APPENDICE

« LE CHEVALIER ROLAND S’EN VINT À LA TOUR NOIRE » de Robert Browning

I

Je pensais, il a menti en chaque mot,

L’hideux infirme, de son œil qu’il disait voilé par le songe

De biais contemplait l’effet de ses mensonges

Sur moi, et sa bouche incapable de masquer les cahots

De sa liesse, qui secouait et tordait son corps bot

Devant l’agonie de la victime que la mort ronge.

II

Quel autre dessein eût pu animer ce menteur diabolique ?

De son bâton dressé tel un attrape-foudre furieux

Il leurre, menace, et séduit le curieux

Qui demande son chemin. Et ce rire satanique

Graverait je n’en doute l’épitaphe véridique

Relatant ma venue en ces maudits lieux.

III

Si fort de ses conseils je devais me détourner

De ma route pour m’engager dans le sinistre chemin, où,

Comme chacun le sait, se cache la Tour Noire,

c’est pourtant sans remous,

Et docile, que je m’y aventurai. Sans nulle fierté

Ni impatience ravivée de jamais entrevoir mon but tant convoité

Ni même aucune fin — je n’avais cet espoir fou.

IV

Car après avoir sillonné le vaste monde, en entier

Et cherché en vain toutes ces longues années, qu’était-il advenu

De ma quête, de ma foi déclinantes, ces fantômes abattus,

N’eussent pu porter le poids de cet espoir trop vif, plein de témérité

Et c’est à peine si je sus réprimer le bond enchanté

Que fit mon cœur, sentant la défaite venue.

V

Et lorsque le malade approchant du trépas

Sent commencer et finir

Les larmes de peine, et qu’adieu aux amis il doit dire

Il entend l’un supplier l’autre de partir, retenir son souffle las,

Plus librement dehors (« puisque tout est achevé, que la fin est là

Et que le coup porté, aucun chagrin ne viendra adoucir »)

VI

Quand d’aucuns débattent, cherchant si place ils trouveront

Entre les tombes moussues, pour celle de ce vaillant

Et si pour porter sa dépouille il est jour plus clément

Et si, ayant soin des bannières, des écharpes

et des tristes chansons

L’homme toujours entend tout

et une seule soif berce son cœur si bon

Celle de ne pas faillir et trahir un amour si tendre, en demeurant.

VII

Ainsi, depuis si longtemps j’endurais cette quête insensée

Et voyais mon échec chanté dans poèmes et prophéties

Tant de fois, parmi la troupe, de ceux que choisit cet exil inouï,

Ces chevaliers qui à la Tour adressèrent leurs pas

et leurs rêves éthérés

Qu’échouer comme eux me paraissait galvaudé

Mais certain — car qui pourrait lutter contre ce doute assassin et si j’étais honni ?

VIII

Et muet comme le désespoir qui m’étreignait, je me détournai

De cet odieux estropié, je quittai son chemin

Pour porter mes pas dans celui qu’il vantait. Car ce jour sans fin

M’avait été bien lugubre, et avant que de voir le soir tomber

Et le clore, je souffris le regard écarlate et mauvais

Qui ensanglante la plaine, d’un éclat macabre et malin.

IX

Qu’on m’entende ! À peine m’étais-je promis le cœur loyal

À la plaine, au bout d’un pas ou deux

Alors que je me retournai pour lancer un regard d’adieu

Sur la route bien sûre qui m’avait mené en ce songe sans égal

Elle avait disparu ; plus rien d’autre que les plaines grises et étales

À perte de vue : je ne pus que poursuivre, car quoi faire en ces lieux ?

X

Aussi je marchai. Je ne crois pas avoir jamais

entrevu de mes yeux

Nature plus affamée et ignoble, rien n’y prospérait guère

Pas une fleur — comment rêver d’une cédrière !

Tandis que l’euphorbe et la chienlit, comme la loi le veut

Se propageaient à l’envi, si bien qu’au cœur ainsi un peu

De bardane égarée eût été une heureuse surprise, et bien légère

XI

Point ! Pénurie, langueur et grimace,

Bien étrange était le lot de cette affreuse terre.

« Vois ou ferme les yeux », disait Mère Nature, de son air

Maussade : « Rien ne veut fleurir, je ne puis même sauver la face :

C’est le Jugement Dernier qui de ses flammes

lavera cette place

Qui en calcinera les mottes et de mes prisonniers

rompra les fers. »

XII

Et si un chardon tout éplumé poussait là par hasard,

Se dressant au-dessus du lot, c’était décapité,

car l’agrostide était jalouse ici.

Qui avait creusé ces trous et ces crevasses dans les orties

Et les feuilles bistrées et rêches de la patience, qui avait tout réduit en friche chaotique, tuant tout espoir

De verdure ? Une brute, à n’en point douter, à l’âme noire

Soufflant toute vie comme une chandelle,

telle une bête sans merci.

XIII

Quant à l’herbe, elle poussait il est vrai aussi maigre

que son pelage

Frappé de lèpre ; des brins épars perçaient la boue

Qui paraissait pétrie de sang par-dessous

Une rosse aveugle, dont chaque os saillait comme

après le carnage

Se tenait en stupeur, frappée par un mirage,

Chassée du haras du Diable même, à grand renfort de coups !

XIV

Vivant ? L’animal à mes yeux pouvait avoir

péri sans un pleur

Décharné, la carcasse saignant, et d’un spectre ayant l’air

Il gardait les yeux clos sous une immonde crinière

Alliance incongrue du ridicule et de pareille douleur

Jamais je ne vis brute aussi digne d’être frappée de malheur

Il fallait qu’il fût bien maléfique pour mériter tel salaire.

XV

Je fermai les yeux et les ouvris sur mon cœur

Comme un homme commandant le vin avant d’aller guerroyer

J’appelai de mes vœux une rasade de visions

plus heureuses du passé

Afin de retrouver l’espoir de jouer mon rôle en vainqueur.

Penser d’abord, et puis combattre, tout l’art du soldat, sa valeur,

Car le goût furtif des temps anciens guérit de tout, vrai !

XVI

Pas cela ! Je ne pus détacher mon regard incertain

De la face rougie de Cuthbert, sous les boucles d’or

Cher compagnon, qui jadis fâché dans un ultime effort,

Glissa, je le sentis, son beau bras sous le mien

Car ainsi il était, tout sourire, même quand périt le Bien

Et avec lui mon cœur à peine éveillé, dans le souffle du cor.

XVII

Et donc, l’âme de l’honneur — le voici debout là, si beau

Aussi franc que dix ans plus tôt, alors jeune chevalier,

Qu’un homme loyal vînt le défier (dit-il) il saurait l’affronter

Dans les bonnes règles — mais voilà que glisse la scène — pouah !

Quel bourreau

A cloué sur son sein un vil parchemin ? Et ses propres compagnons de fourreau

De le lire. Pauvre traître, jouet des crachats et des quolibets !

XVIII

Plutôt ce présent qu’un passé qui s’offre tel :

Me voilà de retour sur ma route assombrie !

Aucun son, nulle vision aussi loin que l’œil s’enquît,

Un hibou ou une chauve-souris, la nuit m’enverra-t-elle ?

Implorais-je ; quand soudain sur la terre plane

et lugubre une image nouvelle

Arrêta mes pensées et le cours j’en perdis.

XIX

En travers de ma route, soudain, une rivière,

Tel le serpent surgit par surprise

Mais point de marée paresseuse et douce, dans les ténèbres grises.

Celle-là écumait et eût pu satisfaire

Le démon venu y baigner son sabot rougeoyant — à voir l’ardente colère,

De ses remous noirs éclaboussés d’écaillures et de mousse, où l’on s’enlise.

XX

Si insignifiante, et pourtant si venimeuse, sur ses berges austères

De bas aulnes rabougris venaient s’agenouiller

près de l’eau agitée

Et saules détrempés les jetant tête baissée

En un mouvement de muet désespoir, foule suicidaire :

Et le courant qui les torturait ainsi,

nullement ému par leur calvaire

Suivait sa route, pas un instant perturbé.

XXI

Et tandis que je passais à gué — par tous les saints,

comme je craignais

De poser pied sur la joue de quelque cadavre ou moribond

À chaque pas, ou de sentir la lance de laquelle je sondais les fonds

Prévenant les écueils, prisonnier de sa chevelure

ou de sa barbe serrée

Un rat d’eau sans doute, que de mon bâton je réveillai

Mais Dieu ! Combien son cri rappelait le hurlement d’un nourrisson.

XXII

Et je fus trop heureux de gagner la berge opposée

Le pays paraissait plus clément. Vain présage !

Qui étaient les combattants, quelle guerre menaient-ils, quel en était le visage

Quel piétinement sauvage était venu écraser le sol détrempé

En un frais clapotis ? Crapauds en leur cuve empoisonnée

Ou chats sauvages dans leur rougeoyante cage —

XXIII

Ainsi paraissaient les traces d’un antique combat

en ce décor sauvage

Qui les confinait là, quand toute la plaine s’offrait à eux ?

Nulle trace de pas ne menait à ce miaulement vénéneux

Aucune ne s’en éloignait. Immonde saumure à l’ouvrage

Leur cerveau, nul doute, comme le Turc son galérien, qu’il a fait esclave

Appelle son divertissement, Chrétiens contre Juifs, en un combat odieux.

XXIV

Et plus que cela — à un furlong — si près, juste là, vraiment !

À quel funeste usage ce moteur, cette roue étaient-ils réservés ?

Ou plutôt ce frein — cette herse faite pour tourner,

Pour rouler et filer les cadavres comme la soie,

avec l’air insouciant

De l’outil du Tophet, laissé sur terre comme par égarement

Ou pour affûter ces dents rouillées d’acier.

XXV

Puis apparut une lande piétinée, jadis un bois étrange,

Puis marécage semblait-il, et enfin simple terre désolée

Et stérile (l’idiot y trouvera raison de se gausser

À créer une chose, puis à la gâter,

jusqu’à ce que d’humeur il change

Et le voilà reparti !) ; en un quart d’arpent, sombre mélange

De marais, d’argile et de décombres,

et de désolation amère et dépeuplée.

XXVI

D’impudentes taches, d’un gris sinistre colorées

Des aplats où le sol ras, maigre pitance

Laissait place à la mousse, pareille à des furoncles,

abjectes substances

Puis surgit un chêne paralysé, en son sein

une profonde fissure creusée

Telle une bouche distordue, fendue, déchirée

Suffoquant, aspirant la mort, et mourant dans une ultime transe.

XXVII

Et toujours aussi loin de la fin !

Rien d’autre à l’horizon que le crépuscule,

rien qui vienne l’œil rassurer

Ou le pas guider ! À cette pensée,

Je vis un grand corbeau, ami de cœur d’Apollyon,

l’ange de l’abîme sans fin

Passer au-dessus de moi, son aile vaste de dragon

dans son vol hautain

M’effleura le chef — peut-être cherchais-je à me faire inviter.

XXVIII

Car levant les yeux, malgré moi, je pus voir, je le pus !

En dépit des ténèbres, que la plaine avait cédé la place

Alentour aux montagnes — les appeler ainsi est trop de grâce

Ces hauteurs bien laides, vagues bosses vite dérobées à ma vue.

Pourtant combien elles m’avaient surpris — allez résoudre ce mystère ardu !

Comment m’en échapper, pas d’indice, comment faire face ?

XXIX

Pourtant je crus reconnaître quelque ruse à demi

Quelque malice déjà survenue, Dieu seul savait quand

En cauchemar peut-être. Cette malice prit fin,

et tout en la voyant

S’éloigner, je poursuivis ma route, mais bien près

de céder au renoncement et à l’oubli

Je fus une fois encore éveillé de cet insidieux ennui

Comme lorsque au bruit d’une trappe qui claque — vous vous savez piégé, non plus dehors, mais dedans.

XXX

Tout m’assaillit à la fois en un embrasement mémorable

C’était bien là ce lieu ! Ces deux collines sur la droite couchées,

Accroupies tels deux taureaux, cornes soudées

en leur joute acharnée

Tandis qu’à gauche une haute montagne rasée…

je me trouvai pitoyable

Cancre, abasourdi, pétrifié par l’instant inestimable

Après toute une vie passée à esquisser cette vision, dans mon œil entraîné !

XXXI

Et au centre, quoi d’autre que la Tour unique ?

Tourelle ronde et trapue, aussi aveugle que le cœur de l’idiot ahuri,

Bâtie de pierre brune, et sans jumelle dressée à côté, seule surgie

Seule au monde de son espèce. Ainsi l’elfe moqueur

de la tempête fatidique

Désigne au capitaine l’obstacle invisible, l’écueil dramatique

Sur lequel il viendra déchirer son navire,

au premier soubresaut ressenti.

XXXII

Nulle vision telle ? À cause de la nuit, peut-être ?

pourtant le jour reparut

J’attendis la lumière ! Avant que de la voir pâlir, fugace

Le crépuscule mourant vint rougeoyer à travers une crevasse :

Les collines, tels des géants assistant à la chasse, bien repus

Le menton dans la paume, observaient le gibier aux abois, perdu

« Que d’un coup de dague on achève la bête ! Droit au cœur, qu’on la terrasse ! »

XXXIII

Aucun son ? Quand le bruit était partout ! Et j’entendis

Le carillon croître à mon oreille. Ces noms à mon oreille tendue

Ceux d’aventuriers perdus,

Mes pairs — celui-ci était si fort, celui-là si hardi,

Et l’autre si chanceux, et tous, vieux amis enfuis

Perdus, perdus ! Un instant sonna le glas du malheur des ans déchus.

XXXIV

Tous, debout là, alignés le long des collines réunis,

Pour me voir avant le grand départ, cadre vivant et plein d’espoir

D’un ultime tableau ! Sur une feuille en flammes dans le soir

Je les vis, tous je les reconnus. Et c’est alors qu’en un geste infini

Intrépide je portai à mes lèvres mon cor béni

Et sonnai. « Le Chevalier Roland s’en vint à la Tour Noire »

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