CODA (TROUVÉE)

1

J’ai dit mon récit, et je l’ai mené jusqu’à sa fin, et j’en suis satisfait. Il était du genre (et j’en jurerais, par ma montre et mon billet) que seul un Dieu magnanime pouvait sauver, un récit rempli de monstres et de miracles, et de voyages entre les mondes. À présent je peux m’arrêter, lâcher mon stylo et reposer ma main lasse (mais peut-être pas pour toujours ; la main qui raconte des récits a une volonté propre, et une tendance à ne pas tenir en place). Je peux refermer les yeux sur l’Entre-Deux-Mondes et tout ce qui s’étend au-delà de l’Entre-Deux-Mondes. Cependant, certains parmi vous qui ont tendu l’oreille, cette oreille sans laquelle nul récit ne survivrait un seul jour, n’ont probablement pas le même désir. Vous êtes de ceux, sinistres et intéressés, qui refusent de croire que le plaisir est plus dans le voyage que dans la destination, peu importe combien de fois on vous a prouvé le contraire. Vous, les malchanceux qui confondez encore le fait de faire l’amour et les misérables gouttes qui mettent fin à l’acte sexuel (après tout, l’orgasme n’est-il pas le moyen choisi par Dieu pour nous dire que c’est fini, du moins pour l’instant, et qu’on peut aller se coucher ?). Vous, les cruels qui reniez les Cieux Gris, où les personnages vont trouver repos. Vous dites vouloir savoir comment ça finit. Vous dites vouloir suivre Roland à l’intérieur de la Tour. Vous dites avoir payé pour ça, que c’est ce spectacle-là que vous êtes venus voir.

J’espère que la majorité d’entre vous a plus de bon sens. Plus d’ambition. J’espère que vous êtes venus entendre ce récit, et non pas vous tailler un chemin jusqu’à la fin de l’histoire, à coups de dents. Si c’est la fin que vous voulez, vous n’avez qu’à tourner la dernière page et voir ce qui est écrit dessus. Mais les fins sont cruelles. Une fin est une porte close, qu’aucun homme (ni aucun Manni) ne peut ouvrir. J’en ai écrit un grand nombre, mais pour résumer, guidé par la même impulsion qui fait que j’enfile un caleçon le matin avant de quitter ma chambre — parce que ça fait partie des usages.

Ainsi, mon cher Fidèle Lecteur, laissez-moi vous dire ceci : vous pouvez vous arrêter ici. Vous pouvez choisir que votre dernier souvenir soit une vision d’Eddie, de Susannah et de Jake au milieu de Central Park, à nouveau réunis pour la première fois, écoutant le chœur d’enfants chanter What Child Is This. Vous pouvez vous réjouir d’apprendre que tôt ou tard Ote (sans doute une version canine à long cou, avec de magnifiques yeux cerclés d’or et des aboiements qui ressemblent parfois étrangement à des mots) fera son apparition dans le tableau. C’est un beau tableau, n’est-ce pas ? Moi je trouve, en tout cas. Et on n’est pas loin du « ils vécurent heureux jusqu’à la fin de leurs jours ». Pas mal, ça peut le faire, comme dirait Eddie.

Si vous poursuivez votre lecture, vous serez certainement déçu, peut-être même aurez-vous le cœur brisé. Car il me reste une clé accrochée à la ceinture, mais tout ce qu’elle ouvre, c’est la porte ultime, celle portant les symboles

Ce qui se trouve derrière n’améliorera pas votre vie amoureuse, ne fera pas repousser des cheveux sur votre calvitie, et n’allongera pas votre espérance de vie de cinq ans (pas même de cinq minutes). Une fin heureuse, ça n’existe pas. Jamais je n’en ai vu une qui soit à la hauteur d’un « il était une fois ».

Les fins sont cruelles.

La fin, c’est juste un synonyme d’adieu.

2

Ainsi vous le voulez toujours ?

Très bien, venez donc, dans ce cas. (Vous avez entendu mon soupir ?)

Voici la Tour Sombre, aux confins du Monde Ultime. Voyez-la, je vous prie. Voyez-la bien.

Voici la Tour Sombre au crépuscule.

3

Il vint à elle avec un singulier sentiment de réminiscence. Ce que Susannah et Eddie appelaient le déjà-vu.

Les roses de Can’-Ka No Rey s’ouvrirent devant lui, formant un passage jusqu’à la Tour Sombre, les soleils jaunes lovés en leurs cœurs semblant le regarder comme des yeux. Et tandis qu’il cheminait vers cette colonne gris-noir, Roland se sentit glisser hors du monde tel qu’il l’avait toujours connu. Il appela le nom de ses amis et des êtres chers disparus, comme il s’était toujours promis de le faire. Il les énonça, dans le crépuscule, d’une voix forte et claire, car il n’y avait plus lieu de réserver cette énergie avec laquelle il devait combattre l’appel magnétique de la Tour. Céder — enfin — fut le plus grand soulagement de toute sa vie.

Il clama le nom de ses compadres et de ses amores, et bien que chacun fût monté du plus profond de son cœur, il se sentit aussi détaché d’eux tous. Sa voix cascada au loin, vers l’horizon rouge qui s’assombrissait, nom après nom. Il appela Eddie et Susannah. Il appela Jake, et pour finir, il clama son propre nom. Quand le son de sa voix se fut tu, l’appel tonitruant d’un énorme cor lui répondit, montant non pas de la Tour mais des roses qui tapissaient le champ s’étendant à ses pieds comme un tapis rouge. Ce cor, c’était la voix des roses, qui lui souhaitaient la bienvenue dans la liesse, en un cri de roi.

Dans mes rêves, j’avais encore ce cor, il était encore mien, se dit-il. J’aurais dû me rappeler que le mien se perdit avec Cuthbert, à Jéricho Hill.

Une voix murmura au-dessus de lui : Cela t’aurait pris trois secondes de te pencher pour le ramasser. Même au milieu de toute cette fumée et de toute cette mort. Trois secondes. Le temps, Roland — on en revient toujours à ça.

C’était la voix du Rayon, se dit-il. De celui qu’ils avaient sauvé. Si c’était par gratitude qu’il s’exprimait, il aurait pu s’économiser cette peine, car quel bien de telles paroles pouvaient-elles faire au Pistolero, désormais ? Il se remémora un vers tiré du poème de Browning : le goût furtif des temps anciens guérit de tout.

Mais il n’en avait jamais été ainsi, pour lui. Dans son expérience à lui, les souvenirs n’apportaient que de la tristesse. Ils étaient le pain des poètes et des idiots, des friandises qui laissaient un arrière-goût amer dans la bouche et dans la gorge.

Roland s’immobilisa un instant, alors qu’il se trouvait encore à dix pas de la porte de bois fantôme au pied de la Tour, et il laissa la voix des roses — ce cor accueillant — se perdre en échos de plus en plus lointains. Le sentiment de déjà-vu était encore fort, presque comme s’il était déjà venu en ces lieux. Et bien sûr qu’il était déjà venu, dans dix mille rêves prémonitoires. Il leva les yeux vers le balcon sur lequel le Roi Cramoisi s’était tenu, prétendant défier le ka et lui bloquer le passage. Et là, environ deux mètres au-dessus des caisses contenant les derniers vifs d’argent (le vieux fou n’avait finalement pas d’autres armes, semble-t-il), il vit deux yeux rouges, flottant dans l’air assombri, l’écrasant de leur haine éternelle. Derrière les globes, le filament argenté du nerf optique (teinté de rouge orangé, à la lueur du soleil couchant) restait suspendu, ne se rattachant à rien. Le Pistolero songea que les yeux du Roi Cramoisi demeureraient sans doute ainsi jusqu’à la fin des temps, à surveiller Can’-Ka No Rey alors que leur propriétaire parcourrait le monde dans lequel l’avaient envoyé la gomme de Patrick et l’œil de cet Artiste enchanté. Ou, plus vraisemblablement, dans l’espace entre les mondes.

Roland s’avança jusqu’à l’extrémité du chemin, où se dressait le bloc noir de bois fantôme cerclé d’acier. Gravé dans le bois, le sigleu qu’il connaissait désormais si bien se détachait dans le quart supérieur :

Là il déposa deux choses, ce qui restait de son gunna : la croix d’argent de Tantine Talitha, et le six-coups qu’il avait gardé. Lorsqu’il se releva, il vit que les deux premiers hiéroglyphes s’étaient effacés.

DÉROBÉE était devenu : ROBÉE, qui signifiait « trouvée ».

Il leva la main comme pour frapper, mais la porte s’ouvrit d’elle-même avant qu’il ait pu la toucher, révélant les premières marches d’un escalier en spirale qui disparaissait à perte de vue, dans les hauteurs de la Tour. Une voix soupira — Bienvenue, Roland, descendant de la lignée de l’Aîné. C’était la voix de la Tour. Cet édifice n’était pas de pierre, même s’il en avait l’apparence. La Tour était vivante, elle était Gan lui-même, sans doute, et cette pulsation qu’il avait sentie au plus profond de son cerveau, même à des milliers de lieues de là, était et avait toujours été la force de vie de Gan qui battait comme un cœur.

Commala, pistolero. Comme-à-commala.

Et il sentit une bouffée d’alcali, amère comme les larmes, lui effleurer les narines. L’odeur de… de quoi, exactement ? Avant qu’il ait pu la nommer, l’odeur s’était envolée, laissant Roland dans le doute, croyant qu’elle avait surgi de son imagination.

Il pénétra à l’intérieur et le Chant de la Tour, qu’il avait toujours entendu — à Gilead, déjà, où il s’était caché dans la voix de sa mère, lorsqu’elle lui chantait des comptines au berceau —, se tut enfin. Il y eut un autre soupir. La porte claqua derrière lui dans un grand fracas, mais il ne fut pas laissé dans l’obscurité. La lumière qui baignait son visage fusait par les fenêtres qui serpentaient à flanc de Tour, et réverbérait l’embrasement du soleil couchant.

Des escaliers de pierre, un passage à peine assez large pour une personne, l’attiraient vers l’ascension.

— Voici venir Roland, claironna-t-il, et ses paroles parurent se perdre en spirale dans l’infini. Toi, au sommet, entends-moi et accueille-moi en ami, si tu le veux bien. Et si tu es mon ennemi, sache que je viens désarmé, et sans intention de nuire.

Il entama son ascension.

Les dix-neuf premières marches le menèrent à un palier (et ainsi de suite, toutes les dix-neuf marches). Une porte ouverte y apparut, et au-delà, une petite pièce ronde. Ses murs de pierre étaient gravés de milliers de visages se chevauchant les uns les autres. Il en reconnut bon nombre (l’un des personnages était Calvin Tower, jetant un regard narquois au-dessus d’un livre ouvert). Les visages étaient tournés vers lui, leurs yeux le fixaient, et il entendit leurs murmures.

Bienvenue, Roland homme de maintes lieues et de maints mondes. Bienvenue à toi de Gilead, à toi de la lignée de l’Aîné.

À l’autre bout de la pièce se dressait une porte et, à un mètre cinquante au-dessus de cette porte — à la hauteur exacte de ses yeux —, il vit une petite fenêtre ronde, à peine plus grande qu’un hublot de contrebandier. Il sentit une odeur sucrée, qu’il reconnut cette fois sans peine : le parfum de sève de pin du sachet que sa mère avait placé d’abord dans son berceau, puis plus tard dans son premier vrai lit de grand. L’odeur ramena ces jours anciens avec une clarté fulgurante, comme c’est le propre des odeurs du passé. S’il est bien un royaume qui sait nous transporter comme une machine à remonter le temps, c’est celui des parfums.

Puis, comme l’appel amer de l’alcali, celui-là s’évanouit à son tour.

Pas de meubles dans cette pièce, mais un seul objet, gisant sur le sol. Il s’en approcha et le ramassa. Il s’agissait d’une petite attache en bois de cèdre, accrochée à un petit ruban de soie bleue. Il en avait vu du même genre, bien des années auparavant, à Gilead ; il avait même dû en porter une, à son époque. Lorsque le chirurgien coupait le cordon ombilical d’un nouveau-né, séparant mère et enfant, on plaçait ce genre d’attache au-dessus du nombril du bébé, où on la laissait jusqu’à ce que le reste du cordon tombe, et avec lui la petite pince (on appelait le nombril lui-même tet-ka can Gan). Le petit morceau de ruban de celui-ci indiquait qu’il avait appartenu à un garçon. Les anneaux destinés aux petites filles étaient ornés d’un ruban de soie rose.

C’est le mien, songea-t-il. Fasciné, il le contempla encore quelques secondes, puis le reposa soigneusement là où il l’avait trouvé. En se relevant, il vit le visage d’un bébé

(est-ce que ce serait mon bah-bo chéri ? Si tu le dis, qu’il en soit ainsi !)

parmi la multitude des visages. Ses traits étaient tordus, comme si sa première inspiration hors de la matrice ne lui avait pas plu, comme si l’air était déjà vicié par l’odeur de la mort. Bientôt il énoncerait sa sentence en poussant un braillement qui résonnerait dans les appartements de Steven et de Gabrielle, provoquant chez les amis et les domestiques qui l’entendraient un sourire de soulagement (seul Marten Largecape se renfrognerait). La mise au monde était achevée, et c’était un enfant vif, disons grand merci à Gan et à tous les dieux. La lignée d’Eld, la lignée d’Arthur l’Aîné, avait désormais son héritier, par conséquent il restait une chance infime que la course en avant du monde vers sa perte soit inversée.

Roland quitta cette pièce, l’impression de déjà-vu plus prégnante que jamais. De même que son impression d’avoir pénétré dans le corps même de Gan.

Il se tourna vers les escaliers et se remit à monter.

4

Dix-neuf marches plus haut, il déboucha sur un deuxième palier, et une deuxième chambre. Dans celle-ci, des lambeaux de vêtements étaient éparpillés sur le sol circulaire. Roland ne douta pas une seconde qu’il s’agissait là des restes de lenges d’un nourrisson, réduits à l’état de chiffons par un certain intrus très véhément, qui s’était ensuite rendu sur le balcon pour contempler de nouveau le champ de roses, et qui s’était retrouvé piégé. C’était là une créature d’une fourberie magistrale, pleine d’une sagesse diabolique… mais elle avait fini par trébucher, et elle devrait le payer pour les siècles des siècles…

Si c’était seulement pour jeter un œil dehors, pourquoi aurait-il emporté ses munitions avec lui, en sortant ?

Parce que c’était son seul gunna, et qu’il le portait en bandoulière, sur le dos, murmura la voix d’un des visages gravés dans une courbe du mur. C’était le visage de Mordred. Roland n’y lut aucune trace de haine, mais la tristesse esseulée d’un enfant abandonné. Ce visage était celui d’un être aussi désolé que le sifflet d’un train par une nuit sans lune. Il n’y avait point eu d’anneau de cèdre pour le nombril de Mordred, lorsqu’il était venu au monde, rien d’autre que cette mère dont il avait fait son premier repas. Pas d’anneau, jamais de la vie, car Mordred n’avait jamais fait partie du tet de Gan. Non, pas lui.

Mon Père Rouge n’irait nulle part sans arme, chuchota le garçon de pierre. Pas après avoir quitté son château. Il était peut-être fou, mais pas fou à ce point-là.

Dans cette pièce l’odeur était celle du talc que sa mère lui appliquait sur la peau, alors qu’il était allongé nu sur une serviette, fraîchement sorti du bain, en train de s’amuser avec ce nouveau jouet tellement fascinant, ses propres doigts de pied. Elle adoucissait ainsi sa peau, chantant tout en le caressant : « Petit oiseau, bébé adoré, amène donc ici ton panier, Va, cours, vole et rapporte de quoi remplir ton panier »…

Une fois encore, l’odeur disparut aussi vite qu’elle était apparue.

Roland se rendit au petit œil-de-bœuf, se frayant un chemin entre les morceaux de couche, et regarda à travers. Les yeux désincarnés sentirent sa présence et roulèrent furieusement en arrière, pour le regarder. Ce regard était empoisonné par la fureur et le deuil.

Viens donc, Roland, sors ! Sors et affronte-moi, à un contre un ! D’homme à homme ! Œil pour œil, si ça te sied !

— Je crains que non, répondit Roland, car j’ai encore une tâche à accomplir. Encore du travail, même en cet instant.

Telles furent ses dernières paroles au Roi Cramoisi. Bien que le vieux dément continuât de lui hurler ses pensées, il hurla dans le désert, car jamais Roland ne se retourna. Il avait encore des marches à gravir, d’autres pièces à inspecter, sur le chemin qui le menait au sommet.

5

Sur le troisième palier, il regarda par l’embrasure de la porte et aperçut une tenue en velours côtelé qui avait sans nul doute été la sienne, quand il n’avait qu’un an. Parmi les visages gravés sur ce mur, il vit celui de son père, mais en beaucoup plus jeune qu’il l’avait jamais connu. Plus tard, ce visage avait pris un air cruel — les événements et les responsabilités en avaient décidé ainsi. Mais pas ici. Ici, les yeux de Steven Deschain étaient ceux d’un homme qui regarde un spectacle qui lui plaît plus que tout ce qu’il a vu jusqu’ici, ou qu’il verra ensuite. À cet instant, Roland sentit un arôme doux et voilé, celui du savon à barbe de son père. Une voix fantomatique chuchota : Regarde, Gabby, regarde donc ! Il sourit ! Il me sourit à moi ! Et il a une nouvelle dent !

Sur le sol de la quatrième chambre, il trouva le collier de son premier chien, Ring-A-Levio. Ringo, pour les intimes. Il était mort quand Roland avait trois ans, ce qui avait été un cadeau, en un sens. À trois ans, un garçon peut encore pleurer la perte d’un animal familier, même un garçon avec le sang d’Arthur l’Aîné dans les veines. Et le Pistolero sentit une odeur merveilleuse mais impossible à nommer, et il sut que c’était l’odeur du soleil de la Pleine Terre dans la fourrure de Ringo.

Environ deux douzaines d’étages au-dessus de la Pièce de Ringo, il tomba sur des miettes de pain éparpillées au sol, ainsi que sur un petit tas de plumes qui avaient autrefois appartenu à un faucon du nom de David — pas un animal familier, lui, mais bel et bien un ami. Le premier des nombreux sacrifiés de Roland à la Tour Sombre. Sur un pan de mur, Roland vit David sculpté en plein vol, ses ailes courtaudes éployées au-dessus de tous les membres de la cour de Gilead (à l’exception de Marten l’Enchanteur). Sur la gauche de la porte menant au balcon, David était à nouveau représenté. Cette fois-ci il avait les ailes repliées, alors qu’il fondait sur Cort comme une balle vivante, sans se soucier du gourdin brandi par le vieil instructeur.

Les temps anciens.

Les temps anciens et les crimes passés.

Non loin de Cort apparaissait le visage rieur de la prostituée avec laquelle le garçon s’était amusé, cette nuit-là. Ce parfum dans la Pièce de David, c’était le sien, sucré et bon marché. En en remplissant ses narines, le Pistolero se rappela avoir touché une boucle de la toison pubienne de la femme. Et le souvenir qui lui revint le choqua autant que l’avait choqué l’association d’images qu’il avait faite, tandis que ses doigts glissaient vers sa fente douce et humide : il s’était revu bébé, à la sortie du bain, entre les mains de sa mère.

Il sentit monter une puissante érection et, pris de peur, quitta la pièce.

6

La lumière rouge qui éclairait son chemin avait disparu, et ne demeurait que l’éclat bleu roi tombant des vitraux — des yeux de verre vivant, des yeux de verre qui observaient cet intrus désarmé. À l’extérieur, autour de la Tour Sombre, les roses de Can’-Ka No Rey s’étaient refermées sur le jour finissant. Une partie de son esprit s’émerveillait de se trouver ici. D’avoir réussi à surmonter un à un tous les obstacles qui s’étaient dressés sur son chemin, avec cette inépuisable opiniâtreté. Je suis comme un robot des Grands Anciens, se dit-il. Qui accomplit la tâche pour laquelle il a été programmé, ou bien qui se tuera à l’ouvrage en essayant.

Cependant, une autre partie de lui n’était pas surprise du tout. C’était la partie qui rêvait comme devaient le faire les Rayons même, et cet être plus sombre repensa au cor tombé des mains de Cuthbert — Cuthbert qui était allé à la mort en riant. À ce cor qui devait aujourd’hui encore gésir là où il avait chu, sur la pente rocailleuse de Jéricho Hill.

Et j’ai déjà vu ces pièces, cela va de soi ! Après tout, c’est ma vie qu’elles racontent.

C’était sa vie, en effet. Étage après étage, histoire après histoire (sans oublier mort après mort), les pièces de la Tour, de plus en plus haut perchées, racontaient la vie et la quête de Roland Deschain. Chacune offrait un souvenir bien à elle, et son arôme qui en était comme la signature. Il avait souvent plus d’un étage consacré à une même année. Et après la trente-huitième pièce (trente-huit, soit le double de dix-neuf, si cela ne vous saute pas aux yeux, grand merci), il ne souhaita pas en voir plus. Car dans cette pièce se dressait le bûcher calciné sur lequel avait péri Susan Delgado. Il n’entra pas dans la pièce, mais il regarda le visage sur le mur. Il lui devait au moins ça. Roland, je t’aime ! avait hurlé Susan Delgado, et il savait que c’était la vérité, car seul son amour la rendait reconnaissable. Et, amour ou pas, elle avait quand même brûlé.

Ceci est un lieu de mort, se dit-il. Et pas que cette pièce. Toutes ces pièces. Tous les étages.

Oui, Pistolero, murmura la Voix de la Tour. Mais seulement parce que ta vie est faite de morts.

Et passé le trente-huitième étage, Roland accéléra le pas.

7

De l’extérieur, Roland avait estimé la hauteur de la Tour à cent cinquante mètres environ. Mais en jetant un œil dans la centième, puis la deux centième pièce, il eut la conviction de les avoir déjà gravis huit fois. Bientôt il atteindrait ce que ses amis du côté Amérique appelaient un kilomètre. Mais un tel nombre d’étages était inconcevable — une tour d’un kilomètre de haut ! Impossible ! — pourtant il continua de grimper, de grimper jusqu’à se retrouver presque à courir, et pas une seconde il ne se sentit las. L’idée lui traversa l’esprit qu’il n’atteindrait peut-être jamais le sommet ; que la Tour Sombre était peut-être infinie en hauteur, et éternelle dans le temps. Mais après un moment de réflexion, il rejeta cette hypothèse, car c’était l’histoire de sa vie à lui que racontait la Tour, et même si cette vie avait été longue, elle n’était en aucun cas éternelle. Et dans la mesure où elle avait eu un début (marqué par l’attache en cèdre et le petit ruban de soie bleue), aussi aurait-elle une fin.

Elle était proche, maintenant, à n’en pas douter.

La lumière qu’il sentait derrière ses yeux était à présent plus vive, et plus aussi bleue. Il passa devant une pièce dans laquelle il aperçut Zoltan, l’oiseau du frontalier. Dans une autre il vit la pompe atomique du Relais. Il continua de gravir les marches, dépassa une pièce contenant une homarstruosité morte, et à ce stade la lumière lui parut beaucoup plus éclatante, et plus bleue du tout.

C’était…

Il était presque certain que c’était…

C’était la lumière du soleil. On devait être après le crépuscule, car le Vieil Astre et la Vieille Mère s’étaient levés, pourtant Roland était certain que ce qu’il voyait — ou sentait — c’était la lumière du soleil.

Il poursuivit son ascension sans plus regarder à l’intérieur des pièces, ni prendre la peine de sentir ces arômes du passé. L’escalier se rétrécit progressivement, jusqu’à ce que ses épaules en arrivent presque à toucher les parois de pierre incurvées. Plus de chant à présent, sauf si on considérait le vent comme un chant, car il l’entendait murmurer.

Il franchit une ultime porte. Sur le sol de la pièce minuscule qui se trouvait derrière, il vit un dessin, un portrait dont le visage avait été effacé. Tout ce qui restait c’étaient deux yeux rouges, lançant un regard noir.

J’ai atteint le présent. J’ai atteint maintenant.

Oui, et il y avait bien du soleil, du soleil commala à l’intérieur de ses yeux, et qui l’attendait. Chaud, rude sur sa peau. Le vent soufflait plus fort, et ce son était rude, lui aussi. Implacable. Roland contempla l’escalier, sa courbe ascendante. Ses épaules allaient bel et bien toucher les murs, car le passage n’était pas plus large qu’un cercueil. Encore dix-neuf marches, et alors la pièce au sommet de la Tour Sombre serait sienne.

— Me voici ! s’écria-t-il. Si tu m’entends, entends-moi bien ! J’arrive !

Il gravit les marches une par une, avançant le dos droit et la tête relevée. Alors que les autres pièces étaient ouvertes, celle-ci était fermée, l’accès en était clos par une porte de bois fantôme, avec un seul mot gravé au milieu. Ce mot était

ROLAND.

Il saisit le bouton. Une rose sauvage enroulée autour d’un revolver — un des anciens revolvers de son père, et perdus pour toujours — apparaissait en filigrane sur le dessus.

Pourtant il sera tien de nouveau, murmura la voix de la Tour et la voix des roses — ces voix n’étaient désormais plus qu’une.

Que veux-tu dire ?

Il ne reçut pas de réponse, mais le bouton tourna dans sa main, et c’était peut-être là sa réponse. Roland ouvrit la porte au sommet de la Tour Sombre.

Il vit et comprit instantanément, le savoir tomba sur sa conscience comme un coup de maillet, aussi brûlant que le soleil de ce désert qui était l’apothéose de tous les déserts. Combien de fois avait-il gravi cet escalier pour se retrouver décollé, calciné, rebuté ? Non pas renvoyé au tout début (où le cours des choses aurait encore pu être modifié, et la malédiction du temps, levée), mais à ce jour dans le Désert Mohaine, quand il avait fini par comprendre que sa quête indiscutable et irrationnelle allait être menée à son terme, à sa réussite ? Combien de fois avait-il cheminé en boucle, comme sur cet anneau de cèdre autrefois pincé au-dessus de son nombril, son propre tet-ka can Gan ? Combien de fois cheminerait-il ainsi ?

— Oh non ! hurla-t-il. Je vous en prie, pas encore ! Pitié ! Un peu de pitié !

Les mains l’attirèrent à elles, insensibles. Les mains de la Tour étaient sans pitié.

C’étaient les mains de Gan, les mains du ka, et elles étaient incapables de pitié.

Il sentit l’odeur d’alcali, aussi amère que les larmes. Au-delà de la porte, le désert était blanc ; aveuglant ; desséché ; sans aucun relief, hormis le labyrinthe nuageux des montagnes qui se détachaient sur l’horizon. L’odeur sous l’alcali était celle de l’herbe du diable, des cauchemars, et de la mort.

Mais pas pour toi, pistolero. Jamais pour toi. Toi, tu t’ombroies. Tu te caméléones. Je peux te dire les choses franchement ? Brutalement ? Tu vas de l’avant.

Et chaque fois, tu oublies la fois précédente. Pour toi, chaque fois est la première fois.

Il fit un ultime effort pour reculer : en vain. Le ka était le plus fort.

Roland de Gilead franchit la dernière porte, celle qu’il avait toujours cherchée, celle qu’il avait toujours trouvée. Elle se referma doucement derrière lui.

8

Vacillant sur ses pieds, le Pistolero s’immobilisa quelques instants. Il crut d’abord qu’il allait s’évanouir. C’était à cause de la chaleur, bien sûr. Il y avait bien un souffle d’air, mais il était sec et ne lui apporta aucun réconfort. Il attrapa son outre, la soupesa pour jauger ce qu’il lui restait d’eau à l’intérieur, sut qu’il ferait mieux de ne pas boire — ce n’était pas l’heure de boire — et en prit néanmoins une gorgée.

Pendant une seconde, il avait eu la sensation d’être ailleurs. Dans la Tour même, peut-être bien. Mais le désert était retors, et jalonné de mirages. La Tour Sombre se trouvait encore à des milliers de roues de là. Cette sensation d’avoir gravi des millions de marches, d’avoir inspecté des pièces dans lesquelles tant de visages l’observaient, cette sensation s’estompait déjà.

J’y arriverai, se dit-il en plissant les yeux sous le soleil implacable. Je le jure sur le nom de mon père, j’y arriverai.

Et peut-être que cette fois-ci, si tu y arrives, il en sera autrement, chuchota une voix — la voix du délire du désert, sans aucun doute, car de quelle autre voix pouvait-il bien s’agir ? Il était ce qu’il était, là où il était, rien de plus que ça, rien de plus. Il n’avait aucun humour et très peu d’imagination, mais il était indéfectible. Il était pistolero. Et dans son cœur, bien caché, il ressentait toujours l’appel romantique et amer de la quête.

Tu es celui qui jamais ne change, lui avait dit Cort, par le passé, et dans sa voix Roland aurait juré entendre de la peur… quant à savoir pourquoi Cort aurait bien pu le craindre — lui, un gamin — Roland n’en avait aucune idée. Je serai ta damnation, mon garçon. Tu useras une centaine de paires de bottes, à cheminer jusqu’à l’enfer.

Et Vannay : Ceux qui ne se souviennent pas de leur passé sont condamnés à le revivre.

Et sa mère : Roland, pourquoi faut-il toujours que tu sois si sérieux ? Ne peux-tu jamais te reposer ?

Pourtant la voix se remit à chuchoter

(ce sera peut-être différent, cette fois-ci, il en sera peut-être autrement)

et Roland eut réellement l’impression de sentir autre chose, sous l’alcali et l’herbe du diable. Il crut sentir le parfum de fleurs.

Il lui sembla que c’étaient des roses.

Il balança son gunna d’une épaule sur l’autre, puis toucha le cor qu’il portait à la ceinture, derrière le pistolet qui lui battait la hanche droite. Ce cor antique en cuivre, qu’avait fait sonner Arthur l’Aîné en personne, ou en tout cas c’est ce que racontait l’histoire. Ce cor, Roland l’avait donné à Cuthbert Allgood à Jéricho Hill, et lorsque Cuthbert était tombé, Roland avait pris juste le temps nécessaire pour le ramasser, repoussant la poussière de mort du carnage, qui rampait déjà dans sa gorge.

C’est ton sigleu, murmura la voix assourdie qui brassait dans son souffle le doux parfum des roses ombragées, le parfum de la maison, un soir d’été — ô perdu ! — une pierre, une rose, une porte dérobée ; une pierre, une rose, une porte.

C’est la promesse qui t’est faite que tout sera peut-être différent, Roland — qu’il y aura peut-être enfin le repos. Peut-être même le salut.

Il y eut une pause. Puis la voix conclut :

Si tu tiens droit. Si tu es sincère.

Il secoua la tête pour s’éclaircir l’esprit, songea à reprendre une gorgée d’eau, et se ravisa. Ce soir. Quand il bâtirait son feu de camp, sur les reliquats du feu de Walter. Alors il boirait. Mais pour l’instant…

Pour l’instant, il reprendrait sa route. Quelque part devant lui se dressait la Tour Sombre. Plus proche, cependant, beaucoup plus proche se trouvait l’homme (mais était-ce un homme ? Était-ce vraiment un homme ?) qui lui dirait peut-être comment s’y rendre. Roland le rattraperait, et alors cet homme parlerait — si fait, oui, oui-là, raconte-le sur la montagne tel que tu l’entendrais dans la vallée : Walter finirait par être pris, et Walter parlerait.

Roland porta de nouveau la main à son cor, et la réalité de ce contact lui procura un réconfort étrange, comme s’il ne l’avait jamais touché, auparavant.

Il est temps de se remettre en route.

L’homme en noir fuyait à travers le désert, et le Pistolero le suivait.


19 juin 1970 — 7 avril 2004

Je dis grand merci à Dieu.

FIN
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