CINQUIÈME PARTIE LES CHAMPS ÉCARLATES DE CAN’-HA NO REY

CHAPITRE 1 La plaie et la porte (au revoir, mon amie)

1

Dans les derniers jours de leur long périple, après que Bill — seulement Bill, désormais, non plus Bill le Bègue — les eut déposés à la Fédérale, aux limites des Terres Blanches, Susannah Dean fut soudain sujette à des crises de larmes imprévisibles. Elle sentait monter ces averses intempestives et prenait congé des autres, prétextant devoir s’isoler dans les buissons pour ses besoins naturels. Et là, elle s’asseyait sur un tronc d’arbre mort, se plongeait la tête dans les mains et laissait couler ses larmes. Si Roland se rendit compte de ce qui se passait — et il n’avait pu que remarquer ses yeux rouges, lorsqu’elle revenait sur la route — il ne fit aucun commentaire. Elle supposa qu’il avait vu clair dans son manège.

Le temps de Susannah dans l’Entre-Deux-Mondes — et dans le Monde Ultime — touchait presque à sa fin.

2

Bill les emmena dans sa jolie pelleteuse orange jusqu’à une baraque isolée en préfabriqué, avec un panneau fatigué qui indiquait :

ANTENNE FÉDÉRALE 19
SURVEILLANCE DE LA TOUR
INTERDICTION ABSOLUE
DE DÉPASSER CETTE ZONE

Elle supposait que, d’un point de vue technique, l’Antenne Fédérale 19 se situait toujours sur les Terres Blanches d’Empathica, pourtant l’air s’était considérablement réchauffé à mesure que la Route de la Tour descendait, et la neige au sol ne formait plus qu’un voile léger. Des bosquets d’arbres constellaient le paysage, mais Susannah avait l’intuition que le terrain serait bientôt complètement dégagé, comme les prairies du Midwest américain. Ils virent des buissons qui par temps plus clément devaient se recouvrir de baies — peut-être même de maquereines — mais pour l’heure ils étaient encore dénudés et claquaient dans le vent incessant. De part et d’autre de la Route de la Tour — qui autrefois avait été pavée, mais se réduisait aujourd’hui à deux ornières cabossées —, ils voyaient essentiellement des herbes hautes perçant la fine pellicule de neige. Elles chuchotaient dans le vent et Susannah reconnaissait leur chant : Comme-à-commala, la fin du voyage est presque là.

— Il se peut que je n’aille pas plus loin, leur dit Bill en coupant le moteur de la pelleteuse et en interrompant Little Richard en plein délire. Je dis pardon beaucoup beaucoup, comme on dit dans l’Arc des Terres Frontalières.

Le voyage leur avait pris une journée entière et la moitié d’une autre, et durant tout ce temps il les avait divertis avec ce qu’il appelait des « vieux succès ». Certains n’étaient pas vieux du tout, pour Susannah ; des chansons telles que Sugar Shack et Heat Wave passaient régulièrement à la radio, quand elle était rentrée de son escapade dans le Mississippi. Parmi les autres, certaines lui étaient totalement inconnues. La musique n’était plus stockée sur des vinyles ou des cassettes, mais sur de beaux disques argentés que Bill appelait des « cédés ». Il les poussait dans une fente dans le tableau de bord suréquipé de la pelleteuse et la musique était diffusée par au moins huit haut-parleurs différents. N’importe quelle musique lui aurait fait plaisir, du moins c’est ce qu’elle se disait, mais elle se sentit particulièrement transportée par deux morceaux qu’elle ne connaissait pas. Le premier était un petit rock surexcité et diablement joyeux intitulé She Loves You. L’autre, plus triste et pensif, avait pour titre Hey Jude. Roland avait l’air de connaître cet air, car il chantait en même temps, bien que ses paroles à lui fussent différentes de celles du groupe, qui s’élevaient dans les multiples baffles. Lorsqu’elle posa la question, Bill répondit à Susannah que le groupe s’appelait Les Biteul’s.

— Drôle de nom, pour un groupe de rock, fit-elle remarquer.

Assis à l’arrière avec Ote sur la minuscule banquette de la pelleteuse, Patrick lui tapota l’épaule. Elle se retourna et il tendit à hauteur des yeux de la jeune femme le dessin auquel il était en train de travailler. En dessous d’un portrait de Roland de profil, il avait inscrit : LES BEATLES, pas les Biteul’s.

— Ça reste un drôle de nom pour un groupe de rock, quelle que soit la manière dont tu l’écris, répéta Susannah, et une idée lui traversa l’esprit.

— Patrick, as-tu le don du shining ?

Lorsqu’il fronça les sourcils en levant les mains — geste qui signifiait je ne comprends pas — elle reformula sa question.

— Est-ce que tu peux lire dans mes pensées ?

Il haussa les épaules en souriant. Ce geste signifiait quant à lui je ne sais pas, mais elle avait dans l’idée que Patrick savait. Qu’il savait même très bien.

3

Ils atteignirent « la Fédérale » vers midi, et Bill leur servit un très bon déjeuner. Patrick engouffra le sien et alla s’asseoir à l’écart, Ote roulé en boule à ses pieds, et se mit à dessiner les autres, assis autour de la table de ce qui avait dû être la salle commune. Les murs de cette pièce étaient tapissés d’écrans de télé — plus de trois cents, estima Susannah. Ils avaient dû être conçus pour durer, car certains étaient toujours en état de marche. Ils diffusaient des images des collines et des environs vallonnés de la baraque, ou bien, pour la plupart, de la neige. Sur l’un des écrans, des lignes s’entrecroisaient en ondulant, ce qui donna mal au cœur à Susannah, à force de les fixer. Les écrans de neige, leur expliqua Bill, montraient autrefois des prises de vue en provenance de satellites en orbite autour de la Terre, mais les caméras embarquées avaient lâché longtemps auparavant. Celui aux ondulations capricieuses était plus intéressant, cependant. Bill leur raconta que, encore quelques mois plus tôt, on pouvait y voir la Tour Sombre. Puis, d’un seul coup, l’image avait disparu et il n’était resté que ces lignes.

— Ça n’a pas dû plaire au Roi Rouge, de passer à la télévision, commenta Bill. Surtout s’il savait qu’il allait y avoir de la visite. Vous ne revoulez pas un petit canapé ? Il y en a toute une cargaison, je vous assure. Non ? Un peu de soupe, peut-être ? Et toi, Patrick ? Tu es trop maigre, tu sais — beaucoup, beaucoup trop maigre.

Patrick tourna sa feuille vers eux, leur dévoilant un dessin de Bill s’inclinant devant Susannah, un plateau de petits canapés parfaitement ciselés dans une de ses mains d’acier, et dans l’autre une carafe de thé glacé. Comme toutes les œuvres de Patrick, celle-ci allait bien au-delà de la caricature, pourtant il l’avait réalisée avec une célérité et une vivacité dans le trait presque surnaturelles. Susannah applaudit. Roland sourit en opinant. Patrick eut un rictus ravi, serrant les dents afin que nul ne voie le trou derrière. Puis il lança le dessin par-dessus son épaule et en entama immédiatement un autre.

— Il y a tout un parc de véhicules, à l’arrière, leur signala Bill. Et bien que la plupart ne soient plus en état de fonctionner, certains marchent encore. Je peux vous donner un camion tout-terrain, et même si je ne peux garantir un trajet des plus reposants, je pense que vous pouvez compter sur lui pour vous emmener jusqu’à la Tour Sombre, qui ne se situe qu’à cent vingt roues d’ici.

Susannah sentit son estomac faire un grand looping. Cent vingt roues, ce qui représentait environ cent cinquante kilomètres, peut-être un peu moins. Ils étaient bel et bien proches. Tellement proches que c’en était effrayant.

— Je vous conseille de ne pas arriver à la Tour à la nuit tombée, poursuivit Bill. Du moins c’est ce que je pense, compte tenu du nouveau locataire. Mais qu’est-ce qu’une nuit de plus à camper au bord de la route, pour des voyageurs tels que vous ? Pas grand-chose, je dirais ! Mais même en tenant compte de cette dernière nuit sur la route (et sauf en cas de panne, ce qui est toujours possible, les dieux savent), vous devriez arriver en vue de votre but en milieu de matinée, au jour de demain.

Roland réfléchit longuement et posément. Susannah dut s’exhorter à respirer pendant l’attente, car une partie d’elle ne voulait pas.

Je ne suis pas prête, pensait cette partie d’elle. Et il y avait aussi cette partie plus profonde — la partie qui se rappelait dans les moindres détails et nuances ce qui était devenu un rêve récurrent (et évolutif) — qui pensait autre chose : Je ne suis pas censée y aller. Pas jusqu’au bout.

Roland finit par répondre.

— Je te remercie, Bill — nous disons tous grand merci, j’en suis certain —, mais nous allons devoir décliner cette aimable proposition. Si tu devais me demander pour quelle raison, je ne saurais quoi répondre. Hormis qu’une partie de moi pense que le jour de demain, c’est trop tôt. Cette partie de moi pense que nous devrions parcourir le reste du trajet à pied, comme nous l’avons fait jusqu’à présent.

Il inspira profondément, puis souffla.

— Je ne suis pas encore prêt à me retrouver là-bas. Pas tout à fait prêt.

Toi non plus, constata Susannah, sidérée. Toi non plus.

— Il me faut encore un peu de temps pour y préparer mon esprit et mon cœur. Peut-être même mon âme.

Il fouilla dans la poche arrière de son jean et en sortit la photocopie du poème de Robert Browning, laissé pour eux dans l’armoire à pharmacie de Dandelo.

— Il est écrit ici qu’il faut se rappeler les temps anciens, avant de s’engager dans une nouvelle bataille… ou dans le dernier combat. C’est bien dit. Et peut-être que tout ce dont j’ai vraiment besoin, c’est de ce dont parle ce poète — une bonne rasade de visions anciennes et heureuses. Je ne sais pas. Mais à moins que Susannah ait une objection, je pense que nous irons à pied.

— Susannah n’a pas d’objection, dit-elle calmement. Susannah dit qu’il faut faire ce que recommande le médecin. Là où Susannah pourrait avoir une objection, c’est si on la traîne derrière comme un vieux pot d’échappement foutu.

Roland lui adressa un sourire reconnaissant (et distrait) — il semblait s’être isolé d’elle, bizarrement, au cours des derniers jours — puis il se tourna vers Bill.

— Je me demandais si tu aurais un chariot, que je pourrais tirer ? Car il nous faudra prendre au moins un petit gunna… et il y a Patrick. Il ne pourra pas marcher tout le long.

Patrick afficha un air indigné. Il tendit un bras devant lui, serra le poing et banda les muscles. Le résultat — un minuscule œuf de caille saillant à hauteur du biceps — dut lui faire honte, car il baissa le bras sur-le-champ.

Susannah sourit et tendit la main pour lui tapoter le genou.

— Ne fais pas cette tête-là, trésor. Ce n’est pas ta faute, si tu t’es retrouvé enfermé pendant Dieu sait combien de temps comme Hansel et Gretel dans la cabane de l’horrible sorcière.

— Je suis sûr de pouvoir trouver ce genre de chose, le rassura Bill. Et ce que je n’ai pas, je peux le fabriquer. Ça me prendra une heure ou deux, tout au plus.

Roland fit un calcul rapide.

— Si nous partons d’ici avec encore cinq heures de lumière devant nous, nous serons peut-être en mesure de parcourir douze roues. Ce que Susannah appellerait treize ou quatorze kilomètres. Encore cinq jours à ce rythme raisonnablement soutenu, et nous atteindrons cette Tour que j’ai passé ma vie à chercher. J’aimerais y arriver au moment du coucher du soleil, si je le peux, car c’est l’heure à laquelle je l’ai toujours vue dans mes rêves. Susannah ?

Et la voix à l’intérieur — cette voix profonde — chuchota : Quatre nuits. Quatre nuits à rêver. Ça devrait être assez. Peut-être même plus qu’assez. Bien sûr le ka voudrait intervenir. S’ils s’étaient bel et bien placés hors de son influence, ça n’arriverait pas — ça ne pourrait pas arriver. Mais Susannah pensait à présent que le ka influait sur tout, même sur la Tour Sombre. Peut-être même était-il incarné par la Tour Sombre.

— Ça me va, dit-elle d’une toute petite voix.

— Patrick ? demanda Roland. Qu’en dis-tu ?

Patrick haussa les épaules et agita une main dans leur direction, en levant à peine les yeux de son bloc. Tout ce que vous voudrez, signifiait ce geste. Susannah avait l’impression que Patrick ne comprenait pas grand-chose à cette histoire de Tour Sombre, et qu’il s’en moquait. Et pourquoi s’en serait-il soucié ? Il était libéré du monstre, et il avait le ventre plein. Voilà qui lui suffisait. Il avait perdu sa langue, mais il pouvait dessiner tout son soûl. Elle était persuadée que pour Patrick ça paraissait un marché équitable. Et pourtant… et pourtant…

Lui non plus n’est pas censé y aller. Ni lui, ni Ote, ni moi. Mais qu’adviendra-t-il de nous, alors ?

Elle n’en savait rien, mais elle ne s’en inquiétait bizarrement pas. Le ka le dirait. Le ka, et ses rêves.

4

Une heure plus tard, les trois humes, le bafouilleux et Bill le robot se tenaient agglutinés autour d’un chariot découpé en deux qui évoquait une version légèrement plus grande du Taxi de Luxe de Ho Fat. Les roues étaient hautes mais étroites, et tournaient magnifiquement. Susannah se dit que, même chargé à ras bord, il serait aussi léger à tracter qu’une plume. Du moins tant que Roland serait en forme. Il dépenserait indéniablement de l’énergie à le tirer à flanc de colline, mais dans la mesure où ils mangeraient les vivres qu’ils transportaient, le Ho Fat II serait bientôt de plus en plus léger… et elle ne pensait pas qu’ils rencontreraient beaucoup de collines, de toute manière. Ils étaient arrivés sur les terres dégagées, les terres de prairie. Les crêtes enneigées et boisées étaient derrière eux. Bill lui avait dégoté un petit véhicule électrique qui tenait plus du scooter que de la voiturette de golf. C’en était fini pour elle d’être traînée « comme un vieux pot d’échappement foutu ».

— Si vous me donnez encore une demi-heure, je peux lisser ça, dit Bill en passant sa main à trois doigts d’acier sur le bord inégal, là où il avait découpé en deux le wagon pour en faire le Ho Fat II.

— Nous disons grand merci, mais ce ne sera pas nécessaire, intervint Roland. Nous poserons une ou deux peaux par-dessus, ça ira très bien.

Il est impatient de repartir, se dit Susannah, et après tout ce temps, comment ne pas l’être ? Moi-même je ne demande qu’à m’en aller.

— Eh ben, si vous le dites, répondit Bill d’un air mécontent. J’imagine que je déteste l’idée de vous voir partir. Quand reverrai-je des humes ?

Aucun d’eux ne répondit à cette question. Ils n’en savaient rien.

— Il y a une sirène très puissante, sur le toit, reprit Bill en désignant la Fédérale. Je ne sais pas quel genre de danger elle était censée signaler — des fuites radioactives, peut-être bien, ou une attaque quelconque — mais ce que je sais, c’est que le son portera sur cent roues au moins. Voire plus, si le vent souffle dans la bonne direction. Si je devais voir ce gaillard qui vous suit, ou si les détecteurs de mouvement encore en état devaient le repérer, je déclencherai l’alarme. Vous l’entendrez peut-être.

— Merci, dit Roland.

— En y allant en camion, vous le distanceriez sans difficulté, fit remarquer Bill. Vous arriveriez à la Tour sans avoir eu à le revoir.

— C’est assez vrai, admit Roland, mais sans faire mine une seconde de changer d’avis, ce qui réjouit Susannah.

— Que ferez-vous de celui que vous appelez son Père Rouge, si c’est bien lui qui commande Can’-Ka No Rey ?

Roland secoua la tête, bien qu’il eût évoqué ce cas de figure avec Susannah. Il pensait qu’il leur serait peut-être possible d’encercler la Tour de loin, et de s’approcher de sa base en choisissant un angle invisible depuis le balcon où était retenu le Roi Cramoisi. Alors ils pourraient se frayer un chemin jusqu’à la porte située en dessous de lui. Ils ne sauraient si ce plan était réalisable qu’une fois qu’ils verraient la Tour et la configuration des alentours, bien sûr.

— Eh bien, il y aura de l’eau, si Dieu le veut, dit le robot anciennement connu sous le nom de Bill le Bègue, en tout cas c’est ce que disaient les anciens. Et peut-être vous re-verrai-je, du moins dans la clairière au bout du sentier. Si les robots sont autorisés à s’y rendre. J’espère que ce sera le cas, car il y a tant de gens que j’ai connus, que j’aimerais revoir.

Il avait l’air si triste et délaissé que Susannah s’approcha de lui et tendit les bras pour qu’il la soulève, sans penser une seconde à ce qu’avait d’absurde l’envie de câliner un robot. Mais il la souleva, et elle le câlina — et avec une certaine ardeur. Bill compensait le mauvais souvenir laissé par le vicieux Andy, de Calla Bryn Sturgis, et rien que pour cette raison il méritait une bonne embrassade. Tandis que ses bras se refermaient autour de la jeune femme, il vint à l’esprit de cette dernière que Bill pouvait la briser en deux, avec ces bras en acier et titane, s’il lui en prenait l’envie. Mais l’envie ne lui en prit pas. Il fut très doux.

— Que tes journées soient longues et tes nuits plaisantes, Bill, dit-elle. Que tout aille bien pour toi, et nous le souhaitons tous.

— Merci, madame, répondit-il en la reposant. Je dis grand-mère, je dis grand-mère, je dis — wiiiiip ! fit-il en se frappant la tête, dans un grand fracas métallique — Je dis grand merci bien sincèrement.

Il marqua une pause.

— J’ai pourtant réparé ce bégaiement, je dis vrai, mais comme je vous l’ai peut-être déjà dit, je ne suis pas dépourvu d’émotions.

5

Patrick les surprit tous les deux en choisissant de marcher pendant près de quatre heures à côté de la voiturette électrique de Susannah, au bout desquelles il se sentit fatiguer et monta à bord de Ho Fat II. Ils écoutèrent attentivement, s’attendant à tout moment à entendre résonner la sirène les avertissant que Bill avait vu Mordred (ou que les instruments de la Fédérale l’avaient détecté), mais rien ne se produisit… et pourtant le vent soufflait dans leur direction. Lorsque arriva le crépuscule, ils avaient laissé derrière eux les dernières traces de neige. Le paysage continuait de s’aplanir, et leurs ombres s’y projetaient de plus en plus longues.

Lorsqu’ils finirent par établir leur campement pour la nuit, Roland ramassa suffisamment de buissons pour allumer un feu et Patrick, qui s’était assoupi, se réveilla cependant assez longtemps pour engouffrer un énorme repas à base de grosses saucisses et de haricots blancs (en voyant les fayots disparaître dans la bouche sans langue de Patrick, Susannah nota mentalement de penser à ne pas poser sa peau de cerf sous le vent, et derrière Patrick, quand viendrait l’heure de dormir). Elle et Ote mangèrent de bon cœur, mais Roland toucha à peine au contenu de son assiette.

Lorsque le dîner fut terminé, Patrick s’empara de son bloc et se remit à dessiner, fronça les sourcils en constatant l’état de son crayon, puis tendit la main vers Susannah. Elle savait ce qu’il voulait, et sortit le bocal en verre du petit sac d’effets personnels qu’elle gardait sur l’épaule. Elle y tenait car s’y trouvait l’unique taille-crayon de leur gunna, et qu’elle craignait que Patrick le perde. Bien sûr, Roland pourrait aiguiser ses crayons de la pointe de son couteau, mais cela altérerait la qualité des mines. Elle renversa le bocal, faisant rouler dans le creux de sa paume les gommes et les trombones, ainsi que l’objet de sa recherche. Puis elle le tendit à Patrick, qui aiguisa son crayon de quelques tours de poignet brefs et précis, puis lui rendit son bien et s’empressa de retourner au travail. Susannah contempla pendant quelques instants les petites gommes de caoutchouc rose et se demanda une nouvelle fois ce qui avait bien pu pousser Dandelo à prendre la peine de toutes les couper. Pour narguer le garçon ? Ça n’avait visiblement pas marché. Plus tard dans sa vie, peut-être, lorsque les connexions sublimes entre son cerveau et ses mains de génie se rouilleraient quelque peu (lorsque le monde minuscule mais indéniable de son talent aurait changé), Patrick aurait peut-être besoin de gommes. Pour l’heure, même ses erreurs persistaient à être des sources d’inspiration.

Il ne dessina pas longtemps. Lorsque Susannah le vit dodeliner de la tête au-dessus de son œuvre, dans l’éclat orange du coucher de soleil finissant, elle retira la feuille de ses doigts consentants et coucha le jeune garçon à l’arrière du chariot (calé contre un rocher providentiel qui saillait du sol). Puis elle le recouvrit de peaux de cerfs et l’embrassa sur la joue.

Tout engourdi de sommeil, Patrick tendit le bras et toucha la plaie près de la bouche de Susannah. Elle grimaça, mais ne recula pas sous la caresse. Le bouton avait de nouveau fait une croûte, mais les élancements étaient terribles. Même sourire la faisait souffrir, ces derniers jours. La main retomba et Patrick se rendormit.

Les étoiles s’étaient levées. Roland scrutait le ciel d’un air captivé.

— Qu’est-ce que tu vois ? lui demanda-t-elle.

— Qu’est-ce que toi, tu vois ? répondit-il.

Elle leva la tête vers la voûte céleste étincelante.

— Eh bien, dit-elle, nous avons le Vieil Astre et la Vieille Mère, mais on dirait qu’ils se sont déplacés à l’ouest. Et là — oh mon Dieu !

Elle posa les mains sur les joues mal rasées du Pistolero (il semblait ne jamais avoir de vraie barbe, il piquait juste un peu) et lui tourna le visage.

— Cette constellation n’était pas là, quand on a quitté le rivage de la Mer Occidentale, je sais qu’elle n’était pas là. Cette constellation-là, elle vient de notre monde, Roland — on l’appelle la Grande Ourse !

Il hocha la tête.

— Et autrefois, si l’on en croit les plus vieux livres de la bibliothèque de mon père, elle apparaissait également dans le ciel de notre monde. On l’appelait l’Ourse de Lydia. Et voici qu’elle est de retour.

Il se tourna vers Susannah, le sourire aux lèvres.

— Encore un signe de vie et de renouveau. Comme le Roi Cramoisi doit détester lever les yeux de sa prison, pour la voir de nouveau chevaucher les cieux !

6

Peu de temps après, Susannah s’endormit. Et rêva.

7

Elle est de nouveau à Central Park, sous un ciel gris et lumineux, d’où se mettent à tourbillonner les premiers flocons de neige. Non loin, une chorale chante non pas Ô Douce Nuit, cette fois-ci, ou What Child Is This, mais la Chanson du Riz : « Le riz nous tombe dans les bras, dans nos poches tout droit, Mam’zelle et son dam’zeau, couchés dans les roseaux. » Elle retire son bonnet, avec la peur irrationnelle qu’il ne soit plus le même, mais il est toujours écrit JOYEUX NOËL ! et

(pas de jumeaux ici)

elle en est soulagée.

Elle regarde autour d’elle, et voit Eddie et Jake debout là, lui souriant de toutes leurs dents. Ils sont tête nue ; c’est elle qui a leurs bonnets. Elle qui a fait un mélange de leurs bonnets.

Eddie est vêtu d’un sweat-shirt qui dit JE BOIS DU Nozz-A-LA !

Jake en porte un qui dit JE CONDUIS UNE TAKURO SPIRIT !

Rien de tout ça n’est vraiment nouveau. Mais ce qu’elle aperçoit derrière eux, près d’une ruelle débouchant sur la 5e Avenue, est en revanche tout à fait nouveau. Il s’agit d’une porte d’environ deux mètres de haut, taillée dans du bois de fer massif, à première vue. Le bouton est d’or massif, et est orné en filigrane d’un motif que la dame pistolero finit par reconnaître : deux crayons en croix. Des Eberhard-Faber #2, à n’en pas douter. Et dont les gommes ont été coupées.

Eddie lui tend un gobelet de chocolat chaud. C’est le chocolat parfait, mit schlag sur le dessus, et une pluie de noix de muscade râpée pailletant la crème.

— Tiens, dit-il, je t’ai apporté du chocolat chaud.

Elle ignore son offre. Elle est fascinée par la porte.

— C’est la même que celles qu’on a vues sur la plage, n’est-ce pas ? demande-t-elle.

— Oui, répond Eddie.

— Non, répond Jake, d’une même voix.

— Tu verras par toi-même, disent-ils à l’unisson, et ils se sourient, ravis.

Elle passe devant eux. Sur les portes par lesquelles Roland les avait tirés à lui, étaient respectivement gravées les inscriptions LE PRISONNIER, LA DAME D’OMBRES et LE POUSSEUR. Sur celle-ci, elle lit

Et en dessous :

L’ARTISTE

Elle se retourne vers eux, mais ils ont disparu.

Central Park a disparu.

Elle contemple la décrépitude de Lud, elle contemple les terres perdues.

Et, portés par une brise glaciale et amère, elle entend sept mots murmurés : « La fin est presque là… dépêche-toi… »

8

Elle se réveilla dans un état proche de la panique, se répétant Il faut que je le quitte… et je ferais mieux de le faire avant même qu’apparaisse sa Tour Sombre à l’horizon. Mais où irai-je ? Et comment le laisser affronter seul à la fois Mordred et le Roi Cramoisi, avec Patrick pour seule aide ?

Cette perspective met au jour une amère certitude : s’il devait y avoir une épreuve de force, Ote se révélerait sans doute plus précieux pour Roland que Patrick. Le bafouilleux avait prouvé de quel métal il était fait en maintes occasions et aurait été digne du titre de pistolero, s’il avait eu un pistolet… et la main pour dégainer ledit pistolet. Alors que Patrick… Patrick était un… eh bien, un pastelero. Plus rapide que les flammes bleues, il est vrai, mais on ne tuait pas grand monde avec un Eberhard-Faber, à moins qu’il soit très bien taillé.

Elle s’était assise. Appuyé contre son petit scooter et montant la garde, Roland n’avait rien remarqué. Et elle ne voulait pas qu’il remarque quoi que ce soit. Il y aurait des questions. Elle se rallongea, tirant ses peaux contre elle et repensant à leur première chasse. Elle se rappela comment le jeune cerf avait viré de trajectoire pour venir droit sur elle, et comment elle l’avait décapité avec un Oriza. Elle se remémora le sifflement dans l’air frais, ce sifflement produit par le vent qui venait se glisser à travers la petite attache située sous le plat, cette petite attache qui ressemblait tellement au taille-crayon de Patrick. Elle se dit que son esprit essayait d’établir un lien, mais elle était trop épuisée pour deviner de quel lien il pouvait s’agir. Et peut-être aussi qu’elle essayait trop fort. Et si tel était le cas, qu’est-ce qu’elle pouvait bien y faire ?

Il y avait au moins une chose qu’elle savait, qu’elle avait retenue de leur séjour à Calla Bryn Sturgis. Le sens des symboles inscrits sur la porte était : DÉROBÉE.

La fin est presque là. Dépêche-toi.

C’est le lendemain que vinrent ses premières larmes.

9

Il y avait encore au bord de la route des tas de buissons derrière lesquels elle pouvait aller se réfugier pour ses besoins naturels (et pleurer tout son soûl, quand elle ne parvenait plus à se retenir), mais le terrain continuait de s’aplanir et de se dégager. Lors de leur deuxième jour de route, vers midi, Susannah aperçut ce qu’elle prit d’abord pour l’ombre d’un nuage qui se déplaçait sur la terre, loin devant, à ce détail près que le ciel était d’un bleu limpide, d’un bout à l’autre. Puis la grande tache noire se mit à virer de bord, pas du tout à la manière d’un nuage. Elle retint son souffle et immobilisa son petit scooter électrique.

— Roland ! appela-t-elle. J’aperçois là-bas un troupeau de buffles, peut-être même de bisons ! Aussi sûr que un et un font deux !

— Si fait, tu dis ainsi ? répondit Roland, avec un intérêt très fugitif. On les appelait des bannocks, il y a bien bien long. C’est un troupeau de belle taille.

Patrick était assis à l’arrière du Ho Fat II, à dessiner comme un fou. Il changea sa prise sur le crayon qu’il tenait, le glissant à l’intérieur de sa paume et ombrant le dessin avec le bout. Elle sentait presque la poussière que soulevait le troupeau, tandis qu’il l’estompait du doigt, frottant le voile de graphite. Il sembla néanmoins à Susannah qu’il avait pris la liberté de rapprocher les animaux de dix ou quinze kilomètres par rapport à la réalité, à moins que la vision du jeune garçon ne fût bien plus perçante que la sienne. Ce qui, se dit-elle, était tout à fait possible. Quoi qu’il en soit, ses yeux à elle s’étaient habitués, et elle les voyait désormais beaucoup plus distinctement. Leurs grosses têtes à longs poils. Et même leurs yeux noirs.

— On n’a pas vu de troupeau de buffles de cette taille en Amérique depuis presque un siècle, dit-elle.

— Si fait ? fit-il du même ton poli. Pourtant il y en a pléthore, ici, je dirais. Si un petit tet vient à notre portée, tirons-en un ou deux. J’aimerais bien goûter un peu de viande fraîche qui ne soit pas du cerf. Pas toi ?

Elle laissa son sourire répondre pour elle. Roland le lui rendit. Et il traversa de nouveau l’esprit de Susannah que bientôt elle ne le verrait plus, cet homme dont elle avait d’abord cru qu’il s’agissait d’un mirage ou d’un démon, avant d’apprendre à le connaître à la fois an-tet et dan-dinh. Eddie était mort, Jake était mort, et bientôt elle ne verrait plus Roland de Gilead. Serait-il mort, lui aussi ? Et elle ?

Elle leva les yeux pour croiser le regard du soleil, afin que Roland se méprenne sur l’origine de ses larmes, s’il devait les voir. Et ils progressèrent vers le sud-est de cette grande terre vide, vers ce pouls croissant qu’était la Tour, pivot de tous les mondes et du Temps même.

Poum-poum-poum.

Comme-à-commala, la fin du voyage est presque là.

Cette nuit-là elle prit le premier tour de garde, puis réveilla Roland à minuit.

— Je crois qu’il est là, quelque part, dit-elle en indiquant le nord-ouest.

Nul besoin de se montrer plus précis. Il ne pouvait s’agir que de Mordred. Tous les autres avaient disparu.

— Surveille bien.

— Ne t’inquiète pas, répondit Roland. Quant à toi, si tu entends un coup de feu, réveille-toi bien. Et vite.

— Tu peux compter là-dessus, dit-elle en s’allongeant dans l’herbe sèche de l’hiver, derrière Ho Fat II.

Elle crut d’abord qu’elle n’arriverait pas à dormir. Elle était toujours perturbée par cette présence hostile qu’elle sentait dans les parages. Mais elle dormit bel et bien.

Et elle rêva.

10

Le rêve de la deuxième nuit est à la fois semblable et différent de celui de la nuit précédente. Les éléments principaux sont exactement les mêmes : Central Park, le ciel gris, les flocons de neige, les voix qui chantent (cette fois-ci, c’est Come Go With Me, le vieux succès des Del-Vikings), Jake (JE CONDUIS UNE TAKURO SPIRIT !) et Eddie (mais avec un sweat-shirt « CLIC ! C’EST UN APPAREIL PHOTO SHINNARO ! »). Eddie a toujours son chocolat chaud, mais il ne le lui propose pas, cette fois. Elle lit l’inquiétude non seulement sur leurs visages, mais dans la tension de tout leur corps. C’est la particularité principale de ce rêve : il y a quelque chose à voir, ou à faire, ou peut-être les deux. Quoi que ce soit, ils attendent d’elle qu’elle le voie ou le fasse, et elle est à la traîne.

Une question assez terrible lui vient à l’esprit : est-ce volontairement, qu’elle est à la traîne ? Y a-t-il ici quelque chose qu’elle ne veut pas affronter ? Serait-il même possible que la Tour Sombre soit en train de foutre la merde dans la communication ? C’est une idée stupide, bien sûr — ces gens qu’elle voit là ne sont que les fruits de son imagination pleine de nostalgie, après tout. Ils sont morts ! Eddie, tué par une balle, et Jake écrasé par une voiture — une fois dans ce monde-ci, et une autre dans le Monde Clé, où on ne rigole pas, et où ce qui est fait est fait (et c’est logique, puisque le temps ne s’écoule que dans un sens) et où Stephen King est leur poète lauréat.

Pourtant elle ne peut ignorer cet air sur leurs visages, cet air de panique qui semble lui dire C’est toi qui l’as, Suze — C’est toi qui as ce qu’on veut te montrer, tu as ce que tu as besoin de savoir. Tu vas le laisser te filer entre les doigts ? C’est le dernier quart. C’est le dernier quart et le compteur continue son tic-tac, et il ne s’arrêtera pas, il doit continuer, parce que tous tes temps morts sont écoulés. Tu dois te dépêcher… dépêche-toi…

11

Elle se réveilla en sursaut, essoufflée. L’aube était presque là. Elle se passa la main sur le front, et elle revint couverte de sueur.

Que veux-tu que je sache, Eddie ? Qu’est-ce que tu cherches à me faire savoir ?

À cette question, point de réponse. Et comment aurait-il pu y en avoir ?

Missi Dean, lui mort, se dit-elle en se rallongeant. Elle resta ainsi encore une heure, mais sans pouvoir se rendormir.

12

Tout comme Ho Fat I, Ho Fat II était équipé de poignées. Mais à la différence de celles de Ho Fat I, celles-ci étaient réglables. Lorsque Patrick avait envie de marcher, on pouvait dissocier les poignées, de sorte qu’il en tirât une, et Roland l’autre. Lorsque Patrick ne voulait plus marcher, Roland ajustait de nouveau les poignées et les tirait tout seul.

Vers midi, ils s’arrêtèrent pour déjeuner. Quand ils eurent terminé, Patrick rampa à l’arrière de Ho Fat II, pour faire un somme. Roland attendit que le garçon (car c’est ainsi qu’ils continuaient de penser à lui, quel que fût son âge) se mît à ronfler pour se tourner vers Susannah.

— Qu’est-ce qui t’esgrafigne, Susannah ? Je voudrais que tu m’en fasses part. Que tu me le dises dan-dinh, même si notre tet n’est plus, et que je ne puis plus être appelé ton dinh.

Il sourit. La tristesse dans ce sourire brisa le cœur de la jeune femme et elle ne parvint plus à retenir ses larmes. Ni la vérité.

— Si je suis encore avec toi au moment où tu atteindras ta Tour, Roland, c’est que tout aura mal tourné.

— Comment ça, mal tourné ?

Elle secoua la tête, sanglotant ouvertement.

— Il est censé y avoir une porte. C’est la Porte Dérobée. Mais je ne sais pas comment la trouver ! Eddie et Jake viennent à moi en rêve me dire que je sais — ils me le disent avec le regard — mais je ne le sais pas ! Je jure que je ne le sais pas !

Il la prit dans ses bras, la serra contre lui et l’embrassa sur la tempe. Au coin de sa bouche, Susannah sentait le feu et les élancements dans la plaie. Elle ne saignait plus, mais enflait de nouveau.

— Qu’il en soit ainsi qu’il se doit, dit le Pistolero, comme le lui avait dit autrefois sa mère. Qu’il en soit ainsi, et chut, laissons le ka œuvrer.

— Tu disais que nous étions au-delà du ka.

Il la berça dans ses bras, la berça encore, et cela lui fit du bien. Elle s’en sentit apaisée.

— J’avais tort, dit Roland. Comme tu le sais.

13

C’était son tour de prendre la première garde, la troisième nuit. Elle scrutait les alentours derrière eux, au nord-ouest le long de la Route de la Tour, lorsqu’une main lui agrippa l’épaule. La terreur bondit dans son esprit comme un diable jaillissant d’une boîte

(il est dans mon dos oh mon Dieu Mordred m’a surprise par-derrière et il est en araignée !)

et sa main sauta sur son arme et la dégagea du holster.

Patrick se recula vivement, son propre visage tordu par la terreur, levant les mains devant lui. S’il avait crié, il aurait sans doute réveillé Roland, et tout aurait été différent. Mais il avait trop peur pour crier. Il émit un son de gorge grave, rien de plus.

Elle abaissa son pistolet, lui montra ses mains vides, puis l’attira contre elle et le serra dans ses bras. Elle le sentit d’abord se raidir — encore affolé — puis se détendre, au bout de quelques instants.

— Qu’est-ce qu’il y a, mon chéri ? demanda-t-elle, sotto voce.

Puis, reprenant inconsciemment à son compte l’expression de Roland, elle ajouta :

— Qu’est-ce qui t’esgrafigne ?

Il s’écarta d’elle et pointa la main plein nord. Au début elle ne comprit pas, puis aperçut les lumières orange qui dansaient et fusaient tous azimuts. Elle estima qu’elles se trouvaient à sept ou huit kilomètres au moins, et elle se demanda comment elle avait pu ne pas les voir plus tôt.

Toujours à voix basse, afin de ne pas réveiller Roland, elle dit :

— Ce sont juste des loupiotes, trésor — ils ne peuvent pas te faire de mal. Roland les appelle des hobs. C’est comme des feux follets, en quelque sorte.

Mais il n’avait aucune idée de ce qu’étaient des feux follets ; elle le lut dans son regard incertain. Elle décida de lui répéter qu’ils ne lui feraient aucun mal, et que jamais les hobs ne s’étaient approchés plus près. Et lorsqu’elle les contempla de nouveau, ils s’éloignèrent en sautillant, et bientôt la plupart eurent disparu. Peut-être les avait-elle écartés par la pensée. Autrefois cette idée l’aurait fait hurler, mais plus maintenant.

Patrick se détendit peu à peu.

— Pourquoi tu ne retournerais pas dormir, mon chou ? Il faut que tu te reposes.

Et elle aussi avait besoin de repos, mais elle le craignait, en même temps. Bientôt elle réveillerait Roland, et irait dormir, et alors le rêve viendrait. Les fantômes de Jake et d’Eddie la fixeraient de ce regard frénétique, plus anxieux que jamais. Voulant qu’elle sache quelque chose qu’elle ne savait pas, et ne pouvait savoir.

Patrick secoua la tête.

— Pas encore sommeil ?

Il secoua de nouveau la tête.

— Alors pourquoi tu ne dessinerais pas un peu ?

Dessiner le détendait toujours.

Patrick opina en souriant, puis se rendit jusqu’au Ho Fat II pour prendre son bloc en cours, marchant à grands pas de loup un peu exagérés, pour ne pas réveiller Roland. Ce qui fit sourire Susannah. Patrick avait toujours envie de dessiner. Elle se disait que c’était une des choses qui l’avaient maintenu en vie, dans la cave de la cabane de Dandelo, de savoir que de temps à autre cette vieille ordure allait lui donner une feuille et un de ces crayons. Il était aussi accro au dessin qu’Eddie l’avait été à l’héroïne, dans ses pires années — sauf que la drogue de Patrick était une ligne… de graphite.

Il s’assit et se mit à dessiner. Susannah reprit son tour de garde, mais sentit bientôt un fourmillement lui parcourir tout le corps, comme si c’était elle qui était surveillée. Elle repensa à Mordred, puis sourit (ce qui lui fit mal ; avec cette plaie de nouveau en train de gonfler, sourire lui faisait toujours mal). Pas Mordred ; Patrick. C’était Patrick qui l’observait.

Patrick qui la dessinait.

Elle resta assise, immobile, pendant une vingtaine de minutes, puis la curiosité l’emporta. Pour Patrick, vingt minutes suffiraient pour refaire La Joconde, peut-être même avec toutes les fresques de la Basilique Saint-Pierre en fond, pour faire bonne mesure. Ce fourmillement était tellement étrange, c’était une sensation presque plus physique que mentale.

Elle s’approcha de lui, mais Patrick commença par serrer la feuille contre son torse, avec une timidité inhabituelle. Pourtant il voulait qu’elle regarde ; c’était là, dans ses yeux. C’était presque un regard d’amour, mais elle se dit que c’était de la Susannah qu’il avait dessinée qu’il était tombé amoureux.

— Allez, trésor, dit-elle en posant la main sur le bloc.

Mais elle n’avait pas l’intention de le lui retirer contre son gré, même si c’était peut-être ce qu’il souhaitait, au fond. C’était lui, l’artiste. C’est à lui que revenait entièrement la décision de montrer ou pas son travail.

— S’il te plaît ?

Il garda le dessin contre sa poitrine un petit moment. Puis, timidement, sans la regarder — il le lui tendit. Elle le prit et se regarda. Pendant une seconde, elle eut le souffle coupé, tant le dessin était bon. Les yeux larges. Les pommettes hautes, que son père appelait « les joyaux d’Éthiopie ». Les lèvres pleines, qu’Eddie aimait tant embrasser. C’était elle, elle tout craché… mais c’était aussi plus qu’elle. Elle n’aurait jamais cru que l’amour pût rayonner avec une telle transparence des lignes tracées par un crayon, pourtant cet amour était là, oh, elle disait vrai, elle disait tellement vrai et sincère. L’amour de ce garçon pour la femme qui l’avait sauvé, qui l’avait tiré de ce trou noir où il serait probablement mort. L’amour pour elle en tant que mère, l’amour pour elle en tant que femme.

— Patrick, c’est merveilleux ! s’exclama-t-elle.

Il la considéra d’un air inquiet. Dubitatif. Vraiment ? lui demandaient ces yeux, et elle comprit soudain que lui seul — le pauvre petit Patrick incertain à l’intérieur, lui qui avait toujours vécu avec ce don et le considérait par conséquent comme acquis — doutait de la beauté simple et limpide de ce qu’il avait fait. Dessiner le rendait heureux, lui. Il l’avait toujours su. Mais que ses dessins puissent rendre d’autres heureux… il lui faudrait un moment pour se faire à cette idée-là. Elle se demanda une nouvelle fois combien de temps Dandelo l’avait retenu ainsi, et comment cette vieille pourriture avait rencontré Patrick, la première fois. Elle imaginait qu’elle ne le saurait jamais. En attendant, il lui paraissait très important de convaincre le garçon de sa valeur.

— Oui, confirma-t-elle. Oui, c’est effectivement merveilleux. Tu es un artiste de grand talent, Patrick. Regarder ce dessin me procure beaucoup de bonheur.

Cette fois-ci, il oublia de serrer les dents. Et ce sourire, avec ou sans langue, était si splendide qu’elle aurait pu le manger. À côté de ce sourire, toutes ses peurs et ses angoisses lui parurent soudain dérisoires.

— Je peux le garder ?

Patrick hocha la tête avec empressement. D’une main il esquissa un moulinet dans sa direction qui signifiait : Vas-y, déchire-le du bloc ! Prends-le ! Garde-le !

Elle le prit, puis s’immobilisa. L’amour de Patrick (et son crayon) l’avait rendue belle. La seule chose venant gâcher cette beauté était cette excroissance noire près de sa bouche. Elle fit pivoter le dessin vers lui, tapota l’emplacement de la plaie, puis la toucha sur son propre visage. Et fit la grimace. Le moindre effleurement la faisait souffrir.

— C’est la seule chose qui cloche, dit-elle.

Il haussa les épaules, levant ses mains ouvertes à hauteur des épaules, et elle ne put s’empêcher de rire. Une réplique tirée d’un vieux film lui vint à l’esprit : Je peins ce que je vois.

Sauf qu’il ne s’agissait pas de peinture, et elle se rendit soudain compte qu’il pouvait se débarrasser de cette fichue horreur. Sur le papier, du moins.

Alors elle sera ma jumelle, se dit-elle dans un élan d’affection. Ma bonne moitié. Ma jolie sœur jum…

Et soudain elle comprit…

Tout ? Comprit tout ?

Oui, se dirait-elle bien plus tard. Pas de manière cohérente, pas sous forme d’équation — si a+b=c, alors c-b=a et c-a=b — mais oui, elle comprit tout. Elle intuita tout. Pas étonnant que l’Eddie et le Jake de son rêve se soient montrés impatients. C’était tellement évident.

Patrick, qui lui tirait le portrait.

Et ce n’était pas la première fois qu’elle se retrouvait tirée.

Roland l’avait tirée dans son monde… par la magie.

Eddie l’avait tirée à lui par l’amour.

Tout comme Jake.

Doux Jésus, avait-elle cheminé si longtemps, et traversé tant d’épreuves, sans savoir ce qu’était réellement le ka-tet. Ce qu’il signifiait ? Le ka-tet, c’était la famille.

Le ka-tet, c’était l’amour.

Tirer le portrait, c’était dessiner avec un crayon, ou du fusain.

Tirer au pistolet, c’était leur voie à tous, depuis que Roland les avait tirés de leurs mondes respectifs.

Attirer, c’était aussi fasciner, envoûter, tirer en avant. Sortir quelqu’un de soi.

Les Drawers (et il lui apparut soudain clairement que ce terme signifiait « tireur », mais aussi « dessinateur », en anglais), c’était là que Detta allait se satisfaire. Là qu’elle attirait les hommes.

Patrick, ce jeune génie sans langue, enfermé dans le désert. Libéré par son art. Patrick le « drawer ». Et maintenant ? Maintenant ?

Maintenant, voici venue l’heure des grandes occasions, se dit Susannah/Odetta/Detta, et elle alla chercher dans sa poche le petit bocal, sachant exactement ce qu’elle faisait, et pour quoi elle le faisait.

Lorsqu’elle retendit le bloc à Patrick sans en avoir arraché son portrait, Patrick eut un air très déçu.

— Nenni, nenni, dit-elle (et d’une voix qu’elles partageaient toutes). C’est juste que je voudrais que tu fasses quelque chose, avant de le prendre pour ma ravissante, pour ma précieuse, pour mon éternelle, pour le garder et me rappeler à quoi je ressemblais, dans ce et dans ce quand.

Elle lui tendit l’un des petits morceaux de caoutchouc rose, comprenant maintenant pourquoi Dandelo les avait découpés. Car il avait une excellente raison à cela.

Patrick prit ce qu’elle lui donnait, et fit tourner le petit bout moelleux entre ses doigts, en fronçant les sourcils, comme s’il n’avait jamais vu de sa vie une chose pareille. Susannah était sûre que si, pourtant, mais combien d’années auparavant ? Savait-il combien il avait été près de se débarrasser de son bourreau, une fois pour toutes ? Et pourquoi Dandelo ne l’avait-il pas tué tout simplement, à l’époque ?

Parce qu’une fois qu’il lui avait retiré les gommes, il pensait être à l’abri, en conclut-elle.

Patrick l’observait, perplexe. Bouleversé, même.

Susannah s’assit à ses côtés et désigna la plaie, sur le dessin. Puis elle plaça délicatement les mains autour du poignet de Patrick et l’approcha du papier. Il commença par résister, puis la laissa guider la main qui tenait la petite gomme rose.

Elle repensa à l’ombre sur la terre, cette ombre qui n’était pas une ombre du tout, mais un troupeau de grandes bêtes hirsutes que Roland appelait bannocks. Elle se rappela cette impression qu’elle pouvait sentir la poussière… au moment précis où Patrick s’était mis à dessiner la poussière. Et elle se rappela également que, quand Patrick avait dessiné le troupeau de plus près (ah, la licence artistique, disons tous grand merci), il avait paru plus près. Elle se rappela s’être dit que ses yeux s’étaient habitués et avaient vu plus clairement, et sa propre stupidité la stupéfia. Comme si les yeux pouvaient s’adapter à la distance comme ils s’adaptaient à l’obscurité.

Non, c’est Patrick qui les avait rapprochés. Il les avait rapprochés en les dessinant plus près.

Lorsque la main tenant la gomme fut sur le point d’entrer en contact avec le papier, elle retira sa propre main — il fallait que ce soit l’œuvre de Patrick, et de Patrick seul, elle en était convaincue. Elle fit un mouvement de va-et-vient avec ses doigts, mimant ce qu’elle voulait. Il ne comprit pas. Elle mima de nouveau, puis désigna la plaie près de sa lèvre charnue.

— Fais-la disparaître, Patrick, dit-elle, surprise par la fermeté de sa propre voix. C’est laid, fais-la disparaître.

Elle esquissa de nouveau un mouvement de va-et-vient dans l’air.

— Efface-la.

Cette fois-ci, il comprit. Elle vit une lueur passer dans ses yeux. Il tendit le moignon rose vers elle. Il était d’un rose parfait — sans une souillure de graphite. Il la fixa, les sourcils arqués, comme pour demander si elle était sûre.

Elle hocha la tête.

Patrick posa la gomme sur le point noir sur la feuille et se mit à gommer, d’abord avec précaution. Puis, voyant ce qui se produisait, il s’affaira avec plus d’entrain.

14

Elle ressentit la même sensation de fourmillement, à la différence près que, lorsqu’il dessinait, elle parcourait tout son corps. Cette fois-ci, elle était localisée en un point précis, à droite de sa bouche. Quand Patrick se mit à gommer avec plus d’énergie, le fourmillement se transforma en monstrueuse démangeaison. Elle dut enfoncer les mains profondément dans la poussière pour s’empêcher de les porter à son visage et de gratter sauvagement, quitte à se déchirer la joue et à inonder les alentours de sang bouillonnant.

Encore quelques secondes et c’est fini, forcément, il fautque ça s’arrête, oh mon Dieu je Vous en supplie FAITES QUE ÇA S’ARRÊTE…

Pendant ce temps, Patrick semblait avoir complètement oublié la jeune femme. Les cheveux pendant de part et d’autre du visage et le cachant en grande partie, il contemplait son dessin, totalement absorbé par son nouveau jouet tellement merveilleux. Il effaçait délicatement… puis un peu plus fort (la démangeaison s’intensifiait nettement), puis à nouveau doucement. Susannah eut envie de hurler. Tout à coup, la démangeaison était partout. Elle lui brûlait le front, galopait sur les globes humides de ses yeux comme deux nuages jumeaux de moucherons, elle frissonnait sur ses tétons, les durcissant instantanément.

Je vais hurler, je ne peux pas m’en empêcher, il faut que je hurle…

Elle venait d’inspirer pour pousser un cri sauvage lorsque, subitement, la démangeaison cessa. La douleur avait disparu, elle aussi. Elle leva la main en direction de sa joue, puis hésita.

Je n’ose pas.

Tu fe’ais mieux d’oser, ma fille ! lança Detta avec indignation. Ap’ès tout c’que t’as encaissé — tout c’qu’on a encaissé — i’doit bien t’ester assez de moelle pour toucher ton p’op’e visage, espèce de ga’ce !

Elle posa les doigts sur la peau. La peau lisse. Cette plaie qui l’avait tant tourmentée depuis Tonnefoudre avait maintenant disparu. Et elle savait qu’en se regardant dans un miroir ou une flaque d’eau immobile, elle ne verrait même pas trace d’une quelconque cicatrice.

15

Patrick travailla encore un peu — d’abord avec la gomme, puis avec le crayon, puis à nouveau avec la gomme — mais Susannah ne ressentit aucune démangeaison, pas même le plus léger fourmillement. C’était comme si, passé un certain point critique, les sensations disparaissaient tout bonnement. Elle se demanda quel âge pouvait avoir Patrick quand Dandelo avait décapité tous les crayons, quatre ans ? Six ans ? Jeune, en tout cas. Elle était certaine que ce regard d’étonnement qu’il avait porté sur la gomme n’était pas feint ; pourtant, dès qu’il en eut une en main, il s’en servit très vite comme un vieux professionnel.

Peut-être que c’est comme le vélo, se dit-elle. Une fois qu’on a appris, on n’oublie jamais complètement.

Elle se montra aussi patiente que possible ; au bout de cinq minutes interminables, sa patience fut récompensée. Le sourire aux lèvres, Patrick retourna la feuille et lui montra le dessin. Il avait complètement effacé la plaie et estompé la zone alentour, de sorte que la peau était parfaitement uniforme. Il avait pris soin de bien nettoyer tous les petits dépôts de caoutchouc.

— Très joli, dit-elle — mais c’était plutôt merdique, comme compliment à un génie, pas vrai ?

Aussi se pencha-t-elle en avant, passa-t-elle les bras autour du garçon, puis l’embrassa-t-elle fermement sur la bouche.

— Patrick, c’est magnifique.

Le rouge lui monta si vite et si fort aux joues qu’elle en fut d’abord un peu alarmée, se demandant s’il n’était pas en train de faire une attaque, en dépit de son jeune âge. Mais il avait le sourire en lui tendant le bloc d’une main, et en lui faisant signe de l’autre de déchirer la feuille, à grand renfort de moulinets. Il voulait qu’elle la prenne. Il voulait qu’elle l’ait près d’elle.

Susannah détacha le dessin avec beaucoup de précautions, se demandant dans un recoin sombre de son esprit ce qui arriverait si elle le déchirait — si elle se déchirait — en plein milieu. Elle remarqua alors qu’il n’y avait sur son visage à lui ni étonnement, ni surprise, ni peur. Il n’avait pu que voir ce furoncle près de sa bouche, car cette saleté lui avait mangé la moitié du visage depuis qu’il la connaissait, et qu’il l’avait dessinée avec une précision quasi photographique. À présent elle avait disparu — ce que lui avaient révélé ses doigts inquisiteurs — pourtant Patrick ne montrait aucune émotion, du moins concernant ce détail. La conclusion à en tirer lui parut limpide. En l’effaçant de son dessin, il l’avait aussi effacée de son esprit et de son souvenir.

— Patrick ?

Il la regarda en souriant. Heureux de la voir heureuse. Et Susannah était en effet très heureuse. Le fait qu’elle fût aussi morte de peur n’y changeait absolument rien.

— Tu voudrais bien me dessiner autre chose ?

Il fit oui de la tête. Il écrivit quelque chose sur son bloc, et le tourna vers elle afin qu’elle le vît.

?

Elle considéra le point d’interrogation pendant un instant, puis leva les yeux vers lui. Le vit qui serrait la gomme, son nouveau jouet tellement merveilleux, qu’il la serrait même très fort.

— Je voudrais que tu me dessines quelque chose qui n’est pas là.

Il pencha la tête de côté d’un air interrogateur. Elle sourit légèrement, en dépit du martèlement assourdissant de son cœur dans sa poitrine — Ote faisait parfois cette tête-là, quand il n’était pas certain à cent pour cent de ce qu’elle voulait.

— Ne t’inquiète pas, je vais t’expliquer.

Et c’est ce qu’elle fit, avec beaucoup de soin. Patrick écoutait. À un moment, Roland entendit la voix de Susannah et se réveilla. Il s’approcha d’elle dans la lumière rouge diffuse des braises de leur feu de camp. Au bout de quelques secondes, il regarda ailleurs, avant de tourner la tête vers elle en un éclair, les yeux écarquillés. Jusqu’à cet instant, elle n’était pas certaine que Roland se rendrait compte qu’il manquait quelque chose. Elle se disait que la magie de Patrick avait peut-être le pouvoir de l’effacer de la mémoire du Pistolero, également.

— Susannah, ton visage ! Qu’est-ce qui est arrivé à ton…

— Chut, Roland, si tu m’aimes.

Le Pistolero se tut. Susannah dirigea de nouveau son attention vers Patrick et se remit à lui parler, doucement mais avec une certaine urgence dans la voix. Patrick écoutait, et elle vit la lueur de la compréhension gagner lentement son regard.

Roland remit du bois dans le feu sans qu’on ait à le lui demander, et bientôt les flammes s’élevèrent de nouveau gaiement sous l’éclat des étoiles.

Patrick écrivit une question, la disposant artistiquement à gauche du point d’interrogation qui l’attendait.

Grande comment ?

Susannah prit Roland par le coude et le positionna en face de Patrick. Le Pistolero mesurait environ un mètre quatre-vingt-cinq. Elle lui fit signe de la prendre dans ses bras, puis mit la main une dizaine de centimètres au-dessus de la tête du Pistolero. Patrick hocha la tête en souriant.

— Et fais attention à ce qu’il faut mettre dessus, dit-elle en prenant une branche sur la petite pile de brindilles près du feu. Elle la brisa sur son genou, afin de faire une pointe. Elle se rappelait les symboles, mais il vaudrait mieux qu’elle n’y repense pas trop. Elle sentait qu’il fallait les reproduire à la perfection ou bien la porte qu’elle voulait lui faire dessiner s’ouvrirait sur un lieu où elle ne souhaitait pas aller, ou bien ne s’ouvrirait pas du tout. Ainsi, une fois qu’elle avait commencé à dessiner dans le mélange de poussière et de cendres, elle le fit avec autant de célérité que Patrick lui-même, ne prenant pas le temps de revenir en arrière sur aucun des symboles. Car si elle regardait en arrière, elle n’en vérifierait pas un, mais tous, et elle verrait un détail qui cloche, et l’incertitude s’installerait en elle comme une épidémie. Detta — Detta l’effrontée, jurant comme un charretier, qui s’était transformée en sauveur en maintes occasions — pouvait très bien passer devant et prendre les rênes, et terminer pour elle, mais elle ne pouvait compter là-dessus. Au plus profond de son cœur, elle ne faisait toujours pas entièrement confiance à Detta, elle la soupçonnait encore vaguement de vouloir tout envoyer en l’air au moment crucial, par simple goût de la noirceur, pour le seul plaisir de détruire, purement et simplement. Elle ne se fiait pas complètement non plus à Roland, qui voudrait peut-être la garder près de lui pour des raisons qu’il ne comprenait pas bien lui-même.

Aussi dessina-t-elle le plus rapidement possible dans la poussière et les cendres, sans regarder en arrière, et voici les symboles qui jaillirent sous la pointe bondissante de son crayon improvisé :

— Dérobée, décrypta Roland dans un souffle. Susannah, qu’est-ce que… comment…

— Chut, répéta-t-elle.

Patrick se pencha sur son bloc et se mit à dessiner.

16

Elle regarda autour d’elle, cherchant la porte des yeux, mais le cercle de lumière diffusé par le feu était trop resserré, même après que Roland eut remis du bois dans les flammes. Dérisoire face à l’immensité de la prairie plongée dans la pénombre, du moins. Elle ne vit rien. En se tournant vers Roland, elle lut la question muette dans son regard ; aussi, tandis que Patrick continuait de travailler, elle lui montra le dessin que le jeune homme avait fait d’elle. Elle lui indiqua l’ancien emplacement de la plaie. En rapprochant la feuille de son visage, Roland vit enfin les coups de gomme. Patrick avait camouflé l’artifice avec une habileté hors du commun, et Roland ne l’avait décelé qu’au prix d’une observation très précise. C’était comme chercher une piste après plusieurs jours de pluie.

— Pas étonnant que le vieux lui ait retiré ses gommes, dit-il en rendant le dessin à Susannah.

— C’est aussi ce que je me suis dit.

De là, elle n’avait eu aucun mal à franchir le dernier pas de l’intuition : si Patrick pouvait (dans ce monde, du moins) dé-créer les choses en les effaçant, il était peut-être en mesure de les créer en les dessinant. Lorsqu’elle mentionna le troupeau de bannocks qui leur avait paru plus près, Roland se frotta le front comme un homme pris d’une mauvaise migraine.

— J’aurais dû m’en rendre compte. J’aurais dû comprendre ce que ça signifiait, aussi. Susannah, je me fais vieux.

Elle ignora sa dernière réplique — ce n’était pas la première fois qu’elle l’entendait — et lui raconta ses rêves avec Eddie et Jake, en n’oubliant pas de mentionner les marques de produits sur leurs vêtements, les chorales de chanteurs, le chocolat chaud offert par Eddie, et la panique croissante qu’elle avait lue dans leurs yeux au fil des nuits, à mesure que son incompréhension grandissait et qu’elle ne voyait pas ce que le rêve était censé lui montrer.

— Pourquoi ne m’as-tu pas parlé plus tôt de ces rêves ? lui demanda Roland. Pourquoi n’as-tu pas fait appel à moi, pour t’aider à les interpréter ?

Elle le regarda sans ciller, se confirmant intérieurement qu’elle avait bien fait de ne pas lui demander son aide. Oui — peu importe si ça devait lui faire mal.

— Tu en as déjà perdu deux. Tu as tellement hâte de me perdre, moi aussi ?

Il rougit violemment. Même à la faible lueur du feu, sa réaction n’échappa pas à la jeune femme.

— Tu parles mal de moi, Susannah, et tu as pensé bien pire encore.

— Peut-être, acquiesça-t-elle. Si tel est le cas, j’en suis désolée. Je n’étais pas sûre de ce que je voulais moi-même. Une partie de moi veut voir la Tour, tu sais. Une partie de moi le veut plus que tout. Et même si Patrick peut dessiner la Porte Dérobée et l’appeler à la vie, et même si je peux l’ouvrir, ce n’est pas sur le monde réel qu’elle donne. C’est ce que veulent dire les noms sur leurs pulls, j’en suis certaine.

— Tu ne dois pas penser ainsi, dit le Pistolero. Le réel est rarement tout blanc ou tout noir, selon moi, c’est rarement une histoire d’être ou ne pas être.

Patrick émit une sorte de mugissement et ils tournèrent tous deux la tête. Il tenait son bloc en hauteur, tourné vers eux afin qu’ils voient ce qu’il avait dessiné. C’était une représentation parfaite de la Porte Dérobée, comme le constata Susannah. L’ARTISTE était inscrit au-dessus, et le bouton était de métal brillant tout simple — pas d’ornement en forme de crayons croisés — mais ça correspondait. Elle n’avait pas pris la peine de lui préciser ces détails, qui n’étaient destinés qu’à son bénéfice et à sa compréhension à elle.

Ils ont tout fait pour me dessiner une carte, se dit-elle. Elle se demanda aussi pourquoi tout devait absolument être aussi difficile, aussi

(Tradéridéra)

mystérieux et elle sut que c’était une question à laquelle elle ne trouverait jamais de réponse satisfaisante… à part peut-être admettre que c’était là le lot de la condition humaine, n’est-ce pas ? Les réponses qui comptaient vraiment ne venaient jamais facilement.

Patrick émit de nouveau un de ses bruits de klaxon. Cette fois, l’intonation était clairement interrogative. Elle se rendit soudain compte que ce pauvre enfant était presque mort d’angoisse, et quoi de plus naturel ? Il venait d’effectuer sa première commande, et désirait connaître la sanction de son patrono d’arte.

— C’est parfait, Patrick — Splendide.

— Oui, acquiesça Roland en prenant le bloc.

La porte lui paraissait totalement identique à celles qu’il avait trouvées alors qu’il errait sur la plage, au bord de la Mer Occidentale, secoué par la fièvre et mourant, après la morsure fatale et empoisonnée des homarstruosités. On aurait dit que cette pauvre créature sans langue était allée rechercher dans sa tête une image précise de cette porte — une fauteur-graffie.

Pendant ce temps, Susannah regardait désespérément autour d’elle. Et alors qu’elle s’aventurait sur les mains en dehors du périmètre éclairé par le feu, Roland dut la rappeler d’un ton cassant, et lui répéter que Mordred pouvait être à peu près n’importe où dans les parages, et que la pénombre était l’amie de Mordred.

Malgré sa grande impatience, elle battit en retraite et revint à la lumière du feu ; elle ne se rappelait que trop bien ce qui était arrivé à la mère porteuse de Mordred, et avec quelle rapidité c’était arrivé. Pourtant reculer lui coûta, la fit souffrir presque physiquement. Roland lui expliqua qu’il espérait apercevoir la Tour Sombre vers la fin du jour qui se lèverait bientôt. Si elle se trouvait toujours à ses côtés, si elle la voyait à ses côtés, elle pensait que le pouvoir de la Tour serait trop fort pour elle et qu’elle ne pourrait le supporter. Son glam. À présent, si elle avait le choix entre la porte et la Tour, elle savait qu’elle pouvait encore choisir la porte. Mais à mesure qu’ils s’en approchaient et que le pouvoir de la Tour se faisait plus prégnant, son pouls plus profond et plus envoûtant dans l’esprit de Susannah, le chant des voix de plus en plus doux, le choix de la porte se révélerait plus difficile.

— Je ne la vois pas, dit-elle, du désespoir dans la voix. Peut-être que je me suis trompée. Peut-être que cette fichue porte n’existe pas. Oh, Roland…

— Je ne pense pas que tu te sois trompée.

Il parlait avec une réticence évidente, comme un homme qui a un travail à faire, ou une dette à acquitter. Et il avait une dette envers cette femme, il le savait, car ne l’avait-il pas tout bonnement attrapée par la peau du cou et hissée de force dans ce monde, où elle avait appris l’art de tuer, où elle était tombée amoureuse, puis avait perdu tout ce qu’elle aimait, pour se retrouver en deuil ? Ne l’avait-il pas kidnappée, prise en otage et livrée au chagrin qui était le sien aujourd’hui ? S’il pouvait s’acquitter de cette dette, il avait l’obligation de le faire. Son désir de la garder auprès de lui — et au risque de sa vie à elle — était de l’égoïsme à l’état pur, indigne de son apprentissage.

Plus important encore, c’était indigne de l’amour et du respect qu’il était venu à ressentir pour elle. Et ce qui restait de son cœur se brisa lorsqu’il songea aux adieux, à l’au revoir au dernier membre de cet étrange et merveilleux ka-tet, mais si c’était là ce qu’elle souhaitait, ce dont elle avait besoin, alors il devait le faire. Et il pensait pouvoir le faire, car il avait remarqué dans le dessin du jeune homme un détail qui avait échappé à Susannah. Non pas un détail présent ; un détail manquant.

— Regarde, veux-tu ? dit-il d’une voix douce, en lui montrant le dessin. Vois-tu combien il a essayé de te faire plaisir, Susannah ?

— Oui ! s’exclama-t-elle. Oui, bien sûr que je le vois, mais…

— Il lui a fallu dix minutes pour le réaliser, je dirais, alors que la plupart de ses dessins ne lui en prennent que trois ou quatre, même les meilleurs d’entre eux. Ne crois-tu pas ?

— Je ne te comprends pas ! hurla-t-elle presque.

Patrick attira Ote contre lui et enroula un bras autour du bafouilleux, sans quitter des yeux Susannah et Roland, l’air surpris et malheureux.

— Il a travaillé tellement dur pour te donner ce que tu veux qu’il n’y a que la Porte. Elle tient toute seule, au milieu de la feuille. Elle n’a pas de… pas de…

Il chercha le mot juste. Le fantôme de Vannay vint le lui murmurer sèchement à l’oreille.

— Elle n’a pas de contexte !

Pendant quelques secondes, Susannah eut toujours l’air aussi perplexe, puis une lueur de compréhension lui éclaira progressivement le regard. Roland n’attendit pas. Il posa simplement sa main gauche valide sur l’épaule de Patrick et lui dit de placer la porte derrière la voiturette électrique de Susannah, qu’elle s’était mise à appeler Ho Fat III.

Patrick se trouva ravi de pouvoir rendre service. Pour commencer, placer Ho Fat III devant la porte lui donnait une bonne raison d’utiliser sa gomme. Il travailla beaucoup plus rapidement, cette fois-ci — presque négligemment, aurait pu dire un observateur —, pourtant le Pistolero, assis juste à côté de lui, n’eut pas le sentiment que Patrick laissait passer le moindre détail, dans sa représentation de la voiturette. Il termina par la roue avant, et peaufina même un reflet du feu sur l’enjoliveur. Puis il posa son crayon et à cet instant précis il y eut comme une turbulence, dans l’air. Roland sentit le souffle lui écraser le visage. Les flammes du feu de camp, qui brûlaient bien droit dans les ténèbres immobiles, se penchèrent brièvement de côté. Puis la sensation s’évanouit. Les flammes se redressèrent. Et, à moins de trois mètres du feu, derrière la voiturette électrique, se dressait une porte que Roland avait aperçue pour la dernière fois à Calla Bryn Sturgis, dans la Grotte des Voix.

17

Susannah attendit l’aube, passant d’abord le temps en préparant son gunna, puis le laissant de nouveau de côté — de quelle utilité pourraient lui être ses quelques effets (sans parler du petit sac de peau dans lequel ils étaient entassés), à New York ? Les gens se moqueraient d’elle. Ils se moqueraient de toute façon, sans doute… ou bien ils pousseraient un hurlement avant de s’enfuir en courant, à sa simple vue. La Susannah Dean qui apparaîtrait soudain en plein Central Park n’aurait pas l’air pour la plupart des gens d’une jeune étudiante ou de l’héritière d’une fortune colossale ; elle n’aurait pas même l’air de Sheena, Reine de la Jungle, grand pardon. Non, pour les habitants civilisés de la grande ville, elle ressemblerait sans doute à un monstre de foire échappé de sa cage. Et une fois qu’elle serait passée à travers cette porte-ci, pourrait-elle revenir en arrière ? Jamais. Jamais de la vie.

Aussi repoussa-t-elle son gunna et se contenta-t-elle d’attendre. Lorsque l’aube fit fuser les premiers rayons de lumière blanche à l’horizon, elle appela Patrick auprès d’elle et lui demanda s’il voulait l’accompagner. Retourner dans le monde d’où tu viens, ou dans un monde qui lui ressemble beaucoup, lui dit-elle, bien qu’elle sût qu’il ne se rappelait pas du tout ce monde-là — ou bien on l’en avait retiré très jeune, ou bien le traumatisme de l’enlèvement l’avait effacé de sa mémoire.

Patrick la considéra attentivement, puis Roland, qui s’était accroupi sur les talons, et le regardait également.

— Tu choisis, fiston, dit le Pistolero. Dans les deux mondes, tu pourras dessiner, je dis vrai. Mais là où elle va, il y aura plus de spectateurs pour l’apprécier.

Il veut qu’il reste, se dit-elle, et elle en ressentit de la colère. Puis le Pistolero la regarda elle, et eut un minuscule hochement de tête. Elle n’en était pas sûre, mais elle pensait qu’il signifiait…

Non, elle ne pensait pas seulement. Elle savait ce que ça signifiait. Roland voulait qu’elle sache qu’il dissimulait ses vraies pensées à Patrick. Ses désirs. Et même si elle avait déjà vu le Pistolero mentir (l’exemple le plus spectaculaire avait été son discours sur la Pelouse de Calla Bryn Sturgis, juste avant l’attaque des Loups), elle ne l’avait jamais vu lui mentir, à elle. À Detta, peut-être, mais pas à elle, ou à Eddie. Ou à Jake. Il y avait eu des jours où il ne leur avait pas dit tout ce qu’il savait, mais un vrai mensonge… ? Non. Ils formaient un ka-tet, et Roland avait respecté les règles. Il fallait rendre au diable ce qui était au diable.

Patrick se saisit soudain de son bloc et se mit à écrire à toute vitesse, sur une feuille propre. Puis il leur montra le message :

Je reste. Peur d’aller quelque part inconnu.

Et comme pour mettre l’accent sur ce qu’il pensait, il ouvrit la bouche et pointa le doigt vers sa langue manquante.

Vit-elle du soulagement dans l’expression de Roland ? Si oui, elle le détesta pour ça.

— D’accord, Patrick, dit-elle en veillant à ne pas laisser ses sentiments transparaître dans sa voix.

Elle réussit même à se pencher vers lui et à lui tapoter la main.

— Je comprends ce que tu ressens. Et même s’il est vrai que les gens peuvent se montrer cruels… cruels et méchants… il y a aussi beaucoup de gentils. Écoute-moi, veux-tu ? Je ne partirai pas avant l’aube. Si tu changes d’avis, mon offre tient toujours.

Il hocha vivement la tête. T’op content que j’insiste pas t’op pour’l’fai’e changer d’avis, marmonna Detta dans sa tête, sur le ton de la colère. Et l’bon vieux Blanc, l’est t’op content, lui aussi !

La ferme, lui répliqua Susannah et, ô surprise, Detta se tut.

18

Mais alors que le jour s’éclairait (révélant à leurs yeux un troupeau moyen de bannocks en train de paître à moins de trois kilomètres de là), elle laissa Detta revenir dans son esprit. Mieux : elle laissa Detta aux commandes. C’était plus facile ainsi, moins douloureux. C’est Detta qui fit une dernière fois le tour du campement, prenant pour elles deux de ses dernières inspirations dans ce monde, et liquidant les souvenirs. C’est Detta qui s’approcha de la porte, en inspectant les deux côtés en se balançant sur les paumes durcies de ses mains, pour mesurer le néant de l’autre côté. Patrick et Roland marchèrent près d’elle l’encadrant. En constatant que la porte avait disparu, Patrick poussa un mugissement de surprise. Roland ne dit rien. Ote s’avança jusqu’à l’emplacement de la porte, renifla l’air… et la traversa, si on se plaçait de l’autre côté. Si on était là-bas, se dit Detta, on l’ve’ait passer comme dans un tou’de magie.

Elle retourna auprès du Ho Fat III, sur lequel elle avait décidé de passer cette porte. En supposant qu’elle s’ouvrirait, bien entendu. Tout ça se révélerait une bonne blague, si ça devait ne pas marcher. Roland fit mine de l’aider à grimper sur le siège ; elle le repoussa d’un geste brusque et s’y hissa par ses propres moyens. Elle appuya sur le bouton rouge situé à côté du volant, et le moteur électrique démarra dans un léger bourdonnement. L’aiguille du cadran des gaz se balançait toujours dans la zone verte. Elle pressa l’accélérateur sur la poignée de droite et avança lentement jusqu’à la porte estampillée des symboles signifiant DÉROBÉE. Elle s’arrêta juste devant, le museau de la voiturette touchant presque le panneau de bois.

Elle se tourna vers le Pistolero avec un semblant de sourire vissé sur les lèvres.

— Ben voilà, Roland — maint’nant j’vais t’di’e au’evoi’. Que tes jou’nées soient longues et tes nuits plaisantes. J’te souhaite de t’ouver ta foutue Tou’, et…

— Non, dit-il simplement.

Elle le regarda, Detta le regarda, de ses yeux furibonds et riants à la fois. Le défiant de transformer ces adieux en quelque chose qu’elle ne souhaitait pas. Le défiant de la dissuader de partir, maintenant qu’elle était sur le départ. Allez, p’tit Blanc, mont’-nous un peu c’que tu sais fai’e.

— Quoi ? Qu’est-ce qui t’chag’ine, mon g’and ?

— Je ne te dirai pas au revoir de cette manière, pas après tout ce temps, dit-il.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Mais « à la Detta », ce mélange de colère et de provocation burlesque : Qu’es’-tu veux di’e ?

— Tu le sais.

Elle secoua la tête d’un air de défi. Nan.

— Pour commencer, dit-il en prenant doucement dans sa main droite mutilée celle calleuse et durcie de la jeune femme, il y a quelqu’un d’autre à qui il faut donner le choix de partir ou de rester, et je ne parle pas de Patrick.

D’abord elle ne comprit pas. Puis son regard se posa sur une certaine paire d’yeux cerclés d’or, sur une certaine paire d’oreilles dressées, et alors elle comprit. Elle avait oublié Ote.

— Si c’est Detta qui lui pose la question, il restera sûrement, parce qu’elle n’a jamais vraiment été à son goût. Si c’est Susannah qui lui pose la question… alors, je ne sais pas.

Et en un clin d’œil, Detta disparut. Elle reviendrait — Susannah comprenait à présent qu’elle ne serait jamais totalement libérée de Detta Walker, et c’était une bonne chose, car elle ne désirait plus l’être — mais pour l’instant, elle s’était retirée.

— Ote ? appela-t-elle d’une voix douce. Tu veux venir avec moi, trésor ? Peut-être qu’on retrouvera Jake. Pas tout à fait le même Jake, mais quand même…

Ote, qui n’avait pratiquement pas bronché au cours de leur périple dans les Malterres, dans les Terres Blanches d’Empathica et dans la vaste prairie, prit la parole.

— Ake ? dit-il.

Mais sur un ton dubitatif, comme s’il se rappelait à peine, et le cœur de Susannah se brisa. Elle s’était promis de ne pas pleurer, et Detta s’était juré qu’elle ne pleurerait pas, mais Detta était partie et les larmes étaient revenues.

Jake, répéta-t-elle. Tu te rappelles Jake, mon chou, je sais que oui. Jake et Eddie.

— Ake ? Ed ?

Avec un peu plus d’assurance, cette fois-ci. Il se rappelait.

— Viens avec moi, le pressa-t-elle, et Ote s’approcha d’un pas vif, comme prêt à sauter sur le siège à côté d’elle.

Puis, sans la moindre idée de la raison pour laquelle elle disait une chose pareille, Susannah entendit sa propre voix prononcer :

— Il existe d’autres mondes que ceux-ci.

En entendant ces mots, Ote s’arrêta net. Il s’assit. Puis il se releva, et elle eut un instant d’espoir ; peut-être pouvait-il rester un petit ka-tet, un dan-tete-tet, dans une version quelconque de New York, où les gens conduisaient des Takuro Spirit et prenaient des photos d’autres gens en train de boire du Nozz-A-La, avec leurs appareils photo Shinnaro.

Mais Ote retourna en trottinant auprès du Pistolero et s’assit à côté d’une de ses bottes éculées. Elles avaient beaucoup marché, ces bottes, et loin. Des kilomètres et des roues. Mais à présent elles avaient presque terminé leur route.

— Olan, fit Ote, et la détermination qu’elle entendit dans son étrange petite voix fut comme un coup de poignard en plein cœur.

Elle se tourna pleine d’amertume vers le vieil homme avec son feu de fer sur la hanche.

— Voilà, lança-t-elle. Tu as ton propre glam, n’est-ce pas ? Depuis toujours. Tu as conduit Eddie à la mort, et Jake aussi, deux fois, même. Maintenant Patrick, et même le bafouilleux. Tu es heureux ?

— Non, dit-il, et elle vit qu’il était sincère.

Elle se dit qu’elle n’avait jamais vu une telle tristesse et une telle solitude sur un visage humain.

— Je n’ai jamais été aussi malheureux, Susannah de New York. Veux-tu bien changer d’avis, et rester ? Veux-tu bien parcourir le dernier petit morceau de chemin avec moi ? Voilà qui me rendrait heureux.

L’espace d’une seconde de folie, elle se dit qu’elle le voulait. Qu’elle allait tout simplement faire reculer sa petite voiturette électrique et s’éloigner de cette porte — un geste unilatéral, qui n’engageait à rien — et qu’elle le suivrait jusqu’à la Tour Sombre. Il suffirait d’une journée. En milieu d’après-midi, ils établiraient leur campement, pour arriver le lendemain au coucher du soleil, comme il le souhaitait.

Puis elle se remémora le rêve. Le chœur des voix. Le jeune homme lui tendant une tasse de chocolat chaud — le parfait chocolat, mit schlag.

— Non, dit-elle d’une voix douce. Je vais saisir ma chance. Je m’en vais.

Elle crut d’abord qu’il allait lui faciliter la tâche, se contenter d’acquiescer et la laisser partir. Et soudain sa colère — non, son désespoir — éclata en un cri de douleur.

— Mais tu ne peux pas être sûre ! Susannah, et si ce rêve était lui-même une ruse, un glam ? Et si toutes les choses que tu vois, même quand la porte est ouverte, si tout ça n’était que ruses et glams ? Et si tu te précipites tout droit dans les ténèbres vaadasch ?

— Alors j’illuminerai les ténèbres des souvenirs de ceux que j’aime.

— Et ça pourrait marcher, dit-il, la voix vibrant d’une amertume qu’elle ne lui avait jamais entendue. Pour les dix, vingt… ou même cent ans à venir. Et ensuite ? Que feras-tu, pendant le reste de l’éternité ? Pense à Ote ! Tu crois vraiment qu’il a oublié Jake ? Jamais ! Jamais ! Jamais de la vie ! Jamais de la vie ! Il sent bien que quelque chose ne va pas ! Susannah, n’y va pas. Je t’en supplie. Je veux bien te le demander à genoux, si ça peut aider.

Et, à la grande horreur de Susannah, c’est exactement ce qu’il fit.

— Ça n’aidera pas, dit-elle. Et si ça doit être la dernière vision que j’emporterai de toi — mon cœur me dit que oui — alors je ne veux pas que tu sois à genoux. Tu n’es pas un homme à genoux, Roland, fils de Steven, tu ne l’as jamais été, et je ne veux pas me souvenir de toi dans cette posture. Je veux te voir sur tes pieds, comme tu l’étais à Calla Bryn Sturgis. Comme tu l’étais avec tes amis, à Jéricho Hill.

Il se releva et s’approcha d’elle. Elle crut un instant qu’il essaierait de la retenir par la force, et elle eut peur. Mais il posa seulement la main sur son bras pendant un moment, puis la retira.

— Je te repose la question, Susannah. Es-tu sûre ?

Elle sonda son cœur et constata qu’elle l’était. Elle mesurait les risques, mais oui — elle l’était. Et pourquoi ? Parce que la voie de Roland était la voie du fusil. La voie de Roland, c’était la mort pour ceux qui chevauchaient ou cheminaient à ses côtés, il l’avait prouvé maintes et maintes fois, depuis les tout premiers jours de sa quête — non, avant, même, depuis qu’il avait surpris Hax le cuisinier en train de fomenter un complot et qu’il avait précipité sa mort, au bout d’une corde. C’était toujours pour le bien (pour ce qu’il appelait le Blanc), elle n’en doutait pas, mais Eddie n’en reposait pas moins dans sa tombe dans un monde, et Jake dans la sienne, dans un autre. Elle n’avait pas d’illusions sur le fait que le même sort attendait Ote, et ce pauvre Patrick.

Et leur mort ne se ferait pas attendre bien longtemps.

— Je suis sûre, répondit-elle.

— Très bien. Me donneras-tu un baiser ?

Elle le prit par le bras et l’attira à elle. Elle posa ses lèvres sur celles de Roland. Lorsqu’elle inspira, ce fut le souffle de mille ans, et de dix mille lieues. Et oui, elle sentit le goût de la mort.

Mais pas pour toi, Pistolero, se dit-elle. Pour d’autres, mais jamais pour toi. Que j’échappe à ton glam, et que tout aille bien pour moi.

C’est elle qui brisa leur baiser.

— Peux-tu ouvrir la porte pour moi ? demanda-t-elle.

Roland s’en approcha, saisit le bouton, lequel tourna sans difficulté entre ses doigts.

De l’air froid s’engouffra, en une rafale assez puissante pour faire voler les longs cheveux de Patrick en arrière, et quelques flocons de neige se glissèrent de leur côté. Sous une fine couche de gel, elle apercevait de l’herbe encore verte, ainsi qu’une allée, et une rambarde en fer forgé. Des voix chantaient What Child Is This, exactement comme dans son rêve.

Ce pouvait être Central Park. Oui, c’était possible. Le Central Park d’un autre monde situé autour de l’axe, peut-être, pas celui d’où elle venait, mais assez proche pour qu’avec le temps elle ne voie plus la différence.

Ou peut-être n’était-ce qu’un glam, comme il disait.

Peut-être étaient-ce les ténèbres vaadasch.

— C’est peut-être une ruse, dit-il, lisant certainement dans ses pensées.

La vie même est une ruse, et l’amour, un glam, répondit-elle. Peut-être nous reverrons-nous, dans la clairière au bout du sentier.

— Si tu dis ainsi, qu’il en soit ainsi, dit-il.

Il tendit une jambe, planta le talon éculé de sa botte dans le sol, et s’inclina devant elle. Ote se mit à sangloter, mais resta fermement assis au pied gauche du Pistolero.

— Au revoir, mon amie.

— Au revoir, Roland.

Puis elle se retourna pour faire face à la porte, inspira profondément, et appuya sur l’accélérateur de la petite voiture. L’engin glissa doucement vers l’avant.

Attends ! s’écria Roland, mais elle ne se retourna pas, et ne jeta pas un regard en arrière, vers lui.

Susannah traversa la porte. Elle claqua instantanément derrière elle dans un bruit sec et définitif qu’il ne connaissait que trop bien, dont il rêvait depuis sa longue déambulation fiévreuse sur les bords de la Mer Occidentale. Le chant avait disparu et il n’entendait plus que le gémissement solitaire du vent dans la prairie.

Roland de Gilead s’assit devant la porte, qui déjà avait repris un air fatigué et insignifiant. Plus jamais elle ne s’ouvrirait. Il plongea la tête dans ses mains. Il lui vint à l’esprit que, s’il ne les avait jamais aimés, il ne se sentirait pas aussi désespérément seul. Cependant, parmi ses nombreux regrets, il ne mettait pas le réveil de son cœur, même en cet instant.

19

Plus tard — parce qu’il y a toujours un plus tard, n’est-ce pas ? — il prépara un petit déjeuner et se força à manger sa part. Patrick avala la sienne de bon cœur, puis se retira pour ses besoins, tandis que Roland remballait leurs affaires.

Il y avait une troisième assiette, et elle était toujours pleine.

— Ote ? fit Roland en poussant l’assiette vers le bafou-bafouilleux. Tu ne veux pas prendre au moins une petite bouchée ?

Ote considéra l’assiette, puis recula fermement de deux pas. Roland hocha la tête et jeta la nourriture intacte, l’éparpillant dans l’herbe. Peut-être Mordred passerait-il par là, et trouverait-il là de quoi faire son bonheur.

En milieu de matinée ils changèrent de décor, Roland tirant Ho Fat II et Patrick marchant à côté, la tête basse. Et bientôt le pouls de la Tour emplit de nouveau la tête du Pistolero. Très proche, à présent. Cette puissance sourde qui battait en lui écarta toute pensée de Susannah, et il en fut heureux. Il se livra corps et âme à la pulsation et la laissa éclipser toutes ses pensées et tout son chagrin.

Comme-à-commala, chantait la Tour Sombre, à présent cachée juste derrière l’horizon. Comme-à-commala, Pistolero te voilà.

Commala vienne Roland, la fin du voyage est bientôt là.

CHAPITRE 2 Mordred

1

Le dan-tete les observait, lorsque le gars à longs cheveux avec lequel ils cheminaient désormais avait attrapé Susannah par l’épaule pour lui montrer les hobs orange qui dansaient au loin. Mordred l’avait vue se retourner en un éclair, et dégainer l’un des gros revolvers du Papa Blanc. Pendant une seconde, les porte-loin qu’il avait trouvées dans la maison de La Ronde s’étaient mises à trembler dans la main de Mordred, tant il espérait que sa Maman Merlette descendrait l’Artiste. Comme elle aurait été dévorée de culpabilité ! La culpabilité, tranchante comme la lame émoussée d’un couperet, oui-là ! Il aurait même été possible que, anéantie par l’horreur de ce qu’elle venait de faire, elle ait retourné l’arme contre sa tempe et appuyé sur la détente une seconde fois, mettant ainsi fin à sa pitoyable existence. Ça lui ferait quel effet, au bon Vieux Papa Blanc, de se réveiller avec cette vision-là ?

Ah, les enfants, toujours en train de rêver.

Rien de tout ça ne s’était produit, bien sûr, mais il y avait eu encore bien plus à regarder. Il avait parfois du mal à voir. Car ce n’était pas seulement l’excitation qui faisait trembler les jumelles. Il était à présent chaudement vêtu, de plusieurs couches des vêtements d’hume de Dandelo, pourtant il avait toujours froid. Sauf quand il avait chaud, bien sûr. Et quel que fût le cas de figure, chaud ou froid, il tremblait comme un vieux bonhomme édenté posé au coin du feu. Cet état de fait s’était progressivement aggravé depuis qu’il avait quitté la maison de Joe Collins. La fièvre grondait dans ses os comme le blizzard. Mordred, i lovait plus faim (car Mordred avait perdu l’appétit), mais Mordred, lovait mal, l’était môlade, môlade, môlade.

En réalité, Mordred i l’ôvait même peur de mourir.

Néanmoins il observait le petit monde de Roland avec grand intérêt, et une fois que le feu fut reparti, il le vit même encore plus clairement. Il vit la porte venir au monde, bien qu’il ne pût déchiffrer les symboles écrits sur le bois. Il comprit que l’Artiste l’avait fait apparaître en la dessinant — quel talent divin que celui-là ! Mordred avait hâte de le manger, juste au cas où ce talent aurait été contagieux ! Il en doutait, on surestimait beaucoup la dimension spirituelle du cannibalisme, mais quel mal y avait-il à aller vérifier par soi-même ?

Il surveilla leur palabre. Il la vit, elle — et comprit également —, supplier l’Artiste et le Clébard, il vit ses jérémiades et ses atermoiements

(viens avec moi, que je ne sois pas seule, allez, sois sympa, soyez sympas, tous les deux, bou-hou)

et il se délecta de son chagrin et de sa rage, lorsque ses arguments furent rejetés aussi bien par le garçon que par la bête. Mordred se délecta de leur refus, même s’il savait que ça lui rendrait la tâche plus difficile (un peu plus difficile, du moins ; mais quel mal pouvaient réellement lui donner un jeune muet et un bafou-bafouilleux, une fois qu’il aurait changé de forme et lancé l’assaut ?). Pendant une seconde il avait craint que, dans sa colère, elle descende ce bon Vieux Papa Blanc avec son propre pistolet, et il ne voulait pas de ça. Le Vieux Papa Blanc, il était à lui. C’est la voix de la Tour Sombre qui le lui avait dit. Sûr qu’il était môlade, peut-être même en train de mourir, mais le Vieux Papa Blanc n’en restait pas moins son repas à lui, pas celui de Maman Merlette. Car enfin, elle laisserait la viande pourrir sans même en goûter une bouchée ! Mais elle n’avait pas tiré. Elle l’avait embrassé, à la place. Mordred n’avait pas voulu voir ça, ça lui donnait la nausée, et il avait préféré poser les jumelles. Il était étendu dans l’herbe, au milieu d’un petit bosquet d’aulnes, à trembler, entre chaud et froid, à essayer de ne pas vomir (il avait passé la veille à gerber et à chier, toute la journée, lui semblait-il, jusqu’à s’en faire mal aux muscles du ventre, à force d’envoyer la purée dans deux directions à la fois, et il ne lui sortait rien d’autre de la gorge que des filets de bave épais, et de son derrière que du jus marron et de longs pets rauques). Lorsqu’il avait repris les jumelles, c’était juste à temps pour voir l’arrière de la voiturette passer la porte et disparaître, emmenant Maman Merlette. Il y avait eu comme un tourbillon, autour. De la poussière, peut-être, pourtant il pensait plutôt à de la neige. Et il y avait des voix qui chantaient, aussi. Ce chant l’avait rendu presque aussi malade que de la voir embrasser le Vieux Papa Blanc Pistolero. Puis la porte avait claqué, le chant s’était tu et le Pistolero était resté assis à côté, le visage dans les mains, bou-hou, snif-snif. Le bafouilleux était venu le voir et avait posé sa longue truffe sur l’une des bottes du vieux, sans doute pour le réconforter. C’était trop mignon, c’était mignon à gerber. L’aube s’était levée, et Mordred avait somnolé un peu. Lorsqu’il s’était réveillé, c’était au son de la voix de Vieux Papa Blanc. Mordred avait trouvé une cachette sous le vent, et les paroles lui étaient parvenues clairement : « Ote ? Tu ne veux pas prendre au moins une petite bouchée ? » Mais le bafouilleux ne voulait pas, et le Pistolero avait éparpillé la nourriture qu’aurait dû manger le petit houken à fourrure. Plus tard, après qu’ils avaient changé de décor (le Vieux Papa Blanc tirant le chariot que leur avait fait le robot, avançant à pas lourds entre les ornières de la Route de la Tour, la tête basse et les épaules courbées), Mordred avait rampé jusqu’à leur campement. Il avait effectivement mangé une partie de la nourriture jetée par terre — elle ne pouvait pas être empoisonnée, si Roland avait l’intention de la faire boulotter au bafouilleux — mais il s’était arrêté au bout de trois ou quatre bouchées de viande, sachant que, s’il persévérait, ses boyaux renverraient tout dehors illico, par le nord et par le sud. Et ça ne devait pas arriver. Mais s’il ne se nourrissait pas d’une manière ou d’une autre, il serait trop faible pour les suivre. Et il fallait qu’il suive, qu’il reste tout près pendant encore un petit moment. Ce serait ce soir. C’était la seule solution, car demain Vieux Papa Blanc atteindrait la Tour Sombre, et alors il serait certainement trop tard. Son cœur le lui dictait. Mordred prit la Route de la Tour comme Roland l’avait fait, mais encore plus lentement. De temps à autre il se pliait en deux lorsque les crampes le prenaient par surprise et sa forme humaine se mettait à trembler, la noirceur pointait puis reculait sous sa peau, son lourd manteau se tendait et gonflait là où les autres pattes essayaient de surgir, puis le tissu retombait quand sa volonté triomphait et qu’il les faisait rentrer dans son abdomen, en grinçant des dents et en grognant sous l’effort. Une fois il chia au moins un litre de fluide brun dans son pantalon, et une autre fois il réussit à le baisser, mais peu lui importait où il se soulageait. Il n’avait pas été invité au Bal des Semailles, ha-ha ! Le carton avait dû se perdre en route, c’est sûr ! Plus tard, quand viendrait l’heure de l’assaut, il libérerait le petit Roi Rouge. Mais s’il le faisait maintenant, il était presque certain qu’il ne serait plus en mesure de se transformer. Il n’en aurait pas la force. Le métabolisme plus rapide de l’araignée décuplerait la maladie, comme une bourrasque violente transformant un feu de broussailles en brasier, engloutissait une forêt. Ce qui le tuait à petit feu le tuerait en un éclair. Aussi décida-t-il de se débattre, et dans l’après-midi, il commença à se sentir mieux. Le pouls de la Tour se faisait de plus en plus puissant, gagnant en force et en urgence. Il en allait de même avec la voix de son Papa Rouge, qui l’exhortait à approcher, qui l’exhortait à rester à portée de coups. Le Vieux Papa Blanc n’avait pas dormi plus de quatre heures par nuit depuis maintenant des semaines, car il montait la garde avec Maman Merlette, aujourd’hui disparue. Mais Maman Merlette n’avait pas eu à tirer ce chariot, elle, pas vrai ? Non, elle s’était juste fait porter dedans, son Altesse la Reine Merdeuse du Royaume de la Bouse ! Ben voyons ! Ce qui voulait dire que le Vieux Papa Blanc était bien fatigué, même avec le pouls de la Tour Sombre pour le requinquer et le tirer de l’avant. Ce soir le Vieux Papa Blanc devrait ou bien compter sur l’Artiste et le Clébard pour monter la garde en premier, ou bien décider de faire le tour du cadran tout seul. Mordred pensait pouvoir supporter une autre nuit de veille lui-même, du simple fait qu’il savait que ce serait la dernière. Il ramperait le plus près possible, comme il l’avait fait la nuit précédente. Il observerait leur campement avec les lunettes porte-loin du vieil homme-monstre. Et quand ils seraient tous endormis, il se transformerait pour la dernière fois et se jetterait sur eux. Hip-hip-hip-hourra c’est moi que v’là ! Le Vieux Papa Blanc ne se réveillerait peut-être même pas, mais Mordred espérait que si. À la toute fin. Juste à temps pour se rendre compte de ce qui lui arrivait. Juste à temps pour comprendre que son fils le précipitait au pays des morts quelques heures seulement avant qu’il atteigne sa précieuse Tour Sombre. Mordred serra les poings et regarda ses doigts virer au noir. Il sentit cette démangeaison terrible mais jouissive sur ses flancs, tandis que les pattes de l’araignée tentaient de percer la peau — non pas huit pattes, mais sept, grâce à cette espèce de vermine de Maman Merlette très méchante qui était à la fois en cloque et pas en cloque, et qu’elle aille pourrir en hurlant dans l’espace vaadasch pour toujours (ou du moins jusqu’à ce que l’un des Grandioses qui rampaient là-bas la trouve et lui règle son compte). Il combattait et encourageait sa métamorphose avec une égale férocité. Il finit par ne faire que la combattre, et la pulsion de se transformer s’évanouit. Il lâcha un pet de victoire, mais bien que long et nauséabond, celui-là fut silencieux. Son trou du cul était devenu un accordéon cassé qui ne pouvait plus faire de musique mais produisait seulement des soupirs. Ses doigts reprirent leur teinte normale d’un blanc rosé et la démangeaison sur ses flancs cessa. Il avait la tête qui tournait et la fièvre lui brouillait la vue. Ses bras fins (à peine plus que des brindilles) étaient secoués de frissons douloureux. La voix de son Papa Rouge résonnait, parfois puissante, parfois affaiblie, mais toujours présente : Viens à moi. Cours vers moi. Hâte donc ton doubleton de corps. Vienne commala, mon bon fils. Nous mettrons la Tour à bas, nous détruirons toute lumière, puis nous gouvernerons ensemble les ténèbres.

Viens à moi.

Viens.

2

À l’évidence, à eux trois, les trois rescapés (quatre, en se comptant lui-même), ils étaient sortis du cyclone du ka. Depuis que le Prim s’était retiré, on n’avait plus vu de créature comparable à Mordred Deschain, en partie hume et en partie issue de cette soupe riche et forte. Une créature de cet acabit ne pouvait avoir été créée par le ka pour subir une mort aussi insignifiante que celle qui la menaçait présentement : une fièvre fatale, résultat d’un empoisonnement.

Roland lui-même aurait pu lui dire que manger ce qu’il avait trouvé dans la neige près de la grange de Dandelo n’était pas une bonne idée. Robert Browning aussi aurait pu l’en avertir, d’ailleurs. Vicieuse ou pas, vrai cheval ou innommable mutant, Insolente était elle-même malade lorsque Roland avait mis fin à ses jours d’une balle dans la tête. Mais Mordred était sous sa forme araignée lorsqu’il était tombé sur le cadavre de ce qui du moins ressemblait à un cheval, et rien ou presque n’aurait pu l’empêcher de manger cette viande. Ce n’est qu’en reprenant forme humaine qu’il s’était demandé avec une pointe d’angoisse comment il avait pu y avoir autant de viande sur le corps squelettique du vieux canasson de Dandelo, et pourquoi cette viande était encore si chaude et moelleuse, pourquoi le sang n’avait pas coagulé. Elle était restée en pleine tempête de neige, après tout, et ce depuis plusieurs jours. Les restes de la jument auraient dû être complètement congelés.

C’est alors qu’avaient commencé les vomissements. Puis était venue la fièvre, et avec elle la lutte contre la métamorphose, la lutte jusqu’au moment où il serait assez près de son Vieux Papa Blanc pour l’écarteler, un membre à la fois. L’être dont la venue était chantée par les prophéties depuis des millénaires (essentiellement par le peuple Manni, et le plus souvent à travers des chuchotements remplis d’effroi), cet être qui grandirait à moitié humain et demi-dieu, cet être qui surveillerait et assisterait la fin de l’humanité et le retour du Prim… cet être était finalement arrivé sous la forme d’un enfant naïf et plein de rancœur en train de mourir d’une indigestion de viande empoisonnée.

Le ka ne pouvait être mêlé à cela.

3

Roland et ses deux compagnons ne firent pas beaucoup de chemin, le jour où Susannah les laissa. Même s’il avait projeté de parcourir toute la distance avant le lendemain au coucher du soleil, Roland n’aurait pu aller bien loin. Il se sentait découragé, seul et mort de fatigue. Patrick aussi était fatigué, mais lui au moins pouvait monter à bord du chariot s’il le choisissait, et c’est ce qu’il choisit de faire pendant la plus grande partie de la journée, somnolant à certains moments, dessinant à d’autres, ou encore marchant un petit peu avant de se hisser de nouveau dans Ho Fat II, afin de refaire un petit somme.

Le pouls de la Tour battait fort dans la tête et dans le cœur de Roland, et son chant, puissant et ravissant, et composé à présent de mille voix ; mais même tout ça ne suffit pas à soulager le poids qui plombait ses os. Et c’est alors, tandis qu’il cherchait un coin ombragé où ils pourraient s’arrêter et prendre un léger repas (c’était déjà le milieu de l’après-midi), qu’il aperçut quelque chose qui lui fit momentanément oublier sa lassitude et son chagrin.

Sur le bord de la route poussait une rose sauvage, en apparence la jumelle parfaite de celle du terrain vague. Elle poussait en défiant la loi des saisons — le tout début du printemps, estimait Roland. Elle était d’un rose pâle sur les pétales extérieurs, puis fonçait progressivement jusqu’au rouge profond, au centre. La couleur exacte des désirs du cœur, pensa Roland. Il tomba à genoux devant elle, et pencha l’oreille vers la coupe de corail. Et il écouta.

La rose chantait.

La lassitude demeura, comme c’est le lot de l’homme harassé de fatigue (de ce côté-ci de la tombe, du moins), mais la solitude et le chagrin disparurent, du moins pour un moment. Il scruta le centre de la rose et aperçut un cœur d’un jaune si vif qu’il ne put le regarder sans en être ébloui.

La porte de Gan, songea-t-il, sans trop savoir de quoi il s’agissait, mais certain d’avoir raison. Si fait, la porte de Gan, voici ce qu’elle est !

Cette rose-là différait de celle du terrain vague par un aspect crucial : l’impression de maladie et les faibles voix de la discorde avaient disparu. Cette rose était éclatante de santé et gorgée de lumière et d’amour. Elle et toutes les autres… elles… elles devaient…

Elles nourrissent les Rayons, n’est-ce pas ? De leurs chants et de leur parfum. Tout comme les Rayons les nourrissent. C’est un champ de force vivant, de don et de partage, diffusé par la Tour. Et ce n’est que la première, la pionnière qui s’est aventurée au loin. Dans Can’-Ka No Rey il y en a des dizaines de milliers, exactement comme celle-ci.

Cette idée lui donna le vertige. Puis une autre pensée le remplit de colère et de peur : le seul à l’avoir vue sur ce splendide manteau écarlate était dément. Il les anéantirait toutes en un instant, dès lors qu’il en aurait la liberté.

Une main hésitante lui tapota l’épaule. C’était Patrick, Ote à ses talons. Le garçon pointa le doigt en direction de l’étendue herbeuse autour de la rose, puis à grand renfort de gestes, mima un repas. Il désigna ensuite la rose et fit mine de dessiner. Roland n’avait pas très faim, mais l’autre idée du garçon l’enchantait beaucoup plus.

— Oui, dit-il. Nous allons manger un morceau ici, et je ferai peut-être une petite sieste, pendant que tu dessines la rose. Tu voudras bien en faire deux, Patrick ?

Il tendit les deux doigts restants de sa main droite, pour s’assurer que Patrick avait compris.

Le jeune garçon fronça les sourcils et pencha la tête, ne comprenant visiblement toujours pas. Ses cheveux reposaient à présent sur une de ses épaules, en un bandeau luisant. Roland se remémora Susannah en train de laver cette chevelure dans un ruisseau, malgré les cris de protestation de Patrick. C’était exactement le genre de choses que Roland lui-même n’aurait pas pensé à faire, mais il lui fallait admettre que le gaillard avait bien plus belle allure, ainsi. Tandis qu’il contemplait la chevelure brillante, il sentit combien Susannah lui manquait, en dépit du chant de la rose. Elle avait mis de la grâce dans la vie de Roland. Et ce mot ne lui était venu qu’une fois qu’elle était partie.

Et voilà qu’il se retrouvait en face de Patrick, artiste de génie, mais animal terriblement lent au démarrage.

Roland désigna son bloc, puis la rose. Patrick hocha la tête — jusque-là, il saisissait le principe. Puis Roland leva deux des doigts de sa main valide et les pointa de nouveau vers le bloc. Cette fois-ci, une lueur éclaira le visage de Patrick. Il pointa le doigt vers la rose, vers le bloc, vers Roland, et enfin vers lui-même.

— C’est ça, mon grand, acquiesça le Pistolero. Un dessin de la rose pour toi et un pour moi. C’est une bonne idée, non ?

Patrick opina avec enthousiasme, se mettant au travail pendant que Roland préparait la boustifaille. Une fois encore, Roland servit trois assiettes, et une fois encore, Ote refusa sa part. Lorsque Roland planta son regard dans les yeux cerclés d’or du bafouilleux, il y vit un vide affreux — comme un deuil — qui le blessa cruellement. Et Ote ne pouvait pas se permettre de sauter trop de repas ; il était déjà bien maigre. Effiloché jusqu’à la corde, aurait dit Cuthbert, sans doute avec le sourire. Il lui aurait fallu des sassafras chauds et des sels. Mais le Pistolero n’avait pas de ça sur lui.

— Pourquoi fais-tu cet air-là ? demanda sèchement Roland au bafouilleux. Si tu voulais partir avec elle, tu aurais dû le faire quand tu en avais l’occasion ! Pourquoi poser sur moi ce regard de houken triste, maintenant ?

Ote le considéra pendant quelques secondes encore, et Roland vit qu’il avait blessé le petit bonhomme ; c’était ridicule, pourtant on ne peut plus vrai. Ote s’éloigna, sa petite queue en tire-bouchon entre les jambes. Roland eut envie de le rappeler, mais ç’aurait été encore plus ridicule, n’est-ce pas ? Qu’avait-il l’intention de faire ? Présenter ses excuses à un bafou-bafouilleux ?

Il se sentait en colère contre lui-même et mal à l’aise, sentiments qu’il n’avait jamais éprouvés avant d’arracher Eddie, Susannah et Jake du côté Amérique, pour les tirer dans sa vie. Avant leur venue, il ne ressentait presque rien, et si c’était une façon étroite de vivre, par certains aspects elle n’était pas si mal. Au moins ne perdait-on pas son temps à se demander s’il fallait présenter ses excuses à des animaux pour leur avoir parlé un peu durement, par les dieux.

Roland s’accroupit près de la rose, se fondant dans le flot puissant et apaisant de son chant, et dans l’éclair brillant — brillant et sain — de son cœur. Puis Patrick lui lança un coup de klaxon et lui fit signe de s’écarter, afin que le jeune garçon pût voir et dessiner la fleur. Ce qui ne fit qu’ajouter au sentiment de dislocation et de mécontentement du Pistolero, mais il changea de position sans un mot de protestation. Après tout, n’avait-il pas demandé lui-même à Patrick de la dessiner ? Il ne put s’empêcher de penser que, si Susannah avait été là, leurs regards se seraient croisés, et qu’ils auraient souri avec cet air de compréhension amusée qu’ont les parents devant le petit manège de leur jeune enfant. Mais elle n’était pas là, bien sûr. Elle était la dernière d’entre eux, et à présent elle avait disparu, elle aussi.

— D’accord, maint’nant tu la vois-t-y un tantinet mieux, ta p’tite rose ? demanda-t-il en essayant d’avoir l’air comique, mais en réussissant seulement à avoir l’air en colère — en colère et épuisé.

Patrick, au moins, ne réagit pas au ton sec du Pistolero : Il n’a probablement même pas intuité ce que je viens de dire, en conclut Roland.

Le jeune muet s’assit les pieds croisés, le bloc en appui sur les cuisses, son assiette encore à moitié pleine posée à côté de lui.

— N’en oublie quand même pas de manger, recommanda Roland. Écoute ce que je te dis, maintenant.

Il ne reçut pour toute réponse qu’un regard distrait, et abandonna la bataille.

— Patrick, je vais somnoler un peu. L’après-midi sera long.

Et la nuit encore plus, ajouta-t-il en pensée… et pourtant sa consolation était la même que celle de Mordred : la nuit prochaine serait sans doute la dernière. Il ne savait pas avec certitude ce qui l’attendait dans la Tour Sombre au bout de son champ de roses, mais même s’il réussissait à venir à bout du Roi Cramoisi, il avait l’intuition que c’était là sa dernière marche. Il ne pensait pas devoir un jour quitter Can’-Ka No Rey, et ça lui allait. Il était très fatigué. Et, en dépit du pouvoir de la rose, il était triste.

Roland de Gilead posa un bras sur ses yeux et s’endormit immédiatement.

4

Il ne dormit pas longtemps, avant de se faire réveiller par les cris enthousiastes de Patrick, qui comme un gosse voulait lui montrer le premier dessin qu’il avait fait de la rose — à en juger par la position du soleil, il s’était écoulé à peine dix minutes, quinze tout au plus.

Comme tous ses dessins, celui-ci détenait un pouvoir étrange. Patrick avait capturé l’essence même de la rose, bien qu’il n’eût pour tout outil qu’un crayon. Pourtant, Roland aurait largement préféré une heure de sommeil supplémentaire à cet exercice de critique d’art. Il hocha néanmoins la tête pour signifier son approbation — fini de râler et de ronchonner, en présence d’une telle beauté, se promit-il — et un sourire illumina le visage de Patrick, heureux de si peu de chose. Il écarta le dessin et en recommença un autre. Un dessin pour chacun d’eux, exactement comme Roland le lui avait demandé.

Roland aurait pu s’assoupir encore quelques instants, mais à quoi bon ? Le muet aurait fini le second dessin en quelques minutes, et le réveillerait très vite. Il décida donc d’aller trouver Ote, et caressa la fourrure dense du bafouilleux, chose qu’il faisait rarement.

— Je suis désolé de t’avoir parlé durement, petit bonhomme, dit le Pistolero. Tu ne veux pas me dire un mot, pour faire la paix ?

Mais Ote ne voulait pas.

Quinze minutes plus tard, Roland emballa de nouveau les quelques affaires qu’il avait sorties du chariot, se cracha dans les paumes et s’empara de nouveau des poignées. Le chariot était plus léger, à présent, forcément, pourtant il lui paraissait plus lourd.

Bien sûr qu’il est plus lourd, se dit-il. Il y a ma peine, dedans, maintenant. Je le tire derrière moi partout où je vais, je dis vrai.

Bientôt Patrick Danville monta également à bord d’Ho Fat II. Il se hissa à l’arrière, se confectionna un petit nid et s’endormit presque immédiatement. Roland se remit en marche de son pas lourd, tête baissée, son ombre de plus en plus longue, à ses talons. Ote marchait à ses côtés.

Plus qu’une nuit, pensa le Pistolero. Plus qu’une nuit, une journée ensuite, et tout sera fini. D’une manière ou d’une autre.

Il laissa le pouls de la Tour et le chant de ses multiples voix lui envahir l’esprit et mettre des ailes à ses bottes… un petit peu, du moins. Il commençait à y avoir plus de roses, des dizaines éparpillées de part et d’autre de la route, illuminant le paysage plutôt morne. Quelques-unes poussaient sur la route même, et il veilla à les contourner. Il avait beau être épuisé, il n’aurait pas voulu par négligence en écraser une seule, ou ne serait-ce que rouler sur un pétale tombé.

5

Il s’arrêta pour la nuit alors que le soleil était encore haut au-dessus de l’horizon, trop épuisé pour aller plus loin, bien qu’il leur restât au bas mot deux heures de lumière. Il trouva un cours d’eau asséché, dans le lit duquel poussait un essaim sauvage de ces roses splendides. Leur chant ne soulagea pas sa fatigue, mais dans une certaine mesure il lui remonta un peu le moral. Il eut le sentiment qu’il en allait de même pour Patrick et Ote, et c’était une bonne chose. Lorsque Patrick s’était réveillé, il avait commencé par jeter des regards fascinés alentour. Puis son visage s’était assombri, et Roland avait compris qu’il se remémorait subitement que Susannah était partie. Sur le coup le garçon avait un peu pleuré, mais peut-être ne pleurerait-il plus.

Il y avait un bosquet de peupliers sur la rive — du moins le Pistolero pensait qu’il s’agissait de peupliers — mais ils étaient morts lorsque le cours d’eau qui baignait leurs racines avait disparu. Leurs branches faméliques brandissaient leurs entrelacs dénudés sur fond de ciel. Dans leurs silhouettes il voyait se dessiner le nombre dix-neuf encore et encore, dans les chiffres de son monde à lui, mais aussi dans ceux du monde de Susannah. À un endroit, les branches avaient même l’air d’écrire VOLL sur le ciel qui s’obscurcissait.

Avant de faire le feu et de leur préparer un souper précoce — les boîtes de conserve récupérées dans le garde-manger de Dandelo feraient bien l’affaire, ce soir, se dit-il — Roland descendit dans le lit asséché de la rivière pour aller respirer les roses, vagabondant lentement le long des arbres morts en écoutant leur chant. Tant le parfum que le chant le revigorèrent.

Se sentant un peu mieux, il partit ramasser du bois au pied des arbres (cassant certaines des branches basses de belle taille, faisant voler des éclats qui lui rappelaient un peu les crayons à papier de Patrick) et empila le petit bois au centre. Puis il gratta une allumette, en entonnant ce vieux catéchisme presque sans l’entendre : « Fuse, fuse, belle étincelle, que ton feu réchauffe ma tanière. »

Tandis qu’il attendait que le feu prenne, puis se réduise à un lit de braises rosées, Roland sortit la montre qu’on lui avait donnée à New York. La veille elle s’était arrêtée, bien qu’on lui ait assuré que la pile qui la faisait marcher durerait au moins cinquante ans.

À présent, alors que la fin d’après-midi avançait sereinement vers le soir, les aiguilles s’étaient doucement mises à tourner à l’envers.

Fasciné, il observa le phénomène pendant un petit moment, puis referma le clapet et examina les sigleus gravés dessus : clé, rose et Tour. Une faible lueur bleu cobalt s’était mise à scintiller des fenêtres qui escaladaient la Tour en spirale.

Ils ne savaient pas que ça se produirait, se dit-il, puis il replaça soigneusement la montre dans la poche avant gauche de son pantalon, vérifiant d’abord (comme il le faisait toujours) qu’il n’y avait pas de trou au fond. Puis il cuisina. Lui et Patrick mangèrent de bon cœur.

Ote n’avala pas une seule bouchée.

6

Mis à part la nuit de palabre passée avec l’homme en noir — cette nuit durant laquelle Walter lui avait tiré les cartes avec son jeu de tarots sans doute truqué — ces douze heures d’obscurité près du ruisseau asséché furent les plus longues de la vie de Roland. La lassitude s’abattit sur lui, plus profonde et plus sombre que jamais, jusqu’à peser comme un manteau de pierre. D’anciens visages et d’anciens lieux défilaient devant ses yeux lourds : Susan, galopant à bride abattue le long de l’Aplomb, ses cheveux blonds flottant derrière elle ; Cuthbert dévalant la colline de Jéricho Hill, à un train d’enfer lui aussi, en vociférant et en riant ; Alain Johns, levant son verre pour porter un toast ; Eddie et Jake se battant dans l’herbe en hurlant de rire, tandis qu’Ote dansait autour d’eux en jappant.

Mordred était là quelque part, non loin, pourtant Roland se sentait sans arrêt glisser vers le sommeil. À chaque fois qu’il se réveillait en sursaut, les yeux écarquillés, scrutant fébrilement les ténèbres, il savait qu’il avait frôlé de plus près l’inconscience. À chaque fois il s’attendait à voir l’araignée avec sa marque rouge sur le ventre fondre sur lui, mais il ne voyait rien d’autre que les hobs, et leur halo orange dansant au loin. Il n’entendait rien d’autre que le murmure du vent.

Mais il est là. Il attend son heure. Et si je dors — quand je dormirai — il s’abattra sur nous.

Vers trois heures du matin, par la seule force de sa volonté, il s’obligea à se tirer d’une somnolence qui s’apprêtait à basculer dans le sommeil profond. Il scruta désespérément les alentours, se frottant les yeux avec la base du poignet, assez fort pour faire exploser des miarces, des flambilles et des saintes-fites dans son champ de vision. Le feu avait beaucoup baissé. Patrick était étendu à cinq ou six mètres de lui, au pied tordu d’un peuplier. De là où Roland était assis, le garçon n’était qu’une bosse recouverte d’une peau de cerf. Il ne vit pas trace d’Ote. Le Pistolero appela le bafouilleux, mais ne reçut pas de réponse. Roland s’apprêtait à aller inspecter les lieux lorsqu’il aperçut le vieil ami de Jake juste à la limite de la zone éclairée par le feu mourant — ou du moins aperçut-il la lueur dorée de ses yeux. Ces yeux fixèrent Roland pendant quelques secondes, puis disparurent, sans doute lorsque Ote glissa sa truffe entre ses pattes avant.

Il est fatigué, lui aussi, se dit Roland. Et quoi d’étonnant ?

La question de savoir ce qu’Ote allait devenir après le lendemain commença à se faire jour à la surface de la conscience du Pistolero, de sa conscience épuisée, et il l’écarta. Il se leva (dans sa grande fatigue, il sentit qu’il portait instinctivement les mains à la hanche qui le faisait autrefois souffrir, comme s’il s’attendait à ce que la douleur renaisse), s’approcha de Patrick et le secoua pour le réveiller. Il lui fallut un moment, mais le garçon finit par ouvrir les yeux. Ça ne suffisait pas au Pistolero, qui l’attrapa par les épaules et le tira en position assise. Lorsque le jeune garçon essaya de se rallonger, Roland le secoua. Fort. Patrick posa sur Roland un regard lourd d’incompréhension.

— Aide-moi à refaire du feu, Patrick.

Cette tâche le réveillerait un peu. Et une fois que le feu brûlerait à nouveau haut et fort, il ferait monter brièvement la garde à Patrick. Roland n’aimait pas beaucoup cette idée, et il savait pertinemment que laisser Patrick responsable du tour de guet était dangereux, mais essayer de tenir lui-même tout le reste de la nuit était plus dangereux encore. Il avait besoin de sommeil. Une heure ou deux suffiraient, et Patrick pouvait à n’en pas douter rester réveiller ce temps-là.

Patrick contribua volontiers à ramasser du bois et à le jeter dans le feu, bien qu’il eût la rapidité d’une bougie — un corps ranimé, dans le jargon de Gilead. Et lorsque le feu fut de nouveau vaillant, il se recroquevilla dans son coin, ses jeunes bras pendant entre ses genoux cagneux remontés à hauteur du menton, déjà plus endormi qu’éveillé. Roland se dit qu’il lui faudrait peut-être gifler le garçon pour le ramener à lui, et il devait bientôt regretter — amèrement — de ne l’avoir pas fait.

— Patrick, écoute-moi, dit-il en secouant le garçon par les épaules, assez fort pour faire voler ses cheveux autour de son visage, mais une partie lui retomba dans la figure.

Roland les écarta d’un geste de la main.

— J’ai besoin que tu restes éveillé et que tu montes la garde. Rien qu’une heure… juste le temps que je… Lève les yeux, Patrick ! Regarde-moi ! Par les dieux, ne t’avise pas de te rendormir comme ça ! Est-ce que tu la vois ? L’étoile la plus brillante, parmi celles qui sont près de nous !

C’était de la Vieille Mère que parlait Roland, et Patrick hocha immédiatement la tête. Une lueur d’intérêt pointait désormais dans ses yeux, ce que le Pistolero trouva encourageant. C’était le regard « je veux dessiner » de Patrick. Et s’il restait assis là à dessiner la Vieille Mère qui scintillait entre deux branches du plus gros peuplier mort, alors il y avait de bonnes chances pour qu’il restât éveillé. Peut-être même jusqu’à l’aube, s’il s’impliquait vraiment.

— Là, Patrick.

Il fit asseoir le garçon contre la base du tronc. Il était osseux et noueux et — espéra Roland — la posture était assez inconfortable pour ne pas lui donner envie de se rendormir. Et Roland avait l’impression de faire tous ces mouvements comme sous l’eau. Dieux, qu’il était fatigué. Tellement fatigué.

— Tu la vois toujours ? L’étoile ?

Patrick hocha la tête avec gourmandise. Il semblait avoir jeté son envie de dormir aux orties, et le Pistolero remercia les dieux de cette faveur inattendue.

— Lorsqu’elle passera derrière cette grosse branche, et que tu ne la verras plus, ou que tu ne pourras plus la dessiner sans te lever… alors viens me réveiller. Réveille-moi, même si c’est très difficile. Tu comprends ?

Patrick hocha nouveau vigoureusement la tête, mais Roland voyageait avec lui depuis assez longtemps maintenant pour savoir que ce hochement de tête pouvait signifier tout et son contraire. Il avait envie de faire plaisir, ça oui. Si on lui demandait si neuf et neuf faisaient dix-neuf, il opinerait avec le même enthousiasme.

— Quand tu ne pourras plus la voir de là où tu es assis…

À présent même ses propres paroles semblaient venir de très loin. Il lui faudrait juste espérer que Patrick avait compris. Le garçon sans langue avait sorti son bloc, du moins, et un crayon fraîchement taillé.

Voilà ma meilleure protection, murmura l’esprit de Roland alors qu’il retournait à son petit tas de peaux entre le feu de camp et Ho Fat II. Il ne s’endormira pas tant qu’il dessinera, pas vrai ?

Il espérait que non, mais en fait il n’en savait rien. Et ça n’avait pas d’importance, parce que Roland de Gilead allait dormir, de toute façon. Il avait fait de son mieux, et il faudrait bien que ça suffise.

— Une heure, marmonna-t-il, et sa voix était petite et lointaine à ses oreilles. Réveille-moi dans une heure… quand l’étoile… quand la Vieille Mère passera derrière…

Mais Roland ne put terminer. Il ne savait même plus ce qu’il disait. L’épuisement s’empara de lui et le transporta en un éclair au plus profond d’un sommeil sans rêves.

7

Mordred assista à toute la scène, à travers les lunettes porte-loin. Sa fièvre était montée en flèche et dans cette flamme vive et soudaine, son épuisement à lui avait momentanément disparu. C’est avec grand intérêt qu’il vit le Pistolero réveiller le muet — l’Artiste — et le malmener pour qu’il l’aide à refaire du feu. Il regardait le muet, attendant impatiemment qu’il ait fini sa corvée et retourne dormir avant que le Pistolero ait pu l’en empêcher. Mais ce ne fut pas le cas, malheureusement. Ils avaient établi leur campement près d’un bosquet de peupliers morts, et Roland avait conduit l’Artiste près du plus gros arbre. Il avait tendu le bras vers le ciel. Il était constellé d’étoiles, mais Mordred supposa que le Vieux Papa Blanc Pistolero désignait la Vieille Mère, parce que c’était l’astre le plus brillant. L’Artiste, qui n’avait pas l’air bien gâté par la Nature (du moins au niveau du cerveau), avait fini par comprendre. Il avait sorti son bloc et s’était déjà mis au travail quand Vieux Papa Blanc était allé s’isoler un peu plus loin d’un pas trébuchant, marmonnant toujours ses instructions et ses ordres, auxquels il était évident que l’Artiste ne prêtait strictement aucune attention. Vieux Papa Blanc s’était effondré avec une telle rapidité que Mordred avait craint un instant que le vieux bout de lard qui servait de cœur à ce vieux salaud ait finalement lâché. Puis Roland s’était retourné dans l’herbe, se calant plus à son aise, et Mordred, allongé sur un monticule à une centaine de mètres à l’est du lit asséché, avait senti son propre rythme cardiaque ralentir. Et quel que fût l’épuisement du Vieux Papa Blanc Pistolero, son apprentissage et sa longue lignée, qui remontait aussi loin qu’Arthur l’Aîné lui-même, suffiraient à le faire s’éveiller en sursaut, l’arme à la main, à la seconde où l’Artiste vociférerait un de ses cris indistincts mais infernaux. Mordred fut saisi de crampes, les plus fortes jusqu’à maintenant. Il se courba en deux, luttant pour garder sa forme humaine, luttant pour ne pas hurler, luttant pour ne pas mourir. Il entendit un autre de ces longs gargouillis venus d’en bas et sentit un flot de liquide brun et grumeleux lui dégouliner le long des jambes. Mais son odorat surnaturel ne sentit pas que l’odeur d’excréments dans cet amas désastreux ; cette fois-ci, il sentit l’odeur du sang se mêler à celle de la merde. Il se dit que la douleur ne cesserait jamais, qu’elle irait croissant jusqu’à le déchirer en deux, mais elle finit par se relâcher quelque peu. Il jeta un œil à sa main gauche et ne fut pas totalement surpris de constater que les doigts en avaient noirci et s’étaient soudés les uns aux autres. Ils ne reprendraient jamais allure humaine, ces doigts-là. Il avait l’intuition qu’il ne lui restait plus qu’une métamorphose, en lui. De la main droite, Mordred essuya la sueur sur son front et porta de nouveau les bi-lunettes à ses yeux, priant son Papa Rouge que cet idiot de muet se soit endormi. Mais non. Il était appuyé contre son peuplier et observait la Vieille Mère, baissant la tête toutes les trois ou quatre secondes pour compléter son dessin. C’est à cet instant que Mordred Deschain s’approcha le plus près du désespoir. Tout comme Roland, il pensait que dessiner était la chose qui avait le plus de chances de garder cet idiot éveillé. Alors pourquoi ne pas céder à la métamorphose alors qu’il pouvait encore profiter de l’énergie destructive de sa dernière poussée de fièvre, et l’utiliser comme carburant ? Pourquoi ne pas tenter sa chance ? C’était Roland qu’il voulait, après tout, pas le gosse. Sous sa forme araignée, il pouvait sans doute se jeter sur le Pistolero assez rapidement pour l’arracher au sol et le précipiter dans sa bouche avide. Vieux Papa Blanc lâcherait peut-être un coup de feu, voire deux, mais Mordred pensait pouvoir en encaisser un ou deux, si les petits missiles de plomb ne dénichaient pas l’excroissance blanche sur le dos de l’araignée : le cerveau de son corps double. Et une fois que je le tiendrai, je ne le lâcherai que quand il sera saigné à blanc, plus qu’une momie desséchée, comme l’autre, Mia.

Il se détendit, s’apprêta à laisser la métamorphose s’emparer de lui, puis une autre voix s’éleva à l’intérieur de sa tête. C’était la voix de son Papa Rouge, celui emprisonné sur le flanc de la Tour Sombre, qui avait besoin de Mordred vivant, du moins pour encore un jour, pour que Mordred vienne libérer son père.

Attends encore un peu, conseilla la voix. Encore un petit peu. Je n’ai peut-être pas encore abattu toutes mes cartes, je lui réserve une surprise. Attends… attends encore un peu…

Mordred attendit. Et au bout de quelques secondes, il sentit la pulsation de la Tour Sombre se transformer.

8

Patrick sentit ce changement, lui aussi. Le pouls se fit apaisant. Et des mots voguaient sur l’onde, des mots qui émoussaient son désir de dessiner. Il traça encore un trait, puis s’interrompit. Il posa son crayon par terre et se mit à fixer la Vieille Mère, qui semblait puiser en cadence avec les mots dans son esprit, ces mots que Roland aurait reconnus. Sauf qu’ils étaient chantés par une voix de vieillard, chevrotante mais douce.

Petit oiseau, mon doux chéri,

Voilà qu’un autre jour finit,

Que tes rêves soient doux et gais

Que tu rêves de champs et de baies

Petit oiseau, bébé adoré,

Amène donc ici ton panier,

Va, cours, vole

Et rapporte de quoi remplir ton panier.

La tête de Patrick se mit à dodeliner. Ses yeux se fermèrent… se rouvrirent… puis ses paupières glissèrent de nouveau.

De quoi remplir mon panier, se dit-il, avant de s’endormir à la lueur du feu.

9

Maintenant, mon cher fils, chuchota la voix froide dans le cerveau en ébullition de Mordred. Maintenant. Empare-toi de lui, et assure-toi qu’il ne se réveille jamais de son sommeil. Massacre-le au milieu des roses, et nous gouvernerons ensemble.

Mordred sortit de sa cachette, laissant tomber les jumelles d’une main qui n’avait plus rien d’une main. Et tandis qu’il se transformait, un immense sentiment de confiance l’envahit. Dans une minute, il en aurait fini. Ils dormaient tous les deux, et il était impossible qu’il manque son coup.

Il se précipita vers le campement et les hommes assoupis, cauchemar noir sur sept pattes, la bouche claquant dans l’air.

10

Quelque part, à mille kilomètres de là, Roland entendit un aboiement, puissant et impérieux, plein de fureur et de sauvagerie. Son esprit épuisé tenta de s’en détourner, de l’effacer et de s’enfoncer plus profond. Puis il y eut un effroyable cri de souffrance, qui le réveilla en sursaut. Il reconnaissait cette voix, même à ce point transformée par la douleur.

— Ote ! hurla-t-il en bondissant. Ote, où es-tu ? À moi ! À m…

C’est alors qu’il le vit, se débattant dans l’étreinte de l’araignée. Ils étaient tous deux clairement visibles, dans l’éclat des flammes. Derrière eux, toujours assis contre son tronc d’arbre, Patrick jetait un regard stupide à travers le rideau de ses cheveux qui seraient bientôt sales à nouveau, à présent que Susannah était partie. Le bafouilleux se tordait vigoureusement d’avant en arrière, plantant les crocs dans le corps de l’araignée, l’écume volant de ses babines alors même que Mordred faisait plier son dos selon un angle totalement contre nature.

S’il n’avait pas bondi des hautes herbes, se dit instantanément Roland, C’est moi qui serais entre les griffes de Mordred.

Ote planta les crocs au plus profond d’une des pattes de Mordred. À la lueur du feu, Roland vit les muscles de la mâchoire du bafouilleux se gonfler comme deux petits œufs de caille, lorsqu’il ajusta son emprise pour mordre plus profond encore. La chose poussa un mugissement et relâcha son emprise. À cet instant Ote aurait pu se libérer, si tel avait été son choix. Il en décida autrement. Au lieu de sauter à terre et de s’enfuir en cette seconde de liberté qui lui était accordée avant que Mordred reprenne ses esprits et se venge, Ote choisit ce moment pour tendre son long cou et aller mordre l’endroit précis où l’une des pattes de la créature se rattachait à son corps démesuré, il mordit au cœur de la chair, faisant jaillir un jet de liqueur d’un noir rougeâtre, qui gicla de chaque côté de son museau. À la lumière du feu, le jet étincelait de flammèches orange. Mordred poussa un hurlement de douleur. Il n’avait pas tenu compte d’Ote, dans ses savants calculs, et il en payait à présent le prix. Dans la lumière orangée, les deux formes se tordaient comme des silhouettes de cauchemar.

Tout près Patrick poussait des hennissements de terreur.

Cette espèce de fils de catin bon à rien s’est finalement endormi, se dit Roland avec amertume. Mais qui lui avait confié ce tour de garde, pour commencer ?

— Lâche-le, Mordred ! brailla-t-il. Lâche-le et je t’épargnerai encore un jour ! Je le jure sur le nom de mon père !

Des yeux rouges, pleins de folie et de malveillance, étincelant au-dessus du corps contorsionné d’Ote, le fusillèrent. Et plus haut, suspendus au-dessus de la courbe de l’échine de l’araignée, il aperçut de minuscules yeux bleus, à peine plus gros que des têtes d’épingles. Et ces yeux-là fixaient le Pistolero avec une haine on ne peut plus humaine.

Ce sont mes propres yeux, songea Roland avec consternation, puis il entendit un craquement sec. La colonne vertébrale d’Ote. Mais malgré ce coup mortel, le bafouilleux ne desserra pas une seconde l’étau qui emprisonnait l’articulation de Mordred, bien que les poils durs comme l’acier lui aient déjà arraché une bonne partie du museau, dénudant ces dents affûtées qui s’étaient parfois refermées avec douceur sur le poignet de Jake, attirant le jeune garçon vers quelque chose que le bafouilleux voulait lui montrer. Ake ! jappait-il dans ces moments-là. Ake-Ake !

La main droite de Roland bondit sur son holster et le trouva vide. Ce n’est qu’alors, des heures après son départ, qu’il se rendit compte que Susannah avait emporté une de ses armes avec elle, dans l’autre monde. Bien, se dit-il. Très bien. Car si ce sont bien les ténèbres qu’elle a trouvées, il y aura cinq balles pour ce qu’elle y rencontrera, et une pour elle. Très bien.

Mais cette pensée avait aussi quelque chose de lointain et d’assourdi. Il dégaina l’autre revolver au moment où Mordred s’accroupissait sur son arrière-train et dégageait la patte du milieu (la seule qui lui restait), l’enroulant autour du ventre d’Ote et arracha l’animal, toutes dents dehors, de sa patte sanguinolente. L’araignée fit tournoyer le petit corps en une spirale effroyable. Pendant un instant il voila l’éclat vif de la Vieille Mère. Puis il lança violemment Ote au loin et Roland eut une sensation fugitive de déjà-vu, se rappelant qu’il avait entrevu cette fin bien longtemps auparavant, dans le Cristal du Magicien. Ote décrivit un arc dans la pénombre injectée d’étincelles et alla s’empaler sur une des branches de peuplier que le Pistolero lui-même avait cassée pour le feu. Il émit un jappement déchirant — un cri de mort — puis resta suspendu, désarticulé et immobile, au-dessus de la tête de Patrick.

Mordred se jeta immédiatement sur Roland, mais son assaut se fit en une course lente et confuse. Il s’était fait arracher une patte d’une balle peu après sa naissance, et à présent une autre pendait, flasque et brisée, les pinces s’ouvrant et se refermant en spasmes involontaires, en traînant dans l’herbe. L’œil de Roland n’avait jamais été plus vif, jamais plus profond le halo glacial qui l’entourait dans ces instants-là. Il vit l’excroissance blanche et les yeux bleus de bombardier, ses yeux à lui. Il vit le visage de son fils unique l’observer du haut de cette abomination qu’il était, puis disparaître dans une gerbe de sang lorsque la première balle le transperça. L’araignée se redressa, brandissant ses pattes monstrueuses vers le ciel noir constellé d’étoiles. Les deux balles suivantes allèrent se planter dans son ventre découvert et ressortirent dans le dos, faisant jaillir un sillage liquide et sombre. L’araignée bascula sur le côté, essayant peut-être de s’enfuir, mais ses pattes ne pouvaient plus la porter. Mordred Deschain s’effondra dans le feu, soulevant une gerbe d’étincelles orange et écarlates. Il se tordit au milieu des braises, les poils raides de son ventre prirent feu et Roland, un rictus plein d’amertume aux lèvres, lui tira de nouveau dessus. L’araignée mourante roula sur le dos hors du feu éparpillé sur le sol, ses pattes restantes s’enroulant en un nœud avant de s’écarter violemment en croix. L’une d’elles tomba dans le feu et s’enflamma. L’odeur était atroce.

Roland se précipita en avant, dans le but d’étouffer le petit feu qui avait démarré dans les broussailles, et c’est alors qu’un mugissement de rage éclata dans sa tête.

Mon fils ! Mon seul fils ! Tu l’as assassiné !

— C’était aussi le mien, dit Roland en regardant le monstre en train de se consumer. Il pouvait reconnaître cette vérité. Oui, il pouvait au moins faire ça.

Viens donc ! Viens donc, tueur de fils, voir ta Tour, mais sache une chose — tu mourras de vieillesse au bord du Can’-Ka avant d’avoir pu en toucher ne serait-ce que la porte ! Jamais je ne te laisserai passer ! Les ténèbres du vaadasch me frapperont avant que je te laisse passer, toi ! Assassin ! Meurtrier de ta mère, meurtrier de tes amis — si fait, de tous, car Susannah baigne dans son sang, la gorge tranchée, de l’autre côté de cette porte par laquelle tu l’as renvoyée — et à présent, meurtrier de ton propre fils !

— Qui me l’a envoyé ? demanda Roland à la voix dans sa tête. Qui a envoyé cet enfant là-bas — car c’est ce qu’il est, sous cette carapace noire —, qui l’a envoyé droit à sa mort, espèce de rat vicieux écarlate ?

Roland ne reçut aucune réponse, aussi rengaina-t-il son arme et éteignit-il le début de feu avant qu’il pût s’étendre. Il repensa à ce que la voix avait dit au sujet de Susannah, et décida de ne pas y croire. Elle était peut-être morte, si fait, c’était possible, mais selon lui le Père Rouge de Mordred n’en savait pas plus que lui, à ce sujet.

Le Pistolero laissa cette pensée vagabonder et se dirigea vers l’arbre auquel pendait le reste de son ka-tet, empalé… mais toujours vivant. Les yeux cerclés d’or regardèrent Roland avec ce qui ressemblait presque à de l’amusement las.

— Ote, murmura Roland en tendant la main, sachant qu’il se ferait peut-être mordre, mais s’en moquant totalement.

Il se dit qu’une partie de lui — une partie conséquente, qui plus est — voulait qu’il se fasse mordre.

— Ote, nous te disons tous grand merci. Je te dis grand merci, Ote.

Le bafouilleux ne le mordit pas, et prononça son dernier mot.

Olan, dit-il simplement.

Puis il poussa un soupir, lécha la main du Pistolero une seule fois, baissa la tête, et mourut.

11

Les faibles lueurs de l’aube blanchirent et s’épanouirent, et c’est alors que Patrick s’approcha, hésitant, de l’endroit où était assis le Pistolero. Dans le lit asséché de la rivière, entouré de roses, il avait déposé le corps d’Ote sur ses genoux comme une étole. Le jeune homme émit un couinement doux et interrogateur.

— Pas maintenant, Patrick, dit Roland d’un air absent, en caressant la fourrure d’Ote.

Elle était dense, mais douce au toucher. Il eut du mal à croire que la créature qu’elle recouvrait n’était plus, en dépit des muscles raidis et des amas de poils collés par le sang coagulé. Il les lissa de ses doigts du mieux qu’il put.

— Pas maintenant. Nous avons toute la journée pour aller là-bas, et nous y arriverons sans peine.

Non, il n’y avait aucun besoin de se dépêcher. Aucune raison de ne pas pleurer le dernier de ses morts autant qu’il le voulait. La voix du vieux Roi était catégorique, lorsqu’il avait juré que Roland mourrait de vieillesse sans avoir pu toucher la porte au pied de la Tour. Ils iraient là-bas, bien sûr, et Roland étudierait le terrain, mais il savait dès à présent que son plan de s’approcher de la Tour à l’insu du vieux monstre et de se frayer ensuite un chemin jusqu’à lui n’était pas un plan du tout, mais une douce illusion. Pas l’ombre d’un doute dans la voix de ce vieux traître. Pas de doute se cachant non plus derrière.

Et pour l’instant, rien de tout ça n’avait la moindre importance. Il tenait là encore un autre de ses amis, encore un ami qu’il avait tué, et la seule consolation qu’il put en tirer fut la suivante : Ote serait le dernier. À présent il se retrouvait seul avec Patrick, mais le Pistolero avait dans l’idée que le jeune homme était immunisé contre ce microbe terrible qu’il portait en lui, car jamais il n’avait fait partie d’un ka-tet.

Je ne tue que ma famille, songea Roland en caressant le bafou-bafouilleux mort.

Ce qui lui fit le plus mal fut de se remémorer la méchanceté avec laquelle il s’était adressé à Ote, la veille encore. Si tu voulais partir avec elle, tu aurais dû le faire quand tu en avais l’occasion !

Était-il resté parce qu’il savait que Roland aurait besoin de lui ? Que venue l’heure critique, quand il faudrait se mettre une pile (pour reprendre l’expression d’Eddie), Patrick faillirait ?

Pourquoi poser sur moi ce regard de bouken triste, maintenant ?

Parce qu’il savait que c’était son dernier jour, et que sa mort serait atroce ?

— Je crois que tu savais tout, dit Roland, en fermant les yeux pour mieux sentir le contact de la fourrure entre ses doigts. Je suis tellement désolé de t’avoir parlé ainsi — je donnerais les doigts de ma bonne main pour retirer ces paroles. Si fait, tous mes doigts, je dis vrai.

Mais ici, comme dans le Monde Clé, le temps ne s’écoulait que dans un sens. Impossible de revenir en arrière, et de retirer ces paroles.

Roland aurait dit qu’il ne ressentait plus de colère, qu’elle avait brûlé jusqu’à la dernière étincelle, mais lorsqu’il ressentit le fourmillement sur sa peau et comprit ce qu’il signifiait, il sentit une vague de fureur toute neuve le terrasser. Et il sentit ce halo glacial s’installer dans ses mains fatiguées, mais toujours dotées d’un talent hors du commun.

Patrick était en train de le dessiner ! Assis sous son peuplier comme si une petite créature courageuse qui en valait dix comme lui — non, cent ! — ne venait pas de mourir dans cet arbre même, et pour les sauver tous les deux.

C’est sa voie, dit Susannah d’une voix douce et calme, au cœur de son esprit. C’est tout ce qu’il a, on lui a retiré tout le reste — son monde, sa maison, sa mère et même sa langue, et aussi le peu de cervelle qu’il avait peut-être, autrefois. Lui aussi est en deuil, Roland. Et il a peur, lui aussi. C’est le seul moyen qu’il ait de s’apaiser un peu.

La voix de la vérité, à n’en pas douter. Mais la vérité de ces propos, loin de calmer sa colère, ne fit que l’embraser. Il posa le revolver qui lui restait à côté de lui (il renvoyait ses reflets métalliques entre deux roses chantantes) car l’avoir à portée de main était risqué, dans son état d’esprit présent. Puis il se remit debout, dans l’intention d’aller passer à Patrick le savon de sa vie, ne serait-ce que pour la bonne et simple raison que le Pistolero se sentirait un peu mieux, après. Il se répétait déjà intérieurement les premiers mots qu’il prononcerait :

Tu aimes dessiner ceux qui te sauvent la vie, ta vie insignifiante, espèce de crétin ? Ça te fait chaud au cœur ?

Il les avait sur le bout de la langue et s’apprêtait à les laisser échapper lorsque Patrick posa son crayon pour s’emparer de son nouveau jouet. Il ne restait déjà plus que la moitié de la gomme, et il n’y en avait pas d’autre. Tout comme l’autre pistolet de Roland, Susannah avait emporté les petites boules de caoutchouc rose, sans autre raison que le simple fait qu’elle gardait sur elle le bocal en verre. Son esprit était occupé par des sujets bien plus importants que ces gommes, alors. Patrick abaissa la gomme sur sa feuille, puis leva les yeux — peut-être pour vérifier qu’il souhaitait vraiment effacer — et aperçut le Pistolero, debout dans le lit de la rivière, qui le regardait en fronçant les sourcils. Patrick sut immédiatement que Roland était en colère, même s’il aurait sans doute été bien en peine de deviner pourquoi, et son visage se tordit de peur et de tristesse. Roland le vit alors tel que Dandelo avait dû le voir, encore et encore, et sa colère retomba subitement. Il n’était pas question que Patrick le craigne — ne serait-ce qu’au nom de Susannah, il ne tolérerait pas que Patrick le craigne.

Et il se rendit soudain compte que c’était en son nom à lui.

Pourquoi ne pas le tuer, alors ? lança la voix vicieuse qui battait sous son crâne. Tue-le et mets fin à ses souffrances, si tu as de tels accès de tendresse à son égard ! Lui et le bafouilleux pourraient pénétrer ensemble dans la clairière. Et te préparer une place, Pistolero.

Roland secoua la tête et essaya de sourire.

— Nenni, Patrick, fils de Sonia, dit-il (car c’est ainsi que Bill le robot avait appelé le garçon). Nenni, j’avais tort — une fois encore — et je ne te gronderai pas. Mais…

Il rejoignit le garçon. Patrick se recula loin avec un sourire de chien battu qui fit monter une nouvelle vague de colère dans le cœur de Roland, mais cette fois-ci il réprima cette émotion sans trop de mal. Patrick aussi avait aimé Ote, et dessiner était son seul moyen de faire face au chagrin.

Mais Roland s’en souciait peu, pour l’instant.

Il se pencha et prit doucement la gomme des mains de Patrick. Le jeune garçon lui adressa un regard interrogateur puis tendit sa main vide, suppliant des yeux qu’on lui rende son jouet merveilleux (et tellement utile).

— Nenni, dit Roland aussi gentiment qu’il put, tu t’es débrouillé pendant les dieux savent combien de temps, sans même soupçonner l’existence de ces choses-là ; tu pourras bien tenir jusqu’à la fin de la journée, je pense. Et il se peut que tu aies quelque chose à dessiner — puis à effacer —, plus tard. Est-ce que tu intuites, Patrick ?

Patrick n’intuitait pas, mais une fois la gomme rangée à l’abri dans la poche du Pistolero, il parut l’oublier et se remit tout bonnement à dessiner.

— Mets aussi ton bloc de côté, pendant un petit moment, lui dit Roland.

Patrick s’exécuta sans se faire prier. Il tendit le doigt vers le chariot, puis vers la Route de la Tour, et émit un de ses coups de klaxon interrogatifs.

— Si fait, acquiesça Roland. Mais d’abord, nous devons inspecter le gunna de Mordred — nous y trouverons peut-être quelque chose d’utile — et enterrer notre ami. Veux-tu bien m’aider à mettre Ote en terre, Patrick ?

Patrick était tout disposé à l’aider, et l’enterrement ne prit pas longtemps. Ce corps était bien plus petit que le cœur qu’il contenait. En milieu de matinée, ils avaient repris la route, et parcouraient les derniers kilomètres qui les séparaient encore de la Tour Sombre.

CHAPITRE 3 Le Roi Écarlate et la Tour Sombre

1

La route autant que le récit ont été longs, vous ne trouvez pas ? Le voyage a été long, et le prix à payer, élevé… mais les grandes choses ne se gagnent pas facilement. Un long récit, comme une haute Tour, se construit une pierre à la fois. À présent, néanmoins, à mesure qu’approche la fin, regardez avec attention ces deux voyageurs, cheminant vers nous avec grand soin. L’homme le plus âgé — celui au visage ridé et tanné par le soleil, et le pistolet à la hanche — tire le chariot qu’ils appellent Ho Fat II. Le plus jeune — celui avec cet énorme bloc de feuilles à dessin calé sous l’aisselle, qui lui donne des airs d’étudiant des temps anciens — marche à ses côtés. Ils escaladent une colline en pente douce, qui ressemble à s’y méprendre aux centaines de collines qu’ils ont déjà gravies. La route qu’ils suivent est envahie par les herbes folles, et jalonnée de part et d’autre de murs de pierre en ruine. Des roses sauvages poussent à profusion au milieu des gravats, formant un ensemble charmant. Dans le vaste paysage parsemé de buissons qui s’étend à perte de vue au-delà de ces murs, surgissent çà et là d’étranges édifices de pierre. Certains rappellent des châteaux effondrés ; d’autres ont des airs d’obélisques égyptiens ; quelques-uns encore sont de toute évidence des Anneaux de parole, de ceux dans lesquels on convoque les démons. Plus loin, des ruines de menhirs et de dolmens font penser à Stonehenge. On s’attendrait presque à voir apparaître des Druides en robes à capuche, assemblés au centre du grand cercle, interrogeant les runes… pourtant les premiers gardiens de ces monuments, précurseurs des Grands Monuments, ont tous disparu. Seuls de petits troupeaux de bannocks paissent là où autrefois on priait.

Quelle importance ? Ce ne sont pas de vieilles ruines que nous sommes venus contempler, à la fin de notre long voyage, mais ce vieux pistolero tirant les poignées de son chariot. Nous nous tenons au sommet de cette colline, à l’attendre, tandis qu’il monte vers nous. Il vient. Il avance. Plus impitoyable que jamais, cet homme apprend toujours le langage de la terre (du moins en partie) et les us du pays. Il est toujours le genre d’homme à redresser les tableaux dans des chambres d’hôtel inconnues. Beaucoup de choses en lui ont changé, mais pas ça. Il gravit la colline, tellement près de nous à présent qu’on peut sentir l’arôme acide de sa sueur. Il lève les yeux, lançant ce regard absent et machinal à chaque sommet de colline, devant, puis de chaque côté — Inspectez toujours le paysage alentour, c’était un des mots d’ordre de Cort, et le dernier de ses élèves ne l’a toujours pas oublié. Il regarde sans la moindre lueur d’intérêt, baisse les yeux… et s’arrête. Au bout de quelques secondes passées à scruter les pavés brisés et infestés de mauvaises herbes de la route, il lève de nouveau le regard, plus lentement, cette fois-ci. Beaucoup plus lentement. Comme effrayé par ce qu’il croit avoir aperçu.

Et c’est ici qu’il nous faut le rejoindre — sombrer en lui — même si ce pauvre bougre qui se croit écrivain serait à présent bien en peine d’inspecter le paysage du cœur de Roland dans un tel moment, quand apparaît enfin à l’horizon le seul et unique but de toute son existence. Il est de ces moments au-delà même de l’imagination.

2

Roland leva rapidement les yeux en atteignant le haut de la colline, non pas par crainte du moindre problème, mais parce que cette habitude était trop bien ancrée en lui pour l’abandonner aujourd’hui. Inspectez toujours le paysage alentour, leur disait Cort, leur martelant cette consigne depuis qu’ils étaient babés, ou presque. Il jeta un œil à la route en contrebas — il devenait de plus en plus difficile de slalomer entre les roses sans en écraser aucune, bien qu’il y soit parvenu jusqu’ici — et c’est alors, bien tardivement, qu’il prit conscience de ce qu’il avait vu.

Ce que tu as cru voir, se dit Roland à lui-même, en scrutant toujours la route. C’est sans doute une autre de ces ruines étranges que nous croisons depuis que nous nous sommes remis en route.

Mais alors, Roland lui-même savait qu’il n’en était rien. Ce qu’il venait de voir ne se situait pas sur le côté de la Route de la Tour, mais en plein milieu.

Il releva les yeux, entendit craquer ses vertèbres comme les gonds d’une vieille porte, et là, encore à quelques kilomètres mais visible à l’horizon, aussi réelle que toutes ces roses, se dressait le sommet de la Tour Sombre. Celle-là même qu’il avait vue dans ces milliers de rêves, il la voyait à présent de ses yeux. À cinquante ou soixante mètres devant eux, la route montait de nouveau à flanc de colline, une colline plus haute ornée d’un ancien Anneau de parole bordé de lierre et de chèvrefeuille d’un côté, et d’un bosquet d’arbres de fer de l’autre. Au centre de cet horizon proche, la forme noire se dressait, obscurcissant une petite portion de ciel bleu.

Patrick vint s’immobiliser aux côtés de Roland et émit un de ses bruits de klaxon.

— Tu la vois ? demanda Roland d’une voix rauque et brisée par la stupéfaction.

Et alors, sans laisser à Patrick le temps de répondre, le Pistolero tendit la main vers ce que le jeune homme portait autour du cou. Car, pour finir, les jumelles avaient été le seul élément du gunna de Mordred qu’ils avaient estimé digne d’intérêt.

— Passe-les-moi, Pat.

Patrick les lui tendit volontiers. Roland les porta à ses yeux, procéda à un infime réglage puis retint son souffle en voyant surgir le sommet de la Tour dans son champ de vision, comme s’il pouvait la toucher. Et au-delà de l’horizon, est-ce qu’on la voyait entièrement ? Quelle portion observait-il en ce moment même ? Cinq mètres ? Peut-être même dix ou quinze ? Il n’en savait rien, mais il apercevait au moins trois des meurtrières qui escaladaient le corps de la Tour en spirale et il distinguait la fenêtre en oriel, tout en haut, avec toutes ses couleurs qui se reflétaient dans le soleil printanier, et le cœur noir qui semblait le foudroyer à travers les jumelles, comme l’œil même du Vaadasch.

Patrick couina et fit signe à Roland de lui prêter les jumelles. Il voulait regarder par lui-même, et Roland les lui tendit sans broncher. Il se sentait la tête qui tournait, il était ailleurs. Il lui revint à l’esprit qu’il s’était parfois senti dans cet état dans les semaines qui avaient précédé son combat avec Cort, comme s’il était un rêve, ou un rayon de lune. Il avait senti un bouleversement imminent, un vaste changement, et c’était ce qu’il ressentait en cet instant.

Le voilà, là-bas, songea-t-il. Le voilà, mon destin, la fin de la route de ma vie. Et pourtant mon cœur bat toujours (un peu plus vite qu’auparavant, à dire vrai), mon sang court toujours dans mes veines, et nul doute que quand je me pencherai pour reprendre les poignées de ce maudit chariot, mon dos grognera toujours et je lâcherai peut-être un petit pet. Rien n’a changé du tout.

Il attendit la déception que cette conclusion ne manquerait pas de provoquer — l’appel d’air. Il ne vint pas. Il ressentit à la place une vivacité étrange et galopante qui naquit dans sa tête et se répandit dans ses muscles. Pour la première fois depuis qu’ils étaient repartis en milieu de matinée, le souvenir d’Ote et de Susannah quitta son esprit. Il se sentait libre.

Patrick abaissa les jumelles. Lorsqu’il se tourna vers Roland, l’excitation se lisait sur son visage. Il tendit la main en direction du pouce noir qui se dressait au-delà de l’horizon et poussa un petit cri.

— Oui, acquiesça Roland, un jour, dans un monde quelconque, une version de toi la peindra, ainsi que Llamrei, le destrier d’Arthur l’Aîné. Je le sais, car je l’ai vu de mes yeux. Et pour l’heure, c’est là qu’il nous faut aller.

Patrick couina de nouveau, puis son visage se rembrunit. Il porta les mains à ses tempes et secoua sa tête d’avant en arrière, comme quelqu’un pris d’une terrible migraine.

— Oui. Moi aussi j’ai peur. Mais on ne peut pas l’empêcher. Je dois y aller. Préfères-tu rester ici, Patrick ? Rester ici à m’attendre ? Si tel est ton désir, je t’y autorise.

Patrick secoua instantanément la tête. Et, juste au cas où Roland n’aurait pas saisi, le jeune muet lui saisit fermement le bras. Sa main droite, celle avec laquelle il dessinait, avait une poigne de fer.

Roland hocha la tête. Tenta même un sourire.

— Oui, ça me va. Reste avec moi aussi longtemps que tu le voudras. Tant que tu comprends bien qu’à la fin, je devrai y aller seul.

3

Maintenant, après chaque déclivité, à chaque colline qu’ils franchissaient, la Tour paraissait plus proche. Les fenêtres s’enroulant autour de sa large circonférence apparaissaient en plus grand nombre. Roland apercevait deux poteaux métalliques saillant du sommet. Les nuages qui dérivaient le long des Sentiers des deux Rayons en état de marche semblaient s’élever comme des panaches de fumée du sommet de la Tour même, formant un grand X au milieu du ciel. Les voix gagnaient en puissance, et Roland se rendit compte qu’elles chantaient les noms des mondes. De tous les mondes. Il ne savait pas d’où lui venait cette intuition, pourtant elle était indiscutable. Cette légèreté de l’être continua de l’habiter. Alors qu’ils franchissaient la crête d’une colline avec à leur gauche de grands hommes de pierre marchant vers le nord (ce qu’il restait de leurs visages, peints d’une matière rouge vif qui rappelait du sang, leur lançait des regards furieux), Roland finit par dire à Patrick de grimper à bord du chariot. Patrick eut l’air surpris. Il se mit à pousser une série de petits cris dont Roland supposa qu’ils signifiaient : Mais tu n’es pas fatigué ?

— Si, mais j’ai besoin d’un ancrage. Sinon je suis capable de partir en courant vers cette Tour là-bas, même si une partie de moi sait que ce serait idiot. Et si ce n’est pas l’épuisement total qui me fait exploser le cœur, le Roi Rouge sera ravi de me décapiter avec un de ses jouets. Grimpe, Patrick.

Patrick s’exécuta. Il s’assit, penché vers l’avant, les jumelles collées aux yeux.

4

Trois heures plus tard, ils se retrouvèrent au pied d’une colline nettement plus abrupte. Et le cœur de Roland lui dicta que c’était la dernière. Can’-Ka No Rey se trouvait juste derrière. Au sommet, sur la droite, se détachait un cairn de rochers qui avait dû être une petite pyramide. Ce qu’il en restait mesurait environ dix mètres de haut. Des roses avaient poussé à sa base, formant un anneau rouge écarlate. Roland l’établit comme point de fuite et se mit à escalader lentement la colline, en tirant le chariot par les poignées. Tandis qu’il grimpait, le sommet de la Tour réapparut, puis s’allongea. Chaque pas élargissait la vision. Il voyait à présent les balcons, avec leur rambarde à hauteur de la taille. Nul besoin des jumelles. L’air était d’une transparence surnaturelle. Il évalua la distance le séparant encore de la Tour à sept kilomètres tout au plus. Peut-être même cinq. Les niveaux successifs apparaissaient sous ses yeux qui n’y croyaient pas encore tout à fait.

À quelques mètres du sommet, alors que la pyramide effondrée ne se trouvait plus qu’à une vingtaine de pas sur la droite, Roland s’arrêta, se penchant posa les poignées du chariot sur la route pour la dernière fois. Chaque nerf dans son corps tremblait, anticipant le danger.

— Patrick ? Descends.

Patrick mit pied à terre en poussant un gémissement, son visage anxieux tourné vers Roland.

Le Pistolero secoua la tête.

— Je ne peux pas te dire pourquoi, pour l’instant. Sauf qu’on est en danger.

Les voix formaient un grand chœur, mais l’air autour d’eux était immobile. Pas un oiseau ne traversait le ciel, aucun gazouillis ne venait troubler le silence. Ils avaient laissé derrière eux les bannocks vagabonds. Une brise légère murmurait autour d’eux, et les brins d’herbe ondulaient doucement. Les roses dodelinaient de leurs têtes carmin.

Ils avancèrent tous deux côte à côte et, chemin faisant, Roland sentit un frôlement timide contre les deux doigts de sa main droite. Il se tourna vers Patrick. Le garçon lui rendit un regard angoissé, accompagné d’un pauvre sourire. Roland lui prit la main, et c’est ainsi qu’ils gravirent les derniers mètres de cette colline.

En contrebas apparut un gigantesque manteau rouge, qui s’étendait jusqu’à l’horizon, quelle que fût la direction où portait leur regard. La route tranchait dans le vif, ligne blanche poussiéreuse parfaitement rectiligne, d’environ trois mètres de large. Au milieu du champ de roses se dressait la Tour noire de suie, exactement telle qu’il se la représentait en rêve. Ses fenêtres scintillaient à la lumière du soleil. Là la route se scindait en deux, dessinant un cercle blanc parfait autour de la base de l’édifice, pour reprendre de l’autre côté, en direction de ce que Roland identifia comme le plein est, et non plus le sud-est. Une autre route partait à angle droit du pied de la Tour, au nord et au sud, s’il avait raison de croire que les points cardinaux étaient rétablis. D’en haut, la Tour Sombre devait ressembler au cœur noir d’un viseur de carabine écarlate.

— C’est…

Mais avant que Roland ait pu poursuivre, un hurlement de démence leur arriva, porté par la brise, bizarrement intact malgré la distance. C’est le Rayon qui l’amène jusqu’à nous, se dit Roland. Ainsi que les roses.

PISTOLERO ! tonnait le Roi Cramoisi. L’HEURE EST VENUE POUR TOI DE MOURIR !

Il y eut un sifflement, d’abord faible, puis allant croissant, tranchant le chant combiné de la Tour et des roses comme le diamant le plus précis et le plus affûté qu’on ait vu de mémoire d’homme. Patrick resta pétrifié, à fixer bêtement la Tour. Il se serait fait arracher de ses bottes sans l’intervention de Roland, dont les réflexes étaient plus prompts que jamais. Il tira le jeune muet par la main jusque derrière le tas de pierres de la pyramide. D’autres pierres se cachaient dans les patiences et les stramoines hautes ; ils trébuchèrent sur l’une d’entre elles et s’affalèrent. Roland sentit un coin acéré se planter dans ses côtes.

Le sifflement continua de prendre de l’ampleur, se muant en gémissement assourdissant. Roland vit un éclair métallique voler dans l’air — un vif d’argent. Il alla percuter le chariot et explosa, éparpillant leur gunna aux quatre vents. Une bonne partie retomba sur la route, les boîtes de conserve roulèrent et rebondirent, certaines éclatèrent dans la poussière.

Puis ils entendirent un rire haut perché, qui fit grincer les dents de Roland. À ses côtés, Patrick s’était couvert les oreilles de ses paumes. La folie de ce rire était presque insupportable à entendre.

MONTRE-TOI ! l’exhortait la voix démente et lointaine, entre deux éclats de rire. MONTRE-TOI ET VIENS DONC JOUER, ROLAND ! VIENS À MOI ! VIENS À TA TOUR, APRÈS TOUTES CES ANNÉES, NE VEUX-TU PAS VENIR ?

Patrick le considéra d’un regard effrayé et désespéré. Il serrait son bloc de feuilles contre sa poitrine comme un bouclier.

Roland jeta un regard prudent au-delà de la pyramide, et là, sur un balcon au deuxième niveau en partant de la base de la Tour, il vit exactement ce que représentait le tableau dans le bureau de sai Sayre : une tache rouge et trois petites taches blanches. Un visage et deux mains levées. Seulement il ne s’agissait pas d’un tableau, et l’une des mains eut un geste vif, celui de lancer quelque chose, bientôt suivi d’un autre de ces gémissements infernaux. Roland roula en arrière, se mettant à nouveau à couvert de la pyramide. Après un silence qui lui parut interminable, un deuxième vif d’argent percuta l’autre côté de la pyramide, puis explosa. La déflagration les projeta face contre terre. Patrick poussa un hurlement de terreur. Des rochers volèrent de toutes parts. Certains atterrirent sur la route, mais Roland ne vit pas un seul éclat toucher une rose.

Le garçon se remit à genoux en rampant et il se serait enfui en courant — sans doute par la route — si Roland ne l’avait pas rattrapé par le col de son manteau de peau, le plaquant de nouveau au sol.

— On est à l’abri, ici, murmura-t-il à l’intention du garçon. Regarde.

Il plongea la main dans un trou que venait de mettre au jour la chute de pierres, et en cogna l’intérieur avec ses phalanges, produisant un écho métallique qui lui fit découvrir les dents en un rictus amer.

— De l’acier ! Oui-là ! Il peut bien frapper avec une douzaine de ses sales bêtes volantes, ça ne la mettra pas par terre. Tout ce qu’il réussira à faire, c’est à faire voltiger des cailloux et à découvrir la couche située dessous. Tu intuites ? Et je ne crois pas qu’il ait l’intention de gâcher ses munitions. Il ne doit pas avoir bien plus qu’un chargement de mulet.

Avant que Patrick ait pu réagir, Roland jeta une nouvelle fois un regard par-dessus le rebord déchiqueté de la pyramide. Il plaça les mains en coupe autour de sa bouche et se mit à hurler.

— ESSAIE ENCORE UNE FOIS, SAI ! ON EST TOUJOURS LÀ, MAIS TU AURAS PEUT-ÊTRE PLUS DE CHANCE AU PROCHAIN COUP !

Un silence, puis un nouveau cri de démence.

— IIIIIII ! COMMENT OSES-TU RIRE DE MOI ! COMMENT OSES-TU ! IIIIIIIIIIII !

Un autre sifflement suivit. Roland attrapa Patrick et le couvrit de son corps, à l’abri de la pyramide, mais sans s’y adosser. Il craignait que les vibrations au moment de l’impact du vif d’argent ne provoquent des commotions, ou ne leur réduisent les viscères en bouillie.

Seulement, cette fois-ci, le vif d’argent ne percuta pas la pyramide. Il vola près de leurs têtes et monta en flèche au-dessus de la route. Roland fit rouler Patrick sur le dos. Des yeux il repéra l’éclat doré et attendit le moment exact où il amorçait la boucle qui le ramènerait vers ses cibles. Il le fit exploser en plein vol comme une assiette d’argile. Il y eut un éclair aveuglant, puis l’engin disparut.

BON SANG, TOUJOURS LÀ ! mugit Roland, veillant à insuffler juste la bonne dose de moquerie dans sa voix — ce qui n’était pas chose aisée, quand on hurlait à tue-tête.

Un nouveau cri lui répondit.

— IIIIIIIIIIIIIIII !

Roland s’étonnait que le Roi Rouge ne se soit pas fait éclater le cerveau en deux, à force de pousser des cris aussi perçants. Il rechargea la chambre qu’il avait vidée — il avait l’intention de garder un pistolet plein aussi longtemps que possible — et cette fois-ci le sifflement fut double. Patrick gémit, roula sur le ventre et plongea le visage dans l’herbe criblée de cailloux, se couvrant la tête de ses mains. Roland s’adossa à la pyramide de pierre et d’acier, le long canon de son six-coups posé sur sa cuisse, dans l’attente et détendu. En même temps, il dirigea toute sa volonté vers un seul objet. Ses yeux se mirent à larmoyer, en réaction à ce sifflement aigu qui approchait, mais il ne pouvait se permettre de les laisser s’embuer. S’il avait besoin de cette vue exceptionnelle qui avait fait sa renommée en son temps, c’était maintenant.

Ces yeux bleus n’avaient rien perdu de leur précision lorsque les vifs d’argent passèrent en flèche au-dessus de la route. Cette fois-ci, l’un d’eux obliqua à gauche, tandis que l’autre bifurquait à droite. Ils eurent quelques manœuvres aléatoires, oscillant follement dans un sens puis dans l’autre. Ce qui ne fit aucune différence. Roland attendait, assis les jambes allongées et ses vieilles bottes éculées réunies en V, son cœur battant lentement et régulièrement, l’œil empli de toute la clarté et de toutes les couleurs du monde (s’il avait pu voir plus clairement en ce jour ultime, il se dit qu’il aurait vu le vent). Puis il leva son arme en un éclair pour faire exploser les deux vifs d’argent en plein vol, et rechargea une nouvelle fois les chambres vides, tandis que les images rémanentes battaient devant ses yeux en rythme avec son cœur.

Il s’appuya contre le coin de la pyramide, s’empara des jumelles, les cala sur un éperon rocheux de taille adaptée et chercha son ennemi du regard. Le Roi Cramoisi lui sauta presque aux yeux, et pour une fois dans sa vie, Roland vit exactement ce qu’il s’attendait à voir : un vieillard doté d’un énorme nez, crochu et cireux ; des lèvres rouges écloses dans la neige d’une barbe luxuriante ; une chevelure blanche et vaporeuse qui tombait dans le dos du Roi, presque jusqu’à ses fesses maigres. Il tendait son visage rosi en direction des pèlerins. Il portait une robe d’un rouge éclatant, décorée çà et là d’éclairs et de symboles cabalistiques. À Susannah, Eddie et Jake, il aurait rappelé le Père Noël. Aux yeux de Roland, il avait exactement l’air de ce qu’il était : l’Enfer incarné.

COMME TU ES LENT ! s’écria le Pistolero sur un ton de consternation amusée. ESSAIE AVEC TROIS, PEUT-ÊTRE QUE TROIS À LA FOIS TE SIÉRONT !

Observer par les jumelles, c’était comme regarder à travers un sablier magique, qu’on aurait incliné. Le Pistolero voyait le Gros Roi Rouge sauter en l’air, agiter les mains près de son visage de manière presque comique. Roland crut voir un cageot aux pieds de la silhouette en robe, mais il ne put en être certain. Les volutes de fer forgé entre le sol du balcon et la rambarde les lui cachaient.

Sans doute son stock de munitions, pensa le Pistolero. Ça doit être son stock de munitions. Combien peut-il en avoir, dans un cageot de cette taille ? Vingt ? Cinquante ? Peu importait. À moins que le Roi Rouge se mît à les lancer par douze, Roland n’avait aucune inquiétude quant à sa capacité d’abattre en plein vol tout ce que le vieux démon lui enverrait. Après tout, c’était pour ça qu’il était fait.

Malheureusement, le Roi Cramoisi le savait aussi bien que Roland lui-même.

La chose perchée sur son balcon lança un nouveau hurlement strident et épouvantable (Patrick enfonça ses doigts sales dans ses oreilles sales) et fit mine de refaire le plein de munitions. Cependant, il s’interrompit en plein mouvement. Roland le vit s’approcher de la rambarde du balcon… et fixer le Pistolero droit dans les yeux. Son regard furieux était rouge et brûlant. Roland abaissa immédiatement les jumelles, de crainte de se laisser fasciner.

L’appel du Roi dériva jusqu’à lui.

— ATTENDS UN PEU — ET MÉDITE SUR CE QUE TU AURAIS À GAGNER, ROLAND ! SONGE COMBIEN ELLE EST PROCHE ! ET… ÉCOUTE ! ÉCOUTE LE CHANT DE TA CHÉRIE !

Puis il se tut. Plus de sifflements ; plus de gémissements ; plus de vifs d’argent lancés à pleine vitesse. Roland n’entendit plus que le murmure du vent… et ce que le Roi voulait qu’il entende.

L’appel de la Tour.

Viens, Roland, chantaient les voix. Elles provenaient des roses de Can’-Ka No Rey, elles provenaient des Rayons au-dessus d’eux, en train de se reconstituer, et surtout elles provenaient de la Tour même, celle-là même qu’il avait cherchée toute sa vie, et qui était à présent à sa portée… pour qu’il s’en voie finalement refuser l’accès, au tout dernier moment. S’il allait jusqu’à elle, il se ferait tuer à découvert. Pourtant cet appel était comme un hameçon dans son esprit, qui l’attirait. Le Roi Cramoisi savait qu’il ferait son travail, avec un peu de patience. Et à mesure que le temps passait, Roland en fut lui aussi convaincu. Car les voix qui l’appelaient n’étaient pas constantes. À leur niveau moyen, il pouvait leur résister. Mais lorsque l’après-midi tendit vers le soir, l’appel gagna en intensité. Il comprit progressivement — et avec un sentiment croissant d’horreur — pourquoi dans ses rêves et dans ses visions il s’était toujours vu arriver à la Tour au coucher du soleil, alors que la lumière qui éclairait l’ouest semblait refléter le champ de roses, transformant le monde entier en une mare de sang de laquelle saillait un phare unique, d’un noir aussi profond que la nuit, se détachant sur l’horizon en flammes.

Il s’était vu y arriver au crépuscule car c’était le moment où l’appel intense de la Tour finirait par avoir raison de sa volonté. Il irait. Aucune puissance dans l’univers ne serait en mesure de l’en empêcher.

Viens… viens… devint VIENS… VIENS… puis VIENS ! VIENS ! Sa tête en était douloureuse. Sa tête douloureuse en voulait plus. Il se retrouva à genoux, encore et encore, se forçant à chaque fois à se rasseoir, le dos appuyé à la pyramide.

Patrick l’observait avec un effroi croissant. Il était partiellement ou complètement immunisé contre l’appel — ce que Roland comprenait — mais il mesurait ce qui était en train de se produire.

5

Ils étaient coincés depuis environ une heure (évalua Roland), lorsque le Roi tenta un nouvel envoi de vifs d’argent. Cette fois-ci, les deux engins piquèrent de part et d’autre de la pyramide et firent presque immédiatement demi-tour, fonçant sur lui avec un parfait ensemble, à environ cinq mètres l’un de l’autre. Roland cueillit le premier par la droite, cassa le poignet vers la gauche, et fit exploser l’autre sur fond de ciel. L’explosion du second vif d’argent lui balaya le visage d’un souffle chaud, mais au moins n’y eut-il pas d’éclats ; lorsqu’ils explosaient, les vifs d’argent explosaient complètement, semblait-il.

— ESSAIE ENCORE ! cria-t-il.

Il avait à présent la gorge sèche et râpeuse, mais il savait que ses mots portaient — l’air de cet endroit était fait pour ce genre de communication. Et il savait que chacune de ses paroles était une dague dont la lame venait piquer la chair du vieux fou. Mais il avait lui aussi ses problèmes. L’appel de la Tour devenait de plus en plus insoutenable.

— VIENS, PISTOLERO ! l’exhorta la voix enjôleuse du dément. PEUT-ÊTRE TE LAISSERAI-JE APPROCHER, APRÈS TOUT ! NOUS POURRIONS AU MOINS PALABRER SUR LE SUJET, NE CROIS-TU PAS ?

Et à sa grande horreur, Roland crut percevoir des accents de sincérité dans cette voix.

Oui, se dit-il avec amertume. Et on boira un petit café. Peut-être même qu’on se fera un petit casse-croûte.

Il sortit maladroitement la montre de sa poche et l’ouvrit d’une chiquenaude. Les aiguilles couraient vivement à l’envers. Il s’appuya contre la pyramide et ferma les yeux, mais c’était pire. L’appel de la Tour

(viens, Roland, Pistolero, comme-à-commala, la fin du voyage est là)

avait gagné en puissance, plus insistant que jamais. Il rouvrit les yeux et les leva vers le ciel impitoyable et les nuages qui défilaient à la queue leu leu jusqu’à la Tour, au bout du champ de roses.

Et la torture continua.

6

Il tint bon une heure de plus, tandis que s’allongeaient les ombres des buissons et des roses qui poussaient près de la pyramide, espérant sans y croire qu’il lui arriverait quelque chose, qu’il aurait une idée brillante qui le sauverait, lui évitant de remettre sa vie et son destin entre les mains du jeune garçon talentueux mais peu vif à ses côtés. Mais lorsque le soleil se mit à glisser derrière la ligne d’horizon à l’ouest et qu’au-dessus d’eux le bleu vira au noir, il sut qu’il n’y avait plus rien. Les aiguilles de sa montre gousset tournaient à l’envers, de plus en plus vite. Bientôt elles feraient l’hélice. Et quand ce serait le cas, il irait. Vifs d’argent ou pas (et qu’est-ce que ce vieux fou pouvait encore lui réserver ?), il irait. Il irait en courant, en zigzaguant, il ramperait au sol, s’il le fallait, et peu importe ce qu’il ferait, il savait qu’il pourrait s’estimer heureux de réussir à parcourir la moitié de la distance qui le séparait de la Tour Sombre avant de se faire trucider.

Il mourrait au milieu des roses.

— Patrick, dit-il d’une voix enrouée.

Patrick leva vers lui un regard chargé d’un intense désespoir. Roland baissa les yeux sur les mains du garçon — sales, galeuses, mais à leur façon porteuses d’un talent aussi extraordinaire que le sien — et céda. Il lui apparut clairement qu’il n’avait tenu aussi longtemps que par orgueil ; il avait voulu tuer le Roi Cramoisi, pas seulement l’envoyer dans le néant. Et bien sûr il n’avait aucune garantie que Patrick pourrait réserver au Roi le sort de la plaie de Susannah. Mais l’appel de la Tour serait bientôt trop fort pour qu’il puisse résister plus longtemps, et il n’avait plus d’autre choix, désormais.

— Change de place avec moi, Patrick.

Patrick obéit, en enjambant Roland avec précaution. Il se trouvait à présent au bord de la pyramide, côté route.

— Regarde par les lunettes porte-loin. Cale-les dans ce trou, là — oui, comme ça — et regarde.

Patrick s’exécuta à nouveau, pendant ce qui parut à Roland une éternité. Pendant ce temps, la voix de la Tour chantait et carillonnait, enjôleuse. Patrick finit par se tourner vers le Pistolero.

— Maintenant prends ton bloc, Patrick. Dessine cet homme là-bas.

Non pas qu’il fût vraiment un homme, mais il en avait l’apparence.

Mais Patrick se contenta tout d’abord d’examiner attentivement Roland, en se mordant la lèvre. Puis il finit par saisir la tête du Pistolero entre ses mains, et à l’approcher de la sienne, jusqu’à ce qu’ils fussent front contre front.

Très difficile, murmura une voix au plus profond de l’esprit de Roland. Ce n’était pas du tout une voix de garçon, mais d’homme. D’homme puissant. Il n’est pas complètement là. Il s’ombroie. Il se caméléone.

Où Roland avait-il déjà entendu ces mots ?

Pas le moment d’y réfléchir.

— Tu veux dire que tu ne peux pas ? demanda le Pistolero en injectant (avec un effort) une pointe d’incrédulité et de déception dans sa voix. Que toi, tu ne peux pas ? Que Patrick ne peut pas ? Que L’Artiste ne peut pas ?

Le regard de Patrick changea. L’espace d’une seconde, Roland vit passer une expression qui deviendrait constante, s’il devait atteindre l’âge adulte… et le tableau dans le bureau de Sayre confirmait qu’il deviendrait un homme, du moins dans un temps donné, dans un des mondes. Qu’il deviendrait assez vieux, du moins, pour peindre ce qu’il avait vu ce jour-là. Cette expression serait un jour de la morgue, s’il devait devenir un vieil homme doué d’un peu de sagesse pour accompagner son talent ; pour l’instant ce n’était que de l’arrogance. C’était le regard d’un gamin qui sait qu’il dégaine plus vite que la flamme bleue, qu’il est le meilleur et qui ne se soucie pas d’apprendre autre chose. Roland reconnaissait ce regard, car ne l’avait-il pas vu, renvoyé par des centaines de miroirs et d’étendues d’eau immobile, lorsqu’il avait l’âge de Patrick Danville ?

Je le peux, reprit la voix dans le cerveau de Roland. Je dis seulement que ce ne sera pas facile. J’aurai besoin de la gomme.

Roland secoua immédiatement la tête. Dans sa poche, ses doigts se refermèrent autour de ce qui restait de caoutchouc rose, et le serrèrent fort.

— Non. Tu dois dessiner à froid, Patrick. Que chaque ligne soit la bonne, dès le premier coup. C’est plus tard que tu effaceras.

Pendant une seconde, l’arrogance dans son regard vacilla, mais rien qu’une seconde. Et lorsqu’elle reparut, ce fut accompagnée d’une émotion que le Pistolero apprécia grandement, et qui le mit quelque peu à l’aise, aussi. C’était l’étincelle d’une vive excitation. L’étincelle qu’on retrouve dans l’œil de ceux qui possèdent un don, quand après des années passées à le gaspiller, ils se trouvent enfin défiés de mettre en œuvre leurs facultés, d’en éprouver les limites. Peut-être même de les dépasser.

Patrick se cala de nouveau derrière les jumelles, qu’il avait laissées de travers dans leur encoche. Il scruta de nouveau la Tour, tandis que les voix ressassaient leur couplet impérieux dans la tête de Roland.

Et enfin, il bascula sur le côté, prit son bloc et s’attaqua au dessin le plus important de toute sa vie.

7

Ce fut un travail de lenteur, comparé à la méthode habituelle de Patrick — des traits rapides qui constituaient en quelques minutes à peine un portrait vivant et fascinant. Roland dut se retenir à maintes reprises de hurler au garçon : Dépêche-toi ! Au nom de tous les dieux, dépêche-toi ! Ne vois-tu pas que je suis au supplice ?

Mais Patrick ne voyait rien, et ne s’en serait pas soucié, l’eût-il vu. Il était totalement absorbé dans son travail, transporté par cette avidité inconsciente, ne s’interrompant que pour jeter de nouveau un long regard dans les jumelles, afin de mieux s’imprégner de son modèle en robe rouge. Parfois il penchait le crayon pour affiner les ombres, puis il frottait du pouce pour estomper le trait. D’autres fois il roulait les yeux en arrière, ne montrant à Roland qu’un voile blanc cireux. On aurait dit qu’il restituait une version du Roi Rouge qui rayonnait dans son cerveau. Et qu’est-ce qui prouvait à Roland que tel n’était pas le cas ?

Je me moque du pourquoi et du comment. Qu’il termine avant que je devienne fou et parte en courant vers ce que le Vieux Roi Rouge appelle très justement « ma chérie ».

Une demi-heure longue de trois jours pleins s’écoula ainsi. Le Roi Cramoisi l’appela de nouveau, plus enjôleur que jamais, l’invitant à venir palabrer au pied de la Tour. Peut-être, ajouta-t-il, si Roland le libérait de sa prison sur ce balcon, ils pourraient enterrer la hache de guerre et monter ensemble au sommet, dans ce même esprit de franche cordialité. Ce n’était pas impossible, après tout. Une grosse averse réunissait d’insolites compagnons de couche, dans les auberges. Roland n’avait-il jamais entendu ce dicton ?

Le Pistolero le connaissait bien, ce dicton. Il savait aussi que l’offre du Roi Rouge était aussi fausse que sa requête précédente, sauf qu’il l’avait cette fois-ci habillée en queue-de-pie et cravate. Et Roland entendit l’inquiétude ramper dans la voix du vieux monstre. Il ne gaspilla pas son énergie à répondre.

Comprenant que ses câlineries avaient échoué, le Roi Cramoisi envoya un autre vif d’argent. Celui-ci s’envola si haut au-dessus de la pyramide qu’il ne fut qu’une étincelle, puis il plongea droit sur eux avec un hurlement de bombe en pleine chute. Roland lui régla son compte d’une seule balle et rechargea, piochant dans ses abondantes munitions. Pour être honnête, il aurait voulu que le Roi lui envoie d’autres de ses grenades volantes, car elles occupaient momentanément son esprit et éclipsaient le redoutable appel de la Tour.

Elle m’attend, se dit-il avec désarroi. C’est ce qui rend toute résistance aussi difficile, je pense — c’est moi qu’elle appelle, moi en particulier. Pas Roland à proprement parler, mais la lignée d’Arthur l’Aîné tout entière… et de cette lignée, je suis le seul qui reste.

8

Alors que le soleil déclinant s’enveloppait de ses premiers voiles orangés et que Roland sentait qu’il ne pouvait plus résister, Patrick posa son crayon et tendit sa feuille à Roland, en fronçant les sourcils. Son regard fit peur à Roland. Il n’avait jamais vu cette expression particulière dans l’œil du jeune muet. L’ancienne arrogance de Patrick avait disparu.

Roland prit néanmoins le bloc, et pendant une seconde, se retrouva tellement sidéré par ce qu’il avait devant lui qu’il dut détourner le regard, comme si les yeux dessinés avaient eux aussi le pouvoir de le fasciner. De le forcer à poser son pistolet sur la tempe et à faire sauter sa cervelle douloureuse. C’était là l’expression du génie. Le visage avide et interrogateur était tout en longueur, les joues et le front marqués de rides si profondes qu’elles paraissaient s’enfoncer dans la chair même. Les lèvres encastrées dans la barbe moutonnante étaient charnues et cruelles. C’était la bouche d’un homme qui passerait sans peine du baiser à la morsure, si l’envie lui prenait, et l’envie lui en prenait souvent.

— POUR QUI TE PRENDS-TU ? hurla la voix de dément. Tu N’ARRIVERAS À RIEN, QUEL QUE SOIT TON PLAN ! C’EST MOI QUI TIENS LA TOUR — IIIIIIIIIIII ! — JE SUIS COMME LE CHIEN, ROLAND ! ELLE EST À MOI, MÊME SI JE NE PEUX L’ESCALADER ! ET TU VIENDRAS ! IIIII ! JE DIS VRAI ! AVANT QUE L’OMBRE DE LA TOUR N’ATTEIGNE TA CACHETTE DE COUARD, TU VIENDRAS ! IIIIIIIII ! IIIIIIIII ! IIIIIIIII !

Patrick se couvrit les oreilles en grimaçant. À présent qu’il avait fini de dessiner, il entendait de nouveau ces cris épouvantables.

Roland n’avait absolument aucun doute sur le fait que ce dessin serait la plus grande réussite de toute la carrière d’artiste de Patrick. Mis au défi, ce garçon avait fait plus que franchir ses limites. Il les avait tellement dépassées qu’il avait confiné au génie. Le portrait du Roi Cramoisi hantait quiconque le regardait par son absolue clarté. Les lunettes porte-loin n’expliquent pas tout. C’est comme s’il avait un troisième œil, l’œil de son imagination, qui voit tout. C’est par cet œil qu’il regarde, quand il fait rouler les deux autres en arrière. Posséder un don de cette ampleur… et l’exprimer avec un instrument aussi humble qu’un crayon ! Par les dieux !

Il s’attendait presque à voir le pouls se mettre à battre aux tempes du vieil homme, où l’entrelacs de veines était dépeint par quelques plumets ombrés. À la commissure de ces lèvres pleines et sensuelles, le Pistolero vit l’éclat furtif d’une unique

(défense)

dent acérée, et il eut l’impression que les lèvres du dessin allaient s’animer et s’entrouvrir sous ses yeux, révélant une rangée de crocs : un seul éclair blanc (qui n’était en fait qu’un fragment de papier vierge, après tout) suffisait à embraser l’imagination et à lui laisser faire tout le reste, et même à faire sentir les relents de nourriture qui accompagneraient chaque souffle. Patrick avait su rendre à la perfection une petite touffe de poils s’échappant en tortillon d’une des narines du Roi Cramoisi, ainsi qu’une minuscule cicatrice qui serpentait comme un fil blanc moiré dans son sourcil droit. Il s’agissait d’un travail fantastique, bien meilleur que le portrait que le muet avait fait de Susannah. Si Patrick avait su ôter le bouton de ce portrait-là, nul doute qu’il saurait effacer le Roi Cramoisi du dessin qu’il venait de réaliser, ne laissant rien d’autre que la rambarde devant lui et la porte close dans son dos. Roland s’attendait presque à voir le Roi Cramoisi respirer et bouger, et c’était comme si c’était fait ! Aucun doute…

Mais non. Et toute sa volonté n’y changerait rien. Ce besoin impérieux n’y changerait rien.

Ses yeux, il y a quelque chose dans ses yeux, se dit Roland. De grands yeux terribles, les yeux d’un dragon sous une forme humaine. Ils étaient remarquablement représentés dans leur atrocité, pourtant quelque chose clochait. Roland ressentit comme une certitude désespérante, implacable, et frissonna des pieds à la tête, au point que ses dents se mirent à claquer. Il y a quelque chose qui cl…

Patrick le saisit par le coude. Le Pistolero était tellement concentré sur le dessin qu’il faillit pousser un cri. Il releva les yeux. Patrick lui adressa un hochement de tête, puis porta ses index au coin de ses propres yeux.

Oui. Ses yeux. Je le sais ! Mais qu’est-ce qui cloche dans ses yeux ?

Patrick continuait de se toucher le coin des yeux. Au-dessus d’eux, un vol de rouilleaux traversa un ciel qui serait bientôt plus violet que bleu, en lançant les cris grinçants et râpeux auxquels ils devaient leur nom. Ils se dirigeaient vers la Tour Sombre. Roland se leva pour les suivre, pour qu’eux n’aient pas ce qui se refusait à lui.

Patrick l’agrippa par son manteau de peau et le tira en arrière. Le garçon se mit à secouer violemment la tête, cette fois en désignant la route.

— JE T’AI VU, ROLAND ! lança la voix infernale. TU CROIS QUE CE QUI EST ASSEZ BON POUR LES OISEAUX EST ASSEZ BON POUR TOI, N’EST-CE PAS ? IIIIIIIII ! ET TU AS RAISON, POUR SÛR ! AUSSI SÛR QUE LE SUCRE EST SUCRÉ, AUSSI SÛR QUE LE SEL EST SALÉ, AUSSI SÛR QUE LE CAVEAU DU ROI DANDO EST TRUFFÉ DE RUBIS ! — IIIIIIIII, HA ! J’AURAIS PU T’AVOIR ? À L’INSTANT, MAIS À QUOI BON ? JE CROIS QUE JE PRÉFÉRERAIS TE VOIR VENIR, EN TRAIN DE TE PISSER DESSUS, TREMBLANT DES PIEDS À LA TÊTE, INCAPABLE DE TE RETENIR !

Et c’est ce qui va se produire, pensa Roland. Je serai incapable de me retenir. Je vais peut-être tenir encore dix minutes, peut-être même vingt, mais à la fin…

Patrick interrompit le cours de ses pensées, en pointant une nouvelle fois la main vers la route. Par où ils étaient arrivés.

Roland secoua la tête avec lassitude.

— Même si je pouvais combattre cet appel — et je ne le pourrai pas, tout ce que je peux faire, c’est attendre ici —, battre en retraite ne nous serait d’aucune utilité. Une fois que nous serons à découvert, il fera usage de ce qu’il a. Parce qu’il a quelque chose, j’en suis certain. Et quoi que ce soit, les balles de mon revolver ne suffiront pas à l’arrêter.

Patrick secoua la tête avec véhémence, faisant voler furieusement ses cheveux en tous sens. L’emprise se resserra autour du bras de Roland, et les ongles du garçon s’enfoncèrent dans la chair du Pistolero, en dépit des trois couches de cuir qu’il portait. Ses yeux, toujours doux et généralement perplexes, fixaient présentement Roland avec ce qui ressemblait à de la fureur. Il tendit de nouveau sa main libre, trois soubresauts exaspérés de son index crasseux. Mais pas vers la route.

Patrick désignait les roses.

— Eh bien, quoi ? demanda Roland. Patrick, qu’est-ce qu’elles ont, ces roses ?

Cette fois-ci, Patrick désigna d’abord les roses, puis les yeux de son dessin.

Et cette fois-ci, Roland comprit.

9

Patrick ne voulut pas aller les cueillir. Lorsque Roland lui fit signe d’y aller, le garçon fit immédiatement non de la tête, balançant sa chevelure de droite à gauche, les yeux écarquillés. Il émit un sifflement entre ses dents, qui imitait remarquablement un vif d’argent à l’approche.

— Je tirerai sur tout ce qu’il envoie. Tu m’as vu faire. S’il y en avait une assez près pour que j’aille la cueillir moi-même, crois bien que j’irais. Mais ce n’est pas le cas. Alors il faut que ce soit toi qui y ailles, et moi qui te couvre.

Mais Patrick se recroquevilla contre la paroi inégale de la pyramide. Patrick ne voulait pas. Si sa peur n’était peut-être pas aussi grande que son talent, il s’en fallait de peu. Roland évalua la distance qui le séparait de la rose la plus proche. Elle se trouvait au-delà de la zone de sûreté, mais peut-être pas de beaucoup. Il examina brièvement sa main mutilée, qui devrait se charger de la cueillette, et se demanda quelle difficulté cela représenterait. Car il n’en savait rien, bien sûr. Il ne s’agissait pas de roses ordinaires. Pour autant qu’il sache, les épines ornant leur tige pouvaient bien être imprégnées de poison, qui le laisserait gisant paralysé dans l’herbe haute, faisant de lui une cible facile.

Et Patrick qui ne voulait pas. Patrick savait que Roland avait eu des amis, autrefois, et qu’aujourd’hui tous ces amis étaient morts, et Patrick ne voulait pas. Si Roland avait disposé de deux heures pour convaincre le garçon — peut-être même une seule — il aurait sans doute pu venir à bout de sa terreur. Mais il n’avait pas ce temps-là devant lui. Le crépuscule était presque là.

En outre, elle est assez près. Je peux le faire, s’il le faut… et je le dois.

Le fond de l’air s’était assez réchauffé pour rendre inutiles les moufles de peau que leur avait confectionnées Susannah, et qui l’auraient ralenti ; mais Roland les avait portées le matin même, et elles étaient toujours glissées dans sa ceinture. Il en prit une et coupa le bout des doigts, de sorte que ses deux doigts restants puissent passer à travers. Ce qu’il en restait lui protégerait au moins la paume des épines. Il l’enfila, puis s’appuya sur son genou, son unique pistolet dans l’autre main, observant la rose la plus proche. Est-ce qu’une seule suffirait ? Il faudrait bien, décida-t-il. La suivante poussait plus de deux mètres plus loin.

Patrick lui attrapa l’épaule, en secouant frénétiquement la tête.

— Je dois y aller, dit Roland.

Et c’est ce qu’il fit, bien sûr. C’était son devoir à lui, pas celui de Patrick, et il avait eu tort d’essayer de persuader le garçon de s’en acquitter à sa place. S’il devait réussir, tant mieux. S’il échouait et se faisait massacrer au bord de Can’-Ka No Rey, au moins cet effroyable appel magnétique cesserait-il.

Le Pistolero inspira profondément, puis bondit à découvert, droit sur la rose. Au même instant, Patrick se pencha, tentant une dernière fois de retenir Roland. Il attrapa un coin de son manteau de peau, et le fit dévier de sa trajectoire. Roland atterrit maladroitement sur le flanc. Le pistolet jaillit de sa main et tomba dans l’herbe haute. Le Roi Cramoisi poussa un hurlement (le Pistolero décela fureur et triomphe, dans ce cri) qui fut suivi par le sifflement d’un vif d’argent en pleine course. Roland referma sa main droite gantée autour de la tige de la rose. Les épines traversèrent l’épaisse peau de cerf comme s’il s’agissait d’une simple toile d’araignée. Puis elles mordirent sa chair. La douleur fut monstrueuse, mais le chant de la rose toujours aussi doux. Il aperçut en son cœur l’éclat jaune aveuglant comparable à celui du soleil. Ou d’un million de soleils. Il sentait le flot chaud du sang remplir le creux de sa paume et courir entre ses doigts restants. Il imbiba la peau de cerf, faisant éclore une autre rose sur sa surface brune et éraflée. Et c’est alors que fondit sur lui le vif d’argent qui allait le tuer, faisant taire le chant de la rose, lui vrillant le crâne de son gémissement strident et menaçant de lui faire éclater le cerveau.

La tige ne voulut pas se casser. La rose finit par se dégager du sol, racines comprises. Roland roula sur la gauche, attrapa son arme dans la lancée et tira sans regarder. Son cœur lui dicta qu’il n’avait plus le temps de viser. Il y eut une explosion fracassante, et l’air chaud qui lui balaya cette fois-ci le visage avait la puissance d’un ouragan.

Près. Très près, cette fois-ci.

Le Roi Cramoisi hurla sa frustration — IIIIIIIII — et ce cri fut suivi par toute une série de sifflements. Patrick se pressa aussi fort qu’il put contre la pyramide, enfouissant le visage dans les anfractuosités de la pierre. Roland, s’accrochant fermement à la rose de sa main droite sanguinolente, roula sur le dos, leva son arme et attendit que les vifs d’argent bifurquent. Lorsqu’ils furent en vue, il se chargea de les mettre hors d’état de nuire : et un et deux et trois.

— TOUJOURS LÀ ! hurla-t-il à l’intention du Vieux Roi Rouge. TOUJOURS LÀ ? ESPÈCE DE VIEIL ENFOIRÉ, SI CELA TE SIED !

Le Roi Cramoisi lâcha un autre de ses mugissements monstrueux, mais fit cesser la pluie de vifs d’argent.

— AINSI TU AS MAINTENANT UNE ROSE ! ÉCOUTE-LA, ROLAND ! ÉCOUTE BIEN, CAR SON CHANT EST LE MÊME ! ÉCOUTE ET VIENS COMME-À-COMMALA !

Le chant n’était plus seulement pressant dans sa tête, il brûlait le long de chacun de ses nerfs avec une ardeur indescriptible. Il attrapa Patrick par l’épaule et le fit pivoter.

— Maintenant. Pour ma vie, Patrick. Pour la vie de chaque homme et chaque femme mort à ma place, afin que je puisse poursuivre mon chemin.

Et pour chaque enfant, songea-t-il, en ressassant le souvenir du visage de Jake. Jake d’abord suspendu au-dessus des ténèbres, puis sombrant. Il planta son regard dans les yeux terrifiés du muet.

— Termine-le ! Montre-moi que tu le peux.

10

Et Roland fut témoin d’une chose étonnante : lorsque Patrick s’empara de la rose, il ne se coupa pas. Pas même une égratignure. Roland se débarrassa de son gant lacéré en s’aidant de ses dents et constata que non seulement il avait la paume salement entaillée, mais qu’un de ses doigts restants pendait désormais au bout d’un unique tendon ensanglanté. Il s’affaissait mollement, comme s’il voulait s’endormir. Mais Patrick ne fut pas coupé, lui. Les épines ne le transpercèrent pas. Et la terreur avait quitté son regard. Ses yeux allaient et venaient entre la rose et sa feuille, avec une attention pleine de délicatesse.

— ROLAND ! QU’EST-CE QUE TU FAIS ? VIENS, PISTOLERO, CAR LE CRÉPUSCULE SERA BIENTÔT LÀ !

Et oui, il viendrait. D’une manière ou d’une autre. Le savoir l’apaisait quelque peu, lui permettait de rester là où il se trouvait sans trop trembler. Sa main droite était engourdie jusqu’au poignet, et quelque chose lui disait que plus jamais il ne la sentirait. Ce qui ne l’affecta pas vraiment : elle n’avait pas été d’une grande utilité, depuis l’intervention des homarstruosités.

Et la rose chantait Oui, Roland, oui — tu la retrouveras. Tu retrouveras toutes tes facultés. Le renouveau se produira. Tu n’as qu’à venir.

Patrick préleva un pétale sur la rose, l’examina, puis en cueillit un autre pour faire la paire. Et il les engouffra dans sa bouche. Pendant quelques instants, tous les traits de son visage se relâchèrent en une sorte d’extase singulière, et Roland se demanda quel goût pouvaient bien avoir ces pétales. Au-dessus d’eux, le ciel s’obscurcissait. L’ombre de la pyramide jusqu’ici dissimulée par les rochers s’étendait jusqu’à la route. Lorsque la pointe de cette ombre toucherait la voie qui l’avait amené ici, Roland se dit qu’il irait, que le Roi Cramoisi tînt toujours la Tour ou pas.

— QUE FAIS-TU ? IIIIIIIII ! QUELLES RUSES DIABOLIQUES FOMENTES-TU DANS TON ESPRIT ET DANS TON CŒUR ?

Tu es bien placé pour parler de ruses diaboliques, pensa le Pistolero. Il sortit sa montre et en fit basculer le clapet. Sous le globe de cristal, les aiguilles tournaient désormais à vive allure, toujours à l’envers, de cinq heures à quatre heures, puis de quatre à trois, de trois à deux, de deux à une, et d’une à minuit.

— Patrick, hâte-toi. Fais aussi vite que tu pourras, je te prie, car mon temps est presque écoulé.

Patrick mit la main en coupe près de sa bouche et cracha une pâte rouge, de la couleur du sang frais. De la couleur de la robe du Roi Cramoisi. Et de la couleur exacte de ses yeux de dément.

Patrick, qui s’apprêtait à utiliser la couleur pour la première fois de sa carrière d’artiste, fit mine de plonger le bout de son index droit dans cette pâte, puis hésita. Une étrange certitude se fit jour dans l’esprit de Roland : les épines de ces roses ne piquaient que tant que les racines de la plante la reliaient à Mim, la Terre Mère. S’il avait réussi à persuader Patrick, Mim aurait réduit les mains du génie à l’état de lambeaux sanguinolents, inutilisables, perdues à jamais.

Le ka, encore et toujours, pensa le Pistolero. Même ici, aux confins du Monde Ulti…

Patrick coupa court à ses pensées en lui saisissant la main droite. Il se mit à la contempler avec l’intensité d’une diseuse de bonne aventure. Du bout du doigt il récolta une goutte de sang et la mélangea avec précaution à sa pâte de pétales. Puis, avec beaucoup de soin, il préleva un peu de ce mélange. Il l’approcha doucement de sa page… hésita… regarda Roland. Roland hocha la tête et Patrick fit de même en réponse, avec la gravité d’un chirurgien sur le point de donner le premier coup de scalpel d’une opération dangereuse, puis il posa le doigt sur son dessin. L’extrémité effleura le papier avec la subtilité d’un bec de colibri chatouillant une fleur. Il colora l’œil gauche du Roi Cramoisi, puis se retira. Patrick pencha la tête, contemplant son œuvre avec une fascination que Roland n’avait jamais lue sur un visage humain jusqu’à ce jour, au cours de ses décennies d’errance. C’était comme si ce garçon était une sorte de prophète Manni, ayant enfin reçu l’illumination, un aperçu du visage de Gan, après vingt années passées à prêcher dans le désert.

Puis un gigantesque sourire ensoleilla son visage.

La réaction de la Tour fut plus immédiate et — pour Roland, du moins — plus gratifiante. La vieille créature enfermée sur son balcon poussa un hurlement de douleur qui fit trembler les cieux.

— QUE FAIS-TU ? IIIIIIIII ! IIIIIIIIIIII ! ARRÊTE ! ÇA BRÛLE ! BRÛÛÛÛÛLE ! IIIIIIIIIIIIII !

— Finis l’autre, à présent, ordonna Roland. Vite ! Pour ta vie et la mienne !

Patrick colora l’autre œil, d’un même effleurement du bout de son doigt. Deux yeux écarlates lançaient désormais leur regard furieux dans le dessin en noir et blanc de Patrick, des yeux colorés de la sève de la rose et du sang de l’Aîné. Des yeux qui brûlaient des flammes mêmes de l’Enfer.

C’était fait.

Roland extirpa enfin la gomme de sa poche, et la tendit à Patrick.

— Fais-le disparaître. Fais disparaître ce hob immonde, de ce monde et de tous les mondes. Fais-le disparaître, enfin.

11

Il n’y avait aucun doute quant au succès de l’entreprise. Dès l’instant où Patrick apposa la gomme sur son dessin — sur cette boucle de poils dans la narine, par une curieuse ironie — le Roi Cramoisi se mit à pousser des mugissements de douleur incandescente et d’horreur depuis sa redoute, sur son balcon. Et dans ces cris perçait la compréhension.

Patrick hésita, chercha l’aval de Roland dans son regard, et le Pistolero hocha la tête.

— Si fait, Patrick. Son heure est venue et c’est à toi qu’il revient d’être son bourreau. Procède, je te prie.

Le Vieux Roi envoya encore quatre vifs d’argent, dont Roland s’occupa avec la plus grande sérénité. Après quoi il ne lança plus rien, car il n’avait plus de mains pour le faire. Ses rugissements se muaient en jérémiades déchirantes, dont Roland sut que plus jamais elles ne quitteraient son oreille.

Le jeune muet effaça toute cette bouche pleine et sensuelle, lovée dans sa barbe d’écume, et les hurlements leur parvinrent étouffés, puis se turent. Puis Patrick effaça tout sauf les yeux, que le petit bout de gomme ne parvint même pas à estomper.

Ils demeurèrent jusqu’à ce que le minuscule morceau de caoutchouc (à l’origine partie intégrante d’un crayon à papier acheté à Norwich dans le Connecticut, chez Woolworth, lors de la rentrée scolaire de 1958) fût réduit à l’état de miette microscopique que le garçon ne parvint même plus à tenir entre ses longs ongles crasseux. Aussi le jeta-t-il et montra-t-il au Pistolero ce qu’il restait : deux globes rouge sang et malveillants flottant en haut de la feuille.

Tout le reste du Roi Cramoisi avait disparu.

12

La pointe de l’ombre de la pyramide vint toucher la route. À l’ouest, le ciel passa de l’orange d’un bûcher de Fête de la Moisson au vermillon de ce chaudron de sang que Roland voyait en rêves depuis l’enfance. Dans le même temps, l’appel de la Tour doubla de puissance, tripla, même. Roland le sentit tendre vers lui ses mains invisibles et l’attraper. L’instant décisif de son destin était arrivé.

Pourtant il y avait ce garçon. Ce garçon sans amis. Roland ne voulait pas le laisser mourir ici au bout du Monde Ultime, s’il pouvait l’empêcher. Il n’avait aucun goût pour l’expiation, pourtant Patrick incarnait désormais tous les meurtres et toutes les trahisons qui l’avaient finalement mené à la Tour Sombre. La famille de Roland était morte ; son fils déchu avait été la dernière victime. À présent la Tour et la lignée d’Eld allaient se rejoindre.

D’abord — ou pour finir — ce dernier dilemme.

— Patrick, écoute-moi, dit-il en prenant l’épaule du garçon entre sa main valide et sa main mutilée. Si tu veux vivre assez longtemps pour faire tous les tableaux que le ka te destine à peindre dans l’avenir, ne me pose aucune question, et ne me fais pas répéter.

Le garçon posa sur lui ses grands yeux silencieux, dans la lumière rouge mourante. Et le Chant de la Tour montait autour d’eux jusqu’au cri, un cri qui n’était qu’un mot : commala.

— Retourne sur la route. Ramasses-y toutes les boîtes de conserve que tu pourras, celles qui sont intactes. Ça devrait suffire à te nourrir. Reprends le chemin dans l’autre sens. Ne quitte jamais la route. Tout ira bien.

Patrick hocha la tête, comprenant parfaitement. Roland vit qu’il le croyait, et c’était une bonne chose. La foi en ces paroles le protégerait bien plus sûrement qu’un revolver, même un revolver à crosse en bois de santal.

— Retourne à la Fédérale. Retourne auprès du robot, Bill le Bègue-qui-fut. Dis-lui de te mener à une porte qui ouvre côté Amérique. Si elle ne s’ouvre pas à la main, dessine-la en train de s’ouvrir, avec ton crayon. Comprends-tu ?

Patrick acquiesça de nouveau. Bien sûr qu’il comprenait.

— Si le ka devait finalement te mener à Susannah, dans un ou un quand quelconque, dis-lui que Roland l’aime toujours, et de tout son cœur.

Il attira Patrick contre lui et l’embrassa sur la bouche.

— Donne-lui ça. Comprends-tu ?

Oui de la tête.

— Très bien. J’y vais. Que tes journées soient longues et tes nuits plaisantes. Puissions-nous nous revoir dans la clairière au bout du sentier, quand finiront tous les mondes.

Mais même en cet instant, il savait que cela ne se produirait pas, car jamais les mondes ne finiraient, pas maintenant, et que pour lui il n’y aurait pas de clairière. Pour Roland Deschain de Gilead, dernier de la lignée d’Arthur l’Aîné, le sentier prenait fin à la Tour Sombre. Et ça lui allait bien.

Il se releva. Le garçon leva vers lui de grands yeux interrogateurs, tout en s’accrochant fermement à son bloc. Roland se retourna. Il inspira profondément, remplissant ses poumons jusqu’à les faire exploser, et s’écria à tue-tête :

— VOICI VENIR ROLAND À LA TOUR SOMBRE ! J’AI ÉTÉ SINCÈRE ET JE PORTE TOUJOURS L’ARME DE MON PÈRE, ET TU T’OUVRIRAS À MA MAIN !

Patrick le regarda s’éloigner à grands pas vers le bout de la route, silhouette noire sur fond de ciel sanglant et en feu. Il regarda Roland s’avancer au milieu des roses, et demeura assis à frissonner dans l’ombre, tandis que Roland entonnait les noms de ses amis et de ses chers disparus, de ses ka-mis. Ces noms qui portaient loin, haut et clair dans cet air étrange, comme s’ils devaient résonner en un écho éternel.

— Je viens au nom de Steven Deschain, homme de Gilead !

Je viens au nom de Gabrielle Deschain, femme de Gilead !

Je viens au nom de Cortland Andrus, homme de Gilead !

Je viens au nom de Cuthbert Allgood, homme de Gilead !

Je viens au nom d’Alain Johns, homme de Gilead !

Je viens au nom de Jamie DeCurry, homme de Gilead !

Je viens au nom de Vannay le Sage, homme de Gilead !

Je viens au nom de Hax le Cuisinier, homme de Gilead !

Je viens au nom de David le faucon, compagnon de Gilead et du ciel !

Je viens au nom de Susan Delgado, femme de Mejis !

Je viens au nom de Sheemie Ruiz, homme de Mejis !

Je viens au nom du Père Callahan, homme de Jerusalem’s Lot, et de la Route !

Je viens au nom de Ted Brautigan, homme d’Amérique !

Je viens au nom de Dinky Earnshaw, homme d’Amérique !

Je viens au nom de Tantine Talitha, de River Crossing, et que sa croix repose à tes pieds, comme elle m’en a fait la requête !

Je viens au nom de Stephen King, homme du Maine !

Je viens au nom d’Ote le Brave, compagnon de l’Entre-Deux-Mondes !

Je viens au nom d’Eddie Dean, homme de New York !

Je viens au nom de Susannah Dean, femme de New York !

Je viens au nom de Jake Chambers, garçon de New York, que j’appelle mon fils véritable !

Je suis Roland de Gilead, et je viens en moi-même. Tu t’ouvriras pour moi.

Et résonna alors le son d’un cor. Il glaça le sang de Patrick en même temps qu’il le remplit d’exaltation. Les échos se fondirent dans le silence. Puis, environ une minute plus tard, la terre trembla d’un énorme grondement qui se répercuta dans l’air pur : celui d’une porte qui claque, se refermant à tout jamais.

Et ensuite, le silence.

13

Patrick resta assis là où il était, au pied de la pyramide, à grelotter, jusqu’à ce que le Vieil Astre et la Vieille Mère s’élèvent dans le ciel. Le chant des roses et de la Tour n’avait pas cessé, mais il était devenu bas et somnolent, à peine plus qu’un murmure.

Il finit par retourner sur la route, ramassa autant de boîtes de conserve intactes qu’il put en trouver (et il y en avait un nombre surprenant, étant donné la force de l’explosion qui avait détruit le chariot) et dénicha même un sac de peau dans lequel les ranger. Il se rendit compte qu’il avait oublié son crayon et retourna le chercher.

À côté du crayon, scintillant à la lueur des étoiles, se trouvait la montre de Roland.

Le garçon la ramassa avec un petit couinement de joie (et d’angoisse). Il la mit dans sa poche. Puis il retourna sur la route et balança son petit sac de gunna sur son épaule.

Je peux vous dire qu’il marcha jusqu’à presque minuit, et qu’il regarda longuement la montre, avant de se reposer. Je peux vous dire que la montre s’était complètement arrêtée. Je peux vous dire que, lorsque vint midi le jour suivant, il l’ouvrit de nouveau et constata qu’elle s’était remise à fonctionner, les aiguilles tournant dans le bon sens, cette fois-ci, bien que très lentement. Mais de Patrick, je ne puis rien vous dire de plus, ni s’il réussit à regagner la Fédérale, ni s’il retrouva Bill le Bègue-qui-fut, ni s’il revit le côté Amérique. Je ne peux rien vous dire de tout cela, grand pardon. Car ici les ténèbres obscurcissent mon œil de conteur, et Patrick doit poursuivre seul.

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