L'église de Smolna est la plus grande et la plus magnifique de toutes celles de Pétersbourg: elle appartient à une congrégation, c'est une espèce de chapitre de femmes et de filles fondé par l'Impératrice Anne. Des bâtiments énormes sont destinés à loger ces dames. En parcourant l'enceinte de ce noble asile, de ce cloître grand comme une ville, mais dont l'architecture serait plus appropriée à un établissement militaire qu'à une congrégation, on ne sait où l'on est; ce qu'on voit n'est ni palais ni couvent: c'est une caserne de femmes.
En Russie tout est soumis au régime militaire; la discipline de l'armée règne dans le chapitre des dames de Smolna.
Près de là, on voit le petit palais de la Tauride bâti en quelques semaines par Potemkin, pour Catherine: palais élégant, mais abandonné; or, dans ce pays, ce qui est abandonné est bientôt détruit, car les pierres mêmes n'y durent qu'à condition qu'on les soigne.
Un jardin d'hiver occupait tout un côté de l'édifice: cette magnifique serre chaude est vide dans la saison où nous sommes; je la crois négligée en toutes saisons. C'est de la vieille élégance dépourvue de la majesté que le temps imprime sur ce qui est antique; de vieux lustres prouvent qu'on a donné là des fêtes, qu'on y a dansé, qu'on y a soupé. Je crois que le dernier bal qu'a vu et que verra la Tauride a eu lieu pour le mariage de la grande-duchesse Hélène, femme du grand-duc Michel.
Il y a dans un coin une Vénus de Médicis, qu'on dit vraiment antique; vous savez que ce type a été souvent reproduit par les Romains.
Cette statue est placée sur un piédestal et l'on y lit l'inscription suivante écrite en russe:
PRÉSENT DU PAPE CLÉMENT XI, À L'EMPEREUR PIERRE Ier. 1717 ou 1719.
Cette Vénus, envoyée par un pape à un prince schismatique et dans le costume que vous connaissez, est sans contredit un singulier présent!… Le Czar, qui méditait depuis longtemps le projet d'éterniser le schisme en usurpant les dernières libertés de l'Église russe, a dû sourire à cette marque de bienveillance de l'évêque de Rome[8].
J'ai vu aussi les tableaux de l'Ermitage et je ne vous les décrirai pas, parce que je pars demain pour Moscou. L'Ermitage! n'est-ce pas un nom un peu prétentieux pour l'habitation de plaisance d'un souverain au milieu de sa capitale, à côté de son palais ordinaire? On passe de l'un de ces palais dans l'autre par un pont jeté sur une rue.
Vous savez comme tout le monde qu'il y a là des trésors surtout de l'école hollandaise. Mais… je n'aime pas la peinture en Russie; pas plus que la musique à Londres, où la manière dont on écoute les plus grands talents et les plus sublimes chefs-d'œuvre me dégoûterait de l'art. Si près du pôle la lumière n'est pas favorable aux tableaux, et personne n'est disposé à jouir des merveilleuses nuances du coloris le plus savant avec des yeux affaiblis par la neige, ou éblouis par une lumière oblique et persistante. La salle des Rembrandt est admirable sans doute, néanmoins j'aime mieux ce que j'ai vu de ce maître à Paris et ailleurs.
Les Claude Lorrain, les Poussin, et quelques tableaux des maîtres italiens, surtout les Mantegna, les Giambellini, les Salvator Rosa méritent une mention.
Mais ce qui nuit à cette collection, c'est le grand nombre de tableaux médiocres qu'il faut oublier pour jouir des chefs-d'œuvre. En formant la galerie de l'Ermitage, on a prodigué les noms des grands maîtres, ce qui n'empêche pas que leurs œuvres authentiques n'y soient rares: ces pompeux baptêmes de tableaux très-ordinaires impatientent les curieux sans les séduire. Dans une collection d'objets d'art, le voisinage du beau sert au beau, le mauvais lui nuit: un juge ennuyé est incapable de juger: l'ennui rend injuste et cruel.
Si les Rembrandt et les Claude Lorrain de l'Ermitage produisent quelque effet c'est qu'ils sont exposés dans des salles où ils n'ont point de voisins.
Cette galerie est belle, mais elle me paraît perdue dans une ville où trop peu de personnes en jouissent.
Une tristesse inexprimable règne dans le palais devenu musée depuis la mort de celle qui l'animait de sa présence et l'habitait avec esprit. Cette souveraine absolue entendait mieux que personne la vie intime et la conversation libre. Ne voulant pas se résigner à la solitude à laquelle la condamnait sa charge, elle a su causer familièrement tout en régnant arbitrairement: c'était cumuler des avantages qui s'excluent; mais je crains que l'Impératrice ne se soit trouvée mieux que son peuple de cette espèce de tour de force.
Le plus beau portrait qui existe d'elle se voit dans une des salles de l'Ermitage. J'ai remarqué aussi un portrait de l'Impératrice Marie, femme de Paul Ier, par madame Le Brun. Il y a, de la même artiste, un génie écrivant sur un bouclier. Ce dernier ouvrage est un des meilleurs de l'auteur, dont le coloris qui brave le climat et le temps fait honneur à l'école française.
À l'entrée d'une salle j'ai trouvé sous un rideau vert ce que vous allez lire. C'est le règlement de la société intime de l'Ermitage à l'usage des personnes admises par la Czarine dans cet asile de la liberté… Impériale.
Je me suis fait traduire littéralement cette charte intime octroyée par le caprice de la souveraine de ce lieu jadis enchanté; on l'a copiée pour moi devant moi.
RÈGLES D'APRÈS LESQUELLES ON DOIT SE CONDUIRE EN ENTRANT.
ART. 1er.
«On déposera en entrant ses titres et son rang, de même que son chapeau et son épée.
2.
«Les prétentions fondées sur les prérogatives de la naissance, l'orgueil ou autres sentiments de nature semblable, devront aussi rester à la porte.
3.
«Soyez gai; toutefois ne cassez, ni ne gâtez rien.
4.
«Asseyez-vous, restez debout, marchez, faites ce que bon vous semblera, sans faire attention à personne.
5.
«Parlez modérément et pas trop pour ne pas troubler les autres.
6.
«Discutez sans colère et sans vivacité.
7.
«Bannissez les soupirs et les bâillements, pour ne causer d'ennui et n'être à charge à personne.
8.
«Les jeux innocents proposés par une personne de la société doivent être acceptés par les autres.
9.
«Mangez doucement et avec appétit, buvez avec modération pour que chacun retrouve ses jambes en sortant.
10.
«Laissez les querelles à la porte; ce qui entre par une oreille doit sortir par l'autre avant de passer le seuil de l'Ermitage. Si quelqu'un manquait au règlement ci-dessus, pour chaque faute, et sur le témoignage de deux personnes, il sera obligé de boire un verre d'eau fraîche (sans en excepter les dames): indépendamment de cela, il lira à haute voix une page de la Telemachide (poëme de Frediakofsky); quiconque manquerait dans une soirée à trois articles du règlement sera tenu d'apprendre par cœur six lignes de la Telemachide. Celui qui manquerait au dixième article ne pourrait plus rentrer à l'Ermitage.»
Avant d'avoir lu cette pièce, je croyais à l'Impératrice Catherine un esprit plus léger. Est-ce une simple plaisanterie? alors elle est mauvaise puisqu'en fait de plaisanterie les plus courtes sont les meilleures. Ce qui ne me cause pas moins de surprise que le manque de goût que dénotent ces statuts, c'est le soin qu'on a pris ici de les conserver comme une chose précieuse.
Mais ce dont j'ai le plus ri, en lisant ce code social, qui fait le pendant des instructions galantes de l'Empereur Pierre Ier et de l'Impératrice Élisabeth à leurs sujets, c'est l'emploi qu'on y fait du poëme de Frediakofsky. Malheur au poëte immortalisé par un souverain!!…
Je pars après-demain pour Moscou.
LETTRE VINGTIÈME.
Le ministre de la guerre comte Tchernicheff.—Je lui demande la permission de voir la forteresse de Schlusselbourg.—Sa réponse.—Site de ce château fort.—On ne m'accorde la permission que pour les écluses.—Formalités.—Entraves; politesse gênante à dessein.—Hallucinations.—Exil du poëte Kotzebue en Sibérie.—Analogie de nos situations.—Mon départ.—Le feldjæger; effet de sa présence sur ma voiture.—Quartier des manufactures.—Influence du feldjæger.—Arme à deux tranchants.—Bords de la Néva.—Villages.—Maisons des paysans russes.—Le relais.—Venta russe.—Description d'une ferme.—L'étalon.—Le hangar.—Intérieur de la cabane.—Le thé des paysans.—Leur costume.—Caractère de ce peuple.—Dissimulation nécessaire pour vivre en Russie.—Malpropreté des hommes du Nord.—Usage des bains.—Les femmes de la campagne.—Leur manière de s'habiller; leur taille.—Mauvais chemin.—Parties de route planchéiées.—Canal Ladoga.—La maison de l'ingénieur.—Sa femme.—Affectation des femmes du Nord.—Les écluses de Schlusselbourg.—La source de la Néva.—La forteresse de Schlusselbourg.—Site du château.—Promenade sur le lac.—Signe auquel on reconnaît à Schlusselbourg que Pétersbourg est inondé.—Détour que je prends pour obtenir la permission d'entrer dans la forteresse.—On nous y reçoit.—Le gouverneur.—Son appartement; sa femme; conversation traduite.—Mes instances pour voir la prison d'Ivan.—Description des bâtiments de la forteresse, cour intérieure.—Ornements d'église.—Prix des chapes.—Tombeau d'Ivan.—Prisonniers d'État.—Susceptibilité du gouverneur à propos de cette expression.—L'ingénieur gourmandé par le gouverneur.—Je renonce à voir la chambre du prisonnier d'Élisabeth.—Différence qu'il y a entre une forteresse russe et les châteaux forts des autres pays.—Mystère maladroit.—Cachots sous-marins de Kronstadt.—À quoi sert le raisonnement.—Abîme d'iniquité.—Le juge seul paraît coupable.—Dîner de cérémonie chez l'ingénieur.—Sa famille.—La moyenne classe en Russie.—Esprit de la bourgeoisie: le même partout.—Conversation littéraire.—Franchise désagréable.—Causticité naturelle des Russes.—Leur hostilité contre les étrangers.—Dialogue peu poli.—Allusions à l'ordre de choses établi en France.—Querelle de mariniers apaisée par la seule apparition de l'ingénieur.—Conversation; madame de Genlis; Souvenirs de Félicie; ma famille.—Influence de la littérature française.—Dîner.—Livres modernes prohibés.—Soupe froide; ragoût russe: quartz, espèce de bière.—Mon départ.—Visite au château de ***.—Une personne du grand monde.—Différence de ton.—Prétentions bien fondées.—Avantage des ridicules.—Le grand et le petit monde.—Retour à Pétersbourg à deux heures du matin.—Ce qu'on exige des bêtes dans un pays où les hommes sont comptés pour rien.
Pétersbourg, ce 2 août 1839.
Le jour de la fête de Péterhoff, j'avais demandé au ministre de la guerre comment je devais m'y prendre pour obtenir la permission de voir la forteresse de Schlusselbourg.
Ce grave personnage est le comte Tchernicheff: l'aide-de-camp brillant, l'élégant envoyé d'Alexandre à la cour de Napoléon est devenu un homme sérieux, important et l'un des ministres les plus occupés de l'Empire: il ne se passe pas de matinée qu'il ne travaille avec l'Empereur. Il me répondit: «Je ferai part de votre désir à Sa Majesté.» Ce ton de prudence, mêlé de quelque surprise, me fit trouver la réponse significative. Ma demande, quelque simple qu'elle m'eût paru, avait de l'importance aux yeux d'un ministre. Penser à visiter une forteresse devenue historique depuis la détention et la mort d'Ivan VI, arrivée sous le règne de l'Impératrice Élisabeth: c'était d'une hardiesse énorme!… je reconnus que j'avais touché sans m'en douter une corde sensible, et je me tus.
À quelques jours de là, c'est-à-dire avant-hier, au moment où je me préparais à partir pour Moscou, je reçus une lettre du ministre de la guerre qui m'annonçait la permission de voir les écluses de Schlusselbourg.
L'ancienne forteresse suédoise, dénommée la clef de la Baltique par Pierre Ier, est située précisément à l'origine de la Néva dans une île du lac Ladoga, dont cette rivière est, à proprement parler, l'émissaire; espèce de canal naturel par lequel le lac envoie ses eaux jusqu'au golfe de Finlande. Mais ce canal, qui est la Néva, se grossit encore d'une abondante gerbe d'eau qu'on regarde exclusivement comme la source du fleuve, on la voit sourdre au fond des eaux qui la recouvrent précisément sous les murs de la forteresse de Schlusselbourg, entre la rivière et le lac, dont les flots s'écoulant par l'émissaire se confondent aussitôt avec celles de la source qu'elles entraînent dans leur cours; c'est une curiosité naturelle des plus remarquables qu'il y ait en Russie; et le site, quoique très-plat, comme tous ceux du pays, est l'un des plus intéressants des environs de Pétersbourg.
Moyennant les écluses, les bateaux évitent le danger, ils longent le lac sans passer sur la source de la Néva, et ils arrivent dans le fleuve, environ à une demi-lieue au-dessous du lac qu'ils ne sont plus obligés de traverser.
Voilà le beau travail qu'on me permettait d'examiner en détail; j'avais demandé une prison d'État, on me répond par des écluses.
Le ministre de la guerre terminait son billet en m'annonçant que l'aide-de-camp-général, directeur des voies de communications de l'Empire, avait reçu l'ordre de me donner les moyens de faire ce voyage avec facilité.
Quelle facilité!… bon Dieu!… à quels ennuis m'avait exposé ma curiosité! et quelle leçon de discrétion ne me donnait-on pas par tant de cérémonies qualifiées de politesses! Ne pas profiter de la permission quand les ordres étaient envoyés pour moi sur toute la route, c'eût été m'exposer au reproche d'ingratitude; examiner les écluses avec la minutie russe, sans même voir le château de Schlusselbourg, c'était donner volontairement dans le piége et perdre un jour; perte grave en cette saison déjà bien avancée pour tout ce que j'ai le projet de voir encore en Russie, sans toutefois y passer l'hiver.
Je résume les faits: vous en tirerez les conséquences. On n'est pas arrivé ici jusqu'à parler librement des iniquités du règne d'Élisabeth; tout ce qui fait réfléchir sur l'espèce de légitimité du pouvoir actuel passe pour une impiété; il a donc fallu mettre ma demande sous les yeux de l'Empereur; celui-ci ne veut ni l'accorder ni la refuser directement: il la modifie et me permet d'admirer une merveille d'industrie à laquelle je n'avais pas songé: de l'Empereur cette permission redescend au ministre, du ministre au directeur général, du directeur général à un ingénieur en chef, et enfin à un sous-officier chargé de m'accompagner, de me servir de guide et de répondre de ma sûreté pendant tout le temps du voyage, faveur qui rappelle un peu le janissaire dont on honore les étrangers en Turquie… Cette marque de protection me paraissait trop semblable à une preuve de défiance pour me flatter autant qu'elle me gênait: ainsi, tout en rongeant mon frein et en broyant dans mes mains la lettre de recommandation du ministre, je disais: «Le prince *** que j'ai rencontré sur le bateau de Travemünde, avait bien raison quand il s'écriait que la Russie est le pays des formalités inutiles.»
Je suis allé chez l'aide-de-camp-général, directeur des voies de communication, etc., etc., etc., pour réclamer l'exécution de la parole suprême.
Le directeur ne recevait pas, ou il était sorti: on me renvoie au lendemain; ne voulant pas perdre un jour de plus, j'insiste: on me dit de revenir le soir. Je reviens et je parviens enfin jusqu'à ce grave personnage; il me reçoit avec la politesse à laquelle m'ont habitué ici les hommes en place, et après une visite d'un quart d'heure, je sors de chez lui, muni, notez ceci, des ordres nécessaires pour l'ingénieur de Schlusselbourg, mais non pour le gouverneur du château! En me reconduisant jusqu'à l'antichambre, il me promit qu'un sous-officier serait à ma porte le lendemain dès quatre heures du matin.
Je ne dormis pas; j'étais frappé d'une idée qui vous paraîtra folle: de l'idée que mon protecteur pourrait devenir mon bourreau. Si cet homme, au lieu de me conduire à Schlusselbourg à dix-huit lieues de Pétersbourg, exhibe au sortir de la ville l'ordre de me déporter en Sibérie pour m'y faire expier ma curiosité inconvenante, que ferai-je, que dirai-je? il faudra commencer par obéir; et plus tard, en arrivant à Tobolsk, si j'y arrive, je réclamerai;… la politesse ne me rassure pas, au contraire; car je n'ai point oublié les caresses d'Alexandre à l'un de ses ministres saisi par le feldjæger au sortir même du cabinet de l'Empereur qui avait donné l'ordre de le conduire en Sibérie, à partir du palais, sans le ramener un seul instant chez lui. Bien d'autres exemples d'exécutions de ce genre venaient justifier mes pressentiments et me troubler l'imagination.
La qualité d'étranger n'est pas non plus une garantie suffisante[9]: je me retraçais les circonstances de l'enlèvement de Kotzebue qui, au commencement de ce siècle, fut également saisi par un feldjæger et transporté d'un trait ainsi que moi (je me voyais déjà en chemin) de Pétersbourg à Tobolsk.
Il est vrai que l'exil du poëte allemand ne dura que six semaines; aussi dans ma jeunesse m'étais-je moqué de ses lamentations; mais cette nuit, je n'en riais plus. Soit que l'analogie possible de nos destinées m'eût fait changer de point de vue, soit que l'âge m'eût rendu plus équitable, je plaignais Kotzebue du fond du cœur. Un pareil supplice ne doit pas s'apprécier d'après sa durée: le voyage de dix-huit cents lieues en téléga sur des rondins et sous ce climat est déjà une torture que bien des corps ne pourraient supporter; mais sans s'arrêter à ce premier inconvénient, quel homme n'aurait compassion d'un pauvre étranger enlevé à ses amis, à sa famille et qui, pendant six semaines, croit qu'il est destiné à finir ses jours dans des déserts sans noms, sans limites parmi des malfaiteurs et leurs gardiens, voire même parmi des administrateurs à grades plus ou moins élevés? Une telle perspective est pire que la mort et suffit pour la donner, ou au moins pour troubler la raison.
Mon ambassadeur me réclamera; oui, mais pendant six semaines j'aurai subi le commencement d'un exil éternel! Ajoutez que nonobstant toute réclamation, si l'on trouve un intérêt sérieux à se défaire de moi, on répandra le bruit qu'en me promenant en petite barque sur le lac Ladoga, j'ai chaviré. Cela se voit tous les jours. L'ambassadeur de France ira-t-il me repêcher au fond de cet abîme? On lui dira qu'on a fait de vaines recherches pour retrouver mon corps: la dignité de notre nation à couvert, il sera satisfait et moi perdu.
Quelle avait été l'offense de Kotzebue? Il s'était fait craindre, parce qu'il publiait ses opinions et qu'on pensait qu'elles n'étaient pas toutes également favorables à l'ordre de choses établi en Russie. Or, qui m'assure que je n'ai pas encouru précisément le même reproche ou, ce qui serait suffisant, le même soupçon? C'est ce que je me disais en arpentant ma chambre, faute de pouvoir trouver le sommeil dans mon lit. N'ai-je pas aussi la manie de penser et d'écrire? Si je donne ici le moindre ombrage, puis-je espérer qu'on aura plus d'égards pour moi qu'on n'en a eu pour tant d'autres plus puissants et plus en évidence? J'ai beau répéter à tout le monde que je ne publierai rien sur ce pays, on croit d'autant moins sans doute à mes paroles que j'affecte plus d'admiration pour ce qu'on me montre; on a beau se flatter, on ne peut penser que tout me plaise également. Les Russes se connaissent en mensonges prudents… D'ailleurs je suis espionné; tout étranger l'est: on sait donc que j'écris des lettres, que je les garde; on sait aussi que je ne sors pas de la ville, ne fût-ce que pour un jour, sans emporter avec moi ces mystérieux papiers dans un grand portefeuille; on sera peut-être curieux de connaître ma pensée véritable. On me préparera un guet-apens dans quelque forêt; on m'attaquera, on me pillera pour m'enlever mes lettres, et l'on me tuera pour me faire taire.
Telles sont les craintes qui m'obsédèrent toute la nuit d'avant-hier, et quoique j'aie visité hier sans accident la forteresse de Schlusselbourg, elles ne sont pas tellement déraisonnables que je m'en sente tout à fait à l'abri pour le reste de mon voyage. J'ai beau me répéter que la police russe, prudente, éclairée, bien informée, ne se permet, en fait de coups d'État, que ceux qu'elle croit nécessaires; que c'est attacher bien de l'importance à mes remarques et à ma personne que de me figurer qu'elles puissent inquiéter les hommes qui gouvernent cet Empire: ces motifs de sécurité et bien d'autres encore que je me dispense de noter me paraissent plus spécieux que solides; l'expérience ne m'a que trop prouvé l'esprit de minutie qui règne chez les personnages trop puissants; tout importe à qui veut cacher qu'il domine par la peur; et quiconque tient à l'opinion ne peut dédaigner celle d'un homme indépendant qui écrit: un gouvernement qui vit de mystère et dont la force est dans la dissimulation, pour ne pas dire la feinte, s'effarouche de tout; tout lui paraît de conséquence; en un mot, l'amour-propre s'accorde avec la réflexion et avec mes souvenirs pour me persuader que je cours ici quelques dangers.
Si j'appuie sur ces inquiétudes, c'est parce qu'elles vous peignent le pays. Supposez que mes craintes soient des visions, ce sont au moins des visions qui ne pourraient me troubler l'esprit qu'à Pétersbourg et à Maroc: voilà ce que je veux constater. Toutefois mes appréhensions se dissipent dès qu'il faut agir; les fantômes d'une nuit d'insomnie ne me suivent pas sur le grand chemin. Téméraire dans l'action, je ne suis pusillanime que dans la réflexion; il m'est plus difficile de penser que d'agir énergiquement. Le mouvement me rend autant d'audace que l'immobilité m'inspirait de défiance.
Hier, à cinq heures du matin, je suis parti dans une calèche attelée de quatre chevaux de front; dès qu'on fait une course à la campagne ou un voyage en poste, les cochers russes adoptent cet attelage antique, qu'ils mènent avec adresse et témérité.
Mon feldjæger s'est placé devant moi sur le siége, à côté du cocher, et nous avons traversé Pétersbourg très-rapidement, laissant derrière nous le quartier élégant; puis, le quartier des manufactures, où se trouvent entre autres celle des glaces, qui est magnifique, puis d'immenses filatures de coton, ainsi que bien d'autres usines, pour la plupart dirigées par des Anglais. Cette partie de la ville ressemble à une colonie: c'est la cité des fabricants.
Comme un homme n'est apprécié ici que d'après ses rapports avec le gouvernement, la présence du feldjæger sur ma voiture produisait beaucoup d'effet. Cette marque de protection suprême faisait de moi un personnage et mon propre cocher, qui me mène depuis que je suis à Pétersbourg, paraissait s'enorgueillir soudain de la dignité trop longtemps ignorée de son maître: il me regardait avec un respect qu'il ne m'avait jamais témoigné; on eût dit qu'il voulait me dédommager de tous les honneurs dont jusqu'alors il m'avait privé mentalement par ignorance. Les paysans à pied, les cochers de drowska, et les charretiers, tout le monde subissait la magique influence de mon sous-officier: celui-ci n'avait pas besoin de montrer son cantchou; d'un signe du doigt il écartait les embarras comme par magie; et la foule, ordinairement assez peu pliable, était devenue pareille à un banc d'anguilles au fond d'un vivier où elles se tordent en tout sens, s'écartent rapidement, s'anéantissent, pour ainsi dire, afin d'éviter la fouine qu'elles ont aperçue de loin dans la main du pêcheur; ainsi faisaient les hommes à l'approche de mon sous-officier.
Je remarquais avec épouvante l'efficacité merveilleuse de ce pouvoir chargé de me protéger, et je pensais qu'il se ferait obéir avec la même ponctualité s'il recevait l'ordre de m'écraser. La difficulté qu'on éprouve pour s'introduire dans ce pays m'ennuie, mais elle m'effraie peu; ce dont je suis frappé, c'est de celle qu'on aurait à s'enfuir. Les gens du peuple disent: «Pour entrer en Russie les portes sont larges; pour en sortir elles sont étroites.» Quelque grand que soit cet Empire, j'y suis à la gêne; la prison a beau être vaste, le prisonnier s'y trouve toujours à l'étroit. C'est une illusion de l'imagination, j'en conviens, mais il fallait venir ici pour y être sujet.
Sous la garde de mon soldat, j'ai suivi rapidement les bords de la Néva; on sort de Pétersbourg par une espèce de rue de village un peu moins monotone que les routes que j'ai parcourues jusqu'ici en Russie. Quelques échappées de vue sur la rivière à travers des allées de bouleaux, une suite de fabriques, des usines en assez grand nombre et qui paraissent en grande activité; des hameaux de bois varient un peu le paysage. N'allez pas vous figurer une nature vraiment pittoresque dans l'acception ordinaire de ce terme; cette partie du pays est moins désolée que ce qu'on a vu de l'autre côté; voilà tout. D'ailleurs, j'ai de la prédilection pour les sites tristes; il y a toujours quelque grandeur dans une nature dont la contemplation porte à la rêverie. J'aime encore mieux, comme paysage poétique, les bords de la Néva, que le revers de Montmartre du côté de la plaine de Saint-Denis, ou que les riches champs de blé de la Beauce et de la Brie.
L'apparence de certains villages m'a surpris: il y a là une richesse réelle et même une sorte d'élégance rustique qui plaît; les maisons sont alignées le long d'une rue unique; ces habitations, toujours en bois, paraissent assez soignées. Elles sont peintes sur la rue, et les extrémités de leurs toits sont chargées d'ornements qu'on peut dire prétentieux; car en comparant ce luxe extérieur avec la rareté des choses commodes et le manque de propreté dont on est frappé dans l'intérieur de ces joujoux, on regrette de voir régner déjà le goût du superflu chez un peuple qui ne connaît pas encore le nécessaire. En y regardant de près on voit que ces baraques sont réellement fort mal bâties. Ce sont des poutres et des solives à peine équarries, échancrées aux deux bouts, et enchevêtrées l'une dans l'autre pour former les coins de la cabane; ces madriers, grossièrement entassés les uns sur les autres, laissent entre eux des interstices soigneusement calfeutrés de mousse goudronnée, dont l'odeur sauvage se répand dans toute l'habitation et même au dehors.
Les ornements ajustés aux toits des chaumières consistent en une espèce de dentelle de bois; ces ciselures peintes ressemblent aux découpures des papiers de confiseurs. Ce sont des planches appliquées sur le pignon de la maison, toujours tourné vers la rue; elles descendent de la pointe jusqu'au bout du toit. Les dépendances rurales se trouvent dans une cour planchéiée. Ne voilà-t-il pas des mots qui sonnent bien à votre oreille? mais aux yeux c'est triste et fangeux. Néanmoins, ces cabanes, ainsi galonnées sur la rue, m'amusent à voir du dehors, mais je ne puis les croire destinées à servir d'habitations aux paysans que je vois dans les champs. Avec leurs planches extrêmement ouvragées, percées à jour et bariolées de mille couleurs, elles ressemblent à des cages entourées de guirlandes de fleurs, et leurs habitants me paraissent des marchands forains dont les baraques vont être enlevées après la fête.
Toujours le même goût pour ce qui saute aux yeux!!… Le paysan est ici traité comme le seigneur se traite lui-même; les uns et les autres trouvent plus naturel et plus agréable d'orner la route que d'embellir l'intérieur de la maison; on se nourrit ici de l'admiration peut-être de l'envie qu'on inspire. Mais le plaisir, le vrai plaisir où est-il? les Russes eux-mêmes seraient bien embarrassés de répondre à cette question.
L'opulence en Russie est une vanité colossale; moi qui n'aime de la magnificence que ce qui ne paraît pas, je blâme dans ma pensée tout ce qu'on espère me faire admirer ici. Une nation de décorateurs et de tapissiers ne réussira jamais qu'à m'inspirer la crainte d'être sa dupe; en mettant le pied sur ce théâtre où les fausses trappes dominent, je n'ai qu'un désir: le désir d'aller regarder derrière la coulisse et j'éprouve la tentation de lever un coin de la toile de fond. Je viens voir un pays, je trouve une salle de spectacle.
J'avais envoyé un relais à dix lieues de Pétersbourg: quatre chevaux frais et tout garnis m'attendaient dans un village. J'ai trouvé là une espèce de venta russe, et j'y suis entré. En voyage, j'aime à ne rien perdre de mes premières impressions; c'est pour les sentir que je parcours le monde, et pour les renouveler que je décris mes courses. Je suis donc descendu de voiture afin de voir une ferme russe. C'est la première fois que j'aperçois les paysans chez eux. Péterhoff n'était pas la Russie naturelle: la foule entassée là pour une fête changeait l'aspect ordinaire du pays, et transportait à la campagne les habitudes de la ville. C'est donc ici mon début dans les champs.
Un vaste hangar tout en bois; murs en planches de trois côtés, planches sous les pieds, planches sur la tête; voilà ce que je remarque d'abord; j'entre sous cette halle énorme qui occupe la plus grande partie de l'habitation rustique, et, malgré les courants d'air, je suis saisi par l'odeur d'oignons, de choux aigres et de vieux cuir gras qu'exhalent les villageois et les villages russes.
Un magnifique étalon attaché à un poteau absorbait l'attention de plusieurs hommes occupés à le ferrer, non sans peine. Ces hommes étaient munis de cordes pour garrotter le fougueux animal, de morceaux de laine pour lui couvrir les yeux, de caveçon et de torche-nez pour le mater. Cette superbe bête appartient, m'a-t-on dit, au haras du seigneur voisin; dans la même enceinte, au fond du hangar, un paysan monté sur une voiture fort petite, comme toutes les charrettes russes, entasse dans un grenier du foin non bottelé, et qu'il enlève par fourchetées afin de l'élever au-dessus de sa tête; un autre homme s'en empare et va le serrer sous le toit. Huit personnes environ restent occupées autour du cheval: tous ces hommes ont une taille, un costume et une physionomie remarquables. Cependant la population des provinces attenantes à la capitale n'est pas belle, elle n'est même pas russe, étant fort mêlée d'hommes de race finoise et qui ressemblent aux Lapons.
On dit que dans l'intérieur de l'Empire je retrouverai les types des statues grecques dont j'ai déjà remarqué quelques modèles à Saint-Pétersbourg, où les seigneurs élégants se font servir par des hommes nés dans leurs domaines lointains. Une salle basse et peu spacieuse est attenante à ce prodigieux hangar: j'y pénètre et me crois dans la chambre principale de quelque bateau plat naviguant sur une rivière: je me crois aussi dans un tonneau; tout est en bois; les murs, le plafond, le plancher, les siéges, la table, ne sont qu'un assemblage de madriers et de douves de diverses longueurs et grossièrement travaillés. L'odeur du chou aigre et de la poix domine toujours.
Dans ce réduit presque privé d'air et de lumière, car les portes en sont basses et les fenêtres petites comme des lucarnes, j'aperçois une vieille femme occupée à servir du thé à quatre ou cinq paysans barbus, couverts de pelisses de mouton dont la laine est tournée en dedans (il fait assez froid déjà depuis quelques jours, le 1er août); ces hommes, de petite taille pour la plupart, sont assis à une table; leur pelisse de cuir drape l'homme de plusieurs manières, elle a du style, mais elle a encore plus de mauvaise odeur; je ne connais que les parfums des seigneurs qui soient pires. Sur la table brille une bouilloire en cuivre jaune et une théière. Le thé est toujours de bonne qualité, fait avec soin, et si l'on ne veut pas le boire pur on trouve partout du bon lait. Cet élégant breuvage, servi dans des bouges meublés comme des granges, je dis granges pour m'exprimer poliment, me rappelle le chocolat des Espagnols. C'est un des mille contrastes dont le voyageur est frappé à chaque pas qu'il fait chez ces deux peuples également singuliers dans des genres aussi différents que les climats qu'ils habitent.
J'ai souvent lieu de vous le répéter, le peuple russe a le sentiment de ce qui prête à la peinture: parmi les groupes d'hommes et d'animaux qui m'environnaient dans cet intérieur de ferme russe un peintre aurait trouvé le sujet de plusieurs charmants tableaux.
La chemise rouge ou bleue des paysans, boutonnée sur la clavicule et serrée autour des reins avec une ceinture, par-dessus laquelle le haut de cette espèce de sayon retombe en plis antiques, tandis que le bas flotte comme une tunique, et recouvre le pantalon où on ne l'enferme pas[10]: la longue robe à la persanne souvent ouverte, et qui lorsque l'homme ne travaille pas recouvre en partie cette blouse, les cheveux longs des côtés séparés sur le front, mais coupés ras par derrière un peu plus haut que la nuque, ce qui laisse à découvert la force du col: tout cet ensemble ne compose-t-il pas un costume original et gracieux?… L'air doux et sauvage à la fois des paysans russes n'est pas dénué de grâce: leur taille élégante, leur force qui ne nuit pas à la légèreté, leur souplesse, leurs larges épaules, le sourire doux de leur bouche, le mélange de tendresse et de férocité qui se retrouve dans leur regard sauvage et triste, rend leur aspect aussi différent de celui de nos laboureurs que les lieux qu'ils habitent et le pays qu'ils cultivent sont différents du reste de l'Europe. Tout est nouveau ici pour un étranger. Les personnes y ont un certain charme qu'on sent et qui ne s'exprime pas: c'est la langueur orientale jointe à la rêverie romantique des peuples du Nord; et tout cela sous une forme inculte, mais noble, qui lui donne le mérite des dons primitifs. Ce peuple inspire beaucoup d'intérêt sans confiance: c'est encore une nuance de sentiment que j'ai appris à connaître ici. Les hommes du peuple en Russie sont des fourbes amusants. On pourrait les mener loin si on ne les trompait pas, mais les paysans, lorsqu'ils voient que leurs maîtres ou les agents de leurs maîtres mentent plus qu'eux, s'abrutissent dans la ruse et la bassesse. Il faut valoir quelque chose pour savoir civiliser un peuple: la barbarie du serf accuse la corruption du seigneur.
Si vous êtes étonné de la malveillance de mes jugements, je vous étonnerai davantage en ajoutant que je ne fais qu'exprimer l'opinion générale, seulement je dis ingénument ce que tout le monde dissimule ici avec une prudence que vous cesseriez de mépriser si vous voyiez comme moi à quel point cette vertu, qui en exclut tant d'autres, est nécessaire à qui veut vivre en Russie.
La malpropreté est grande en ce pays; mais celle des maisons et des habits me frappe plus que celle des individus: les Russes prennent assez de soin de leurs personnes; à la vérité leurs bains de vapeur nous paraissent dégoûtants; ce sont des émanations d'eau chaude: j'aimerais mieux l'eau pure à grands flots; cependant ce brouillard bouillant lave le corps et le fortifie, tout en ridant la peau prématurément. Néanmoins, grâce à l'usage de ces bains, on voit souvent des paysans qui ont la barbe et les cheveux nets tandis qu'on s'en peut dire autant de leurs habits. Des vêtements chauds coûtent cher: on est forcé de les porter longtemps; et ils paraissent sales bien avant d'être usés; des chambres où l'on ne pense qu'à se garantir du froid sont nécessairement moins aérées que ne le sont les logements des hommes du Midi. En général la saleté du Nord, toujours renfermée, est plus repoussante et plus profonde que celle des peuples qui vivent au soleil: l'air qui purifie manque aux Russes pendant neuf mois de l'année; la saleté de leurs maisons et celle de leurs personnes est donc plutôt l'inévitable résultat du climat sous lequel ils vivent que l'effet de leur complexion et de leur négligence.
Dans certaines contrées les hommes qui travaillent portent sur la tête une casquette de drap bleu foncé en forme de ballon. Cette coiffure ressemble à celle des bonzes: ils ont plusieurs autres manières de se couvrir la tête; toutes ces toques et tous ces bonnets de formes diverses sont assez agréables à l'œil. Que de goût, en comparaison de la négligence prétentieuse des gens du peuple, aux environs de Paris!
Lorsqu'ils travaillent nu-tête, ils seraient gênés par leurs longs cheveux; pour remédier à cet inconvénient ils s'avisent de se couronner d'un diadème[11]: ils se nouent un ruban, une ficelle, un roseau, un jonc, une lanière de cuir autour de la tête; ce diadème grossier, mais toujours attaché avec soin, leur coupe le front et lisse leurs cheveux; il sied aux jeunes gens, et comme les hommes de cette race ont en général la tête ovale et d'une jolie forme, ils se sont fait une parure d'une coiffure de travail.
Mais que vous dirai-je des femmes? Jusqu'ici celles que j'ai aperçues m'ont paru repoussantes. J'espérais dans cette excursion rencontrer quelques belles villageoises. Mais c'est ici comme à Pétersbourg, elles ont de grosses tailles courtes et elles se mettent la ceinture aux épaules un peu au-dessus de la gorge, qui continue de s'étendre librement sous la jupe; c'est hideux! Ajoutez à cette difformité volontaire de grosses bottes d'hommes, en cuir puant et gras, et une espèce de houppelande de peau de mouton, pareille à celle des pelisses de leurs maris, et vous vous ferez l'idée d'une créature souverainement désagréable; malheureusement cette idée sera exacte. Pour comble de laideur la fourrure des femmes est coupée d'une manière moins gracieuse que la petite redingote des hommes, et, ceci tient sans doute à une louable économie, elle est aussi d'ordinaire plus mangée des vers; elle tombe en lambeaux, à la lettre!!… Telle est leur parure. Nulle part assurément le beau sexe ne se dispense de coquetterie plus que chez les paysannes russes (je parle du coin de pays que j'ai vu); néanmoins ces femmes sont les mères des soldats dont l'Empereur est fier, et des beaux cochers qu'on aperçoit dans les rues de Pétersbourg, portant si bien l'armiak et le cafetan: costume imité de l'habit persan.
À la vérité, la plupart des femmes qu'on rencontre dans le gouvernement de Pétersbourg sont de race finoise. On m'assure que dans l'intérieur du pays que je vais visiter il y a de fort belles paysannes.
La route de Pétersbourg à Schlusselbourg est mauvaise dans quelques passages: ce sont tantôt des sables profonds, tantôt des boues mouvantes sur lesquelles on a jeté des planches insuffisantes pour les piétons, et nuisibles aux voitures; ces morceaux de bois mal assujétis font la bascule et vous éclaboussent jusqu'au fond de votre calèche; c'est là le moindre des inconvénients du chemin; il y a quelque chose de pis que les planches, je veux parler des rondins non fendus et posés tout bruts en travers, sur certaines portions de terrains spongieux qu'il faut franchir de distance en distance, et dont le sol sans solidité engloutirait tout autre encaissement qu'une route de bûches. Malheureusement ce rustique et mobile parquet posé sur la bourbe est construit en bouts de bois mal joints, inégaux; tout l'édifice branlant danse à la fois sous les roues dans un terrain sans fond, toujours détrempé, et qui à la moindre pression devient élastique. Au train dont on voyage en Russie on a bientôt brisé sa voiture sur de pareilles grandes routes: les hommes s'y cassent les os et de verste en verste les boulons des calèches sautent de tous côtés; le fer des roues se coupe, les ressorts éclatent; ceci doit réduire les équipages à leur plus simple expression, à quelque chose d'aussi primitif que la téléga.
Excepté la fameuse chaussée de Pétersbourg à Moscou, la route de Schlusselbourg est encore un des chemins où il y a le moins de ces redoutables rondins. J'y ai compté beaucoup de ponts en mauvaises planches, et l'un de ces ponts m'a semblé périlleux. La vie humaine est peu de chose en Russie. Avec soixante millions d'enfants, peut-on avoir des entrailles de père?
À mon arrivée à Schlusselbourg où j'étais attendu, je fus reçu par l'ingénieur chargé de diriger les travaux des écluses.
Le canal Ladoga, tel qu'il est aujourd'hui, longe la partie du lac qui se trouve entre la ville du même nom et Schlusselbourg: c'est un magnifique ouvrage; il sert à préserver les bateaux des dangers auxquels les tempêtes du lac les exposaient jadis; maintenant les barques tournent cette mer orageuse, et les ouragans ne peuvent plus interrompre une navigation qui passait autrefois, même parmi les plus hardis mariniers, pour très-périlleuse[12].
Il faisait un temps gris, froid, venteux; à peine descendu de voiture devant la maison de l'ingénieur, bonne habitation toute de bois, je fus introduit par lui-même dans un salon convenable, où il m'offrit une légère collation en me présentant avec une sorte d'orgueil conjugal à une jeune et belle personne; c'était sa femme. Elle m'attendait là toute seule, assise sur un canapé d'où elle ne se leva pas à mon arrivée; elle ne disait mot, parce qu'elle ne savait pas le français, et n'osait se mouvoir, je ne sais pourquoi; elle prenait peut-être l'immobilité pour de la politesse, parce qu'elle confondait les airs guindés avec le bon goût; sa manière de me faire les honneurs de chez elle consistait à ne se permettre aucun mouvement; elle semblait s'appliquer à représenter devant moi la statue de l'hospitalité vêtue de mousseline blanche doublée de rose. Dans cette parure plus recherchée qu'élégante, elle me faisait l'effet d'une belle apparition; ou plutôt, en considérant avec attention sa jupe brochée, ouverte par devant et doublée de soie, et tous les pompons dont elle s'était affublée pour éblouir l'étranger; en voyant, dis-je, cette figure de cire, rose, impassible, étalée sur un grand sofa duquel on eût dit qu'elle ne pouvait se détacher, je la prenais pour une madone grecque sur l'autel; il ne lui manquait que des lèvres moins roses, des joues moins fraîches, qu'une châsse et des applications d'or et d'argent pour rendre l'illusion complète. Je mangeais et me réchauffais en silence; elle me regardait sans presque oser détourner les yeux de dessus moi; c'eût été les mouvoir, et le parti de l'immobilité était si bien pris que ses regards mêmes étaient fixes. Si j'avais pu soupçonner qu'il y eût au fond de ce singulier accueil de la timidité, j'aurais éprouvé de la sympathie; je ne sentis que de l'étonnement: le sentiment en pareil cas ne me trompe guère, car je me connais en timidité.
Mon hôte me laissa contempler à loisir cette curieuse pagode, qui me prouva ce que je savais, c'est que les femmes du Nord sont rarement naturelles, et que leur affectation est quelquefois si grande qu'elle n'a pas besoin de paroles pour se trahir; ce brave ingénieur me parut flatté de l'effet que son épouse produisait sur un étranger; il prenait mon ébahissement pour de l'admiration; cependant, voulant remplir sa charge en conscience, il finit par me dire: «Je regrette de vous presser de sortir, mais nous n'avons pas trop de temps pour visiter les travaux que j'ai reçu l'ordre de vous montrer en détail.»
J'avais prévu le coup sans pouvoir le parer, je le reçus avec résignation et me laissai conduire d'écluses en écluses, toujours pensant avec un inutile regret à cette forteresse, tombeau du jeune Ivan dont on ne voulait pas me laisser approcher. J'avais sans cesse présent à la pensée ce but non avoué de ma course: vous verrez bientôt comment il fut atteint.
Le nombre de quartiers de granit que j'ai vus pendant cette matinée, de vannes enchâssées dans des rainures pratiquées au milieu des blocs de cette même pierre, de dalles de la même matière employées à paver le fond d'un canal gigantesque, ne vous importe guère, et j'en suis fort aise, car je ne pourrais vous le dire: sachez seulement que depuis dix ans que les premières écluses sont terminées, elles n'ont exigé aucune réparation. Étonnant exemple de solidité dans un climat comme celui du lac Ladoga, où le granit, les pierres, les marbres les plus solides ne durent que quelques années.
Ce magnifique ouvrage est destiné à égaliser la différence de niveau qu'il y a entre le canal Ladoga et le cours de la Néva près de sa source, à l'extrémité occidentale de l'émissaire qui débouche dans la rivière par plusieurs déversoirs. On a multiplié les écluses avec un luxe admirable afin de rendre aussi facile et aussi prompte que possible une navigation que la rigueur des saisons laisse à peine libre pendant trois ou quatre mois de l'année.
Rien n'a été épargné pour la solidité ni pour la précision du travail; on se sert autant que possible du granit de Finlande pour les ponts, pour les parapets, même, je le répète avec admiration, pour le fond du lit du canal; les ouvrages en bois sont soignés de manière à répondre à ce luxe de matériaux: bref, on a profité de toutes les inventions, de tous les perfectionnements de la science moderne; et l'on a complété à Schlusselbourg un travail aussi parfait dans son genre que le permettent les rigueurs de la nature sous ces climats ingrats.
La navigation intérieure de la Russie mérite d'occuper toute l'attention des hommes du métier; c'est une des principales sources de la richesse du pays; moyennant un système de canalisation colossale, comme tout ce qui s'exécute dans cet Empire, on est parvenu, depuis Pierre-le-Grand, à joindre sans danger pour les bateaux, la mer Caspienne à la mer Baltique par le Volga, le lac Ladoga et la Néva. L'Europe et l'Asie sont ainsi traversées par des eaux qui joignent le Nord au Midi. Cette pensée, hardie à concevoir, prodigieuse à réaliser, a fini par produire une des merveilles du monde civilisé: c'est beau et bon à savoir, mais j'ai trouvé que c'était ennuyeux à voir, surtout sous la conduite d'un des exécuteurs du chef-d'œuvre; l'homme du métier accorde à son ouvrage l'estime qu'il mérite sans doute, mais pour un simple curieux tel que moi l'admiration reste étouffée sous des détails minutieux et dont je vous fais grâce. Nouvelle preuve de ce que je vous ai dit ailleurs: abandonné à soi-même, un voyageur en Russie ne voit rien: protégé, c'est-à-dire escorté, gardé à vue, il voit trop, ce qui revient au même.
Quand je crus avoir strictement accordé ce qui était dû de mon temps et de mes éloges aux merveilles que j'étais contraint de passer en revue pour répondre à la grâce qu'on croyait me faire, je revins au premier motif de mon voyage, et déguisant mon but pour le mieux atteindre, je demandai à voir la source de la Néva. Ce désir, dont l'insidieuse innocence ne put dissimuler l'indiscrétion, fut d'abord éludé par mon ingénieur qui me répondit: «Elle surgit sous l'eau à la sortie du lac Ladoga, au fond du canal qui sépare ce lac de l'île où s'élève la forteresse.»
Je le savais.
«C'est une des curiosités naturelles de la Russie, repris-je. N'y aurait-il pas moyen d'aller visiter cette source?
—Le vent est trop fort; nous ne pourrons apercevoir les bouillonnements de l'eau, il faudrait un temps calme pour que l'œil pût distinguer une gerbe d'eau qui s'élance au fond des vagues; cependant je vais faire ce que je pourrai afin de satisfaire votre curiosité.»
À ces mots, l'ingénieur fit avancer un fort joli bateau conduit par six rameurs élégamment habillés, et nous partîmes soi-disant, pour aller voir la source de la Néva, mais réellement pour nous approcher des murs du château fort, ou plutôt de la prison enchantée dont on me refusait l'accès avec la plus habile politesse: mais les difficultés ne faisaient qu'exciter mon envie; j'aurais eu parole d'y pouvoir délivrer quelque malheureux prisonnier que mon impatience n'eût guère été plus vive.
La forteresse de Schlusselbourg est bâtie sur une île plate, espèce d'écueil peu élevé au-dessus du niveau des eaux. Ce roc divise le fleuve en deux; il sépare également le fleuve du lac proprement dit, car il sert d'indication pour reconnaître la ligne où les eaux se confondent. Nous tournâmes autour de la forteresse afin, disions-nous, d'approcher le plus près possible de la source de la Néva. Notre embarcation nous porta bientôt tout juste au-dessus de ce tourbillon. Les rameurs étaient si habiles à couper les lames que malgré le mauvais temps et la petitesse de notre barque, nous sentions à peine le balancement de la vague qui pourtant s'agite en cet endroit comme au milieu de la mer. Ne pouvant distinguer la source dont le tourbillon était caché par le mouvement des vagues qui nous emportaient, nous fîmes d'abord une promenade sur le grand lac, puis au retour, le vent un peu calmé nous permit d'apercevoir à une assez grande profondeur quelques flots d'écume: c'était la source même de la Néva au-dessus de laquelle nous voguions.
Lorsque le vent d'ouest fait refluer le lac, le canal qui tient lieu d'émissaire à cette mer intérieure reste presque à sec, et alors cette belle source paraît à découvert. Dans ces moments, heureusement fort rares, les habitants de Schlusselbourg savent que Pétersbourg est sous l'eau, et ils attendent d'heure en heure le récit de la nouvelle catastrophe. Ce récit n'a jamais manqué de leur arriver le lendemain, parce que le même vent d'ouest qui repousse les eaux du lac Ladoga, et met à sec la Néva près de sa source, fait refluer, lorsqu'il est violent, les eaux du golfe de Finlande dans l'embouchure de la Néva. Aussitôt le cours de cette rivière s'arrête: et l'eau trouvant le passage barré par la mer, rebrousse chemin en débordant sur Pétersbourg et sur les environs.
Quand j'eus bien admiré le site de Schlusselbourg, bien vanté cette curiosité naturelle, bien contemplé avec la lunette d'approche la position de la batterie placée par Pierre-le-Grand pour bombarder le château fort des Suédois, enfin bien vanté tout ce qui ne m'intéressait guère; «allons voir l'intérieur de la forteresse, dis-je de l'air du monde le plus dégagé: elle est dans un site qui me paraît bien pittoresque», ajoutai-je un peu moins adroitement, car c'est surtout en fait de finesse qu'il ne faut rien de trop. Le Russe jeta sur moi un regard scrutateur dont je sentis toute la portée; ce mathématicien devenu diplomate reprit:
«Cette forteresse n'a rien de curieux pour un étranger, monsieur.
—N'importe, tout est curieux dans un pays aussi intéressant que le vôtre.
—Mais, si le commandant ne nous attend pas, on ne nous laissera pas entrer.
—Vous lui ferez demander la permission d'introduire un voyageur dans la forteresse; d'ailleurs je crois qu'il nous attend.»
En effet, on nous admit sur le premier message de l'ingénieur, ce qui me fit supposer que ma visite avait été sinon annoncée comme certaine, au moins indiquée comme probable.
Reçus avec le cérémonial militaire, nous fûmes conduits sous une voûte à travers une porte assez mal défendue, et, après avoir traversé une cour où l'herbe croît, on nous introduisit dans… la prison?… Point du tout, dans l'appartement du commandant. Il ne sait pas un mot de français, mais il m'accueillit avec honnêteté, affectant de prendre ma visite pour une politesse dont lui seul était l'objet; il me faisait traduire par l'ingénieur les remercîments qu'il ne pouvait m'exprimer lui-même. Ces compliments astucieux me paraissaient plus curieux que satisfaisants. Il fallut faire salon et avoir l'air de causer avec la femme du commandant, qui lui non plus ne parlait guère le français, il fallut prendre du chocolat, enfin s'occuper à tout autre chose qu'à visiter la prison d'Ivan, ce prix fabuleux de toutes les peines, de toutes les ruses, de toutes les politesses et de tous les ennuis du jour. Jamais l'accès d'un palais de fées ne fut désiré plus vivement que je souhaitais l'entrée de ce cachot.
Enfin, quand le temps d'une visite raisonnable me parut écoulé, je demandai à mon guide s'il était possible de voir l'intérieur de la forteresse. Quelques mots, quelques coups d'œil furent rapidement échangés entre le commandant et l'ingénieur, et nous sortîmes de la chambre.
Je croyais toucher au terme de mes efforts; la forteresse de Schlusselbourg n'a rien de pittoresque; c'est une enceinte de murailles suédoises peu élevées et dont l'intérieur ressemble à une espèce de verger où l'on aurait dispersé divers bâtiments tous très-bas; savoir: une église, une habitation pour le commandant, une caserne, enfin des cachots invisibles et masqués par des jours dont la hauteur n'excède pas celle du rempart. Rien n'annonce la violence, le mystère est ici dans le fond des choses, il n'est pas dans leur apparence. L'aspect presque serein de cette prison d'État me semble plus effrayant pour la pensée que pour la vue. Les grilles, les ponts-levis, les créneaux, enfin l'appareil un peu théâtral qui décorait les redoutables châteaux du moyen âge ne se retrouvent point ici. En sortant du salon du gouverneur on a commencé par me montrer de superbes ornements d'église! les quatre chapes qui furent solennellement déployées devant moi ont coûté trente mille roubles, à ce que le commandant a pris la peine de me dire lui-même. Las de tant de simagrées, j'ai parlé tout simplement du tombeau d'Ivan VI; à cela on a répondu en me montrant une brèche faite aux murailles par le canon du Czar Pierre, lorsqu'il assiégeait en personne la forteresse suédoise, la clef de la Baltique.
«Le tombeau d'Ivan, ai-je repris, sans me déconcerter, où est-il?» Cette fois on m'a mené derrière l'église, près d'un rosier du Bengale: «il est ici», m'a-t-on dit.
Je conclus que les victimes n'ont pas de tombeau en Russie.
«Et la chambre d'Ivan», poursuivis-je avec des instances qui devaient paraître aussi singulières à mes hôtes que l'étaient pour moi leurs scrupules, leurs réticences et leurs tergiversations.
L'ingénieur me répondit à demi-voix qu'on ne pouvait pas montrer la chambre d'Ivan, parce qu'elle était dans une des parties de la forteresse actuellement occupée par des prisonniers d'État.
L'excuse me parut légitime, je m'y attendais; mais ce qui me surprit, ce fut la colère du commandant de la place; soit qu'il entendît le français mieux qu'il ne le parlait, soit qu'il eût voulu me tromper en faisant semblant d'ignorer notre langue, soit enfin qu'il eût deviné le sens de l'explication qu'on venait de me donner, il réprimanda sévèrement mon guide à qui son indiscrétion, ajouta-t-il, pourrait quelque jour devenir funeste. C'est ce que celui-ci, piqué de la semonce, trouva le moyen de me dire en choisissant un instant favorable, et en ajoutant que le gouverneur l'avait averti d'une manière très-significative, de s'abstenir désormais de parler d'affaires publiques, ni d'introduire des étrangers dans une prison d'État. Cet ingénieur a toutes les dispositions nécessaires pour devenir bon Russe, mais il est jeune et ne sait pas encore le fond de son métier… Ce n'est pas de celui d'ingénieur que je veux parler.
Je sentis qu'il fallait céder; j'étais le plus faible, je me reconnus vaincu et je renonçai à visiter la chambre où le malheureux héritier du trône de Russie était mort imbécile, parce qu'on avait trouvé plus commode de le faire crétin qu'Empereur. Je ne pouvais assez m'étonner de la manière dont le gouvernement russe est servi par ses agents. Je me souvenais de la mine du ministre de la guerre, la première fois que j'osai témoigner le désir de visiter un château devenu historique par un crime commis du temps de l'Impératrice Élisabeth; et je comparais avec une admiration, mêlée d'effroi, le désordre des idées qui règne chez nous à l'absence de toute pensée, de toute opinion personnelle, à la soumission aveugle qui fait la règle de conduite des chefs de l'administration russe, aussi bien que des employés subalternes: l'unité d'action de ce gouvernement m'épouvantait; j'admirais en frémissant l'accord tacite des supérieurs et des subordonnés pour faire la guerre aux idées et même aux faits. Je me sentais autant d'envie de sortir, que l'instant d'auparavant j'avais eu d'impatience d'entrer, et rien ne pouvant plus attirer ma curiosité dans une forteresse, dont on n'avait voulu me montrer que la sacristie, je demandai de retourner à Schlusselbourg. Je redoutais de devenir par force un des habitants de ce séjour des larmes secrètes et des douleurs ignorées. Dans mon angoisse toujours croissante, je n'aspirais plus qu'au plaisir physique de marcher, de respirer; et j'oubliais que le pays même que j'allais revoir est encore une prison: prison d'autant plus redoutable, qu'elle est plus vaste, et qu'on en atteint et franchit plus difficilement les limites.
Une forteresse russe!!! ce mot produit sur l'imagination une impression différente de ce qu'on ressent en visitant les châteaux forts des peuples réellement civilisés, sincèrement humains. Les puériles précautions qu'on prend en Russie pour dissimuler ce qu'on qualifie de secrets d'État, me confirment plus que ne le feraient des actes de barbarie à découvert dans l'idée que ce gouvernement n'est qu'une tyrannie hypocrite. Depuis que j'ai pénétré dans une prison d'État russe, et que j'ai moi-même éprouvé l'impossibilité d'y parler de ce que tout étranger vient pourtant chercher dans un lieu pareil, je me dis que tant de dissimulation doit servir de masque à une profonde inhumanité: ce n'est pas le bien qu'on voile avec un pareil soin.
Si, au lieu de chercher à déguiser la vérité sous une fausse politesse, on m'eût mené simplement dans les lieux qu'il est permis de montrer; si l'on eût répondu avec franchise à mes questions sur un fait accompli depuis un siècle, j'eusse été moins occupé de ce que je n'aurais pu voir; mais ce qu'on m'a refusé trop artificieusement m'a prouvé le contraire de ce qu'on voulait me persuader. Tous ces vains détours sont des révélations aux yeux de l'observateur expérimenté. Ce qui m'indignait, c'était que les hommes qui usaient avec moi de ces subterfuges pussent croire que j'étais la dupe de leurs ruses d'enfants. On m'assure, et je tiens ceci de bon lieu, que les cachots sous-marins de Kronstadt renferment, entre autres prisonniers d'État, des infortunés qui s'y trouvent relégués depuis le règne d'Alexandre. Ces malheureux sont abrutis par un supplice dont rien ne peut excuser ni motiver l'atrocité; s'ils venaient maintenant à sortir de terre, ils se lèveraient comme autant de spectres vengeurs qui feraient reculer d'effroi le despote lui-même, et tomber en ruine l'édifice du despotisme; tout peut se défendre par de belles paroles et même par de bonnes raisons; les arguments ne manquent à pas une des opinions qui divisent le monde politique, littéraire et religieux; mais on dira ce qu'on voudra, un régime dont la violence exige qu'on le soutienne par de tels moyens est un régime profondément vicieux.
Les victimes de cette odieuse politique ne sont plus des hommes: ces infortunés, déchus du droit commun, croupissent étrangers au monde, oubliés de tous, abandonnés d'eux-mêmes dans la nuit de leur captivité, où l'imbécillité devient le fruit et la dernière consolation d'un ennui sans terme; ils ont perdu la mémoire, et jusqu'à la raison, cette lumière humaine qu'aucun homme n'a le droit d'éteindre dans l'âme de son semblable. Ils ont oublié même leur nom, que les gardiens s'amusent à leur demander, par une dérision brutale et toujours impunie; car il règne au fond de ces abîmes d'iniquité un tel désordre, les ténèbres y sont si épaisses, que les traces de toute justice s'y effacent.
On ignore jusqu'au crime de certains prisonniers, qu'on retient pourtant toujours, parce qu'on ne sait à qui les rendre, et qu'on pense qu'il y a moins d'inconvénient à perpétuer le forfait qu'à le publier. On craint le mauvais effet de l'équité tardive, et l'on aggrave le mal, pour n'être pas forcé d'en justifier les excès…; atroce pusillanimité qui s'appelle respect pour les convenances, prudence, obéissance, sagesse, sacrifice au bien public, à la raison d'État…, que sais-je?… Les paroles ne manquent pas aux oppresseurs; n'y a-t-il pas deux noms pour toutes choses dans les sociétés humaines? C'est ainsi qu'on nous dit à chaque instant qu'il n'y a pas de peine de mort en Russie. Enterrer vif, ce n'est pas tuer! Quand on pense d'un côté à tant de malheurs, de l'autre à tant d'injustice et d'hypocrisie, on ne connaît plus de coupable en prison; le juge seul paraît criminel, et, ce qui porte au comble mon épouvante, c'est que je sais que ce juge inique n'est point féroce par plaisir. Voilà ce qu'un mauvais gouvernement peut faire des hommes intéressés à sa durée!… Mais la Russie marche au-devant de ses destinées; ceci répond à tout. Certes si l'on mesure la grandeur du but à l'étendue des sacrifices, on doit présager à cette nation l'empire du monde.
Au retour de cette triste visite, une nouvelle corvée m'attendait chez l'ingénieur: un dîner de cérémonie avec des personnes de la classe moyenne. L'ingénieur avait réuni chez lui, pour me faire honneur, des parents de sa femme et quelques propriétaires des environs. Société qui m'eût paru curieuse à observer, si dès le début je n'eusse reconnu que je n'avais rien à y apprendre. Il y a peu de bourgeois en Russie; mais la classe des petits employés et des propriétaires, obscurs bien qu'anoblis, y représente la bourgeoisie des autres pays. Envieux des grands, mais en butte à l'envie des petits, ces hommes ont beau s'appeler nobles, ils se trouvent exactement dans la position où les bourgeois étaient en France avant la révolution; les mêmes données produisent partout les mêmes résultats.
Je sentis qu'il régnait dans cette société une hostilité mal déguisée contre la véritable grandeur et contre l'élégance réelle de quelque pays qu'elle fût. Cette roideur de manières, cette aigreur de sentiments mal déguisées sous un ton doucereux et des airs patelins ne me rappelaient que trop l'époque où nous vivons et que j'avais un peu oubliée en Russie où je vois uniquement la société des gens de la cour. J'étais chez des ambitieux subalternes, inquiets de ce qu'on doit penser d'eux; et ces hommes-là sont les mêmes partout.
Les hommes ne me parlèrent pas et parurent faire peu d'attention à moi, ils ne savent le français que pour le lire, encore difficilement: ils formaient un groupe dans un coin de la chambre et causaient en russe. Une ou deux femmes de la famille portaient tout le poids de la conversation française. Je vis avec surprise qu'elles connaissaient de notre littérature tout ce que la police russe en laisse pénétrer dans leur pays.
La toilette de ces dames, qui, excepté la maîtresse de la maison, étaient toutes des personnes âgées, me parut manquer d'élégance; le costume des hommes était encore plus négligé: de grandes redingotes brunes traînant presque à terre remplaçaient l'habit national, qu'elles rappelaient un peu cependant, tout en le faisant regretter; mais, ce qui m'a surpris plus que la tenue négligée des personnes de cette société, c'est le ton mordant et contrariant de leurs discours et le manque d'aménité de leur langage. La pensée russe, déguisée avec soin par le tact des hommes du grand monde, se montrait ici à découvert. Cette société, plus franche, était moins polie que celle de la cour, et je vis clairement ce que je n'avais fait que pressentir ailleurs, c'est que l'esprit d'examen, de sarcasme et de critique domine dans les relations des Russes avec les étrangers: ils nous détestent comme tout imitateur hait son modèle; leurs regards scrutateurs nous cherchent des défauts avec le désir de nous en trouver. Quand j'eus reconnu cette disposition, je ne me sentis nullement porté à l'indulgence.
J'avais cru devoir adresser quelques mots d'excuses sur mon ignorance de la langue russe, à la personne qui s'était chargée d'abord de causer avec moi, je finis ma harangue en disant que tout voyageur devrait savoir la langue du pays où il va, attendu qu'il est plus naturel qu'il se donne la peine de s'exprimer comme les personnes qu'il vient chercher que de leur imposer celle de parler comme il parie.
À ce compliment on répondit sur un ton d'humeur: disant qu'il fallait cependant bien me résigner à entendre estropier le français par les Russes sous peine de voyager en muet.
«C'est ce dont je me plains, répliquai-je; si je savais estropier le russe comme je le devrais, je ne vous forcerais pas à changer vos habitudes pour parler ma langue.
—Autrefois nous ne parlions que français.
—C'était un tort.
—Ce n'est pas à vous de nous le reprocher.
—Je suis vrai avant tout.
—La vérité est donc encore bonne à quelque chose en France?
—Je l'ignore, mais ce que je sais, c'est qu'on doit aimer la vérité sans calcul.
—Cet amour-là n'est plus de notre siècle.
—En Russie?
—Nulle part, ni surtout dans un pays gouverné par les journaux.»
J'étais de l'avis de la dame; ce qui me donna le désir de changer de conversation, car je ne voulais ni parler contre mon opinion, ni acquiescer à celle d'une personne qui, même lorsqu'elle pensait comme moi, exprimait sa manière de voir avec une âpreté capable de me dégoûter de la mienne. Je ne dois pas oublier de noter que cette disposition hostile, espèce de bouclier opposé d'avance à la moquerie française, était déguisée sous un son de voix fluté, factice, et d'une douceur extrêmement désagréable.
Un incident vint fort à propos faire diversion à l'entretien. Un bruit de voix dans la rue attira tout le monde à la fenêtre: c'était une querelle de bateliers; ces hommes paraissaient furieux; la rixe menaçait de devenir sanglante; mais l'ingénieur se montre sur le balcon, et la vue seule de son uniforme produit un coup de théâtre. La rage de ces hommes grossiers se calme, sans qu'il soit nécessaire de leur dire une parole; le courtisan le plus rompu aux faussetés de cour ne pourrait mieux dissimuler son ressentiment. Je fus émerveillé de cette politesse de manants.
«Quel bon peuple!» s'écria la dame qui m'avait entrepris.
Pauvres gens, pensais-je en me rasseyant, car je n'admirerai jamais les miracles de la peur; toutefois je jugeai prudent de me taire…
«L'ordre ne se rétablirait pas ainsi chez vous», poursuivit mon infatigable ennemie, sans cesser de me percer de ses regards inquisitifs.
Cette impolitesse était nouvelle pour moi; en général j'avais trouvé à tous les Russes des manières presque trop affectueuses à cause de la malignité de leur pensée, que je devinais sous leur langage patelin; ici je reconnaissais un accord encore plus désagréable entre les sentiments et l'expression.
«Nous avons chez nous les inconvénients de la liberté, mais nous en avons les avantages, répliquai-je.
—Quels sont-ils?
—On ne les comprendrait point en Russie.
—On s'en passe.
—Comme de tout ce qu'on ne connaît pas.»
Mon adversaire piquée, tâcha de me cacher son dépit en changeant subitement le sujet de la conversation.
«Est-ce de votre famille que madame de Genlis parle si longuement dans les Souvenirs de Félicie, et de votre personne dans ses Mémoires?»
Je répondis affirmativement; puis je témoignai ma surprise de ce qu'on connût ces livres à Schlusselbourg. «Vous nous prenez pour des Lapons, repartit la dame avec le fond d'aigreur que je ne pus parvenir à lui faire quitter, et qui à la longue réagissait sur moi au point de me monter au même diapason.
—Non, madame, mais pour des Russes qui ont mieux à faire que de s'occuper des commérages de la société française.
—Madame de Genlis n'est point une commère.
—Tant s'en faut; mais ceux de ses écrits où elle ne fait que raconter avec grâce les petites anecdotes de la société de son temps ne devraient, ce me semble, intéresser que les Français.
—Vous ne voulez pas que nous fassions cas de vous et de vos écrivains.
—Je veux qu'on nous estime pour notre vrai mérite.
—Si l'on vous ôte l'influence que vous avez exercée sur l'Europe par l'esprit de société, que vous restera-t-il?»
Je sentis que j'avais affaire à forte partie: «Il nous restera la gloire de notre histoire et même celle de l'histoire de Russie, car cet Empire ne doit sa nouvelle influence en Europe qu'à l'énergie avec laquelle il s'est vengé de la conquête de sa capitale par les Français.
—Il est sûr que vous nous avez prodigieusement servis, quoique sans le vouloir.
—Avez-vous perdu quelque personne chère dans cette terrible guerre?
—Non monsieur.»
J'espérais pouvoir m'expliquer par quelque ressentiment trop légitime l'aversion contre la France qui perçait à chaque mot dans la conversation de cette rude dame. Mon attente fut trompée.
La conversation qui ne pouvait devenir générale languit jusqu'au dîner sur le même ton inquisitif et amer d'une part, contraint et forcément réservé de l'autre. J'étais décidé à garder beaucoup de mesure, et j'y réussissais tant que la colère ne me faisait pas oublier la prudence. Je cherchai à détourner l'entretien vers notre nouvelle école littéraire: on ne connaissait que Balzac qu'on admire infiniment et qu'on juge bien… Presque tous les livres de nos écrivains modernes sont prohibés en Russie; ce qui atteste l'influence qu'on leur suppose.
Enfin, après une mortelle attente, on se mit à table. La maîtresse de la maison, toujours fidèle à son rôle de statue, ne fit de la journée qu'un seul mouvement: elle se transporta, sans remuer les yeux ni les lèvres, de son canapé du salon à sa chaise de la salle à manger; ce déplacement opéré spontanément me prouva que la pagode avait des jambes.
Le dîner se passa non sans gêne, mais il ne fut pas long et me parut assez bon, hors la soupe dont l'originalité passait les bornes. Cette soupe était froide et remplie de morceaux de poissons qui nageaient dans un bouillon de vinaigre très-épicé, très-sucré, très-fort. À part ce ragoût infernal et le quarss aigre qui est une boisson du pays, je mangeai et bus de tout avec appétit. On servit d'excellent vin de Bordeaux et de Champagne; mais je voyais clairement qu'on s'imposait une grande gêne à mon égard: ce qui me mettait moi-même au supplice. L'ingénieur n'était pas complice de tant de contrainte; tout entier à ses écluses il s'annulait absolument chez lui, et laissait sa belle-mère faire les honneurs de sa maison avec la grâce dont vous avez pu juger.
À six heures du soir, mes hôtes et moi, avec un contentement réciproque et non dissimulé, il faut l'avouer, nous prîmes congé les uns des autres, et je partis pour le château de ***, où j'étais attendu.
La franchise de ces bourgeoises m'avait raccommodé avec les minauderies de certaines grandes dames: tout vaut mieux qu'une sincérité déplaisante. On espère triompher de l'affectation; le naturel est invincible.
Tel fut mon début dans les classes moyennes et tel fut le premier essai que je fis de cette hospitalité russe tant vantée en Europe.
Il faisait encore jour quand j'arrivai à ***, qui n'est qu'à six ou huit lieues de Schlusselbourg; je passai là le reste de la soirée à me promener au crépuscule dans un jardin fort beau pour le pays; à voguer en petit bateau sur la Néva et surtout à jouir de l'élégante et gracieuse conversation d'une personne du grand monde. J'avais besoin de cette diversion aux souvenirs de la politesse ou plutôt de l'impolitesse bourgeoise que je venais d'essuyer. J'appris dans cette journée qu'en fait de prétentions les pires ne sont pas les plus mal fondées, car toutes celles dont on m'avait fait souffrir étaient justifiées; c'est ce que je reconnaissais avec un dépit comique. J'avais causé avec une femme qui prétendait parler assez bien le français: elle ne le parlait pas mal, quoique moyennant beaucoup de temps entre chaque phrase et d'accent à chaque mot; elle prétendait connaître la France; elle la jugeait assez bien, quoiqu'avec prévention; elle prétendait aimer son pays, elle l'aimait trop; enfin elle voulait se montrer capable de faire sans fausse humilité les honneurs de la maison de sa fille à un Parisien, et elle m'accabla du poids de tous ses avantages: c'était un aplomb imperturbable, une phraséologie d'hospitalité plutôt cérémonieuse que polie, mais irréprochable au moins aux yeux d'une dame russe du second rang en province.
Je conclus que ces pauvres ridicules tant bafoués sont quelquefois bons à quelque chose, quand ce ne serait qu'à mettre à leur aise ceux qui s'en croient exempts: j'ai trouvé là des personnes désagréablement hostiles. Mais tous les inconvénients de leur conversation portaient sur moi et ne prêtaient nullement à rire à leurs dépens, comme il arrive en pareille circonstance dans les pays à bonnes gens, à esprits naïfs; la surveillance continuelle qu'elles exerçaient sur elles-mêmes et sur moi me prouvait que rien ne pourrait leur produire une impression nouvelle; toutes leurs idées étaient fixées depuis vingt ans; cette conviction a fini par me faire sentir mon isolement en leur présence, au point de regretter la bonhomie des esprits moins difficiles à émouvoir et à satisfaire; j'ai presque dit: la crédulité des sots!… voilà où m'a réduit la malveillance trop visible des Russes de province. Ce que j'en ai vu à Schlusselbourg ne me fera pas rechercher les occasions d'affronter des interrogatoires tels que ceux que j'ai subis dans cette société-là. De pareils salons ressemblent à des champs de bataille. Le grand monde avec tous ses vices me paraît valoir mieux que ce petit monde avec ses vertus.
Revenu à Pétersbourg après minuit, j'avais fait dans ma journée à peu près trente-six lieues par des chemins sableux ou fangeux, avec deux attelages de chevaux de remise.
Ce qu'on fait faire aux bêtes est en proportion de ce qu'on exige des hommes: les chevaux russes ne durent guère plus de huit à dix ans. Il faut convenir que le pavé de Pétersbourg est funeste aux animaux, aux voitures et même aux personnes; dès que vous sortez des incrustations de bois qui n'existent que dans un petit nombre de rues, la tête vous fend. Il est vrai que les Russes, qui mettent beaucoup de luxe aux choses mal faites, dessinent sur leur détestable pavé de beaux compartiments en grosses pierres, ornement qui accroît encore le mal, car il rend les rues plus cahoteuses. Lorsque les roues passent sur ces cordons, semblables pour le coup d'œil aux dessins d'un parquet, la voiture et ceux qu'elle transporte éprouvent une secousse à tout briser. Mais qu'importe aux Russes que les choses qu'ils font servent à l'usage auquel ils les destinent? Un certain air d'élégance, l'apparence de la magnificence, la fanfaronnade de la richesse et de la grandeur: voilà uniquement ce qu'ils cherchent en toutes choses. Ils ont commencé le travail de la civilisation par le superflu; si c'était là le moyen d'aller loin, il faudrait crier: Vive la vanité! à bas le sens commun!
Je pars sans faute après-demain pour Moscou; pour Moscou, entendez-vous bien!
LETTRE VINGT ET UNIÈME.
Adieux à Pétersbourg.—Rapport qu'il y a entre l'absence et la nuit.—Effets de l'imagination.—Description de Pétersbourg au crépuscule.—Contraste du ciel au couchant et au levant.—La Néva la nuit.—Lanterne magique.—Tableaux naturels.—Mythologie du Nord expliquée par les sites.—Dieu visible par toute la terre.—Ballade de Coleridge.—René vieillissant.—La pire des intolérances.—Conditions nécessaires pour vivre dans le monde.—De quoi se compose le succès.—Contagion des opinions.—Diplomatie de salon.—Défaut des esprits solitaires.—Flatterie au lecteur.—Le pont de la Néva la nuit.—Sens symbolique du tableau.—Pétersbourg comparé à Venise.—L'Évangile dangereux.—On ne prêche pas en Russie.—Janus.—Soi-disant conspirations polonaises.—Ce qui en résultera.—Argument des Russes.—Scènes de meurtres au bord du Volga.—Le loup de La Fontaine.—Avenir certain, époque douteuse.—Visite inattendue.—Communication intéressante.—Histoire du prince et de la princesse Troubetzkoï.—Émeute lors de l'avènement de l'Empereur au trône.—Dévouement de la princesse.—Quatorze années dans les mines de l'Oural.—Ce que c'est que cette vie.—Justice humaine.—Comment un despote flatte.—Opinion de beaucoup de Russes sur la condition des condamnés aux mines.—Le 18 fructidor.—Froid de 40 degrés.—Première lettre au bout de sept ans de galères.—Les enfants de galériens.—Réponse de l'Empereur.—Justice russe.—Ce qu'on appelle en Sibérie, coloniser.—Les enfants chiffrés.—Désespoir, humiliation d'une mère.—Seconde lettre au bout de quatorze ans.—Ce qui prouve l'éternité.—Réponse de l'Empereur à la 2e lettre de la princesse.—Comment il faut qualifier de tels sentiments.—Ce qu'il faut entendre par l'abolition de la peine de mort en Russie.—La famille des exilés.—L'Empereur supplié par la mère de famille.—Éducation involontaire qu'elle donne à ses enfants.—Apostrophe de Dante.—Changements dans mes projets et dans mes sentiments.—Conjectures.—Parti que je prends pour cacher mes lettres.—Moyen détourné de tromper la police.—Note touchant la peine de mort.—Citation de la brochure de M. Tolstoï.—Ce qu'on y apprend.
Pétersbourg, ce 2 août 1839, à minuit.
Je viens de jeter un dernier coup d'œil sur cette ville extraordinaire: j'ai dit adieu à Pétersbourg… Adieu!! c'est un mot magique!! il prête aux lieux comme aux personnes un attrait inconnu. Pourquoi Pétersbourg ne m'a-t-il jamais paru si beau que ce soir? c'est que je le vois pour la dernière fois. L'âme riche d'illusions a donc le pouvoir de métamorphoser le monde dont la figure n'est jamais pour nous que le reflet de notre vie intérieure? Ceux qui disent que rien n'existe hors de nous ont peut-être raison; mais moi, philosophe sans le vouloir, métaphysicien sans autre mission que le laisser aller naturel de mon esprit, inclinant toujours vers les questions insolubles, j'ai tort sans doute de chercher à me rendre compte de cet incompréhensible prestige. Le tourment de ma pensée, le plus grand défaut de mon style, tient au besoin de définir l'indéfinissable; ma force se perd à la poursuite de l'impossible, mes paroles n'y suffisent non plus que mes sentiments, que mes passions… Nos rêves, nos visions, sont aux idées nettes ce qu'un horizon de nuages brillants est aux montagnes dont ils imitent quelquefois la chaîne entre le ciel et la terre. Nulle expression ne peut rendre ces fugitives créations de la fantaisie qui s'évanouissent sous la plume de l'écrivain, comme les brillantes perles d'une eau vive et courante échappent aux filets du pêcheur.
Expliquez-moi ce que peut ajouter à la beauté réelle d'un lieu l'idée que vous allez le quitter. En songeant que je le regarde pour la dernière fois, je crois le voir pour la première.
Notre destin est si mobile, comparé à l'immobilité des choses, que tout ce qui nous retrace la brièveté de nos jours nous inspire un redoublement d'admiration: ce respect pour ce qui dure plus que nous nous porte à faire un retour sur nous-mêmes. Le courant que nous descendons est tellement rapide que ce que nous laissons sur le bord nous semble à l'abri du temps. L'eau de la cascade doit croire à l'immortalité de l'arbre qui l'ombrage; et le monde nous paraît éternel, tant nous passons précipitamment.
Peut-être la vie du voyageur n'est-elle si féconde en émotions que parce que les départs dont elle se compose sont une répétition de la mort. Voilà sans doute une des raisons qui font qu'on voit en beau ce qu'on quitte; mais il y en a une autre qu'à peine j'ose indiquer ici.
Dans certaines âmes le besoin de l'indépendance va jusqu'à la passion; la peur des liens fait qu'on ne s'attache qu'à ce qu'on fuit, parce que l'attrait qu'on sent pour ce qu'on va laisser derrière soi n'engage à rien. On s'enthousiasme sans conséquence; on part! Partir, n'est-ce pas faire acte de liberté? Par l'absence on se dégage des entraves du sentiment; l'homme jouit en toute sécurité du plaisir d'admirer ce qu'il ne reverra jamais; il s'abandonne à ses affections, à ses préférences, sans crainte et sans contrainte: il sait qu'il a des ailes!!… Mais quand, à force de les déployer et de les reployer, il sent qu'il les use; quand il découvre que le voyage l'instruit moins qu'il ne le fatigue, alors le temps du retour et du repos est venu; je m'aperçois qu'il approche pour moi.
C'était la nuit: l'obscurité a son prestige comme l'absence, comme elle, elle nous force à deviner; aussi vers la fin de la journée l'esprit s'abandonne à la rêverie, le cœur s'ouvre à la sensibilité, aux regrets; quand tout ce qu'on voit disparaît, il ne reste que ce qu'on sent: le présent meurt, le passé revient; la mort, la terre, rendent ce qu'elles avaient pris, et la nuit riche d'ombre laisse tomber sur les objets un voile qui les agrandit et les fait paraître plus touchants; l'obscurité comme l'absence captive la pensée par l'incertitude, elle appelle le vague de la poésie au secours de ses enchantements: la nuit l'absence et la mort sont des magiciennes et leur puissance à toutes les trois est un mystère aussi bien que tout ce qui agit sur l'imagination. L'imagination dans ses rapports avec la nature, dans ses effets, dans ses prestiges ne sera jamais définie d'une manière satisfaisante par les esprits les plus subtils, ni les plus sublimes. Définir clairement l'imagination ce serait remonter à la cause des passions. Source de l'amour, véhicule de la pitié, instrument du génie, don redoutable entre tous les dons, car il fait de l'homme un nouveau Prométhée, l'imagination est la force du Créateur, prêtée pour un instant à la créature; l'homme la reçoit, il ne la mesure pas; elle est en lui, elle n'est pas à lui.
Quand la voix cesse de chanter, quand l'arc-en-ciel s'efface, savez-vous où sont allés les sons et les couleurs? pouvez-vous dire d'où ils étaient venus? Tels sont, mais bien plus incalculables, bien plus variés, plus fugitifs et surtout plus inquiétants les prestiges de l'imagination!!… Je l'ai senti toute ma vie avec un inutile effroi, j'ai beaucoup trop d'imagination pour ce que j'en fais: je devais me rendre le maître de cette faculté; j'en suis resté le jouet et devenu la victime.
Abîme de désirs et de contradictions, c'est elle encore qui me presse de parcourir le monde, et c'est elle qui m'attache aux lieux dans le moment même où elle m'appelle ailleurs. Ô illusions! que vous êtes perfides quand vous nous séduisez, et cruelles quand vous nous quittez!!…
Il était plus de dix heures: je revenais de la promenade des îles. C'est le moment où l'aspect de la ville est d'un effet singulier et bien difficile à décrire; car la beauté de ce tableau ne consiste pas dans les lignes puisque le site est entièrement plat, elle est dans la magie des vaporeuses nuits du Nord; nuits lumineuses et qu'il faut voir pour en comprendre la poétique majesté.
Du côté du couchant la ville restait sombre; la ligne tremblante qu'elle dessinait à l'horizon ressemblait à une petite découpure en papier noir collé sur un fond blanc: ce fond, c'est le ciel de l'Occident, où le crépuscule luit longtemps après que le soleil a disparu, tandis que par un effet contraire la même lueur illumine au loin les édifices du quartier opposé dont les élégantes façades se détachent en clair sur une partie du ciel de l'Orient, moins transparente et plus profonde que celle où brille la gloire du couchant. Il arrive de cette opposition qu'à l'ouest la ville est noire et que le ciel est clair, tandis qu'à l'est, ce qui s'élève sur la terre est éclairé et se détache en blanc sur un ciel sombre; ce contraste produit à l'œil un effet que les paroles ne rendent que très-imparfaitement. La lente dégradation des teintes du crépuscule, qui semble perpétuer le jour en luttant contre l'obscurité toujours croissante, communique à toute la nature un mouvement mystérieux: les terres basses de la ville, avec leurs édifices peu élevés au bord de la Néva, semblent osciller entre le ciel et l'eau: on s'attend à les voir disparaître dans le vide.
La Hollande, quoiqu'elle ait un meilleur climat et une plus belle végétation, pourrait donner l'idée de quelques-unes des vues de Pétersbourg, mais seulement en plein jour, car les nuits polaires ont des apparitions merveilleuses.
Plusieurs des tours et des clochers de la ville sont, comme je vous l'ai dit ailleurs, surmontés de flèches aiguës et qui ressemblent à des mâts de vaisseau; la nuit, ces aigrettes des monuments russes, dorées selon l'usage national, nagent dans le vague de l'air, sous un ciel qui n'est ni noir ni clair, et lorsqu'elles ne s'y détachent pas en ombre, elles brillent de mille reflets semblables à la moire des écailles du lézard.
Nous sommes au commencement du mois d'août, c'est la fin de l'été sous cette latitude: pourtant une petite partie du ciel reste encore lumineuse pendant toute la nuit; cette auréole de nacre fixés sur l'horizon se reflète dans la Néva, qui, les jours calmes, paraît sans courant; le fleuve, ou plutôt le lac, ainsi éclairé, devient semblable à une immense plaque de métal, et cette plaine argentée n'est séparée du ciel blanc comme elle que par la silhouette d'une ville. Ce peu de terre qu'on voit se détacher et trembler sur l'eau comme une écume apportée par l'inondation, ces petits points noirs et irréguliers, à peine marqués entre le blanc du ciel et le blanc du fleuve, seraient-ils la capitale d'un vaste empire? ou bien tout cela n'est-il qu'une apparence, qu'un effet d'optique? Le fond du tableau est une toile et les figures sont des ombres animées un instant par la lanterne magique qui leur prête une existence imaginaire; et tandis qu'elles mènent dans l'espace leur ronde silencieuse la lampe va s'éteindre, la ville va retomber dans le vide, et le spectacle finira comme une fantasmagorie.
J'ai vu l'aiguille de l'église de la cathédrale où sont déposés les restes des derniers souverains de la Russie se détacher en noir sur la toile blanche du ciel: cette flèche domine la forteresse et la cité: plus haute et plus aiguë que la pyramide d'un cyprès, elle produisait sur le gris de perle du lointain l'effet d'un coup de pinceau trop dur et trop hardi, donné par l'artiste dans un moment d'ivresse: un trait qui attire l'œil gâterait un tableau; il embellit la réalité: Dieu ne sait pas peindre comme nous. C'était beau… peu de mouvement, mais un calme solennel, un vague inspirateur. Tous les bruits, toutes les agitations de la vie ordinaire étaient interrompus; les hommes avaient disparu, la terre restait livrée aux puissances surnaturelles: il y a dans ces restes de jour, dans ces inégales et mourantes clartés des nuits boréales des mystères que je ne saurais définir et qui expliquent la mythologie du Nord. Je comprends aujourd'hui toutes les superstitions des Scandinaves. Dieu se cache dans la lumière du pôle comme il se révèle dans le jour éclatant des tropiques. Tous les lieux, tous les climats sont beaux aux yeux du sage qui ne veut voir dans la création que le Créateur.
En quelque coin du monde que l'inquiétude de mon cœur me fasse porter mes pas, c'est toujours le même Dieu que j'admire, toujours la même voix que j'interroge. Partout où l'homme abaisse son regard religieux, il reconnaît que la nature est le corps dont Dieu est l'âme.
Vous vous rappelez la ballade de Coleridge, où le matelot anglais voit le spectre d'un vaisseau glisser sur la mer: c'est à quoi je songeais tout à l'heure devant le spectre d'une ville endormie. Ces prestiges nocturnes sont pour les habitants des régions polaires, ce qu'est la Fata Morgana en plein jour pour les hommes du Midi: les couleurs, les lignes, les heures sont différentes; l'illusion est la même.
En contemplant avec attendrissement une des contrées de la terre où la nature est la plus pauvre et passe pour la moins digne d'admiration, j'aime à me reposer sur cette consolante pensée que Dieu a départi assez de beautés à chaque point du globe pour que ses enfants puissent le reconnaître partout à des signes non douteux, et qu'ils aient sujet de lui rendre grâce quelles que soient les zones où sa providence les appelle à vivre. La physionomie du Créateur est empreinte sur toutes les parties de la terre, qu'elle rend saintes à l'œil de l'homme.
Je voudrais pouvoir passer un été à Pétersbourg uniquement occupé à faire chaque soir ce que j'ai fait aujourd'hui.
Quand j'ai trouvé le beau site d'un pays ou d'une ville, je m'y attache avec passion, j'y reviens tous les jours à l'heure favorable. C'est le même refrain sans cesse répété, mais qui chaque fois nous dit quelque chose de nouveau. Les lieux ont leur âme, selon l'expression si poétique de Jocelyn; je ne puis me lasser d'un site qui me parle; l'enseignement que j'en retire suffit au modeste bonheur de ma vie. Le goût des voyages n'est chez moi ni une mode, ni une prétention, ni une consolation. Je suis né voyageur comme on naît homme d'État: ma patrie à moi est partout où j'admire, où je reconnais Dieu dans ses œuvres; or, de toutes les œuvres de Dieu, celle que je comprends le plus facilement, c'est l'aspect de la nature et ses affinités avec les créations de l'art. Dieu est là qui se révèle à mon cœur par les indéfinissables rapports établis entre son Verbe éternel et la pensée fugitive de l'homme: j'y trouve le sujet d'une méditation féconde. Cette contemplation toujours la même et toujours nouvelle est l'aliment de ma pensée, le secret, la justification de ma vie; elle emploie mes forces morales et intellectuelles, elle occupe mon temps, elle absorbe mon esprit. Oui, dans l'isolement mélancolique mais délicieux auquel me condamne cette vocation de pèlerin, ma curiosité me tient lieu d'ambition, de puissance, de crédit, de carrière…; ces rêveries, je le sais, ne sont plus de mon âge; M. de Chateaubriant était trop grand poëte pour nous peindre un René vieillissant. Les langueurs de la jeunesse excitent la sympathie, son avenir lui tient lieu de force et d'espérance; mais la résignation de René grisonnant ne prête guère à l'éloquence; pourtant mon destin, à moi pauvre glaneur dans le champ de la poésie, était de vous montrer comment vieillit un homme né pour mourir jeune; sujet plus triste qu'intéressant, tâche ingrate entre toutes les tâches! Mais je vous dis tout sans crainte, sans scrupule, parce que je n'affecte rien.
Appelé par mon caractère, qui a fait mon sort, à voir passer la vie des autres plutôt qu'à vivre moi-même, si vous me refusez la rêverie sous prétexte que j'ai joui trop longtemps de cette ivresse des enfants et des poëtes, vous m'ôtez avant l'heure ce que Dieu m'avait départi d'existence.
Mais que deviendrait la société, dites-vous, si tous les hommes faisaient ce que vous faites? Singulière crainte des serviteurs du siècle! Ils croient toujours leur idole menacée d'abandon. Je n'ai garde de les prêcher; néanmoins je rappellerai à ces glorieux esprits que la pire des intolérances est l'intolérance philosophique.
Je ne puis vivre de la vie du monde parce que ses intérêts, son but ou du moins les moyens qu'il emploie pour les défendre et pour l'atteindre n'ont rien qui m'inspire cette émulation salutaire, sans laquelle un homme est vaincu d'avance dans les luttes d'ambition ou de vertu qui font la vie des sociétés. Là le succès se compose de deux problèmes contraires: vaincre ses rivaux et faire proclamer sa victoire par ses rivaux. Voilà pourquoi il est si difficile à conquérir une fois, si rare pour ne pas dire si impossible à obtenir longtemps…
J'y ai renoncé même avant l'âge du découragement. Puisque je dois cesser de lutter un jour, j'aime mieux ne pas commencer: c'est ce que mon cœur me disait en me rappelant la belle expression du prédicateur des gens du monde: «Tout ce qui finit est si court!» Là-dessus je laisse défiler sans envie comme sans dédain le cortége de nos audacieux jouteurs qui croient que le monde est à eux parce qu'ils se donnent à lui.
Accordez-moi mon congé sans craindre que jamais les soldats viennent à manquer aux luttes de ce monde, et laissez-moi tirer tout le parti possible de mon loisir et de mon indifférence; ne voyez-vous pas d'ailleurs que l'inaction n'est qu'apparente, et que l'intelligence profite de la liberté pour observer plus attentivement, pour réfléchir sans distraction?
L'homme qui voit les sociétés à distance est plus lucide dans ses jugements que celui qui s'expose toute sa vie au froissement de la machine politique; l'esprit discerne d'autant mieux la figure des mécaniques employées à la fabrication des choses de ce monde, qu'il demeure plus étranger à leur triture: ce n'est pas en grimpant sur une montagne qu'on en distingue les formes.
Les hommes d'action n'observent que de mémoire et ne pensent à peindre ce qu'ils ont vu que lorsqu'ils sont retirés du théâtre; mais alors aigris par une disgrâce ou sentant s'approcher leur fin, fatigués, désenchantés, ou livrés à des accès d'espérance dont l'inutile retour est une inépuisable source de déception, ils gardent presque toujours pour eux seuls le trésor de leur expérience.
Croyez-vous que si j'eusse été poussé à Pétersbourg par le courant des affaires, j'aurais deviné, j'aurais aperçu le revers des choses comme je les vois, et en si peu de temps? Renfermé dans la société des diplomates, j'aurais considéré ce pays de leur point de vue; obligé de traiter avec eux, il m'eût fallu conserver ma force pour l'affaire en discussion; et sur tout le reste, j'aurais eu intérêt à me concilier leur bienveillance par une grande facilité; ne croyez pas que ce manége puisse s'exercer longtemps sans réagir sur le jugement de celui qui s'en impose la contrainte. J'aurais fini par me persuader que, sur beaucoup de points, je pensais comme ils pensent, ne fût-ce que pour m'excuser à mes propres yeux de la faiblesse de parler comme ils parlent. Des opinions que vous n'osez réfuter, quelque peu fondées que vous les trouviez d'abord, finissent par modifier les vôtres: quand la politesse va jusqu'à une tolérance aveugle, elle équivaut à une trahison envers soi-même: elle nuit au coup d'œil de l'observateur qui doit vous montrer les choses et les personnes non comme il les veut, mais comme il les voit.
Et encore, malgré toute l'indépendance dont je me targue, suis-je souvent forcé pour ma sûreté personnelle de flatter l'amour-propre féroce de cette nation ombrageuse, parce que tout peuple à demi barbare est défiant. Ne croyez pas que mes jugements sur les Russes et sur la Russie étonnent ceux des diplomates étrangers qui ont eu le loisir, le goût et le temps d'apprendre à connaître cet Empire: soyez sûr qu'ils sont de mon avis; mais c'est ce dont ils ne conviendront pas tout haut… Heureux l'observateur placé de manière à ce que personne n'ait le droit de lui reprocher un abus de confiance!
Toutefois je ne me dissimule pas les inconvénients de ma liberté: pour servir la vérité, il ne suffit pas de l'apercevoir; il faut la manifester aux autres. Le défaut des esprits solitaires, c'est qu'ils sont trop de leur avis, tout en changeant à chaque instant de point de vue; car la solitude livre l'esprit de l'homme à l'imagination qui le rend mobile.
Mais vous, vous pouvez et vous devez mettre à profit mes apparentes contradictions pour retrouver l'exacte figure des personnes et des choses à travers mes capricieuses et mouvantes peintures. Remerciez-moi: peu d'écrivains sont assez courageux pour abandonner au lecteur une partie de leur tâche et pour braver le reproche d'inconséquence plutôt que de charger leur conscience d'un mérite affecté. Quand l'expérience du jour dément mes conclusions de la veille, je ne crains pas de l'avouer: avec la sincérité dont je fais profession, mes voyages deviennent des confessions: les hommes de parti pris sont tout méthode, tout ordonnance, et par là ils échappent à la critique pointilleuse; mais ceux qui, comme moi, disent ce qu'ils sentent sans s'embarrasser de ce qu'ils ont senti, doivent s'attendre à payer la peine de leur laisser aller. Ce naïf et superstitieux amour de l'exactitude est sans doute une flatterie au lecteur, mais c'est une flatterie dangereuse par le temps qui court. Aussi m'arrive-t-il parfois de craindre que le monde où nous vivons ne soit pas digne du compliment.
J'aurai donc tout risqué pour satisfaire l'amour de la vérité, vertu que personne n'a; et dans mon zèle imprudent, sacrifiant à une divinité qui n'a plus de temple, prenant au positif une allégorie, je manquerai la gloire du martyre et passerai pour un niais! Tant il est vrai, que dans une société où le mensonge trouve toujours son salaire la bonne foi est nécessairement punie!… Le monde a des croix pour chaque vérité.
Pour méditer sur ces matières et sur bien d'autres je me suis arrêté longtemps au milieu du grand pont de la Néva: je désirais me graver dans la mémoire les deux tableaux différents dont j'y pouvais jouir en me retournant seulement et sans changer de place.
Au levant, le ciel sombre, la terre brillante; au couchant, le ciel clair et la terre dans l'ombre: il y avait dans l'opposition de ces deux faces de Pétersbourg à l'occident et à l'orient un sens symbolique que je croyais pénétrer: à l'ouest est l'ancien, à l'est le moderne Pétersbourg; c'est bien cela, me disais-je: le passé, la vieille ville, dans la nuit; l'avenir, la ville nouvelle, dans la lumière… Je serais demeuré là longtemps, j'y serais encore si je n'avais voulu me hâter de rentrer chez moi pour vous peindre, avant d'en avoir perdu la mémoire, une partie de l'admiration rêveuse que me faisaient éprouver les tons décroissants de ce mouvant tableau. L'ensemble des choses se rend mieux de souvenir, mais, pour peindre certains détails, il faut saisir ses premières impressions au vol.
Le spectacle que je viens de vous décrire me remplissait d'un attendrissement religieux et que je craignais de perdre. On a beau croire à la réalité de ce qu'on sent vivement, on n'est point arrivé à l'âge que j'ai sans savoir qu'entre tout ce qui passe, rien ne passe si vite que les émotions tellement vives qu'elles nous semblent devoir durer toujours.
Pétersbourg me paraît moins beau, mais plus étonnant que Venise. Ce sont deux colosses élevés par la peur: Venise fut l'œuvre de la peur toute simple: les derniers des Romains aiment mieux fuir que mourir, et le fruit de la peur de ces colosses antiques devient une des merveilles du monde moderne; Pétersbourg est également le produit de la terreur, mais d'une terreur pieuse, car la politique russe a su faire de l'obéissance un dogme. Le peuple russe passe pour très-religieux, soit: mais qu'est-ce qu'une religion qu'il est défendu d'enseigner? On ne prêche jamais dans les églises russes. L'Évangile révélerait la liberté aux Slaves.
Cette crainte de laisser comprendre une partie de ce qu'on veut faire croire m'est suspecte: plus la raison, plus la science resserrent le domaine de la foi, et plus cette lumière divine concentrée dans son foyer répand d'éclat; on croit mieux quand on croit moins. Les signes de croix ne prouvent pas la dévotion; aussi, malgré leurs génuflexions et toutes leurs marques extérieures de piété, il me semble que les Russes dans leurs prières pensent à l'Empereur plus qu'au bon Dieu. À ce peuple idolâtre de ses maîtres, il faudrait, comme au Japonais, un second souverain: un Empereur spirituel pour le conduire au ciel. Le souverain temporel l'attache trop à la terre. «Réveillez-moi quand vous en serez au bon Dieu», disait un ambassadeur endormi dans une église russe par la liturgie Impériale.
Quelquefois je me sens prêt à partager la superstition de ce peuple. L'enthousiasme devient communicatif lorsqu'il est général, ou seulement qu'il le paraît; mais sitôt que le mal me gagne, je pense à la Sibérie, à cet auxiliaire indispensable de la civilisation moscovite, et soudain je retrouve mon calme et mon indépendance.
La foi politique est plus ferme ici que la foi religieuse; l'unité de l'Église grecque n'est qu'apparente: les sectes, réduites au silence par le silence habilement calculé de l'Église dominante, creusent leurs chemins sous terre; mais les nations ne sont muettes qu'un temps: tôt ou tard le jour de la discussion se lève: la religion, la politique, tout parle, tout s'explique à la fin. Or, sitôt que la parole sera rendue à ce peuple muselé, on entendra tant de disputes que le monde étonné se croira revenu à la confusion de Babel: c'est par les dissensions religieuses qu'arrivera quelque jour une révolution sociale en Russie.
Lorsque je m'approche de l'Empereur, que je vois sa dignité, sa beauté, j'admire cette merveille; un homme à sa place, c'est chose rare à rencontrer partout; mais sur le trône, c'est le phénix. Je me réjouis de vivre dans un temps où ce prodige existe, vu que j'aime à respecter comme d'autres se plaisent à insulter.
Toutefois j'examine avec un soin scrupuleux les objets de mon respect; il arrive de là que lorsque je considère de près ce personnage unique sur la terre, je crois que sa tête est à deux faces comme celle de Janus, et que les mots violence, exil, oppression, ou leur équivalent à tous, Sibérie, sont gravés sur celui des deux fronts que je ne vois pas.
Cette idée me poursuit sans cesse, même quand je lui parle. J'ai beau m'efforcer de ne penser qu'à ce que je lui dis, mon imagination voyage malgré moi de Varsovie à Tobolsk, et ce seul nom de Varsovie me rend toute ma défiance.
Savez-vous qu'à l'heure qu'il est les chemins de l'Asie sont encore une fois couverts d'exilés nouvellement arrachés à leurs foyers, et qui vont à pied chercher leur tombe comme les troupeaux sortent du pâturage pour marcher à la boucherie? Ce renouvellement de colère est dû à une soi-disant conspiration polonaise; conspiration de jeunes fous, qui seraient des héros s'ils avaient réussi, quoique pour être désespérées leurs tentatives n'en soient, ce me semble, que plus généreuses. Mon cœur saigne pour les bannis, pour leur famille, pour leur pays!!… qu'arrivera-t-il quand les oppresseurs de ce coin de terre où fleurit naguère la chevalerie, auront peuplé la Tartarie de ce qu'il y avait de plus noble et de plus courageux parmi les enfants de la vieille Europe? Alors, achevant de combler leur glacière politique, ils jouiront de leur succès: la Sibérie sera devenue le royaume et la Pologne le désert.
Ne devrait-on pas rougir de honte en prononçant le mot de libéralisme, quand on pense qu'il existe en Europe un peuple qui fut indépendant, et qui ne connaît plus d'autre liberté que celle de l'apostasie? Les Russes, lorsqu'ils tournent contre l'Occident les armes qu'ils emploient avec succès contre l'Asie, oublient que le même mode d'action qui aide au progrès chez les Calmoucks, devient un crime de lèse-humanité chez un peuple depuis longtemps civilisé. Je m'abstiens, vous voyez avec quel soin, de proférer le mot de tyrannie: il serait pourtant à sa place; mais il prêterait des armes contre moi à des hommes blasés sur les plaintes qu'ils excitent sans cesse. Ces hommes sont toujours prompts à crier aux déclamations révolutionnaires! Ils répondent aux arguments par le silence, cette raison du plus fort; à l'indignation par le mépris, ce droit du plus faible usurpé par le plus fort; connaissant leur tactique, je ne veux pas les faire sourire… Mais de quoi me vais-je inquiéter? Passé quelques pages, ils ne me liront pas: ils mettront le livre à l'index et défendront d'en parler; ce livre n'existera pas, il n'aura jamais existé pour eux, ni chez eux; leur gouvernement se défend en faisant le muet comme leur Église; une telle politique a réussi jusqu'à ce jour et doit réussir longtemps encore dans un pays où les distances, l'isolement, les marais, les bois, et les hivers tiennent lieu de conscience aux hommes qui commandent, et de patience à ceux qui obéissent.
On ne peut assez le répéter, leur révolution sera d'autant plus terrible qu'elle se fera au nom de la religion: la politique russe a fini par fondre l'Église dans l'État, par confondre le ciel et la terre: un homme qui voit Dieu dans son maître n'espère le paradis que de la grâce de l'Empereur.
Les scènes du Volga continuent; et l'on attribue ces horreurs aux provocations des émissaires polonais: imputation qui rappelle la justice du loup de La Fontaine. Ces cruautés, ces iniquités réciproques préludent aux convulsions du dénouement et suffisent pour nous faire prévoir quelle en sera la nature. Mais dans une nation gouvernée comme l'est celle-ci, les passions bouillonnent longtemps avant d'éclater; le péril a beau s'approcher d'heure en heure, le mal se prolonge, la crise se retarde; nos petits-enfants ne verront peut-être pas l'explosion que nous pouvons cependant présager dès aujourd'hui comme inévitable, mais sans en prédire l'époque.
(Suite de la lettre précédente.)
Pétersbourg, ce 3 août 1839.
Je ne partirai jamais, le bon Dieu s'en mêle!… encore un retard!… mais celui-ci est légitime, vous ne me le reprocherez pas… J'allais monter en voiture; un de mes amis insiste pour me voir: il entre. C'est une lettre qu'il veut me faire lire à l'instant même. Quelle lettre, bon Dieu!!… Elle est de la princesse Troubetzkoï, qui l'adresse à une personne de sa famille chargée de la montrer à l'Empereur. Je désirais la copier pour l'imprimer sans y changer un mot, c'est ce qu'on n'a pas voulu me permettre. «Elle parcourrait la terre entière, disait mon ami, effrayé de l'effet qu'il venait de produire sur moi.
—Raison de plus pour la faire connaître, répondis-je.
—Impossible. Il y va de l'existence de plusieurs individus; d'ailleurs on ne me l'a prêtée que pour vous la montrer sous parole d'honneur et à condition qu'elle sera rendue dans une demi-heure.»
Malheureux pays, où tout étranger apparaît comme un sauveur aux yeux d'un troupeau d'opprimés, parce qu'il représente la vérité, la publicité, la liberté chez un peuple privé de tous ces biens.
Avant de vous dire ce que contient cette lettre, il faut vous conter en peu de mots une lamentable histoire. Vous en connaissez les principaux faits, mais vaguement comme tout ce qu'on sait d'un pays lointain et auquel on ne prend qu'un froid intérêt de curiosité: ce vague vous rend cruel et indifférent comme je l'étais avant de venir en Russie: lisez et rougissez; oui, rougissez, car quiconque n'a pas protesté de toutes ses forces contre la politique d'un pays où de pareils actes sont possibles, en est jusqu'à un certain point complice et responsable.
Je renvoie les chevaux par mon feldjæger sous prétexte d'indisposition subite, et je le charge de dire à la poste que je ne partirai que demain; débarrassé de cet espion officieux, je me mets à vous écrire.
Le prince Troubetzkoï fut condamné aux galères il y a quatorze ans; jeune alors il venait de prendre une part très-active à la révolte du quatorze décembre.
Il s'agissait de tromper les soldats sur la légitimité de l'Empereur Nicolas. Les chefs des conjurés espéraient profiter de l'erreur des troupes pour opérer à la faveur d'une émeute de caserne une révolution politique, dont heureusement ou malheureusement pour la Russie, eux seuls jusqu'alors avaient senti le besoin. Le nombre de ces réformateurs était trop peu considérable pour que les troubles excités par eux pussent aboutir au résultat qu'ils se proposaient: c'était faire du désordre pour le désordre.
La conspiration fut déjouée par la présence d'esprit de l'Empereur[13] ou mieux par l'intrépidité de son regard; ce prince, dès le premier jour d'autorité, puisa dans l'énergie de son attitude toute la force de son règne.
La révolution arrêtée, il fallut procéder à la punition des coupables. Le prince Troubetzkoï, un des plus compromis, ne put se justifier, on l'envoya comme forçat aux mines de l'Oural pour quatorze ou quinze ans et pour le reste de sa vie en Sibérie dans une de ces colonies lointaines que les malfaiteurs sont destinés à peupler.
Le prince avait une femme dont la famille tient à ce qu'il y a de plus considérable dans le pays; on ne put jamais persuader à la princesse de ne pas suivre son mari dans le tombeau. «C'est mon devoir, disait-elle; je le remplirai: nulle puissance humaine n'a le droit de séparer une femme de son mari; je veux partager le sort du mien.» Cette noble épouse obtint la grâce d'être enterrée vivante avec son époux. Ce qui m'étonne depuis que je vois la Russie, et que j'entrevois l'esprit qui préside à ce gouvernement, c'est que, par un reste de vergogne, on ait cru devoir respecter cet acte de dévouement pendant quatorze années. Qu'on favorise l'héroïsme patriotique, c'est tout simple, on en profite; mais tolérer une vertu sublime qui ne s'accorde pas avec les vues politiques du souverain, c'est un oubli qu'on a dû se reprocher. On aura craint les amis des Troubetzkoï; une aristocratie, quelque énervée qu'elle soit, conserve toujours une ombre d'indépendance, et cette ombre suffit pour offusquer le despotisme. Les contrastes abondent dans cette société terrible: beaucoup d'hommes y parlent entre eux aussi librement que s'ils vivaient en France: cette liberté secrète les console de l'esclavage public qui fait la honte et le malheur de leur pays.
Donc dans la crainte d'exaspérer des familles prépondérantes, on aura cédé à je ne sais quel genre de prudence ou de miséricorde: la princesse est partie avec son mari le galérien; et ce qu'il y a de plus merveilleux, c'est qu'elle est arrivée. Voyage immense, et qui était à lui seul une épreuve terrible. Vous savez que ces voyages se font en téléga, petite charrette découverte, sans ressorts; on roule pendant des centaines, des milliers de lieues sur des rondins qui brisent les voitures et les corps. La malheureuse femme a supporté cette fatigue et bien d'autres après celle-là: j'entrevois ses privations, ses souffrances, mais je ne puis vous les décrire, les détails me manquent, et je ne veux rien imaginer: la vérité dans cette histoire m'est sacrée.
L'effort vous paraîtra plus héroïque quand vous saurez que jusqu'à l'époque de la catastrophe les deux époux avaient vécu assez froidement ensemble. Mais un dévouement passionné ne tient-il pas lieu d'amour? n'est-ce pas l'amour lui-même? L'amour a plusieurs sources et le sacrifice est la plus abondante.
Ils n'avaient point eu d'enfants à Pétersbourg; ils en eurent cinq en
Sibérie!
Cet homme glorifié par la générosité de sa femme est devenu un être sacré aux yeux de tout ce qui s'approche de lui. Eh! qui ne vénérerait l'objet d'une amitié si sainte!
Quelque criminel que fut le prince Troubetzkoï, sa grâce, que l'Empereur refusera probablement jusqu'à la fin, car il croit devoir à son peuple et se devoir à lui-même une sévérité implacable, est depuis longtemps accordée au coupable par le Roi des Rois; les vertus presque surnaturelles d'une épouse peuvent apaiser la colère d'un Dieu, elles n'ont pu désarmer la justice humaine. C'est que la toute-puissance divine est une réalité, tandis que celle de l'Empereur de Russie n'est qu'une fiction.
Il y a longtemps qu'il aurait pardonné s'il était aussi grand qu'il le paraît, mais la clémence, outre qu'elle répugne à son naturel, lui semble une faiblesse par laquelle le Roi manquerait à la royauté; habitué qu'il est à mesurer sa force à la peur qu'il inspire, il regarderait la pitié comme une infidélité à son code de morale politique.
Quant à moi qui ne juge du pouvoir d'un homme sur les autres que par celui que je lui vois exercer sur lui-même, je ne crois son autorité assurée que lorsqu'il a su pardonner; l'Empereur Nicolas n'a osé que punir. C'est que l'Empereur Nicolas, qui se connaît en flatterie, puisqu'il est flatté toute sa vie par soixante millions d'hommes, lesquels s'évertuent à lui persuader qu'il est au-dessus de l'humanité, croit devoir rendre à son tour quelques grains d'encens au peuple dont il est adoré, et cet encens empoisonné inspire la cruauté. Le pardon serait une leçon dangereuse à donner à un peuple aussi rude encore au fond du cœur que l'est le peuple russe. Le prince se rabaisse au niveau de ses sauvages sujets; il s'endurcit avec eux, il ne craint pas de les abrutir pour se les attacher: peuple et souverain luttent entre eux de déceptions, de préjugés et d'inhumanité. Abominable combinaison de barbarie et de faiblesse, échange de férocité, circulation de mensonge qui fait la vie d'un monstre, d'un corps cadavéreux dont le sang est du venin: voilà le despotisme dans son essence et dans sa fatalité!…
Les deux époux ont vécu pendant quatorze ans à côté, pour ainsi dire, des mines de l'Oural, car les bras d'un ouvrier comme le prince avancent peu le travail matériel de la pioche; il est là pour y être… voilà tout; mais il est galérien, cela suffit… Vous verrez tout à l'heure à quoi cette condition condamne un homme… et ses enfants!!…
Il ne manque pas de bons Russes à Pétersbourg; et j'en ai rencontré qui regardent la vie des condamnés aux mines comme fort supportable et qui se plaignent de ce que les modernes faiseurs de phrases exagèrent les souffrances des conspirateurs de l'Oural. À la vérité, ils conviennent qu'on ne peut leur faire parvenir aucun argent; mais leurs parents ont la permission de leur envoyer des denrées: ils reçoivent ainsi des vêtements et des vivres… des vivres!… Il est peu d'aliments qui puissent traverser ces distances fabuleuses sous un tel climat sans se détériorer. Mais quelles que soient les privations, les souffrances des condamnés, les vrais patriotes approuvent sans restriction le bagne politique d'invention russe. Ces courtisans des bourreaux trouvent toujours la peine trop douce pour le crime.
Au 18 fructidor, les républicains français ont usé du même moyen: l'un des cinq directeurs, Barthélémy, fut déporté à Cayenne, ainsi qu'un nombre considérable de personnes accusées et convaincues de n'avoir pas adopté avec assez d'enthousiasme les idées philanthropiques du parti de la majorité; mais au moins ces malheureux furent exilés sans être dégradés; on les traitait en citoyens quoiqu'en ennemis vaincus. La République les envoyait mourir dans des pays où l'air empoisonne les Européens, mais en les tuant pour se débarrasser d'eux, elle n'en faisait pas des parias.
Quoi qu'il en soit des délices de la Sibérie, la santé de la princesse Troubetzkoï est altérée par son séjour aux mines: on a peine à comprendre qu'une femme habituée au luxe du grand monde dans un pays voluptueux, ait pu supporter si longtemps les privations de tous genres auxquelles elle s'est soumise par choix. Elle a voulu vivre; elle a vécu, elle est devenue grosse, elle est accouchée, elle a élevé ses enfants sous une zone où la longueur et le froid de l'hiver nous paraissent contraires à la vie. Le thermomètre y descend chaque année de 36 à 40 degrés: cette température seule suffirait pour détruire la race humaine… Mais la sainte femme a bien d'autres soucis.
Au bout de sept années d'exil, lorsqu'elle vit ses enfants grandir, elle crut devoir écrire à une personne de sa famille pour tâcher qu'on suppliât humblement l'Empereur de permettre qu'ils fussent envoyés à Pétersbourg ou dans quelque autre grande ville, afin d'y recevoir une éducation convenable.
La supplique fut portée aux pieds du Czar, et le digne successeur des Ivan et de Pierre Ier a répondu que des enfants de galérien, galériens eux-mêmes, sont toujours assez savants.
Sur cette réponse, la famille,… la mère,… le condamné, ont gardé le silence pendant sept autres années. L'humanité, l'honneur, la charité chrétienne, la religion humiliés, protestaient seuls pour eux, mais tout bas; pas une voix ne s'est élevée pour réclamer contre une telle justice.
Cependant aujourd'hui un redoublement de misère vient de tirer un dernier cri du fond de cet abîme.
Le prince a fait son temps de galères, et maintenant les exilés libérés, comme on dit, sont condamnés à former, eux et leur jeune famille, une colonie dans un coin des plus reculés du désert. Le lieu de leur nouvelle résidence, choisi à dessein par l'Empereur lui-même, est si sauvage que le nom de cet antre n'est pas même encore marqué sur les cartes de l'état-major russe, les plus fidèles et les plus minutieuses cartes géographiques que l'on connaisse.
Vous comprenez que la condition de la princesse (je ne nomme qu'elle), est plus malheureuse depuis qu'on lui permet d'habiter cette solitude (remarquez que dans cette langue d'opprimés, interprétée par l'oppresseur, les permissions sont obligatoires); aux mines elle se chauffait sous terre; là du moins cette famille avait des compagnons d'infortune, des consolateurs muets, des témoins de son héroïsme: elle rencontrait des regards humains qui contemplaient et déploraient respectueusement son martyre inglorieux, circonstance qui le rendait plus sublime. Il s'y trouvait des cœurs qui battaient à sa vue; enfin, sans même avoir besoin de parler, elle se sentait en société, car les gouvernements ont beau faire de leur pis, la pitié se fera jour partout où il y aura des hommes.
Mais comment attendrir des ours, percer des bois impénétrables, fondre des glaces éternelles, franchir les bruyères spongieuses d'un marais sans bornes, se garantir d'un froid mortel dans une baraque? comment enfin subsister seule avec son mari et ses cinq enfants, à cent lieues, peut-être plus loin de toute habitation humaine, si ce n'est de celle du surveillant des colons? car c'est là ce qu'on appelle en Sibérie coloniser!…
Ce que j'admire autant que la résignation de la princesse, c'est ce qu'il lui a fallu trouver dans son cœur d'éloquence et de tendresse ingénieuse pour surmonter la résistance de son mari, et pour réussir à lui persuader qu'elle était encore moins à plaindre en restant avec lui, en souffrant comme lui, qu'elle ne le serait à Pétersbourg entourée de toutes les commodités de la vie, mais séparée de lui. Quand je considère ce qu'elle est parvenue à donner et à faire recevoir, je reste muet d'admiration; c'est ce triomphe du dévouement récompensé par le succès, puisqu'il est consenti par l'objet de tant d'amour, que je regarde comme un miracle de délicatesse, de force et de sensibilité; savoir faire le sacrifice de soi-même, c'est noble et rare; savoir faire accepter un pareil sacrifice, c'est sublime…
Aujourd'hui, ce père et cette mère dénués de tout secours, sans force physique, contre tant d'infortunes, épuisés par les trompeuses espérances du passé, par l'inquiétude de l'avenir, perdus dans leur solitude, brisés dans l'orgueil de leur malheur qui n'a plus même de témoins, punis dans leurs enfants, dont l'innocence ne sert que d'aggravations au supplice de leurs parents: ces martyrs d'une politique féroce ne savent plus comment vivre eux et leur famille. Ces petits forçats de naissance, ces parias impériaux ont beau porter des numéros en guise de noms, s'ils n'ont plus de patrie, plus de place dans l'État, la nature leur a donné des corps qu'il faut nourrir et vêtir: une mère, quelque dignité, quelque élévation d'âme qu'elle ait, verra-t-elle périr le fruit de ses entrailles sans demander grâce? non; elle s'humilie;… et cette fois ce n'est pas par vertu chrétienne; la femme forte est vaincue par la mère au désespoir; prier Dieu ne suffit que pour le salut éternel, elle prie l'homme pour du pain: que Dieu lui pardonne!… elle voit ses enfants malades sans pouvoir les secourir, sans avoir aucun remède à leur administrer pour les soulager, pour les guérir peut-être, pour leur sauver la vie qu'ils vont perdre… Aux mines, on pouvait encore les faire soigner; dans leur nouvel exil ils manquent de tout. Dans ce dénûment extrême, elle ne voit plus que leur misère; le père, le cœur flétri par tant de malheur, la laisse agir selon son inspiration, bref, pardonnant… (demander grâce, c'est pardonner?…) pardonnant avec une générosité héroïque à la cruauté d'un premier refus, la princesse écrit une seconde lettre du fond de sa hutte; cette lettre est adressée à sa famille, mais destinée à l'Empereur. C'était se mettre sous les pieds de son ennemi, c'était oublier ce qu'on se doit à soi-même; mais qui ne l'absoudrait, l'infortunée?… Dieu appelle ses élus à tous les genres de sacrifices, même à celui de la fierté la plus légitime; Dieu est généreux et ses trésors sont inépuisables… Oh! l'homme qui pourrait comprendre la vie sans l'éternité n'aurait vu des choses de ce monde que le beau côté! il aurait vécu d'illusions comme on voudrait me faire voyager en Russie.
La lettre de la princesse est arrivée à sa destination, l'Empereur l'a lue; et c'est pour me communiquer cette lettre qu'on m'a empêché de partir; je ne regrette pas le retard: je n'ai rien lu de plus simple ni de plus touchant: des actions comme les siennes dispensent des paroles: elle use de son privilége d'héroïne, elle est laconique, même en demandant la vie de ses enfants… C'est en peu de lignes qu'elle expose sa situation, sans déclamations, sans plaintes. Elle s'est placée au-dessus de toute éloquence: les faits seuls parlent pour elle; elle finit en implorant pour unique faveur la permission d'habiter à portée d'une apothicairerie, afin, dit-elle, de pouvoir donner quelque médecine à ses enfants quand ils sont malades… Les environs de Tobolsk, d'Irkutsk ou d'Orenbourg lui paraîtraient le paradis. Dans les derniers mots de sa lettre elle ne s'adresse plus à l'Empereur, elle oublie tout, excepté son mari, c'est à la pensée de leur cœur qu'elle répond avec une délicatesse et une dignité qui mériteraient l'oubli du forfait le plus exécrable: et elle est innocente!… et le maître auquel elle s'adresse est tout-puissant, et il n'a que Dieu pour juge de ses actes!… «Je suis bien malheureuse, dit-elle, pourtant si c'était à refaire, je le ferais encore.»
Il s'est trouvé dans la famille de cette femme une personne assez courageuse, et quiconque connaît la Russie doit rendre hommage à cet acte de piété, une personne assez courageuse pour oser porter cette lettre à l'Empereur et même pour appuyer d'une humble supplication la requête d'une parente disgraciée. On n'en parle au maître qu'avec terreur comme on parlerait d'une criminelle; cependant devant tout autre homme que l'Empereur de Russie, on se glorifierait d'être allié à cette noble victime du devoir conjugal. Que dis-je? il y a là bien plus que le devoir d'une femme, il y a l'enthousiasme d'un ange.
Néanmoins il faut compter pour rien tant d'héroïsme; il faut trembler, demander grâce pour une vertu qui force les portes du ciel; tandis que tous les époux, tous les fils, toutes les femmes, tous les humains devraient élever un monument en l'honneur de ce modèle des épouses, tous devraient tomber à ses pieds en chantant ses louanges; on la glorifierait devant les saints; on n'ose la nommer devant l'Empereur!!… Pourquoi règne-t-on, si ce n'est pour faire justice à tous les genres de mérite? Quant à moi, si elle revenait dans le monde, j'irais la voir passer, et si je ne pouvais m'approcher d'elle et lui parler, je me contenterais de la plaindre, de l'envier, et de la suivre de loin comme on marche derrière une bannière sacrée.
Eh bien! après quatorze ans de vengeance suivie sans relâche, mais non assouvie… Ah! laissez éclater mon indignation, ménager les termes en racontant de tels faits ce serait trahir une cause sacrée! Que les Russes réclament s'ils l'osent: j'aime mieux manquer de respect au despotisme qu'au malheur. Ils m'écraseront s'ils le peuvent, mais au moins l'Europe apprendra qu'un homme à qui soixante millions d'hommes ne cessent de dire qu'il est tout-puissant, se venge!… Oui, c'est le mot vengeance que je veux attacher à une telle justice!! Donc après quatorze ans, cette femme ennoblie par tant d'héroïques misères, obtient de l'Empereur Nicolas, pour toute réponse, les paroles que vous allez lire, et que j'ai recueillies de la bouche même d'une personne à qui le courageux parent de la victime venait de les répéter: «Je suis étonné qu'on ose encore me parler… (deux fois en quinze ans!…) d'une famille dont le chef a conspiré contre moi.» Doutez de cette réponse, j'en doute moi-même, cependant j'ai la preuve qu'elle est vraie. La personne qui me l'a redite, mérite toute confiance; d'ailleurs les faits parlent: la lettre n'a rien changé au sort des exilés.
Et la Russie se vante de l'abolition de la peine de mort[14]!! Modérez votre zèle, abolissez seulement le mensonge qui préside à tout, défigure tout, envenime tout chez vous et vous aurez fait assez pour le bien de l'humanité.
Les parents des exilés, les Troubetzkoï, famille puissante, vivent à Pétersbourg; et ils vont à la cour!!!… Voilà l'esprit, la dignité, l'indépendance de l'aristocratie russe. Dans cet Empire de la violence, la peur justifie tout!.. bien plus, elle est assurée d'une récompense. La peur, embellie du nom de prudence et de modération, est le seul mérite qui ne reste jamais oublié.
Il y a des personnes ici qui accusent la princesse Troubetzkoï de folie: «Ne peut-elle revenir seule à Pétersbourg?» dit-on. La dérision de la bassesse, c'est le coup de pied de l'âne. Fuyez un pays où l'on ne tue pas légalement, il est vrai, mais où l'on fait des familles de damnés au nom d'un fanatisme politique qui sert à tout absoudre.
Plus d'hésitation, plus d'incertitude; pour moi l'Empereur Nicolas est enfin jugé… C'est un homme de caractère et de volonté, il en faut pour se constituer le geôlier d'un tiers du globe; mais il manque de magnanimité: l'usage qu'il fait de son pouvoir ne me le prouve que trop. Que Dieu lui pardonne; je ne le verrai plus heureusement! Je lui dirais ce que je pense de cette histoire et ce serait le dernier degré de l'insolence… D'ailleurs par cette audace gratuite, je porterais le coup de grâce aux infortunés dont j'aurais pris la défense sans mission, et je me perdrais moi-même[15].
Quel cœur ne saignerait à l'idée du supplice volontaire de cette malheureuse mère? Mon Dieu! si c'est là ce que vous destinez sur la terre à la vertu la plus sublime, montrez-lui votre ciel, ouvrez-le pour elle avant l'heure de la mort!… Se figure-t-on ce que doit éprouver cette femme quand elle jette les yeux sur ses enfants, et qu'aidée de son mari, elle tâche de suppléer à l'éducation qui leur manque? l'éducation!.. c'est du poison pour ces brutes numérotées! et cependant des gens du monde, des personnes élevées comme nous, peuvent-elles se résigner à n'enseigner à leurs enfants que ce qu'ils doivent savoir pour être heureux dans la colonie sibérienne? Peuvent-elles renier tous leurs souvenirs, toutes leurs habitudes pour dissimuler le malheur de leur position aux innocentes victimes de leur amour? L'élégance native des parents ne doit-elle pas inspirer à ces jeunes sauvages des idées qu'ils ne pourront jamais réaliser? quel danger, quel tourment de tous les instants pour eux et quelle mortelle contrainte pour leur mère! Cette torture morale ajoutée à tant de souffrances physiques est pour moi un rêve affreux dont je ne puis me réveiller: depuis hier matin, à chaque instant du jour ce cauchemar me poursuit; je me surprends disant: que fait maintenant la princesse Troubetzkoï? Que dit-elle à ses enfants: de quel œil les regarde-t-elle? Quelle prière adresse-t-elle à Dieu pour ces créatures damnées avant de naître par la providence des Russes? Ah! ce supplice qui tombe sur une génération innocente déshonore toute une nation!!…
Je finis par l'application trop méritée de ces vers de Dante. Quand je les appris par cœur j'étais loin de me douter de l'allusion qu'ils me fourniraient ici:
Ahi Pisa! vituperio delle genti
Del bel paese là dove 'l si sona;
Poi ch' i vicini a to punir son lenti,
Muova si la Capraia e la Gorgona;
E faccian siepe ad Arno in su la foce,
Si ch'egli annieghi in to ogni persona:
Che se 'I conte Ugolino aveva voce
D'aver tradita te de le castella;
Non dovei tu i figluioi porre à tal croce.
Innocenti i facea l'eta novella,
Novella Tebe, Uguiccion, e 'l Brigata
E gli altri due, ch' el canto suso appella.
«Ah! Pise! honte des peuples de cette belle contrée, où le oui est sonore; puisque les voisins sont lents à te punir, que la Capraia et la Gorgona s'ébranlent et forment digue à l'Arno près de la mer afin qu'il noie chez toi tous tes citoyens. Que si le comte Ugolin passait pour avoir livré tes forteresses, devais-tu condamner ses enfants à un tel supplice? Innocents les faisait leur âge encore nouveau, nouvelle Thèbes, Uguiccion et le Brigata et les autres, que j'ai chantés plus haut.»
J'achèverai mon voyage, mais sans aller à Borodino, sans assister à l'entrée de la cour au Kremlin; sans vous parler davantage de l'Empereur: qu'aurais-je à vous dire de ce prince que vous ne sachiez maintenant aussi bien que moi? Songez, pour vous faire une idée des hommes et des choses de ce pays, qu'il s'y passe bien d'autres histoires du genre de celles que vous venez de lire: mais elles sont et resteront ignorées: il a fallu un concours de circonstances que je regarde comme providentiel pour me révéler les faits et les détails que ma conscience me force à consigner ici.
Je vais recueillir toutes les lettres que j'ai écrites pour vous depuis mon arrivée en Russie, et que vous n'avez pas reçues, car je les ai conservées par prudence; j'y joindrai celle-ci; et j'en ferai un paquet bien cacheté, que je déposerai en mains sûres, ce qui n'est pas chose facile à trouver à Pétersbourg. Puis je terminerai ma journée en vous écrivant une autre lettre, une lettre officielle qui partira demain par la poste; toutes les personnes, toutes les choses que je vois ici seront louées à outrance dans cette lettre. Vous y verrez que j'admire ce pays sans restriction avec tout ce qui s'y trouve et tout ce qui s'y fait… Ce qu'il y a de plaisant, c'est que je suis persuadé que la police russe et que vous-même vous serez également les dupes de mon enthousiasme de commande et de mes éloges sans discernement ni restrictions[16].
Si vous n'entendez plus parler de moi, pensez qu'on m'a emporté en Sibérie: ce voyage seul pourrait déranger celui de Moscou, que je ne différerai pas davantage, car mon feldjæger revient me dire que les chevaux de poste seront irrévocablement à ma porte demain matin.
LETTRE VINGT-DEUXIÈME.
Route de Pétersbourg à Moscou.—Rapidité du voyage.—Nature des matériaux.—Balustrades des ponts.—Cheval tombé.—Mot de mon feldjæger.—Portrait de cet homme.—Postillon battu.—Train dont on mène l'Empereur.—Asservissement des Russes.—Ce que l'ambition coûte aux peuples.—Le plus sûr moyen de gouverner.—À quoi devrait servir le pouvoir absolu?—Mot de l'Évangile.—Malheur des Slaves.—Desseins de Dieu sur l'homme.—Rencontre d'un voyageur russe.—Ce qu'il me prédit touchant ma voiture.—Prophétie accomplie.—Le postillon russe.—Ressemblance du peuple russe avec les gitanos d'Espagne.—Femmes de la campagne.—Leur coiffure, leur ajustement, leur chaussure.—La condition des paysans; meilleure que celle des autres Russes.—Résultat bienfaisant de l'agriculture.—Aspect du pays.—Bétail chétif.—Question.—La maison de poste.—Manière dont elle est décorée.—Des distances en Russie.—Aspect désolé du pays.—Habitations rurales.—Montagnes de Valdaï: exagération des Russes.—Toque des paysans; plumes de paon.—Chaussures de nattes.—Rareté des femmes.—Leur costume.—Rencontre d'une voiture de dames russes.—Leur manière de s'habiller en voyage.—Petites villes russes.—Petit lac; couvent dans un site romantique.—Forêts dévastées.—Plaines monotones.—Torjeck.—Cuir brodé, maroquin.—Côtelettes de poulet.—Aspect de la ville.—Ses environs.—Double chemin.—Troupeaux de bœufs.—Charrettes.—Encombrement de la route.
Pomerania, ce 3 août 1839, maison de poste à dix-huit lieues de
Pétersbourg.
Voyager en poste sur la route de Pétersbourg à Moscou, c'est se donner pendant des jours entiers la sensation qu'on éprouvait lorsqu'on descendait les montagnes russes à Paris. On fait bien d'apporter une voiture anglaise à Pétersbourg, uniquement pour avoir le plaisir de parcourir sur des ressorts réellement élastiques (ceux des voitures russes ne le sont que de nom) cette fameuse route, la plus belle chaussée de l'Europe, au dire des Russes et je crois des étrangers. Il faut convenir qu'elle est bien soignée, mais dure, à cause de la nature des matériaux qui tout cassés qu'ils sont, et même en assez petits morceaux, s'incrustent dans le corps de la chaussée, où ils forment de petites aspérités immobiles et secouent les boulons au point d'en faire sauter un ou deux par poste; d'où il arrive qu'on perd au relais le temps qu'on a gagné sur la route, où l'on tourbillonne dans la poussière avec l'étourdissante rapidité d'un ouragan chassant les nuages devant lui. La voiture anglaise est bien agréable pour les premiers relais, mais à la longue on sent ici le besoin d'un équipage russe pour résister au train des postillons et à la dureté du chemin. Les garde-fous des ponts sont en belles grilles de fer ornées d'écussons aux armes impériales, et les poteaux qui soutiennent ces élégantes balustrades sont des piliers de granit équarris avec luxe; toutes ces choses ne font qu'apparaître aux yeux du voyageur abasourdi, le monde fuit derrière lui comme les rêves d'un malade.
Cette route, plus large que les routes d'Angleterre, est tout aussi unie quoique moins douce, et les chevaux qui vous traînent sont petits, mais pleins de nerf.
Mon feldjæger a des idées, une tenue, une figure qui ne me permettent pas d'oublier l'esprit qui règne dans son pays. En arrivant au second relais, un de nos quatre chevaux attelés de front manque des quatre pieds et tombe sous la roue. Heureusement le cocher, sûr de ceux qui lui restent, les arrête sur place; malgré la saison avancée, il fait encore dans le milieu du jour une chaleur brûlante, et la poussière rend l'air étouffant. Je pense que le cheval tombé vient d'être frappé d'un coup de soleil, et que si on ne le saigne à l'instant il va mourir; j'appelle mon feldjæger, et, tirant de ma poche un étui contenant une flamme de vétérinaire, je la lui offre en lui disant d'en faire usage tout de suite, s'il veut sauver la pauvre bête. Il me répond avec un flegme malicieux, sans prendre l'instrument que je lui présente, sans regarder l'animal: «C'est bien inutile, nous sommes au relais.»
Là-dessus, au lieu d'aider le malheureux postillon à dégager l'animal, il entre dans l'écurie voisine pour nous faire préparer un autre attelage.
Les Russes sont encore loin d'avoir comme les Anglais une loi pour protéger les animaux contre les mauvais traitements des hommes; chez eux au contraire les hommes auraient besoin qu'on plaidât leur cause comme on plaide à Londres pour les chiens et les chevaux. Mon feldjæger ne croirait pas à l'existence d'une telle loi.
Cet homme, Livonien d'origine, parle allemand, heureusement pour moi. Sous les dehors d'une politesse officielle, à travers un langage obséquieux, on lui lit dans la pensée beaucoup d'insolence et d'obstination. Sa taille est grêle, ses cheveux d'un blond de filasse donnent à ses traits un air enfantin que dément l'expression dure de sa physionomie et surtout de ses yeux, dont le regard est faux et cruel; ils sont gris, bordés de cils presque blancs; son front est bombé, mais bas; ses épais sourcils sont d'un blond fade; son visage est sec; sa peau serait blanche, mais elle est tannée par l'action habituelle de l'air; sa bouche fine, toujours serrée au repos, est bordée de lèvres si minces, qu'on ne les entrevoit que lorsqu'il parle. Son uniforme, vert russe, proprement tenu, bien coupé, fixé autour des reins au moyen d'une ceinture de cuir bouclée par devant, lui donne une sorte d'élégance. Il a la démarche légère, mais l'esprit extrêmement lent.
Malgré la discipline qui l'a façonné, on s'aperçoit qu'il n'est pas Russe d'origine: la race moitié suédoise, moitié teutonne qui peuple la côte méridionale du golfe de Finlande, est très-différente de celle des Slaves et des Finois qui dominent dans le gouvernement de Pétersbourg. Les vrais Russes valaient primitivement mieux que les populations bâtardes qui défendent les abords du pays.
Ce feldjæger m'inspire peu de confiance; officiellement il s'appelle mon protecteur, mon guide; mais je vois en lui un espion déguisé, et je pense qu'à chaque instant il pourrait recevoir l'ordre de se déclarer sbire ou geôlier… De telles idées troubleraient le plaisir de voyager; mais je vous ai déjà dit qu'elles ne me viennent que lorsque j'écris: en route le mouvement qui m'emporte et la succession rapide des objets me distraient de tout.
Je vous ai dit aussi que les Russes entre eux font assaut de politesse et de brutalité; tous se saluent et se frappent à l'envi les uns des autres: voici, entre mille, un nouvel exemple de cet échange de compliments et de mauvais traitements. Le postillon qui vient de me conduire à la maison de poste d'où je vous écris ceci, avait encouru au départ je ne sais par quelle faute, une peine qu'il est plus habitué à subir que je ne le suis à la voir infligée par un homme à un autre homme. Celui-ci donc tout jeune, on peut même dire tout enfant qu'il est, a été foulé aux pieds avant de me mener, et rudement frappé à coups de poing par son camarade, le chef de l'écurie. Les coups étaient forts, car je les entendais de loin retentir dans la poitrine du patient. Quand l'exécuteur des hautes œuvres, le justicier de la poste fut las de sa tâche, la victime se releva sans proférer une parole: essoufflé, tremblant, le malheureux rajuste sa chevelure, salue son supérieur, et, encouragé par le traitement qu'il vient de recevoir de lui, il monte légèrement sur mon siége, pour me faire faire au triple galop quatre lieues et demie ou cinq lieues en une heure. L'Empereur en fait sept. Les wagons du chemin de fer auraient de la peine à suivre sa voiture. Que d'hommes doivent être battus, que de chevaux doivent crever, pour rendre possible une si étonnante vélocité, et cela pendant cent quatre-vingts lieues de suite!… On prétend que l'incroyable rapidité de ces voyages en voiture découverte nuit à la santé: peu de poitrines résistent à l'habitude de fendre l'air si rapidement. L'Empereur est constitué de manière à supporter tout, mais son fils, moins robuste, se ressent des assauts qu'on livre à son corps, sous prétexte de le fortifier. Avec le caractère que ses manières, sa physionomie et son langage font supposer, ce prince doit souffrir dans son pays moralement autant que physiquement. C'est le cas d'appliquer le mot de Champfort: «Dans la vie de l'homme, il vient inévitablement un âge où il faut que le cœur se bronze ou se brise.»
Le peuple russe me fait l'effet de ces hommes d'un talent gracieux et qui se croient nés exclusivement pour la force: avec le laisser aller des Orientaux il possède le sentiment des arts, ce qui équivaut à dire que la nature lui a donné le besoin de la liberté: au lieu de cela leurs maîtres en font des machines à oppression. Un homme, pour peu qu'il s'élève d'une ligne au-dessus de la tourbe, acquiert aussitôt le droit, bien plus, il contracte l'obligation de maltraiter d'autres hommes auxquels il est chargé de transmettre les coups qu'il reçoit d'en haut; quitte à chercher, dans les maux qu'il inflige, des consolations à ceux qu'il subit. Ainsi descend d'étage en étage l'esprit d'iniquité jusque dans les fondements de cette malheureuse société qui ne subsiste que par la violence; mais une violence telle qu'elle force l'esclave à se mentir à lui-même pour remercier le tyran; et de tant d'actes arbitraires dont se compose chaque existence particulière, naît ce qu'on appelle ici l'ordre public, c'est-à-dire une tranquillité morne, une paix effrayante, car elle tient de celle du tombeau; les Russes sont fiers de ce calme. Tant qu'un homme n'a pas pris son parti de marcher à quatre pattes, il faut bien qu'il s'enorgueillisse de quelque chose, ne fût-ce que pour conserver son droit au titre de créature humaine… Que si l'on parvenait à me prouver la nécessité de l'injustice et de la violence pour obtenir de grands résultats politiques, j'en conclurais que le patriotisme, loin d'être une vertu civique, comme on l'a dit jusqu'à présent, est un crime de lèse-humanité.
Par esprit de réaction contre les doctrines chrétiennes on est convenu dans le monde, surtout depuis un siècle, de préconiser l'ambition, comme si ce n'était pas la plus cruelle, la plus impitoyable des passions, et comme si l'État se voyait à chaque instant menacé de manquer de talents orgueilleux, de cœurs avides, d'esprits dominateurs. Mais c'est surtout aux gouvernements qu'on permet l'ambition; il semble que les chefs des peuples aient le privilége de l'iniquité. Quant à moi, je ne vois nulle différence morale entre l'injuste convoitise d'une nation conquérante, et le vol à main armée d'un brigand. La seule distinction à établir entre les crimes publics et les forfaits isolés, c'est que les uns font un grand, et les autres un petit mal.
Les Russes s'excusent à leurs propres yeux par la pensée que le gouvernement qu'ils subissent est favorable à leurs ambitieuses espérances; mais tout but qui ne peut être atteint que par de tels moyens est mauvais. Ce peuple est intéressant; je reconnais chez les individus des dernières classes une sorte d'esprit dans leur pantomime, de souplesse, de prestesse dans leurs mouvements, de finesse, de mélancolie, de grâce dans leur physionomie qui dénote des hommes de race: on en a fait des bêtes de somme. Me persuadera-t-on qu'il faille superposer les dépouilles de ce bétail humain dans le sol, pour que la terre s'engraisse pendant des siècles avant de pouvoir produire des générations dignes de recueillir la gloire que la Providence promet aux Slaves? La Providence défend de faire un petit mal, même dans l'espoir du plus grand bien.
Ce n'est pas à dire qu'on doive et qu'on puisse aujourd'hui gouverner la Russie comme on gouverne les autres pays de l'Europe; seulement, je soutiens qu'on éviterait bien des maux si l'exemple de l'adoucissement des mœurs était donné d'en haut. Mais qu'espérer d'un peuple de flatteurs, flatté par son souverain? Au lieu de les élever à lui, il s'efforce de s'abaisser à leur niveau.
Si la politesse de la cour influe sur les manières des hommes des dernières classes, n'est-il pas permis de penser que l'exemple de la clémence donné par un prince absolu, inspirerait le sentiment de l'humanité à tout son peuple?
Usez de sévérité contre ceux qui abusent et de mansuétude contre ceux qui souffrent, et bientôt vous aurez changé votre troupeau en nation… problème difficile à résoudre sans doute; mais n'est-ce pas pour exécuter ce qui serait impossible à d'autres que vous êtes déclaré et reconnu tout-puissant ici-bas? L'homme qui occupe la place de Dieu sur la terre ne doit reconnaître d'impossible que le mal. Il est obligé de ressembler à la Providence pour légitimer la puissance qu'il s'attribue.
Si le pouvoir absolu n'est qu'une fiction qui flatte l'amour-propre d'un seul homme aux dépens de la dignité d'un peuple, il faut l'abolir; si c'est une réalité, elle coûte trop cher pour ne servir à rien.
Vous voulez gouverner la terre comme les anciennes sociétés: par la conquête; vous prétendez vous emparer par les armes des pays qui sont à votre convenance, et de là opprimer le reste du monde par la terreur: tel est votre but; et les moyens que vous prenez vous y mèneront, dites-vous… c'est possible; mais moi je déteste et votre but et vos moyens.
L'extension de puissance que vous rêvez n'est point intelligente, elle n'est point morale; et si Dieu vous l'accorde ce sera pour le malheur du monde.
Je le sais trop, la terre n'est pas le lieu où la justice absolue triomphe. Néanmoins le principe reste immuable, le mal est mal en lui sans égard à ses effets: soit qu'il serve à la perte ou à l'agrandissement d'un peuple, à la fortune ou au déshonneur d'un homme, il pèse toujours du même poids dans la balance éternelle. Ni la perversité d'un individu, ni les crimes d'un gouvernement ne sont jamais entrés dans les desseins de la Providence; Dieu n'excuse pas plus les forfaits d'un Roi et de son peuple que ceux d'un chef de bandits et de sa troupe. Mais s'il n'a pas voulu les actions coupables, le résultat des événements s'accorde toujours avec les vues de sa justice, car cette justice veut toutes les conséquences du crime qu'elle ne voulait pas. Dieu fait l'éducation du genre humain, et toute éducation est une suite d'épreuves.
Les conquêtes de l'Empire romain n'ont pas ébranlé la foi chrétienne; le pouvoir oppressif de la Russie n'empêchera pas la même foi de subsister dans le cœur des justes. La foi durera sur la terre autant que l'inexplicable et l'incompréhensible.
Dans un monde où tout est mystère, depuis la grandeur et la décadence des nations jusqu'à la reproduction et la disparition d'un brin d'herbe, où le microscope nous en apprend autant sur l'intervention de Dieu dans la nature que le télescope dans le ciel, que la renommée dans l'histoire, la foi se fortifie de l'expérience de chaque jour, car elle est la seule lumière analogue aux besoins d'un être entouré de ténèbres et qui de sa nature n'atteint qu'au doute.
Si nous étions destinés à souffrir l'ignominie d'une nouvelle invasion, le triomphe des vainqueurs ne m'attesterait que les fautes des vaincus.
Aux yeux de l'homme qui pense, le succès ne prouve rien, si ce n'est que la vie de la terre n'est ni le premier ni le dernier mode de la vie humaine. Laissons aux juifs leur croyance intéressée et rappelons-nous le mot de Jésus-Christ: Mon royaume n'est pas de ce monde.
Ce mot si choquant pour l'homme charnel, on est bien forcé de le répéter à chaque pas qu'on fait en Russie; à la vue de tant de souffrances inévitables, de tant de cruautés nécessaires, de tant de larmes non essuyées, de tant d'iniquités volontaires et involontaires, car ici l'injustice est dans l'air; devant le spectacle de ces calamités répandues non sur une famille, non sur une ville, mais sur une race, sur un peuple habitant le tiers du globe, l'âme éperdue est contrainte de se détourner de la terre, et de s'écrier: «C'est bien vrai, mon Dieu! votre royaume n'est pas de ce monde.»
Hélas! pourquoi mes paroles ont-elles si peu de puissance? Que ne peuvent-elles égaler par leur énergie l'excès d'un malheur qu'on ne saurait consoler que par un excès de pitié! Le spectacle de cette société, dont tous les ressorts sont tendus comme la batterie d'une arme qu'on va tirer, me fait peur au point de me donner le vertige.
Depuis que je vis en ce pays, et que je connais le fond du cœur de l'homme qui le gouverne, j'ai le fièvre et je m'en vante, car si l'air de la tyrannie me suffoque, si le mensonge me révolte, je suis donc né pour quelque chose de mieux, et les besoins de ma nature, trop nobles pour pouvoir être satisfaits dans des sociétés comme celle que je contemple ici, me présagent un bonheur plus pur pour moi et pour mes semblables. Dieu ne nous a pas doués de facultés sans emploi. Sa pensée nous assigne notre place de toute éternité; c'est à nous de ne pas nous rendre indignes de la gloire qu'il nous réserve et du poste qu'il nous destine. Ce qu'il y a de meilleur en nous a son terme en lui.
Savez-vous ce qui vous condamne à lire ces réflexions? c'est un accident arrivé à ma voiture et qui me donne le loisir de vous peindre tout ce qui naît dans ma pensée.
À deux heures d'ici, j'ai rencontré un Russe de ma connaissance qui avait été visiter une de ses terres et revenait à Pétersbourg. Nous nous arrêtons pour causer un instant; le Russe, en regardant ma voiture, se met à rire et à me montrer un lisoir, une traverse, des brides, l'encastrure, les mains de derrière et une des jambes de force d'un ressort.
«Vous voyez toutes ces pièces? me dit-il, elles n'arriveront pas entières à Moscou. Les étrangers qui s'obstinent à se servir de leurs voitures chez nous, partent comme vous partez et reviennent en diligence.
—Même pour n'aller qu'à Moscou?
—Même pour n'aller qu'à Moscou.
—Les Russes m'ont dit que c'était la plus belle route de l'Europe; je les ai crus sur parole.
—Il y a des ponts qui manquent, des parties de chemins à refaire; on quitte la chaussée à chaque instant pour traverser des ponts provisoires en planches inégales, et grâce à l'inattention de nos postillons les voitures étrangères cassent toujours dans ces mauvais passages.
—Ma voiture est anglaise et éprouvée par de longs voyages.
—Nulle part on ne mène aussi vite que chez nous; les voitures ainsi emportées éprouvent tous les mouvements d'un vaisseau: le tangage et le roulis combinés comme dans les grands orages; pour résister à ces longs balancements sur une route unie comme celle-ci, mais dont le fond est dur, il faut, je vous le répète, qu'elles aient été construites dans le pays.
—Vous avez encore le vieux préjugé des voitures lourdes et massives; ce ne sont pourtant pas les plus solides.
—Bon voyage! vous me direz des nouvelles de la vôtre, si elle arrive à
Moscou.»
À peine avais-je quitté cet oiseau de mauvais augure qu'un lisoir a cassé. Nous étions près du relais, où me voici arrêté. Notez que je n'ai fait encore que dix-huit lieues sur cent quatre-vingts… Je serai forcé de renoncer au plaisir d'aller vite, et j'apprends un mot russe pour dire: doucement, c'est le contraire de ce que disent les autres voyageurs.
Un postillon russe, vêtu de son cafetan de gros drap, ou s'il fait chaud comme aujourd'hui, couvert de sa simple chemise de couleur qui fait tunique, paraît au premier coup d'œil un homme de race orientale; à voir seulement l'attitude qu'il prend en s'asseyant sur son siége on reconnaît la grâce asiatique. Les Russes ne mènent qu'en cochers, à moins qu'une voiture très-lourde n'exige un attelage de six ou huit chevaux, et même dans ce cas le premier postillon mène du siége. Ce postillon ou cocher tient dans ses mains tout un sac de cordes; ce sont les huit rênes du quadrige: deux pour chacun des chevaux attelés de front. La grâce, la facilité, la prestesse et la sûreté avec lesquelles il dirige ce pittoresque attelage; la vivacité de ses moindres mouvements, la légèreté de sa démarche lorsqu'il met pied à terre, sa taille élancée, sa manière de porter ses vêtements, toute sa personne enfin rappelle les peuples les plus naturellement élégants de la terre, et surtout les gitanos d'Espagne. Les Russes sont des gitanos blonds.
Déjà j'ai aperçu quelques paysannes moins laides que celles des rues de Pétersbourg. Leur taille manque toujours de finesse, mais leur visage a de l'éclat, leur teint est frais et brillant; dans cette saison, leur coiffure consiste en un mouchoir d'indienne lié autour de la tête et dont les pointes retombent par derrière avec une grâce qui me paraît naturelle à ce peuple. Elles portent quelquefois une petite redingote coupée aux genoux, liée à la taille avec une ceinture et fendue au-dessous des hanches pour former deux basques qui s'ouvrent par devant en laissant voir la jupe. La forme de cet ajustement a de l'élégance, mais ce qui dépare ces femmes, c'est leur chaussure: elle consiste en une paire de bottes de cuir gras à grosses semelles arrondies du bout. Les pieds de ces bottes sont larges, grimaçants, et la tige en est plissée au point de cacher entièrement la forme de la jambe, on dirait qu'elles ont dérobé la chaussure de leurs maris.
Les maisons ressemblent à celles que je vous ai décrites en revenant de Schlusselbourg; mais elles ne sont pas toutes aussi élégantes. L'aspect des villages est monotone: un village, c'est toujours deux lignes plus ou moins longues de chaumières en bois, régulièrement plantées, à une certaine distance de la grande route, car en général la rue du village dont la chaussée fait le milieu, est plus large que l'encaissement de cette route. Chaque cabane construite en pièces de bois assez grossières, a le pignon tourné vers le chemin. Ces habitations se ressemblent toutes; mais, malgré l'inévitable ennui qui résulte d'une telle uniformité, il m'a paru qu'un air d'aisance et même de bien-être régnait dans les villages. Ils sont champêtres sans être pittoresques, on y respire le calme de la vie pastorale, dont on jouit doublement en quittant Pétersbourg. Les habitants des campagnes ne me paraissent pas gais, mais ils n'ont pas non plus l'air malheureux comme les soldats et les employés du gouvernement; de tous les Russes ce sont ceux qui souffrent le moins de l'absence de la liberté; s'ils sont les plus esclaves, ils sont les moins inquiets.
Les travaux de l'agriculture sont propres à réconcilier l'homme avec la vie sociale, quelque prix qu'elle coûte; ils lui inspirent la patience, et lui font supporter tout pourvu qu'on lui permette de se livrer sans trouble à des occupations qui toutes sont analogues à sa nature.
Le pays que j'ai parcouru jusqu'ici est une mauvaise forêt marécageuse où l'on ne découvre à perte de vue que de petits bouleaux avortés et de misérables pins clair-semés dans une plaine stérile. On ne voit ni campagne cultivée, ni bois touffus et productifs; l'œil ne se repose que sur de maigres champs ou sur des forêts dévastées. Le bétail est ce qui rapporte le plus; mais il est chétif et de mauvaise qualité. Ici le climat opprime les bêtes comme le despotisme tyrannise l'homme. On dirait que la nature et la société luttent d'efforts pour y rendre la vie difficile. Quand on pense aux données physiques d'où il a fallu partir pour organiser ici une société, on n'a plus le droit de s'étonner de rien, si ce n'est de trouver la civilisation matérielle aussi avancée qu'elle l'est chez un peuple si peu favorisé par la nature.
Serait-il vrai qu'il y eût dans l'unité des idées et dans la fixité des choses des compensations à l'oppression même la plus révoltante? Quant à moi je ne le pense pas, mais s'il m'était prouvé que ce régime fût le seul sous lequel pouvait se fonder et se soutenir l'Empire russe, je répondrais par une simple question: était-il essentiel aux destinées du genre humain que les marais de la Finlande fussent peuplés, et que des hommes réunis là pour leur malheur y bâtissent une ville merveilleuse à voir, mais qui au fond n'est qu'une singerie de l'Europe occidentale? Le monde civilisé n'a gagné à l'agrandissement des Moscovites que la peur d'une invasion nouvelle et le modèle d'un despotisme sans miséricorde comme sans exemple, si ce n'est dans l'histoire ancienne. Encore, s'il était heureux, ce peuple!… mais il est la première victime de l'ambition dont se nourrit l'orgueil de ses maîtres.
La maison d'où je vous écris est d'une élégance qui contraste grossièrement avec la nudité des campagnes environnantes, elle est à la fois poste et auberge, et je la trouve presque propre. On la prendrait pour l'habitation de campagne de quelque particulier aisé; des stations de ce genre, quoique moins soignées que celle de Pomerania, sont bâties et entretenues de distance en distance sur cette route aux frais du gouvernement: les murs et les plafonds de celle-ci sont peints à l'italienne; le rez-de-chaussée, composé de plusieurs salles spacieuses, ressemble assez à un restaurateur de province en France. Les meubles sont recouverts en cuir; les siéges sont en canne et propres en apparence: partout on voit de grands canapés pouvant tenir lieu de lits, mais j'ai déjà trop d'expérience pour risquer d'y dormir; je n'ose même pas m'y asseoir; dans les auberges russes, sans excepter les plus recherchées, les meubles de bois à coussins rembourrés sont autant de ruches où fourmille et pullule la vermine.
Je porte avec moi mon lit, qui est un chef-d'œuvre d'industrie russe. Si je casse encore une fois d'ici à Moscou, j'aurai le temps de profiter de ce meuble, et de m'applaudir de ma précaution; mais à moins d'accident on n'a pas besoin de s'arrêter entre Pétersbourg et Moscou. La route est belle, et il n'y a rien à voir: il faut donc être forcé à descendre de voiture pour interrompre le voyage.
(Suite de la même lettre.)
Yedrova entre Novgorod-la-Grande et Valdaï, ce 4 août 1839.
Il n'y a pas de distance en Russie: c'est ce que disent les Russes, et ce que tous les voyageurs sont convenus de répéter. J'avais adopté comme les autres ce jugement tout fait; mais l'incommode expérience me force de dire précisément le contraire. Tout est distance en Russie: il n'y a pas autre chose dans ces plaines vides à perte de vue; deux ou trois points intéressants sont séparés les uns des autres par des espaces immenses. Ces intervalles sont des déserts sans beautés pittoresques: la route de poste détruit la poésie de la steppe; il ne reste que l'étendue de l'espace, et l'ennui de la stérilité. C'est nu et pauvre, ce n'est pas imposant comme un sol illustré par la gloire de ses habitants, comme la Grèce ou la Judée dévastées par l'histoire et devenues le poétique cimetière des nations; ce n'est pas non plus grandiose comme une nature vierge: ce n'est que laid, c'est une plaine tantôt aride, tantôt marécageuse, et ces deux espèces de stérilité varient seules l'aspect des paysages. Quelques villages de moins en moins soignés à mesure qu'on s'éloigne de Pétersbourg, attristent le paysage au lieu de l'égayer. Les maisons ne sont que des amas de troncs d'arbres assez bien joints, supportant des toits de planches auxquels on ajoute quelquefois pour l'hiver une double couverture en chaume. Ces habitations doivent être chaudes, mais leur aspect est attristant: elles ressemblent aux baraques d'un camp; seulement elles sont plus sales que l'intérieur des baraques provisoires des soldats.
Les chambres de ces cases sont infectes, noires, et l'on y manque d'air. Il ne s'y trouve pas de lits: l'été on dort sur des bancs qui forment divan le long des murs de la salle, et l'hiver sur le poêle, ou sur le plancher autour du poêle, c'est-à-dire qu'un paysan russe campe toute sa vie. Le mot demeurer suppose une manière de vivre confortable, des habitudes domestiques ignorées de ce peuple.
En passant par Novgorod-la-Grande[17], je n'ai vu aucun des anciens édifices de cette ville qui fut longtemps une république, et qui devint le berceau de l'Empire russe, je dormais profondément quand nous l'avons traversée; si je retourne en Allemagne par Vilna et Varsovie, je n'aurai vu ni le Volkof, ce fleuve qui fut le tombeau de tant de citoyens, car la turbulente république n'épargnait pas la vie de ses enfants, ni l'église de Sainte-Sophie à laquelle se rattache le souvenir des événements les plus glorieux de l'histoire russe, avant la dévastation et l'asservissement définitif de Novgorod par Ivan IV, ce modèle de tous les tyrans modernes.
On m'avait beaucoup parlé des montagnes de Valdaï que les Russes appellent pompeusement la Suisse moscovite. J'approche de cette ville, et depuis une trentaine de lieues je remarque que le terrain devient inégal, sans qu'on puisse dire qu'il soit montagneux: ce sont de petits ravins où la route est tracée de manière à ce qu'on monte et descende les pentes au galop; on continue d'être bien mené tout en perdant du temps à chaque relais: les postillons russes sont lents à garnir et à atteler leurs chevaux.
Les paysans de ce canton portent une toque aplatie et large du haut, mais très-serrée contre la tête: cette coiffure ressemble à un champignon: elle est quelquefois entourée d'une plume de paon roulée autour du bandeau qui touche le front: si l'homme porte un chapeau, le même ornement est fixé autour du ruban. Le plus souvent leur chaussure est faite de nattes de roseau tissées par les paysans eux-mêmes et attachées aux jambes en guise de bottines avec des ficelles pour servir de lacets. C'est plus beau en sculpture qu'agréable à voir dans la vie usuelle. Quelques statues antiques nous prouvent l'ancienneté de cet ajustement.
Les paysannes sont toujours rares[18]; on voit dix hommes avant de rencontrer une femme: celles que j'ai pu apercevoir avaient un costume qui annonce l'absence totale de coquetterie: c'est une espèce de peignoir très-large qui s'agrafe au col et tombe jusqu'à terre. Ce surtout qui ne marque nullement la taille, est fermé par devant au moyen d'un rang de boutons, un grand tablier de la même longueur et attaché derrière les épaules par deux courtes bretelles croisées sans aucune grâce, car elles ressemblent aux cordons d'un sac, complète le costume champêtre. Elles marchent presque toutes pieds nus; les plus riches ont toujours pour chaussures les grosses bottes que j'ai déjà décrites. Elles se couvrent la tête avec des mouchoirs d'indienne ou des morceaux de toile en façon de serre-tête. La vraie coiffure nationale des femmes russes ne se porte que les jours de fête: c'est encore aujourd'hui celle des dames de la cour: elle consiste en une espèce de shako ouvert d'en haut, ou plutôt de diadème extrêmement élevé qui fait le tour de la tête. Il est brodé de pierreries pour les dames, et de fleurs en fils d'or et d'argent pour les paysannes. Cette couronne a de la noblesse et ne ressemble à aucune autre coiffure si ce n'est à la tour de Cybèle.
Les paysannes ne sont pas les seules femmes mal soignées. J'ai vu des dames russes qui ont en voyage une toilette des plus négligées. Ce matin, dans une maison de poste où je m'étais arrêté pour déjeuner, j'ai rencontré toute une famille que je venais de laisser à Pétersbourg où elle habite un de ces palais élégants que les Russes sont fiers de montrer aux étrangers. Ces dames étaient là magnifiquement vêtues à la mode de Paris. Mais dans l'auberge où, grâce à de nouveaux accidents arrivés à ma voiture, je fus rejoint par elles, c'était d'autres personnes; je les trouvais si bizarrement métamorphosées qu'à peine pouvais-je les reconnaître; les fées étaient devenues sorcières. Figurez-vous des jeunes personnes que vous n'auriez vues que dans le monde et qui, tout à coup, reparaîtraient devant vous en costume de Cendrillon, et pire, coiffées de vieux serre-tête en toile soi-disant blanche, sans chapeaux ni bonnets, portant des robes sales, des fichus déguenillés et qui ressemblent à des serviettes, traînant aux pieds des savates en guise de souliers et de pantoufles: il y a bien là de quoi vous persuader que vous êtes ensorcelé.
Ce qu'il y avait de pis, c'est que les voyageuses étaient suivies d'un train considérable. Ce peuple de valets, hommes et femmes, affublés de vieux habits plus dégoûtants que ceux de leurs maîtresses, allant, venant, faisant un bruit infernal, complétaient l'illusion d'une scène du sabbat. Tout cela criait, courait çà et là; on buvait, on mangeait, on engloutissait les vivres avec une avidité capable d'ôter l'appétit à l'homme le plus affamé. Cependant ces dames n'oubliaient pas de se plaindre avec affectation devant moi de la malpropreté de la maison de poste, comme si elles eussent eu le droit de remarquer de la négligence quelque part; je me croyais tombé au milieu d'une halte de Bohémiennes, si ce n'est que les Bohémiennes n'ont pas de prétentions.
Moi qui me pique de n'être pas difficile en voyage, je trouve les maisons de poste établies sur cette route par le gouvernement, c'est-à-dire par l'Empereur, assez confortables; j'y ai fait presque bonne chère; on y pourrait même coucher pourvu qu'on se passât de lit: car ce peuple nomade ne connaît que le tapis de Perse ou de peau de mouton, ou même de natte étendue sur un divan, et sous une tente, tente de bois, de plâtre ou de toile: c'est toujours un souvenir du bivouac; l'usage du coucher comme meuble de première nécessité n'a pas encore été adopté par les peuples de race slave; le lit finit à l'Oder.
Quelquefois au bord des petits lacs dont est parsemé l'immense marécage qu'on appelle la Russie, on aperçoit de loin une ville, c'est-à-dire un amas de petites maisons en planches grises qui se reflètent dans l'eau et produisent un effet assez pittoresque. J'ai traversé deux ou trois de ces ruches d'hommes, mais je n'ai remarqué que la ville de Zimagoy. C'est une rue de maisons toutes en bois; cette rue assez montueuse a une lieue de long, et ce qui fait qu'on ne l'oublie pas, c'est qu'à quelque distance, on découvre de l'autre côté d'un des golfes du petit lac du même nom, un couvent romantique et dont les tours blanches se détachent pittoresquement au-dessus d'une forêt de sapins, qui m'a paru plus haute et plus touffue qu'aucune de celles que j'ai vues jusqu'à présent en Russie. Quand on songe à la consommation de bois que font les Russes, soit pour construire leurs maisons, soit pour les chauffer, on s'étonne qu'il reste des forêts dans leur pays.
Toutes celles que j'ai traversées jusqu'ici sont dégarnies d'arbres. On appelle cela des bois, mais ce sont des halliers fangeux et dévastés, où dominent de loin en loin des pins de peu d'apparence, et quelques bouleaux dont les maigres cépées ne peuvent servir qu'à empêcher de cultiver la terre.
(Suite de la même lettre.)
Torjeck, ce 5 août 1839.
On ne voit pas de loin dans les plaines parce que tout y fait obstacle à l'œil; un buisson, une barrière, un palais vous cachent des lieues de terrain avec l'horizon qui les termine. Du reste ici nul paysage ne se grave dans la mémoire, nul site n'attire vos regards; pas une ligne pittoresque, les plans sont rares, sans mouvement, sans lignes contrariées; aussi ne contrastent-ils point entre eux; sur un terrain dénué d'accidents, il faudrait au moins les couleurs du ciel méridional: elles manquent à cette partie de la Russie, où la nature doit être comptée absolument pour rien.
Ce qu'on appelle les montagnes de Valdaï sont une suite de pentes et de contre-pentes aussi monotones que les plaines tourbeuses de Novgorod.
La ville de Torjeck est citée pour ses fabriques de cuir; c'est ici qu'on fait ces belles bottes ouvragées, ces pantoufles brodées en fils d'or et d'argent, délices de tous les élégants de l'Europe, surtout de ceux qui aiment les choses bizarres pourvu qu'elles viennent de loin. Les voyageurs qui passent par Torjeck y paient les cuirs fabriqués dans cette ville beaucoup plus cher qu'on ne les vend à Pétersbourg ou à Moscou.
Le beau maroquin, le cuir de Russie parfumé se fait à Kazan, et c'est surtout à la foire de Nijni qu'on peut, dit-on, l'acheter à bon marché, et choisir ce qu'on veut parmi des montagnes de peaux.
Torjeck a encore une autre spécialité, pour parler le langage du jour, ce sont les côtelettes de poulet. L'Empereur s'arrêtant un jour à Torjeck, dans une petite auberge, y a mangé des côtelettes de poulet farcies, et à son grand étonnement, il les a trouvées bonnes. Aussitôt les côtelettes de Torjeck sont devenues célèbres par toute la Russie. Voici leur origine[19]. Un Français malheureux avait été bien reçu et bien traité dans ce lieu par l'aubergiste; c'était une femme. Avant de partir il lui dit: «Je ne puis vous payer, mais je ferai votre fortune»; et il lui montra comment il fallait accommoder les côtelettes de poulet. Le bonheur voulut, m'a-t-on dit, que cette précieuse recette fût éprouvée d'abord sur l'Empereur et qu'elle réussît. L'aubergiste de Torjeck est morte; mais ses enfants ont hérité de sa renommée, et ils l'exploitent.
Torjeck, lorsque cette ville apparaît tout d'un coup aux yeux du voyageur qui vient de Pétersbourg, fait l'effet d'un camp au milieu d'un champ de blé. Ses maisons blanchies, ses tours, ses pavillons rappellent aussi les minarets des mosquées de l'Orient. On aperçoit les flèches dorées des dômes, on voit des clochers ronds, d'autres carrés, les uns sont à plusieurs étages, les autres sont bas, tous sont peints en vert, en bleu; quelques-uns sont ornés de petites colonnes; en un mot, cette ville annonce Moscou. Le terrain qui l'entoure est bien cultivé, c'est une plaine nue, ornée de seigle; je préfère de beaucoup encore cette vue à l'aspect des bois malades dont mes yeux ont été attristés depuis deux jours: la terre labourée est au moins fertile: on pardonne à une contrée de manquer de beautés pittoresques en faveur de sa richesse; mais une terre stérile et qui pourtant n'a pas la majesté du désert, est ce que je connais de plus ennuyeux à parcourir.
J'ai oublié de faire mention d'une chose assez singulière qui m'a frappé au commencement du voyage.
Entre Pétersbourg et Novgorod, pendant plusieurs relais de suite, je remarquai une seconde route parallèle à la chaussée principale qu'elle suivait sans interruption à une distance peu considérable. Cette espèce de contre-allée avait des barrières, des garde-fous, des ponts en bois pour aider à traverser les cours d'eau et les mares; enfin on n'avait rien négligé afin de rendre ce chemin praticable, quoiqu'il fût moins beau et beaucoup plus raboteux que la grande route. Arrivé à un relais je fis demander au maître de poste la cause de cette singularité: mon feldjæger me transmit l'explication de cet homme; la voici: cette route de rechange est destinée aux rouliers, aux bestiaux et aux voyageurs, quand l'Empereur ou les personnes de la famille Impériale se rendent à Moscou. On évite par cette séparation la poussière et les embarras qui incommoderaient et retarderaient les augustes voyageurs si la grande route restait publique au moment de leur passage. Je ne sais si le maître de poste s'est moqué de moi, il parlait d'un air très-sérieux, et trouvait fort simple à ce qu'il me parut, de laisser accaparer le chemin par le souverain dans un pays où le souverain est tout. Le roi qui disait: la France c'est mois! s'arrêtait pour laisser passer un troupeau de moutons, et sous son règne le piéton, le roulier, le manant qui suivait le grand chemin, répétait notre vieux adage aux princes qu'il rencontrait: «La route est pour tout le monde;» ce qui fait vraiment les lois, c'est la manière de les appliquer.
En France les mœurs et les usages ont de tout temps rectifié les institutions politiques; en Russie ils les exagèrent dans l'application, ce qui fait que les conséquences deviennent pires que les principes.
Au reste, je dois dire que cette double route finit à Novgorod; on a sans doute pensé que l'encombrement serait plus grand aux environs de la capitale; ou peut-être a-t-on renoncé à continuer ce chemin de rebut.
Il faut convenir qu'avec le train dont on est mené en Russie, les troupeaux de bœufs que vous rencontrez à chaque instant sur la grande route, ainsi que les longues files de charrettes conduites par un seul roulier, peuvent occasionner des accidents graves et fréquents. La précaution de la double route est peut-être plus nécessaire ici qu'ailleurs; mais je ne voudrais pas qu'on attendît pour écarter le danger qu'il menaçât la vie de l'Empereur ou des membres de sa famille: ceci n'est pas dans l'esprit de Pierre-le-Grand, qui empruntait aux marchands de Pétersbourg le prix des drowskas de louage dans lesquels il se faisait voiturer, et qui lorsqu'on voulait fermer un de ses parcs au public, s'écriait: «Vous croyez donc que j'ai dépensé tant d'argent pour moi tout seul?»
Adieu; si je continue mon voyage sans accident ma première lettre sera datée de Moscou. Chacune des lettres que je vous écris est ployée sans adresse et cachée le plus secrètement possible. Mais toutes mes précautions seraient insuffisantes si l'on venait à m'arrêter et à fouiller ma voiture.
LETTRE VINGT-TROISIÈME.
Madame la comtesse O'Donnell.—Postillons enfants.—Leur manière de mener.—Elle ressemble à une tempête sur mer.—Souvenirs du cirque des anciens.—Pindare.—Marche poétique.—Adresse merveilleuse.—Routes encombrées de rouliers.—Chariots à un cheval.—Grâce naturelle du peuple russe.—Élégance qu'il donne aux objets dont il se sert.—Intérêt particulier que la Russie doit inspirer aux penseurs.—Costume des femmes.—Bourgeoises de Torjeck.—Leur toilette.—La balançoire.—Plaisirs silencieux.—Hardiesse des Russes.—Beauté des paysannes.—Beaux vieillards.—Beauté parfaite.—Chaumières russes.—Divans des paysans.—Bivouacs champêtres.—Penchant au vol.—Politesse, dévotion.—Dicton populaire.—Mon feldjæger vole les postillons.—Propos d'une grande dame.—Parallèle de l'esprit du grand monde en France et en Russie.—Femmes d'État.—Diplomatie, double emploi des femmes dans la politique.—Conversation des dames russes.—Manque de moralité chez les paysans.—Réponse d'un ouvrier à son seigneur.—Bonheur des serfs russes.—Ce qu'il faut en penser.—Ce qui fait l'homme social.—Vérité poétique.—Effets du despotisme.—Droits du voyageur.—Vertus et crimes relatifs.—Rapports de l'Église avec le chef de l'État.—Abolition du patriarcat de Moscou.—Citation de l'Histoire de Russie, par M. l'Évesque.—Esclavage de l'Église russe.—Différence fondamentale entre les sectes et l'Église mère.—L'Évangile instrument de révolution en Russie.—Histoire d'un poulain.—À quoi tiennent les vertus.—Responsabilité du crime: plus redoutée chez les anciens que chez les modernes.—Rêve d'un homme éveillé.—Première vue du Volga.—Souvenirs de l'histoire russe.—L'Espagne et la Russie comparées.—Rosées du Nord; leur danger.
À MADAME LA COMTESSE O'DONNELL[20].
Klin, petite ville à quelques lieues de Moscou, ce 6 août 1839.
Encore un temps d'arrêt et toujours pour la même cause! nous cassons régulièrement toutes les vingt lieues. Certes l'officier russe de Pomerania était un gettatore!…
Il y a des moments où, malgré mes réclamations et l'usage réitéré du mot tischné (doucement), les postillons me font perdre haleine; alors convaincu de l'inutilité de mes instances, je me tais et je ferme les yeux pour éviter le vertige. Au reste, parmi tant de postillons, je n'ai pas rencontré un maladroit, même plusieurs de ceux qu'on m'a donnés jusqu'à présent étaient d'une habileté surprenante. Les Napolitains et les Russes sont les premiers cochers du monde; les plus habiles étaient des vieillards et des enfants; les enfants surtout m'étonnent. La première fois que je vis ma voiture et ma vie confiées à un bambin de dix ans, je protestai contre une telle imprudence; mais mon feldjæger m'assura que c'était l'usage, et comme sa personne était exposée autant que la mienne, je crus ce qu'il me disait; et nous partîmes au galop de nos quatre chevaux dont l'ardeur sauvage et l'air indépendant n'étaient pas faits pour me rassurer. L'enfant expérimenté se gardait bien d'essayer de les arrêter, au contraire, les défiant à la course, il les lançait ventre à terre et la voiture suivait comme elle pouvait. Ce manége, plus d'accord avec le tempérament de l'animal qu'avec celui de l'équipage, durait tout le temps du relais; seulement au bout d'une verste, les rôles étaient changés, alors c'était le cocher toujours plus impatient qui pressait l'attelage essoufflé; à peine les chevaux paraissaient-ils vouloir ralentir leur course que l'homme les fouettait jusqu'à ce qu'ils eussent repris leur premier train, l'émulation qui s'établit facilement entre quatre chevaux courageux, menés de front, nous faisait conserver une extrême vitesse jusqu'au bout du relais. Ces ardents animaux courant tous quatre l'un à côté de l'autre, s'efforçaient de se devancer tout le temps du relais, ils mourraient plutôt qu'ils ne renonceraient à la lutte. En appréciant le caractère de cette race de chevaux et en voyant le parti que les hommes en tirent, je reconnus bientôt que le mot que j'avais appris à prononcer avec tant de soin, le mot tischné, ne servirait à rien dans ce voyage, et que même, je m'exposerais à des accidents, si je m'obstinais à ralentir le train ordinaire des postillons. Les Russes ont le don et le talent de l'équilibre; hommes et chevaux perdraient leur aplomb au petit trot; leur manière d'aller me divertirait beaucoup avec une voiture plus solide que la mienne; mais à chaque tour de roue, je crois sentir notre équipage tomber en pièces, nous cassons si souvent que mes appréhensions ne sont que trop justifiées. Sans mon valet de chambre italien qui me sert de charron et de serrurier, nous serions déjà restés en chemin; cependant j'admire l'air de nonchalance avec lequel nos cochers prennent possession de leur siége. Ils s'asseyent de côté avec une grâce non apprise, et bien préférable à l'élégance étudiée des cochers civilisés. Quand la route descend, ils se dressent tout à coup sur leurs pieds et mènent debout, le corps légèrement arqué, les bras et les huit rênes tendus. Dans cette attitude de bas-relief antique, on les prendrait pour des cochers du cirque. On fend l'air, des nuages de poussière semblables à l'écume des flots bouillonnants sous un navire marquent le passage des chevaux sur la terre qu'ils effleurent à peine. Alors les ressorts anglais font éprouver à la caisse de la voiture un balancement semblable à celui d'une barque emportée par un vent furieux, mais dont la violence est neutralisée par des courants contraires; dans ce choc des éléments, on sent le char près de s'effondrer: cependant il fuit dans la carrière; on croit relire Pindare, on croit rêver par cette foudroyante rapidité; il s'établit alors je ne sais quel rapport entre la volonté de l'homme et l'intelligence de la bête. Il y va de la vie pour tous; ce n'est pas seulement d'après une impulsion mécanique que l'équipage est guidé, on reconnaît qu'il y a là échange de pensées et de sentiments: c'est de la magie animale, un vrai magnétisme. Cette manière de marcher me paraît un prodige continuel. Le conducteur miraculeusement obéi, accroît la surprise du voyageur en faisant arrêter, tourner à volonté ses quatre animaux qu'il guide de front comme un seul cheval. Tantôt il les resserre au point de ne tenir guère plus de place qu'un attelage de deux chevaux et ils passent alors dans d'étroits défilés; tantôt il les espace de manière à ce qu'ils remplissent à eux seuls la moitié de la grande route. C'est un jeu, c'est une guerre qui tient sans cesse en haleine l'esprit et les sens. En fait de civilisation, tout est incomplet en Russie, parce que tout est moderne; sur le plus beau chemin du monde, il reste toujours quelque travail interrompu; à chaque instant, vous rencontrez des ponts volants ou provisoires, et que vous êtes obligé de traverser pour sortir brusquement de la chaussée principale, obstruée par quelque réparation urgente; alors le cocher, sans ralentir sa course, fait tourner le quadrige sur place et le mène hors de la route au grand galop comme un habile écuyer dirigerait sa monture. Reste-t-on sur la grande route, on n'y marche jamais droit, car presque tout le temps du relais, on serpente d'un côté du chemin à l'autre, et toujours avec la même adresse, la même rapidité furieuse, entre une multitude de petites charrettes à un cheval, dispersées sans ordre sur la chaussée, parce que dix de ces chariots au moins étant conduits par un seul roulier, cet homme unique ne peut maintenir en ligne un si grand nombre de voitures traînées chacune par un cheval quinteux. En Russie, l'indépendance s'est réfugiée chez les bêtes.
La route est donc nécessairement encombrée par tous ces chariots, et sans l'adresse des postillons russes à trouver un passage au milieu de ce labyrinthe mouvant, il faudrait que la poste marchât au train des rouliers, c'est-à-dire au pas. Ces voitures de transport ressemblent à de grandes tonnes coupées en long par la moitié et posées ainsi tout ouvertes sur des brancards à essieux: ce sont des espèces de coquilles de noix qui rappellent un peu nos chars de Franche-Comté, mais seulement sous le rapport de la légèreté, car la construction de l'équipage et la manière d'atteler sont particulières à la Russie. On voiture là-dessus, en fait de denrées, tout ce qu'on ne fait pas voyager par eau. Le chariot est attelé d'un seul cheval assez petit, mais dont la force est proportionnée à la charge qu'il traîne; cet animal courageux, plein de nerf, tire peu, mais il lutte longtemps avec énergie, il marche jusqu'à la mort et tombe avant de s'arrêter; aussi sa vie est-elle courte autant que généreuse; en Russie un cheval de douze ans est un phénomène.
Rien n'est plus original, plus différent de tout ce que j'ai vu ailleurs que l'aspect des voitures, des hommes et des bêtes qu'on rencontre sur les chemins de ce pays. Le peuple russe a reçu en partage l'élégance naturelle, la grâce qui fait que tout ce qu'il arrange, tout ce qu'il touche ou ce qu'il porte prend à son insu et malgré lui un aspect pittoresque. Condamnez des hommes d'une race moins fine à faire usage des maisons, des habits, des ustensiles des Russes, ces objets vous paraîtront tout simplement hideux; ici je les trouve étranges, singuliers, mais significatifs et dignes d'être peints. Condamnez les Russes à porter le costume des ouvriers de Paris, ils en feront quelque chose d'agréable à l'œil; ou pour mieux dire, jamais Russe n'imaginerait des ajustements si dénués de goût. La vie de ce peuple est amusante, si ce n'est pour lui-même, au moins pour le spectateur; l'ingénieux tour d'esprit de l'homme a réussi à triompher du climat et des obstacles de tous genres que la nature opposait à la vie sociale dans un désert sans poésie. Le contraste de l'aveugle soumission politique d'un peuple attaché à la glèbe, et de la lutte énergique et continue de ce même peuple contre la tyrannie d'un climat ennemi de la vie, son indépendance sauvage vis-à-vis de la nature perce à chaque instant sous le joug du despotisme, et c'est une source inépuisable de tableaux piquants et de méditations graves. Pour faire un voyage de Russie complet, il faudrait associer un Horace Vernet à un Montesquieu.
Dans aucune de mes courses je n'ai regretté, comme je le fais dans celle-ci, de me sentir peu de talent pour le dessin. La Russie est moins connue que l'Inde, elle a été moins souvent décrite et dessinée: elle est néanmoins tout aussi curieuse que l'Asie, même sous le rapport de l'art, de la poésie, et surtout de l'histoire.
Tout esprit sérieusement préoccupé des idées qui fermentent dans le monde politique, ne peut que gagner à examiner de près cette société, gouvernée, en principe, à la manière des États le plus anciennement nommés dans les annales du monde, mais déjà toute pénétrée des idées qui fermentent dans les nations modernes les plus révolutionnaires… La tyrannie patriarcale des gouvernements de l'Asie en contact avec les théories de la philanthropie moderne, les caractères des peuples de l'Orient et de l'Occident incompatibles par nature et pourtant violemment enchaînés l'un à l'autre dans une société à demi barbare, mais régularisée par la peur; c'est un spectacle dont on ne peut jouir qu'en Russie; et certes, nul homme qui pense ne regrettera la peine qu'il faut prendre pour venir l'examiner de près.
L'État social, intellectuel et politique de la Russie actuelle, est le résultat, et pour ainsi dire le résumé des règnes d'Ivan IV, surnommé le Terrible, par la Russie elle-même, de Pierre Ier, dit le Grand, par des hommes qui se glorifient de singer l'Europe, et de Catherine II, divinisée par un peuple qui rêve la conquête du monde et qui nous flatte en attendant qu'il nous dévore; tel est le redoutable héritage dont l'Empereur Nicolas dispose… Dieu sait à quelle fin!… Nos neveux l'apprendront, car sur les faits de ce monde un homme de l'avenir sera aussi éclairé que la Providence l'est aujourd'hui.
J'ai continué de rencontrer de loin en loin quelques paysannes assez jolies; mais je ne cesse de me récrier contre la coupe disgracieuse de leur costume. Ce n'est pas d'après cet accoutrement qu'il faut juger du sens pittoresque que j'attribue aux Russes. L'ajustement de ces femmes défigurerait, ce me semble, la beauté la plus parfaite. Figurez-vous une manière de peignoir sans corsage, sans forme, un sac qui leur tient lieu de robe, et qu'elles froncent tout juste sous l'aisselle: ce sont, je crois, les seules femmes du monde qui aient la fantaisie de se faire une taille au-dessus et non au-dessous du sein, contrairement à l'usage indiqué par la nature et adopté par toutes les autres femmes; c'est l'exagération de nos modes du Directoire: non pas que les femmes moscovites aient imité les Françaises du pavillon d'Hanovre habillées à la grecque par David et ses élèves; mais sans le savoir, elles sont la caricature des statues antiques que Paris a vues se promener sur les boulevards après le temps de la terreur. Ces paysannes russes se font une taille qui n'en est pas une, puisqu'elle est raccourcie comme je viens de vous le dire, au point de s'arrêter au-dessus de la gorge. Voici ce qu'il en résulte: à la première vue, la personne entière ne représente plus qu'un grand ballot, où toutes les parties du corps sont confondues sans grâce et pourtant sans liberté. Mais ce costume a encore bien d'autres inconvénients assez difficiles à décrire; une de ses plus graves conséquences, sans contredit, c'est qu'une paysanne russe pourrait donner à téter par dessus l'épaule, comme les Hottentotes. Telle est l'inévitable difformité produite par une mode qui détruit la forme du corps; les Circassiennes qui comprennent mieux la beauté de la femme et le moyen de la conserver, portent, dès le jeune âge, autour des reins une ceinture qu'elles ne quittent jamais.
J'ai remarqué à Torjeck une variante dans la toilette des femmes; elle mérite, ce me semble, d'être mentionnée. Les bourgeoises de cette ville ont un manteau court, espèce de pèlerine plissée que je n'ai vue qu'à elles, car ce collet a cela de particulier qu'il est entièrement fermé par devant, un peu échancré par derrière, montrant à nu le col et une partie du dos, et qu'il s'ouvre au-dessus des reins, entre les deux épaules; c'est précisément le contraire de tous les collets ordinaires qui sont fendus par devant. Figurez-vous un grand falbala haut de huit à dix pouces de haut, en velours, en soie ou en drap noir, attaché au-dessous de l'omoplate, faisant par devant tout le tour de la personne comme un camail d'évêque et revenant s'agrafer à l'épaule opposée, sans que les deux extrémités de cette espèce de rideau se rejoignent ou se croisent par derrière. C'est plus singulier que joli ou commode; mais l'extraordinaire suffit pour amuser un passant; ce que nous cherchons en voyage, c'est ce qui nous prouve que nous sommes bien loin de chez nous; voilà ce que les Russes ne veulent pas comprendre. Le talent de la singerie leur est si naturel, qu'ils se choquent tout naïvement quand on leur dit que leur pays ne ressemble à aucun autre: l'originalité, qui nous paraît un mérite, leur semble un reste de barbarie; ils s'imaginent qu'après nous être donné la peine de venir les voir si loin, nous devons nous estimer fort heureux de retrouver, à mille lieues de chez nous, une mauvaise parodie de ce que nous venons de quitter, par amour pour le changement.
La balançoire est le grand plaisir des paysans russes: cet exercice développe le don de l'équilibre naturel aux hommes de ce pays. Ajoutez à cela que c'est un plaisir silencieux, et que les divertissements calmes conviennent à un peuple rendu prudent par la peur.
Le silence préside à toutes les fêtes des villageois russes. Ils boivent beaucoup, parlent peu, crient encore moins: ils se taisent ou ils chantent en chœur d'une voix nasillarde des notes mélancoliques et soutenues, formant des accords d'une harmonie recherchée, mais peu bruyante. Les chants nationaux des Russes ont une expression triste; ce qui m'a surpris, c'est que presque toutes ces mélodies manquent de simplicité.
Le dimanche, en passant par des villages populeux, je voyais des rangées de quatre à huit jeunes filles se balancer par un mouvement à peine sensible sur des planches suspendues à des cordes, tandis, qu'à quelques pas plus loin, un nombre égal de jeunes garçons se trouvaient placés de la même manière en face des femmes: leur jeu muet dure longtemps, jamais je n'ai eu la patience d'en attendre la fin. Ce doux balancement n'est qu'une espèce d'intermède qui sert de délassement dans les intervalles du divertissement animé de la véritable balançoire. Celui-ci est très-vif, même il effraie le spectateur. Une haute potence d'où descendent quatre cordes soutient, à deux pieds de terre environ, une planche aux extrémités de laquelle se placent deux personnes; cette planche et les quatre poteaux qui la portent sont disposés de manière à ce que le balancement puisse se faire à volonté en long ou en large.
Je n'ai jamais vu dans les moments sérieux plus de deux personnes à la fois sur la planche; ces deux personnes sont tantôt un homme et une femme, tantôt deux hommes ou deux femmes: elles se placent toujours debout, droites sur leurs jambes, aux deux extrémités de la planche, où elles conservent l'équilibre en se tenant fortement aux cordes qui font aller la machine. Dans cette attitude elles sont lancées en l'air jusqu'à des hauteurs effrayantes, car à chaque volée on voit le moment où la machine fera le tour et où les jouteurs arrachés de leur place seront lancés à terre d'une hauteur de trente ou quarante pieds; car j'ai vu des poteaux qui je crois avaient bien vingt pieds de haut. Les Russes, dont le corps est svelte et la taille souple, trouvent aisément un aplomb qui nous étonne: ils montrent dans cet exercice beaucoup d'agilité, de grâce et de hardiesse.