TROISIÈME PARTIE DANS CETTE BRUME VERTE ET OR VES’-KA GAN

CHAPITRE 1 Mme Tassenbaum va vers le sud

1

La rapidité surnaturelle avec laquelle il se servait de ses mains ne frappa jamais Jake Chambers comme une évidence, en tant que telle. Tout ce qu’il savait, c’est que, quand il quitta le Devar-Toi la tête en bas pour rejoindre l’Amérique, sa chemise — gonflée par le poids du bafouilleux qu’il tenait contre lui — sortait de son jean. L’animal, qui n’était jamais très chanceux dès qu’il s’agissait de passer entre deux mondes (la dernière fois, il avait failli se faire écrabouiller par un taxi), bascula dans le vide. Presque n’importe qui d’autre au monde aurait été incapable d’empêcher sa chute (chute qui n’aurait sans doute même pas blessé Ote), mais Jake n’était pas n’importe qui. Le ka l’avait tellement voulu qu’il avait même trouvé un moyen de déjouer la mort pour le placer aux côtés de Roland. Ses mains jaillirent à une telle vitesse que le mouvement les rendit momentanément totalement floues. Lorsqu’elles réapparurent clairement, l’une d’elles était fermement accrochée à la touffe de poils laineux sur le cou d’Ote, et l’autre dans la fourrure plus courte et drue, à hauteur de sa croupe. Jake déposa son ami sur l’asphalte. Ote leva les yeux vers lui et émit un aboiement bref et éloquent. Qui paraissait contenir non pas une, mais deux idées importantes : merci, et ne refais plus jamais ça.

— Allons-y, fit Roland. Il faut nous dépêcher.

Jake le suivit en direction du magasin, Ote reprenant sa place habituelle aux pieds du garçon. Il y avait une enseigne accrochée à la porte, avec une petite ventouse en caoutchouc, et qui disait : « NOUS SOMMES OUVERTS, VENEZ DONC NOUS RENDRE UNE PETITE VISITE », exactement comme en 1977. Et scotché dans la vitrine, sur la gauche :

VENEZ TOUS AU
1er DÎNER AMICAL « SPÉCIAL CHILI » DE LA PAROISSE
Samedi 19 juin 1999
Croisement de la Route 7 et de Klatt

SALLE PAROISSIALE (à l’arrière)
17 h-19 h 30

À LA CONGRÉG,
« ON SERA TOUJOURS CONTENTS
DE TE VOIR LÀ, VOISIN ! »

Jake se dit : ce dîner va commencer dans une heure environ. Ils doivent déjà être en train de mettre les nappes et de faire le plan de table.

À droite de la porte, une annonce bien plus surprenante attira leur attention :

1ère Église des Entrants de Lovell-Stoneham
Voulez-VOUS vous joindre à nous pour la Prière ?
Services le dimanche à 10 h
Et le jeudi à 19 h

Soirée spéciale Juniors tous les mercredis de 19 à 21 h !
Jeux ! Musique ! Lectures saintes !
** ET **
DES NOUVELLES FRAÎCHES DES ENTRANTS !
Hé, les jeunes !
« Seuls les ringards seront en retard !!! »
« Nous cherchons la Porte du Paradis — la chercherez-vous avec nous ? »

Jake se surprit à repenser à Harrigan, le prêcheur de rue à l’angle de la 2e Avenue et de la 46e Rue, et il se demanda par laquelle de ces deux églises il aurait été attiré. Sa tête lui aurait sans doute dit de tenter la Congrég, mais son cœur…

— Dépêche-toi, Jake, répéta Roland, et une clochette tinta, lorsqu’il ouvrit la porte.

Une bouffée d’odeurs sauta au visage de Jake, lui rappelant (comme elles l’avaient rappelé à Eddie) l’épicerie de Took, dans la grand-rue de La Calla : café, bonbons à la menthe, tabac et salami, huile d’olive… et aussi les relents salés de la saumure, le sucre et les épices, que du bon.

Il suivit Roland à l’intérieur, et il se rendit compte qu’il avait quand même emporté deux choses, en fin de compte. La mitraillette Coyote coincée dans la ceinture de son jean, et le sac d’Orizas qui pendait toujours à son épaule gauche, bien calé de sorte que la demi-douzaine de plats restants se trouverait à portée de sa main droite, en cas de nécessité.

2

Wendell « Chip » McAvoy se trouvait au comptoir de l’épicerie, à peser une portion non négligeable de dinde fumée au miel pour Mme Tassenbaum, et avant que résonne le carillon de la porte, ce qui allait une fois de plus mettre sens dessus dessous la vie de Chip (T’as fait le coup de la tortue, disaient les vieux de la vieille quand leur voiture virait dans le fossé), ils discutaient de la prolifération des scooters des mers sur l’Étang de Keywadin… ou plutôt, c’était Mme Tassenbaum qui en discutait.

Pour Chip, Mme T. était plus ou moins l’archétype de la vacancière : riche comme Crésus (son mari, du moins, qui avait su surfer sur la vague des « point com »), bavarde comme une perruche qui aurait bu, et aussi barjo qu’Howard Hughes en plein trip à la morphine. Elle avait les moyens de s’offrir un yacht géant (et deux douzaines de scooters des mers pour le tirer, si ça lui chantait), mais elle venait faire son marché de ce côté-ci du lac dans une vieille barque cabossée, l’amarrant pile là où John Cullum avait pour coutume de se mettre, jusqu’à Ce Jour-là (comme avec les années, son récit s’était épuré, s’était poli tel un vieux meuble en tek, Chip avait de plus en plus tendance à y associer des majuscules, à les mettre dans sa voix quand il parlait de Ce Jour-là, avec ce même ton révérencieux qu’utilisait le Révérend Conveigh au sujet de Notre Seigneur). La Tassenbaum était bavarde, commère, belle (enfin, dans son genre, si on n’avait rien contre le maquillage et la laque), bourrée de fric et républicaine. Dans ces circonstances, Chip McAvoy considérait comme parfaitement légitime de glisser le pouce sur le coin du plateau de la balance… astuce que lui avait enseignée son père, lui disant que c’était presque un devoir de rouler les visiteurs si ces derniers en avaient les moyens, mais qu’il ne fallait jamais rouler les gens de chez soi, pas même s’ils étaient aussi riches que cet écrivain, King, de Lovell, là-bas. Pourquoi ? Parce que ça finissait toujours par se savoir, et que bientôt on se retrouvait à devoir chercher des clients hors de la ville, ce qui devenait plutôt difficile en plein mois de février, quand il y avait des congères de deux mètres au bord de la Route 7. Mais on n’était pas en février, et Mme Tassenbaum — une vraie Fille d’Abraham, impossible de le cacher — n’était pas du coin. Non, Mme Tassenbaum et son Crésus point com de mari repartiraient pour New York dès que les premières feuilles tomberaient. C’est pourquoi Chip n’avait strictement aucun scrupule à transformer ses six dollars de dinde en sept dollars et quatre-vingts cents, le tout d’une petite pression du pouce sur le plateau de la balance. Ça ne lui coûtait pas non plus de dire amen à tout ce qu’elle racontait, y compris quand elle changea de sujet pour raconter quel homme monstrueux était ce Bill Clinton, alors qu’en fait Chip avait voté deux fois pour Bubba et qu’il aurait bien remis ça une troisième fois, si la Constitution lui avait permis un mandat de plus. Bubba était finaud, il avait un talent pour convaincre tous ces mous du genou de faire ce qu’il voulait, il n’avait pas complètement oublié les travailleurs, et par Lord Harry il se tapait tout ce qui passait, il voyait plus de minous qu’une lunette de toilettes.

— Et maintenant voilà que Gore s’attend tout simplement… à se faire élire dans la foulée ! dit Mme Tassenbaum, en fouillant dans son sac à la recherche de son carnet de chèques (la dinde sur la balance prit magiquement cinquante grammes supplémentaires, et c’est alors que la prudence dicta à Chip d’arrêter les frais). Il prétend avoir inventé Internet ! Ha ! Comme si je ne savais pas de quoi je parle ! Pour tout dire, je le connais personnellement, l’homme qui a réellement inventé Internet !

Elle releva les yeux (le pouce de Chip s’était raisonnablement éloigné de la balance, il avait de l’instinct avec ces choses-là, pour sûr) et adressa à Chip un petit sourire malicieux. Elle baissa la voix, prenant un ton confidentiel à la « ça reste entre nous ».

— C’est bien normal, je dors dans le même lit que lui depuis presque vingt ans !

Chip poussa un éclat de rire jovial, retira la dinde de la balance et la déposa sur une feuille de papier blanc. Il n’était pas mécontent d’abandonner le sujet des scooters des mers, vu qu’il venait d’en commander un chez Viking Motors (« Les p’tits gars des gadgets »), à Oxford.

— Je vois ce que vous voulez dire ! Ce gars, Gore, il est trop vicieux !

Mme Tassenbaum hochait la tête d’un air réjoui, aussi Chip décida-t-il d’en rajouter une petite couche. Ça ne pouvait pas faire de mal, non de non.

— Prenez ses cheveux, par exemple — comment on peut faire confiance à un homme qui se met autant de gomina dans les…

C’est à ce moment-là que résonna le carillon de l’entrée. Chip leva les yeux. Il vit. Il se figea. Il était passé un foutu paquet d’eau sous les ponts, depuis Ce Jour-là, mais Wendell « Chip » McAvoy reconnut l’homme qui avait causé tant de problèmes à la seconde où il franchit la porte. Il y avait des visages qu’on n’oubliait pas, un point c’est tout. Et n’avait-il pas toujours su, dans le secret de son cœur, que cet homme aux terribles yeux bleus n’avait pas terminé son œuvre et qu’il reviendrait ?

Pour lui ?

Cette idée le sortit de sa paralysie. Chip se retourna et détala. Il ne fit pas plus de trois pas avant qu’un coup de feu éclate dans la boutique, aussi clair que le tonnerre — la pièce était plus spacieuse et plus coquette qu’en 77, Dieu bénisse son père d’avoir insisté pour prendre cette assurance ruineuse — et Mme Tassenbaum poussa un cri perçant. Trois ou quatre personnes qui déambulaient dans les rayons firent volte-face avec une expression de surprise, et l’une d’elles s’écroula évanouie sur le sol. Chip eut le temps d’enregistrer qu’il s’agissait de Rhoda Beemer, la fille aînée de l’une des deux femmes qui avaient été tuées ici même, Ce Jour-là. Il lui sembla que le temps s’était replié sur lui-même, et que c’était Ruth qui gisait là, avec une boîte de maïs roulant de sa main sur le sol. Il entendit le sifflement d’une balle au-dessus de sa tête, comme une abeille en colère, et il s’immobilisa, les mains en l’air.

— Ne tirez pas, monsieur ! s’entendit-il supplier d’une voix maigrelette et tremblante de vieillard. Prenez tout ce qu’il y a dans la caisse, mais ne me tuez pas !

— Retournez-vous, fit la voix de l’homme qui avait fait le coup de la tortue à la vie de Chip Ce Jour-là, cet homme qui avait bien failli le faire tuer (il avait passé deux semaines à l’hôpital de Bridgton, doux Jésus) et qui avait à présent reparu comme un vieux monstre dans un placard d’enfant. Les autres, tous à terre, mais vous, épicier, retournez-vous. Retournez-vous et regardez-moi. Regardez-moi bien.

3

L’homme vacilla sur ses pieds et, l’espace d’une seconde, Roland crut bien qu’il allait s’évanouir, au lieu de se retourner. Peut-être une partie de son cerveau, concentrée sur l’instinct de survie, lui suggéra-t-elle qu’il risquait plus de se faire tuer en tombant dans les vapes, car l’épicier réussit à tenir sur ses pieds et finit par se retourner pour faire face au Pistolero. Il était habillé de manière étrangement semblable à la dernière fois que Roland était venu. Sa cravate noire et son tablier de boucher noué haut sur la taille auraient pu être les mêmes qu’à l’époque. Il plaquait toujours ses cheveux en arrière sur le crâne ; toutefois ils n’étaient plus poivre et sel, mais complètement blancs, à présent. Roland se remémora la façon dont le sang avait jailli de la tempe gauche de l’épicier quand une balle — tirée par Jack Andolini lui-même, pour autant que le Pistolero le sache — l’avait éraflé. Une cicatrice grise et épaisse signalait désormais l’emplacement de la blessure. Roland eut le sentiment que l’homme se coiffait de manière à montrer la balafre plutôt qu’à la camoufler. Ou bien il avait eu ce jour-là la chance des idiots, ou bien le ka l’avait sauvé. Roland avait tendance à opter pour le ka.

À en juger par l’expression maladive de reconnaissance qu’il lut dans le regard de l’épicier, lui aussi.

— Est-ce que vous avez une cartomobile, ou un camiobile, ou bien un tac-scie ? demanda Roland en maintenant le canon de son arme contre l’estomac de l’homme.

Jake s’approcha aux côtés de Roland.

— Qu’est-ce que vous conduisez ? C’est ce qu’il veut dire.

— Un camion ! réussit à articuler l’épicier. Une camionnette International Harvester ! Elle est dehors, sur le parking !

Il se mit subitement à fouiller sous son tablier, et surpris, Roland se retrouva à deux doigts de lui mettre une balle dans le ventre. L’épicier — Dieu merci — ne parut pas s’en apercevoir. Tous les clients de la boutique étaient à présent étendus face contre terre, y compris la femme qui se trouvait près du comptoir. Roland sentait l’odeur de la viande qu’elle était en train d’acheter, et son estomac se mit à gargouiller. Il était fatigué et affamé, écrasé de chagrin, et il avait trop de choses en tête qu’il lui fallait régler, beaucoup trop. Son esprit n’arrivait plus à suivre. Jake aurait dit qu’il avait besoin de « faire un break », mais il ne voyait pas de « break » se profiler dans leur avenir immédiat.

L’épicier lui tendait un jeu de clés. Il avait les doigts qui tremblaient, et les clés tintinnabulaient. Le soleil de la fin d’après-midi qui se glissait par les fentes des stores projetait des motifs compliqués dans les yeux du Pistolero. L’homme en tablier avait commencé par bouger subitement la main sans même lui demander la permission, et voilà que maintenant il lui agitait des objets métalliques sous le nez, pour aveugler l’adversaire. On aurait dit qu’il faisait tout son possible pour se faire tuer. Mais c’était déjà la même chose, le jour de l’embuscade, pas vrai ? L’épicier (alors plus rapide de mouvement, et l’échine moins courbée qu’aujourd’hui) les avait suivis, lui et Eddie, comme un chat qui n’arrêtait pas de leur tourner dans les pattes, visiblement inconscient des balles qui volaient tout autour d’eux (tout comme il n’avait pas paru prendre conscience de celle qui lui avait balafré la tête). À un moment, se rappelait Roland, il avait parlé de son fils, presque comme un client chez le coiffeur, qui discute en attendant son tour de passer au bac. Un ka-mai, et les ka-mai se retrouvaient souvent à l’abri des coups. Du moins jusqu’à ce que le ka se fatigue de leurs mimiques et les écrase sans pitié.

— Prenez le camion, prenez-le et partez ! lui disait l’épicier. Il est à vous ! Je vous le donne ! Vraiment !

— Si vous n’arrêtez pas immédiatement de m’éblouir avec vos clés, sai, ce que je vais surtout prendre, c’est votre dernier soupir.

Il y avait encore une horloge derrière le comptoir. Il avait déjà remarqué que ce monde était truffé d’horloges, comme si ceux qui vivaient ici pensaient qu’ainsi ils pourraient changer le temps. Dix minutes de quatre heures, ce qui signifiait qu’ils étaient côté Amérique depuis déjà neuf minutes. Le temps s’accélérait, s’accélérait. Quelque part, près d’ici, Stephen King faisait certainement sa promenade de l’après-midi, et se trouvait dans un danger mortel, sans le savoir. Ou bien était-il déjà trop tard ? Ils étaient toujours partis du principe — Roland, en tout cas — que la mort de l’écrivain les terrasserait, comme un autre Tremblement de Rayon, mais peut-être que non. Peut-être que l’impact de sa mort serait plus progressif.

— Quelle distance, d’ici au Chemin du Dos de la Tortue ? aboya Roland, à l’intention de l’épicier.

Le vieux sai se contenta de le fixer, les yeux écarquillés et rendus humides par la terreur. Jamais de sa vie Roland n’avait eu autant envie de tuer un homme… ou du moins de le frapper d’un coup de crosse, il avait l’air aussi stupide qu’une chèvre qui se serait coincé la patte dans un trou.

Puis la femme allongée au pied du comptoir à viande prit la parole. Elle levait les yeux vers Roland et Jake, les mains serrées dans le bas de son dos.

— C’est à Lovell, monsieur. C’est à environ huit kilomètres d’ici.

Il suffit à Roland d’un regard dans ses yeux — grands et marron, effrayés mais pas paniqués — pour savoir que c’était elle qu’il lui fallait, bien plus que l’épicier. À moins que, bien sûr…

Il se tourna vers Jake.

— Peux-tu conduire le camion sur huit kilomètres ?

Roland vit que le garçon voulait répondre oui, puis qu’il comprenait qu’il ne pouvait prendre le risque de tout faire échouer au dernier moment en essayant de faire une chose que lui — le petit citadin — n’avait jamais faite de sa vie.

— Non, répondit-il. Je ne crois pas. Et toi ?

Roland avait observé Eddie en train de conduire la voiture de John Cullum. Ça n’avait pas l’air si difficile… mais il devait compter avec sa hanche. Rosa lui avait dit que l’arthrite sèche progressait très vite — comme un feu poussé par des vents farouches, avait-elle dit — et à présent il mesurait ce qu’elle avait voulu dire. Sur la piste de Calla Bryn Sturgis, sa douleur dans la hanche se résumait à un petit pincement de temps à autre. Maintenant c’était comme si on lui avait injecté du plomb en fusion dans la tête d’os, puis qu’on l’avait enveloppée de fils barbelés. La douleur irradiait tout le long de la jambe, jusque dans la cheville droite. Il avait vu Eddie jouer avec les pédales, jongler entre celle qui faisait accélérer l’engin et celle qui le faisait ralentir, le tout en utilisant le pied droit. Ce qui signifiait que sa hanche serait en perpétuel mouvement.

Il ne se croyait pas capable d’une chose pareille. Pas sans prendre des risques énormes.

— Je ne crois pas, dit-il.

Il prit les clés des mains de l’épicier, puis baissa les yeux vers la femme allongée au pied du comptoir.

— Levez-vous, sai, ordonna-t-il.

Mme Tassenbaum s’exécuta, et lorsqu’elle fut sur ses pieds, Roland lui donna le trousseau de clés. Je n’arrête pas de rencontrer des gens utiles, par ici, se dit-il. Si celle-ci est aussi précieuse que John Cullum s’est révélé l’être, on peut encore s’en tirer.

— Vous allez nous conduire, mon jeune ami et moi-même, jusqu’à Lovell.

— Au Chemin du Dos de la Tortue, dit-elle.

— Vous dites vrai, je dis grand merci.

— Est-ce que quand vous serez arrivé à destination, vous me tuerez ?

— Uniquement si vous traînassez.

Elle parut réfléchir, puis hocha la tête.

— Alors je ne traînasserai pas. Allons-y.

— Bonne chance, madame Tassenbaum, fit l’épicier d’une petite voix, tandis qu’elle se dirigeait vers la porte.

— Si je ne reviens pas, dit-elle, rappelez-vous seulement ceci : c’est mon mari qui a inventé Internet — lui et ses amis, en partie chez CalTech et en partie dans leur garage. Et certainement pas Al Gore.

L’estomac de Roland se remit à gargouiller. Il se pencha par-dessus le comptoir (l’épicier eut un mouvement de recul, comme s’il soupçonnait Roland d’être porteur de la Peste Rouge), attrapa le paquet de dinde de la femme, et s’en fourra trois tranches dans la bouche. Il tendit le reste à Jake, qui en mangea deux tranches puis baissa les yeux vers Ote, qui jetait sur la viande un regard de convoitise.

— Je te donnerai ta part en montant dans le camion, promit le jeune garçon.

— Mion, fit Ote avec beaucoup d’emphase. Part !

— Jésus Marie Joseph, commenta l’épicier.

4

Le fort accent du Nord de l’épicier avait peut-être du charme, mais ce n’était pas le cas de sa camionnette. Ce n’était pas une boîte automatique, pour commencer. Irene Tassenbaum, de Manhattan, n’avait plus conduit de modèle de ce genre depuis l’époque où elle était encore Irene Cantora, de Staten Island. Et jamais elle n’avait manipulé un levier de vitesse.

Jake était assis à côté d’elle, les pieds autour du levier en question, Ote (mâchant toujours ses tranches de dinde) sur les genoux. Roland se glissa sur le siège passager, en essayant de ne pas grogner quand l’éclair de douleur lui déchira la jambe. Irene oublia de débrayer en démarrant, et le véhicule fit un bond en avant, puis s’immobilisa brutalement. Heureusement, il parcourait les routes du Maine Occidental depuis le milieu des années soixante, et ce fut un sursaut modéré de vieille jument, plutôt qu’une ruade de jeune poulain fougueux. Sinon Chip McAvoy aurait une fois encore perdu au moins l’une de ses splendides vitrines. Ote agita les pattes pour retrouver son équilibre sur les genoux de Jake, et cracha sa bouchée de dinde, accompagnée d’un juron qu’il avait appris d’Eddie.

Irene regarda le bafouilleux avec des yeux ronds et ébahis.

— Est-ce que cette créature vient bien de dire bordel, jeune homme ?

— Peu importe ce qu’il a dit, répliqua Jake.

Il avait la voix qui tremblait. Les aiguilles de la pendule Sanglier marquaient à présent quatre heures moins cinq. Tout comme pour Roland, jamais le temps n’avait paru à Jake aussi incontrôlable qu’en cet instant.

— Appuyez sur cet embrayage et sortez-nous de ce trou.

Heureusement, le mode d’emploi du changement de vitesse était incrusté sur le pommeau du levier, et encore déchiffrable. Mme Tassenbaum appuya sur l’embrayage avec sa basket, tortura le levier un instant, puis finit par trouver la marche arrière. La camionnette recula vers la Route 7 dans une série de bonds désordonnés, puis s’immobilisa à cheval sur la ligne blanche. Elle tourna de nouveau la clé de contact, comprenant trop tard qu’elle avait encore oublié de débrayer, et l’engin eut encore quelques convulsions. Roland et Jake avaient plaqué les mains contre le tableau de bord métallique et poussiéreux, où un autocollant délavé proclamait : L’AMÉRIQUE ! AIMEZ-LA OU QUITTEZ-LA ! en bleu, blanc et rouge. Cette série de sursauts était finalement une bonne chose, car au même moment, un camion chargé de troncs d’arbres — il fut impossible pour Roland de ne pas repenser à celui qui s’était renversé, la dernière fois qu’ils étaient venus ici — apparut en haut de la côte, au nord de la boutique. Si la camionnette n’avait pas sauté en arrière dans le parking de l’épicerie (emboutissant l’aile d’une voiture garée là, en s’immobilisant), ils se seraient fait percuter par le milieu. Et très probablement tuer. Le camion fit des zigzags, klaxon hurlant, roulant des nuages de poussière avec ses roues arrière.

La créature sur les genoux du garçon — pour Mme Tassenbaum, elle ressemblait à un croisement bizarre entre un chien et un raton laveur — se remit à aboyer.

Bordel, elle en était presque certaine.

L’épicier et les autres clients s’étaient alignés contre la vitrine à l’intérieur du magasin, et elle comprit subitement ce que devait ressentir un poisson dans un aquarium.

— Madame, est-ce que vous savez conduire ce truc, ou non ? hurla le gosse.

Il portait une espèce de sac à l’épaule. Il lui rappelait un sac de vendeur de journaux, sauf qu’il était en cuir au lieu d’être en toile, et qu’il trimballait des assiettes à l’intérieur.

— Je sais le conduire, jeune homme, ne vous inquiétez pas pour ça.

Elle se sentait terrifiée, et en même temps… est-ce que tout ça ne lui plaisait pas ? Elle en avait bien l’impression. Depuis au moins dix-huit ans, elle n’avait pas été autre chose qu’un objet de décoration appartenant au grand David Tassenbaum, un personnage faire-valoir dans la célébrité croissante de sa vie, la femme qui disait « essayez donc un de ceux-là » en faisant passer les amuse-gueules pendant les cocktails. Et voilà que subitement elle se trouvait au centre de quelque chose, et elle avait dans l’idée qu’il s’agissait de quelque chose de grande importance.

— Respirez à fond, dit l’homme au visage tanné par le soleil.

Ses yeux bleus éclatants s’accrochèrent aux siens, et alors il lui fut difficile de penser à quoi que ce soit d’autre. Et cette sensation-là était plaisante, elle aussi. Si c’est ça l’hypnose, se surprit-elle à penser, il devrait l’enseigner à l’école.

— Retenez votre souffle, puis relâchez tout. Et ensuite, conduisez-nous, au nom de votre père.

Elle prit une grande inspiration, comme il le lui avait recommandé, et soudain le jour lui parut plus éclatant — presque aveuglant. Et elle entendit vaguement des voix qui chantaient. Des voix charmantes. L’autoradio était-il allumé, et réglé sur une émission qui diffusait de l’opéra ? Pas le temps de vérifier. Mais quoi que ce fût, c’était agréable. Aussi apaisant que cette profonde inspiration.

Mme Tassenbaum appuya sur l’embrayage et redémarra le moteur. Cette fois-ci elle trouva la marche arrière du premier coup et recula avec une certaine fluidité jusque sur la route. Lorsqu’elle tenta la marche avant, elle enclencha par erreur la seconde au lieu de la première, et le véhicule faillit bien s’arrêter net lorsqu’elle relâcha l’embrayage, mais alors le moteur parut avoir pitié d’elle. Dans un sifflement de pistons en folie et un martèlement frénétique sous le capot, ils prirent enfin la direction du nord, vers la ligne Stoneham-Lovell.

— Vous savez où se trouve le Chemin du Dos de la Tortue ? lui demanda Roland.

Devant eux, près d’un panneau portant l’inscription CAMPING FANTASTIQUE, une camionnette bleue cabossée bifurqua sur la route.

— Oui, dit-elle.

— Vous en êtes sûre ?

La dernière chose que souhaitait le Pistolero, c’était se retrouver à perdre un temps précieux à chercher le chemin où vivait King.

— Oui. Nous avons des amis qui habitent là. Les Beckhardt.

Pendant un moment, Roland chercha à l’aveuglette, se rappelant avoir entendu ce nom quelque part, sans se rappeler où. Puis tout s’éclaira. Beckhardt était le nom du propriétaire du bungalow où Eddie et lui avaient tenu leur ultime palabre avec John Cullum. Il ressentit un grand coup dans le cœur en repensant à Eddie tel qu’il était lors de cet après-midi d’orage, encore tellement fort et plein de vie.

— D’accord, fit-il. Je vous crois.

Elle lui lança un regard, par-dessus le garçon assis entre eux.

— Vous m’avez l’air très pressé, monsieur — comme le Lapin Blanc dans Alice au Pays des Merveilles. Quel est donc ce rendez-vous important pour lequel vous êtes presque en retard ?

Roland secoua la tête.

— Ne vous en occupez pas. Contentez-vous de conduire.

Il jeta un œil à l’horloge du tableau de bord, mais elle ne marchait pas, elle s’était arrêtée il y avait bien bien long, ses aiguilles indiquant (bien sûr) 9 h 19.

— Peut-être n’est-il pas encore trop tard, dit-il, tandis que devant eux, incognito, la camionnette bleue s’engageait sur la route.

Elle fit un écart sur la ligne blanche, et Mme Tassenbaum retint de justesse un bon mot sur les gens qui se mettaient à boire avant cinq heures du soir, mais la camionnette bleue opta pour le nord, gravit le flanc de colline, et disparut en direction de Lovell.

Mme Tassenbaum oublia la camionnette bleue. Elle avait des préoccupations bien plus intéressantes. Par exemple…

— Vous n’êtes pas obligé de répondre à cette question si vous n’en avez pas envie. Mais j’avoue que je suis curieuse. Tous les deux… êtes-vous des entrants ?

5

Bryan Smith avait passé les deux ou trois dernières nuits — avec ses deux Rottweilers de la même portée, qu’il a appelés Mitraille et Pistolet — au Camping Fantastique, juste à la jonction entre Lovell et Stoneham. C’est joli, par là, près de la rivière (les gens du coin appellent la structure branlante en bois qui passe au-dessus le Pont Fantastique, et Bryan a bien compris qu’il s’agit d’une blague, et qu’elle est plutôt bonne, les gars). Parfois, aussi, des gens — genre hippies venus des bois de Svoeden, Harrison et Waterford, principalement — se pointent avec de la drogue à fourguer. Bryan aime bien se sentir cool, il aime bien se lâcher, si cela vous sied, et en ce dimanche après-midi, il se relâche, justement… pas complètement, pas comme il aime, mais assez pour que ça lui donne un petit creux. Ils ont des Mars, à l’épicerie de Lovell. Rien de mieux qu’un bon Mars quand on a un petit creux.

Il sort du camping et s’engage sur la Route 7, sans même jeter un œil à ce qui arrive dans l’autre sens, puis dit : « Oups, j’ai encore oublié ! » Pas de circulation, heureusement. Plus tard — surtout après la fête du 4 juillet, et jusqu’à Labor Day[27]il y aura des voitures plus qu’il n’en veut, le bled en sera truffé, et alors il restera plus près de chez lui. Il sait qu’il n’est pas très bon conducteur ; encore une contravention pour excès de vitesse ou un pet en passant et on va lui retirer son permis pour six mois. Encore.

Mais cette fois-ci, aucun problème. Rien d’autre sur cette route qu’un vieux pick-up, et encore, il est à au moins cinq cents mètres.

— Essaie un peu d’me rattraper, pour voir, cow-boy, dit-il en gloussant.

Il ne sait pas pourquoi c’est « cow-boy » qui lui est venu, alors qu’il avait plutôt « enculé » en tête, comme dans « essaie un peu d’me rattraper pour voir, enculé », mais tel quel ça sonne bien. C’était le truc à dire. Il voit qu’il fait des zigzags et corrige un peu la trajectoire.

— C’est reparti pour un tour ! s’écrie-t-il, et il part d’un autre gloussement haut perché.

C’est reparti pour un tour, elle est bien, celle-là, il s’en sert avec les filles. Une autre pas mal, c’est de faire tourner le volant à droite, à gauche, pour faire des loopings avec la caisse, et alors tu dis : Ah, bon Dieu, j’ai dû trop forcer sur le sirop pour la toux ! Des répliques comme ça, il en connaît un paquet, une fois il a même pensé écrire un bouquin qui s’appellerait Les Bonnes Blagues pour la Route, est-ce que ce serait pas génial, Bryan Smith qui écrit un livre comme ce King, là-bas, à Lovell !

Il allume la radio (le camion fait une embardée sur le bas-côté moelleux de la route, la poussière vole, mais il ne verse pas dans le fossé) et il dégote Steely Dan, qui chante Hey Nineteen. Elle est bonne, celle-là ! Pour sûr, elle est trop bonne celle-là, c’est le délire ! Il accélère un peu, pour coller à la musique. Il jette un œil dans le rétro central, et il voit ses chiens, Mitraille et Pistolet, qui regardent son siège, l’œil brillant. D’abord il croit que c’est lui qu’ils regardent, peut-être même qu’ils sont en train de se dire que c’est vraiment un gars super, et puis il se demande comment il peut être aussi bête. Il y a une glacière calée derrière le siège conducteur, avec une livre de viande hachée fraîche, à l’intérieur. Il a l’intention de la faire cuire plus tard, sur son feu de camp, au camping. Ouais, et avec deux trois Mars pour le dessert, nom de Dieu qu’est-ce que ça va être cool ! Les Mars, c’est trop bon, c’est le délire !

— Les gars, oubliez la glacière, dit Bryan Smith aux chiens, qui le regardent dans le rétro.

Cette fois-ci, la camionnette tangue carrément, il traverse la ligne blanche à une vitesse de quatre-vingts kilomètres heure. Heureusement — ou malheureusement, tout dépend du point de vue — il n’arrive rien en face. Rien ne vient entraver la remontée de Bryan Smith vers le nord.

— Vous foutez la paix à cette viande, c’est mon casse-croûte.

Il prononce « côsse-croûte », comme le ferait John Cullum, mais le visage reflété dans le rétro, ce visage qui surveille les chiens aux yeux brillants, c’est celui de Sheemie Ruiz. Quasiment trait pour trait.

Sheemie pourrait être le jumeau de Bryan Smith.

6

Irene Tassenbaum conduisait à présent le camion avec plus d’assurance, levier de vitesse ou pas. Elle regrettait presque de devoir bifurquer à droite dans trois cents mètres, parce qu’il lui faudrait de nouveau utiliser l’embrayage, pour rétrograder, cette fois-ci. Mais c’était bien le Chemin du Dos de la Tortue, droit devant eux, et c’est au Chemin du Dos de la Tortue que ces gars voulaient aller.

Des entrants ! C’est ce qu’ils lui avaient dit, et elle les croyait sur parole, mais qui d’autre les croirait ? Chip McAvoy, peut-être, et certainement le Révérend Peterson, de cette folle Église des Entrants, à Stoneham, mais qui d’autre ? Son mari, par exemple ? Nan. Jamais de la vie. David Tassenbaum ne considérait comme réel que ce qui tenait sur une puce électronique. Elle se demanda — et ce n’était pas la première fois, ces derniers temps — si à quarante-sept ans elle était trop vieille pour envisager le divorce.

Elle repassa en seconde sans faire trop hurler le moteur, mais alors, au moment où elle allait s’engager dans le chemin, elle dut repasser la première en catastrophe, quand ce vieux pick-up stupide se mit à grogner et à haleter. Elle s’attendait à ce que l’un de ses passagers y aille de sa petite remarque finaude (peut-être même que le chien mutant du garçon lancerait encore un bordel), mais tout ce que dit l’homme assis sur le siège à côté d’elle fut :

— Ce n’est plus du tout pareil.

— Vous êtes venu quand, pour la dernière fois ? lui demanda Irene Tassenbaum.

Elle envisagea de repasser en seconde, puis décida de laisser les choses telles quelles. « Tant que ça n’est pas cassé, pas la peine de réparer », comme disait David.

— Ça fait un moment, admit l’homme.

Elle n’arrêtait pas de lui lancer des regards en coin. Il y avait en lui quelque chose d’étrange et d’exotique — dans ses yeux, surtout. Comme s’ils avaient vu des choses qu’elle n’aurait pu imaginer, même en rêve.

Arrête un peu, s’exhorta-t-elle. C’est sans doute un traîne-savates débarqué de Portsmouth, dans le New Hampshire.

Mais elle en doutait. Ce garçon, il était peu commun, lui aussi — avec son espèce de chien croisé exotique —, mais ce n’était rien, comparé à cet homme au visage hagard et aux incroyables yeux bleus.

— Eddie disait que ça formait une boucle, dit le garçon. Peut-être que la dernière fois vous êtes arrivés dans l’autre sens.

L’homme parut réfléchir à cette hypothèse, puis hocha la tête.

— De l’autre côté, ça donne sur Bridgton ? demanda-t-il à la femme.

— Oui, absolument.

L’homme aux yeux bleus opina.

— Nous allons chez l’écrivain.

— Cara Qui Rit, fit-elle instantanément. C’est une belle maison. Je l’ai aperçue depuis le lac, mais je ne sais pas quelle allée…

— La dix-neuf, répondit l’homme.

Ils passèrent devant le numéro vingt-sept. En prenant le Chemin du Dos de la Tortue dans ce sens-là, les numéros allaient décroissant.

— Qu’est-ce que vous lui voulez, si ce n’est pas indiscret ?

C’est le garçon qui répondit.

— Nous voulons lui sauver la vie.

7

Roland reconnut immédiatement l’allée qui descendait raide, bien qu’il l’eût vue pour la dernière fois sous des cieux noirs et menaçants d’orage, et que son attention eût été alors concentrée sur les tahines volants et scintillants. Aujourd’hui, nulle trace de tahines ou d’autres créatures sauvages dans les airs. Les bardeaux du toit de la maison en contrebas avaient été gainés de cuivre, depuis sa dernière visite, et la partie boisée qui l’entourait était devenue une vaste pelouse, mais le chemin était le même, avec un panneau indiquant « CARA QUI RIT » sur la gauche, et un autre à droite portant le numéro 19, en gros chiffres. Au-delà s’étendait le lac, d’un bleu étincelant dans la lumière vive de l’après-midi.

Du lac monta la plainte d’un petit moteur poussé à fond. Roland lança un regard à Jake et les joues pâles ainsi que les yeux écarquillés et effrayés du garçon l’alarmèrent.

— Quoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Il n’est pas là, Roland. Ni lui ni aucun des membres de sa famille. Il n’y a que le type qui tond la pelouse.

— C’est ridicule, tu ne peux pas…, commença Mme Tassenbaum.

— Je le sais ! lui cria Jake. Je le sais, madame !

Roland regardait Jake avec une fascination totalement transparente et horrifiée… mais dans l’état dans lequel il se trouvait, ou bien le garçon ne comprit pas ce regard, ou bien il l’ignora complètement.

Pourquoi mens-tu, Jake ? pensa le Pistolero. Puis, immédiatement : Il ne ment pas.

— Et si ça s’est déjà produit ? lança Jake.

Et : oui, il s’inquiétait pour King, mais Roland ne pensait pas que c’était là toute la cause de son inquiétude.

— Et s’il est déjà mort, et que sa famille n’est pas là parce que la police l’a appelée, et…

— Ça ne s’est pas encore produit, le coupa Roland, mais c’était la seule chose dont il était certain.

Qu’est-ce que tu sais, Jake, et pourquoi ne veux-tu pas me le dire ?

Mais il n’avait pas le temps de s’appesantir là-dessus.

8

L’homme aux yeux bleus avait l’air calme, en parlant au garçon, mais Irene Tassenbaum ne le trouvait pas calme du tout, au fond. Et ces voix qui chantaient, qu’elle avait remarquées en sortant de l’Épicerie Générale d’East Stoneham, elles avaient changé. Leur chant était toujours doux, mais n’y avait-il pas une pointe de désespoir, en arrière-plan, aussi ? Elle en avait bien l’impression. Comme une plainte aiguë qui lui battait aux tempes.

— Comment tu peux le savoir ? hurla le garçon du nom de Jake à l’homme — son père, d’après ce qu’elle avait cru comprendre. Comment tu peux en être si sûr, putain ?

Au lieu de répondre à la question du gosse, l’homme du nom de Roland la regarda, elle. Mme Tassenbaum sentit la chair de poule courir sur la peau de ses bras et de son dos.

— Continuez, sai, si cela vous sied.

Elle jeta un regard dubitatif en direction du chemin abrupt qui menait à Cara Qui Rit.

— Si j’obéis, je n’arriverai sans doute pas à remonter la côte avec ce tas de ferraille.

— Il le faudra, pourtant, dit Roland.

9

L’homme qui tondait la pelouse était le serf de King, en déduisit Roland, ou ce qui en tenait lieu, dans ce monde. Sous son chapeau, il avait les cheveux blancs, mais le dos droit et le corps vigoureux, portant ses années sans trop d’efforts. Lorsque la camionnette s’engagea dans l’allée qui descendait en pente raide jusqu’à la maison, l’homme marqua une pause, le bras appuyé sur la poignée de la tondeuse. Quand la portière côté passager s’ouvrit et que le Pistolero descendit de voiture, il actionna un levier et la machine s’arrêta. Il retira également son chapeau — sans avoir exactement conscience de le faire, nota Roland. Puis son regard enregistra la présence du pistolet accroché à la hanche de Roland, et ses yeux s’arrondirent assez grand pour faire disparaître ses pattes-d’oie.

— Salut, m’sieur, dit-il d’un ton prudent.

Il me prend pour un entrant, se dit Roland. Exactement comme elle.

Et en un sens c’est ce qu’ils étaient, lui et Jake, des entrants. Seulement ils avaient débarqué dans un et un quand où c’était chose commune.

Et où le temps filait à toute allure.

Roland prit la parole sans laisser à l’homme l’occasion de poursuivre.

— Où sont-ils ? Où est-il ? Stephen King ? Parle, homme, et dis-moi la vérité !

Le chapeau tomba des doigts de l’homme et alla se poser à ses pieds, sur l’herbe fraîchement coupée. Ses yeux noisette, fascinés, se plantèrent dans ceux de Roland : l’oiseau contemplant le serpent.

— Fambly est de l’autre côté du lac, dans la maison qu’ils ont, là-bas. Chez l’vieux Schindler. Ils font une sorte de fête, faut croire. Steve a dit qu’il irait y faire un tour avec la voiture, après sa promenade.

Et d’un geste vague il désigna une petite voiture noire garée au bout de l’allée, dont on n’apercevait que le nez, au coin de la maison.

— Où est-ce qu’il se promène ? Le sais-tu ? Dis-le à cette dame !

Le vieil homme jeta un regard bref par-dessus l’épaule de Roland, puis revint sur le Pistolero.

— Ça s’rait plus simple que j’vous y conduise moi-même.

Roland sembla y réfléchir, mais pas plus d’une seconde. Plus simple, effectivement. Mais plus compliqué, d’un autre côté, si on considérait que King serait ou sauvé, ou perdu. Parce qu’ils avaient trouvé cette femme sur la route du ka. Et quel que fût le rôle qu’elle ait à jouer, si mineur fût-il, c’était elle qu’ils avaient trouvée en premier sur le Sentier du Rayon. Et c’était aussi simple que ça, finalement. Quant à l’importance de son rôle, mieux valait ne pas trop présumer de ce genre de choses à l’avance. Eddie et lui n’avaient-ils pas cru que John Cullum, rencontré sur cette même route, dans la même épicerie à quelque trois roues au nord, ne jouerait qu’un rôle insignifiant dans leur histoire ? Pourtant ç’avait été tout le contraire.

Toutes ces réflexions traversèrent sa conscience en moins d’une seconde, les informations (l’intuition, aurait dit Eddie) s’enchaînèrent avec une efficacité mentale fulgurante.

— Non, répondit-il en désignant la femme du pouce, par-dessus son épaule.

— Dis-lui. Maintenant.

10

Le garçon — Jake — s’était abandonné dans le siège, les mains ballantes, le long du corps. Le chien bizarre levait vers le visage du gosse un regard anxieux, mais le gosse ne le voyait pas. Il avait les yeux fermés, et Irene Tassenbaum crut d’abord qu’il s’était évanoui.

— Fiston ? Jake ?

— Je l’ai, dit le garçon, sans ouvrir les yeux. Pas Stephen King — lui je ne peux pas le contacter avec le shining — mais l’autre. Je dois le ralentir. Comment je peux le ralentir ?

Mme Tassenbaum avait assez écouté son mari au travail — à se tenir de longs monologues à mi-voix — pour reconnaître quelqu’un qui parlait tout seul. Et elle n’avait aucune idée de qui parlait le garçon, sauf qu’il ne s’agissait pas de Stephen King. Ce qui laissait environ six milliards de possibilités, en gros.

Toujours est-il qu’elle répondit quand même, parce qu’elle savait ce qui la ralentissait toujours, elle.

— C’est dommage qu’il n’ait pas envie d’aller aux toilettes.

11

Il n’y a pas encore de fraises dans le Maine, pas si tôt dans la saison, mais il y a des framboises. Justine Anderson (de May-brook, dans le comté de New York) et Elvira Toothaker (son amie de Lovell) se baladent au bord de la Route 7 (la vieille route de Fryeburg, comme Elvira l’appelle encore) avec leurs seaux en plastique, faisant leur cueillette dans les buissons qui courent sur au moins cinq cents mètres, le long du vieux mur de pierre. C’est Garrett McKeen qui a bâti ce mur il y a une centaine d’années, et c’est à l’arrière-petit-fils de Garrett que Roland de Gilead est en train de parler, en ce moment même. Le ka est une roue, vous intuitez.

Les deux femmes ont pris grand plaisir à leur promenade d’une heure, non pas parce qu’elles ont l’une ou l’autre un amour particulier des framboises (Justine ne compte même pas manger les siennes, parce qu’elle se retrouve toujours avec des grains coincés entre les dents), mais parce qu’elle leur a donné l’occasion de rattraper les potins sur leurs familles respectives, et de rire un peu en repensant aux premières années de leur amitié, qui était alors la chose la plus importante de leur vie d’adolescentes. Elles s’étaient rencontrées au Lycée Vassar (il y avait mille ans, leur semblait-il) et elles avaient porté ensemble la Guirlande de Pâquerettes, pour leur remise de diplôme. C’est de ça qu’elles reparlaient, lorsque la camionnette bleue — un Dodge Caravan de 1985, Justine reconnaît la marque et le modèle parce que son fils aîné s’en est acheté une exactement pareille, quand sa tribu a commencé à s’agrandir — déboule au coin de Chez Merlder Restaurant Allemand et Brathaus. Elle occupe toute la largeur de la route, à faire des zigzags, soulevant de la poussière sur le bas-côté gauche, avant de rebondir au milieu de l’asphalte, puis d’aller mordre sur l’autre bas-côté. La deuxième fois que ça se produit — et alors c’est droit sur elles que la camionnette fonce, et à fond la caisse — Justine se dit que l’engin va bel et bien verser dans le fossé (qu’il va « faire le coup de la tortue », comme on disait dans les années quarante, quand elles étaient à Vassar, toutes les deux), mais le conducteur redresse le cap et regagne la chaussée juste à temps.

— Regarde, il est saoul, ou quelque chose comme ça ! s’exclame Justine, alarmée.

Elle tire Elvira en arrière, mais elles se retrouvent acculées au vieux mur de pierre, avec son banc de framboisiers. Leurs pantalons se prennent dans les ronces (Dieu merci, aucune de nous ne portait de short, se dira Justine plus tard… quand elle aura le temps d’y réfléchir) et arrachent de petites peluches de tissu.

Justine se dit qu’elle devrait passer le bras autour des épaules de son amie et les faire basculer toutes deux par-dessus le mur qui lui arrive à la taille — un flip-flap, comme en cours de gym, il y a bien des années de ça — mais avant qu’elle ait eu le temps de se décider, la camionnette bleue est près d’elles, et au moment où elle passe, elle est à peu près recentrée sur la route, et ne représente plus un danger pour les deux femmes.

Justine la regarder filer dans un beuglement assourdi de musique rock, le cœur battant à tout rompre, et sur la langue le goût froid et métallique d’une substance que son corps a dû sécréter — très probablement de l’adrénaline. Et à mi-chemin de la colline, la camionnette bleue recommence ses acrobaties et traverse la ligne blanche. Le conducteur corrige le tir… non, il corrige trop. Une fois encore le véhicule va manger le bas-côté, faisant voler la poussière jaune sur cinquante mètres.

— Bon Dieu, j’espère que Stephen King va voir ce connard, lance Elvira.

Elles ont dépassé l’écrivain environ cinq cents mètres plus haut, ils se sont dit bonjour. Tout le monde en ville a dû le voir se promener l’après-midi, un jour ou l’autre.

Comme si le conducteur de la camionnette avait entendu Elvira Toothaker le traiter de connard, les feux de stop s’allument tout à coup. Le véhicule dérive jusque sur le bas-côté et s’immobilise. Quand la portière s’ouvre, ces dames entendent beugler la musique. Elles entendent aussi le conducteur — un homme — qui hurle après quelqu’un (Elvira et Justine ont pitié de la personne coincée en voiture avec ce type-là, par un bel après-midi ensoleillé de juin). « Tu laisses ça tranquille, t’entends ? » crie le type. « C’est pas pour toi, t’entends ? » Puis il se penche à l’arrière de la voiture, il en retire un bâton, et s’en sert pour écarter les ronces contre le mur, puis il l’enjambe. La camionnette est à l’arrêt sur le bas-côté, moteur tournant toujours, portière ouverte, avec de la fumée qui sort d’un côté, et de la musique à fond de l’autre.

— Mais qu’est-ce qu’il fiche ? demande Justine, un peu nerveuse.

— La vidange, à mon avis, suggère son amie. Mais si M. King là-bas a de la chance, s’il a choisi l’itinéraire Numéro Deux, ça lui donnera peut-être le temps de quitter la Route 7 et de reprendre le Chemin du Dos de la Tortue.

Tout à coup, Justine n’a plus du tout envie de ramasser des framboises. Tout ce qu’elle veut, c’est rentrer chez elle se faire une tasse de thé bien fort.

Le type ressort des buissons d’un pas vif mais en boitillant, et utilise à nouveau son bâton pour passer le mur.

— J’imagine qu’il n’aura pas eu besoin de prendre l’itinéraire Numéro Deux, conclut Elvira, et alors que le chauffard remonte à bord de sa camionnette bleue, les deux femmes plus toutes jeunes se regardent et se mettent à glousser.

12

Roland observait le vieil homme qui donnait des instructions à la femme — il parlait de prendre Warrington’s Road comme raccourci — et c’est alors que Jake ouvrit les yeux. Roland trouva au garçon un air incroyablement las.

— J’ai réussi à le faire s’arrêter pour pisser. Maintenant il est en train de farfouiller derrière son siège. Je ne sais pas ce qu’il fabrique, mais ça ne le retiendra pas très longtemps. Roland, ça va mal. On est terriblement en retard. Il faut y aller.

Roland se tourna vers la femme, espérant que sa décision de ne pas mettre le vieil homme à sa place au volant était bien la bonne.

— Vous savez où aller ? Vous comprenez ?

— Oui. Il faut remonter Warrington jusqu’à la Route 7. On y va parfois dîner, à Warrington. Je la connais, cette route.

— Je peux pas vous garantir que vous le croiserez, en passant par là, dit le type de l’entretien. Mais c’est probable.

Il se baissa pour ramasser son chapeau et se mit à en épousseter les brins d’herbe fraîchement tondue. Il le fit en longs gestes lents, comme un homme perdu dans ses rêves.

— Pour sûr, ça m’paraît probab’.

Et alors, toujours comme un homme dans un rêve, il se cala le chapeau sous le bras, leva le poing à son front et plia la jambe devant l’inconnu avec son gros revolver à la hanche. Et pourquoi s’en priver ?

Après tout l’inconnu était entouré d’un halo de lumière blanche.

13

Lorsque Roland se réinstalla dans l’habitacle du camion de l’épicier — tâche rendue plus difficile encore par la douleur qui croissait rapidement dans sa hanche droite — il posa instinctivement la main sur la jambe gauche de Jake, et subitement, aussi simplement que ça, il sut ce que le garçon lui cachait, et pourquoi. Il craignait que, s’il savait, l’attention du Pistolero se relâche. Ce n’était pas le ka-shume que Jake avait ressenti, ou bien Roland l’aurait éprouvé, lui aussi. Et comment pourrait-il y avoir du ka-shume parmi eux, quand leur tet était déjà brisé ? Leur pouvoir spécial, plus grand qu’eux tous, peut-être hérité du Rayon même, avait disparu. À présent ils n’étaient plus que trois amis (quatre, en comptant le bafouilleux), unis par une seule et même cause. Et ils pouvaient sauver King. Jake le savait. Ils pouvaient sauver l’écrivain et, ce faisant, se rapprocher d’un pas de leur but : sauver la Tour. Mais l’un d’eux allait mourir, dans cette épreuve.

Jake savait cela, aussi.

14

Il vint alors à Roland un vieux dicton — que son père lui avait appris — qui disait : Si le ka en décide ainsi, alors ainsi soit-il. Oui, très bien. Ainsi soit-il.

Au cours des longues années qu’il avait passées sur les traces de l’homme en noir, le Pistolero aurait juré que rien dans l’univers tout entier n’aurait su le faire renoncer à la Tour. N’avait-il pas littéralement tué sa propre mère pour elle, au tout début de sa terrible carrière ? Mais en ces temps-là il n’avait pas d’amis, pas d’enfant, et (il avait horreur de devoir l’admettre, mais c’était la vérité) pas de cœur. Il était ensorcelé par cette froide aventure que ceux qui ne savent pas aimer prennent pour de l’amour. À présent il avait un fils, on lui avait accordé une seconde chance, et il avait changé. Sachant que l’un d’entre eux devait mourir pour sauver l’écrivain — que leur confrérie devait se réduire encore, et si vite — ne le ferait pas renoncer. Il s’assurerait seulement que ce serait Roland de Gilead, et non Jake de New York, qui tiendrait lieu de sacrifice, cette fois-ci.

Le garçon savait-il que Roland avait percé son secret ? Il n’avait pas le temps de s’en soucier, pour l’instant.

Roland claqua la portière du camiobile et se tourna vers la femme.

— Vous vous appelez Irene ?

Elle fit oui de la tête.

— Conduisez, Irene. Aussi vite que si vous aviez Monseigneur Pied-Fourchu au train, et qu’il avait la ferme intention de vous violer, je vous prie. La Route de Warrington. Et si on ne le voit pas là, la Route 7. Vous voulez bien ?

— Si je veux, bordel ! dit Mme Tassenbaum, en enclenchant la première avec une autorité indiscutable.

Le moteur hurla, mais le camion démarra en marche arrière, comme si l’engin avait tellement peur de la tâche à accomplir qu’il préférait finir dans le lac. Elle changea alors de vitesse et le vieux International Harvester bondit en avant et s’attaqua à la pente raide du chemin, laissant derrière lui un sillage de fumée bleue et de caoutchouc brûlé.

L’arrière-petit-fils de Garrett McKeen les regarda s’éloigner, bouche bée. Il n’avait aucune idée de ce qui venait de se passer, mais il avait l’intuition que beaucoup de choses dépendraient de ce qui allait se passer ensuite.

Peut-être même que tout en dépendrait.

15

C’était bizarre, d’avoir envie de pisser à ce point, parce que c’était la dernière chose qu’avait faite Bryan Smith avant de quitter le Camping Fantastique. Et après avoir escaladé ce putain de mur en pierre, il avait à peine pu faire quelques gouttes, même s’il avait cru que sa vessie allait exploser, tellement il avait envie. Bryan espère qu’il n’a pas chopé un truc à la prostate ; c’est bien le dernier truc dont il ait besoin, des problèmes de prostate. Il a déjà assez de problèmes comme ça, bon sang d’bois.

Ouais, maintenant qu’il s’est arrêté, autant essayer de recaler la glacière derrière le siège — les chiens la matent toujours avec la langue qui pend. Il tente de la glisser sous le siège, mais ça n’entre pas — pas assez de dégagement. Au lieu de ça, il pointe un doigt crasseux vers ses Rotts en leur répétant pas touche à la glacière et à la viande qui est dedans, c’est à lui, c’est son casse-croûte. Il songe même à leur promettre d’en mélanger un peu à leur Purina, s’ils sont bien sages. Pour Bryan Smith, ça représente un gros effort de réflexion, mais la solution simplissime qui consiste à faire passer la glacière à l’avant, sur le siège passager, ne lui traverse pas une seconde l’esprit.

— Vous touchez pas à ça ! leur répète-t-il, et d’un bond il reprend sa place au volant.

Il claque la portière, jette un œil dans le rétro central et voit deux vieilles dames là-bas (il ne les avait pas vues avant, parce qu’il n’était pas exactement en train de regarder la route, quand il les a dépassées), leur adresse un petit signe qu’elles ne verront jamais à travers le pare-brise arrière répugnant, puis reprend son chemin sur la Route 7. À la radio maintenant ils passent Gangsta Dream 19, d’Owt-Ray-Juss, et Bryan monte le son (du coup il retraverse la ligne blanche et se retrouve sur la file d’en face — c’est le genre à ne pas pouvoir régler la radio sans la regarder). Le rap ça arrache ! Et le métal aussi, ça arrache ! Tout ce qu’il lui faut pour que ce soit le bonheur, c’est un titre d’Ozzy — Crazy Train, ce serait le top.

Et puis deux ou trois Mars, aussi.

16

Mme Tassenbaum émergea comme une fusée de l’allée de Cara Qui Rit, dans le Chemin du Dos de la Tortue, en seconde, faisant gémir le moteur du vieux pick-up (s’il y avait eu un compte-tours sur le tableau de bord, l’aiguille aurait forcément été dans le rouge), et les quelques outils éparpillés à l’arrière dansant des claquettes sur la tôle rouillée.

Roland n’était pas très doué pour le shining — même pas du tout, comparé à Jake — mais il avait rencontré Stephen King, et il l’avait plongé dans le sommeil trompeur de l’envoulte. C’était un lien très fort entre deux êtres, aussi ne fut-il pas totalement surpris lorsqu’il entra en contact avec l’esprit que Jake n’avait pas réussi à atteindre. Et le fait que King ait été en train de penser à eux fut forcément d’un certain secours.

Ça lui arrive souvent, pendant sa promenade, se dit Roland. Quand il est seul, il entend le Chant de la Tortue et il sait qu’il a un travail à accomplir. Un travail auquel il se dérobe. Eh bien, mon ami, c’est aujourd’hui que tu vas le finir.

S’ils réussissaient à le sauver, bien sûr.

Il se pencha par-dessus Jake et s’adressa à la femme.

— Vous ne pouvez pas faire accélérer cet engin maudit des dieux ?

— Si, je crois que si.

Puis, se tournant vers Jake :

— Tu sais vraiment lire dans les pensées, fiston, ou est-ce que c’est seulement un jeu entre ton ami et toi ?

— Je ne lis pas dans les pensées, pas vraiment, mais j’entre en contact avec l’esprit.

— J’espère de tout mon cœur que c’est bien vrai, parce que le Chemin du Dos de la Tortue est plutôt accidenté, et pas assez large pour deux voitures. Si tu sens qu’il vient quelqu’un en face, il faudra me le dire.

— D’accord.

— Excellent, lança Irene Tassenbaum.

Elle eut un large sourire. Vraiment, elle n’avait plus aucun doute à ce sujet : c’était la meilleure chose qui lui soit jamais arrivée. La plus excitante. Maintenant, en plus d’entendre des voix qui chantaient, elle voyait des visages dans les feuillages des arbres sur le bord de la route, comme s’ils étaient observés par une foule. Elle percevait une force extraordinaire s’accumulant tout autour d’eux et elle se sentit soudain sous l’emprise d’un vertige : l’intuition que, si elle appuyait sur l’accélérateur du vieux camion rouillé de Chip McAvoy, il irait plus vite que la lumière. Comme dopé par cette énergie autour d’eux, il pourrait même remonter le temps.

Eh bien, pourquoi on n’irait pas un peu voir de plus près ? se dit-elle. Elle positionna le camion au milieu du Chemin du Dos de la Tortue, enfonça l’embrayage et passa la troisième. Le vieil engin ne bondit pas plus vite que la lumière, il ne se mit pas à remonter le temps, mais l’aiguille du compteur de vitesse monta jusqu’à quatre-vingts… puis au-delà. Le camion gravit une colline, et en passant de l’autre côté, il vola un bref instant au-dessus de la chaussée.

Il y avait au moins quelqu’un d’heureux, dans cette histoire. Irene Tassenbaum poussa un cri d’excitation.

17

Stephen King fait deux promenades, une petite et une longue. La petite le conduit jusqu’à l’intersection de la Route de Warrington et de la Route 7, puis retour chez lui, à Cara Qui Rit, en sens inverse. Ce qui fait environ cinq kilomètres. La promenade longue, qu’il surnomme volontiers « Marche ou crève » (et c’est le titre d’un livre qu’il a écrit sous le pseudo Bachman, avant que le monde change) l’entraîne au-delà de l’intersection, puis le long de la Route 7 jusqu’à Slab City Road, puis à nouveau sur la Route 7 jusqu’à Berry Hill, en contournant la Route de Warrington. Dans cette promenade-là, il rentre chez lui par le nord du Chemin du Dos de la Tortue, et il parcourt sept kilomètres. C’est celle qu’il a choisie pour aujourd’hui, mais quand il arrive au croisement de la 7 et de Warrington, il s’arrête, et il envisage vaguement d’opter pour la version courte. Il fait toujours bien attention de rester sur le bas-côté, bien que la circulation soit peu dense sur la Route 7, même l’été. Le seul moment où cette route est très fréquentée, c’est au moment de la Foire de Fryeburg, et ce n’est pas avant la première semaine d’octobre. Mais il a une bonne visibilité, globalement. S’il déboule un chauffard (ou un soûlard), on le voit arriver à cinq cents mètres, ce qui donne pas mal de temps pour évacuer les lieux. Il n’y a qu’une colline à l’aveugle, celle située juste après l’intersection de Warrington. C’est aussi une colline aérobique, elle vous remet la vieille pompe en route comme il faut, et est-ce que ça n’est pas exactement pour ça qu’il fait ces stupides promenades ? Pour faire la promo de ce que les présentateurs télé appellent « une bonne santé cardio-vasculaire » ? Il a arrêté de boire, il a arrêté de se droguer, il a presque arrêté de fumer, et il fait de l’exercice. Qu’est-ce qu’il pourrait faire de plus ?

Pourtant une voix continue de lui chuchoter des choses à l’oreille. Quitte la route principale, elle dit. Retourne jusque chez toi. Il te restera une heure avant d’aller les rejoindre tous, à cette fête de l’autre côté du lac. Tu pourras travailler. Peut-être même commencer le nouveau volume de ta série de la Tour Sombre. Tu sais bien que ça te travaille.

Si fait, pour sûr que ça le travaille, mais il a toujours une histoire en cours, et ça lui plaît bien comme ça. Se remettre au récit de la Tour, ça veut dire nager en eaux profondes. Peut-être même se noyer. Pourtant, debout à ce carrefour, il comprend tout à coup que, s’il rentre plus tôt, il va bel et bien s’y remettre. Il ne pourra pas s’en empêcher. Il lui faudra écouter ce qu’il appelle parfois Ves’-Ka Gan, le Chant de la Tortue (et aussi parfois le Chant de Susannah). Il va bazarder l’histoire en cours, tourner le dos à la terre sûre, et plonger une nouvelle fois dans ces eaux sombres. Il l’a déjà fait quatre fois mais, cette fois-ci, il lui faudra nager jusque sur l’autre rive.

Nager ou se noyer.

— Non, dit-il.

Il parle à voix haute, et où est le problème ? Il n’y a personne pour l’entendre, ici. Il perçoit vaguement le bruit d’un véhicule à l’approche — ou est-ce qu’il y en a deux ? Un sur la Route 7 et un sur celle de Warrington — mais c’est tout.

— Non, répète-t-il. Je vais marcher, et ensuite je vais aller faire la fête. Plus d’histoire à écrire aujourd’hui. Surtout pas celle-là.

Et alors, laissant l’intersection derrière lui, il entreprend de gravir la colline abrupte, avec sa visibilité très courte. Il marche en direction du bruit du camion Dodge Caravan, qui est aussi le bruit que fait sa mort imminente. Le ka du monde rationnel veut le voir mourir ; celui du Prim veut qu’il survive, et chante son chant. Alors par ce bel après-midi ensoleillé, dans le Maine Occidental, la force irrésistible se précipite vers son objet immobile et pour la première fois depuis que le Prim s’est retiré, tout monde et toute existence se tournent vers la Tour Sombre qui se dresse au bout de Can’-Ka No Rey, ce qui signifie les Champs Rouges de Personne. Même le Roi Cramoisi interrompt son hurlement de colère. Car c’est la Tour Sombre qui décidera.

— La résolution exige un sacrifice, dit King.

Et bien que personne ne l’entende hormis les oiseaux et qu’il n’ait lui-même aucune idée du sens de ses paroles, il n’en est pas troublé. Il passe son temps à marmonner tout seul. C’est comme s’il avait dans la tête une Grotte des Voix, une grotte remplie d’imitateurs brillants — mais pas nécessairement intelligents.

Il marche ainsi, balançant les bras le long de son jean, sans avoir conscience que ce sont

(ne sont pas)

les derniers battements de son cœur, que ce sont

(ne sont pas)

les dernières pensées qui germeront dans son esprit, que ce sont

(ne sont pas)

les dernières prophéties de ses voix d’oracle.

— Ves’-Ka Gan, dit-il, amusé par les sonorités — mais attiré, aussi.

Il s’est promis qu’il essaierait de ne pas truffer ses délires de la Tour Sombre de mots imprononçables dans une langue inventée (pour ne pas dire complètement foirée) — son correcteur à New York, Chuck Verrill, en supprimera la majorité s’il commence — mais on dirait que son esprit se remplit tout seul de ces mots et de ces expressions : ka, ka-tet, sai, soh, can-toi (celui-là, au moins, il vient d’un autre de ses livres, Désolation), tahine. Le Cirith Ungol de Tolkien et le Nyarlathotep, de H.P. Lovecraft, ne sont-ils pas tout près ?

Il rit, puis entonne une chanson que lui a donnée une de ses voix. Il se dit qu’il ne manquera pas de s’en servir dans la prochaine aventure du Pistolero, quand il rendra enfin sa voix à la Tortue.

— Commala-un-deux, chante-t-il tout en marchant, il y a un jeune homme armé d’un pistolet, le jeune homme de ses yeux a perdu la prunelle, quand sa chérie s’est fait la belle.

Ce jeune homme, c’est Eddie Dean ? Ou bien Jake Chambers ?

— Eddie, lance-t-il à voix haute. C’est Eddie, le rebelle avec sa belle.

Il est tellement absorbé par ses pensées que tout d’abord il ne voit pas le toit de la camionnette Dodge Caravan bleue qui déboule face à lui, dans son horizon proche, aussi ne se rend-il pas compte que ce véhicule n’est pas du tout sur la chaussée, mais sur le bas-côté sur lequel il se trouve en ce moment même. Il n’entend pas non plus l’accélération furieuse du camion qui fonce derrière lui.

18

Malgré la musique à fond, Bryan entend le frottement du couvercle de la glacière, et quand il jette un œil dans le rétro, il est à la fois consterné et scandalisé de voir que Mitraille, toujours le plus insolent de ses deux Rotts, a sauté de l’arrière du camion dans la cabine. Il a les pattes arrière posées sur la banquette crasseuse, il agite sa queue boudinée et il a la truffe dans la glacière de Bryan.

En pareilles circonstances, un conducteur raisonnable s’arrêterait sur le bas-côté pour s’occuper de son animal désobéissant. Mais Bryan Smith, lui, n’a jamais eu de bonnes notes en logique, au volant, et son casier le prouve. Au lieu de se ranger sur le côté, il fait un écart sur la droite, tenant le volant de la main gauche et essayant de la droite de frapper la tête plate du Rottweiler, sans aucun succès.

— Laisse ça tranquille ! hurle-t-il à Mitraille, tandis que la camionnette fonce droit vers le fossé. Tu m’entends, Mitraille ? T’es bête ou quoi ? J’ai dit lâche ça !

Il réussit à écarter la tête du chien pendant une seconde ou deux, mais ses doigts ne trouvent pas de fourrure à laquelle s’accrocher et Mitraille, bien qu’il soit loin d’être un génie, est assez malin pour comprendre qu’il a au moins encore une chance d’attraper ce truc dans son papier blanc, ce truc qui dégage cette odeur rouge irrésistible. Il plonge sous la main de Bryan et se saisit du paquet entre ses mâchoires.

— Lâche ça ! braille Bryan. Tu lâches ça… TOUT DE SUITE !

Et pour avoir plus d’amplitude pour se pencher derrière le siège, il appuie fermement sur les deux pieds. Malheureusement, l’un d’eux est posé sur l’accélérateur. La camionnette se lance à l’assaut de la colline dans une pointe de vitesse. En cet instant précis, Bryan est tellement énervé et scandalisé qu’il en a oublié où il se trouve (sur la Route 7) et ce qu’il est supposé y faire (conduire un camion). Tout ce qui l’intéresse, c’est d’arracher ce foutu paquet de viande de la gueule de Mitraille.

— Donne-moi ça ! crie-t-il en tirant dessus.

Tout en remuant la queue encore plus vigoureusement (pour le chien, ce repas est aussi devenu un jeu), Mitraille tire de plus belle. On entend le bruit du papier qui se déchire. La camionnette a maintenant complètement quitté la chaussée. Au-delà s’étend un bosquet de pins, illuminé d’un voile de brume verte et or. Bryan ne pense qu’à cette viande. On ne lui fera pas manger de la viande à la bave de chien, faudrait voir à se mettre ça dans le crâne.

— Donne ça ! hurle-t-il sans voir l’homme se dressant sur sa trajectoire, sans voir non plus la camionnette qui bondit juste derrière lui, ni la portière s’ouvrir côté passager, ni cette espèce d’échalas de cow-boy sauter en vol, dégainant au passage un revolver à grosse crosse jaune dans un holster à la taille, avant de rouler au sol. Le monde de Bryan Smith se résume en cet instant à un chien très vilain et à un paquet de viande. Et tandis qu’ils se battent, des roses rouges apparaissent sur le papier comme des tatouages.

19

— Le voici ! s’exclama le garçon du nom de Jake, mais Irene Tassenbaum l’avait très bien vu tout seule.

Stephen King portait un jean, une chemise de travail en batiste, et une casquette de base-ball. Il se trouvait bien au-delà de l’intersection de Warrington et de la Route 7, il avait gravi environ un quart de la côte.

Elle enfonça l’embrayage à fond, rétrograda en seconde comme un pilote de Formule 1 qui aperçoit le drapeau quadrillé, puis braqua à gauche, les deux mains rivées au volant. Le pick-up de Chip McAvoy branla mais ne bascula pas. Elle entrevit un éclat métallique tandis qu’un véhicule atteignait le sommet de la colline, en sens inverse. La colline sur laquelle se trouvait King. Elle entendit l’homme assis à côté d’elle hurler :

— Collez-vous derrière lui !

Elle obéit, même si elle voyait à présent que le véhicule en face avait quitté la route, et risquait donc de les heurter de plein fouet. Sans parler de Stephen King, qui se retrouverait écrabouillé dans un sandwich métallique.

La portière s’ouvrit à la volée et le dénommé Roland sauta et roula à moitié hors du camion.

Et ensuite, les choses allèrent très, très vite.

CHAPITRE 2 Ves’-Ka Gan

1

Et ce qui se passa fut d’une simplicité redoutable : la hanche malade de Roland le trahit. Il tomba à genoux dans un cri de fureur, de douleur et de consternation mêlées. Puis un corps obscurcit momentanément la lumière du jour, celui de Jake qui bondit par-dessus le Pistolero d’une seule enjambée. Dans la cabine, Ote aboyait furieusement :

— Ake-Ake ! Ake-Ake !

Jake, non ! hurla Roland.

Et il vit tout avec une clarté insupportable. Le garçon attrapa l’écrivain par la taille au moment où le véhicule bleu — ni un camion ni une voiture, mais plutôt un croisement entre les deux — fonçait sur eux dans un vacarme de musique dissonante. Jake fit basculer King sur la gauche, faisant bouclier avec son propre corps, aussi fut-ce lui que le camion percuta. Derrière le Pistolero, à présent à genoux, les mains en sang enterrées dans la poussière, la femme de l’épicerie poussa un hurlement.

— JAKE, NON ! tempêta de nouveau Roland, mais trop tard.

Ce garçon qu’il considérait comme son fils disparut sous le véhicule bleu. Le Pistolero aperçut une petite main tendue — qu’il n’oublierait jamais — puis elle disparut, elle aussi. King, d’abord heurté par Jake, puis par le poids du camion qui écrasait l’enfant, fut projeté au bord du petit bosquet à trois mètres du point d’impact. Il atterrit sur le flanc droit, et sa tête heurta une pierre, assez fort pour faire voler sa casquette. Puis il roula, tentant peut-être de se remettre debout. Ou peut-être ne tentant rien du tout, car ses yeux étaient deux billes, et en état de choc.

Le conducteur braqua son volant au maximum et la camionnette passa à gauche de Roland, le ratant de quelques centimètres à peine, lui envoyant en plein visage un nuage de poussière. Déjà il ralentissait, peut-être freinait-il à fond, maintenant qu’il était trop tard. Il heurta le capot du pick-up par le côté, ce qui acheva de le ralentir, sans cependant faire de gros dégâts. Avant de s’arrêter complètement, il tamponna de nouveau King, cette fois-ci allongé sur le sol. Roland entendit le craquement sec d’un os qui casse. Suivi par un cri de douleur de l’écrivain. Et alors Roland fut certain de l’origine de la douleur dans sa hanche. Ça n’avait jamais été de l’arthrite sèche.

Il se remit sur ses pieds en titubant, prenant très vaguement conscience de ce que la douleur avait totalement disparu. Il jeta un regard en direction du corps de Stephen King formant des angles contre nature, sous le pneu avant gauche du véhicule bleu, et ne put s’empêcher de penser Bien fait ! avec une sauvagerie aveugle. Bien fait ! Si quelqu’un doit mourir ici, que ce soit toi ! Au diable le nombril de Gan, au diable les histoires qui en sortent, au diable la Tour, que ce soit toi, pas mon garçon !

Le bafouilleux passa comme une flèche devant Roland, se précipitant auprès de Jake, allongé sur le dos à l’arrière de la camionnette, le pot d’échappement soufflant de la fumée bleue dans ses yeux ouverts. Ote n’hésita pas une seconde, il s’empara du sac d’Orizas toujours accroché à l’épaule de Jake et s’en servit pour éloigner le corps du garçon du camion, centimètre après centimètre, soulevant de petits nuages de poussière avec ses petites jambes courtaudes et musclées. Du sang coulait des oreilles de Jake, et de la commissure de ses lèvres. Les talons de ses bottillonnes laissèrent un double sillon dans la terre et dans le lit brun d’aiguilles de pin.

Roland s’approcha de Jake en vacillant et tomba à genoux à côté de lui. Sa première pensée fut que Jake allait peut-être s’en tirer, après tout. Les membres étaient droits, dieux merci, et la marque qui lui barrait le nez et une de ses joues imberbes était de l’huile teintée de rouille et non du sang, comme il l’avait d’abord cru. Il y avait bien du sang qui coulait de ses oreilles, oui, et aussi de sa bouche, mais il s’agissait peut-être seulement d’une coupure qu’il se serait faite avec ses dents, ou bien…

— Va voir l’écrivain, fit Jake.

Il avait la voix calme, pas du tout modifiée par la douleur. On aurait pu croire qu’ils étaient tranquillement assis autour d’un feu de camp, après une journée de marche, à attendre ce qu’Eddie aimait à appeler les rations… ou, s’il se sentait d’humeur particulièrement joviale (ce qui était souvent le cas), les rations et les « buvances ».

— L’écrivain peut attendre, répondit sèchement Roland, en pensant intérieurement : On vient de me donner un miracle. Il est la combinaison de ce corps de garçon pas tout à fait terminé et encore souple, et de cette terre molle qui s’est affaissée sous lui quand le camiobile de cet enfoiré lui a roulé dessus.

— Non, dit Jake, il ne peut pas.

Et lorsqu’il bougea pour essayer de s’asseoir, sa chemise se tendit un peu plus contre son corps, et Roland aperçut l’innommable concavité de son torse. Un nouveau flot de sang coula de la bouche de Jake et lorsqu’il essaya de parler de nouveau, il ne parvint qu’à tousser. Le cœur de Roland se tordit comme un chiffon dans sa poitrine et il se demanda comment il pouvait continuer de battre, devant un spectacle pareil.

Ote poussa un gémissement plaintif, le prénom de Jake mêlé de sanglots, qui donna la chair de poule au Pistolero.

— N’essaie pas de parler. Il y a peut-être quelque chose de brisé à l’intérieur. Une côte, ou peut-être deux.

Jake tourna la tête. Il cracha un caillot de sang — une partie se mit à couler comme du jus de tabac à chiquer — et saisit le poignet de Roland. Son emprise était ferme. Ainsi que sa voix, claire et distincte.

Tout est brisé. Ce corps est en train de mourir… Je le sais, je l’ai déjà vécu.

Et ce qu’il dit ensuite, Roland le pensait juste avant qu’ils repartent de Cara Qui Rit :

— Si le ka le veut ainsi, qu’il en soit ainsi. Occupe-toi de l’homme que nous sommes venus sauver !

Il lui fut impossible de nier cette autorité, dans la voix et le regard du garçon. C’était joué, à présent, le Ka de Dix-Neuf avait fait son temps. Sauf, peut-être, pour King. L’homme qu’ils étaient venus sauver. Quelle proportion de leur destin avait dansé au bout de ces doigts voltigeurs, tachés par le tabac ? Tout ? Une partie seulement ? Ceci ?

Quelle que fût la réponse, Roland aurait pu le tuer à mains nues, alors qu’il était allongé là, crucifié par la machine qui lui avait roulé dessus, sans se soucier une seconde que King n’ait pas été au volant du camion. S’il avait fait ce que le ka attendait de lui, jamais il ne se serait trouvé là, quand cet imbécile se serait pointé, et la poitrine de Jake n’aurait pas cet horrible renfoncement. C’était trop, si tôt après l’embuscade contre Eddie.

Et pourtant…

— Ne bouge pas, dit-il en se relevant. Ote, ne le laisse pas bouger.

— Je ne bougerai pas.

Chaque mot d’une clarté et d’une assurance remarquables. Mais à présent, Roland voyait du sang tacher le bas de sa chemise et l’entrejambe de son jean, fleurir là comme des roses rouges. Une fois déjà il était mort et il était revenu. Mais pas de ce monde-ci. Dans ce monde, la mort, c’était toujours pour de bon.

Roland se retourna vers l’écrivain.

2

Quand Bryan Smith tenta de se dégager de derrière son volant, Irene Tassenbaum le repoussa violemment contre le dossier de son siège. Ses chiens, flairant peut-être l’odeur du sang, ou celle d’Ote, ou les deux, sautillaient en aboyant sauvagement derrière lui. La radio martelait à présent une espèce de morceau hystérique de heavy metal. Elle crut que sa tête allait exploser, non pas à cause du choc de ce qui venait de se passer, mais simplement à cause du vacarme. Elle aperçut le revolver du type sur le tapis de sol et s’en empara. La petite partie de son cerveau encore capable de réfléchir de manière cohérente fut ébahie par le poids de cette chose. Néanmoins, elle le pointa vers l’homme, puis se pencha devant lui et tapa un grand coup sur le bouton de l’autoradio. Une fois ces fichues guitares hurlantes dégagées, elle entendit de nouveau le chant des oiseaux, ainsi que les aboiements de deux chiens, et les hurlements d’un troisième… d’une créature, quoi.

— Reculez votre camion, pour dégager le type que vous avez renversé, ordonna-t-elle. Lentement. Et si vous roulez encore une fois sur le gosse, je vous jure que je vous éclate votre cervelle de crétin.

Bryan Smith fixa sur elle des yeux perplexes et injectés de sang.

— Quel gosse ?

3

Lorsque la roue avant de la camionnette se dégagea du corps de l’écrivain, Roland constata que ses jambes étaient tordues vers la droite en un angle anormal, et qu’une bosse déformait le côté de son jean. Le fémur, sans doute. Il s’était en outre ouvert le front, et tout le côté droit de son visage était baigné de sang. Il avait l’air en pire état que Jake, bien pire, mais un seul regard suffit au Pistolero pour évaluer que, s’il avait le cœur solide et que le choc ne l’avait pas tué, il s’en tirerait probablement. Et il revit Jake saisir l’homme par la taille, le protéger en faisant bouclier, encaissant l’impact de son petit corps.

— Encore vous, dit King à voix basse.

— Vous vous souvenez de moi.

— Oui. Maintenant.

King se passa la langue sur les lèvres.

— Soif.

Roland n’avait rien à boire, et même dans le cas contraire, il n’aurait pas donné à King plus que les quelques gouttes nécessaires pour s’humecter les lèvres. Le liquide pouvait entraîner des vomissements, en cas de blessures, et les vomissements pouvaient causer l’étouffement.

— Désolé, dit-il seulement.

— Non, vous ne l’êtes pas.

Il se lécha de nouveau les lèvres.

— Jake ?

— Là-bas, par terre. Vous le connaissez ?

King essaya de sourire.

— Je l’ai écrit. Où est celui qui vous accompagnait ? Où est Eddie ?

— Mort, fit Roland. Dans le Devar-Toi.

King fronça les sourcils.

— Le Devar… ? Je ne connais pas.

— Non. C’est pour ça qu’on est ici. Qu’il fallait qu’on vienne. Un de mes amis est mort, un autre est peut-être mourant, et le tet est brisé. Tout ça parce qu’un homme paresseux et craintif a interrompu le travail auquel le ka le destinait.

Pas de circulation, sur la route. Hormis les aboiements des chiens, les hurlements du bafouilleux, et le gazouillis des oiseaux, le monde était silencieux. Ils auraient pu être suspendus dans le temps.

Peut-être qu’on l’est vraiment, se dit Roland. Désormais il en avait vu assez pour croire que c’était possible. Tout était possible.

— J’ai perdu le Rayon, avoua King, allongé sur son lit d’aiguilles de pin, au bord du bosquet.

La lumière de ce début d’été fusait tout autour de lui, en une brume verte et or.

Roland passa la main dans le dos de King et l’aida à se redresser. L’écrivain poussa un cri de douleur lorsque la bosse de sa hanche droite roula dans les restes brisés et comprimés de l’os, mais il ne protesta pas. Roland tendit la main en direction du ciel. De gros nuages blancs et joufflus — los angeles, comme les appelaient les cow-boys de Mejis — reposaient immobiles sur fond bleu, sauf ceux juste au-dessus d’eux. Ceux-là traversaient le ciel en se hâtant, comme si un fin filet de vent les poussait.

— Là ! murmura furieusement Roland à l’oreille égratignée et remplie de terre de l’écrivain. Juste au-dessus de toi ! Tout autour de toi ! Ne le sens-tu pas ? Ne le vois-tu pas ?

— Si, fit King. Je le vois, maintenant.

— Si fait, et il a toujours été là. Vous ne l’avez pas perdu, vous avez seulement détourné votre œil de lâche. Mon ami a dû vous sauver, pour que vous le voyiez à nouveau.

De la main gauche, Roland fouilla dans son ceinturon et en sortit une balle. Au début, ses doigts refusèrent de se livrer à ce bon vieux tour d’agilité ; ils tremblaient trop fort. Il ne réussit à les immobiliser qu’en se disant que plus l’exercice lui prendrait de temps, plus il risquait d’être interrompu, ou de voir mourir Jake pendant qu’il s’occupait de ce misérable rebut de l’humanité.

Il leva les yeux et vit la femme qui tenait en respect le conducteur du camion, avec son arme. Très bien. Elle était très bien. Pourquoi Gan n’avait-il pas confié l’écriture de cette histoire à quelqu’un comme elle ? En tout cas, son instinct de la garder avec eux avait été le bon. Même le raffut infernal des chiens et du bafouilleux s’était calmé. Ote nettoyait l’huile et la terre sur le visage de Jake à coups de langue, pendant que dans la camionnette Mitraille et Pistolet engouffraient la viande hachée, cette fois sans intervention intempestive de leur maître.

Roland se retourna vers King, et la balle fit sa vieille danse sur le dos de sa main, entre ses doigts. King sombra presque immédiatement, comme la plupart des gens qui ont déjà été hypnotisés. Il gardait les yeux ouverts, mais ils semblaient regarder au-delà du Pistolero, à travers lui.

Le cœur du Pistolero lui hurlait d’en finir le plus vite possible, mais sa tête n’était pas dupe. Il ne faut pas bâcler les choses. Sauf si tu tiens vraiment à rendre le sacrifice de Jake inutile.

La femme le regardait, de même que le conducteur de la camionnette, assis dans l’entrebâillement de la portière. Roland vit que sai Tassenbaum se débattait, mais Bryan Smith, lui, avait suivi King au pays du sommeil. Ce qui ne surprit pas le Pistolero outre mesure. Si cet homme avait la moindre idée de ce qu’il venait de faire, il était naturel qu’il saisisse n’importe quelle occasion de s’en évader. Même temporaire.

Le Pistolero dirigea de nouveau son attention vers cet homme qui devait être son biographe, sans doute. Il utilisa la même procédure que la première fois. Quelques jours auparavant, dans sa vie. Plus de deux décennies plus tôt, dans celle de l’écrivain.

— Stephen King, me voyez-vous ?

— Pistolero, je vous vois très bien.

— Quand m’avez-vous vu pour la dernière fois ?

— Quand on habitait Bridgton. Quand mon tet était jeune. Quand j’apprenais juste à écrire.

Il marqua une pause, puis il donna à Roland l’indication probablement la plus significative pour lui, indication différente pour chaque homme :

— Quand je buvais encore.

— Êtes-vous endormi, en ce moment ?

— Profondément.

— Êtes-vous dans la douleur ?

— En plein dedans, oui. Je vous remercie.

Le bafou-bafouilleux se remit à hurler. Roland tourna la tête, terrifié à la perspective de ce que ce hurlement pouvait signifier. La femme s’était approchée de Jake, et s’agenouillait à ses côtés. Roland fut soulagé de voir Jake passer le bras autour du cou de la femme, et attirer son visage près de sa bouche, pour lui parler à l’oreille. S’il avait assez de force pour faire ça…

Arrête ! Tu as vu cette difformité sous sa chemise ! Tu ne peux pas te permettre de perdre du temps à espérer.

Il se trouvait confronté à un cruel paradoxe : parce qu’il aimait Jake, il devait le laisser mourir auprès d’Ote et d’une femme qu’ils avaient rencontrée à peine une heure plus tôt.

Peu importait. Il avait à faire avec King, pour l’instant. Si Jake devait entrer dans la clairière pendant qu’il avait le dos tourné… si le ka en décidait ainsi, ainsi soit-il.

Roland convoqua toute sa volonté et sa concentration. Il les condensa en une pointe brûlante, puis les dirigea de nouveau vers l’écrivain.

— Êtes-vous Gan ? demanda-t-il brusquement, sans savoir pourquoi cette question lui venait — mais sachant que c’était la bonne question.

— Non, répondit immédiatement King.

Du sang provenant de sa coupure à la tête lui coula dans la bouche, et il le recracha, sans même cligner des yeux.

— J’ai cru l’être, autrefois, mais c’était l’effet de l’alcool. Et de l’orgueil, je suppose. Aucun écrivain n’est Gan — aucun peintre, aucun sculpteur, aucun compositeur. Nous sommes kas-ka Gan. Pas ka-Gan, mais kas-ka Gan. Vous comprenez ? Vous… vous intuitez ?

— Oui, dit Roland.

Les prophètes de Gan ou les hérauts de Gan : l’expression pouvait signifier indifféremment les deux. Et il sut pourquoi il avait posé cette question.

— Et ce chant que vous chantez, c’est le Ves’-Ka Gan. N’est-ce pas ?

— Oh oui ! fit King en souriant. Le Chant de la Tortue. Il est beaucoup trop ravissant pour un type comme moi, qui sais à peine siffler un air !

— Je m’en moque, dit le Pistolero.

Il réfléchit aussi intensément que le lui permettait son esprit embrumé.

— Et maintenant, vous êtes blessé.

— Est-ce que je suis paralysé ?

— Je ne sais pas.

Et je m’en fiche.

— Tout ce que je sais, c’est que vous êtes en vie, et que quand vous pourrez de nouveau écrire, vous chercherez à entendre le Chant de la Tortue, le Ves’-Ka Gan, comme vous l’avez fait autrefois. Paralysé ou pas. Et cette fois-ci vous le chanterez jusqu’à la fin de la chanson.

— D’accord.

— Vous…

— Et Urs-Ka Gan, le Chant de l’Ours, l’interrompit King.

Puis il secoua la tête, bien que ce fût visiblement douloureux, malgré l’état d’hypnose.

— Urs-A-Ka Gan.

Le Cri de l’Ours ? Le Hurlement de l’Ours ? Roland ne savait pas lequel. Il lui faudrait espérer que ça n’avait pas d’importance, que ce n’était là que le délire d’un écrivain en train de couper les cheveux en quatre.

Une voiture tractant un camping-car passa devant la scène de l’accident sans même ralentir, puis deux grosses motos filèrent à toute vitesse en sens inverse. Et il vint à Roland une pensée étrangement convaincante : le temps ne s’était pas arrêté, mais eux se trouvaient, pour l’instant, dim. Et par là, protégés par le Rayon, qui ne subissait plus d’assaut destructeur et était donc en mesure de les aider, du moins un peu.

4

Répète-le-lui. Il faut qu’il n’y ait aucun malentendu. Et pas de faiblesses, comme il en a déjà eu.

Roland se pencha jusqu’à ce que leurs deux visages soient tout près de se toucher, leurs nez à un millimètre l’un de l’autre.

— Cette fois-ci, vous chanterez la chanson jusqu’au bout, vous écrirez l’histoire jusqu’au bout. Est-ce que vous intuitez vraiment ?

— « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants », fit King d’une voix rêveuse. J’aimerais pouvoir écrire une fin de ce genre.

— Et moi donc.

Et c’était bien ce qu’il souhaitait le plus au monde. En dépit de son chagrin, le temps des larmes n’était pas encore venu. Ses yeux étaient comme deux pierres brûlantes dans sa tête. Peut-être les larmes viendraient-elles plus tard, quand ce qui s’était produit ici commencerait à lui apparaître dans toute sa réalité et son ampleur.

— Je ferai ce que vous dites, pistolero. Peu importe comment tournera le récit, quand les pages viendront à manquer.

La voix même commençait à manquer à King. Roland se dit qu’il sombrerait bientôt dans l’inconscience.

— Je suis désolé pour vos amis, sincèrement, je le suis.

— Merci, dit Roland, réprimant difficilement la pulsion d’attraper la gorge de l’écrivain à pleines mains et de serrer jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Il se releva, mais King ajouta quelque chose qui l’arrêta net.

— Vous l’avez cherché, son chant à elle, comme je vous avais dit de le faire ? Le Chant de Susannah ?

— Je… oui.

Et alors King se força à se redresser sur un coude, et bien qu’à l’évidence il n’ait plus beaucoup de forces, sa voix s’éleva, claire et distincte :

— Elle a besoin de vous. Et vous, d’elle. Maintenant laissez-moi tranquille. Gardez votre haine pour ceux qui la méritent vraiment. Je ne suis pas plus responsable de votre ka que je ne le suis de Gan ou du monde, et nous le savons tous les deux. Laissez ces enfantillages derrière vous — et votre chagrin, aussi — et faites ce que vous voudriez que je fasse.

La voix de King monta en un cri rauque. Il attrapa le poignet de Roland et le serra avec une force incroyable.

— Finissez le travail !

Lorsque Roland essaya de répliquer, rien ne lui vint, d’abord. Il dut commencer par s’éclaircir la gorge.

— Dormez, sai — dormez et oubliez tout le monde présent ici, sauf l’homme qui vous a renversé.

— Je marchais… et ce type m’a renversé.

— Il n’y avait personne d’autre, ici. Ni moi, ni Jake, ni cette femme.

— Personne d’autre, acquiesça King. Juste moi et lui. Il dira la même chose ?

— Oui-là. Bientôt vous dormirez très profondément. Plus tard vous ressentirez peut-être la douleur, mais pour l’instant vous ne sentez rien.

— Pas de douleur pour l’instant. Dormir profondément.

La silhouette tordue de King se détendit sur son lit d’aiguilles de pin.

— Cependant, avant de vous endormir, écoutez encore un instant, ordonna Roland.

— J’écoute.

— Une femme viendra peut-être à v… Attendez une seconde. Est-ce qu’il vous arrive de rêver que vous faites l’amour avec des hommes ?

— Vous me demandez si je suis gay ? Un homosexuel refoulé, peut-être ? fit King d’une voix lasse, mais amusée.

— Je ne sais pas. (Roland marqua une pause). J’imagine, oui.

— La réponse est non. Il m’arrive de rêver que je fais l’amour avec des femmes. Un peu moins maintenant, en vieillissant… et peut-être plus du tout pour un bon moment, désormais. Cette espèce de con m’a vraiment bousillé.

Pas autant qu’il a bousillé mon garçon, pensa Roland avec amertume, mais il ne dit mot.

— Si tu ne rêves que d’amour avec des femmes, alors c’est une femme qui viendra peut-être à toi.

— Vous dites ainsi ?

King avait l’air vaguement intéressé.

— Oui. Si elle vient, elle sera ravissante. Elle vous parlera du plaisir et du réconfort qui vous attendent dans la clairière. Elle se fera peut-être appeler Morphine ou Morphia, Fille du Sommeil, ou encore Selena, Fille de la Lune. Elle vous offrira son bras et proposera de vous y conduire. Vous devrez refuser.

— Je devrai refuser.

— Même si vous êtes tenté par ses yeux et par ses seins.

— Même, acquiesça King.

— Et pourquoi refuserez-vous, sai ?

— Parce que le chant n’est pas terminé.

Roland se sentit enfin satisfait. Mme Tassenbaum était agenouillée près de Jake. Le Pistolero les ignora tous deux et se dirigea vers l’homme assis au volant de son chariot à moteur, celui qui avait causé tous ces dégâts. L’homme avait les yeux vides et écarquillés, et la mâchoire qui pendait mollement. Un filet de bave dégoulinait de son menton mal rasé.

— Vous m’entendez, sai ?

L’homme hocha la tête d’un air craintif. Derrière lui, les deux chiens s’étaient tus. Deux paires d’yeux brillants fixèrent le Pistolero, de l’arrière du véhicule.

— Comment vous appelez-vous ?

— Bryan, si cela vous sied — Bryan Smith.

Non, cela ne lui seyait pas du tout. Encore un qu’il aurait aimé étrangler. Une autre voiture passa sur la route, et cette fois-ci, la personne au volant klaxonna au passage. Quelle que fût leur protection, elle n’allait pas tenir très longtemps.

Sai Smith, tu viens de renverser un homme, avec ta voiture, ton camiobile, quel que soit le nom que tu lui donnes.

Bryan Smith se mit à trembler des pieds à la tête.

— J’ai jamais eu le moindre PV, gémit-il, et voilà que j’me r’trouve à renverser le type le plus connu de tout l’État ! C’est mes chiens, ’s’battaient.

— Ce ne sont pas vos mensonges qui me mettent en colère, le coupa Roland, mais la peur qui les provoque. Ferme donc ta bouche.

Bryan Smith obéit. Lentement, son visage tournait au blanc cireux.

— Vous étiez seul, quand vous l’avez heurté. Personne d’autre ici que vous et le conteur. Vous comprenez ?

— J’étais seul. Monsieur, est-ce que vous êtes un entrant ?

— Peu importe ce que je suis. Vous êtes allé vérifier qu’il était toujours en vie.

— Toujours en vie, super, fit Smith. J’ai jamais voulu faire de mal à qui qu’ce soit, sérieux.

— Il vous a parlé. C’est comme ça que vous avez su qu’il était en vie.

— Oui ! dit Smith, le sourire aux lèvres. Puis, fronçant les sourcils : Et qu’est-ce qu’il a dit ?

— Vous avez oublié. Vous étiez nerveux, et affolé.

— Affolé et nerveux. Nerveux et affolé. Pour sûr.

— Maintenant, reprenez le volant. Et alors vous vous réveillerez, petit à petit. Et quand vous arriverez à une maison ou à une boutique, vous direz qu’il y a un homme blessé, sur la route. Un homme qui a besoin d’aide. Répétez, et soyez sincère.

— Je reprends le volant.

Il caressa ledit volant comme s’il avait déjà hâte d’être parti. Roland se doutait que c’était le cas.

— Je me réveille, petit à petit. Quand j’arrive à une maison ou une boutique, je leur dis que Stephen King est blessé sur le bord d’la route, et qu’il a besoin d’aide. Je sais qu’il est en vie, parce qu’il m’a parlé. C’était un accident.

Il marqua une pause.

— Pas ma faute. Il marchait sur la route.

Nouvelle pause.

— Sûrement.

Après tout, est-ce que ça m’importe vraiment, sur le dos de qui tout ce bazar retombe ? se demanda Roland. À la vérité, il s’en moquait. Quoi qu’il en soit, King se remettrait à écrire. Et Roland espérait presque que ce serait lui qui paierait, parce que tout était sa faute. Il n’avait rien à faire là, de toute manière.

— Partez, maintenant, ordonna-t-il à Bryan Smith. Je ne veux plus vous voir.

Smith fit démarrer sa camionnette avec un air de profond soulagement. Roland ne prit pas la peine de le regarder s’éloigner. Il se dirigea vers Mme Tassenbaum et tomba à genoux à côté d’elle. Ote s’était assis près de la tête de Jake. Le bafouilleux s’était tu, sachant que ses gémissements ne seraient plus entendus de celui qu’il pleurait. Ce que le Pistolero craignait le plus au monde s’était finalement produit. Tandis qu’il parlait à deux hommes qu’il méprisait, le garçon qu’il aimait plus que tout — plus que quiconque dans sa vie, même Susan Delgado — avait péri sous ses yeux pour la deuxième fois. Jake était mort.

5

— Il vous a parlé, dit Roland.

Il prit Jake dans ses bras et se mit à le bercer doucement, d’avant en arrière. Les Rizas tintaient dans leur sac. Il sentait déjà le froid envahir le corps du garçon.

— Oui.

— Qu’a-t-il dit ?

— De revenir vous chercher, « quand le travail ici serait fini ». Ce sont ses mots exacts. Et puis il a murmuré : « Dites à mon père que je l’aime. »

Roland émit un son déchirant, étouffé et désespéré, qui remonta du plus profond de sa gorge. Il se rappela Fedic, juste après qu’ils avaient passé la porte. Aïle, Père, avait dit Jake. Roland l’avait pris dans ses bras, alors. Sauf qu’à ce moment-là il avait senti battre le cœur du garçon. Il aurait tout donné pour le sentir battre à nouveau.

— Ce n’est pas tout, ajouta-t-elle. Mais avons-nous le temps maintenant, surtout si je peux vous le dire plus tard ?

Roland comprit immédiatement où elle voulait en venir. L’histoire qu’allaient raconter Bryan Smith et Stephen King était toute simple. Elle ne prévoyait pas la présence d’un vagabond efflanqué avec un gros pistolet, ou d’une femme aux cheveux grisonnants. Encore moins d’un enfant mort avec un sac rempli de plats affûtés et une mitraillette dans la ceinture de son pantalon.

La seule question était de savoir si oui ou non cette femme allait revenir. Elle n’était pas la première qu’il avait réussi à amener à faire des choses qu’elle n’aurait pas faites en temps normal, mais il savait que la situation pourrait lui apparaître différemment, une fois qu’elle ne serait plus en présence du Pistolero. Lui demander sa parole — Jurez-vous de revenir me chercher, sai ? Le jurez-vous sur le cœur arrêté de ce garçon ? — n’était pas la bonne solution. Elle pouvait être très sincère sur le coup et y réfléchir à deux fois, passée la première colline.

Pourtant, quand il avait eu l’occasion d’emmener l’épicier à qui appartenait le camion, il ne l’avait pas fait. Il n’avait pas non plus choisi le vieillard qui tondait la pelouse chez l’écrivain.

— Plus tard, ça ira. Pour l’heure, dépêchez-vous de partir. Si pour une raison ou pour une autre vous sentez que vous ne pourrez pas revenir, je ne vous en voudrai pas.

— Où vous iriez, tout seul ? demanda-t-elle. Comment sauriez-vous où aller ? Ce n’est pas votre monde. N’est-ce pas ?

Roland ignora la question.

— Si quand vous revenez la première fois, il y a encore du monde — agents de la paix, gardes du guet, dos bleus, je ne sais pas —, passez sans vous arrêter. Revenez une demi-heure plus tard. S’ils sont toujours là, ne vous arrêtez pas. Continuez comme ça jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne.

— Est-ce qu’ils remarqueront mon manège ?

— Je ne sais pas. D’après vous ?

Elle réfléchit un instant, puis, souriant presque :

— Les flics ? Dans ce bled ? Sans doute pas.

Il hocha la tête, convaincu par son raisonnement.

— Quand vous aurez l’impression que la voie est libre, arrêtez-vous. Vous ne me verrez pas, mais moi je vous verrai. J’attendrai jusqu’à la nuit. Si alors vous n’êtes pas revenue, je m’en irai.

— Je reviendrai vous chercher, mais pas dans cette misérable guimbarde qu’ils osent appeler une camionnette. Je serai au volant d’une Mercedes-Benz S600, annonça-t-elle avec une pointe de fierté.

Roland n’avait aucune idée de ce qu’était une Mercedes-Baine, mais il acquiesça comme s’il voyait de quoi il s’agissait.

— Partez. Nous parlerons plus tard, quand vous serez revenue.

Si vous revenez, se dit-il.

— Je pense que vous aurez besoin de ceci, dit-elle en glissant le revolver de Roland dans son holster.

— Grand merci, sai.

— Je vous en prie.

Il la regarda retourner jusqu’au vieux camion (dont il était certain qu’elle s’était mise à bien l’aimer, malgré son discours méprisant) et se hisser sur le siège, côté conducteur. Et en la regardant, il comprit qu’il lui manquait quelque chose, et que ce quelque chose pourrait bien se trouver dans le camion.

— Hé, oh !

Mme Tassenbaum avait déjà la main sur la clé de contact. Elle suspendit son geste et adressa un regard interrogateur au Pistolero. Roland reposa Jake avec précaution sur la terre dans laquelle il allait bientôt être enseveli (et c’est cette pensée qui lui avait fait rappeler Mme Tassenbaum) et se releva. Il grimaça et porta la main à sa hanche. Mais c’était le fait de l’habitude. Il ne ressentait aucune douleur.

— Quoi ? demanda-t-elle en le voyant approcher. Si je ne pars pas au plus vite…

Autant ne pas partir du tout.

— Oui. Je sais.

Il inspecta l’arrière de la camionnette. Au milieu des outils éparpillés il distingua une forme carrée, sous une bâche bleue. Les bords de la bâche étaient repliés sous l’objet pour éviter qu’il éclate. Lorsque Roland dégagea la bâche, il vit huit ou dix boîtes de ce gros papier raide qu’Eddie appelait du « carre-thon ». Elles étaient assemblées pour former un cube. L’image imprimée sur le dessus lui révéla qu’elles contenaient des boîtes de bière. Il n’aurait pas pris plus de soin s’il s’était agi d’explosifs ultrasensibles.

C’était la bâche, qu’il voulait.

Il recula du camion avec le tissu dans les bras et lança :

Maintenant vous pouvez y aller.

Elle fit tourner la clé, mais ne démarra pas immédiatement.

— Monsieur, je voulais vous dire… toutes mes condoléances. Je vois bien ce que ce garçon représentait pour vous.

Roland Deschain inclina la tête, mais ne dit rien.

Irene Tassenbaum le fixa encore quelques secondes, se remémora cette évidence, que les mots étaient parfois bien inutiles, puis fit démarrer le moteur en claquant sa portière. Il la regarda reprendre la route (elle avait désormais une maîtrise parfaite de l’usage de l’embrayage), amorçant un tournant raide pour reprendre la direction du nord, vers East Stoneham.

Toutes mes condoléances.

Et il se retrouvait seul avec son deuil. Seul avec Jake. Pendant une seconde, Roland resta debout, à contempler le petit bosquet longeant la grand-route, à contempler aussi deux des trois êtres qui s’étaient retrouvés là : un homme, inconscient, et un garçon, mort. Roland avait les yeux secs et brûlants, il les sentait battre dans ses orbites, et il crut qu’il avait de nouveau perdu la faculté de pleurer. Il trouva cette idée horrifiante. S’il était incapable de verser la moindre larme après tout ça — après avoir tout regagné, puis tout reperdu —, à quoi bon ? Aussi ce fut pour lui un immense soulagement, lorsqu’elles vinrent enfin. Elles coulèrent de ses yeux, venant apaiser cet éclat d’un bleu presque dément. Elles dévalèrent ses joues sales. Il pleura presque en silence, pourtant il y eut un sanglot, et Ote l’entendit. Il leva la truffe vers le couloir de nuages fuyant à vive allure, et poussa un seul hurlement. Puis il se tut, lui aussi.

6

Ote à ses talons, Roland porta Jake dans les bois. Que le bafouilleux sanglotât lui aussi n’était pas pour surprendre Roland ; il l’avait déjà vu pleurer, auparavant. Et l’époque à laquelle il croyait que les démonstrations d’intelligence (et de compassion) d’Ote n’étaient sans doute rien de plus qu’un don d’imitation était révolue depuis bien bien long. Ce qui occupait surtout l’esprit de Roland, et accompagnait ces quelques pas, c’est une prière pour les morts qu’il avait entendu dire à Cuthbert, lors de leur dernière campagne ensemble, celle qui s’était achevée à Jéricho Hill. Il doutait que Jake eût besoin d’une prière pour l’accompagner là-haut, mais le Pistolero avait besoin de s’occuper l’esprit, qu’il ne sentait pas très vaillant, en cet instant. S’il s’aventurait trop loin dans la mauvaise direction, il se briserait certainement. Peut-être plus tard pourrait-il céder à l’hystérie — ou même à l’irina, la folie qui soigne — mais pas maintenant. Il ne romprait pas maintenant. Il ne laisserait pas la mort de cet enfant ne rimer à rien.

L’éclat vert et or qu’on ne retrouve à l’été que dans les forêts (et les vieilles forêts, encore, comme celle que parcourait l’Ours Shardik) se fit soudain plus profond. Il se glissait au travers des arbres en rayons sombres, et l’endroit où Roland choisit finalement de s’arrêter ressemblait plus à une église qu’à une clairière. Il avait parcouru approximativement deux cents pas depuis la route, en direction de l’ouest. Il déposa Jake et scruta les alentours. Il vit deux boîtes de bière rouillées et quelques douilles vides, sans doute laissées par des chasseurs. Il les jeta plus loin dans les bois, pour que les lieux soient propres. Puis il baissa les yeux vers Jake, essuyant ses larmes pour le voir aussi clairement que possible. Le visage de l’enfant était aussi propre que la clairière même, Ote y avait veillé, mais l’un des yeux de Jake restait ouvert, donnant au garçon un air taquin et maléfique que Roland ne put tolérer. Du doigt il lui referma la paupière, et lorsqu’elle se rouvrit, comme poussée par un ressort (comme un store capricieux, voilà l’image qui lui vint), il lécha la partie charnue de son pouce et le passa de nouveau sur la paupière, pour la lisser. Cette fois, elle demeura close.

Il y avait des traces de sang et de terre, sur la chemise de Jake. Roland la lui retira, puis ôta sa propre chemise et l’enfila sur le corps du garçon, en le manipulant comme une poupée. La chemise lui arrivait presque aux genoux, mais Roland ne tenta pas de la rentrer dans le pantalon de Jake ; portée ainsi, elle dissimulait les taches de sang à l’entrejambe.

Ote observa toute la scène, ses yeux cerclés d’or brillants de larmes.

Roland s’attendait à trouver un sol mou, sous l’épais tapis d’aiguilles de pin, et il l’était. Tandis qu’il creusait la tombe de Jake, il se fit une frayeur en entendant un bruit de moteur, en provenance de la route. D’autres chariots à moteur étaient passés, depuis qu’il avait amené Jake dans les bois, mais il reconnut les ratés dissonants de celui-ci. L’homme à la camionnette bleue était de retour. Roland n’était pas absolument certain qu’il reviendrait.

— Reste ici, dit-il au bafouilleux. Garde ton maître.

Mais c’était incorrect.

— Reste et garde ton ami.

Il n’aurait pas été exceptionnel pour Ote de répéter cet ordre (Res’, voilà le mieux qu’il aurait pu faire) à voix basse, en imitant le Pistolero, mais cette fois-ci il ne dit rien. Roland le regarda s’allonger près de la tête de Jake, et gober une mouche qui s’apprêtait à se poser sur le nez du jeune garçon. Satisfait, Roland hocha la tête, puis repartit en direction de la route.

7

Le temps que Roland l’ait à nouveau dans son champ visuel, Bryan Smith était sorti de son chariot à moteur. Il s’était assis sur le mur de pierre, sa canne posé sur les genoux (Roland n’avait aucun moyen de savoir si cette canne était une supercherie, ou si l’homme en avait réellement besoin, et d’ailleurs il s’en moquait). King avait vaguement repris conscience, et les deux hommes discutaient.

— Je vous en prie, dites-moi que c’est seulement foulé, disait l’écrivain d’une voix faible et inquiète.

— Nan ! J’dirais que vous avez la jambe cassée en six, p’t-être même sept morceaux.

Maintenant qu’il avait eu le temps de se poser un peu et peut-être même d’inventer une histoire, Bryan Smith n’avait pas seulement l’air calme, mais presque joyeux.

— Remontez-moi le moral, ne vous gênez pas, lança King.

La partie visible de son visage était très pâle, mais le filet de sang coulant de sa blessure à la tempe s’était presque arrêté.

— Vous auriez une cigarette ?

— Nan, répondit Smith sur ce même ton étrangement joyeux. J’ai arrêté.

Bien que pas particulièrement doué pour le shining, Roland l’était assez pour savoir que c’était un mensonge. Mais Smith n’en avait que trois, et il ne voulait pas les partager avec cet homme, qui pouvait sans doute s’offrir assez de cigarettes pour remplir tout le camion. En plus, se dit Smith…

— En plus, les gens qui ont eu un accident sont pas censés fumer, fit-il d’un air docte.

King hocha la tête.

— Mal à respirer, moi.

— Y a p’t-être aussi une côte ou deux. Je m’appelle Bryan Smith. C’est moi qui vous ai renversé. Désolé.

Il tendit la main et — chose incroyable — King la serra.

— Ça m’était jamais arrivé, un truc pareil, reprit Smith. J’avais même jamais eu un seul PV.

Peut-être King eut-il conscience de l’énormité de ce mensonge, mais il choisit de ne pas faire de commentaire. Il avait autre chose en tête.

— Monsieur Smith… Bryan… est-ce qu’il y avait quelqu’un d’autre, ici ?

Au milieu des arbres, Roland se raidit.

Smith eut réellement l’air d’y réfléchir. Il farfouilla dans sa poche, en sortit une barre Mars et entreprit de la déballer. Puis il secoua la tête.

— Rien qu’vous et moi. Mais j’ai appelé les secours, l’ambulance et les pompiers, à l’épicerie. Ils ont dit qu’ils avaient quelqu’un tout près. Qu’ils seraient là au plus vite. Vous inquiétez pas.

— Vous savez qui je suis.

— Pour sûr que j’sais ! fit Bryan Smith, en gloussant.

Il prit une bouchée de sa friandise et poursuivit, tout en mâchant.

— J’vous ai tout d’suite reconnu. J’ai vu tous vos films. Mon préféré, c’est celui avec le saint-bernard. C’était quoi, déjà, le nom du chien ?

— Cujo, précisa King.

C’était un mot que Roland connaissait, qu’il avait parfois entendu dans la bouche de Susan, alors qu’ils étaient seuls. À Mejis, cujo signifiait « gentil ».

— Ouais ! C’était génial ! Ça foutait trop les j’tons ! Je suis bien content que le p’tit gars s’en soit tiré !

— Dans le livre, il meurt.

Puis King ferma les yeux et se rallongea, dans l’attente.

Smith reprit une bouchée de son Mars, énorme, cette fois-ci.

— Et j’ai bien aimé l’adaptation télé avec le clown, aussi. Trop cool !

King ne répondit rien. Il gardait les yeux fermés, mais Roland trouva que le mouvement profond et régulier de sa poitrine était bon signe. Très bon signe.

Puis un camion arriva vers eux en vrombissant, et s’arrêta en faisant un écart. Le nouveau chariot à moteur était environ de la taille d’un bucka funéraire, mais orange au lieu de noir, et bardé de loupiotes clignotantes. Roland ne fut pas mécontent de le voir rouler sur les traces du camion de l’épicier, avant de s’arrêter.

Roland s’attendait presque à en voir surgir un robot, mais c’est un homme qui sortit du bucka. Il alla fouiller à l’arrière et en extirpa une trousse de chirurgien. S’étant assuré que tout irait bien de ce côté-ci, Roland retourna auprès de Jake, se déplaçant de nouveau avec toute sa grâce inconsciente : pas une brindille ne craqua, pas un oiseau surpris ne s’envola.

8

Seriez-vous étonné, après tout ce que nous avons vu ensemble et tous les secrets qui nous ont été révélés, d’apprendre qu’à cinq heures et quart de l’après-midi, Mme Tassenbaum alla garer le vieux camion de Chip McAvoy dans l’allée d’arrivée d’une maison que nous avons déjà visitée ? Probablement pas, car le ka est une roue, et tout ce qu’il sait faire, c’est tourner. Au cours de notre dernière visite ici, en 1977, la maison comme le hangar à bateaux sur les rives du Lac Keywadin étaient peints en blanc, bordés de vert. Les Tassenbaum, qui avaient acheté la propriété en 1994, avaient peint le tout dans des tons crème très harmonieux (pas de rebord coloré ; pour Irene Tassenbaum, le rebord, c’était bon pour les gens qui n’arrivent pas à se décider). Ils ont aussi ajouté un panneau « COUCHER DE SOLEIL », sur un poteau au début de l’allée, et pour l’administration, ça fait partie de leur adresse postale, mais pour les gens du coin, la maison au sud du Lac Keywadin restera toujours chez le vieux John Cullum.

Elle gara le camion à côté de sa Benz rouge sombre et pénétra dans la maison, répétant intérieurement ce qu’elle raconterait à David pour expliquer qu’elle était arrivée dans le pick-up de l’épicier du coin, mais Coucher de Soleil résonnait de ce bourdonnement si caractéristique des maisons vides ; elle le reconnut immédiatement. Elle était rentrée dans bon nombre d’endroits vides, déjà — des appartements, au début, puis des maisons de plus en plus grandes, avec le temps. Non pas que David ait eu pour habitude d’aller boire ou courir le jupon, juste ciel, non. Non, lui et ses amis se retrouvaient en général dans le garage de l’un ou de l’autre, dans une cave ou un entrepôt quelconque, à boire du vin bon marché et de la bière au litre, à inventer Internet et tous les logiciels nécessaires à son bon fonctionnement, et au confort de l’usager. Les profits, même si nombreux sont ceux qui ne le croiraient pas, n’avaient été qu’un effet secondaire. Le silence qui accueillait souvent leurs femmes à la maison en était un autre. Au bout d’un moment, le bourdonnement de ce silence finissait par vous taper sur les nerfs, il vous rendait dingue, même, mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui elle était ravie d’avoir la maison rien qu’à elle.

Est-ce que tu coucheras avec le Shérif Dillon, s’il veut de toi ?

Voilà une question à laquelle elle n’avait même pas à réfléchir. La réponse était oui, elle coucherait avec lui, s’il voulait d’elle : par le côté, par-derrière, en levrette, ou bien carrément à la sauvage, si ça pouvait lui faire plaisir.

Mais il ne voudrait pas — même s’il n’avait pas porté le deuil de son jeune

(sai ? fils ?)

ami, il ne voudrait pas coucher avec elle, elle et ses rides, ses cheveux grisonnants aux racines, sa bouée autour de la taille que ses vêtements de créateur ne parvenaient à dissimuler qu’imparfaitement. L’idée même était ridicule.

Mais oui, s’il voulait d’elle, elle était d’accord.

Elle regarda sur le réfrigérateur, et là, tenu par un des aimants (NOUS, POSITRONICS, NOUS CONSTRUISONS L’AVENIR CIRCUIT APRÈS CIRCUIT, disait celui-là), elle trouva un petit mot.

Ree…


Tu voulais que je me détende, eh bien je me détends (non mais !)

À savoir : je suis parti pêcher avec Sonny Emerson, d’l’aut’côté du lac, pour sûr, pour sûr. Serai rentré avant 7h, sauf si les insectes sont trop méchants. Si je ramène une perche, tu voudras bien la nettoyer et la préparer ?

D.

P-S : il se passe quelque chose à l’épicerie, ils ont rameuté 3 voitures de police. Des ENTRANTS, peut-être bien ???? Si tu as des infos, tiens-moi au courant.

Elle lui avait dit qu’elle irait à l’épicerie cet après-midi — acheter des œufs et du lait dont elle n’avait bien sûr jamais vu la couleur — et il s’était contenté de hocher la tête. Oui ma chérie, très bien ma chérie. Mais son mot ne révélait pas l’ombre d’une inquiétude, la preuve qu’il ne s’était pas rappelé ce qu’elle lui avait dit. Mais à quoi s’attendait-elle, aussi ? Avec David, ça entrait par une oreille et ça ressortait par l’autre. Bienvenue dans le Monde des Génies.

Elle retourna le papier, prit un stylo dans le mug où ils étaient rangés, hésita, puis écrivit :

David,


Il s’est passé quelque chose et je dois partir quelque temps. Au moins 2 jours, peut-être même 3 ou 4. Ne t’inquiète surtout pas pour moi et n’en parle à personne, SURTOUT PAS À LA POLICE. Une histoire de chat errant.

Est-ce qu’il y comprendrait quelque chose ? Elle pensait que oui, s’il se rappelait leur première rencontre. À la SPA de Santa Monica, au milieu des chenils, à l’arrière : la naissance de l’amour sur fond de jappements et d’aboiements. Ça lui rappelait James Joyce, bon Dieu. Il avait amené un chien errant qu’il avait trouvé dans une rue de banlieue près de l’appartement où il séjournait avec une demi-douzaine d’amis intellos. Elle cherchait un chaton pour pimenter un peu sa vie, n’ayant pour résumer aucun ami. À l’époque il avait encore tous ses cheveux. Elle trouvait les femmes qui se les teignaient plutôt amusantes. Le temps était un voleur, et une des premières choses qu’il vous volait, c’est votre sens de l’humour.

Elle hésita, puis ajouta :

Je t’aime,

Ree

Était-ce toujours vrai ? Eh bien, mieux valait le laisser, de toute façon. C’était sale, de raturer ce qu’on avait écrit. Elle remit le papier sur le réfrigérateur, avec le même vieil aimant pour le tenir en place. Elle prit les clés de la Mercedes dans le petit panier près de la porte, puis se souvint de la barque, toujours amarrée au petit bout de ponton, derrière l’épicerie. Elle serait très bien, là-bas. Puis elle pensa à autre chose, à une chose que lui avait dite le garçon. Il ne sait pas ce que c’est que l’argent.

Elle se rendit dans l’office, où ils gardaient toujours un rouleau de billets de cinquante (il y avait des coins dans ce bled où elle aurait juré qu’ils n’avaient même jamais entendu parler de la MasterCard) et en prit trois. Elle s’éloigna, haussa les épaules, puis revint prendre les trois autres. Pourquoi pas, après tout ? Aujourd’hui elle vivait dangereusement.

En sortant, elle s’arrêta de nouveau pour considérer le mot qu’elle avait laissé. Et, pour une raison qu’elle était incapable de s’expliquer, elle retira l’aimant Positronics et le remplaça par un quartier d’orange. Puis elle sortit.

Peu importait l’avenir. Pour l’instant, elle avait largement de quoi s’occuper avec le présent.

9

Le bucka d’urgence était reparti, emmenant l’écrivain vers l’hôpital ou l’infirmerie la plus proche, supposait Roland. Les officiers de paix étaient arrivés au moment même où l’engin partait, et ils passèrent environ une demi-heure à parler avec Bryan Smith. Le Pistolero entendait leur palabre de là où il était, juste derrière la première côte. Les questions des dos bleus étaient claires et posées, les réponses de Smith de vagues marmonnements. Roland ne vit aucune raison d’interrompre sa tâche. Si les bleus venaient par ici et le voyaient, il s’occuperait d’eux. Il se contenterait de les neutraliser, sauf s’ils lui rendaient la vie impossible ; les dieux savaient qu’il y avait eu assez de tuerie comme ça. Mais quoi qu’il en soit, il enterrerait ses morts.

Il enterrerait ses morts.

Dans la clairière, la ravissante brume vert et or s’intensifia. Les moustiques le trouvèrent, mais Roland ne prit pas la peine de s’interrompre pour les écarter, qu’ils boivent tout leur saoul et s’en aillent piquer ailleurs, chargés de leur cargaison de sang. Tandis qu’il terminait de creuser la tombe à la main, il entendit des moteurs démarrer, le ronron doux de deux voitures et le grondement plus irrégulier du camiobile de Smith. Il n’avait entendu la voix que de deux officiers de paix, ce qui signifiait qu’à moins qu’il y ait eu un troisième dos bleu qui n’avait rien à dire, ils avaient permis à Smith de repartir sans encombre. Roland trouva la chose plutôt étrange, mais — tout comme de savoir si King était paralysé ou pas — il n’en avait cure. Tout ce qui importait, c’était ce qu’il était en train de faire ; tout ce qui importait pour lui, c’était de prendre soin des siens.

Il fit trois allers et retours pour ramasser des pierres, parce qu’une tombe creusée à la main était forcément creuse, et que, même dans un monde aussi policé que celui-là, les animaux avaient toujours faim. Il entassa les pierres à la tête du trou, cicatrice doublée de terre si riche qu’elle ressemblait à du satin noir. Ote était allongé près de la tête de Jake, à regarder le Pistolero aller et venir, sans un mot. Il avait toujours été différent de ceux de son espèce, de ce qu’étaient devenus ses semblables, depuis que le monde avait changé. Roland avait même été jusqu’à supposer que c’étaient ses bavardages incessants qui avaient coûté à Ote sa place dans le tet — il s’en était fait exclure sans ménagement, d’ailleurs. Quand ils avaient croisé ce bonhomme pour la première fois, pas très loin de la ville de River Crossing, il était squelettique, avec une morsure à moitié cicatrisée sur le flanc. Le bafouilleux avait tout de suite aimé Jake. « Aussi clair que la Terre veut le jour », comme aurait dit Cort (ou le père de Roland, d’ailleurs). Et c’est à Jake que le bafouilleux avait le plus parlé. Roland se disait presque qu’Ote deviendrait peut-être complètement muet, maintenant que le garçon était mort, et cette pensée lui rappela cruellement tout ce qui était perdu.

Il se remémora le garçon, debout devant les habitants de Calla Bryn Sturgis à la lueur des flambeaux, avec son visage jeune et beau, comme s’il était éternel. Je m’appelle Jake Chambers, fils d’Elmer, de la Lignée d’Eld, du KA-TET de Quatre-vingt-dix-neuf, avait-il dit, et oh, si fait, voilà qu’il y était, en quatre-vingt-dix-neuf, avec sa tombe fraîchement creusée, qui l’attendait.

Roland se remit à sangloter. Il s’enfouit le visage dans les mains et se mit à se balancer d’avant en arrière, en appui sur les genoux, dans le parfum sucré de la sève de pin, regrettant amèrement de n’avoir pu s’affranchir du ka avant que ce vieux démon plein de patience lui ait enseigné le prix véritable de sa quête. Il aurait tout donné pour changer le cours de ce qui s’était produit, tout, pour refermer ce trou sans rien à l’intérieur, mais il se trouvait à présent dans le monde dans lequel le temps était à sens unique.

10

Lorsqu’il eut repris ses esprits, il enroula Jake avec précaution dans la bâche bleue, arrangeant une sorte de capuche autour du visage pâle et immobile de l’enfant. Il recouvrirait ce visage pour de bon au moment de refermer la tombe, mais pas avant.

— Ote, demanda-t-il. Tu veux dire au revoir ?

Ote leva les yeux vers Roland, et pendant un moment le Pistolero ne fut pas certain qu’il avait compris la question. Puis le bafouilleux tendit le cou et caressa une dernière fois le visage du garçon d’un coup de langue.

— Ake, dieu, dit-il.

Jake, adieu ou bien « Jake, à Dieu », ça revenait au même, de toute façon.

Le Pistolero prit l’enfant dans ses bras (comme il était léger, ce petit qui avait sauté du grenier à foin avec Benny Slightman, qui avait combattu les vampires avec le Père Callahan ; étonnamment léger comme si le poids de son corps s’était envolé avec sa vie) et le déposa dans le trou. Un peu de terre tomba sur une de ses joues et Roland l’épousseta. Après quoi il ferma de nouveau les yeux pour réfléchir. Puis, enfin — la voix entrecoupée de sanglots —, il parla. Il savait que toute traduction dans la langue de ce monde serait maladroite, pourtant il fit de son mieux. Si l’homme-esprit de Jake rôdait dans les parages, c’était ce langage-là qu’il comprendrait.

« Le temps file, le glas sonne, la vie passe,

aussi entends ma prière.

La naissance n’est rien que la mort commencée,

aussi entends ma prière.

La mort est sans voix, aussi entends ma voix. »

Ces paroles s’envolaient dans la brume vert et or. Roland les laissa partir, puis attaqua la suite. Il parlait plus vite, à présent.

« Voici Jake, qui a servi son ka et son tet.

Je dis vrai.

Que le regard miséricordieux de S’mana soigne

son cœur. Je dis je vous prie.

Que les bras de Gan le soulèvent des ténèbres

de cette terre. Je dis je vous prie.

Entoure-le, Gan, de lumière.

Remplis-le, Chloé, de force.

S’il a soif, donne-lui de l’eau dans la clairière.

S’il a faim, donne-lui à manger dans la clairière.

Que sa vie sur cette terre et la douleur de sa mort ne soient qu’un rêve à son âme qui s’éveille, et que son regard tombe sur chaque vision d’enchantement ; qu’il retrouve les amis qu’il avait perdus, et que tous ceux dont il appelle le nom lui répondent en retour par le sien.

Voici Jake, qui vécut une bonne vie, qui aima les siens, et qui mourut comme en décida le ka.

Tout homme te doit une mort. Voici Jake. Donne-lui la paix. »

Il resta agenouillé quelques instants, les mains croisées entre les genoux, à penser qu’il n’avait pas compris le pouvoir réel du chagrin, ni la douleur du regret, jusqu’à cette seconde.

Je ne supporte pas de le laisser partir.

Mais une fois encore, ce cruel paradoxe : s’il ne le laissait pas partir, son sacrifice était vain.

Roland ouvrit les yeux et dit :

— Au revoir, Jake. Je t’aime, mon enfant.

Puis il referma la capuche bleue sur le visage du garçon, pour le protéger de la pluie qui allait venir.

11

Lorsque la tombe fut remplie et les pierres disposées dessus, Roland retourna à la route et inspecta les traces des divers véhicules, afin de voir ce qu’elles racontaient, et tout simplement parce qu’il n’avait rien d’autre à faire. Lorsqu’il eut fini cette tâche insignifiante, il s’assit sur un tronc renversé. Ote était resté près de la tombe, et Roland se dit qu’il élirait peut-être domicile là. Il appellerait le bafouilleux au moment du retour de Mme Tassenbaum, mais il savait qu’Ote ne viendrait peut-être pas. Si tel était le cas, cela signifierait qu’Ote avait décidé de rejoindre son ami dans la clairière. Le bafouilleux allait simplement monter la garde auprès de la tombe de Jake jusqu’à mourir de faim, ou être tué par un prédateur quelconque. Cette idée ne faisait qu’accroître le chagrin de Roland, mais la décision appartenait à Ote.

Dix minutes plus tard, le bafouilleux sortit tout seul du bois et vint s’asseoir près de la botte gauche de Roland.

— Bon garçon, dit Roland en caressant la tête du bafouilleux.

Ote avait décidé de vivre. C’était une petite chose, mais une bonne chose.

Dix minutes plus tard, une voiture rouge sombre se rangea presque sans aucun bruit approximativement à l’endroit où King s’était fait renverser et Jake, tuer. Elle s’immobilisa. Roland ouvrit la portière côté passager et monta, toujours en grimaçant pour une douleur qui avait disparu. Ote sauta entre ses pieds sans qu’on lui ait rien demandé, se mit en boule la truffe contre le flanc, et parut s’endormir.

— Vous avez pu vous occuper de votre garçon ? demanda Mme Tassenbaum en démarrant.

— Oui. Grand merci-sai.

— J’imagine que je ne pourrai pas mettre une marque particulière, dit-elle. Mais plus tard je pourrai planter quelque chose. Vous avez une idée de ce qui lui aurait plu, d’après vous ?

Roland leva les yeux et, pour la première fois depuis la mort de Jake, il sourit.

— Oui. Une rose.

12

Ils roulèrent pendant environ vingt minutes en silence. Elle s’arrêta dans une petite boutique au bord de la route au-delà de la limite de Bridgton, et elle y prit de l’essence dans une pompe : MOBIL, une marque que Roland avait déjà croisée, au cours de ses vagabondages. Lorsqu’elle alla payer, il leva les yeux vers los angeles, qui traversaient le ciel de leur course nette et précise. Le Sentier du Rayon, et déjà plus fort, à moins que ce ne fût que le fruit de son imagination. Mais ça n’avait pas grande importance. Si le Rayon n’était pas plus fort maintenant, il le serait bientôt. Ils avaient réussi à le sauver, mais Roland n’en ressentait aucune joie.

Quand Mme Tassenbaum ressortit, elle avait à la main un débardeur avec l’image d’un chariot-bucka — un vrai chariot-bucka — surmontée de mots écrits en arc de cercle. Il reconnut MAISON, mais rien d’autre. Il lui demanda ce que disaient les mots.

— JOURNÉES DE LA MAISON DE RETRAITE DE BRIDGTON, DU 27 AU 30 JUILLET 1999, lut-elle. Mais peu importe ce que ça dit, du moment que ça vous recouvre le torse. Tôt ou tard il faudra qu’on s’arrête, et on a un dicton, dans le coin : « Pas de chemise, pas de chaussures, pas de service. » Vos bottes ont l’air éculées et fichues, mais j’imagine qu’elles passeront la porte à peu près partout. Mais sans le haut ? Hein-hein, pas question, Gaston. Je vous trouverai une vraie chemise plus tard — une avec un col — et un pantalon décent, aussi. Ce jean est tellement sale que si vous le retiriez, il tiendrait debout tout seul.

Elle se lança dans un débat intérieur bref mais intense, puis décida de plonger :

— Et puis vous avez environ deux milliards de cicatrices. Et je ne parle que de la partie visible de votre corps.

Roland ne réagit pas.

— Vous avez de l’argent ? demanda-t-il simplement.

— J’ai emporté trois cents dollars en rentrant chez moi prendre ma voiture, et j’en avais trente ou quarante sur moi. Et des cartes de crédit, mais votre jeune ami m’a dit d’utiliser du liquide, autant que possible. Jusqu’à ce que vous continuiez seul de votre côté. Il dit qu’il y a peut-être des gens qui vous cherchent. Il les a appelés « les ignobles ».

Roland acquiesça. Oui, il y aurait des ignobles dehors, et après tout ce que lui et son ka-tet avaient fait pour contrer les plans de leur maître, ils allaient avoir deux fois plus hâte d’avoir sa tête. En flammes, et au bout d’une pique, de préférence. Et aussi celle de sai Tassenbaum, s’ils apprenaient son existence.

— Qu’est-ce que Jake vous a dit d’autre ? demanda Roland.

— Que je dois vous emmener à New York, si vous êtes d’accord, il a dit qu’il y avait une porte qui vous emmènerait dans un endroit appelé Faydag.

— Il y avait autre chose ?

— Oui, il a dit qu’il y avait un autre endroit où vous voudriez peut-être vous rendre, avant de vous servir de la porte.

Elle lui adressa un petit regard timide, de côté.

— C’est le cas ?

Il y réfléchit, puis opina.

— Et puis il a parlé au chien. On aurait dit qu’il lui donnait… des ordres ? Des instructions ?

Elle le regarda d’un air dubitatif.

— Ça pourrait être ça ?

Roland pensait que oui. À cette femme, Jake ne pouvait que demander quelque chose… Mais à Ote… eh bien ça expliquerait pourquoi le bafouilleux n’était pas resté près de la tombe, quelle que fût l’envie qu’il en avait.

Ils roulèrent en silence pendant un moment. La route sur laquelle ils se trouvaient les conduisit à une autre plus fréquentée, remplie de voitures et de camions fonçant à toute allure sur plusieurs voies. Elle dut s’arrêter à un péage et donner de l’argent pour pouvoir continuer. L’agent du péage était un robot avec un panier en guise de bras. Roland pensa qu’il pourrait dormir, mais il voyait le visage de Jake dès qu’il fermait les yeux. Puis celui d’Eddie, avec son bandage lui recouvrant inutilement le front. Si c’est ce qui me vient quand je ferme les yeux, se dit-il, à quoi ressembleront mes rêves ?

Il rouvrit les yeux et regarda la route, tandis qu’ils descendaient une rampe inclinée et pavée, qui les infiltra dans la circulation serrée sans la moindre interruption. Il se pencha pour regarder par la vitre, de son côté. Il y avait des nuages, los angeles, qui défilaient au-dessus d’eux, dans la même direction. Ils se trouvaient toujours sur le Sentier du Rayon.

13

— Monsieur ? Roland ?

Elle crut qu’il somnolait les yeux ouverts. Assis dans le siège-baquet passager, les mains posées sur les genoux, la main valide repliée sur la main mutilée, la dissimulant. Elle se fit la remarque qu’elle n’avait jamais vu quelqu’un qui ait l’air aussi peu à sa place dans une Mercedes-Benz. Ou dans quelque voiture que ce soit. Elle se dit aussi qu’elle n’avait jamais vu un homme à l’air aussi fatigué.

Mais il n’est pas au bout du rouleau. Je pense qu’il est à mille lieues d’être au bout du rouleau, même s’il a l’impression du contraire.

— Cet animal… Ote, c’est ça ?

— Ote, oui.

En entendant son nom à deux reprises, le bafouilleux leva la tête, mais ne répéta pas la syllabe comme il l’aurait fait la veille encore.

— C’est un chien ? Pas vraiment, n’est-ce pas ? C’est autre chose…

— Pas c’est, il est. Et non, il n’est pas un chien.

Irene Tassenbaum ouvrit la bouche, puis la referma.

Ce qui fut difficile, car le silence en société ne lui venait pas naturellement. Et qu’elle se trouvait en présence d’un homme qu’elle trouvait séduisant, malgré tout son chagrin et son épuisement (peut-être même à cause d’eux, dans une certaine mesure). Un enfant mourant lui avait demandé d’emmener cet homme à New York et de l’aider à se rendre là où il voudrait, une fois là-bas. Il lui avait appris que son ami en savait encore moins sur New York que sur l’argent, et elle le croyait sans difficulté. Mais elle croyait aussi que cet homme était dangereux. Elle avait envie de poser des questions, mais… et s’il y répondait ? Elle avait compris que, moins elle en savait, plus elle aurait de chances, une fois qu’il aurait disparu, de réintégrer la vie qu’elle avait vécue jusqu’à quatre heures moins le quart de l’après-midi. De s’y fondre comme cette bretelle venait se fondre dans l’autoroute. Ce serait le mieux.

Elle alluma la radio et trouva une station qui passait Amazing Grace. Lorsqu’elle tourna de nouveau la tête vers son étrange compagnon, elle vit qu’il avait le regard perdu dans le ciel qui s’assombrissait, et qu’il pleurait. Puis elle s’aventura à jeter un œil à ses pieds et elle y vit quelque chose de bien plus étrange, quelque chose qui retourna son cœur comme il ne l’avait plus été depuis quinze ans, lorsqu’elle avait perdu le seul et unique enfant qu’elle avait réussi à porter.

L’animal, le non-chien, cet Ote… il pleurait, lui aussi.

14

Elle sortit de la 95 juste avant la frontière du Massachusetts, et elle les enregistra dans deux chambres jumelles, dans un palace du nom de « Brise Marine ». Elle n’avait pas pensé à prendre ses lunettes pour conduire, celles qu’elle appelait ses lunettes « mate-cul-de-mouche », (« quand je porte ces trucs, je verrais le cul d’une mouche », avait-elle coutume de dire), et, quoi qu’il en soit, elle n’aimait pas conduire de nuit. Lunettes mate-cul-de-mouche ou pas, conduire de nuit lui mettait les nerfs à vif, et c’était la migraine à tous les coups. Avec la migraine, elle ne leur serait d’aucune utilité ni à l’un ni à l’autre, et son Zomig était bêtement resté dans l’armoire à pharmacie, à East Stoneham.

— Par ailleurs, dit-elle à Roland, si cette Tet Corporation que vous cherchez se trouve dans un immeuble de bureaux, vous ne pourrez pas y entrer avant lundi, de toute façon. Ce qui était probablement inexact. C’était le genre d’homme à entrer là où il voulait. Impossible de l’en empêcher. Elle supposait que ça faisait partie de son charme, pour un certain type de femmes.

Néanmoins, il n’objecta rien, lorsqu’elle s’arrêta au motel. Non, il n’irait pas dîner dehors avec elle, aussi chercha-t-elle un fast-food acceptable le plus proche possible ; elle rapporta de quoi grignoter de chez KFC. Ils dînèrent dans la chambre de Roland. Irene prépara une assiette pour Ote sans qu’on lui ait rien demandé. Ote ne mangea qu’un seul morceau de poulet, le tenant proprement entre ses pattes avant, puis il alla dans la salle de bain, et s’endormit sur le tapis au pied de la baignoire.

— Pourquoi appellent-ils cet endroit « Brise Marine » ? demanda Roland.

Contrairement à Ote, il goûtait un peu de tout, mais sans aucun signe de plaisir. Il mangeait comme un homme en train de travailler.

— Je ne sens pas l’odeur de l’océan.

— Eh bien, on doit probablement pouvoir, quand le vent souffle dans le bon sens, et qu’il y a vraiment une tornade. C’est ce qu’on appelle une liberté poétique, Roland.

Il hocha la tête, faisant preuve d’une compréhension inattendue (pour elle, du moins).

— De jolis mensonges, résuma-t-il.

— Oui, j’imagine.

Elle alluma la télévision, pensant que ça le distrairait, et elle fut choquée par sa réaction (même si intérieurement elle dut bien reconnaître que ça l’amusait). Lorsqu’il lui dit qu’il ne voyait pas les images, elle ne sut pas du tout comment le prendre. Elle crut d’abord qu’il s’agissait d’une critique détournée et terriblement intellectuelle du média lui-même. Puis elle se dit ensuite qu’il parlait peut-être (de manière tout aussi détournée) de son chagrin, de son deuil. Ce n’est que lorsqu’il lui dit qu’il entendait les voix, ça oui, mais qu’il ne voyait que des lignes qui le faisaient larmoyer, qu’elle comprit qu’il lui disait littéralement la vérité : il ne voyait pas les images à l’écran. Ni la rediffusion de Roseanne, ni la pub pour les suppositoires, ni le présentateur du journal local. Elle attendit qu’on parle de l’affaire Stephen King (on l’avait emmené par hélicoptère à l’Hôpital Général du Maine Occidental, à Lewiston, où il avait subi en début de soirée une opération qui avait apparemment sauvé sa jambe droite — état jugé stationnaire, d’autres opérations prévues, rétablissement long et incertain), puis elle éteignit le poste.

Elle nettoya les restes de leur dîner — il y avait tellement de déchets, avec ces en-cas KFC, allez savoir pourquoi — et souhaita à Roland bonne nuit d’une voix incertaine (ce à quoi il répondit de manière distraite, comme s’il n’était pas vraiment là, ce qui la rendit triste et nerveuse), puis se rendit dans sa chambre, juste à côté. Là elle regarda environ une heure d’un vieux film dans lequel Yul Brunner jouait le rôle d’un robot cow-boy devenu complètement dingue, avant d’éteindre et de se rendre à la salle de bain, en vue de se laver les dents. C’est alors qu’elle se rendit compte — évidemment, ma grande ! — qu’elle avait oublié sa brosse à dents. Elle fit de son mieux avec son doigt, puis se coucha en culotte et soutien-gorge (pas de chemise de nuit non plus). Elle resta une heure ainsi, avant de se rendre compte qu’elle guettait les bruits de l’autre côté du mur fin comme du papier cigarette, et un bruit en particulier : la détonation du revolver qu’il avait eu la délicatesse de ne pas porter dans la chambre d’hôtel. Cette détonation, unique et fracassante, qui indiquerait qu’il avait mis fin à son chagrin de la manière la plus radicale et la plus directe.

Quand elle ne parvint plus à supporter le silence de l’autre côté du mur, elle se leva, se rhabilla et sortit regarder les étoiles. Et là, assis au bord du trottoir, elle trouva Roland, avec le non-chien à ses côtés. Elle songea à lui demander comment il avait pu sortir de sa chambre sans qu’elle s’en aperçoive (les murs étaient tellement fins, et elle avait écouté tellement fort), mais elle se ravisa. Elle préféra lui demander ce qu’il faisait dehors, et elle se trouva complètement prise au dépourvu, à la fois par sa réponse et par l’expression transparente de son visage, lorsqu’il leva les yeux vers elle. Elle continuait d’attendre de lui une certaine patine de civilisation — une ou deux mondanités. Mais non. Sa franchise avait quelque chose de terrifiant.

— J’ai peur de dormir, dit-il. J’ai peur que mes amis morts viennent à moi, et que les voir me tue.

Elle le regarda attentivement, dans ces lumières mêlées : celle provenant de sa chambre à elle, et cet horrible éclat tranchant d’Halloween des néons du parking. Son cœur battait si fort qu’elle avait tout le torse qui tremblait. Pourtant, lorsqu’elle parla, sa voix paraissait plutôt calme.

— Ça vous aiderait si je dormais près de vous ?

Il réfléchit, puis hocha la tête.

— Oui, je pense que oui.

Elle le prit par la main et ils rentrèrent dans la chambre qu’elle avait réservée pour lui. Il retira ses vêtements sans la moindre gêne apparente et elle contempla, frappée de peur et de fascination, les cicatrices qui zébraient et entaillaient le haut de son corps : le pli rouge boursouflé d’une balafre au couteau sur le biceps, la zébrure laiteuse d’une brûlure sur l’autre, les hachures blanches des coups de fouet entre et sur les omoplates, et trois cratères profonds qui ne pouvaient être que de vieilles traces de balles. Sans compter, bien sûr, les doigts manquants à sa main droite. Elle était curieuse, pourtant elle n’aurait jamais osé poser la moindre question à ce sujet.

Elle retira elle aussi ses vêtements, puis, après un moment d’hésitation, son soutien-gorge. Elle avait les seins qui tombaient, et sur l’un d’eux apparaissait une cicatrice aussi, celle non pas laissée par une balle, mais par l’ablation d’une tumeur mammaire. Et alors ? Elle n’avait jamais été un mannequin Élite, même dans ses jeunes années. Et même dans ses jeunes années, elle ne s’était jamais considérée comme un cul et des seins ambulants. D’ailleurs personne d’autre non plus n’avait fait cette erreur de jugement — et surtout pas son mari.

Elle garda sa culotte, cependant. Si elle s’était épilé correctement le maillot, peut-être qu’elle l’aurait retirée. Si elle avait su, en se levant ce matin, qu’elle allait se retrouver au lit avec un inconnu dans un motel de seconde zone, alors qu’un animal non identifié somnolait sur le tapis de la salle de bain. Et pour le coup, elle aurait embarqué sa brosse à dents et un tube de Colgate, aussi.

Lorsqu’il mit ses bras autour d’elle, elle se raidit avec un petit soupir de choc, puis se détendit. Mais très lentement. Il appuya ses hanches contre ses fesses, et elle sentit le poids considérable de son matériel. Mais apparemment il ne cherchait que du réconfort ; il avait le pénis mou.

Il lui attrapa le sein gauche, et fit courir son pouce dans le creux laissé par l’opération.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— Eh bien, fit-elle (et sa voix n’était plus calme du tout), si on en croit mon médecin, dans les cinq ans ce serait devenu un cancer. Alors ils l’ont découpé avant que ça… je ne sais pas exactement. Les métastases, c’est plus tard, quand il y en a.

— Avant que ça fleurisse ? suggéra-t-il.

— Oui. C’est ça. C’est bien.

À présent elle avait le téton dur comme la pierre, et il devait le sentir. Oh, c’était tellement étrange.

— Pourquoi votre cœur bat-il si fort ? Est-ce que je vous fais peur ?

— Je… oui.

— N’ayez pas peur, dit-il. La tuerie est terminée.

Il marqua une longue pause, dans le noir. Ils entendaient le bourdonnement affaibli des voitures sur la bretelle.

— Pour le moment, ajouta-t-il.

— Oh, dit-elle d’une petite voix. Bien.

Sa main à lui sur son sein. Son souffle dans son cou. Au bout d’un temps interminable qui pouvait aussi bien avoir duré une heure que cinq minutes, la respiration de l’homme ralentit, et elle sut qu’il s’était endormi. Elle était à la fois contente et déçue. Quelques minutes plus tard, elle s’endormit elle-même, et ce fut sa meilleure nuit depuis longtemps. S’il eut des cauchemars avec ses amis disparus, il ne la dérangea pas. Lorsqu’elle se réveilla le lendemain matin, il était huit heures, et il se tenait nu à la fenêtre, scrutant dehors par une fente dans le rideau, qu’il retenait du doigt.

— Vous avez dormi ? demanda-t-elle.

— Un peu. On peut repartir ?

15

Ils auraient pu atteindre Manhattan autour de quinze heures, et l’entrée en ville aurait été beaucoup plus facile un dimanche après-midi qu’un lundi matin en pleine heure de pointe, mais dans New York les chambres d’hôtel étaient chères, et même en n’en partageant qu’une seule, il faudrait avoir recours aux cartes de crédit. Ils passèrent la nuit dans un Motel 6 à Harwich, dans le Connecticut. Elle ne prit qu’une chambre, et cette nuit-là il lui fit l’amour. Non pas exactement parce qu’il le voulait, sentit-elle, mais parce qu’il comprenait que c’était ce qu’elle voulait, elle. Ce dont elle avait besoin, peut-être.

Ce fut extraordinaire, bien qu’elle eût été bien incapable de dire précisément pourquoi. Malgré le contact de ces cicatrices sous ses doigts — rugueuses pour certaines, lisses pour d’autres — elle eut la sensation de faire l’amour à un rêve. Et cette nuit-là, elle rêva bel et bien. D’un champ rempli de roses, avec une immense tour en pierre noir ardoise, tout au bout. À mi-hauteur, des lampes rouges scintillaient… sauf qu’elle avait l’impression qu’il ne s’agissait pas de lampes du tout, mais d’yeux.

Des yeux terribles.

Elle entendit le chant de nombreuses voix, de milliers de voix, et comprit que certaines étaient les voix de ses amis à lui, de ses amis perdus. Elle se réveilla avec des larmes sur les joues et un sentiment de deuil, alors même qu’il était encore allongé à ses côtés. Après aujourd’hui, elle ne le verrait plus. Et ça valait mieux. Pourtant, elle aurait donné tout ce qu’elle avait pour qu’il lui refasse l’amour une seule fois, même si elle mesurait bien que ce n’était pas vraiment à elle qu’il avait fait l’amour. Même quand il était venu en elle, ses pensées étaient au loin, avec ces voix.

Ces voix perdues.

CHAPITRE 3 Retour à New York (Roland montre patte blanche)

1

Le matin du lundi 21 juin de l’année 1999, le soleil brillait sur New York, comme si Jake Chambers ne gisait pas mort dans un monde, et Eddie Dean dans un autre. Comme si Stephen King ne gisait pas aux Soins Intensifs de l’Hôpital de Lewiston, n’émergeant que par brefs intervalles dans la lumière de la conscience. Comme si Susannah Dean n’était pas assise, seule avec son chagrin, à bord d’un train filant sur des rails antédiluviens et aléatoires, à travers les terres perdues de Tonnefoudre, vers la ville fantôme de Fedic. D’autres avaient choisi de l’accompagner dans ce voyage, du moins jusque-là, mais elle leur avait demandé de lui laisser de l’espace, et ils avaient honoré son souhait. Elle savait que pleurer la soulagerait, qu’elle se sentirait mieux, mais jusqu’ici elle n’y était pas arrivée — quelques larmes égarées, telles des averses insignifiantes dans le désert, c’est tout ce qu’elle avait réussi à verser — bien qu’elle eût ce sentiment effroyable que les choses étaient bien pires que ce qu’elle en savait.

Putain, c’est pas un « sentiment », vociféra Detta avec dédain, dans un recoin bien caché, tandis que Susannah regardait défiler les terres perdues noires et rocheuses et les occasionnels villes ou villages en ruine, abandonnés lorsque le monde avait changé. T’as une putain d’intuition, ma fille ! La seule question à laquelle tu peux pas ’épond’e, c’est d’ savoi’ lequel est en t’ain de’ end’ visite à ton homme dans la clai’iè’e en c’moment : le Bon la B’ute et le T’uand, ou not’Jeune Maît’.

— Je vous en prie, non, murmura-t-elle. Je vous en prie, aucun des deux, mon Dieu, je ne peux pas supporter d’en perdre encore un.

Mais Dieu demeura sourd à sa prière, Jake demeura mort, la Tour Sombre resta debout au bout de Can’-Ka No Rey, projetant son ombre sur un million de roses hurlantes, et à New York le chaud soleil d’été brilla indifféremment sur les justes et les injustes.

Donnez-moi un alléluia, vous voulez bien ?

Grand merci-sai.

Et maintenant que quelqu’un me balance à tue-tête un bon vieil amen, bombe divine.

2

Mme Tassenbaum gara sa voiture au parking de la 63e Rue (le panneau sur le trottoir montrait un chevalier en armure au volant d’une Cadillac, sa lance saillant vaillamment par la vitre côté conducteur), où elle et David louaient deux box à l’année. Ils avaient un appartement juste à côté, et Irene demanda à Roland s’il voulait y monter faire un brin de toilette… même s’il n’avait pas l’air si mal, elle dut bien se l’avouer. Elle lui avait acheté un jean neuf et une chemise blanche à boutons, dont il avait roulé les manches aux coudes. Elle s’était aussi procuré un peigne et un tube de mousse coiffante fixation forte, tellement forte que la composition moléculaire de ce truc devait plus se rapprocher de la super-glue que de la gomina. En coiffant cette touffe rebelle de cheveux poivre et sel en arrière, elle avait révélé les traits séduisants et anguleux d’un croisement intéressant : celui d’un Quaker et d’un Cherokee, elle aurait dit. Il avait de nouveau glissé le sac d’Orizas sur son épaule. Il y avait aussi glissé son arme, ceinturon enroulé autour du holster. Il l’avait recouvert du T-shirt de la Maison de Retraite, pour éviter les regards inquisiteurs.

Roland secoua la tête.

— J’apprécie votre offre, mais je préférerais en finir au plus vite avec ce que j’ai à faire, puis retourner chez moi.

Il balaya d’un regard triste la foule qui défilait sur les trottoirs.

— Si ce « chez moi » existe.

— Vous pourriez rester un jour ou deux à l’appartement, pour vous reposer, suggéra-t-elle. Je resterais avec vous.

Et je te baiserai à t’en faire oublier ton nom, si cela te sied, se dit-elle, et elle ne put retenir un sourire.

— Je veux dire, je sais que vous ne voudrez pas, mais je voulais que vous sachiez que l’offre tient toujours.

Il hocha la tête.

— Grand merci, mais il y a une femme qui a besoin que je la rejoigne aussi vite que je le pourrai.

Il avait l’impression de dire un mensonge, et un mensonge grotesque, avec ça. S’il se fondait sur ce qui s’était passé, Susannah Dean avait autant besoin de Roland de Gilead dans sa vie que des bah-bos au berceau de mort-aux-rats dans leur biberon du soir. Néanmoins, Irene Tassenbaum l’accepta. Et une partie d’elle était en fait nerveuse à l’idée de retourner auprès de son mari. Elle l’avait appelé la veille au soir (depuis une cabine située à deux kilomètres du motel, par mesure de sécurité), et il semblait qu’elle avait enfin réussi à attirer de nouveau l’attention de David Seymour Tassenbaum. À côté de la rencontre avec Roland, l’attention accordée par David n’était qu’un prix de consolation, mais c’était mieux que rien, nom d’un chien. Roland Deschain allait disparaître de sa vie très bientôt, la laissant retrouver toute seule le chemin de la Nouvelle-Angleterre et expliquer comme elle pourrait ce qui lui était arrivé. Une partie d’elle pleurait cette perte toute proche, mais elle avait vécu assez d’aventures au cours des quarante-huit dernières heures pour tenir jusqu’à la fin de ses jours, n’est-ce pas ? Et aussi de quoi réfléchir, ça oui. Pour commencer, il semblait que le monde était plus fluctuant qu’elle l’avait jamais imaginé. Et la réalité plus vaste.

— D’accord, dit-elle. C’est au coin de la 2e Avenue et de la 46e Rue que vous voulez aller en premier, n’est-ce pas ?

— Oui.

Susannah n’avait pas eu l’occasion de leur raconter vraiment ses aventures depuis le moment où Mia avait pris en otage leur corps commun, mais le Pistolero savait qu’il y avait un grand immeuble — ce qu’Eddie, Jake et Susannah appelaient un gratte-ciel — qui se dressait maintenant à l’ancien emplacement du terrain vague, et que la Tet Corporation devait se trouver à l’intérieur.

— Est-ce qu’on aura besoin d’un tac-scie ?

— Est-ce que votre ami à fourrure peut faire un ou deux kilomètres à pattes ? C’est à vous de décider, mais je ne dirais pas non à la perspective de me dégourdir un peu les jambes.

Roland ne se figurait toujours pas ce que représentait un kilomètre, mais il avait très envie de le découvrir, maintenant que la douleur sourde et insupportable dans sa hanche droite avait disparu. C’était Stephen King qui la ressentait à présent, avec celle de ses côtes écrabouillées et de l’éraflure à la tempe droite. Roland ne lui enviait pas ces douleurs, mais au moins elles étaient retournées à leur véritable propriétaire.

— Allons-y, dit-il.

3

Quinze minutes plus tard, il se tenait sur le trottoir opposé à la grosse structure sombre qui se jetait à l’assaut du ciel d’été, essayant d’empêcher sa mâchoire de se déboîter, voire de lui tomber directement sur les genoux. Ce n’était pas la Tour Sombre, pas sa Tour Sombre, du moins (bien qu’il n’eût pas été surpris d’apprendre qu’il y avait des gens travaillant dans cette tour-ciel-là — parmi lesquels des lecteurs des aventures de Roland — qui appelaient exactement ainsi le 2 Hammarskjöld Plaza), mais il ne doutait pas que c’était la représentante de la Tour dans le Monde Clé, au même titre que la rose incarnait un champ entier de roses. Ce champ qu’il avait vu de nombreuses fois en rêve.

De là où il était, il entendait les voix chanter, par-dessus la bousculade et le grondement de la circulation. La femme dut l’appeler trois fois par son prénom, puis finir par le secouer par la manche, pour attirer son attention.

Lorsqu’il se tourna vers elle, à contrecœur, il constata que ce n’était pas la tour qu’elle contemplait, pour sa part (elle avait grandi à une heure de Manhattan, et les gratte-ciel, c’était la routine, pour elle), mais le petit square de poche, de leur côté de la rue. Elle avait un air totalement réjoui.

— Est-ce que ce n’est pas ravissant, comme endroit ? J’ai dû passer cent fois, au coin de cette rue, et je ne l’avais jamais remarqué, avant aujourd’hui. Vous voyez la fontaine ? Et la sculpture en forme de tortue ?

Il les voyait, oui. Et même si Susannah ne leur avait pas raconté cette partie de son histoire, Roland savait qu’elle était venue ici — avec Mia, fille de personne — et qu’elle s’était assise sur le banc le plus proche de la statue avec sa carapace humide. Il la voyait presque de ses yeux.

— J’aimerais entrer, dit timidement la femme. Est-ce qu’on peut ? Est-ce qu’on a le temps ?

— Oui, répondit-il, en franchissant derrière elle la petite grille en fer forgé.

4

Le petit parc était calme, mais pas totalement silencieux.

— Vous entendez ces gens qui chantent ? demanda Mme Tassenbaum, presque dans un souffle. Une chorale, quelque part, vous pensez ?

— Vous pouvez parier jusqu’à votre dernier dollar, dit Roland, pour le regretter immédiatement.

Il avait appris cette expression d’Eddie, et l’entendre lui fit mal. Il se dirigea vers la tortue et mit un genou en terre pour l’examiner de plus près. Un petit éclat manquait au bec, comme une dent cassée. Sur le dos elle avait une éraflure en forme de point d’interrogation, et une inscription d’un rose passé.

— Qu’est-ce que ça dit ? demanda la femme. Je vois que ça parle d’une tortue, mais je ne déchiffre pas le reste.

— Vois la TORTUE comme elle est ronde.

Il n’eut pas besoin de lire.

— Qu’est-ce que ça signifie ?

— Ce serait trop long à expliquer, répondit Roland en se relevant. Vous voulez m’attendre ici, pendant que je monte ? demanda-t-il avec un mouvement de la tête en direction de la tour, avec ses carreaux noirs scintillant au soleil.

— Oui. Je veux bien. Je vais m’asseoir sagement sur ce banc, au soleil, et vous attendre. C’est… rafraîchissant. Ça vous paraît complètement fou ?

— Non. Irene, si quelqu’un dont l’allure ne vous inspire pas devait vous adresser la parole — ça me paraît peu probable, parce que vous êtes ici en lieu sûr, mais c’est toujours possible —, concentrez-vous aussi fort que vous le pourrez, et appelez-moi.

Les yeux d’Irene s’arrondirent.

— Vous voulez parler de perception extrasensorielle ?

Il n’avait aucune idée de ce qu’était la perception extrasensorielle, mais il comprit le sens de ce qu’elle disait, et acquiesça.

— Vous pourriez entendre ? Vous m’entendriez, moi ?

Il ne pouvait l’affirmer avec certitude. L’immeuble était peut-être équipé de systèmes de brouillage, comme les bonnets de pensée que portaient les can-toi, ce qui rendrait toute communication impossible.

— Peut-être. Mais comme je viens de le dire, il est peu probable qu’il y ait le moindre problème. C’est un endroit sûr.

Elle regarda la tortue, avec sa carapace miroitant sous les embruns de la fontaine.

— Oui, n’est-ce pas ?

Elle amorça un sourire, qui disparut brutalement.

— Vous allez revenir, dites ? Vous ne me laisseriez pas tomber comme ça, sans même…

Elle haussa une épaule, ce qui lui donna soudain l’air très jeune.

— Sans même dire au revoir ?

— Jamais de la vie. Et les affaires que j’ai à régler dans cette tour là-bas ne devraient pas prendre bien longtemps.

En fait, il ne s’agissait pas du tout d’affaires… sauf si, bien sûr, la personne qui dirigeait maintenant la Tet Corporation avait des comptes à régler avec lui.

— Il nous reste un endroit où aller, et c’est là qu’Ote et moi vous dirons au revoir.

— Okay, dit-elle en s’asseyant sur le banc, le bafouilleux à ses pieds.

Le bout du banc était mouillé, et elle portait un pantalon neuf (acheté dans la même boutique de fortune où elle avait dégoté la chemise et le jean de Roland), mais ça ne la dérangea pas. Il sécherait vite par un temps aussi chaud et ensoleillé, et elle se rendit compte qu’elle avait envie de rester près de la tortue. Pour étudier ses minuscules yeux intemporels, tout en écoutant le doux chant des voix. Elle se dit que ce serait très reposant. Ce n’était pas là un mot qu’elle avait pour coutume d’associer à New York, mais c’était là un endroit très peu « New York », avec son atmosphère calme et paisible. Elle se dit qu’elle amènerait peut-être David ici, que s’ils s’asseyaient tous les deux sur ce banc, il écouterait le récit des trois jours qu’elle venait de vivre sans la prendre pour une folle furieuse. Ou pas tout à fait furieuse.

Roland s’éloigna d’une démarche pleine d’aisance — comme un homme qui pourrait marcher pendant des jours et des semaines sans varier de rythme. Je n’aimerais pas l’avoir à mes trousses, se dit-elle, et elle frissonna un peu à cette idée. Il atteignit la petite grille métallique par laquelle il allait rejoindre le trottoir, et se retourna vers elle une fois de plus. Il parla d’une voix douce et chantante.

Vois la TORTUE comme elle est ronde,

Sur son dos repose le monde

Son esprit, quoique lent, est toujours très gentil ;

Il tient chacun de nous dans ses nombreux replis.

Sur son dos la vérité va bien accompagnée

Même si elle ne s’en trouve pas aidée.

La mer et la terre elle aime également

Et même moi, malheureux enfant.

Puis il la laissa sans un regard en arrière, s’éloignant d’un pas net et vif. Assise sur son banc, elle le regarda attendre que le feu passe au signal « PASSEZ PIÉTONS », agglutiné avec les autres ; puis traverser avec eux, avec sur l’épaule son sac en cuir qui rebondissait légèrement sur sa hanche. Elle le regarda gravir les marches du 2 Hammarskjöld Plaza et disparaître à l’intérieur. Alors elle se laissa aller en arrière, ferma les yeux et écouta les voix chanter. Au bout d’un moment, elle se rendit compte qu’au moins deux des mots qui constituaient leur chant étaient son propre nom.

5

Il sembla à Roland qu’une multitude de folken se déversaient dans ce bâtiment, mais c’était là la perception d’un homme qui avait passé les dernières années de sa quête dans des lieux quasiment déserts. S’il était venu à neuf heures moins le quart, quand les gens continuaient d’arriver, plutôt qu’à onze heures moins le quart, il aurait été abasourdi par le flot humain. À présent, la plupart de ceux qui travaillaient ici s’étaient déjà installés dans leurs bureaux et leurs cubes, et produisaient du papier et des octets de données.

Les fenêtres du hall d’entrée étaient en verre transparent, sur au moins deux étages, peut-être trois. Par conséquent le hall était baigné de lumière, et lorsqu’il pénétra à l’intérieur, le chagrin qui l’habitait depuis la seconde où il s’était agenouillé aux côtés d’Eddie dans la rue de Pleasantville s’évanouit. À l’intérieur, les voix chantaient plus fort, pas vraiment une chorale, mais un grand chœur. Et il constata qu’il n’était pas le seul à les entendre. Dans la rue, il avait vu les gens se presser, la tête baissée et un air absent de concentration sur le visage, comme s’ils faisaient exprès de ne pas voir la beauté délicate et périssable de cette journée qui leur avait été donnée. Alors qu’ici, ils ne pouvaient pas s’empêcher de ressentir au moins une partie de cette mélodie à laquelle s’accordait avec délice le Pistolero, et qu’il buvait comme de l’eau dans le désert.

Comme en rêve, il glissa sur le sol en marbre rose, dans l’écho du claquement de ses talons et la douce conversation des Orizas dans son sac. Il pensa : Les gens qui travaillent ici souhaiteraient y vivre. Ils n’en ont pas forcément pleinement conscience, mais c’est le cas. Les gens qui travaillent ici trouvent des prétextes pour travailler tard. Et ils vivront des vies longues et productives.

Au centre de cette grande pièce haute qui résonnait, le luxueux carrelage en marbre cédait la place à un carré de terre humble et sombre. Le périmètre était entouré de cordes de velours rouge vin, mais Roland sut que la présence même de ces cordes était inutile. Personne ne viendrait enfreindre la tranquillité de ce petit jardin, pas même un can-toi désespéré lancé dans une mission suicide, décidé à se faire un nom. C’était une terre sacrée. Il remarqua trois palmiers nains, plantes qu’il n’avait plus revues depuis son départ de Gilead : Spathiphyllum, c’est ainsi qu’on appelait cette variété, là-bas, si sa mémoire ne le trahissait pas, mais peut-être avaient-ils un autre nom, dans ce monde-ci. Il y avait aussi d’autres plantes, mais seule une comptait.

Au milieu du carré de terre, seule, trônait la rose.

On ne l’avait pas replantée là : Roland le vit instantanément. Non. Elle se trouvait exactement au même emplacement qu’en 1977, lorsque le décor qui l’entourait n’était encore qu’un terrain vague, jonché de déchets et de briques cassées, affublé d’un panneau qui annonçait l’arrivée prochaine du Complexe Résidentiel de la Baie de la Tortue, que construiraient les Entreprises Mills et Sombra Promotion. Cet immeuble, avec ses cent étages et tout ce qu’il contenait, avait pris la place du complexe, et autour de la rose. Et quelles que fussent les affaires qui se concluaient ici, elles étaient très secondaires, par rapport à sa vraie nature.

Le 2 Hammarskjöld Plaza était un lieu saint.

6

Roland sentit qu’on lui tapotait l’épaule et fit volte-face si subitement qu’il suscita des regards alarmés. Il était alarmé lui-même. Depuis des années — peut-être depuis les premières années de son adolescence — personne n’avait été assez silencieux pour venir le toucher sans qu’il l’entende. Et sur ce sol en marbre, il aurait assurément dû…

La jeune femme (extrêmement belle) qui s’était approchée de lui fut visiblement surprise par la soudaineté de sa réaction. Mais lorsque les mains du Pistolero bondirent pour l’attraper par les épaules, elles se refermèrent sur le vide, produisant un petit claquement qui résonna depuis le plafond, un plafond au moins aussi haut que l’était celui du Berceau de Lud. La femme avait de grands yeux verts et prudents, et Roland aurait pu jurer qu’il n’y avait aucun mal en eux, mais quand même, d’abord se faire surprendre, puis rater son but comme ça…

Il baissa les yeux vers les pieds de la femme, et eut une partie au moins de sa réponse. Elle portait des chaussures comme il n’en avait jamais vu, avec de grosses semelles en mousse et ce qui devait être de la toile, sur le dessus. Des chaussures qui permettaient de se déplacer aussi silencieusement qu’avec des mocassins, sur une surface dure. Quant à cette femme elle-même…

Il vint à Roland une étrange et double certitude, en la regardant : premièrement, qu’il avait « vu le bateau dans lequel elle était arrivée », comme on disait parfois à Calla Bryn Sturgis pour décrire une ressemblance familière ; deuxièmement, qu’une société de pistoleros était en train de se constituer dans ce monde, ce Monde Clé particulier, et qu’il venait juste de se faire accoster par l’un d’entre eux.

Et quel meilleur endroit pour pareil accostage qu’en vue de la rose ?

— Je vois votre père dans votre visage, mais ne peux tout à fait le nommer, dit Roland à voix basse. Dites-moi qui il était, si cela vous sied.

La femme sourit, et Roland crut presque trouver le nom qu’il cherchait. Puis il lui échappa, comme c’était souvent le cas avec ce genre de choses : la mémoire pouvait faire sa timide.

— Vous ne l’avez jamais rencontré… bien que je puisse comprendre pourquoi vous pensez que si. Je vous expliquerai plus tard, si vous voulez, mais pour l’instant je dois vous accompagner en haut, monsieur Deschain. Il y a quelqu’un qui souhaite…

Pendant une seconde elle eut l’air d’essayer de se concentrer, comme si elle pensait qu’on lui avait enseigné un certain mot dans le seul but qu’elle soit la risée de tous en l’employant. Puis une fossette se dessina au coin de sa bouche et ses yeux verts se plissèrent en un regard enchanteur qui avait l’air de dire : Eh bien, si c’est une blague, allons-y jusqu’au bout.

— … quelqu’un qui souhaite palabrer avec vous, finit-elle.

— Très bien.

Elle lui toucha délicatement l’épaule, pour le retenir encore un moment là où il était.

— On m’a demandé de m’assurer que vous liriez bien le panneau dans le Jardin du Rayon. Vous voulez bien ?

La réponse de Roland fut sèche, mais un peu contrite.

— Je veux bien, si je le peux, dit-il, j’ai toujours eu des difficultés avec votre langue écrite, même si les mots semblent sortir assez naturellement, quand je me trouve de ce côté-ci.

— Je pense que vous arriverez à le lire. Tentez le coup, suggéra-t-elle.

Et elle lui toucha de nouveau l’épaule, le faisant doucement pivoter vers le carré de terre dans le hall — non pas de la terre rapportée dans une brouette par une équipe de zélés jardiniers, mais la terre même de ce lieu, le sol qu’on avait peut-être labouré, mais pas changé.

Il n’eut d’abord pas plus de succès avec les petits signes en cuivre dans le jardin qu’avec la plupart de ceux aperçus dans des vitrines, ou sur la couverture des « magda-zi-nes ». Il était sur le point de le lui dire, de demander à la femme au visage familier de le lui lire, lorsque les lettres changèrent, se transformant en Grandes Lettres de Gilead. Il fut dès lors en mesure de déchiffrer, sans aucun problème. Quand il eut fini, les lettres changèrent de nouveau.

— Joli tour. Est-ce qu’il a réagi à mes pensées ?

Elle sourit — elle avait les lèvres recouvertes d’une couche de matière rose qui ressemblait à du sucre — et opina.

— Oui, si vous étiez juif, le texte serait apparu en hébreu. Si vous étiez russe, ce serait en cyrillique.

— Vous dites vrai ?

— Vrai.

Le hall avait retrouvé son rythme normal… sauf que, Roland le sentait, le rythme dans ce bâtiment-là devait être bien différent de celui des autres immeubles d’affaires. Les habitants de Tonnefoudre passeraient leur vie à souffrir de petits maux tels que furoncles, eczéma et migraines. Et à la fin, ils mourraient (sans doute dans leur jeune âge) d’une grosse maladie bien douloureuse, probablement les cancers qui vous rongeaient à toute vitesse et vous brûlaient les nerfs comme un feu de broussailles. Ici, c’était tout le contraire : santé et harmonie, bonne volonté et générosité. Ces folken-ci n’entendaient pas le chant de la rose, enfin pas exactement, mais ce n’était pas nécessaire. Ils avaient beaucoup de chance, et d’une certaine manière, chacun d’entre eux en avait conscience… et c’était leur grande chance. Il les regarda entrer et se diriger vers les boîtes montantes qu’on appelait A-100-sœurs, d’un pas rapide, balançant leurs sacs et leurs paquets, leur paquetage et leur gunna, et pas une trajectoire ne décrivait une ligne droite parfaite, depuis les portes. Quelques-uns des visiteurs s’orientaient vers ce qu’elle avait appelé le Jardin du Rayon, mais même ceux que leurs pas ne portaient pas là faisaient un léger crochet dans cette direction, comme attirés par un aimant très puissant. Et si quoi que ce soit essayait de faire du mal à la rose ? Il y avait un vigile, montant la garde, assis derrière un petit bureau près des A-100-sœurs, constata Roland, mais il était vieux et gros. Et ça n’avait pas d’importance. Si qui que ce soit tentait un assaut, tout le monde dans le hall entendrait mentalement un hurlement d’alerte, un hurlement aussi perçant et impératif que ces ultrasons que seuls les chiens perçoivent. Et ils se jetteraient tous sur l’assassin potentiel de la rose. Ils le feraient sans une seconde d’hésitation, ni le moindre souci de leur propre sécurité. La rose avait réussi à se protéger elle-même, tant qu’elle poussait au milieu des déchets et des mauvaises herbes du terrain vague (ou du moins à attirer ceux susceptibles de la protéger), et ça n’avait pas changé.

— Monsieur Deschain ? Vous êtes prêt à monter, à présent ?

— Si fait, dit-il. Menez-moi où vous voudrez.

7

La familiarité qu’il avait ressentie devant le visage de la jeune femme prit tout son sens lorsqu’ils atteignirent l’A-100-sceur. C’est peut-être de la voir de profil qui créa un déclic, quelque chose dans la ligne de sa pommette. Il se rappela Eddie, lui racontant sa conversation avec Calvin Tower, après que Jack Andolini et George Biondi avaient quitté le Restaurant Spirituel de Manhattan. Tower lui avait parlé de la famille de son plus vieil ami. Ils aiment se vanter d’avoir l’enseigne de cabinets d’avocats la plus courte de tous le pays. Elle dit simplement « DEEPNEAU ».

— Êtes-vous la fille de sai Aaron Deepneau ? lui demanda-t-il. Certainement pas, vous êtes trop jeune. Sa petite-fille, peut-être ?

Le sourire de la jeune femme s’évanouit.

— Aaron n’a jamais eu d’enfants, monsieur Deschain. Je suis la petite-fille de son frère aîné, mais mes parents et mon grand-père sont tous morts jeunes. C’est Airy qui m’a élevée, pour ainsi dire.

— C’est comme ça que vous l’appeliez ? Airy ?

Roland était sous le charme.

— Ça m’a pris enfant et ça nous est resté, voilà tout.

Elle tendit la main, en souriant de nouveau.

— Nancy Deepneau. Et je suis ravie de vous rencontrer. Un peu effrayée, aussi, mais ravie.

Roland lui serra la main, mais d’un geste superficiel, à peine plus qu’un frôlement. Puis, avec infiniment plus de sentiment (car c’était là le rituel avec lequel il avait grandi, celui qu’il comprenait), il porta le poing à son front et fléchit la jambe.

— Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes, Nancy Deepneau.

Son sourire s’élargit subitement, lui illuminant le visage.

— Et le double du compte pour vous, Roland de Gilead ! Le double du compte pour vous.

L’A-100-sœur arriva, ils montèrent dans la cabine, et se rendirent au quatre-vingt-dix-neuvième étage.

8

Les portes s’ouvrirent sur un large vestibule. Le sol était recouvert d’une moquette d’un rose sombre parfaitement assortie à la teinte de la rose. En face de l’A-100-sœur, Roland vit une porte en verre portant l’inscription TET CORPORATION. Au-delà, il aperçut un autre vestibule plus petit, avec une femme assise à un bureau, parlant en apparence toute seule. À droite de la porte du vestibule se trouvaient deux hommes en costume de ville. Ils discutaient ensemble, les mains dans les poches, apparemment détendus, mais Roland sentit bien que ce n’était que de façade. Et qu’ils étaient armés. Leurs vestes de costume étaient bien coupées, mais tout homme qui sait où chercher un pistolet le voit au premier coup d’œil, s’il y en a un. Ces deux types allaient rester dans ce vestibule pendant une heure ou deux (il était difficile, même pour des hommes très entraînés, d’être totalement alertes pendant plus longtemps), à papoter l’air de rien dès qu’ils entendraient l’A-100-sceur arriver, prêts à bondir s’ils pressentaient le moindre problème. Roland approuvait.

Il ne s’éternisa pas à observer les gardes, cependant. Une fois qu’il les eut identifiés pour ce qu’ils étaient, il laissa son regard vagabonder là où il en avait eu envie dès lors que les portes de l’A-100-sceur avaient coulissé. À sa gauche, une grande image en noir et blanc était accrochée au mur. Une photographie (au départ, il croyait que le mot était fauteur-graphie) d’environ un mètre cinquante sur un mètre, sans cadre, tellement fondue dans le mur qu’on aurait dit un trou percé dans une vision anormalement immobile. Trois hommes en jean et en chemise ouverte au col y étaient assis sur une barrière, les talons de leurs bottes arrimés à la barre du bas. Combien de fois, se demanda Roland, avait-il vu des cow-boys ou des pastorillas dans cette pose même, à regarder les chevaux sauvages se faire marquer, châtrer ou débourrer ? Combien de fois s’était-il tenu ainsi lui-même, parfois en compagnie d’un ou plusieurs membres de son ancien tet — Cuthbert, Alain, Jamie DeCurry — assis de chaque côté de lui, comme John Cullum et Aaron Deepneau près de cet homme noir à lunettes cerclées d’or, avec sa minuscule moustache blanche ? Ce souvenir lui fit mal, et pas seulement mal en esprit ; son ventre se serra et les battements de son cœur s’accélérèrent. Les trois hommes sur la photo avaient été surpris en train de rire, et il en résultait une sorte de perfection atemporelle, l’un de ces rares moments où les hommes se trouvent heureux d’être ce qu’ils sont, et là où ils sont.

— Les Pères Fondateurs, commenta Nancy, d’une voix à la fois triste et amusée. Cette photo a été prise au cours d’une retraite directoriale, en 1986. À Taos, au Nouveau-Mexique. Trois gars de la ville au pays des vaches, qu’est-ce que vous dites de ça ? Et est-ce qu’ils n’ont pas l’air de s’amuser comme des fous ?

— Vous dites vrai, dit Roland.

— Vous les connaissez tous les trois ?

Roland hocha la tête. Il les connaissait, il pouvait le dire, même s’il n’avait jamais réellement rencontré Moses Carver, l’homme au milieu. L’associé de Dan Holmes, et parrain d’Odetta. Sur la photo il avait l’air d’un robuste et fringant septuagénaire, mais en 1986, il devait plutôt avoisiner les quatre-vingts printemps. Peut-être même quatre-vingt-cinq. Bien sûr, Roland en avait pleinement conscience, il y avait un atout de taille, dans ce jeu-là : cette chose merveilleuse qu’il venait de voir dans le hall de cet immeuble. La rose n’était pas plus une fontaine de jouvence que la tortue dans le petit square n’était le vrai Maturin, mais est-ce qu’il aurait dit qu’elles avaient toutes deux des qualités bienfaisantes ? Oui, il le croyait. Des dons de guérison ? Oui, aussi. Croyait-il que les neuf années de vie qu’avait reçues Aaron entre 1977 et l’époque de cette photo, en 1986, étaient un cadeau du Prim, plus efficace que les cachets et les traitements médicaux ? Non. Ces trois hommes — Carver, Cullum et Deepneau — s’étaient réunis dans leurs vieux jours, de manière presque magique, pour lutter pour la rose. Pour le Pistolero, leur histoire en soi aurait fait un livre, et sans doute un livre passionnant et plein de rebondissements. Pour Roland, les choses étaient d’une simplicité extrême : la rose avait exprimé sa gratitude.

— Quand sont-ils morts ? demanda-t-il à Nancy Deepneau.

— C’est John Cullum qui est parti le premier, en 1989. Victime d’une blessure par balle. Il a tenu douze heures, à l’hôpital, assez longtemps pour que tout le monde puisse lui dire au revoir. Il était à New York, pour le conseil d’administration annuel. Selon la Police de New York, c’est une rixe de rue qui a mal tourné. Nous pensons pour notre part qu’il a été tué par un agent soit de Sombra, soit de North Central Positronics. Sûrement l’un des can-toi. Il y avait eu d’autres tentatives, qui avaient échoué.

— Sombra, et North Central Positronics, ça revient au même, précisa Roland. Ce sont deux instruments du Roi Cramoisi dans ce monde.

— Nous le savons, dit-elle en désignant du doigt l’homme à gauche, sur la photo, celui auquel elle ressemblait tant. Oncle Aaron a vécu jusqu’en 1992. Quand vous l’avez rencontré… c’était en 1977 ?

— Oui.

— Eh bien, en 1977, personne n’aurait parié qu’il vivrait aussi longtemps.

— Est-ce que les fayen-folken l’ont tué, lui aussi ?

— Non, il a eu une rechute de son cancer, c’est tout. Il est mort dans son lit. J’étais là. La dernière chose qu’il ait dite, c’était : « Dis à Roland que nous avons fait de notre mieux. » Et c’est ce que je fais.

— Grand merci-sai.

Il perçut l’accent rauque de sa propre voix qui se brisait, et espéra qu’elle prendrait ça pour un peu de brusquerie. Ils étaient nombreux, à avoir fait de leur mieux, pour lui, n’est-ce pas ? Très nombreux, à commencer par Susan Delgado, il y avait si longtemps.

— Vous allez bien ? demanda-t-elle d’une voix douce et compatissante.

— Oui. Tout va bien. Et Moses Carver. Quand est-il mort, lui ?

Elle haussa les sourcils et se mit à rire.

— Quoi ?

— Regardez par vous-même !

Du doigt elle désigna les portes en verre. À l’intérieur, venant dans leur direction, à la hauteur de la femme assise à son bureau et qui avait l’air de parler toute seule, il aperçut un homme ratatiné, à la chevelure libre et vaporeuse, et des sourcils blancs assortis. Il avait la peau sombre, mais la femme sur le bras de laquelle il s’appuyait était plus mate encore. Il était grand — un mètre quatre-vingt-dix, si on ne tenait pas compte de la courbure de son dos — mais la femme était plus grande encore, près de deux mètres. Elle n’était pas belle à proprement parler, mais son visage avait un charme sauvage. C’était le visage d’un guerrier.

Le visage d’un pistolero.

9

Si Moses Carver s’était tenu droit, Roland et lui auraient pu se regarder les yeux dans les yeux. Dans l’état actuel des choses, Carver devait lever un peu la tête, ce qu’il faisait en l’inclinant légèrement, comme un oiseau. Il semblait incapable de pencher réellement le cou ; l’arthrite le lui avait verrouillé. Il avait les yeux marron, et le blanc était si terreux qu’il était difficile de dire où s’arrêtait l’iris, plein d’éclats de rire derrière les lunettes cerclées d’or. Il portait toujours sa minuscule moustache blanche.

— Roland de Gilead ! s’exclama-t-il. Comme j’ai souhaité vous rencontrer, monsieur ! Je crois bien que c’est ce qui m’a gardé en vie si longtemps, depuis que John et Aaron nous ont quittés. Lâche-moi une minute, Marian, lâche-moi ! J’ai quelque chose à faire !

Marian Carver le lâcha et adressa un regard à Roland. Il n’entendit pas la voix de la femme dans sa tête, et ce ne fut pas nécessaire. Ce qu’elle avait à lui dire était limpide, dans ses yeux : Rattrapez-le, s’il tombe, sai.

Mais l’homme que Susannah appelait Pop Mose ne tomba pas. Il porta à son front son poignet tordu par l’arthrite, puis fléchit le genou droit, reportant tout le poids de son corps sur sa jambe tremblante.

— Aïle, dernier des pistoleros, Roland Deschain venu de Gilead, fils de Steven et véritable descendant d’Arthur l’Aîné et de la lignée d’Eld. Moi, dernier membre de ce que nous appelons entre nous le Ka-Tet de la Rose, je vous salue.

Roland porta à son tour le poignet à son front, et fit plus que plier la jambe : il mit un genou en terre.

— Aïle, Pop Mose, parrain de Susannah, dinh du Ka-Tet de la Rose, je vous salue de tout mon cœur.

— Grand merci, répondit le vieil homme, puis il éclata de rire comme un petit garçon. Heureuse rencontre que la nôtre, dans la Maison de la Rose ! Ce qui devait devenir la Tombe de la Rose ! Ha ! Dites-moi le contraire ! Allez-y !

— Nenni, car ce serait un mensonge.

— Eh bien dis-le ! lança-t-il dans un grand rire qui voulait dire « va au diable ! ». Mais la joie me fait oublier mes bonnes manières, Pistolero. Cette belle et remarquable femme à mes côtés, il serait naturel pour vous de l’appeler ma petite-fille, car j’avais soixante-dix ans, l’année de sa naissance, ce qui remonte à 1969. Mais pour dire la vérité (pou’di’l’vérité fut ce que Roland entendit), parfois les bonnes choses de la vie, on s’y met tard, et avoir des enfants (d’z’enfon), ça en fait partie, si vous voulez mon avis. Ce qui est une façon bien détournée de dire que voici ma fille, Marian Odetta Carver, Présidente de la Tet Corporation depuis que je me suis retiré en 1997, à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans. Et je peux vous dire que ça casserait les couilles de pas mal de monde, dans les clubs huppés du coin, de savoir que cette affaire, qui vaut maintenant plus de dix milliards de dollars, est dirigée par une négresse !

Son accent, qui allait en s’accentuant, lui fit prononcer cette dernière phrase : que c’t’affai’, qui vaut maint’nant plus d’dix millia’d’dolla’, est di’igée pa’une néééégouesse !

— Arrête, Papa, dit la grande femme derrière lui, d’une voix douce mais qui ne souffrait aucune contradiction. Sinon tu vas faire sonner l’alarme de ce moniteur cardiaque que tu portes, et cet homme n’a pas beaucoup de temps.

— Elle me mène à la baguette ! s’écria le vieil homme d’un air indigné.

Ce disant, il inclina la tête vers Roland et lui adressa un clin d’œil rempli de ruse et d’un humour indescriptible, du côté que sa fille ne pouvait voir.

Comme si elle n’était pas au fait de tous tes tours, vieil homme, pensa Roland, amusé jusque dans son chagrin. Comme si elle n’était pas au fait depuis des années et des années — delah.

Marian Carver reprit la parole.

— Nous aimerions palabrer avec vous pendant un petit moment, Roland, mais il faut d’abord que je vérifie quelque chose.

— Pas besoin d’ça ! s’exclama le vieil homme, de plus en plus indigné. Qu’est-ce que tu veux vérifier, ma fille ? Non mais j’ai élevé une crétine, ou quoi ?

— Il a sans doute raison, commenta Marian. Mais mieux vaut être trop prudent…

— … que désolé, acheva la Pistolero. C’est une bonne règle, si fait. Que souhaitez-vous voir ? Qu’est-ce qui vous dira que je suis bien qui je prétends être, et vous le fera croire ?

— Votre arme, répondit-elle.

Roland retira le T-shirt de la Maison de Retraite du sac en cuir, puis en sortit le holster. Il déroula le ceinturon et extirpa le pistolet à crosse en bois de santal. Il entendit Marian Carver pousser un petit soupir bref et admiratif, et préféra ne pas relever. Il remarqua que les deux gardes en costume s’étaient approchés, les yeux écarquillés.

— Vous voyez ça ! cria Moses Carver. Tous autant que vous êtes ! Mon Dieu ! Autant raconter à vos gran-babés que vous avez vu Excalibur, l’Épée d’Arthur, car c’est exactement la même chose !

Roland tendit l’arme de son père à Marian. Il savait qu’elle devait le prendre pour avoir confirmation de son identité de pistolero, avant de le mener dans les entrailles de la Tet Corporation (où les mauvaises personnes pouvaient faire des dommages considérables), mais l’espace d’un instant, elle fut incapable de remplir ses responsabilités. Puis elle se munit de courage et se saisit de l’arme, ouvrant grands les yeux en sentant son poids. En veillant à ce qu’aucun de ses doigts n’entre en contact avec la détente, elle approcha le barillet à hauteur de ses yeux, puis trouva un symbole gravé dans le canon, près de la gueule :

— Vous voulez bien me dire ce que c’est que ça, monsieur Deschain ? demanda-t-elle.

— Bien sûr, si vous m’appelez Roland.

— Si vous le souhaitez, j’essaierai.

— C’est la marque d’Arthur, dit-il en la dessinant lui-même du doigt. La seule marque sur la porte de sa tombe, si cela vous sied. C’est sa marque de dinh, elle signifie BLANC.

Le vieil homme tendit ses mains tremblantes, en silence mais avec une autorité certaine.

— Est-il chargé ? demanda Marian à Roland, puis, avant qu’il pût répondre : bien sûr que oui, il l’est.

— Donnez-le-lui, dit Roland.

Marian eut l’air dubitatif, et les deux gardes plus encore, mais Pop Mose tendait toujours les mains, attendant qu’on y dépose le décimeur, et Roland hocha la tête. La femme tendit à contrecœur l’arme à son père. Le vieillard la prit, la soupesa à deux mains, et fit quelque chose qui réchauffa et glaça en même temps le cœur du Pistolero : de ses vieilles lèvres plissées, il embrassa le canon du pistolet.

— Quel goût a-t-il ? demanda Roland, avec une véritable curiosité.

— Le goût des ans, Pistolero, répondit Moses Carver. Comme moi.

Et sur ces paroles il tendit l’arme à la jeune femme, la crosse en avant.

Elle la rendit à Roland, comme heureuse de se débarrasser de son poids grave et meurtrier, et le Pistolero l’enroula de nouveau dans son ceinturon.

— Entrez, proposa-t-elle. Et puisque vous manquez de temps, nous le rendrons aussi joyeux que le permettra votre chagrin.

— Amen ! lança le vieil homme, en donnant une claque sur l’épaule de Roland. Elle est toujours vivante, mon Odetta — elle que vous appelez Susannah. C’est toujours ça. J’ai pensé que vous seriez heureux de le savoir, monsieur.

Et Roland était bel et bien heureux. Il hocha la tête en signe de remerciement.

— Venez, Roland, dit Marian Carver. Soyez le bienvenu chez nous, car c’est aussi chez vous, et nous savons qu’il y a peu de chances que vous y reveniez jamais.

10

Le bureau de Marian Carver était situé dans le coin nord-ouest du quatre-vingt-dix-neuvième étage. Tous les murs étaient faits de verre, sans un seul étai, et le Pistolero se retrouva le souffle coupé, devant la vue. Se trouver là à contempler le décor, c’était comme se tenir en apesanteur au-dessus d’une ligne de toits plus fabuleuse que dans ses rêves les plus fous. Pourtant il l’avait déjà vue auparavant, car il reconnut le pont suspendu, ainsi que quelques-uns des immeubles à proximité. C’était bien compréhensible qu’il reconnaisse ce pont, quand on considérait qu’ils avaient failli mourir dessus, dans un autre monde. C’était sur ce pont que Jake s’était fait kidnapper par Gasher, pour être emmené dans le repaire de l’Homme Tic-Tac. Cette vue était celle de la Cité de Lud, telle qu’elle devait être dans ses jeunes années.

— Vous l’appelez New York ? N’est-ce pas ?

— Oui, confirma Nancy Deepneau.

— Et ce pont, là-bas, qui descend en piqué ?

— Le Pont George-Washington. Ou le GW, si vous êtes du coin.

Ainsi contemplait-il le pont qui non seulement les avait menés à Lud, mais près duquel le Père Callahan avait entamé ses années de vagabondage, en quittant New York. Roland se rappelait son histoire, dans les détails.

— Désirez-vous quelque chose à boire ? proposa Nancy.

Il commença par décliner son offre, puis se rendit compte qu’il avait la tête qui tournait, et changea d’avis. Quelque chose à boire, oui, mais seulement si ça lui aiguisait les esprits.

— Du thé, si vous en avez. Du thé chaud et fort. Avec du sucre et du miel. C’est possible ?

— C’est possible, dit Marian en appuyant sur un bouton, sur son bureau. Elle se mit à parler à quelqu’un que Roland ne voyait pas, et tout à coup, la femme avec son bureau à l’extérieur — celle qui avait l’air de parler toute seule — lui parut nettement moins étrange.

Une fois passée la commande de boissons chaudes et de sandwiches (que Roland ne pouvait appeler autrement que popkins, et il ne pensait plus changer), Marian se pencha en avant et capta le regard de Roland.

— C’est une heureuse rencontre que la nôtre, à New York, Roland, je l’espère, mais notre temps ici n’est pas… n’est pas vital. Et j’ai la nette impression que vous savez pourquoi.

Le Pistolero parut y réfléchir, puis il hocha la tête. Avec un peu de circonspection, mais au fil des ans, il avait acquis une certaine prudence. Pour d’autres — parmi lesquels Alain Johns, ou encore Jamie DeCurry — le sens de la précaution était inné, mais ça n’avait jamais été le cas pour Roland, dont la tendance naturelle avait toujours été de tirer d’abord et de poser des questions ensuite.

— Nancy vous a fait lire la plaque dans le Jardin du Rayon, poursuivit Marian. Est-ce que…

— Le Jardin du Rayon, par Dieu ! s’exclama Moses Carver.

Sur le chemin du bureau de sa fille, dans le couloir, il avait subtilisé une canne, dans un porte-parapluies en forme de pied d’éléphant, et il en martelait à présent la moquette coûteuse, pour scander ses paroles. Marian fit preuve d’une patience angélique.

— Je dis Bombe Divine !

— L’amitié récente de mon père avec le Révérend Harrigan, qui est entouré de sa cour juste en dessous de nos fenêtres, n’est pas ce qui me réjouit le plus dans la vie, soupira Marian. Mais peu importe. Avez-vous lu la plaque, Roland ?

Il acquiesça. Nancy Deepneau avait utilisé un autre mot — un signe ou un sigleu — mais il comprit que ça revenait au même.

— Les lettres se sont transformées en Grandes Lettres. J’ai pu lire sans difficulté.

— Et que disait le message ?

— DON DE LA TET CORPORATION, EN HOMMAGE À EDWARD CANTOR DEAN ET JOHN « JAKE » CHAMBERS.

Il marqua une pause.

— Puis ça disait : « Cam-a-cam-mal, Pria-toi, Gan de-lah », ce qu’on pourrait traduire par : LE BLANC TRIOMPHE DU ROUGE, TELLE EST LA VOLONTÉ ÉTERNELLE DE GAN.

— Pour nous, ça dit : LE BIEN TRIOMPHE DU MAL, TELLE EST LA VOLONTÉ DE DIEU, expliqua Marian.

— Dieu soit loué ! lança Moses Carver, en martelant le sol de sa canne. Que le Prim s’élève !

On frappa un coup léger à la porte, et la femme du bureau au-dehors entra, un plateau d’argent entre les mains. Roland contempla avec fascination le petit bouton noir suspendu à hauteur de ses lèvres, ainsi que le casque étroit qui disparaissait dans ses cheveux. Sans doute un équipement pour parler à distance. Nancy Deepneau et Marian Carver l’aidèrent à poser les tasses de thé fumantes, les bols de sucre et de miel, ainsi que le pot de crème. Il y avait aussi une assiette de sandwiches. L’estomac de Roland gargouilla. Il pensa à ses amis en terre — plus de popkins, pour eux — et aussi à Irene Tassenbaum, assise seule dans le petit parc de l’autre côté de la rue, à l’attendre patiemment. Chacune de ces pensées prise isolément aurait suffi à lui couper l’appétit, mais son estomac émit de nouveau son cri effronté. Certaines parties chez un homme n’avaient pas de conscience, et il devait savoir ça depuis l’enfance. Il se servit un popkin, versa une cuillerée énorme de sucre dans son thé, puis ajouta du miel, pour faire bonne mesure. Il voulait faire aussi rapidement que possible et retourner au plus vite auprès d’Irene, mais en attendant…

— J’espère que cela vous siéra, monsieur, fit Moses Carver en soufflant sur sa tasse. Par-dessus les dents, par-dessus les gencives, préparez-vous les boyaux, ça arrive ! Héé !

— Papa et moi, nous avons une maison à Montauk Point, dit Marian en versant un nuage de lait dans son café, et nous y étions justement le week-end dernier. Vers cinq heures et quart, le samedi, j’ai reçu un appel de l’un des agents de sécurité d’ici. C’est l’Association Hammarskjöld Plaza qui les emploie, mais la Tet Corporation leur donne une prime pour qu’ils nous informent… de certains faits importants, dirons-nous… dès qu’ils se produisent. Nous avons surveillé cette plaque au milieu du hall avec infiniment d’intérêt, à l’approche du 19 juin, Roland. Seriez-vous surpris d’apprendre que, jusqu’à approximativement cinq heures moins le quart de l’après-midi de ce jour-là, on lisait : DON DE LA TET CORPORATION, EN HOMMAGE À LA FAMILLE DU RAYON, ET EN SOUVENIR DE GILEAD ?

Roland réfléchit à cette nouvelle tout en sirotant son thé (qui était chaud, fort et bon), puis secoua la tête.

— Non.

Elle se pencha en avant, les yeux brillants.

— Et pourquoi dites-vous cela ?

— Parce que jusqu’à dimanche après-midi, entre quatre et cinq heures, rien n’était sûr. Même en ayant neutralisé les Briseurs, rien n’était sûr tant que Stephen King n’était pas à l’abri.

Il regarda autour de lui.

— Vous êtes au courant, pour les Briseurs ?

Marian hocha la tête.

— Pas dans les détails, mais nous savons que le Rayon qu’ils étaient en train de détruire est à présent sauvé, et qu’il n’était pas endommagé de manière irrémédiable.

Elle hésita, avant d’ajouter :

— Et nous avons appris, pour votre deuil. Vos deux deuils. Nous sommes tellement désolés, Roland.

— Ces garçons sont à l’abri dans les bras de Jésus, dit le père de Marian. Et même s’ils ne le sont pas, ils sont ensemble dans la clairière.

Roland, qui voulait le croire, hocha la tête en disant grand merci. Puis il se tourna de nouveau vers Marian.

— On est passés très près, avec l’écrivain. Il a été blessé, et gravement. Jake est mort en le sauvant. Il a mis son corps entre King et le camiobile qui lui aurait pris la vie.

— King survivra, dit Nancy. Et il va se remettre à écrire. Nous savons cela de source très sûre.

— Laquelle ?

Marian se pencha en avant.

— Dans une minute. L’important, Roland, c’est que nous le croyons, que nous en sommes certains, et la sécurité de King dans les années à venir signifie que vous avez accompli votre mission auprès du Rayon : Ves’-Ka Gan.

Roland acquiesça. Le chant allait se poursuivre.

— Il nous reste beaucoup de pain sur la planche, poursuivit Marian, au moins encore trente ans de travail, d’après nos calculs, mais…

— Mais c’est notre travail, pas le vôtre, dit Nancy.

— Vous tenez ça de cette même « source sûre » ? s’enquit Roland, sirotant toujours son thé.

Il avait beau être bouillant, il avait déjà englouti la moitié de cette grande tasse.

— Oui. Votre quête pour mettre en déroute les forces du Roi Cramoisi est un succès. Le Roi Cramoisi lui-même…

— Ça n’a jamais été la quête de cet homme-là, et tu l’sais parfaitement ! s’indigna le centenaire assis près de la belle femme noire, frappant de nouveau le sol de sa canne. Sa quête…

— Papa, ça suffit.

Sa voix claqua avec une telle dureté que le vieil homme cligna des yeux.

— Nenni, laissez-le parler, dit Roland, et tous les regards se tournèrent vers lui, pleins de surprise (et d’un peu de peur, aussi) devant cette réplique cinglante comme un coup de fouet. Laissez-le parler, car il dit vrai. Si nous devons tout mettre au clair, autant jouer cartes sur table. Pour moi, les Rayons n’ont jamais été que le moyen de parvenir à mes fins. S’ils avaient rompu, la Tour serait tombée. Si la Tour avait chu, je ne l’aurais jamais atteinte, et n’aurais pu la gravir jusqu’à son sommet.

— Vous êtes en train de dire que vous tenez plus à la Tour Sombre qu’à la survie de l’univers, résuma Nancy Deepneau.

Elle s’était exprimée sur un ton qui disait « attendez, que je sois bien sûre de vous avoir compris, là », et regardait Roland avec un mélange d’ébahissement et de mépris.

— Qu’à la survie de tous les univers.

— La Tour Sombre est l’existence même, dit Roland, et j’ai sacrifié maints amis au fil des ans, pour l’atteindre, dont un garçon qui m’appelait son père. J’ai sacrifié ma propre âme dans ce marché, dame-sai, alors détournez ce miroir effronté de ma vue. Faites vite et faites bien, je vous prie.

Il parlait avec politesse, mais aussi une froideur redoutable. Toute couleur avait déserté le visage de Nancy Deepneau, et la tasse entre ses mains tremblait si fort que Roland tendit la main et la lui prit, pour qu’elle ne la renverse pas et se brûle.

— Ne le prenez pas mal. Comprenez-moi, car plus jamais nous ne parlerons. Ce qui est fait est fait dans les deux mondes, bon ou mauvais, pour le ka ou contre lui. Pourtant il y a au-delà de ces mondes plus que ne peut en embrasser votre connaissance, et plus derrière eux que votre imagination ne pourra jamais le concevoir. J’ai peu de temps, alors changeons de décor.

— Bien dit, monsieur ! gronda Moses Carver, en tambourinant avec sa canne.

— Si je vous ai offensé, j’en suis terriblement désolée, dit Nancy.

Roland ne répondit rien, car il savait qu’elle n’était pas le moins du monde désolée — elle avait peur de lui, voilà tout. Il y eut un moment de silence gêné, que Marian Carver finit par rompre.

— Nous n’avons pas de Briseurs, pour notre part, Roland, mais au ranch de Taos, nous employons une douzaine de télépathes et de precogs. Ce à quoi ils arrivent en combinant leurs efforts est parfois incertain, mais toujours plus important que ce qu’ils font isolément. Vous connaissez l’expression « bon esprit » ?

Le Pistolero opina.

— Ils produisent une version du bon esprit, même si je me doute que c’est bien moins puissant que ce qu’étaient capables de faire les Briseurs de Tonnefoudre.

— Parce qu’il y en avait des centaines, grommela le vieil homme. Et qu’on leur donnait du carburant.

— Et aussi parce que les serviteurs du Roi étaient plus qu’heureux de kidnapper les Briseurs particulièrement puissants, ajouta Nancy. Ils n’avaient que ce que nous appellerons le « dessus du panier ». Mais les nôtres nous ont été plutôt utiles.

— Qui a eu l’idée de mettre des gens comme eux à votre service ? demanda Roland.

— Si étrange que ça puisse vous paraître, l’ami, dit Moses, c’est Cal Tower. Il n’a jamais beaucoup participé — à part collectionner ses livres et traîner ses guêtres, cette espèce de gros salaud de feignant radin et tatillon…

D’un regard, sa fille le mit en garde. Roland dut batailler pour sauver la face. Moses Carver avait beau avoir cent ans, il avait résumé l’essence de Calvin Tower en une seule expression.

— Quoi qu’il en soit, il a lu cette histoire de réunions de télépathes dans des livres de science-fiction. Vous connaissez, la science-fiction ?

Roland secoua la tête.

— Peu importe. La majorité, c’est des conneries, mais de temps en temps il y a une idée qui se tient, dans le lot. Écoutez un peu, et je vais vous en raconter une bonne. Vous comprendrez, si vous savez de quoi ont discuté Tower et votre ami M’sieur Dean, il y a vingt-deux ans, quand M’sieur Dean est venu sauver Tower de ces deux sales brutes de Blancs.

— Papa, fit Marian sur un ton d’avertissement, arrête un peu le discours nègre, maintenant. Tu es vieux mais tu n’es pas stupide.

Il la regarda. Ses yeux terreux se mirent à pétiller de malice et de bonne humeur. Il adressa un nouveau regard à Roland, et lui refit un de ses clins d’œil de filou.

— Ces deux sales brutes de métèques de Blancs !

— Eddie m’en a parlé, oui, acquiesça Roland.

Carver abandonna le registre insultant. Ses paroles se firent tendues.

— Alors vous savez qu’ils ont parlé d’un livre intitulé Le Hogan, de Benjamin Slightman. Il y avait une coquille dans le titre du livre, de même que le nom de l’auteur, et c’est pile le genre de choses qui rendaient fou ce vieux grassouillet.

— Oui.

Le titre était devenu Le Dogan, mot qui avait pris beaucoup de sens, pour Roland et son tet.

— Eh bien, après la visite de votre ami, Cal Tower s’est intéressé de près à ce type, et il a découvert qu’il avait écrit quatre autres romans, sous le nom de Daniel Holmes. Il était aussi blanc qu’un verre de lait, le gars Slightman, mais il se trouve que le pseudonyme qu’il avait choisi était le nom du père d’Odetta. Et je parie que ça ne vous surprend pas des masses, je me trompe ?

— Non, en effet, approuva Roland.

Ce n’était là qu’un petit déclic, au moment où l’engrenage du ka tombait en place.

— Et tous ces livres qu’il a écrits sous le nom d’Holmes, c’étaient des histoires de science-fiction interminables, sur le gouvernement qui louait les services de télépathes et des precogs pour découvrir des choses. Et c’est là que nous, on a trouvé l’idée.

Il regarda Roland et donna un coup triomphal de sa canne.

— Et il n’y a pas que ça, loin de là, mais j’imagine que vous n’avez pas le temps. On en revient toujours à ça, pas vrai ? Le temps. Et dans ce monde, il file à sens unique.

Il prit un air mélancolique.

— Je donnerais très cher, Pistolero, pour revoir ma filleule, mais j’imagine que ça n’est pas écrit comme ça dans les cartes, n’est-ce pas ? À moins que nous nous retrouvions dans la clairière.

— Je pense que vous dites vrai, lui dit Roland, mais je lui transmettrai votre message, et je lui dirai que je vous ai trouvé toujours plein de verve et de feu…

— Je dis Dieu, je dis Bombe Divine ! s’exclama le vieillard, en scandant ses paroles de coups de canne. Dites-le, mon frère ! Et surtout, dites-le-lui à elle !

— Je le ferai.

Roland termina son thé, puis posa la tasse vide sur le bureau de Marian Carver et se leva en portant machinalement la main à sa hanche droite. Il lui faudrait longtemps pour s’habituer à la disparition de la douleur, plus de temps sans doute qu’il n’en avait devant lui.

— À présent je dois prendre congé. Il y a un endroit, pas très loin d’ici, où je dois me rendre.

— Vous savez où, dit Marian. Il y aura quelqu’un pour vous accueillir, à votre arrivée. Nous avons gardé les lieux, pour que vous y veniez en sécurité, et si la porte que vous cherchez est toujours là-bas, et toujours en état de marche, vous pourrez la traverser.

Roland esquissa une révérence.

— Grand merci-sai.

— Mais restez assis quelques instants encore, si vous le voulez bien. Nous avons des cadeaux pour vous, Roland. Ils ne valent pas ce que vous avez fait pour nous — que ç’ait été votre but ou pas — mais ce sont des choses dont vous aurez peut-être besoin, quoi qu’il en soit. L’une d’elles, ce sont des nouvelles données par nos agents à Taos. Une autre provient de… — elle réfléchit — … de chercheurs plus normaux, de gens qui travaillent pour nous, dans cet immeuble même. Ils se font appeler les Calvin, pas par une quelconque inclination religieuse. C’est peut-être un petit hommage à M. Tower, mort d’une attaque cardiaque dans sa nouvelle boutique, il y a neuf ans. Ou peut-être est-ce seulement une blague.

— Si c’est le cas, elle est mauvaise, grogna Moses Carver.

— Et puis il y a aussi deux autres surprises… de notre part. De la part de Nancy, de moi et de mon Papa, et d’un autre, qui a repris sa route. Voulez-vous bien rester assis quelques instants encore ?

Il avait beau avoir hâte de repartir, Roland fit ce qu’on lui demandait. Pour la première fois depuis la mort de Jake, une émotion vraie et autre que le chagrin s’était emparée de lui.

La curiosité.

11

— Pour commencer, les nouvelles en provenance du Nouveau-Mexique, dit Marian lorsque Roland se rassit. Ils vous ont observés autant qu’ils l’ont pu, et bien que ce qu’ils aient vu côté Tonnerre ait été flou, dans le meilleur des cas, ils pensent qu’Eddie a dit quelque chose à Jake Chambers — peut-être quelque chose d’important — peu de temps avant de mourir. Sans doute lorsqu’il était couché à terre, avant de… je ne sais pas…

— Avant de glisser dans la pénombre ? suggéra Roland.

— Oui, approuva Nancy Deepneau, c’est ce que nous pensons. Enfin, c’est ce qu’ils pensent, je veux dire. Nos Briseurs à nous.

Marian la regarda en fronçant les sourcils, signifiant qu’elle n’était pas le genre de femme à se laisser interrompre. Puis elle dirigea de nouveau son attention vers Roland.

— Il est plus facile pour nos agents de voir des choses de ce côté-ci, et plusieurs d’entre eux sont sûrs d’eux — pas catégoriques, mais sûrs d’eux — pour dire que Jake a pu transmettre ce message avant de mourir à son tour.

Elle marqua une courte pause.

— Cette femme avec qui vous voyagez, Mme Tannenbaum…

— Tassenbaum, corrigea Roland.

Il le fit sans réfléchir, parce qu’il avait l’esprit occupé ailleurs. Furieusement occupé.

— Tassenbaum, approuva Marian. Elle vous a sans doute répété une partie de ce que Jake lui avait dit, dans les derniers instants, mais il y a peut-être autre chose. Non pas quelque chose qu’elle voudrait garder pour elle, mais une chose dont elle n’aurait pas mesuré l’importance. Vous voudrez bien lui redemander de vous répéter tout ce que Jake a dit, avant que vos chemins se séparent ?

— Oui, répondit Roland.

Bien sûr, qu’il le ferait, mais il n’avait pas le sentiment que Jake avait transmis le message d’Eddie à Mme Tassenbaum. Non, pas à elle. Il se rendit compte qu’il avait à peine pensé à Ote, depuis qu’ils avaient garé la voiture d’Irene, mais Ote était bien évidemment avec eux. En ce moment même, il était couché aux pieds d’Irene, assise dans le petit parc au coin de la rue, tous les deux au soleil à l’attendre.

— Bon, dit-elle. C’est très bien. Changeons de sujet.

Marian ouvrit le grand tiroir central de son bureau. Elle en sortit une enveloppe matelassée, ainsi qu’une petite boîte en bois. Elle tendit l’enveloppe à Nancy Deepneau. Quant à la boîte, elle la posa devant elle, sur le bureau.

— Pour la suite, c’est à Nancy de le dire, et je te demanderai d’ailleurs d’être brève, Nancy, parce que cet homme semble avoir hâte de repartir au plus vite.

— Dis-le, fit Moses en tapant de sa canne sur le sol.

Nancy le regarda, puis Roland… ou pas loin de lui, du moins. La couleur lui montait aux joues, et elle avait l’air troublée.

— Stephen King, commença-t-elle avant de s’éclaircir la gorge et de répéter.

Puis elle parut ne pas savoir comment poursuivre, et le rouge de ses joues s’accentua.

— Prenez une inspiration profonde, conseilla Roland, retenez l’air un moment.

Elle obéit.

— Maintenant expirez.

De nouveau elle s’exécuta.

— Maintenant, dites-moi ce que vous avez à me dire, Nancy, nièce d’Aaron.

— Stephen King a écrit une quarantaine de livres, commença-t-elle.

Elle était toujours très rouge (Roland se dit qu’il découvrirait assez tôt la signification de sa réaction), mais sa voix était nettement plus calme.

— Un nombre incroyable d’entre eux, même parmi ceux écrits dans ses jeunes années, sont reliés de près ou de loin à la Tour Sombre. C’est comme s’il avait toujours eu cette histoire à l’esprit, depuis le tout début.

— J’ai la certitude de ce que vous supposez, répondit Roland en croisant les mains. Je dis grand merci.

La réaction du Pistolero sembla l’apaiser un peu plus.

— D’où les Calvin, précisa-t-elle. Trois hommes et deux femmes avec des talents d’érudition, et qui ne font rien d’autre de huit heures du matin à quatre heures du soir que lire les œuvres de Stephen King.

— Ils ne font pas que les lire, précisa Marian. Ils font des recoupements par lieux, par personnages, par thèmes — ce qu’ils peuvent trouver —, même par noms de marques.

— Une partie de leur travail consiste à chercher les références à des personnes vivant ou ayant vécu dans le Monde Clé, reprit Nancy. Des personnes réelles, pour résumer. Et des références à la Tour Sombre, bien sûr.

Elle lui tendit l’enveloppe, et Roland sentit à l’intérieur les coins de ce qui ne pouvait être qu’un livre.

— Si King a jamais écrit un livre-clé, Roland — en dehors de la série de la Tour Sombre elle-même, je veux dire —, nous pensons que c’est celui-ci.

Le rabat de l’enveloppe était tenu fermé par une boucle. Roland adressa à Marian et à Nancy un regard de côté. Toutes deux hochèrent la tête. Le Pistolero fit sauter la boucle et tira hors de l’enveloppe un volume très épais, avec une couverture rouge et blanche. Pas d’image, rien que le nom de Stephen King et un seul autre mot.

Rouge pour le Roi, Blanc pour Arthur l’Aîné, pensa-t-il. Le Blanc triomphe du Rouge, telle est la volonté éternelle du ka.

Ou peut-être n’était-ce là qu’une coïncidence.

— Quel est ce mot ? demanda Roland.

Insomnie, dit Nancy. Cela signifie…

— Je sais ce que ça signifie, l’interrompit Roland. Pourquoi me donnez-vous ce livre ?

— Parce que l’intrigue s’articule autour de la Tour Sombre, expliqua Nancy, et parce qu’on y trouve un personnage du nom d’Ed Deepneau. C’est le méchant de l’histoire, il se trouve.

Le méchant de l’histoire, se dit Roland. Pas étonnant qu’elle ait pris des couleurs.

— Vous avez quelqu’un de ce nom, dans votre famille ? demanda-t-il.

— Autrefois, oui. À Bangor, qui est la ville à laquelle fait référence King quand il parle de Derry (comme dans ce livre). Le véritable Ed Deepneau est mort en 1947, l’année de naissance de King. Il était bibliothécaire, et n’aurait pas fait de mal à une mouche. Celui d’Insomnie est un fou qui tombe sous l’emprise du Roi Cramoisi. Il essaie de transformer un avion en bombe volante et de le faire s’écraser contre une tour, pour tuer des milliers de personnes.

— Prions pour que ça n’arrive jamais, dit le vieillard d’un air sombre, regardant dehors la ligne d’horizon new-yorkaise, peuplée de gratte-ciel. Dieu sait que ça pourrait.

— Dans l’histoire son plan échoue, dit Nancy. Il y a effectivement des gens qui se font tuer, mais le personnage principal, un vieux monsieur du nom de Ralph Roberts, réussit à empêcher le pire.

Roland observait attentivement la petite-nièce d’Aaron Deepneau.

— Et le Roi Cramoisi est mentionné, là-dedans ? Par son nom ?

— Oui, confirma-t-elle. Le Ed Deepneau de Bangor — le véritable Ed Deepneau — était un cousin de mon père, très éloigné. Les Calvin pourraient vous montrer l’arbre généalogique si vous le souhaitiez, mais il n’y a qu’un lien très indirect avec mon oncle Aaron. Nous pensons que King s’est peut-être servi de ce nom dans le livre pour attirer votre attention — ou la nôtre — sans même se rendre compte de ce qu’il faisait.

— Un message de son sous-esprit, songea le Pistolero à voix haute.

— De son subconscient, oui ! dit Nancy, l’air réjoui. C’est exactement ce que nous pensons !

Ce n’était pas exactement ce que pensait Roland, néanmoins. Le Pistolero se remémorait comment il avait envouté King, en l’an 1977. Comment il lui avait dit de chercher à entendre le Ves’-Ka Gan, le Chant de la Tortue. Le sous-esprit de King, cette partie de lui qui n’avait jamais cessé d’obéir à l’ordre sous hypnose, avait-il glissé un extrait du Chant de la Tortue dans ce livre ? Un livre que les Serviteurs du Roi avaient peut-être négligé, parce qu’il ne faisait pas partie du « Cycle de la Tour Sombre » ? Roland pensait que c’était possible, et que le nom Deepneau pouvait en effet tenir lieu de sigleu. Mais…

— Je ne peux pas le lire. Un mot par-ci, par-là, peut-être, mais pas plus.

— Vous non, mais ma fille, si. Ma fille Odetta, que vous appelez Susannah.

Roland hocha lentement la tête. Et même s’il commençait réellement à avoir des doutes, son esprit lui renvoya une image très nette d’elle et lui assis autour d’un feu — un grand, car la nuit était froide — avec Ote entre eux. Dans les rochers au-dessus d’eux, le vent gémissait son amère mélodie hibernale, mais ils s’en moquaient, ils avaient l’estomac plein, le corps réchauffé, vêtu de peaux de bêtes qu’ils avaient tuées eux-mêmes, et ils avaient ce récit pour les divertir.

L’histoire de l’insomnie, par Stephen King.

— Elle vous la lira en chemin, suggéra Moses. Sur votre dernier chemin, je dis Bombe.

Oui, se dit Roland. Une dernière histoire à entendre, un dernier chemin à parcourir. Celui qui mène à Can’-Ka No Rey, et à la Tour Sombre. Ou du moins se plaît-on à le croire.

— Dans cette histoire, reprit Nancy, le Roi Cramoisi utilise Ed Deepneau pour tuer un enfant particulier, un garçon du nom de Patrick Danville. Juste avant le coup fatal, alors que Patrick et sa mère attendent qu’une femme prononce un discours, le garçon fait un dessin, un qui vous montre vous, Roland, et le Roi Cramoisi, apparemment emprisonné au sommet de la Tour Sombre.

Roland sursauta sur son siège.

— Au sommet ? Emprisonné au sommet ?

— Doucement, intervint Marian. Du calme, Roland. Les Calvin analysent les ouvrages de Stephen King depuis des années, dans les moindres mots et les moindres allusions, et tout ce qu’ils produisent est transféré à nos folken du bon esprit, au Nouveau-Mexique. Bien que ces deux groupes ne se soient jamais rencontrés, il serait tout à fait approprié de dire qu’ils travaillent ensemble.

— Non pas qu’ils soient toujours d’accord, glissa Nancy.

— Ça, on peut dire qu’ils ne le sont pas souvent ! s’exclama Marian sur le ton exaspéré de quelqu’un qui a dû arbitrer plus que son lot de chamailleries. Mais il y a une chose sur laquelle ils tombent bel et bien d’accord, c’est sur le fait que les références de King à la Tour Sombre sont presque systématiquement cryptées, et que parfois elles n’ont même aucun sens.

Roland acquiesça.

— Il en parle parce que son sous-esprit y pense sans arrêt, mais parfois il bascule dans le charabia.

— Oui, confirma Nancy.

— Mais vous ne pensez visiblement pas que tout ce livre soit une fausse piste ou bien vous n’insisteriez pas pour me le donner.

— Certes, dit Nancy. Mais ça ne signifie par nécessairement que le Roi Cramoisi soit réellement enfermé au sommet de la Tour. Même si je pense que ce n’est pas impossible.

Roland réfléchit à sa propre conviction, qui était que le Roi était enfermé à l’extérieur de la Tour, sur une sorte de balcon. S’agissait-il d’une réelle intuition, ou simplement d’un leurre auquel il voulait croire ?

— Quoi qu’il en soit, nous pensons que vous devriez partir à la recherche de ce Patrick Danville, dit Marian. Tout le monde s’accorde à dire que c’est une personne réelle, mais nous n’avons pu trouver aucune trace de lui, ici. Peut-être en trouverez-vous à Tonnefoudre.

— Ou au-delà, suggéra Moses.

Marian acquiesça.

— D’après l’histoire que King raconte dans Insomnie — vous le constaterez par vous-même — Patrick Danville meurt jeune. Mais ce n’est peut-être pas vrai. Vous comprenez ?

— Je ne suis pas certain, non.

— Quand vous trouverez Patrick Danville — ou quand lui vous trouvera —, il se peut qu’il soit toujours le garçon décrit dans ce livre, expliqua Nancy, ou bien qu’il soit aussi vieux que l’Oncle Mose.

— Pas d’pot, si c’est le cas ! s’écria le vieillard avec un gloussement.

Roland souleva le livre, regarda de plus près la couverture rouge et blanche, passa le doigt sur les lettres légèrement en relief qui dessinaient un mot qu’il ne pouvait déchiffrer.

— Ça n’est qu’une histoire, n’est-ce pas ?

— Depuis le printemps 1970, lorsqu’il a tapé la phrase L’homme en noir fuyait à travers le désert et le Pistolero le suivait, dit Marian Carver, très peu des choses que Stephen King a écrites n’étaient « que des histoires ». Ce n’est peut-être pas ce qu’il croit. Nous si.

Mais toutes ces années passées à guetter le Roi Cramoisi vous ont peut-être appris à avoir peur de votre ombre, si cela vous sied, se dit Roland. Puis, à voix haute :

— Quoi d’autre, alors, si ce ne sont pas des histoires ?

C’est Moses Carver qui répondit.

— Peut-être des bouteilles à la mer, c’est ce qu’on pense.

Dans la manière qu’il avait de prononcer ce mot — ponse, quasiment — Roland entendit un écho déchirant de Susannah, et eut soudain envie de la voir, pour vérifier qu’elle allait bien. C’était là un désir si fort qu’il lui laissa un goût amer dans la bouche.

— … cette vaste mer.

— J’implore votre pardon, dit le Pistolero, je rêvassais.

— Je disais qu’on pense que Stephen King nous lance des bouteilles dans la vaste mer. Celle qu’on appelle le Prim. Dans l’espoir qu’elles vous atteindront, et que les messages qui se trouvent à l’intérieur vous rendront possible, à vous et mon Odetta, d’atteindre votre but.

— Ce qui nous amène à nos ultimes cadeaux, glissa Marian. Nos vrais cadeaux. Tout d’abord…

Elle lui tendit la boîte.

Le couvercle s’articulait sur une charnière. Roland posa la main à plat sur le dessus, dans l’intention de le faire basculer vers l’arrière, puis il se ravisa. Il marqua un temps d’arrêt et dévisagea ses interlocuteurs. Ils le regardaient tous avec de l’espoir et une sorte d’intérêt suspendu, expression qui le mit mal à l’aise. Une idée totalement folle (mais étonnamment convaincante) lui vint à l’esprit : qu’il se trouvait présentement en face des véritables agents du Roi Cramoisi, et que la dernière chose qu’il verrait en ouvrant cette boîte, ce serait un vif d’argent amorcé, en plein compte à rebours, à quelques clics à peine de l’explosion du monde entier autour de lui. Et que le dernier son qu’il entendrait, ce serait leur éclat de rire fou, et leur triomphal Aïle au Roi Rouge ! Ce n’était pas impossible, effectivement, mais il arrivait un moment où il fallait faire confiance, parce que l’alternative à la confiance, c’était la folie.

Si le ka en décide ainsi, qu’il en soit ainsi, pensa-t-il en ouvrant la boîte.

12

À l’intérieur, sur du velours bleu nuit (qui était, à leur su ou à leur insu, la couleur de la Cour Royale de Gilead), reposait une montre, lovée au centre d’une chaîne enroulée. Gravés sur le couvercle, il distingua trois symboles : une clé, une rose et — au milieu, légèrement au-dessus des deux autres — une tour avec un chapelet de fenêtres minuscules s’enroulant à l’extérieur en spirale ascendante.

Roland fut ébahi de sentir une nouvelle fois les larmes lui monter aux yeux. Lorsqu’il tourna de nouveau le regard vers eux — deux jeunes femmes et un vieil homme, le cerveau et les tripes de la Tet Corporation — il en vit d’abord six au lieu de trois. Il cligna des yeux pour faire se dissiper les doubles fantômes.

— Ouvrez-la, et regardez à l’intérieur, suggéra Moses Carver. Et pas besoin de cacher vos larmes en notre compagnie, fils de Steven, car nous ne sommes pas de ces machines par lesquelles nous remplaceraient volontiers les autres, s’ils le pouvaient.

Roland vit que le vieillard parlait sincèrement, car des larmes glissaient le long de l’ébène usée de ses joues. Nancy Deepneau sanglotait elle aussi sans s’en cacher. Et Marian Carver avait beau se prévaloir sans doute d’être de nature plus vaillante, ses yeux s’étaient voilés d’un vernis mouillé plutôt suspect.

Il abaissa le petit levier actionnant le ressort, et le dessus de la montre s’ouvrit. Dedans, des aiguilles finement ouvragées donnaient l’heure avec une précision parfaite, il en était certain. Au-dessous, dans son propre cadran miniature, une unique trotteuse courait après les secondes. Et à l’intérieur du couvercle était gravée l’inscription suivante :

— Grand merci-sai, dit Roland d’une voix rauque et tremblante. Je vous remercie, et mes amis se joindraient à moi, s’ils pouvaient encore prendre la parole.

— Dans nos cœurs ils parlent bel et bien, Roland, dit Marian, et sur votre visage, nous les voyons très bien.

Moses Carver avait le sourire aux lèvres.

— Dans notre monde, Roland, donner une montre en or à quelqu’un a un sens particulier.

— Et quel est donc ce sens ? demanda Roland.

Il porta la montre — sans conteste l’objet le plus raffiné qu’il ait eu en main de toute sa vie — à son oreille pour écouter le tic-tac délicat et précis de son mécanisme.

— Que son travail est accompli et qu’il est temps qu’il aille à la pêche, ou jouer avec ses petits-enfants, expliqua Nancy Deepneau. Mais nous vous l’avons offerte pour une autre raison. Qu’elle compte les heures qui vous séparent de votre but, et vous avertisse quand vous vous en approcherez.

— Comment pourrait-elle faire une chose pareille ?

— Nous avons un serviteur du bon esprit exceptionnel, au Nouveau-Mexique, reprit Marian. Il s’appelle Fred Towne. Il voit beaucoup de choses et se trompe rarement. Cette montre est une Patek Philippe, Roland. Elle a coûté dix-neuf mille dollars, et les fabricants garantissent un remboursement intégral si elle avance ou retarde ne serait-ce que d’une nanoseconde. Il n’y a pas besoin de la remonter, car elle fonctionne sur pile — pas fabriquée par North Central Positronics, ni une de ses filiales quelconques, je peux vous l’assurer — qui durera cent ans. Selon Fred, quand vous approcherez de la Tour Sombre, la montre pourrait bien s’arrêter, cependant.

— Ou se mettre à marcher à l’envers, à remonter le temps, dit Nancy. Aussi, surveillez-la.

Moses Carver ajouta :

— Je crois que vous le ferez, n’est-ce pas ?

— Si fait, acquiesça Roland.

Il rangea précautionneusement la montre dans une de ses poches (non sans avoir longuement contemplé la gravure sur le couvercle) et la boîte dans une autre.

— J’observerai cette montre très attentivement.

— Il y a autre chose qu’il vous faudra surveiller, dit Marian. C’est Mordred.

Roland attendit.

— Nous avons des raisons de croire qu’il a assassiné celui que vous appelez Walter.

Elle marqua un temps d’arrêt.

— Et je vois bien que cela ne vous surprend pas. Puis-je vous demander pourquoi ?

— Walter a enfin déserté mes rêves, tout comme la douleur a déserté ma tête et ma hanche droite. La dernière fois qu’il m’a rendu visite pendant mon sommeil, c’était à Calla Bryn Sturgis, la nuit du Tremblement de Rayon.

Il ne tenait pas à leur décrire combien ces rêves étaient effroyables, des cauchemars dans lesquels il errait, seul et perdu, le long d’un couloir interminable, froid et humide, des toiles d’araignée lui balayant le visage. Puis il y avait eu le martèlement précipité de quelque chose qui fondait sur lui dans les ténèbres (par-derrière, ou peut-être par au-dessus), et juste avant qu’il se réveille en sursaut, le reflet d’yeux rougeoyants et le murmure d’une voix inhumaine : « Père ».

Ils l’observaient d’un air sombre. Marian finit par intervenir.

— Méfiez-vous de lui, Roland. Fred Towne, l’homme dont je vous ai parlé, dit : « Mordred, lô faim. » Il dit que c’est une faim, au sens propre. Fred est un homme courageux, mais il a peur de votre… de votre ennemi.

De mon fils, pourquoi ne le dis-tu pas ? pensa Roland, pourtant il croyait connaître la réponse. Elle ne disait pas tout par égard pour ses sentiments à lui.

Moses Carver se leva et posa sa canne contre le bureau de sa fille.

— J’ai encore quelque chose pour vous, sauf que c’est à vous depuis le début — à vous de le porter et de le déposer à terre, quand vous arriverez à destination.

Roland se sentit très perplexe, et il fut plus perplexe encore en voyant le vieil homme déboutonner sa chemise. Marian fit mine de l’aider et il la découragea d’un geste impatient de la main. Sous sa chemise il portait un maillot de corps de vieillard, le genre que le Pistolero appelait un glissoir. Dessous se dessinait une forme que Roland identifia immédiatement, et il eut l’impression que son cœur s’arrêtait de battre dans sa poitrine. L’espace d’une seconde il se retrouva projeté dans le bungalow au bord du lac — chez Beckhardt, avec Eddie à ses côtés — et il s’entendit dire : Mettez la croix de Tantine autour de votre cou, et quand vous verrez sai Carver… Mais tout d’abord…

La croix se trouvait au bout d’une chaîne en or à maillons fins. Moses Carver tira sur la chaîne pour la dégager de son glissoir, regarda la croix quelques instants, leva les yeux vers Roland avec un petit sourire aux lèvres, puis les posa de nouveau sur l’objet. Il souffla dessus. Lointaine et douce monta la voix de Susannah, et le Pistolero sentit les poils de ses bras se hérisser :

— On a enterré Pimsy sous le pommier…

Puis elle se tut. Pendant quelques instants il n’y eut plus rien, et Carver, cette fois-ci les sourcils froncés, inspira profondément, s’apprêtant à souffler de nouveau. Ce ne fut pas nécessaire. Aussitôt s’éleva la voix traînante de John Cullum, avec son fort accent du Nord, non pas de la croix elle-même, mais de juste au-dessus.

— On a fait de notre mieux, partenaire — pôrt’naire — et j’espère que ça suffira. J’ai toujours su que c’était juste un prêt, alors la voilà retournée à son propriétaire. Vous savez où ça va se terminer, je…

À ce moment précis, ses mots, qui avaient commencé à s’affaiblir dès « la voilà », devinrent inaudibles, même pour l’ouïe affûtée de Roland. Il en avait entendu assez, cependant. Il prit la croix de Tantine Talitha, qu’il avait promis de déposer au pied de la Tour Sombre, et la repassa autour de son cou, une nouvelle fois. Elle lui était revenue, et qu’y avait-il de surprenant à ça ? Le ka n’était-il pas une roue ?

— Je vous dis grand merci, sai Carver. Pour moi, pour mon ka-tet-qui-fut, et au nom de la femme qui me l’a donnée.

— Ne me remerciez pas, dit Moses Carver. Remerciez plutôt John Cullum. Il me l’a donnée sur son lit de mort. Ce type avait un sacré coffre.

— Je… commença Roland, et pendant un instant il ne parvint pas à ajouter quoi que ce soit — il avait le cœur trop plein. Je vous remercie tous, finit-il par poursuivre.

Il inclina la tête vers eux, la paume droite au front, les yeux fermés.

Lorsqu’il les rouvrit, Moses Carver tendait ses vieux bras maigres vers lui.

— À présent il est temps pour nous de reprendre notre route, et vous la vôtre. Passez vos bras autour de moi, Roland, et embrassez-moi sur la joue en signe d’adieu, si vous le voulez bien, et pensez à ma fille, car j’aimerais tant lui dire au revoir, si je le pouvais.

Roland fit ce qu’on lui demandait, et dans un autre monde, somnolant à bord d’un train roulant vers Fedic, Susannah porta la main à sa joue, car il lui semblait que Pop Mose était venu à elle et avait passé le bras autour d’elle pour lui dire : au revoir, bonne chance, bon voyage.

13

Lorsque Roland sortit de l’A-100-sœur dans le hall, il ne fut pas surpris de voir une femme en pull vert-de-gris et pantalon couleur mousse debout en face du jardin, avec quelques autres folken respectueux. Un animal qui n’était pas tout à fait un chien était assis à côté de sa chaussure gauche. Roland s’approcha d’elle et lui toucha doucement le coude. Irene Tassenbaum se tourna vers lui, les yeux agrandis par l’émerveillement.

— Vous l’entendez ? demanda-t-elle. C’est comme ce chant qu’on a entendu à Lovell, mais en cent fois plus doux.

— Je l’entends, oui.

Puis il se pencha pour prendre Ote dans ses bras. Il scruta le regard cerclé d’or du bafouilleux, tandis que les voix chantaient derrière eux.

— Ami de Jake, dit-il, quel message t’a-t-il donné ?

Ote essaya, mais tout ce qu’il réussit à articuler fut un mot qui ressemblait à Dandy-o, ce qui rappela vaguement à Roland une chanson à boire, et qui rimait avec Adeline c’est une coquine oh-oh.

Roland posa le front contre le front d’Ote et ferma les yeux. Il sentait le souffle chaud du bafouilleux. Et plus encore : une odeur au cœur de sa fourrure, l’odeur du foin dans lequel Jake et Benny Slightman avaient sauté, presque hier encore. En esprit, mêlée au doux chant des voix, il entendit la voix de Jake Chambers pour la toute dernière fois :

Dis-lui qu’Eddie a dit « Surveille Dandelo ». N’oublie pas !

Et Ote n’avait pas oublié.

14

Une fois dehors, alors qu’ils descendaient les marches du 2 Hammarskjöld Plaza, une voix pleine de déférence les interpella :

— Monsieur ? Madame ?

C’était un homme en costume et casquette noirs. Il se tenait à côté de la voiture la plus longue et la plus sombre que Roland ait vue de sa vie. Rien que la regarder mit le Pistolero mal à l’aise.

— Qui nous envoie un bucka-cercueil ? demanda-t-il.

Irene Tassenbaum eut un sourire. La rose l’avait rassérénée — excitée et enivrée, aussi — mais elle se sentait toujours fatiguée. Et elle avait également hâte de pouvoir contacter David, qui à l’heure qu’il était devait être malade d’inquiétude.

— Ce n’est pas un corbillard, c’est une limousine. Une voiture pour les gens exceptionnels… ou qui se croient exceptionnels.

Puis, au chauffeur :

— Pendant le trajet, est-ce que quelqu’un dans vos bureaux pourra vérifier des horaires d’avion, pour moi ?

— Bien sûr, madame. Puis-je vous demander votre compagnie de prédilection et votre destination ?

— Pour la destination : Portland, dans le Maine. Ma compagnie de prédilection est Air Élastique, s’ils ont des vols cet après-midi.

Les vitres de la limousine étaient en verre fumé, l’intérieur était plongé dans la pénombre, avec des loupiotes de couleur. Ote sauta sur la banquette et contempla avec intérêt le décor urbain qui défilait. Roland fut passablement intrigué de constater la présence d’un bar très bien garni, le long de son siège. Il songea à prendre une bière et se ravisa, persuadé que même un alcool léger suffirait à lui embrouiller les esprits. Irene n’eut pas tant de scrupules. Elle se servit une petite bouteille de ce qui ressemblait à du whisky et tendit le verre dans la direction de Roland.

— Que votre route soit toujours ascendante et le vent toujours dans votre dos, me foine bucko, dit-elle.

Roland hocha la tête.

— Très beau toast. Grand merci-sai.

— Je viens de passer les trois jours les plus fascinants de ma vie. C’est moi qui vous dis grand merci-sai. Merci de m’avoir choisie.

Et de m’avoir baisée, pensa-t-elle, tout en le gardant pour elle. Elle et Dave s’offraient parfois encore un petit câlin, mais rien de comparable à ce qu’elle avait vécu la nuit précédente. Jamais ça n’avait été comparable à ça. Et si Roland n’avait pas eu d’autres choses en tête ? Il était fort probable qu’elle serait grimpée au rideau et qu’elle aurait explosé comme un pétard de carnaval.

Roland opina et se mit à regarder défiler les rues de la ville — de cette version de Lud, encore jeune et pleine de vie.

— Et votre voiture ? demanda-t-il.

— Si nous voulons la récupérer avant notre retour à New York, nous enverrons quelqu’un la chercher et la ramener dans le Maine. L’Audi de David nous suffira sans doute. C’est l’un des avantages d’être riche — pourquoi est-ce que vous me regardez comme ça ?

— Vous avez une cartomobile qui s’appelle Eddie ?

— C’est un nom de marque.

— Ah.

Roland fit comme s’il avait compris.

— Roland, je peux vous poser une question ?

Il dessina son moulinet de la main, pour lui signifier de poursuivre.

— Quand on a sauvé l’écrivain, est-ce qu’on a aussi sauvé le monde ? C’est ce qu’on a fait, d’une certaine manière, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Comment se fait-il qu’un écrivain, qui n’est même pas très bon — et je sais de quoi je parle, j’ai lu quatre ou cinq de ses livres —, puisse être responsable du destin du monde ? Ou de tout l’univers ?

— S’il n’est pas très bon, pourquoi ne vous êtes-vous pas arrêtée au premier ?

Mme Tassenbaum sourit.

— Touché. Il est lisible, en fait. Je veux bien lui accorder ça — il sait raconter de bonnes histoires, mais il n’a pas d’oreille, concernant la mélodie de la langue. J’ai répondu à votre question, maintenant répondez à la mienne. Dieu sait que les auteurs persuadés que le monde entier dépend de leur vocation, ça existe. Je pense à Norman Mailer, mais aussi à Shirley Hazzard ou à John Updike. Mais ici, il semblerait que ce soit vraiment le cas. Comment c’est arrivé ?

Roland haussa les épaules.

— Il entend les bonnes voix et chante les bonnes chansons. Le ka, pour résumer.

Ce fut au tour d’Irene Tassenbaum de faire comme si elle avait compris.

15

La limousine s’arrêta devant un immeuble doté d’un auvent vert. Un autre homme en costume bien coupé se tenait près de la porte. Les marches du perron étaient ceinturées par un ruban jaune. Dessus étaient imprimés des mots que Roland ne put déchiffrer.

— Ça dit : « SCÈNE DE CRIME, NE PAS PÉNÉTRER », lui dit Mme Tassenbaum. Mais on dirait que c’est là depuis un moment. D’ordinaire je crois qu’ils retirent le ruban quand ils ont fini avec leurs appareils photo, leurs petites brosses et tout ça. Vous devez avoir des amis puissants.

Roland était en effet persuadé que le ruban était en place depuis un moment. Trois semaines, grosso modo. Depuis que Jake et le Père Callahan avaient fait leur entrée au Cochon du Sud, certains de courir à leur mort, mais allant tout de même de l’avant. Il vit qu’il restait une petite flaque au fond du verre d’Irene et il l’avala, faisant la grimace en sentant la chaleur de l’alcool, mais se réjouissant de la brûlure.

— Ça va mieux ? demanda-t-elle.

— Si fait, merci.

Il réajusta sur son épaule le sac contenant les Orizas et sortit de la voiture, Ote sur ses talons. Irene prit quelques secondes pour parler au chauffeur, qui semblait avoir réussi à régler ses histoires de voyage. Roland se baissa pour passer sous le ruban, puis demeura un instant où il était, à écouter le vacarme et le chahut de la ville, en ce jour radieux de juin, en savourant l’effervescence adolescente. Il ne verrait plus d’autre ville, il était au moins quasiment certain de ça. Et c’était peut-être aussi bien. Il avait comme l’intuition qu’après New York, toutes les autres lui paraîtraient un cran en dessous.

Le garde — de toute évidence un agent au service de la Tet Corporation, pas un garde du Guet de la ville — le rejoignit sur le trottoir.

— Si vous voulez entrer, monsieur, il faudra que vous me montriez quelque chose d’abord.

Roland extirpa une nouvelle fois son ceinturon du sac, en déroula le holster et exhiba l’arme de son père. Cette fois il ne proposa pas de la faire soupeser au garde, et ce gentilhomme n’en fit pas la demande. Il se contenta d’examiner la gravure sur le canon. Puis il hocha la tête d’un air respectueux et fit un pas en arrière, dégageant le passage.

— Je vais déverrouiller la porte. Une fois à l’intérieur, vous êtes seul. Vous comprenez, n’est-ce pas ?

Roland, qui avait passé l’essentiel de sa vie seul, fit oui de la tête.

Avant qu’il ait pu bouger, Irene le prit par le coude, le fit pivoter et lui passa les bras autour du cou. Elle s’était aussi acheté une paire de chaussures à talons plats, et elle n’eut qu’à pencher légèrement la tête en arrière pour regarder le Pistolero droit dans les yeux.

— Fais attention à toi, cow-boy.

Elle l’embrassa furtivement sur la bouche — le baiser d’une amie — puis s’agenouilla pour caresser Ote.

— Et fais attention au petit cow-boy, aussi.

— Je ferai de mon mieux. Tu te souviendras de ta promesse, pour la tombe de Jake ?

— Une rose, dit-elle. Oui, je m’en souviendrai.

— Grand merci.

Il la regarda encore quelques instants, puis écouta sa petite voix intérieure — le chant de son intuition — et prit une décision. Du sac contenant les Orizas, il sortit l’enveloppe du livre épais… celui que Susannah ne lui lirait jamais au bord du chemin, finalement. Il le déposa entre les mains d’Irene.

Elle l’examina, les sourcils froncés.

— Qu’est-ce qu’il y a, là-dedans ? On dirait un livre.

— Oui-là. Un livre de Stephen King. Insomnie, il s’appelle. As-tu lu celui-ci ?

Elle sourit légèrement.

— Nenni, je ne l’ai pas lu. L’as-tu lu toi-même ?

— Non, et je ne le lirai pas. Il me paraît piégé.

— Je ne comprends pas.

— Il me paraît… fragile.

Il pensait à Verrou Canyon, à Mejis.

Elle soupesa l’enveloppe.

— À moi il me paraît sacrément lourd. Un vrai pavé de Stephen King, pas de doute. Il vend au gramme, et l’Amérique achète au kilo.

Roland ne sut que secouer la tête.

— Peu importe, dit Irene. Je fais la maligne, parce que cette bonne vieille Ree n’est pas douée pour les au revoir, c’est comme ça depuis toujours. Tu veux que je garde ce truc, c’est ça ?

— Oui.

— Okay. Peut-être que quand le Grand Steve sortira de l’hôpital, je le lui ferai signer. Parce que selon moi, il me doit bien un autographe.

— Ou un baiser, dit Roland, en en prenant un lui-même.

Maintenant qu’il n’avait plus le livre entre les mains, il se sentait bizarrement plus léger. Plus libre. Plus en sécurité. Il l’attira contre lui et la serra dans ses bras. Irene Tassenbaum lui rendit son étreinte avec une intensité égale.

Puis Roland la lâcha, se toucha délicatement le front du poing et se tourna vers la porte du Cochon du Sud. Il l’ouvrit et se glissa à l’intérieur sans se retourner. Il avait constaté que c’était toujours plus facile.

16

Le poteau chromé qui se trouvait à l’extérieur le soir où Jake et le Père Callahan étaient venus ici avait été transféré dans le hall, par sécurité. Roland buta dessus, mais ses réflexes étaient plus rapides que jamais, et il s’en empara avant qu’il ne basculât. Il lut lentement l’enseigne accrochée au bout, épelant les mots à voix haute et ne comprenant vraiment le sens que d’un seul : FERMÉ. Les flambeaux électriques orange qui avaient éclairé la salle à manger étaient éteints, mais les lumières d’urgence sur batterie étaient allumées, emplissant la zone au-delà du hall et du bar d’un éclat blanc aveuglant. À gauche il vit une arcade, et une autre salle, derrière. Là pas de lumière blafarde ; dans cette partie du Cochon du Sud, il faisait noir comme dans un four. La lumière provenant de la salle à manger principale semblait ramper sur environ un mètre cinquante — juste assez pour illuminer l’extrémité d’une longue table — puis s’interrompait brutalement. La tapisserie dont avait parlé Jake avait disparu. Elle se trouvait peut-être dans le commissariat de police le plus proche, étiquetée comme pièce à conviction, ou bien peut-être avait-elle rejoint le cabinet de curiosités d’un collectionneur farfelu. Roland respirait l’arôme éventé de la viande grillée, diffus et déplaisant.

Dans la salle à manger principale, deux ou trois tables étaient renversées. Roland aperçut des taches sur la moquette rouge, plusieurs auréoles sombres qui étaient sans doute du sang, et une matière jaune aux allures de moutarde qui était… autre chose.

R’pousse-la !

Et la voix du Père, comme un écho lointain à l’oreille de Roland, sans la moindre peur : Je n’ai pas besoin de mettre ma foi à l’épreuve…

Le Père. Encore un ami qu’il avait laissé derrière lui.

Roland repensa brièvement à la figurine en forme de tortue, cachée dans la doublure du sac qu’ils avaient trouvé dans le terrain vague, mais il ne perdit pas de temps à la chercher. Si elle se trouvait ici, il se disait qu’il en aurait sans doute entendu la voix, l’appelant dans le silence. Non. Quiconque avait récupéré la tapisserie des chevaliers-vampires au banquet avait sans doute raflé également la sköldpadda, sans savoir de quoi il s’agissait, sinon quelque chose d’étrange, détaché du monde. Dommage, elle aurait pu être bien utile.

Le Pistolero changea de décor, se faufilant prestement entre les tables, Ote sur ses talons.

17

Il s’arrêta dans la cuisine le temps de se demander ce qu’en avaient pensé les Gardes du Guet de la Police de New York. Il aurait parié qu’ils n’avaient jamais vu une chose pareille, dans cette ville de machines bien rodées et de lumières artificielles. Dans cette cuisine, Hax, le cuisinier qu’il se rappelait le mieux de son enfance (et sous les pieds du cadavre duquel il avait avec son meilleur ami répandu des miettes de pain pour les oiseaux), se serait senti chez lui. Les fourneaux étaient éteints depuis des semaines, mais l’odeur de la viande qui avait rôti ici — variété qu’on appelait le porc long — était prégnante et dégoûtante. Il aperçut d’autres traces de la bataille, ici aussi (une casserole encroûtée de crasse renversée sur les carreaux verts, du sang cuit et noir sur l’un des poêles), et Roland s’imaginait Jake en plein combat, traversant la cuisine. Pas paniqué, non, pas lui. Lui avait pris le temps de demander des informations au marmiton.

— Comment t’appelles-tu, louchon ?

— Jochabim, fils d’Hossa.

Jake leur avait raconté cette partie de son histoire, mais ce n’était pas le souvenir qui murmurait en cet instant aux oreilles de Roland. C’étaient les voix des morts. Il avait déjà entendu des voix comme celles-là, auparavant, et il savait les reconnaître.

18

Ote reprit la piste comme il l’avait fait lors de sa dernière visite dans ces lieux. Il sentait l’odeur d’Ake, faible et triste. Ake avait repris sa route à présent, mais pas très loin. Il était bon, Ake était bon, Ake attendrait, et le moment venu — quand le travail que lui avait confié Ake serait terminé — Ote le rattraperait, il le rejoindrait et ils seraient comme avant. Il avait l’odorat fin, il chercherait une piste plus récente que celle-ci, quand l’heure viendrait de chercher. Ake lui avait sauvé la vie, ce qui n’était pas si important. Ake l’avait sauvé de la solitude et de la honte, après qu’Ote s’était fait bannir par le tet de son espèce, et ça c’était important.

En attendant, il avait un travail à finir. Il conduisit l’homme Olan dans l’office. La porte secrète menant à l’escalier s’était refermée, mais l’homme Olan chercha à tâtons au milieu des étagères recouvertes de boîtes de conserve, jusqu’à ce qu’il ait trouvé le moyen de l’ouvrir. Tout était tel qu’ils l’avaient laissé : le grand escalier qui descendait sous la lueur blafarde des ampoules au plafond, le relent moisi qui saturait l’air. Il sentait les rats qui grouillaient dans le mur ; des rats et d’autres choses, aussi, dont des insectes comme ceux qu’il avait tués, la dernière fois qu’Ake et lui étaient venus. Ç’avait été un bon moment, et il serait ravi d’en coincer encore quelques-uns, s’il en croisait. Ote espérait que les insectes se montreraient, qu’ils viendraient le provoquer, mais bien sûr ils n’en firent rien. Ils avaient peur, et ils avaient raison d’avoir peur, car son espèce à lui avait de tout temps déclaré la guerre à la leur.

Il se mit à descendre les marches, l’homme Olan derrière lui.

19

Ils passèrent devant le kiosque déserté avec ses panneaux jaunis par le temps (SOUVENIRS DE NEW YORK, DERNIÈRE CHANCE, ET VISITE DU 11 SEPTEMBRE 2001), et quinze minutes plus tard — Roland consulta sa nouvelle montre pour être bien sûr de l’heure — ils débouchèrent sur une portion de couloir jonchée de bris de verre. Roland prit Ote dans ses bras, pour éviter qu’il se coupe les coussinets. Sur les deux murs il vit les débris de sortes d’écoutilles en verre. En regardant à l’intérieur, il trouva un mécanisme compliqué. Ils avaient bien failli piéger Jake, ici même, le prendre dans les filets d’une sorte de piège mental, mais une fois encore, Jake avait eu assez d’intelligence et de courage pour en réchapper. Il a survécu à tout, sauf à un homme trop négligent et trop stupide pour conduire simplement son bucka sur une route déserte, pensa Roland avec amertume. Et l’homme qui l’a amené là — cet homme-là, aussi. C’est alors qu’Ote lui aboya quelque chose, et Roland comprit subitement que, sous le coup de sa colère contre Bryan Smith (et contre lui-même), il serrait le petit bonhomme beaucoup trop fort.

— J’implore ton pardon, Ote, dit-il en le reposant à terre.

Ote se remit à trottiner sans aucun commentaire, et peu de temps après, Roland arriva à proximité des cadavres éparpillés de ces raclures qui avaient harcelé son garçon depuis le Cochon du Sud. Ici aussi, imprimées dans la poussière qui tapissait le sol de ce vieux couloir, il vit les traces qu’Eddie et lui avaient faites, en arrivant. Et de nouveau il entendit une voix fantôme, celle de l’homme qui menait les écumeurs.

Je reconnais ton nom à ton visage, et ton visage à ta bouche. C’est la même bouche que celle de ta mère, qui a sucé John Farson avec tant de jubilation, jusqu’à vomir son…

Roland retourna le corps du bout du pied (un hume du nom de Flaherty, dont le pa avait dû truffer le crâne d’histoires de dragons, mais le Pistolero n’en avait cure) et il scruta le visage mort, sur lequel se propageait déjà un voile de moisissure. À ses côtés gisait le tahine à tête d’hermine dont l’ultime saillie avait été Alors sois maudit, charyou-ka. Et au-delà des cadavres empilés de ces deux-là et de leurs comparses se trouvait la porte qui l’emmènerait pour de bon loin du Monde Clé.

À compter qu’elle soit toujours en état de marche.

Ote s’en approcha et s’assit devant, observant Roland. Le bafouilleux haletait, mais son vieux rictus gentiment diabolique avait disparu. Roland rejoignit la porte à son tour et posa les mains contre le bois fantôme au grain serré. Du plus profond du bois, il sentit monter une vibration sourde et inégale. Cette porte fonctionnait encore, mais peut-être plus pour très longtemps.

Il ferma les yeux et repensa à sa mère, penchée vers lui alors qu’il était dans son petit lit (depuis combien de temps avait-il quitté le berceau, il ne se le rappelait pas, mais ce ne pouvait être depuis très longtemps). Le visage constellé des couleurs projetées par le vitrail de la chambre, Gabrielle Deschain devait plus tard mourir de ces mains qu’elle caressait avec tant de légèreté et de tendresse avec la paume de la sienne. Fille de Candor le Grand, épouse de Steven, mère de Roland, elle lui chantait des berceuses, l’emmenant vers ces terres du rêve connues des enfants seuls.

Petit oiseau, bébé adoré,

Amène donc ici ton panier,

Va, cours, vole

Et rapporte de quoi remplir ton panier

J’ai voyagé si loin, se dit-il, les mains posées contre la porte de bois fantôme. J’ai voyagé si loin et blessé tellement de cœurs et d’âmes en chemin, blessé ou tué, et ce que j’ai pu sauver l’a été par accident, et ne pourra jamais rien pour le salut de mon âme, si d’aventure j’en ai une. Pourtant une chose est sûre : je suis au début de ma dernière piste, et il n’est nul besoin que je la parcoure seul, si Susannah accepte de m’accompagner. Il se peut qu’il reste de quoi remplir mon panier.

— Voll, dit Roland, et il rouvrit les yeux pour voir la porte s’ouvrir.

Ote bondit lestement de l’autre côté. Il entendit le hurlement strident du vide entre les mondes et passa la porte à son tour, la claquant derrière lui, toujours sans un regard en arrière.

CHAPITRE 4 Fedic (deux visions)

1

Regardez un peu comme tout brille, ici !

La dernière fois que nous sommes venus, Fedic était morne et sans ombres, mais il y avait une raison à cela : ce n’était pas le véritable Fedic, mais un substitut vaadasch. Un lieu que Mia connaissait et se rappelait bien (tout comme elle se rappelait l’allure du château, où elle se rendait souvent avant que les circonstances — en la personne de Walter o’Dim — lui donnent un corps physique) et qu’elle pouvait par conséquent recréer. Aujourd’hui, cependant, ce village déserté est presque trop éclatant pour nos pupilles (mais nous verrons sans doute plus clairement lorsque nos yeux s’y seront habitués, après la pénombre de Tonnefoudre et le passage sous le Cochon du Sud). Chaque ombre est tranchante, comme si on l’avait découpée dans du feutre noir, et déposée sur l’oggan. Le ciel est d’un bleu éclatant, sans un nuage. L’air est frais et vif. Le vent gémissant sous les toits des bâtisses vides et dans les fortifications de Château Discordia est automnal, et étrangement replié sur lui-même. À l’arrêt dans la gare de Fedic attend une locomotive atomique — ce qu’on appelait un sur-moteur, chez les Grands Anciens — portant de chaque côté l’inscription ESPRIT DE TOPEKA. Les vitres de la cabine de pilotage profilée sont presque opaques, recouvertes du sable du désert qui est venu les fouetter pendant des siècles, mais cela a peu d’importance. L’Esprit de Topeka a fait son dernier voyage, et même lorsqu’il circulait normalement, jamais un hume ne guida sa course. Derrière la locomotive, trois wagons seulement. Il en avait une douzaine, le jour où l’engin a quitté la Gare de Tonnefoudre pour son dernier trajet, et il y en avait toujours une douzaine lorsqu’il est arrivé en vue de cette ville fantôme, mais…

Ah, mais c’est à Susannah de raconter cette histoire, et nous l’écouterons la dire à cet homme qu’elle appelait du nom de dinh, lorsqu’il avait encore un ka-tet à guider. Et voici Susannah elle-même, assise telle que nous l’avons vue une fois déjà, devant le Gin-Puppie Saloon. Garé près de la rampe d’attache se trouve son destrier de chrome, qu’Eddie a surnommé le Tricycle de Croisière de Suzie. Elle a froid, et n’a même pas un petit pull sur le dos, mais son cœur lui dit que son attente touche à sa fin. Et comme elle espère que son cœur dise vrai ! Car cet endroit est hanté. Pour Susannah, la complainte du vent ressemble trop aux cris de détresse des enfants qu’on amenait ici pour crâner leur corps et assassiner leur esprit.

À côté de la baraque préfabriquée rouillée (la Gare Expérimentale de l’Arc 16, si cela vous sied de vous le rappeler), se trouvent les chevaux cyborg gris. Quelques-uns sont encore tombés depuis notre dernière visite. Le nombre a grossi de ceux qui font cliquer leur tête d’avant en arrière, inlassablement, comme pour essayer d’apercevoir les cavaliers qui viendront les détacher. Mais cela ne se produira jamais, car les Briseurs ont été libérés et rendus à leur errance, et qu’il n’y a plus besoin d’enfants pour nourrir leurs esprits surdoués.

Et maintenant, regardez, vous ! Voici que se produit enfin ce que la dame attend depuis le début de cette longue journée, et depuis la veille aussi, et l’avant-veille aussi, lorsque Ted Brautigan, Dinky Earnshaw et quelques autres (mais pas Sheemie, qui a atteint la clairière au bout du sentier, dites grand merci) lui ont dit adieu. La porte du Dogan s’ouvre, et un homme en sort. La première chose qu’elle voit, c’est qu’il ne boite plus. Puis elle remarque sa chemise et son jean neufs. Des nippes plutôt classe, mais en dehors de ça il est aussi mal protégé du froid qu’elle. Dans ses bras, le nouveau venu porte un animal à fourrure, aux oreilles dressées. C’est déjà bien, mais le garçon qui devrait porter l’animal n’est pas là. Pas de garçon, et le cœur de la jeune femme déborde soudain de chagrin. Elle n’est pas surprise, cependant, car elle savait, de même que cet homme-là (ce charyou d’homme-là) l’aurait su, si c’était elle qui avait quitté le sentier.

Elle glisse de son siège en s’aidant des mains, descend de la passerelle en bois et s’engage dans la rue. Elle brandit la main et l’agite au-dessus de sa tête.

— Roland ! s’écrie-t-elle. Hé ! Pistolero ! Je suis là !

Il la voit et lui rend son signe de la main. Puis il se penche pour déposer l’animal. Ote se précipite droit sur elle, d’un air très décidé, tête baissée, les oreilles aplaties en arrière sur le crâne, galopant avec la rapidité et la grâce bondissantes d’une belette sur une couche de neige gelée. Alors qu’il se trouve encore à plus de deux mètres de distance (à au moins deux mètres), il saute en l’air, faisant flotter son ombre comme un oiseau sur la poussière tassée de la rue. Elle l’attrape comme un joueur de rugby réceptionnant un drop en cloche. Dans la force de son élan, il percute la jeune femme et le choc lui coupe une seconde le souffle et la fait rouler à terre dans un nuage de sable, mais dès qu’elle réussit à respirer de nouveau, c’est pour éclater de rire. Et elle rit toujours en voyant les pattes avant courtaudes de l’animal reposer sur sa poitrine, et ses pattes arrière sur son ventre, les oreilles dressées, la queue en tire-bouchon battant frénétiquement, lui léchant les joues, le nez et les yeux.

— Laisse-moi respirer ! s’écrie-t-elle. Laisse-moi respirer, mon chou, ou bien tu vas m’tuer !

Elle s’entend prononcer ces paroles, pourtant si légères, et elle s’arrête brutalement. Ote s’écarte d’elle, s’assied, lève le nez vers le trou vide et bleu du ciel, et laisse échapper un long gémissement déchirant qui dit à la jeune femme tout ce qu’elle a besoin de savoir, si elle ne le savait déjà. Car Ote a des manières de s’exprimer bien plus éloquentes que ses quelques mots.

Elle se redresse, époussette sa chemise et une ombre s’abat sur elle. Elle lève les yeux et ne voit tout d’abord pas le visage de Roland. Car sa tête est auréolée de la couronne sauvage du soleil qui se dessine derrière lui, et il est à contre-jour. Ses traits se perdent dans le noir.

Mais il tend les mains.

Une partie d’elle refuse de les prendre, et l’intuitez-vous ? Une partie d’elle a envie de tout plaquer là et de le laisser aller se faire pendre tout seul dans les Malterres. Peu importe ce que voulait Eddie. Et ce que voulait aussi Jake, sans doute. Cette silhouette sombre à la tête toute nimbée de lumière l’a arrachée à une vie presque confortable (oh oui, elle avait ses fantômes, et au moins un démon au cœur mauvais — mais qui parmi nous n’en a pas ?). Il lui a d’abord fait découvrir l’amour, puis la douleur, puis l’horreur et le deuil. Autant dire que c’est allé en s’arrangeant. C’est cette main aux sinistres talents qui a engendré le chagrin qu’elle porte en elle, la main de ce chevalier errant poussiéreux sorti du vieux monde dans ses vieilles bottes et une vieille machine de mort vissée à chaque hanche. Voilà des réflexions bien mélodramatiques, des images héroïques, et cette vieille Odetta, patronne des bouges et des coups à la sauvette, leur aurait certainement éclaté de rire au visage. Mais elle a changé, il l’a changée, et elle se dit que si quelqu’un a droit aux pensées mélodramatiques et aux images héroïques, c’est bien Susannah, fille de Dan.

Une partie d’elle voudrait le repousser, non pour mettre fin à sa quête ou briser son courage (seule la mort saurait accomplir de tels exploits), mais pour lui ôter du regard ces étincelles qui y pétillent toujours et le punir de son insatiable cruauté. Mais le ka est la roue à laquelle nous sommes tous attachés, et lorsque la roue tourne nous devons nécessairement tourner avec elle, d’abord le regard levé vers les cieux, puis de nouveau vers notre enfer intérieur, et le cerveau en feu, livré à ses brasiers. Et ainsi, au lieu de se détourner…

2

Au lieu de se détourner, comme le voulait une partie d’elle, Susannah prit les mains de Roland. Il la releva, non pas sur ses pieds (car elle n’en a point, même si pour un temps il lui en fut prêté une paire), mais pour la prendre dans ses bras. Et lorsqu’il voulut lui embrasser la joue, elle tourna la tête, aussi appuya-t-il les lèvres contre celles de la jeune femme. Qu’il comprenne qu’il n’y a pas de demi-mesure, se dit-elle en échangeant son souffle avec celui de Roland. Qu’il comprenne que si j’en suis, c’est jusqu’à la fin. Dieu me vienne en aide, je suis avec lui jusqu’à la fin.

3

Ils trouvèrent des vêtements chez Articles pour Dames, Mode et Chapeaux de Fedic, mais les frusques se désagrégèrent au premier contact de leurs doigts — les mites et les ans n’avaient rien laissé d’utilisable. Dans l’Hôtel Fedic (CHAMBRES CALMES, BONS LITS), Roland découvrit un placard contenant des couvertures qui les protégeraient au moins du froid de l’après-midi. Ils s’enroulèrent dedans — la brise tomba à point pour dissiper et rendre juste supportable l’odeur de moisi qui les imprégnait — et Susannah posa des questions au sujet de Jake, pour assommer d’un grand coup la douleur immédiate.

— Encore cet écrivain, dit-elle avec amertume en essuyant ses larmes, lorsqu’il eut terminé son récit. Qu’il aille au diable.

— Ma hanche a lâché et le… et Jake n’a pas hésité une seule seconde.

Roland avait failli l’appeler le garçon, parce que c’était en ces termes qu’il pensait au fils d’Elmer, alors qu’ils traquaient Walter. Lorsqu’il lui avait été donné une seconde chance, il s’était promis de ne jamais le refaire.

— Évidemment qu’il n’a pas hésité une seconde, dit-elle en souriant. Il n’a jamais hésité. Il en avait, du cran, notre Jake. Est-ce que tu as pris soin de lui ? Tu as fait ce qu’il fallait ? J’aimerais entendre cette partie-là.

Aussi lui raconta-t-il tout, sans oublier la promesse d’Irene Tassenbaum de planter une rose. Elle hocha la tête, puis dit :

— Je regrette qu’on n’ait pas pu faire la même chose pour ton ami Sheemie. Il est mort dans le train. Je suis désolée, Roland.

Roland opina. Il aurait rêvé d’avoir du tabac mais il était épuisé depuis longtemps. Il avait récupéré ses deux pistolets, et il restait sept Orizas, pour faire bonne mesure. En dehors de cela, ils se retrouvaient quasiment les mains vides.

— Est-ce qu’il a fallu qu’il le refasse, pour que vous veniez ici ? Je suppose que oui. Je savais bien qu’une tentative de plus pouvait le tuer. Sai Brautigan le savait, lui aussi. Ainsi que Dinky.

— Mais ce n’est pas ça qui l’a tué, Roland. C’est son pied.

Le Pistolero la regarda sans comprendre.

— Il s’est coupé sur un morceau de verre, pendant la bataille au Paradis Bleu, et l’air et la poussière, là-bas, c’était du poison !

C’est Detta qui avait aboyé les derniers mots, avec un accent tellement marqué que le Pistolero eut du mal à comprendre : Pôzân.

— Son foutu pied a doublé de volume… ses orteils avaient l’air de saucisses… et puis ses joues et son cou sont devenus tout noirs, comme s’il avait un bleu gigantesque… il a eu la fièvre…

Elle inspira profondément, resserrant autour d’elle ses deux couvertures.

— Il s’est mis à délirer, mais il a retrouvé ses esprits, sur la fin. Il a parlé de toi, et de Susan Delgado. Il en parlait avec tellement d’amour et de regret…

Elle marqua une pause, puis explosa :

— On va aller là-bas, Roland, on va y aller, et si elle n’en vaut pas la peine, ta Tour, on se débrouillera pour qu’elle vaille le coup !

— On va y aller, dit-il. On va trouver cette Tour Sombre, et rien ne nous arrêtera, et avant d’entrer, nous prononcerons leur nom. Celui de tous les disparus.

— Ta liste sera plus longue, fit remarquer Susannah, mais la mienne le sera déjà bien assez.

Roland ne répondit rien. En revanche, le robot bonimenteur, sans doute tiré de son long sommeil par le son de leurs voix, ne s’en priva pas.

— Des filles, des filles, des filles se mit-il à brailler depuis l’intérieur d’un bar. Des humaines, des robotes, on s’en fiche, qu’est-ce que ça peut faire, on voit pas la différence…

Il marqua une pause, puis il aboya son mot ultime — SATISFACTION ! — et se tut.

— Par les dieux, voici un endroit bien triste, dit Roland. Nous y passerons la nuit, et ensuite nous partirons pour ne jamais plus y revenir.

— Au moins le soleil est levé, et c’est un soulagement après Tonnefoudre, mais ce qu’il fait froid !

Il acquiesça, puis demanda des nouvelles des autres.

— Ils ont poussé plus loin, expliqua-t-elle, mais l’espace d’une seconde, j’ai cru qu’aucun de nous n’arriverait nulle part, si ce n’est au fond de cette crevasse là-bas.

Du doigt elle désigna l’extrémité de la rue principale de Fedic, au-delà des remparts du château.

— Il y a des écrans de télé encore en état de marche dans certaines voitures, et en montant vers la ville, on a eu une jolie vue sur le pont écroulé. On voyait les deux montants de chaque côté, mais le gouffre entre les deux devait mesurer plus de cent mètres de long. On apercevait aussi le chevalet du train, qui était resté intact. Le train commençait déjà à ralentir, mais pas assez pour qu’on puisse sauter en route. On n’avait pas le temps. Et le saut lui-même aurait sans doute été fatal. On avançait à… oh, je dirais quatre-vingts kilomètres heure. Et dès qu’on est arrivés sur le chevalet, ce foutu engin s’est mis à gémir et à grogner. Le train faisait de la musique. Comme Blaine, tu te rappelles ?

— Oui.

— Mais malgré le boucan, on entendait le chevalet prêt à lâcher. Puis tout s’est mis à trembler de droite à gauche. Et une voix — très calme et apaisante — nous a dit : « Nous traversons actuellement une zone de turbulences mineures, veuillez regagner vos sièges. » Dinky tenait cette petite fille russe, Dani. Ted m’a pris la main en disant : « Je tiens à vous dire, madame, que ce fut un plaisir de vous connaître. » On a fait une embardée vers l’avant, tellement violente que j’ai bien failli me faire éjecter de mon siège — et c’est ce qui se serait produit si Ted ne m’avait pas retenue — et je me suis dit : « Ça y est, c’est fini, je vous en prie mon Dieu, faites que je meure avant que ce qu’il y a en dessous me plante ses dents dans le ventre », et pendant une seconde ou deux, on est allés en marche arrière. En marche arrière, Roland ! Je voyais tout le wagon — on se trouvait juste derrière la locomotive — trembler et bringuebaler. On a entendu un fracas de métal froissé. Puis ce bon vieux Esprit de Topeka nous a fait une petite pointe de vitesse. On pourra dire ce qu’on veut des Grands Anciens, je sais qu’ils ont fait pas mal de gaffes, mais il faut leur reconnaître qu’ils ont construit des machines qui ont des couilles.

« Ensuite, tout ce dont je me souviens, c’est de notre entrée en gare. Et cette même voix apaisante qui nous recommandait cette fois-ci de bien nous assurer que nous n’avions pas oublié d’effets personnels — notre gunna, tu intuites. Comme si on était sur un foutu vol de la TWA à destination de Pleuquezouille-les-oies ! Ce n’est qu’une fois sur le quai qu’on a pu constater que les neuf autres wagons avaient disparu. Dieu merci, ils étaient tous vides.

Elle lança un regard sévère (mais apeuré) en direction du bout de la rue.

— Si seulement cette chose au fond pouvait s’étouffer dessus.

Puis son visage s’éclaira.

— Il y a un point positif — à une vitesse de quatre cent cinquante kilomètres heure (la voix synthétique « est-ce qu’on n’est pas bien, là ? » nous donnait régulièrement des infos sur les conditions de voyage), il y a de grandes chances qu’on ait laissé Maître l’Araignée le nez dans la poussière.

— Je ne compterais pas là-dessus, pour ma part, commenta Roland.

Elle roula les yeux avec lassitude.

— Ne me dis pas une chose pareille.

— Pourtant je te le dis. Mais on s’occupera de Mordred l’heure venue, et je ne crois pas que ce soit pour aujourd’hui.

— Bien.

— Est-ce que tu es retournée sous le Dogan ? J’imagine que oui.

Susannah écarquilla les yeux.

— C’est quelque chose, pas vrai ? À côté, la gare de Grand Central a l’air d’un passage à niveau dans un bled paumé. Combien de temps il t’a fallu pour réussir à remonter ?

— Si ça n’avait tenu qu’à moi, je serais encore en train d’errer là-dessous, reconnut Roland. C’est Ote qui a trouvé la sortie. Il suivait ta piste, j’imagine.

Susannah parut y réfléchir.

— Peut-être. Mais plutôt celle de Jake, je dirais. Est-ce que vous avez traversé un passage très large, avec un message au mur disant : PASSES ORANGE SEULEMENT, PASSES BLEUS NON VALIDES.

Roland fit oui de la tête, mais le message ne lui avait pas dit grand-chose. Il avait identifié ce passage comme étant celui emprunté par les Loups au début de leurs équipées en apercevant deux chevaux gris immobiles, plus loin, ainsi qu’un masque au rictus effrayant. Il avait aussi retrouvé un mocassin immédiatement reconnaissable, fait de chutes de caoutchouc. Celui de Ted ou de Dinky, s’était-il dit. Sheemie Ruiz avait sans doute été enterré avec les siens aux pieds.

— Alors, reprit Roland, vous êtes descendus du train — vous étiez combien ?

— Cinq, sans Sheemie. Moi, Ted, Dinky, Dani Rostov et Fred Worthington — tu vois qui est Fred ?

Roland acquiesça. L’homme en costume de banquier.

— Je leur ai fait une visite guidée du Dogan. Autant que j’ai pu, je veux dire. Les lits sur lesquels ils allongeaient les enfants pour leur récurer le cerveau, et celui où Mia a donné naissance à son monstre. Et la porte à sens unique entre Fedic et le Cochon du Sud à New York, celle toujours en état de marche. Et aussi les appartements de Nigel.

« Ted et ses amis ont été particulièrement impressionnés par la rotonde sur laquelle donnent toutes les portes, notamment celle qui retourne à Dallas en 1963, quand le Président Kennedy s’est fait tuer. On a trouvé une autre porte, deux étages plus bas — c’est là que se trouvent la majorité des passages —, qui va au Ford’s Theater, au moment de l’assassinat du Président Lincoln, en 1865. Il y a même une affiche de la pièce à laquelle il assistait, quand il s’est fait abattre par Booth. Our American Cousin, ça s’appelait. Quel genre de gens ont envie d’aller voir des choses pareilles ?

Roland se dit qu’il y en avait des tas, en fait, mais garda cette remarque pour lui.

— Tout est très vieux. Et il y fait très chaud. Et ça fout une putain de trouille, si tu veux savoir la vérité. La plupart du matériel est hors d’état, et il y a des flaques d’eau et d’huile et de Dieu sait quoi d’autre. Certaines étaient même fluorescentes et Dinky disait que c’était peut-être à cause des radiations. Je préfère ne pas réfléchir à ce que j’ai accumulé dans mes os, ou au moment où mes cheveux vont se mettre à tomber. Derrière certaines des portes, on entendait cet horrible carillon… celui qui fait grincer des dents.

— Le carillon du vaadasch.

— Ouais. Et il y avait des choses, derrière les portes, aussi. Des trucs glissants. C’est toi ou c’est Mia, qui m’a dit que les ténèbres vaadasch grouillent de monstres ?

— C’est peut-être moi.

Et les dieux savaient qu’il avait dit vrai.

— Il y a aussi des choses dans cette grosse crevasse, à la sortie de la ville. C’est Mia qui me l’a dit. « Des monstres qui cozent, qui entourloupent, qui se multiplient, et qui complotent pour s’échapper », elle a dit. Et alors Ted, Dinky et Dani se sont donné la main. Ils ont fait ce que Ted appelait le « petit bon esprit ». Je le ressentais, même si je n’étais pas dans leur cercle, et j’étais heureuse de le ressentir, parce que c’est franchement à faire froid dans le dos, ce coin.

Elle resserra une nouvelle fois ses couvertures autour d’elle.

— Je n’ai pas hâte d’y retourner.

— Mais tu penses qu’il le faut, qu’on doit y retourner.

— Il y a un passage qui court profond sous le château, et qui ressort de l’autre côté, dans la Discordia. Ted et ses amis l’ont localisé en allant récolter de vieilles pensées, ce que Ted appelait des pensées-fantômes. Fred avait un morceau de craie dans la poche et il m’a tout écrit, mais ça reste difficile à retrouver. Là-bas en dessous, ça ressemble au labyrinthe dans une vieille histoire grecque, celle où ce monstre de taureau est censé galoper. Je suppose qu’on peut le retrouver…

Roland se baissa pour caresser la fourrure rêche d’Ote.

— On le trouvera. Ce bonhomme va remonter ta piste. Pas vrai, Ote ?

Ote leva vers lui ses yeux cerclés d’or, mais ne dit rien.

— Bref, reprit Susannah, Ted et ses compères sont entrés en contact avec l’esprit des choses qui vivent dans la crevasse, en dehors de la ville. Ils ne l’ont pas fait exprès, mais ça s’est produit. Ces choses ne sont ni du côté du Roi Cramoisi ni contre nous, elles ne luttent que pour elles-mêmes, mais elles pensent. Et elles sont télépathes. Elles savaient qu’on était là, et une fois le contact établi, elles étaient contentes de palabrer. Ted et ses amis disent qu’elles creusent leur galerie vers les catacombes situées sous la Gare Expérimentale depuis bien bien long, et aujourd’hui elles sont sur le point d’y arriver. Une fois qu’elles auront percé leur tunnel, elles seront libres d’errer où bon leur semblera.

Roland considéra cette hypothèse pendant quelques instants, en silence, se balançant d’avant en arrière sur les talons éculés de ses bottes. Il espérait que Susannah et lui seraient loin, quand ça se produirait… mais ce serait peut-être avant l’arrivée de Mordred, et ce bâtard devrait les affronter, s’il voulait poursuivre son chemin. Bébé Mordred contre les monstres ancestraux tapis sous terre — un vrai bonheur, rien que de l’imaginer.

D’un signe de tête, il finit par enjoindre Susannah de poursuivre.

— On a entendu le carillon du vaadasch monter de certains des passages, aussi. Non pas juste derrière les portes, mais de passages qui n’avaient même pas de portes ! Tu vois ce que ça veut dire ?

Roland voyait bien, oui. S’ils se trompaient — ou si Ted et ses amis s’étaient mépris sur le passage à emprunter et qu’ils avaient marqué à la craie —, Susannah, Ote et lui disparaîtraient très vraisemblablement à tout jamais au lieu de ressortir de l’autre côté de Château Discordia.

— Ils ne voulaient pas me laisser en bas, ils m’ont raccompagnée jusqu’à l’infirmerie, avant de reprendre leur route à eux — et j’en étais fichtrement contente. Je n’avais pas hâte de me retrouver toute seule, même si j’imagine que je m’en serais sortie.

Roland lui passa le bras autour des épaules et la serra contre lui.

— Leur projet, c’était d’utiliser la porte empruntée autrefois par les Loups ?

— Hein-hein, celle au bout du couloir passes orange. Ils vont ressortir là où atterrissaient les Loups, ils chercheront la Whye, puis ils la traverseront et pousseront jusqu’à Calla Bryn Sturgis. Les folken de La Calla les accueilleront, pas vrai ?

— Oui.

— Et une fois qu’ils auront entendu toute l’histoire, ils ne vont pas… ils ne vont pas les lyncher, je ne sais pas ?

— Je suis certain que non. Henchick saura qu’ils disent la vérité, et il les défendra, même s’il doit être le seul.

— Ils espèrent pouvoir se servir de la Grotte des Voix pour retourner côté Amérique.

Elle soupira.

— Je leur souhaite que ça marche, mais j’ai des doutes.

Roland aussi en avait. Mais ils étaient puissants, tous les quatre, et Ted l’avait marqué. Il avait vu en lui un homme d’une détermination hors du commun, avec des ressources extraordinaires. Les Manni étaient puissants eux aussi, à leur manière, et c’étaient de grands voyageurs entre les mondes. Il pensait que, tôt ou tard, Ted et ses compagnons réussiraient bel et bien à retourner en Amérique. Il envisagea de répondre à Susannah que ça se produirait si telle était la volonté du ka… puis il se ravisa. Ka n’était pas son mot préféré, ces derniers temps, et il pouvait difficilement le lui reprocher.

— Maintenant écoute-moi bien et réfléchis attentivement, Susannah. Est-ce que le mot Dandelo t’évoque quoi que ce soit ?

Ote leva la tête les yeux brillants.

La jeune femme y réfléchit.

— Ça me rappelle très vaguement quelque chose. Mais je n’arrive pas à faire mieux que ça. Pourquoi ?

Roland lui dit ce qu’il en pensait : qu’alors qu’Eddie gisait mourant il avait reçu une sorte de vision, concernant une chose… ou un lieu… ou même une personne. Quelque chose du nom de Dandelo. Eddie a transmis ça à Jake, Jake l’a transmis à Ote, et Ote l’a transmis à Roland.

Susannah fronça les sourcils d’un air dubitatif.

— Il a peut-être un peu trop circulé. Ça me rappelle ce jeu, quand j’étais petite. Chuchoti-chuchota, ça s’appelait. Le premier gosse pensait à un mot ou à une expression, et il le chuchotait à l’oreille de son voisin. On ne pouvait l’entendre qu’une fois, pas le droit de le répéter. Le gamin faisait passer ce qu’il avait entendu, et ainsi de suite. Le temps que le mot arrive jusqu’au dernier, au bout de la rangée, c’était devenu complètement autre chose, et tout le monde était bon pour une sacrée rigolade. Mais si celui-ci n’est pas le bon, je ne suis pas sûre que ça nous fera mourir de rire.

— Eh bien, dit Roland, on gardera l’œil ouvert, en espérant que je ne me sois pas trompé. Il se peut que ça ne veuille rien dire du tout.

Mais il n’y croyait pas vraiment.

— Pour les vêtements, comment on va faire, s’il se met à faire plus froid ? demanda-t-elle.

— On fabriquera ce dont on aura besoin, je sais comment. C’est d’autre chose qu’il nous faut nous inquiéter aujourd’hui. Ce qui est vraiment urgent, c’est de se trouver quelque chose à manger. Au pire, on doit pouvoir dénicher le garde-manger de Nigel…

— Je ne veux retourner sous le Dogan que si on n’a vraiment pas d’autre solution, dit Susannah. Il doit y avoir des cuisines, près de l’infirmerie. Il fallait bien qu’ils donnent quelque chose à manger à ces pauvres enfants.

Roland y réfléchit, puis hocha la tête. C’était une bonne idée.

— Allons-y maintenant, dit-elle. Je ne veux même pas me retrouver au dernier étage de ce truc à la nuit tombée.

4

Sur le Chemin du Dos de la Tortue, au mois d’août de l’année 2002, Stephen King s’extirpe d’un rêve éveillé. Il pensait à Fedic. Il tape : « Je ne veux même pas me retrouver au dernier étage de ce truc à la nuit tombée. » Les mots apparaissent sous ses yeux, sur l’écran. C’est la fin de ce qu’il appelle un sous-chapitre, mais ça ne signifie pas forcément qu’il a terminé pour aujourd’hui. Tout dépend de ce qu’il entend. Ou, pour être plus précis, de ce qu’il n’entend pas. Il est à l’écoute du Ves’-Ka-Gan, le Chant de la Tortue. Cette fois, il semble que la musique (faible certains jours, tonitruante, presque assourdissante à d’autres moments) ait cessé. Elle reviendra demain. Jusqu’ici, du moins, elle est toujours revenue.

Il appuie en même temps sur les touches Contrôle et S. L’ordinateur fait son petit bip, pour indiquer que le travail d’aujourd’hui est sauvegardé. Alors Stephen King se lève en grimaçant à cause de la douleur dans sa hanche, et se rend à la fenêtre de son bureau. Il jette un œil à l’allée dehors, qui monte raide jusqu’à la route, où désormais il se promène rarement (et sur la route principale, la 7, plus jamais). Sa hanche le fait terriblement souffrir, ce matin, et les gros muscles de sa cuisse sont en feu. Debout près de la fenêtre, il se frotte la hanche d’un air absent.

Roland, espèce de salopard, tu m’as rendu la douleur, se dit-il. Elle court tout le long de sa jambe droite, comme un câble incandescent, faites-moi donc un petit amen, un petit Bombe Divine, et c’est lui qui se retrouve comme une andouille, maintenant. Il s’est passé trois ans, depuis l’accident qui a failli lui coûter la vie, et la douleur est toujours là. Moins vive à présent, car le corps humain abrite un moteur de guérison surpuissant (un sur-moteur, se dit-il en souriant), mais parfois c’est encore dur. Il n’y pense pas beaucoup tant qu’il écrit, écrire est comme une sorte de vaadasch bienfaisant, mais il se retrouve tout raidi, après quelques heures assis à son bureau.

Il pense à Jake. Il est effondré que Jake ait dû mourir, et il se dit que, quand son dernier livre sera publié, les lecteurs vont être furax. Et ça se comprend, non ? Pour certains, ils connaissent Jake Chambers depuis vingt ans, soit presque deux fois la durée de vie du garçon. Oh ça, ils vont être furax, et quand il répondra à leurs lettres pour leur dire qu’il est aussi désolé qu’eux, aussi surpris, vont-ils seulement le croire ? Je parierais pas un kopeck là-dessus, comme aurait dit son grand-père. Il repense à Misery — quand Annie Wilkes traite Paul Sheldon de sale gosse gâté parce qu’il essaie de se débarrasser de cette crétine patentée de Misery Chastain. Annie qui hurle que c’est Paul l’écrivain, et que l’écrivain est Dieu, pour ses personnages, et qu’il n’est pas obligé d’en tuer un seul, s’il n’en a pas envie.

Sauf qu’il n’est pas Dieu, du moins pas dans ce cas précis. Il le sait fichtrement bien, que Jake Chambers n’était pas là, le jour de son accident, et Roland Deschain non plus, d’ailleurs — c’est risible, comme idée, ils ne sont pas réels, nom de Dieu — mais il sait aussi qu’à un moment, alors qu’il était assis derrière son Mac dernier cri, le chant qu’il entend est devenu le chant funèbre de Jake, et que s’il l’avait ignoré, il aurait totalement perdu le contact avec le Ves’-Ka-Gan, et il ne doit pas prendre ce risque. Pas s’il veut finir. Ce chant, c’est le seul fil directeur qu’il possède, la piste faite de miettes de pain qu’il lui faut suivre, s’il veut émerger de cette forêt déroutante d’intrigues qu’il a plantée, et…

Tu es bien sûr que c’est toi qui l’as plantée ?

Eh bien, pour tout dire, il n’est sûr de rien. Autant appeler directement les types en blouse blanche pour qu’ils viennent l’embarquer.

Et qu’est-ce qui te permet d’être absolument certain que Jake n’était pas là, ce jour-là ? Après tout, tu te rappelles quoi, exactement, de ce foutu accident ?

Pas grand-chose. Il revoit le toit de la camionnette de Bryan Smith qui apparaît à l’horizon, il se rappelle qu’il se dit qu’il ne roule pas sur la route, là où il devrait, mais sur le bas-côté gauche. Après ça il se rappelle Smith assis sur un muret de pierre, en train de le regarder, lui disant qu’il a la jambe cassée au moins en six, peut-être même en sept. Mais entre ces deux souvenirs-là — celui de l’approche et celui juste après l’impact — la pellicule de sa mémoire a brûlé.

Ou presque brûlé.

Mais parfois, la nuit, lorsqu’il se réveille de rêves qu’il ne se rappelle pas complètement…

Parfois il y a… eh bien…

— Parfois il y a des voix, lâche-t-il. Pourquoi tu ne le dis pas simplement ?

Puis, en riant :

— C’est ce que je viens de faire, il me semble.

Il entend le cliquetis de griffes dans le couloir, et Marlowe pointe sa longue truffe par la porte du bureau. C’est un Welsh Corgi, court sur pattes avec de grandes oreilles, et plus tout jeune maintenant, avec ses douleurs et ses rhumatismes, sans parler de l’œil qu’il a perdu l’année dernière, des suites d’un cancer. Le véto avait dit qu’il ne s’en remettrait probablement pas, et pourtant si. Un sacré bon gars. Un sacré dur. Et lorsqu’il relève la tête de sa ligne de mire au ras du sol et qu’il regarde l’écrivain, il arbore son bon vieux rictus de filou. Comment va, mec ? semble dire ce regard. Bien travaillé, aujourd’hui ? Ça boume ?

— Ça va bien, répond-il à Marlowe. Je m’accroche. Et toi, comment va ?

Pour toute réponse, Marlowe (aussi connu sous l’appellation de Monsieur Museau) secoue son arrière-train perclus d’arthrite.

« Encore vous », voilà ce que je lui ai dit. Et il a demandé : « Vous vous souvenez de moi ? » Ou peut-être que c’était : « Vous vous souvenez de moi. » Je lui ai dit que j’avais soif. Il a répondu qu’il était désolé, mais qu’il n’avait rien à boire, et je l’ai traité de menteur. Et j’avais bien raison de le traiter de menteur, parce qu’il n’était pas désolé du tout. Il s’en foutait comme de sa première chemise, que je crève de soif, parce que Jake était mort et qu’il essayait de me mettre ça sur le dos, ce salopard a essayé de me mettre ça sur le dos…

— Sauf que tout ça n’est jamais arrivé, dit King à voix haute, en regardant Marlowe se diriger en se dandinant vers la cuisine, où il va faire une dernière inspection de sa gamelle avant de sombrer dans un de ses sommes de plus en plus longs. Ils ne sont que tous les deux, dans la maison, et dans ces cas-là, il parle souvent tout seul.

— Je veux dire, tu le sais, pas vrai ? Que tout ça n’est jamais arrivé ?

Oui, sans doute, mais c’était tellement bizarre, de voir Jake mourir comme ça. Jake apparaît dans toutes ses notes, et ça n’a rien de surprenant, parce que Jake était censé être là jusqu’à la dernière minute. Ils étaient tous censés être là, en fait. Évidemment, il n’y a pas d’histoire (hormis les mauvaises, celles qui sont grillées d’avance) qui soit complètement sous le contrôle de l’auteur, mais celle-là est tellement hors contrôle que ça en devient ridicule. C’est vraiment comme s’il assistait à une scène en train de se dérouler — ou qu’il écoutait un chant —, beaucoup plus que s’il était en train de l’inventer, cette fichue histoire.

Il décide de se faire un sandwich au beurre de cacahuètes et à la confiture, pour déjeuner, et d’oublier tout ce fichu bazar pour aujourd’hui. Ce soir il ira voir le dernier film de Clint Eastwood, Créance de sang, et il se réjouit de pouvoir sortir et faire quelque chose. Demain il sera de retour à son bureau, et un détail du film se glissera peut-être dans son récit — parce que Roland avait quelque chose de Clint Eastwood, dès le départ, l’Homme sans nom de Sergio Leone.

Et… en parlant de livres…

Sur la table basse, il aperçoit celui qui est arrivé par Fedex de son bureau de Bangor, ce matin même : Œuvres poétiques complètes de Robert Browning. On y trouve évidemment « Le Chevalier Roland s’en vint à la Tour Noire », le poème narratif qui a inspiré cette longue (et éprouvante) histoire. Il lui vient souvent une idée, qui lui met sur le visage une expression à deux doigts du fou rire. Comme s’il lisait dans ses pensées (ce qui est plausible : King a toujours pensé que les chiens sont des émigrés plutôt récents de cette grande terre d’Empathica, aussi surnommée je-vois-très-bien-ce-que-tu-ressens), Marlowe découvre un peu plus les dents en un grand sourire taquin.

— Une seule place pour ce poème, mon vieux, dit-il en lançant le livre sur la table basse.

C’est un pavé, et il atterrit avec un bruit mat.

— Une place et une seule.

Puis il se cale plus confortablement dans son fauteuil et ferme les yeux. Je vais juste rester assis une minute ou deux, se dit-il en sachant parfaitement qu’il se leurre lui-même, en sachant qu’il va très probablement se mettre à somnoler.

Et c’est ce qu’il fait.

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