Je pensais, il a menti en chaque mot,
L’hideux infirme, de son œil qu’il disait voilé par le songe
De biais contemplait l’effet de ses mensonges
Sur moi, et sa bouche incapable de masquer les cahots
De sa liesse, qui secouait et tordait son corps bot
Devant l’agonie de la victime que la mort ronge.
Quel autre dessein eût pu animer ce menteur diabolique ?
De son bâton dressé tel un attrape-foudre furieux
Il leurre, menace, et séduit le curieux
Qui demande son chemin. Et ce rire satanique
Graverait je n’en doute l’épitaphe véridique
Relatant ma venue en ces maudits lieux.
Si fort de ses conseils je devais me détourner
De ma route pour m’engager dans le sinistre chemin, où,
Comme chacun le sait, se cache la Tour Noire,
c’est pourtant sans remous,
Et docile, que je m’y aventurai. Sans nulle fierté
Ni impatience ravivée de jamais entrevoir mon but tant convoité
Ni même aucune fin — je n’avais cet espoir fou.
Car après avoir sillonné le vaste monde, en entier
Et cherché en vain toutes ces longues années, qu’était-il advenu
De ma quête, de ma foi déclinantes, ces fantômes abattus,
N’eussent pu porter le poids de cet espoir trop vif, plein de témérité
Et c’est à peine si je sus réprimer le bond enchanté
Que fit mon cœur, sentant la défaite venue.
Et lorsque le malade approchant du trépas
Sent commencer et finir
Les larmes de peine, et qu’adieu aux amis il doit dire
Il entend l’un supplier l’autre de partir, retenir son souffle las,
Plus librement dehors (« puisque tout est achevé, que la fin est là
Et que le coup porté, aucun chagrin ne viendra adoucir »)
Quand d’aucuns débattent, cherchant si place ils trouveront
Entre les tombes moussues, pour celle de ce vaillant
Et si pour porter sa dépouille il est jour plus clément
Et si, ayant soin des bannières, des écharpes
et des tristes chansons
L’homme toujours entend tout
et une seule soif berce son cœur si bon
Celle de ne pas faillir et trahir un amour si tendre, en demeurant.
Ainsi, depuis si longtemps j’endurais cette quête insensée
Et voyais mon échec chanté dans poèmes et prophéties
Tant de fois, parmi la troupe, de ceux que choisit cet exil inouï,
Ces chevaliers qui à la Tour adressèrent leurs pas
et leurs rêves éthérés
Qu’échouer comme eux me paraissait galvaudé
Mais certain — car qui pourrait lutter contre ce doute assassin et si j’étais honni ?
Et muet comme le désespoir qui m’étreignait, je me détournai
De cet odieux estropié, je quittai son chemin
Pour porter mes pas dans celui qu’il vantait. Car ce jour sans fin
M’avait été bien lugubre, et avant que de voir le soir tomber
Et le clore, je souffris le regard écarlate et mauvais
Qui ensanglante la plaine, d’un éclat macabre et malin.
Qu’on m’entende ! À peine m’étais-je promis le cœur loyal
À la plaine, au bout d’un pas ou deux
Alors que je me retournai pour lancer un regard d’adieu
Sur la route bien sûre qui m’avait mené en ce songe sans égal
Elle avait disparu ; plus rien d’autre que les plaines grises et étales
À perte de vue : je ne pus que poursuivre, car quoi faire en ces lieux ?
Aussi je marchai. Je ne crois pas avoir jamais
entrevu de mes yeux
Nature plus affamée et ignoble, rien n’y prospérait guère
Pas une fleur — comment rêver d’une cédrière !
Tandis que l’euphorbe et la chienlit, comme la loi le veut
Se propageaient à l’envi, si bien qu’au cœur ainsi un peu
De bardane égarée eût été une heureuse surprise, et bien légère
Point ! Pénurie, langueur et grimace,
Bien étrange était le lot de cette affreuse terre.
« Vois ou ferme les yeux », disait Mère Nature, de son air
Maussade : « Rien ne veut fleurir, je ne puis même sauver la face :
C’est le Jugement Dernier qui de ses flammes
lavera cette place
Qui en calcinera les mottes et de mes prisonniers
rompra les fers. »
Et si un chardon tout éplumé poussait là par hasard,
Se dressant au-dessus du lot, c’était décapité,
car l’agrostide était jalouse ici.
Qui avait creusé ces trous et ces crevasses dans les orties
Et les feuilles bistrées et rêches de la patience, qui avait tout réduit en friche chaotique, tuant tout espoir
De verdure ? Une brute, à n’en point douter, à l’âme noire
Soufflant toute vie comme une chandelle,
telle une bête sans merci.
Quant à l’herbe, elle poussait il est vrai aussi maigre
que son pelage
Frappé de lèpre ; des brins épars perçaient la boue
Qui paraissait pétrie de sang par-dessous
Une rosse aveugle, dont chaque os saillait comme
après le carnage
Se tenait en stupeur, frappée par un mirage,
Chassée du haras du Diable même, à grand renfort de coups !
Vivant ? L’animal à mes yeux pouvait avoir
péri sans un pleur
Décharné, la carcasse saignant, et d’un spectre ayant l’air
Il gardait les yeux clos sous une immonde crinière
Alliance incongrue du ridicule et de pareille douleur
Jamais je ne vis brute aussi digne d’être frappée de malheur
Il fallait qu’il fût bien maléfique pour mériter tel salaire.
Je fermai les yeux et les ouvris sur mon cœur
Comme un homme commandant le vin avant d’aller guerroyer
J’appelai de mes vœux une rasade de visions
plus heureuses du passé
Afin de retrouver l’espoir de jouer mon rôle en vainqueur.
Penser d’abord, et puis combattre, tout l’art du soldat, sa valeur,
Car le goût furtif des temps anciens guérit de tout, vrai !
Pas cela ! Je ne pus détacher mon regard incertain
De la face rougie de Cuthbert, sous les boucles d’or
Cher compagnon, qui jadis fâché dans un ultime effort,
Glissa, je le sentis, son beau bras sous le mien
Car ainsi il était, tout sourire, même quand périt le Bien
Et avec lui mon cœur à peine éveillé, dans le souffle du cor.
Et donc, l’âme de l’honneur — le voici debout là, si beau
Aussi franc que dix ans plus tôt, alors jeune chevalier,
Qu’un homme loyal vînt le défier (dit-il) il saurait l’affronter
Dans les bonnes règles — mais voilà que glisse la scène — pouah !
Quel bourreau
A cloué sur son sein un vil parchemin ? Et ses propres compagnons de fourreau
De le lire. Pauvre traître, jouet des crachats et des quolibets !
Plutôt ce présent qu’un passé qui s’offre tel :
Me voilà de retour sur ma route assombrie !
Aucun son, nulle vision aussi loin que l’œil s’enquît,
Un hibou ou une chauve-souris, la nuit m’enverra-t-elle ?
Implorais-je ; quand soudain sur la terre plane
et lugubre une image nouvelle
Arrêta mes pensées et le cours j’en perdis.
En travers de ma route, soudain, une rivière,
Tel le serpent surgit par surprise
Mais point de marée paresseuse et douce, dans les ténèbres grises.
Celle-là écumait et eût pu satisfaire
Le démon venu y baigner son sabot rougeoyant — à voir l’ardente colère,
De ses remous noirs éclaboussés d’écaillures et de mousse, où l’on s’enlise.
Si insignifiante, et pourtant si venimeuse, sur ses berges austères
De bas aulnes rabougris venaient s’agenouiller
près de l’eau agitée
Et saules détrempés les jetant tête baissée
En un mouvement de muet désespoir, foule suicidaire :
Et le courant qui les torturait ainsi,
nullement ému par leur calvaire
Suivait sa route, pas un instant perturbé.
Et tandis que je passais à gué — par tous les saints,
comme je craignais
De poser pied sur la joue de quelque cadavre ou moribond
À chaque pas, ou de sentir la lance de laquelle je sondais les fonds
Prévenant les écueils, prisonnier de sa chevelure
ou de sa barbe serrée
Un rat d’eau sans doute, que de mon bâton je réveillai
Mais Dieu ! Combien son cri rappelait le hurlement d’un nourrisson.
Et je fus trop heureux de gagner la berge opposée
Le pays paraissait plus clément. Vain présage !
Qui étaient les combattants, quelle guerre menaient-ils, quel en était le visage
Quel piétinement sauvage était venu écraser le sol détrempé
En un frais clapotis ? Crapauds en leur cuve empoisonnée
Ou chats sauvages dans leur rougeoyante cage —
Ainsi paraissaient les traces d’un antique combat
en ce décor sauvage
Qui les confinait là, quand toute la plaine s’offrait à eux ?
Nulle trace de pas ne menait à ce miaulement vénéneux
Aucune ne s’en éloignait. Immonde saumure à l’ouvrage
Leur cerveau, nul doute, comme le Turc son galérien, qu’il a fait esclave
Appelle son divertissement, Chrétiens contre Juifs, en un combat odieux.
Et plus que cela — à un furlong — si près, juste là, vraiment !
À quel funeste usage ce moteur, cette roue étaient-ils réservés ?
Ou plutôt ce frein — cette herse faite pour tourner,
Pour rouler et filer les cadavres comme la soie,
avec l’air insouciant
De l’outil du Tophet, laissé sur terre comme par égarement
Ou pour affûter ces dents rouillées d’acier.
Puis apparut une lande piétinée, jadis un bois étrange,
Puis marécage semblait-il, et enfin simple terre désolée
Et stérile (l’idiot y trouvera raison de se gausser
À créer une chose, puis à la gâter,
jusqu’à ce que d’humeur il change
Et le voilà reparti !) ; en un quart d’arpent, sombre mélange
De marais, d’argile et de décombres,
et de désolation amère et dépeuplée.
D’impudentes taches, d’un gris sinistre colorées
Des aplats où le sol ras, maigre pitance
Laissait place à la mousse, pareille à des furoncles,
abjectes substances
Puis surgit un chêne paralysé, en son sein
une profonde fissure creusée
Telle une bouche distordue, fendue, déchirée
Suffoquant, aspirant la mort, et mourant dans une ultime transe.
Et toujours aussi loin de la fin !
Rien d’autre à l’horizon que le crépuscule,
rien qui vienne l’œil rassurer
Ou le pas guider ! À cette pensée,
Je vis un grand corbeau, ami de cœur d’Apollyon,
l’ange de l’abîme sans fin
Passer au-dessus de moi, son aile vaste de dragon
dans son vol hautain
M’effleura le chef — peut-être cherchais-je à me faire inviter.
Car levant les yeux, malgré moi, je pus voir, je le pus !
En dépit des ténèbres, que la plaine avait cédé la place
Alentour aux montagnes — les appeler ainsi est trop de grâce
Ces hauteurs bien laides, vagues bosses vite dérobées à ma vue.
Pourtant combien elles m’avaient surpris — allez résoudre ce mystère ardu !
Comment m’en échapper, pas d’indice, comment faire face ?
Pourtant je crus reconnaître quelque ruse à demi
Quelque malice déjà survenue, Dieu seul savait quand
— En cauchemar peut-être. Cette malice prit fin,
et tout en la voyant
S’éloigner, je poursuivis ma route, mais bien près
de céder au renoncement et à l’oubli
Je fus une fois encore éveillé de cet insidieux ennui
Comme lorsque au bruit d’une trappe qui claque — vous vous savez piégé, non plus dehors, mais dedans.
Tout m’assaillit à la fois en un embrasement mémorable
C’était bien là ce lieu ! Ces deux collines sur la droite couchées,
Accroupies tels deux taureaux, cornes soudées
en leur joute acharnée
Tandis qu’à gauche une haute montagne rasée…
je me trouvai pitoyable
Cancre, abasourdi, pétrifié par l’instant inestimable
Après toute une vie passée à esquisser cette vision, dans mon œil entraîné !
Et au centre, quoi d’autre que la Tour unique ?
Tourelle ronde et trapue, aussi aveugle que le cœur de l’idiot ahuri,
Bâtie de pierre brune, et sans jumelle dressée à côté, seule surgie
Seule au monde de son espèce. Ainsi l’elfe moqueur
de la tempête fatidique
Désigne au capitaine l’obstacle invisible, l’écueil dramatique
Sur lequel il viendra déchirer son navire,
au premier soubresaut ressenti.
Nulle vision telle ? À cause de la nuit, peut-être ?
— pourtant le jour reparut
J’attendis la lumière ! Avant que de la voir pâlir, fugace
Le crépuscule mourant vint rougeoyer à travers une crevasse :
Les collines, tels des géants assistant à la chasse, bien repus
Le menton dans la paume, observaient le gibier aux abois, perdu
« Que d’un coup de dague on achève la bête ! Droit au cœur, qu’on la terrasse ! »
Aucun son ? Quand le bruit était partout ! Et j’entendis
Le carillon croître à mon oreille. Ces noms à mon oreille tendue
Ceux d’aventuriers perdus,
Mes pairs — celui-ci était si fort, celui-là si hardi,
Et l’autre si chanceux, et tous, vieux amis enfuis
Perdus, perdus ! Un instant sonna le glas du malheur des ans déchus.
Tous, debout là, alignés le long des collines réunis,
Pour me voir avant le grand départ, cadre vivant et plein d’espoir
D’un ultime tableau ! Sur une feuille en flammes dans le soir
Je les vis, tous je les reconnus. Et c’est alors qu’en un geste infini
Intrépide je portai à mes lèvres mon cor béni
Et sonnai. « Le Chevalier Roland s’en vint à la Tour Noire »