de conversation insignifiante, je demandai à mon obligeant inconnu ce qu'on allait représenter: «C'est un ouvrage traduit du français, me répondit-il: le Diable boiteux.»
Je me creusais la tête inutilement pour savoir quel drame avait pu être traduit sous ce titre. Jugez de mon étonnement quand j'appris que la traduction était une pantomime calquée librement sur notre ballet du Diable boiteux.
Je n'ai pas beaucoup admiré le spectacle; j'étais surtout occupé des spectateurs. La cour arriva enfin; la loge Impériale est un brillant salon qui occupe le fond de la salle, et ce salon est encore plus éclairé que le reste du théâtre qui l'est beaucoup.
L'entrée de l'Empereur m'a paru imposante. Quand il approche du devant de sa loge, accompagné de l'Impératrice et suivi de leur famille et de la cour, le public se lève en masse. L'Empereur en grand uniforme d'un rouge éclatant est singulièrement beau. L'uniforme des Cosaques ne va bien qu'aux hommes très-jeunes; celui-ci sied mieux à un homme de l'âge de Sa Majesté; il rehausse la noblesse de ses traits et de sa taille. Avant de s'asseoir, l'Empereur salue l'assemblée avec la dignité pleine de politesse qui le caractérise. L'Impératrice salue en même temps; mais ce qui m'a paru un manque de respect envers le public, c'est que leur suite même salue. La salle tout entière rend aux deux souverains révérence pour révérence, et, de plus, les couvre d'applaudissements et de hourras.
Ces démonstrations exagérées avaient un caractère officiel qui diminuait beaucoup de leur prix. La belle merveille qu'un Empereur applaudi chez lui par un parterre de courtisans choisis! En Russie la vraie flatterie, ce serait l'apparence de l'indépendance. Les Russes n'ont pas découvert ce moyen détourné de plaire: à la vérité, l'emploi en pourrait parfois devenir périlleux, malgré l'ennui que la servilité des sujets doit causer au prince.
La soumission obligée qu'il rencontre habituellement est cause que l'Empereur actuel n'a éprouvé que deux jours en sa vie la satisfaction de mesurer sa puissance personnelle sur la foule assemblée, et c'était dans des émeutes. Il n'y a d'homme libre en Russie que le soldat révolté.
Vu du point où je me trouvais, et qui faisait à peu près le milieu entre les deux théâtres, la scène et la cour, l'Empereur me paraissait digne de commander aux hommes, tant il avait un grand air, tant sa figure est noble et majestueuse. Aussitôt je me suis rappelé sa conduite au moment où il est monté sur le trône, et cette belle page d'histoire m'a distrait du spectacle auquel j'assistais.
Ce que vous allez lire m'a été dit il y a peu de jours par l'Empereur lui-même; si je ne vous ai pas raconté cette conversation dans ma dernière lettre, c'est parce que les papiers qui contiendraient de pareils détails ne peuvent se confier à la poste russe ni même à aucun voyageur.
Le jour où Nicolas parvint au trône fut celui où la rébellion éclata dans la garde; à la première nouvelle de la révolte des troupes, l'Empereur et l'Impératrice descendirent seuls dans leur chapelle, et là, tombant à genoux sur les degrés de l'autel, ils se jurèrent l'un à l'autre, devant Dieu, de mourir en souverains s'ils ne pouvaient triompher de l'émeute.
L'Empereur jugeait le mal sérieux, car il venait d'apprendre que l'archevêque avait déjà tenté en vain d'apaiser les soldats. En Russie, lorsque le pouvoir religieux échoue, le désordre est redoutable.
Après avoir fait le signe de la croix, l'Empereur partit pour aller maîtriser les rebelles par sa seule présence et par l'énergie calme de sa physionomie. Il m'a raconté lui-même cette scène en des termes plus modestes que ceux dont je viens de me servir; malheureusement je les ai oubliés parce qu'au premier abord je fus un peu troublé du tour inattendu que prenait notre conversation: je vais la reprendre au moment dont le souvenir m'est présent.
«Sire, Votre Majesté avait puisé sa force à la vraie source.
—J'ignorais ce que j'allais faire et dire, j'ai été inspiré.
—Pour avoir de pareilles inspirations, il faut les mériter.
—Je n'ai rien fait d'extraordinaire; j'ai dit aux soldats: Retournez à vos rangs, et au moment de passer le régiment en revue, j'ai crié: A genoux! Tous ont obéi. Ce qui m'a rendu fort c'est que l'instant d'auparavant je m'étais résigné à la mort. Je suis reconnaissant du succès; je n'en suis pas fier, car je n'y ai aucun mérite.»
Telles furent les nobles expressions dont se servit l'Empereur pour me raconter cette tragédie contemporaine.
Vous pouvez juger par là de l'intérêt des sujets qui fournissent à sa conversation avec les étrangers qu'il veut bien honorer de sa bienveillance; il y a loin de ce récit aux banalités de cour. Ceci doit vous faire comprendre l'espèce de pouvoir qu'il exerce sur nous comme sur ses peuples et sur sa famille. C'est le Louis XIV des Slaves.
Des témoins oculaires m'ont assuré qu'on le voyait grandir à chaque pas qu'il faisait en s'avançant au-devant des mutins. De taciturne, mélancolique et minutieux qu'il avait paru dans sa jeunesse, il devint un héros sitôt qu'il fut souverain. C'est le contraire de la plupart des princes qui promettent plus qu'ils ne tiennent.
Celui-ci est tellement dans son rôle que le trône est pour lui ce qu'est la scène pour un grand acteur. Son attitude devant la garde rebelle était si imposante, dit-on, que l'un des conjurés s'est approché de lui quatre fois pour le tuer pendant qu'il haranguait sa troupe et quatre fois le courage a manqué à ce misérable, comme au Cimbre de Marius.
Le moyen qu'avaient employé les conspirateurs pour soulever l'armée était un mensonge ridicule: on avait répandu le bruit que Nicolas usurpait la couronne contre son frère Constantin, lequel s'acheminait, disait-on, vers Pétersbourg pour défendre ses droits les armes à la main. Voici le moyen qu'on avait pris pour décider les révoltés à crier sous les fenêtres du palais: Vive la constitution! Les meneurs leur avaient persuadé que ce mot constitution était le nom de la femme de Constantin. Vous voyez qu'une idée de devoir était au fond du cœur des soldats, puisqu'ils croyaient que l'Empereur Nicolas usurpait la couronne, et qu'on n'a pu les entraîner à la rébellion que par une supercherie.
Le fait est que Constantin n'a refusé le trône que par faiblesse: il craignait d'être empoisonné. Dieu sait, et peut-être quelques hommes savent si son abdication le sauva du péril qu'il crut éviter.
C'était donc dans l'intérêt de la légitimité que les soldats trompés se révoltèrent contre leur souverain légitime.
On a remarqué que pendant tout le temps que l'Empereur resta devant les troupes, il ne mit pas une seule fois son cheval au galop, tant il avait de calme; mais il était très-pâle. Il faisait l'essai de sa puissance, et le succès de l'épreuve lui assura l'obéissance de sa nation.
Un tel homme ne peut être jugé d'après la mesure qu'on applique aux hommes ordinaires. Sa voix grave et pleine d'autorité, son regard magnétique et fortement appuyé sur l'objet qui l'attire, mais rendu souvent froid et fixe par l'habitude de réprimer ses passions plus encore que de dissimuler ses pensées, car il est franc; son front superbe, ses traits qui tiennent de l'Apollon et du Jupiter, sa physionomie peu mobile, imposante, impérieuse, sa figure plus noble que douce, plus monumentale qu'humaine, exerce sur quiconque approche de sa personne un pouvoir souverain. Il devient l'arbitre des volontés d'autrui, parce qu'on voit qu'il est maître de sa propre volonté.
Voici ce que j'ai encore retenu de la suite de notre entretien:
«L'émeute apaisée, Sire, Votre Majesté a dû rentrer au palais dans une disposition bien différente de celle où elle était avant d'en sortir, car elle venait de s'assurer, avec le trône, l'admiration du monde et la sympathie de toutes les âmes élevées.
—Je ne le croyais pas; on a beaucoup trop vanté ce que j'ai fait alors.»
L'Empereur ne me dit pas qu'en revenant auprès de sa femme, il la retrouva atteinte d'un tremblement de la tête, maladie nerveuse dont elle n'a jamais pu se guérir entièrement. Cette convulsion est à peine sensible; même elle ne l'est pas du tout les jours où l'Impératrice est calme et en bonne santé; mais, dès qu'elle souffre moralement ou physiquement, le mal revient et il augmente. Il faut que cette noble femme ait bien lutté contre l'inquiétude pendant que son mari s'exposait si audacieusement aux coups des assassins. En le voyant reparaître, elle l'embrassa sans parler; mais l'Empereur, après l'avoir rassurée, se sentit faiblir à son tour; redevenu homme un instant, il se jeta dans les bras d'un de ses plus fidèles serviteurs qui se trouvait présent à cette scène et s'écria: «Quel commencement de règne!»
Je publierai ces détails; il est bon de les faire connaître pour apprendre aux hommes obscurs à moins envier la fortune des grands.
Quelque inégalité apparente que les législateurs aient établie entre les diverses conditions des hommes civilisés, l'équité de la Providence se sauve dans une égalité secrète et que rien ne peut anéantir: celle qui naît des peines morales, lesquelles croissent ordinairement dans la même proportion que les privations physiques diminuent. Il y a moins d'injustice dans ce monde que les instituteurs des nations n'y en ont mis et que le vulgaire n'en aperçoit; la nature est plus équitable que ne l'est la loi humaine.
Ces réflexions me passaient rapidement par l'esprit tandis que je causais avec l'Empereur: elles firent naître pour lui dans mon cœur un sentiment qu'il serait, je crois, un peu surpris d'inspirer, une indéfinissable pitié. J'eus soin de dissimuler le plus possible cette émotion, dont je n'aurais pas osé lui avouer la nature ni lui expliquer la cause, et je répliquai à ce qu'il me disait sur l'exagération des louanges que lui avait values sa conduite pendant l'émeute.
«Ce qu'il y a de certain, Sire, c'est qu'un des principaux motifs de ma curiosité, avant de venir en Russie, était le désir de m'approcher d'un prince qui exerce un tel pouvoir sur les hommes.
—Les Russes sont bons, mais il faut se rendre digne de gouverner un tel peuple.
—Votre Majesté a deviné ce qui convenait à la Russie mieux qu'aucun de ses prédécesseurs.
—Le despotisme existe encore en Russie, puisque c'est l'essence de mon gouvernement; mais il est d'accord avec le génie de la nation.
—Sire, vous arrêtez la Russie sur la route de l'imitation, et vous la rendez à elle-même.
—J'aime mon pays, et je crois l'avoir compris; je vous assure que lorsque je suis bien las de toutes les misères du temps, je cherche à oublier le reste de l'Europe en me retirant vers l'intérieur de la Russie.
—Pour vous retremper à votre source?
—Précisément! Personne n'est plus Russe de cœur que je le suis. Je vais vous dire une chose que je ne dirais pas à un autre; mais je sens que vous me comprendrez, vous.»
Ici l'Empereur s'interrompt et me regarde attentivement; je continue d'écouter sans répliquer; il poursuit:
«Je conçois la république, c'est un gouvernement net et sincère, ou qui du moins peut l'être; je conçois la monarchie absolue, puisque je suis le chef d'un semblable ordre de choses, mais je ne conçois pas la monarchie représentative. C'est le gouvernement du mensonge, de la fraude, de la corruption; et j'aimerais mieux reculer jusqu'à la Chine, que de l'adopter jamais.
—Sire, j'ai toujours regardé le gouvernement représentatif comme une transaction inévitable dans certaines sociétés, à certaines époques, mais ainsi que toutes les transactions, elle ne résout aucune question: elle ajourne les difficultés.»
L'Empereur semblait me dire: parlez. Je continuai:
«C'est une trêve signée entre la démocratie et la monarchie sous les auspices de deux tyrans fort bas: la peur et l'intérêt; et prolongée par l'orgueil de l'esprit qui se complaît dans la loquacité et par la vanité populaire qui se paie de mots. Enfin, c'est l'aristocratie de la parole substituée à celle de la naissance, car c'est le gouvernement des avocats.
—Monsieur, vous parlez avec vérité, me dit l'Empereur en me serrant la main; j'ai été souverain représentatif[13] et le monde sait ce qu'il m'en a coûté pour n'avoir pas voulu me soumettre aux exigences de CET INFÂME gouvernement (je cite littéralement). Acheter des voix, corrompre des consciences, séduire les uns afin de tromper les autres; tous ces moyens je les ai dédaignés comme avilissants pour ceux qui obéissent autant que pour celui qui commande et j'ai payé cher la peine de ma franchise; mais, Dieu soit loué, j'en ai fini pour toujours avec cette odieuse machine politique. Je ne serai plus roi constitutionnel. J'ai trop besoin de dire ce que je pense pour consentir jamais à régner sur aucun peuple par la ruse et par l'intrigue.»
Le nom de la Pologne qui se présentait incessamment à nos esprits n'a pas été prononcé dans ce curieux entretien.
L'effet qu'il a produit sur moi fut grand; je me sentais subjugué: la noblesse des sentiments que l'Empereur venait de me montrer, la franchise de ses paroles me paraissait donner un grand relief à sa toute-puissance, j'étais ébloui je l'avoue!! Un homme qui, malgré mes idées d'indépendance, se faisait pardonner d'être souverain absolu de soixante millions d'hommes, était à mes yeux un être au-dessus de la nature, mais je me défiais de mon admiration, j'étais comme les bourgeois de chez nous lorsqu'ils se sentent près de se laisser prendre à la grâce, à l'adresse des hommes d'autrefois; leur bon goût les porte à s'abandonner à l'attrait qu'ils éprouvent, mais leurs principes résistent; ils demeurent roides et paraissent le plus insensibles qu'ils peuvent; c'est une lutte semblable que je soutenais. Il n'est pas dans ma nature de douter de la parole humaine au moment où je l'entends. Un homme qui parle est pour moi l'instrument de Dieu: ce n'est qu'à force de réflexion et d'expérience que je reconnais la possibilité du calcul et de la feinte. Vous appellerez cela de la niaiserie, c'en est peut-être, mais je me complais dans cette faiblesse d'esprit parce qu'elle tient à de la force d'âme; ma bonne foi me fait croire à la sincérité d'autrui, même à celle d'un Empereur de Russie.
La beauté de celui-ci est encore pour lui un moyen de persuasion: car cette beauté est morale autant que physique. J'en attribue l'effet à la vérité des sentiments qui se peignent habituellement sur sa physionomie, encore plus qu'à la régularité des traits de son visage. C'est à une fête chez la duchesse d'Oldenbourg que j'eus avec l'Empereur cette intéressante conversation. C'était un bal singulier et qui mérite encore de vous être décrit.
La duchesse d'Oldenbourg, née princesse de Nassau, est alliée de très-près à l'Empereur par son mari; elle avait voulu donner une soirée à l'occasion du mariage de la grande-duchesse Marie; mais ne pouvant renchérir sur les magnificences des fêtes précédentes ni rivaliser de richesse avec la cour, elle imagina d'improviser un bal champêtre dans sa maison des îles.
L'archiduc d'Autriche arrivé depuis deux jours pour assister aux fêtes de Pétersbourg, les ambassadeurs du monde entier (singuliers acteurs pour jouer une pastorale), toute la Russie enfin et tous les plus grands seigneurs étrangers se sont réunis en prenant un air de bonhomie dans un jardin parsemé de promeneurs et d'orchestres cachés parmi des bosquets lointains.
L'Empereur donne le ton de chaque fête: le mot d'ordre de ce jour-là était: naïveté décente ou l'élégante simplicité d'Horace.
Telle fut toute la soirée la disposition dominante de tous les esprits, y compris le corps diplomatique; je croyais lire une églogue, non de Théocrite ou de Virgile, mais de Fontenelle.
On a dansé en plein air jusqu'à onze heures du soir, puis, quand des flots de rosée eurent assez inondé les têtes et les épaules des femmes jeunes et vieilles qui assistaient à ce triomphe de la volonté humaine contre le climat, on rentra dans le petit palais qui sert ordinairement d'habitation d'été à la duchesse d'Oldenbourg.
Au centre de la villa (en russe datcha) se trouve une rotonde tout éblouissante de dorures et de bougies: le bal continua dans cette salle, tandis que la foule non dansante inondait le reste de l'habitation. La lumière partait du centre, et dardait ses traits au dehors. On eût dit du soleil dont les rayons émergents portent en tous sens la chaleur et la vie dans les profondes solitudes de l'Empyrée. Cette éblouissante rotonde était à mes yeux l'orbite où tournait l'astre Impérial dont l'éclat illuminait tout le palais.
Au premier étage, on avait dressé des tentes sur des terrasses pour y mettre la table de l'Empereur et celle des personnes invitées au souper. Il régnait dans cette fête, moins nombreuse que les précédentes, un désordre si magnifiquement ordonné, qu'elle m'a plus diverti que toutes les autres. Sans parler de la gêne comique, exprimée par certaines physionomies obligées d'affecter pour un temps la simplicité champêtre, c'était une soirée tout à fait originale, une espèce de Tivoli Impérial où l'on se sentait presque libre, quoiqu'en présence d'un maître absolu. Le souverain qui s'amuse ne paraît plus un despote; ce soir-là, l'Empereur s'amusait.
Je vous ai dit que jusqu'à l'heure d'entrer dans la rotonde, on avait dansé en plein air: heureusement que les excessives chaleurs de cette année avaient favorisé la duchesse dans son plan. Sa maison d'été est située dans la plus jolie partie des îles; c'est donc là qu'au milieu d'un jardin éblouissant de fleurs en pots, mais qui toutes paraissaient venues naturellement sur un gazon anglais, autre merveille, elle avait fait établir une salle de danse à découvert: c'était un superbe parquet de salon posé sur une pelouse, et entouré d'élégantes balustrades toutes garnies de fleurs. Cette salle originale, à laquelle le ciel servait de plafond, ressemblait assez au tillac d'un vaisseau pavoisé pour une fête maritime: on y accédait d'un côté par quelques marches qui partaient de la pelouse; de l'autre, par un perron adapté au vestibule de la maison, et déguisé sous des berceaux de fleurs exotiques. En ce pays, le luxe des fleurs rares supplée à la rareté des arbres. Les hommes qui l'habitent, et qui sont venus de l'Asie pour s'emprisonner dans les glaces du Nord, se souviennent du luxe oriental de leur première patrie; ils font ce qu'ils peuvent pour suppléer à la stérilité de la nature qui ne laisse venir en pleine terre que des pins et des bouleaux. L'art produit ici en serres chaudes une infinité d'arbustes et de plantes; et comme tout est factice, la peine n'est pas plus grande pour faire croître des fleurs d'Amérique que des violettes et des lilas de France. Ce n'est pas la fécondité primitive du sol qui orne et varie les habitations de luxe à Pétersbourg, c'est la civilisation qui met à profit les richesses du monde entier, afin de déguiser la pauvreté de la terre et l'avarice du ciel polaire. Ne vous étonnez donc plus des vanteries des Russes; la nature n'est pour eux qu'un ennemi de plus, vaincu par leur opiniâtreté; au fond de tous leurs divertissements, il y a la joie et l'orgueil du triomphe.
L'Impératrice, toute délicate qu'elle est, le cou nu, la tête découverte, a dansé chaque polonaise sur l'élégant parquet du bal magnifiquement champêtre que lui donnait sa cousine. En Russie, chacun poursuit sa carrière jusqu'au bout de ses forces. Le devoir d'une Impératrice est de s'amuser à la mort. Celle-ci remplira sa charge comme les autres esclaves remplissent la leur; elle dansera tant qu'elle pourra.
Cette princesse allemande, victime d'une frivolité qui doit lui paraître pesante comme les chaînes aux prisonniers, jouit en Russie d'un bonheur rare dans tous les pays, dans toutes les conditions, et unique dans la vie d'une Impératrice: elle a une amie.
Je vous ai déjà parlé de cette dame. C'est la baronne de ***, née comtesse de ***. Depuis le mariage de l'Impératrice, ces deux femmes, dont les destinées sont si différentes, ne se sont presque jamais quittées. La baronne, d'un caractère sincère, d'un cœur dévoué, n'a point profité de sa faveur, l'homme qu'elle a épousé est un des officiers de l'armée auxquels l'Empereur doit le plus, car le baron *** lui a sauvé la vie le jour de l'émeute de l'avènement au trône, en s'exposant pour lui avec un dévouement non calculé. Rien ne peut payer un tel acte de courage, aussi ne le paie-t-on pas.
D'ailleurs, en fait de reconnaissance, les princes ne comprennent que celle qu'ils inspirent, encore n'y tiennent-ils guère, car ils prévoient toujours l'ingratitude. La reconnaissance les déconcerte dans leurs calculs d'esprit plus qu'elle ne les console dans leurs peines de cœur. C'est une leçon qu'ils n'aiment pas à recevoir; il leur paraît plus commode et plus simple de mépriser le genre humain en masse. Ceci s'applique à tous les hommes puissants, mais surtout aux plus puissants.
Le jardin devenait sombre, une musique lointaine répondait à l'orchestre du bal, et chassait harmonieusement la tristesse de la nuit; tristesse trop naturelle dans ces bois monotones, sous ce climat ennemi de la joie. Le désert recommence aux îles où les marais et les pins de la Finlande encadrent les parcs les plus élégants.
Un bras détourné de la Néva coule lentement, car ici toute eau paraît dormante, devant les fenêtres de la petite maison de prince qu'habite la duchesse d'Oldenbourg. Ce soir-là, cette rivière était couverte de barques remplies de curieux, et le chemin fourmillait de piétons: foule sans nom, composé indéfinissable de bourgeois aussi esclaves que les paysans, d'ouvriers serfs, courtisans des courtisans qui se pressaient à travers les voitures des princes et des grands pour contempler la livrée du maître de leurs maîtres.
Ce spectacle me paraissait piquant et original. En Russie, les noms sont les mêmes qu'ailleurs, mais les choses sont tout autres. Je m'échappais souvent de l'enceinte destinée au bal pour aller sous les arbres du parc rêver à la tristesse d'une fête dans un tel pays. Cependant mes méditations étaient courtes, car ce jour-là l'Empereur voulait continuer à s'emparer de mon esprit. Avait-il démêlé dans le fond de ma pensée quelque prévention peu favorable, et qui pourtant n'était que le résultat de ce que j'avais entendu dire de lui avant de lui être présenté, ou trouvait-il divertissant de causer quelques instants avec un homme différent de ceux qui lui passent tous les jours devant les yeux; ou bien Madame de *** avait-elle influé favorablement pour moi sur son esprit? je ne saurais m'expliquer nettement à moi-même la vraie cause de tant de grâce.
L'Empereur n'est pas seulement habitué à commander aux actions, il sait régner sur les cœurs; peut-être a-t-il voulu conquérir le mien; peut-être les glaces de ma timidité servaient-elles de stimulant à son amour-propre; l'envie de plaire lui est naturelle. Forcer l'admiration, c'est encore se faire obéir. Peut-être avait-il le désir d'essayer son pouvoir sur un étranger; peut-être enfin était-ce l'instinct d'un homme longtemps privé de la vérité, et qui croit rencontrer une fois un caractère véridique. Je vous le répète, j'ignore ses vrais motifs; mais ce que je sais, c'est que ce soir-là je ne pouvais me trouver sur son passage, ni même dans un coin retiré de l'enceinte où il se tenait, sans qu'il m'obligeât à venir causer avec lui.
En me voyant rentrer dans le bal il me dit:
«Qu'avez-vous vu ce matin?
—Sire, j'ai vu le cabinet d'histoire naturelle et le fameux Mammouth de
Sibérie.
—C'est un morceau unique dans le monde.
—Oui, Sire; il y a bien des choses en Russie qu'on ne trouve point ailleurs.