pour mon grand-père Léon
Du plus loin que je me souvienne, j’ai entendu la mer. Mêlé au vent dans les aiguilles des filaos, au vent qui ne cesse pas, même lorsqu’on s’éloigne des rivages et qu’on s’avance à travers les champs de canne, c’est ce bruit qui a bercé mon enfance. Je l’entends maintenant, au plus profond de moi, je l’emporte partout où je vais. Le bruit lent, inlassable, des vagues qui se brisent au loin sur la barrière de corail, et qui viennent mourir sur le sable de la Rivière Noire. Pas un jour sans que j’aille à la mer, pas une nuit sans que je m’éveille, le dos mouillé de sueur, assis dans mon lit de camp, écartant la moustiquaire et cherchant à percevoir la marée, inquiet, plein d’un désir que je ne comprends pas.
Je pense à elle comme à une personne humaine, et dans l’obscurité, tous mes sens sont en éveil pour mieux l’entendre arriver, pour mieux la recevoir. Les vagues géantes bondissent par-dessus les récifs, s’écroulent dans le lagon, et le bruit fait vibrer la terre et l’air comme une chaudière. Je l’entends, elle bouge, elle respire.
Quand la lune est pleine, je me glisse hors du lit sans faire de bruit, prenant garde à ne pas faire craquer le plancher vermoulu. Pourtant, je sais que Laure ne dort pas, je sais qu’elle a les yeux ouverts dans le noir et qu’elle retient son souffle. J’escalade le rebord de la fenêtre et je pousse les volets de bois, je suis dehors, dans la nuit. La lumière blanche de la lune éclaire le jardin, je vois briller les arbres dont le faîte bruisse dans le vent, je devine les massifs sombres des rhododendrons, des hibiscus. Le cœur battant, je marche sur l’allée qui va vers les collines, là où commencent les friches. Tout près du mur écroulé, il y a le grand arbre chalta, celui que Laure appelle l’arbre du bien et du mal, et je grimpe sur les maîtresses branches pour voir la mer par-dessus les arbres et les étendues de canne. La lune roule entre les nuages, jette des éclats de lumière. Alors, peut-être que tout d’un coup je l’aperçois, pardessus les feuillages, à la gauche de la Tourelle du Tamarin, grande plaque sombre où brille la tache qui scintille. Est-ce que je la vois vraiment, est-ce que je l’entends ? La mer est à l’intérieur de ma tête, et c’est en fermant les yeux que je la vois et l’entends le mieux, que je perçois chaque grondement des vagues divisées par les récifs, et puis s’unissant pour déferler sur le rivage. Je reste longtemps accroché aux branches de l’arbre chalta, jusqu’à ce que mes bras s’engourdissent. Le vent de la mer passe sur les arbres et sur les champs de canne, fait briller les feuilles sous la lune. Quelquefois je reste là jusqu’à l’aube, à écouter, à rêver. À l’autre bout du jardin, la grande maison est obscure, fermée, pareille à une épave. Le vent fait battre les bardeaux disloqués, fait craquer la charpente. Cela aussi, c’est le bruit de la mer, et les craquements du tronc de l’arbre, les gémissements des aiguilles des filaos. J’ai peur, tout seul sur l’arbre, et pourtant je ne veux pas retourner dans la chambre. Je résiste au froid du vent, à la fatigue qui fait peser ma tête.
Ce n’est pas de la peur vraiment. C’est comme d’être debout devant un gouffre, un ravin profond, et regarder intensément, avec le cœur qui bat si fort que le cou résonne et fait mal, et pourtant, on sait qu’on doit rester, qu’on va enfin savoir quelque chose. Je ne peux pas retourner dans la chambre tant que la mer montera, c’est impossible. Je dois rester accroché à l’arbre chalta, et attendre, tandis que la lune glisse vers l’autre bout du ciel. Je retourne dans la chambre juste avant l’aube, quand le ciel devient gris du côté de Mananava, et je me glisse sous la moustiquaire. J’entends Laure qui soupire, parce qu’elle n’a pas dormi, elle non plus, pendant tout le temps que j’étais dehors. Elle ne me parle jamais de cela. Simplement, le jour, elle me regarde de ses yeux sombres qui interrogent, et je regrette d’être sorti pour entendre la mer.
Chaque jour, je vais jusqu’au rivage. Il faut traverser les champs, les cannes sont si hautes que je vais à l’aveuglette, courant le long des chemins de coupe, quelquefois perdu au milieu des feuilles coupantes. Là, je n’entends plus la mer. Le soleil de la fin de l’hiver brûle, étouffe les bruits. Quand je suis tout près du rivage, je le sens parce que l’air devient lourd, immobile, chargé de mouches. Au-dessus, le ciel est bleu, tendu, sans oiseaux, aveuglant. Dans la terre rouge et poussiéreuse, j’enfonce jusqu’aux chevilles. Pour ne pas abîmer mes souliers, je les enlève et les porte autour de mon cou, noués par les lacets. Ainsi j’ai les mains libres. On a besoin d’avoir les mains libres quand on traverse un champ de canne. Les cannes sont très hautes, Cook, le cuisinier, dit qu’on va les couper le mois prochain. Elles ont des feuilles qui coupent comme des lames de sabre d’abattage, il faut les écarter du plat de la main pour avancer. Denis, le petit-fils de Cook, est devant moi. Je ne le vois plus. Lui va pieds nus depuis toujours, il marche plus vite que moi, armé de sa gaule. Pour s’appeler, on a décidé de faire grincer deux fois une harpe d’herbe, ou alors d’aboyer, comme cela, deux fois : aouha ! les hommes font cela, les Indiens, quand ils marchent au milieu des hautes cannes, au moment de la coupe, avec leurs longs couteaux.
J’entends Denis loin devant moi : Aouha ! Aouha ! Je réponds avec ma harpe. Il n’y a pas d’autre bruit. La mer est au plus bas ce matin, elle ne montera pas avant midi. Nous allons le plus vite que nous pouvons, pour arriver aux mares, là où se cachent les crevettes et les hourites.
Devant moi, au milieu des cannes, il y a une meule de pierres de lave noires. C’est là-dessus que j’aime grimper, pour regarder l’étendue verte des champs, et, loin derrière moi maintenant, perdues dans le fouillis des arbres et des bosquets, notre maison comme une épave, avec son drôle de toit couleur de ciel, et la petite hutte du capt’n Cook, et plus loin encore, la cheminée de Yemen, et les hautes montagnes rouges dressées vers le ciel. Je tourne sur moi-même au sommet de la pyramide, et je vois tout le paysage, les fumées des sucreries, la rivière Tamarin qui serpente au milieu des arbres, les collines, et enfin, la mer, sombre, étincelante, qui s’est retirée de l’autre côté des récifs.
C’est cela que j’aime. Je crois que je pourrais rester en haut de cette meule pendant des heures, des jours, sans rien faire d’autre que regarder.
Aouha ! Aouha ! Denis m’appelle, à l’autre bout du champ. Il est lui aussi au sommet d’une meule de pierres noires, naufragé sur un îlot au milieu de la mer. Il est si loin que je ne distingue rien de lui. Je ne vois que sa longue silhouette d’insecte, au sommet de la meule. Je mets mes mains en porte-voix et j’aboie à mon tour : Aouha ! Aouha ! Ensemble nous redescendons, nous recommençons à marcher à l’aveuglette parmi les cannes, dans la direction de la mer.
Le matin, la mer est noire, fermée. C’est le sable de la Grande Rivière Noire et de Tamarin qui fait cela, la poussière de lave. Quand on va vers le nord, ou quand on descend vers le Morne, au sud, la mer s’éclaire. Denis pêche les hourites dans le lagon, à l’abri des récifs. Je le regarde s’éloigner dans l’eau sur ses longues jambes d’échassier, sa gaule à la main. Il n’a pas peur des oursins, ni des laffes. Il marche au milieu des bassins d’eau sombre, de façon que son ombre soit toujours derrière lui. Au fur et à mesure qu’il s’éloigne du rivage, il dérange des vols de gasses, de cormorans, de corbijous. Je le regarde, pieds nus dans l’eau froide. Souvent je lui demande la permission de l’accompagner, mais il ne veut pas. Il dit que je suis trop petit, il dit qu’il a la garde de mon âme. Il dit que mon père m’a confié à lui. Ça n’est pas vrai, jamais mon père ne lui a parlé. Mais j’aime comme il dit « la garde de ton âme ». Il n’y a que moi qui l’accompagne jusqu’au rivage. Mon cousin Ferdinand n’en a pas le droit, bien qu’il soit un peu plus âgé que moi, et Laure non plus, parce qu’elle est une fille. J’aime Denis, il est mon ami. Mon cousin Ferdinand dit que ce n’est pas un ami, puisqu’il est noir, qu’il est le petit-fils de Cook. Mais cela m’est égal. Ferdinand dit cela parce qu’il est jaloux, lui aussi il voudrait marcher dans les cannes avec Denis, jusqu’à la mer.
Quand la mer est très basse, comme cela, tôt le matin, les rochers noirs apparaissent. Il y a de grandes mares obscures, et d’autres si claires qu’on croirait qu’elles fabriquent de la lumière. Au fond, les oursins font des boules violettes, les anémones ouvrent leurs corolles sanglantes, les ophiures bougent lentement leurs longs bras velus. Je regarde le fond des mares, pendant que Denis cherche les hourites avec la pointe de sa gaule, au loin.
Ici, le bruit de la mer est beau comme une musique. Le vent apporte les vagues qui se brisent sur le socle de corail, très loin, et j’entends chaque vibration dans les rochers, et courant dans le ciel. Il y a comme un mur à l’horizon, sur lequel la mer cogne, s’efforce. Des gerbes d’écume jaillissent parfois, retombent sur les récifs. La marée a commencé à monter. C’est le moment où Denis pêche les hourites, parce qu’elles sentent dans leurs tentacules l’eau fraîche du large, et elles sortent de leurs cachettes. L’eau envahit les mares, les unes après les autres. Les ophiures balancent leurs bras dans le courant, les nuages de fretin remontent dans les cascades, et je vois passer un coffre, l’air pressé et stupide. Depuis longtemps, depuis que je suis tout petit, je viens ici. Je connais chaque mare, chaque rocher, chaque recoin, là où sont les villes d’oursins, là où rampent les grosses holothuries, là où se cachent les anguilles, les cent-brasses. Je reste là, sans faire un mouvement, sans faire de bruit, pour qu’ils m’oublient, pour qu’ils ne me voient plus. Alors la mer est belle et bien douce. Quand le soleil est haut dans le ciel, au-dessus de la Tourelle du Tamarin, l’eau devient légère, bleu pâle, couleur de ciel. Le grondement des vagues sur les récifs éclate dans toute sa force. Ébloui par la lumière, je cherche Denis en clignant des yeux. La mer entre par la passe, maintenant, elle gonfle ses vagues lentes qui recouvrent les rochers.
Quand j’arrive sur la plage, à l’estuaire des deux rivières, je vois Denis assis sur le sable, en haut de la plage, à l’ombre des veloutiers. Au bout de sa gaule il y a une dizaine d’hourites qui pendent comme des haillons. Lui, m’attend sans bouger. La chaleur du soleil brûle mes épaules, mes cheveux. En un instant, j’enlève mes habits et je plonge nu dans l’eau de la grève, là où la mer rencontre les deux rivières. Je nage contre le courant de l’eau douce, jusqu’à ce que je sente les petits cailloux aigus contre mon ventre et mes genoux. Quand je suis entré tout à fait dans la rivière, je m’agrippe des deux mains à une grosse pierre et je laisse l’eau des rivières couler sur moi, pour me laver de la brûlure de la mer et du soleil.
Rien n’existe plus, rien ne passe. Il n’y a que cela, que je sens, que je vois, le ciel si bleu, le bruit de la mer qui lutte contre les récifs, et l’eau froide qui coule autour de ma peau.
Je sors de l’eau, frissonnant malgré la chaleur, et je me rhabille sans même me sécher. Le sable crisse dans ma chemise, dans mon pantalon, écorche mes pieds dans mes souliers. Mes cheveux sont encore collés par le sel. Denis, lui, m’a regardé sans bouger. Son visage lisse est sombre, indéchiffrable. Assis à l’ombre des veloutiers, il est resté immobile, les deux mains appuyées sur la longue gaule où les calmars sont accrochés comme des oripeaux. Il ne va jamais se baigner dans la mer, j’ignore même s’il sait nager. Lui, quand il se baigne, c’est à la tombée de la nuit, en haut de la rivière Tamarin, ou dans le ruisseau de Bassin Salé. Parfois il va loin, vers les montagnes, du côté de Mananava, et il se lave avec des plantes dans les ruisseaux des gorges. Il dit que c’est son grand-père qui lui a appris à faire cela, pour avoir de la force, pour avoir un sexe d’homme.
J’aime Denis, il sait tant de choses à propos des arbres, de l’eau, de la mer. Tout ce qu’il sait, il l’a appris de son grand-père, et de sa grand-mère aussi, une vieille Noire qui habite les Cases Noyale. Il connaît le nom de tous les poissons, de tous les insectes, il connaît toutes les plantes qu’on peut manger dans la forêt, tous les fruits sauvages, il est capable de reconnaître les arbres rien qu’à leur odeur, ou bien en mâchonnant un bout de leur écorce. Il sait tellement de choses qu’on ne s’ennuie jamais avec lui. Laure aussi l’aime bien, parce qu’il lui apporte toujours de petits cadeaux, un fruit de la forêt, ou bien une fleur, une coquille, un morceau de silex blanc, une obsidienne. Ferdinand l’appelle Vendredi, pour se moquer de nous, et moi, il m’a surnommé l’homme des bois, parce que c’est l’oncle Ludovic qui a dit cela un jour, en me voyant revenir de la montagne.
Un jour, il y a longtemps déjà, c’était au début de notre amitié, Denis a rapporté pour Laure un petit animal gris, tout drôle avec un long museau pointu, et il a dit que c’était un rat musqué, mais mon père a dit que c’était simplement une musaraigne. Laure l’a gardé une journée avec elle, et il a dormi sur son lit, dans une petite boîte en carton ; mais le soir, au moment de se coucher, il s’est réveillé, et il s’est mis à courir partout, et il a fait tant de bruit que mon père est venu en chemise de nuit avec sa bougie à la main, et il s’est mis en colère et il a chassé le petit animal au-dehors. Après, on ne l’a jamais revu. Je crois que cela a fait beaucoup de peine à Laure.
Quand le soleil est bien haut dans le ciel, Denis se met debout, il sort de l’ombre des veloutiers, et il crie : « Alee-sis ! » C’est sa façon de prononcer mon nom. Alors nous marchons vite à travers les champs de canne, jusqu’au Boucan. Denis s’arrête pour manger dans la cabane de son grand-père, et moi je cours vers la grande maison au toit bleu ciel.
Quand le jour se lève, et que le ciel s’éclaire derrière les montagnes des Trois Mamelles, avec mon cousin Ferdinand je pars le long de la route de terre qui va vers les champs de canne de Yemen. En escaladant les hauts murs, nous entrons dans les « chassés » où vivent les cerfs des grandes propriétés, de Wolmar, de Tamarin, de Magenta, de Barefoot, de Walhalla. Ferdinand sait où il va. Son père est très riche, il l’a emmené dans toutes les propriétés. Il est même allé jusqu’aux maisons de Tamarin Estate, jusqu’à Wolmar et Médine, tout à fait au nord. C’est interdit d’entrer sur les « chassés », mon père serait très en colère s’il savait que nous allons dans les propriétés. Il dit que c’est dangereux, qu’il peut y avoir des chasseurs, qu’on peut tomber dans une fosse, mais je crois que c’est surtout parce qu’il n’aime pas les gens des grands domaines. Il dit que chacun doit rester chez soi, qu’il ne faut pas errer sur les terres d’autrui.
Nous marchons avec précaution, comme si nous étions sur un territoire ennemi. Au loin, dans les broussailles grises, nous apercevons quelques formes rapides qui disparaissent sous le couvert : ce sont les cerfs.
Puis Ferdinand dit qu’il veut descendre jusqu’à Tamarin Estate. Nous sortons des « chassés » et nous marchons à nouveau sur la longue route de terre. Je ne suis jamais allé si loin. Simplement, un jour, avec Denis, je suis monté jusqu’en haut de la Tourelle du Tamarin, là où on voit tout le paysage jusqu’aux montagnes des Trois Mamelles et jusqu’au Morne, et de là, j’ai vu les toits des maisons et la haute cheminée de la sucrerie qui fait sa grosse fumée.
La chaleur monte vite, parce que nous sommes à la veille de l’été. Les champs de canne sont très hauts. Depuis plusieurs jours on a commencé à couper. Tout le long de la route, nous croisons les charrettes tirées par des bœufs, vacillantes sous le poids des cannes. Ce sont de jeunes Indiens qui les conduisent, l’air indifférent, comme s’ils sommeillaient. L’air est plein de mouches, de taons. Ferdinand marche vite, j’ai du mal à le suivre. Chaque fois qu’une charrette arrive, nous sautons de côté dans le fossé, parce qu’il y a juste la place pour les grandes roues cerclées de fer.
Les champs sont pleins d’hommes et de femmes qui travaillent. Les hommes ont des sabres d’abattage, des faucilles, et les femmes vont avec leurs houes. Elles sont vêtues de gunny, la tête enveloppée dans de vieux sacs de jute. Les hommes sont torse nu, ils ruissellent de sueur. On entend des cris, des appels, aouha ! la poussière rouge monte des chemins, entre les carrés de cannes. Il y a une odeur acre dans l’air, l’odeur de la sève des cannes, de la poussière, de la sueur des hommes. Un peu ivres, nous marchons, nous courons vers les maisons de Tamarin, là où arrivent les chargements de cannes. Personne ne fait attention à nous. Il y a tant de poussière sur les chemins que nous sommes déjà rouges des pieds à la tête, et nos vêtements ressemblent à des gunnies. Il y a des enfants qui courent avec nous sur les chemins, des Indiens, des Cafres, ils mangent les cannes tombées sur le sol. Tout le monde va vers la sucrerie, pour voir les premières presses.
Nous arrivons enfin devant les bâtiments. J’ai un peu peur, parce que c’est la première fois que je viens ici. Devant le haut mur peint à la chaux, les chariots sont arrêtés, et les hommes déchargent les cannes qu’on va jeter dans les cylindres. La chaudière crache une fumée lourde, rousse, qui obscurcit le ciel et nous suffoque quand le vent la rabat vers nous. Il y a partout du bruit, de grands jets de vapeur. Juste devant nous, je vois le groupe d’hommes qui enfourne la bagasse des cannes broyées dans la fournaise. Ils sont presque nus, pareils à des géants, la sueur coule sur leur dos noir, sur leurs visages crispés par la douleur du feu. Ils ne disent rien. Ils prennent seulement la bagasse dans leurs bras et ils la jettent dans la fournaise, en criant à chaque fois : han !
Je ne sais plus où est Ferdinand. Je reste pétrifié, à regarder la chaudière de fonte, la grande cuve d’acier qui bout comme une marmite de géant, et les rouages qui entraînent les cylindres. À l’intérieur de la sucrerie, des hommes s’affairent, jettent les cannes fraîches entre les mâchoires des cylindres, reprennent les cannes déjà broyées pour en extraire encore de la sève. Il y a tant de bruit, de chaleur, de vapeur que la tête me tourne. Le jus clair ruisselle sur les cylindres, coule vers les cuves bouillantes. Au pied des centrifugeuses sont les enfants. J’aperçois Ferdinand qui attend, debout devant la cuve qui tourne lentement, tandis que le sirop épais achève de se refroidir. Il y a de grandes vagues dans la cuve, et le sucre ruisselle par terre, pend en caillots noirs qui roulent sur la terre couverte de feuilles et de paille. Les enfants se précipitent en criant, ramassent les morceaux de sucre et les emportent à l’écart pour les sucer au soleil. Moi aussi, je guette devant la cuve, et quand le sucre jaillit, roule sur le sol, je m’élance, je prends dans mes mains la pâte brûlante, couverte d’herbes et de morceaux de bagasse. Je l’emporte au-dehors, et je la lèche, accroupi dans la poussière, regardant l’épaisse fumée rousse qui sort de la cheminée. Le bruit, les cris des enfants, l’agitation des hommes, tout cela met une sorte de fièvre en moi, qui me fait trembler. Est-ce le bruit des machines et de la vapeur qui siffle, est-ce la fumée rousse et acre qui m’enveloppe, la chaleur du soleil, le goût violent du sucre brûlé ? Ma vue se trouble, je sens que je vais vomir. J’appelle mon cousin au secours, mais ma voix est rauque, elle me déchire la gorge. J’appelle aussi Denis, Laure. Mais autour de moi, personne ne fait attention. La masse des enfants se précipite sans cesse auprès de la grande cuve qui tourne sur elle-même, pour guetter le moment où les valves ouvertes, tandis que l’air pénètre en sifflant à l’intérieur des cuiseurs, arrive la vague de sirop bouillant, qui coule le long des gouttières comme un fleuve blond. Je me sens tout à coup si faible, perdu, que j’appuie ma tête sur mes genoux et je ferme les yeux.
Puis je sens une main qui caresse mes cheveux, j’entends une voix qui me parle doucement en créole : « Pourquoi pleurer ? » À travers mes larmes, je vois une femme indienne, grande et belle, enveloppée dans ses gunnies tachés de terre rouge. Elle est debout devant moi, droite, calme, sans sourire, et le haut de son corps ne bouge pas à cause de la houe qu’elle porte en équilibre sur des chiffons plies sur sa tête. Elle me parle doucement, me demande d’où je viens, et maintenant je marche avec elle sur la route encombrée, serré contre sa robe, sentant le balancement lent de ses hanches. Quand elle arrive devant l’entrée du Boucan, de l’autre côté de la rivière, elle m’accompagne jusqu’à la maison du capt’n Cook. Puis elle repart tout de suite, sans attendre de récompense ni de remerciement, elle s’éloigne au milieu de la grande allée, entre les jamroses, et moi je la regarde partir, bien droite, avec la houe en équilibre sur sa tête.
Je regarde la grande maison de bois éclairée par le soleil de l’après-midi, avec son toit bleu ou vert, d’une couleur si belle que je m’en souviens aujourd’hui comme de la couleur du ciel de l’aube. Je sens encore sur mon visage la chaleur de la terre rouge et de la fournaise, je secoue la poussière et les brins de paille qui recouvrent mes vêtements. Quand j’approche de la maison, j’entends la voix de Mam qui fait réciter des prières à Laure, à l’ombre de la varangue. C’est si doux, si clair, que des larmes coulent encore de mes yeux et que mon cœur se met à battre très fort. Je marche vers la maison, pieds nus sur le sol craquelé par la sécheresse. Je vais jusqu’à la réserve d’eau, derrière l’office, je puise l’eau sombre du bassin avec le broc emaillé, et je lave mes mains, ma figure, mon cou, mes jambes, mes pieds. L’eau fraîche réveille la brûlure des égratignures, les coupures des lames des feuilles de canne. À la surface du bassin courent les moustiques, les araignées d’eau, et le long des parois tressautent les larves. J’entends le bruit doux des oiseaux du soir, je sens l’odeur de la fumée qui descend sur le jardin, comme si elle annonçait la nuit qui commence dans les ravins de Mananava. Puis je vais jusqu’à l’arbre de Laure, au bout du jardin, le grand arbre chalta du bien et du mal. Tout ce que je sens, tout ce que je vois alors me semble éternel. Je ne sais pas que tout cela va bientôt disparaître.
Il y a aussi la voix de Mam. C’est tout ce que je sais d’elle maintenant, c’est tout ce que j’ai gardé d’elle. J’ai jeté toutes les photos jaunies, les portraits, les lettres, les livres qu’elle lisait, pour ne pas troubler sa voix. Je veux l’entendre toujours, comme ceux qu’on aime et dont on ne connaît plus le visage, sa voix, la douceur de sa voix où il y a tout, la chaleur de ses mains, l’odeur de ses cheveux, sa robe, la lumière, l’après-midi finissant quand nous venions, Laure et moi, sous la varangue, le cœur encore palpitant d’avoir couru, et que commençait pour nous l’enseignement. Mam parle très doucement, très lentement, et nous écoutons en croyant ainsi comprendre. Laure est plus intelligente que moi, Mam le répète chaque jour, elle dit qu’elle sait poser les questions quand il le faut. Nous lisons, chacun son tour, debout devant Mam qui se berce dans son fauteuil à bascule en ébène. Nous lisons, puis Mam interroge, d’abord sur la grammaire, la conjugaison des verbes, l’accord des participes et des adjectifs. Ensuite elle nous questionne ensemble, sur le sens de ce que nous venons de lire, sur les mots, les expressions. Elle pose ses questions avec soin, et j’écoute sa voix avec plaisir et inquiétude, parce que j’ai peur de la décevoir. J’ai honte de ne pas comprendre aussi vite que Laure, il me semble que je ne mérite pas ces instants de bonheur, la douceur de sa voix, son parfum, la lumière de la fin du jour qui dore la maison et les arbres, qui vient de son regard et de ses paroles.
Depuis plus d’un an c’est Mam qui nous enseigne, parce que nous n’avons plus d’autre maîtresse. Autrefois, je m’en souviens à peine, il y avait une maîtresse qui venait de Floréal trois fois par semaine. Mais la ruine progressive de mon père ne permet plus ce luxe. Mon père voulait nous mettre en pension, mais Mam n’a pas voulu, elle a dit que nous étions trop jeunes, Laure et moi. Alors c’est elle qui se charge de notre éducation, chaque jour, le soir, parfois le matin. Elle nous enseigne ce dont nous avons besoin : l’écriture, la grammaire, un peu de calcul, et l’histoire sainte. Mon père, au début, doutait de la valeur de cet enseignement. Mais un jour, Joseph Lestang, qui est premier maître au Collège Royal, s’est étonné de nos connaissances. Il a même dit à mon père que nous étions très en avance pour notre âge, et depuis mon père a tout à fait accepté cet enseignement.
Pourtant, je ne pourrais pas dire aujourd’hui ce qu’était vraiment cet enseignement. Nous vivions alors, mon père, Mam, Laure et moi, enfermés dans notre monde, dans cet Enfoncement du Boucan limité à l’est par les pics déchiquetés des Trois Mamelles, au nord par les immenses plantations, au sud par les terres incultes de la Rivière Noire, et à l’ouest, par la mer. Le soir, quand les martins jacassent dans les grands arbres du jardin, il y a la voix douce et jeune de Mam en train de dicter un poème, ou de réciter une prière. Que dit-elle ? Je ne sais plus. Le sens de ses paroles a disparu, comme les cris des oiseaux et la rumeur du vent de la mer. Seule reste la musique, douce, légère presque insaisissable, unie à la lumière sur le feuillage des arbres, à l’ombre de la varangue, au parfum du soir.
Je l’écoute sans me lasser. J’entends vibrer sa voix, en même temps que le chant des oiseaux. Parfois je suis du regard un vol d’étourneaux, comme si leur passage entre les arbres, vers les cachettes des montagnes, expliquait la leçon de Mam. Elle, de temps à autre, me fait revenir sur terre, en prononçant lentement mon nom, comme elle sait le faire, si lentement que je m’arrête de respirer :
« Alexis… ? Alexis ? »
Elle est la seule, avec Denis, à m’appeler par mon prénom. Les autres disent, peut-être parce que c’est Laure qui en a eu la première ridée : Ali. Mon père, lui, ne prononce jamais aucun prénom, sauf peut-être celui de Mam, comme je l’ai entendu, une ou deux fois. Il disait doucement : Anne, Anne. Et alors j’avais compris : « Âme. » Ou peut-être qu’il disait vraiment : âme, avec une voix douce et grave qu’il n’avait qu’en lui parlant. Il l’aimait vraiment beaucoup.
Mam est belle en ce temps-là, je ne saurais dire à quel point elle est belle. J’entends le son de sa voix, et je pense tout de suite à cette lumière du soir au Boucan, sous la varangue, entouré des reflets des bambous, et au ciel clair traversé par les bandes de martins. Je crois que toute la beauté de cet instant vient d’elle, de ses cheveux épais et bouclés, d’un brun un peu fauve qui capte la moindre étincelle de lumière, de ses yeux bleus, de son visage encore si plein, si jeune, de ses longues mains fortes de pianiste. Il y a tant de calme, de simplicité en elle, tant de lumière. Je regarde à la dérobée ma sœur Laure assise très droite sur sa chaise, les poignets appuyés sur le rebord de la table, devant le livre d’arithmétique et le cahier blanc qu’elle tient ouvert du bout des doigts de la main gauche. Elle écrit avec application, la tête un peu inclinée sur l’épaule gauche, son épaisse chevelure noire barrant d’un côté son visage d’Indienne. Elle ne ressemble pas à Mam, il n’y a rien de commun entre elles, mais Laure la regarde de ses yeux noirs, brillants comme des pierres, et je sais qu’elle ressent la même admiration que moi, la même ferveur. Le soir est long alors, la lumière dorée du crépuscule décline imperceptiblement sur le jardin, entraînant les vols d’oiseaux, emportant au loin les cris des travailleurs dans les champs, la rumeur des attelages sur les routes des cannes.
Chaque soir, il y a une leçon différente, une poésie, un conte, un problème nouveaux, et pourtant aujourd’hui, il me semble que c’est sans cesse la même leçon, interrompue par les aventures brûlantes du jour, par les errances jusqu’au rivage de la mer, ou par les rêves de la nuit. Quand tout cela existe-t-il ? Mam, penchée sur la table, nous explique le calcul en disposant devant nous des tas de haricots. « Trois ici, dont je prends deux, cela fait deux tiers. Huit ici, et j’en mets cinq de côté, cela fait cinq huitièmes… Dix ici, j’en prends neuf, combien cela fait-il ? » Je suis assis devant elle, je regarde ses longues mains aux doigts effilés, que je connais si bien, un par un. L’index de la main gauche, très fort, et le médian, et l’annulaire cerclé d’un fin liseré d’or, usé par l’eau et par le temps. Les doigts de la main droite, plus grands, plus durs, moins fins, et l’auriculaire qu’elle sait lever très haut quand ses autres doigts courent sur le clavier d’ivoire, mais qui tout à coup frappe une note aiguë. « Alexis, tu n’écoutes pas… Tu n’écoutes jamais les leçons d’arithmétique. Tu ne pourras pas entrer au Collège Royal. » Est-ce qu’elle dit cela ? Non, je ne crois pas, c’est Laure qui l’invente, elle est toujours si appliquée, si consciencieuse pour faire des tas de haricots, parce que c’est sa façon à elle d’exprimer son amour pour Mam.
Je me rattrape avec les dictées. C’est l’instant de l’après-midi que je préfère quand, penché sur la page blanche de mon cahier, tenant la plume à la main, j’attends que vienne la voix de Mam, inventant les mots un à un, très lentement, comme si elle nous les donnait, comme si elle les dessinait avec les inflexions des syllabes. Il y a les mots difficiles, qu’elle a choisis avec soin, car c’est elle qui invente les textes de nos dictées : « charrette », « soupirail », « arc-en-ciel », « cavalcade », « attelle », « gué », « apercevoir », et bien sûr, de temps en temps, pour nous faire rire, les « poux », les « choux », les « hiboux » et les « bijoux ». J’écris sans me presser, le mieux que je peux, pour faire durer le temps où résonne la voix de Mam dans le silence de la feuille blanche, dans l’attente aussi du moment où elle me dira, avec un petit signe de tête, comme si c’était la première fois qu’elle le remarquait :
« Tu as une jolie écriture. »
Ensuite elle relit, mais à son rythme, en marquant un léger arrêt pour les virgules, un silence pour les points. Cela non plus ne peut pas s’arrêter, c’est une longue histoire qu’elle raconte, soir après soir, où reviennent les mêmes mots, la même musique, mais brouillés et distribués autrement. La nuit, couché sur mon lit de camp sous le voile de la moustiquaire, juste avant de m’endormir, écoutant les bruits familiers, la voix grave de mon père qui lit un article du journal, ou qui converse avec Mam et la tante Adélaïde, le rire léger de Mam, les voix éloignées des Noirs assis sous les arbres, guettant le bruit du vent de la mer dans les aiguilles des filaos, c’est cette même interminable histoire qui me revient, pleine de mots et de sons, dictée lentement par Mam, quelquefois l’ac-cent aigu qu’elle met sur une syllabe, ou le silence très long qui fait grandir un mot, et la lumière de son regard brille sur ces phrases incompréhensibles et belles. Je crois que je ne m’endors que lorsque j’ai vu briller cette lumière, quand j’ai perçu cette étincelle. Un mot, rien qu’un mot, que j’emporte avec moi dans le sommeil.
J’aime aussi les leçons de morale de Mam, le plus souvent le dimanche matin de bonne heure, avant de réciter la messe. J’aime les leçons de morale parce que Mam raconte toujours une histoire, chaque fois nouvelle, qui se passe dans des endroits que nous connaissons. Ensuite elle nous pose des questions, à Laure et à moi. Ce ne sont pas des questions difficiles, mais elle les pose simplement en nous regardant, et je sens le bleu très doux de son regard qui entre au plus profond de moi.
« Cela se passe dans un couvent, où il y a une douzaine de pensionnaires, douze petites filles orphelines, comme je l’étais quand j’avais votre âge. C’est le soir, pendant le dîner. Savez-vous ce qu’il y a sur la table ? Dans un grand plat, il y a des sardines, et elles aiment beaucoup cela, elles sont pauvres, vous comprenez, pour elles, des sardines c’est une fête ! Et justement, il y a dans le plat autant de sardines que d’orphelines, douze sardines. Non, non, il y en a une de trop, il y a en tout treize sardines. Quand tout le monde a mangé, la sœur montre la dernière sardine qui reste au milieu du plat, et elle demande : Qui va la manger ? Est-ce que parmi vous il y en a une qui la veut ? Pas une main ne se lève, pas une des petites filles ne répond. Eh bien, dit la sœur gaiement, voici ce qu’on va faire : on va souffler la bougie, et quand il fera noir, celle qui voudra la sardine pourra la manger sans avoir honte. La sœur éteint la bougie, et que se passe-t-il ? Chacune des petites filles tend la main dans le noir, pour prendre la sardine, et elle rencontre la main d’une autre petite fille. Il y a douze petites mains posées dans le grand plat ! »
Ce sont les histoires que Mam raconte, je n’en ai jamais entendu de plus belles, de plus drôles.
Mais ce que j’aime vraiment beaucoup, c’est l’histoire sainte. C’est un gros livre relié de cuir rouge sombre, un vieux livre qui porte sur sa couverture un soleil d’or d’où jaillissent douze rayons. Quelquefois Mam nous laisse le regarder, Laure et moi. Nous tournons les pages très lentement, pour regarder les images, pour lire les mots écrits en haut des pages, les légendes. Il y a des gravures que j’aime plus que tout, comme la tour de Babel, ou bien celle qui dit : « Le prophète Jonas demeure trois jours dans une baleine, et en sort en vie. » Au loin, près de la ligne d’horizon, il y a un grand vaisseau à voiles qui se confond avec les nuages, et quand je demande à Mam qui est dans ce vaisseau, elle ne peut pas me répondre. Il me semble qu’un jour je saurai qui voyageait dans ce grand navire, pour apercevoir Jonas au moment où il quitte le ventre de la baleine. J’aime aussi quand Dieu fait paraître sur Jérusalem des « armées en l’air » au milieu des nuages. Et la bataille d’Eleazar contre Antiochos, où l’on voit un éléphant furieux surgir parmi les guerriers. Ce que Laure préfère, ce sont les commencements, la création de l’homme et de la femme, et l’image où l’on voit le diable en forme de serpent avec une tête d’homme, enroulé autour de l’arbre du bien et du mal. C’est comme cela qu’elle a su que c’était l’arbre chalta qui est au bout de notre jardin, parce qu’il a les mêmes feuilles et les mêmes fruits. Laure aime beaucoup aller jusqu’à l’arbre, le soir, elle monte dans les maîtresses branches et elle cueille les fruits à la peau épaisse, qu’on nous a défendu de manger. Elle ne parle de cela qu’avec moi.
Mam nous lit les histoires de l’Écriture sainte, la tour de Babel, cette ville dont la tour allait jusqu’au ciel. Le sacrifice d’Abraham, ou bien l’histoire de Jacob vendu par ses frères. Cela se passait en l’an 2876 avant Jésus-Christ, douze ans avant la mort d’Isaac. Je me souviens bien de cette date. J’aime aussi beaucoup l’histoire de Moïse sauvé des eaux, Laure et moi demandons souvent à Mam de nous la lire. Pour empêcher les soldats de Pharaon de tuer son enfant, sa mère l’avait placé dans « un petit berceau de joncs entrelacés », dit le livre, « et elle l’exposa sur les bords du Nil ». Alors la fille de Pharaon vint sur les bords du fleuve « pour se laver, accompagnée de toutes ses servantes. Dès qu’elle aperçut cette corbeille de joncs, sa curiosité voulut s’instruire de ce que c’était, et elle envoya une de ses filles pour l’apporter. Quand elle eut vu ce petit qui criait dans le berceau, elle en eut de la compassion, et la beauté de l’enfant augmentant encore sa tendresse, elle résolut de le sauver ». Nous récitons par cœur l’histoire, et nous nous arrêtons toujours là où la fille de Pharaon adopte l’enfant et lui donne le nom de Moïse, parce qu’elle l’avait sauvé des eaux.
Il y a une histoire que j’aime surtout, c’est celle de la Reine de Saba. Je ne sais pourquoi je l’aime, mais à force d’en parler, je suis arrivé à la faire aimer de Laure aussi. Mam sait cela, et parfois, avec un sourire, elle ouvre le gros livre rouge sur ce chapitre, et elle commence à lire. Je connais chaque phrase par cœur, aujourd’hui encore : « Àprès que Salomon eut bâti à Dieu un temple si magnifique, il se bâtit pour lui-même un palais, qui dura quatorze ans à faire, où l’or brillait de toutes parts, et où la magnificence des colonnes et des sculptures attirait les yeux de tout le monde… » Alors apparaît la Reine de Saba, « qui vint du fond du midi pour reconnaître si tout ce qu’on disait de ce jeune prince était véritable. Elle vint dans un appareil magnifique, et elle apporta à Salomon de riches présents, six-vingt talens d’or, qui font à peu près huit millions de livres ; des perles très précieuses, et des parfums tels qu’on n’en avait jamais vu de semblables ». Ce ne sont pas les mots que je perçois, mais la voix de Mam m’entraîne dans le palais de Salomon, qui s’est levé de son trône tandis que la Reine de Saba, si belle, conduit les esclaves qui font rouler les trésors à terre. Laure et moi nous aimons beaucoup le roi Salomon, même si nous ne comprenons pas pourquoi, à la fin de sa vie, il a renié Dieu pour adorer les idoles. Mam dit que c’est ainsi, même les plus justes et les plus puissants des hommes peuvent commettre des péchés. Nous ne comprenons pas comment cela est possible, mais nous aimons comme il rendait la justice, et ce magnifique palais qu’il avait fait construire, et où était venue la Reine de Saba. Mais ce que nous aimons, c’est peut-être le livre, avec sa couverture de cuir rouge et ce grand soleil d’or, et la voix douce et lente de Mam, ses yeux bleus qui nous regardent entre chaque phrase, et la lumière du soleil toute dorée sur les arbres du jardin, car je n’ai jamais lu d’autre livre qui m’ait fait une impression aussi profonde.
Les après-midi, quand les leçons de Mam sont finies plus tôt, nous allons, Laure et moi, explorer les combles de la maison. Il y a un petit escalier de bois qui va jusqu’au plafond, et il suffit de pousser une trappe. Sous les toits de bardeaux, il fait gris, et la chaleur est étouffante, mais nous aimons bien être là. À chaque bout du grenier, il y a une lucarne étroite, sans vitres, fermée par des volets disjoints. Quand on entrouvre les volets, on voit le paysage très loin, du côté des champs de canne de Yemen et de Magenta, et la chaîne de montagnes, les Trois Mamelles et la montagne du Rempart.
J’aime rester ici, dans cette cachette, jusqu’à l’heure du dîner, et même plus tard, quand la nuit est venue. Ma cachette, c’est la partie des combles tout à fait au bout du toit, du côté des montagnes. Il y a beaucoup de meubles poussiéreux, rongés par les termites, tout ce qui reste de ce que mon arrière-grand-père avait acheté à la Compagnie des Indes. Je m’assois sur une chaise couturière, très basse, et je regarde par la lucarne, vers le cirque de montagnes qui émerge de l’ombre. Au centre du grenier, il y a de grandes malles pleines de vieux papiers, des revues de France attachées par liasses avec de la ficelle. C’est là que mon père a mis tous ses vieux journaux. Tous les six mois, il a fait un paquet, qu’il pose par terre près des malles. C’est là que Laure et moi venons souvent pour lire et regarder les images. Nous sommes allongés sur le ventre dans la poussière, devant les piles de vieux journaux, et nous tournons lentement les feuilles. Il y a le Journal des voyages, avec toujours en première page un dessin représentant une scène extraordinaire, une chasse au tigre aux Indes, ou bien l’assaut des Zoulous contre les Anglais, ou encore l’attaque des Comanches contre le chemin de fer, en Amérique. À l’intérieur, Laure lit à haute voix des passages des Robinsons marseillais, un feuilleton qu’elle aime bien. Le journal que nous préférons, c’est l’Illustrated London News, et comme je comprends mal l’anglais, je regarde les images avec plus d’attention, pour deviner ce que dit le texte. Laure, elle, a commencé à apprendre l’anglais avec mon père, et elle m’explique le sens, la prononciation des mots. Nous ne restons pas très longtemps, parce que la poussière nous fait bientôt éternuer et pique nos yeux. Quelquefois pourtant nous restons des heures, les dimanches après-midi, quand il fait trop chaud dehors, ou que la fièvre nous oblige à rester à la maison.
Dans les journaux sans images, je regarde les réclames, celle de la Teinturerie parisienne, la Pharmacie A. Fleury & A. Toulorge, le Tabac Coringhy, l’encre au sumac bleu-noir, les montres de poche américaines, les belles bicyclettes qui nous font rêver. Avec Laure, je joue à acheter des choses, et ce sont les réclames qui nous donnent les idées. Laure voudrait une bicyclette, une vraie bicyclette peinte à l’émail noir avec de grandes roues munies de pneumatiques et un guidon chromé, comme celles qu’on voit quand on va du côté du Champ-de-Mars, à Port Louis. Pour moi, il y a plusieurs choses qui me font envie, comme les grands cahiers à dessin, les peintures et les compas du Magasin Wimphen, ou les canifs à douze lames de l’armurerie. Mais il n’y a rien dont j’ai plus envie que la montre de gousset Favre-Leuba importée de Genève. Je la vois toujours au même endroit dans les journaux, à l’avant-dernière page, avec les aiguilles qui marquent la même heure, et la trotteuse des secondes sur midi. Je lis toujours avec le même goût les phrases de la réclame, qui la décrivent « incassable, étanche à l’eau et à l’air, en acier inoxydable, cadran émaillé, merveille de précision, de robustesse, prête à vous servir pour la vie ».
Ainsi nous rêvons, dans notre cachette sous les toits surchauffés par le soleil. Il y a aussi le paysage, comme je le vois par la lucarne, le seul paysage que je connaisse et que j’aime, que je ne verrai plus avec ces yeux : au-delà des arbres sombres du jardin, l’étendue verte des champs de canne, les taches grises et bleues des aloès de Walhalla, de Yemen, les cheminées des sucreries qui fument, et loin, pareille à une muraille semi-circulaire, rouge, flamboyante, la chaîne des montagnes où se dressent les pics des Trois Mamelles. Contre le ciel, les pointes des volcans sont aiguës, légères, pareilles aux tours d’un château de fées. Je les regarde à travers l’étroite lucarne, sans me lasser, comme si j’étais la vigie d’un navire immobile, guettant quelque signal. Écoutant le bruit de la mer au fond de moi, derrière moi, porté par le vent des marées. Et en vérité je suis dans un navire, tandis que craquent les solives et les étais de la charpente, voguant éternellement devant la ligne des montagnes. C’est ici que j’ai entendu la mer pour la première fois, c’est ici que je la ressens le mieux, quand elle vient, avec ses longues lames qui forcent l’entrée de la passe, devant l’estuaire des deux rivières, faisant jaillir haut l’écume sur les barrières de corail.
Nous ne voyons personne, au temps du Boucan. Nous sommes devenus, Laure et moi, de véritables sauvages. Dès que nous le pouvons, nous nous échappons du jardin, nous marchons à travers les cannes, vers la mer. La chaleur est venue, la chaleur sèche qui « pique », comme dit le capt’n Cook. Est-ce que nous savons que nous jouissons d’une telle liberté ? Mais nous ne connaissons pas même le sens de ce mot. Nous ne quittons pas l’Enfoncement du Boucan, ce domaine imaginaire limité par les deux rivières, par les montagnes et par la mer.
Maintenant que la longue période des vacances a commencé, mon cousin Ferdinand vient plus souvent, quand l’oncle Ludovic descend sur ses propriétés de Barefoot et de Yemen. Ferdinand ne m’aime pas. Un jour, il m’a appelé « l’homme des bois », comme son père, et il a parlé aussi de Vendredi, à cause de Denis. Il a dit : « en’goudron », âme et peau noires, et je me suis fâché. Bien qu’il ait deux ans de plus que moi, j’ai sauté sur lui et j’ai essayé de lui faire une clef au cou, mais il a rapidement pris le dessus, et à son tour il m’a serré la nuque dans le creux de son bras, jusqu’à ce que je sente craquer mes os, et que j’aie des larmes plein les yeux. Il n’est jamais revenu au Boucan depuis ce jour. Je le déteste, et je déteste aussi son père, l’oncle Ludovic, parce qu’il est grand et fort et qu’il parle haut, et qu’il nous regarde toujours avec ses yeux noirs ironiques, et son espèce de sourire un peu crispé. La dernière fois qu’il est venu chez nous, mon père était absent, et Mam n’a pas voulu le voir. Elle a fait dire qu’elle avait de la fièvre, qu’elle était fatiguée. L’oncle Ludovic s’est assis tout de même dans la salle à manger, sur une de nos vieilles chaises qui craquait sous son poids, et il a essayé de nous parler, à Laure et à moi. Il se penchait vers Laure, je m’en souviens, et il lui disait : « Comment t’appelles-tu ? » Ses yeux noirs brillaient quand il me regardait aussi. Laure était pâle, assise très droite sur sa chaise, et elle regardait fixement devant elle sans répondre. Elle est restée un long moment comme cela, immobile, regardant droit devant elle, tandis que l’oncle Ludovic, pour la taquiner, disait : « Quoi ? Tu n’as pas de langue ? » Moi, mon cœur battait très fort de colère, et à la fin je lui ai dit : « Ma sœur ne veut pas vous répondre. » Alors il s’est levé, sans rien dire d’autre, il a pris sa canne et son chapeau et il est reparti. J’écoutais le bruit de ses pas sur les marches de la varangue, puis sur l’allée de terre battue, et ensuite c’est le bruit de sa voiture qu’on a entendu, le cliquetis du harnais et le grondement des roues, et nous nous sommes sentis bien soulagés. Depuis ce jour, il n’est pas revenu chez nous.
Nous avons cru que c’était une sorte de victoire, à ce moment-là. Mais nous n’en avons jamais parlé, Laure et moi, et personne n’a su ce qui s’était passé cet après-midi-là. Nous n’avons guère revu Ferdinand dans les années qui ont suivi. D’ailleurs c’est sans doute cette année-là, l’année du cyclone, que son père l’a placé pensionnaire au Collège Royal. Nous, nous ne savions pas que tout allait changer, que nous étions en train de vivre nos derniers jours à l’Enfoncement du Boucan.
C’est à cette époque-là que nous nous sommes rendu compte, Laure et moi, que quelque chose n’allait pas dans les affaires de notre père. Lui n’en parlait à personne, je crois pas même à Mam, pour ne pas l’inquiéter. Pourtant nous sentions bien ce qui se passait, nous devinions. Laure me dit un jour, alors que nous étions comme d’habitude allongés dans les combles, devant les liasses de vieux journaux :
« Banqueroute, cela veut dire quoi, banqueroute ? »
Elle ne me pose pas la question, puisqu’elle se doute bien que je l’ignore. C’est un mot qui est là, qu’elle a entendu, qui résonne dans sa tête. Plus tard, elle répète d’autres mots qui font peur, aussi : hypothèque, saisie, traite. Sur une grande feuille que je lis à la hâte sur le bureau de mon père, chargée de chiffres fins comme des chiures de mouche, je lis deux mots mystérieux en anglais : Assets and liabilities. Qu’est-ce que cela signifie ? Laure ne connaît pas non plus le sens de ces mots, et elle n’ose pas demander à notre père. Ce sont des mots pleins de menace, ils portent en eux un danger que nous ne comprenons pas, comme ces suites de chiffres soulignés, raturés, certains écrits en rouge.
Plusieurs fois, je suis réveillé par des bruits de voix, tard dans la nuit. La chemise de nuit trempée de sueur collant à ma peau, je me glisse le long du corridor jusqu’à la porte de la salle à manger éclairée. Par la porte entrebâillée, j’entends la voix grave de mon père, puis d’autres voix inconnues qui lui répondent. De quoi parlent-ils ? Même si j’écoutais chaque mot, je n’arriverais pas à comprendre. Mais je n’écoute pas les mots. J’entends seulement le brouhaha des voix, les verres qui cognent sur la table, les pieds qui raclent le plancher, les chaises qui grincent. Mam est peut-être là, elle aussi, assise à côté de mon père comme aux heures des repas ? Mais l’odeur forte du tabac me renseigne. Mam n’aime pas la fumée des cigares, elle doit être dans sa chambre, dans son lit de cuivre, regardant elle aussi la ligne de lumière jaune qui passe sous la porte entrebâillée, écoutant les bruits de voix des inconnus, comme moi, qui suis tapi dans l’ombre du couloir, pendant que mon père parle, parle, si longtemps… Ensuite je retourne vers la chambre, je me glisse sous la moustiquaire. Laure ne bouge pas, je sais qu’elle ne dort pas, qu’elle a les yeux grands ouverts dans le noir, et qu’elle écoute elle aussi les voix, à l’autre bout de la maison. Allongé sur mon lit de sangles, j’attends, en retenant mon souffle, jusqu’à ce que j’entende le bruit des pas dans le jardin, les grincements des essieux de la voiture qui s’éloigne. J’attends encore, jusqu’à ce que vienne le bruit de la mer, la marée invisible de la nuit, quand le vent siffle dans les aiguilles des filaos et fait battre les volets, et que la charpente de la maison gémit comme la coque d’un vieux navire. Alors je peux m’endormir.
Les leçons de Denis sont les plus belles. Il m’enseigne le ciel, la mer, les cavernes au pied des montagnes, les champs en friche où nous courons ensemble, cet été-là, entre les pyramides noires des murailles créoles. Parfois nous partons dès l’aube, alors que les sommets des montagnes sont encore pris dans la brume, et que la mer basse, au loin, expose ses récifs. Nous passons à traversées plantations d’aloès, le long d’étroits chemins silencieux. Denis marche devant, je vois sa haute silhouette fine et souple qui avance comme en dansant. Ici, il n’aboie pas, comme il fait dans les champs de canne. De temps à autre il s’arrête. Il ressemble à un chien qui a flairé la trace d’un animal sauvage, un lapin, un tandrac. Quand il s’arrête, il lève un peu la main droite, en signal, et je m’arrête moi aussi, et j’écoute. J’écoute le bruit du vent dans les aloès, le bruit de mon cœur aussi. La première lumière brille sur la terre rouge, éclaire les feuilles sombres. La brume s’effiloche au sommet des montagnes, le ciel est maintenant intense. J’imagine la mer couleur d’azur près de la barrière de corail, encore noire à l’embouchure des rivières. « Guette ! » dit Denis. Il est immobile sur le sentier, et me montre la montagne, du côté des gorges de la Rivière Noire. Je vois un oiseau très haut dans le ciel, qui se laisse glisser sur les courants aériens, la tête un peu tournée de côté, sa longue queue blanche traînant derrière lui. « Paille-en-queue », dit Denis. C’est la première fois que je le vois. Il gire lentement au-dessus des ravins, puis disparaît du côté de Mananava.
Denis s’est remis en marche. Nous suivons la vallée étroite du Boucan, vers les montagnes. Nous franchissons d’anciens champs de canne, maintenant en friche, où ne restent que les courtes murailles de lave ensevelies sous les buissons d’épines. Je ne suis plus dans mon domaine. Je suis sur une terre étrangère, la terre de Denis et des Noirs de l’autre côté, ceux de Chamarel, de Rivière Noire, des Cases Noyale. Au fur et à mesure que Denis s’éloigne du Boucan et qu’il remonte vers la forêt, vers les montagnes, il devient moins méfiant, il parle davantage, il semble plus libre. Il marche lentement maintenant, ses gestes sont plus faciles, même son visage s’éclaire, il m’attend sur la piste, il sourit. Il me montre les montagnes qui sont près de nous, à main droite : « Le Grand Louis, mont Terre Rouge. » Le silence nous entoure, il n’y a plus de vent, je ne sens plus l’odeur de la mer. Les broussailles sont si touffues que nous devons remonter le lit d’un torrent. J’ai enlevé mes souliers, je les ai attachés par les lacets autour de mon cou, comme je fais quand j’accompagne Denis. Nous marchons dans le filet d’eau froide, sur les cailloux aigus. Dans les boucles, Denis s’arrête, il scrute l’eau à la recherche des camarons, des écrevisses.
Le soleil est haut dans le ciel quand nous arrivons à la source du Boucan, tout près des hautes montagnes. La chaleur de janvier est lourde, j’ai du mal à respirer sous les arbres. Des moustiques tigrés sortent de leurs abris et dansent devant mes yeux, je les vois aussi danser autour de la chevelure laineuse de Denis. Sur les berges du torrent, Denis ôte sa chemise et commence à cueillir des feuilles. Je m’approche pour regarder les feuilles vert sombre, couvertes d’un léger duvet gris, qu’il récolte dans sa chemise transformée en sac. « Brèdes songe », dit Denis. Il jette un peu d’eau au creux d’une feuille et me la tend. Sur le fin duvet, la goutte reste prise, pareille à un diamant liquide. Plus loin il cueille d’autres feuilles : « Brèdes emballaze. » Sur le tronc d’un arbre, il me montre une liane : « Liane sept ans. » Des feuilles palmées s’ouvrent en forme de cœur : « Fa’am. » Je savais que la vieille Sara, la sœur de capt’n Cook, était « yangue », qu’elle faisait des breuvages et qu’elle jetait des sorts, mais c’est la première fois que Denis m’emmène quand il va chercher des plantes pour elle. Sara est malgache, elle est venue de la Grand Terre avec Cook, le grand-père de Denis, quand il y avait encore des esclaves. Un jour Cook nous a raconté, à Laure et à moi, qu’il avait eu si peur lorsqu’il était arrivé à Port Louis avec les autres esclaves, qu’il s’était perché sur un arbre de l’Intendance et qu’il ne voulait plus en descendre, parce qu’il croyait qu’on allait le manger, là, sur les quais. Sara vit à la Rivière Noire, autrefois elle venait voir son frère et elle nous aimait bien, Laure et moi. Maintenant elle est trop vieille.
Denis continue à marcher le long du torrent, vers la source. L’eau qui coule est mince, noire, lisse sur les roches de basalte. La chaleur est si lourde que Denis s’asperge le visage et le buste avec l’eau du ruisseau, et me dit de faire de même, pour me ranimer. Je bois à même le ruisseau l’eau fraîche, légère. Denis avance toujours devant moi, le long du ravin étroit. Il porte sur sa tête le ballot de feuilles. Parfois il s’arrête, désigne un arbre dans l’épaisseur de la forêt, une plante, une liane : « Binzoin », « langue bœuf », « bois zozo », « grand baume », « bois mamzel », « prine », « bois cabri », « bois tambour ».
Il cueille une plante rampante, aux feuilles étroites qu’il écrase entre son pouce et son index pour la sentir : « Verveine. » Plus loin encore, il traverse les fourrés jusqu’à un grand arbre au tronc brun. Il enlève un peu d’écorce, incise avec un silex ; la sève dorée coule. Denis dit : « Tatamaka. » Derrière lui, je marche à travers les broussailles, plié pour éviter les branches qui griffent. Denis se coule sans difficulté au milieu de la forêt, silencieux, tous ses sens aux aguets. Sous mes pieds nus le sol est mouillé et tiède. J’ai peur, pourtant je veux aller encore plus loin, m’enfoncer au cœur de la forêt. Devant un tronc très droit, Denis s’arrête. Il arrache un morceau d’écorce et me le fait sentir. C’est une odeur qui m’étourdit. Denis rit, et dit simplement : « Bois colophane. »
Nous continuons, Denis marche plus vite, comme s’il reconnaissait le chemin invisible. La chaleur et l’humidité de la forêt m’oppressent, j’ai du mal à reprendre mon souffle. Je vois Denis arrêté devant un buisson : « Pistache marron. » Dans sa main, une longue gousse entrouverte laisse échapper des graines noires, semblables à des insectes. Je goûte une graine : c’est âpre, huileux, mais cela me donne des forces. Denis dit : « C’était le manger des marrons, avec le grand Sacalavou. » C’est la première fois qu’il me parle de Sacalavou. Mon père nous a dit une fois qu’il était mort ici, au pied des montagnes, quand les Blancs l’avaient rattrapé. Il s’est jeté du haut de la falaise, plutôt que d’être repris. Cela me fait une impression étrange, de manger ce qu’il a mangé, ici, dans cette forêt, avec Denis. Nous sommes loin du ruisseau, à présent, déjà au pied du mont Terre Rouge. La terre est sèche, le soleil brûle à travers le feuillage léger des acacias.
« Patte poule », dit Denis. « Cassi. »
Soudain, il s’arrête. Il a trouvé ce qu’il cherchait. Il va droit à l’arbre, seul au milieu des broussailles. C’est un bel arbre sombre, aux branches basses étalées, qui porte des feuilles épaisses d’un vert aux reflets de cuivre. Denis est accroupi par terre au pied de l’arbre, caché par l’ombre. Quand je m’approche, il ne me regarde pas. Il a posé son ballot à terre.
« Qu’est-ce que c’est ? »
Denis ne répond pas tout de suite. Il fouille dans ses poches.
Il dit : « Affouche. »
Sa main gauche tient quelque chose. Sans se relever, Denis chantonne un peu, comme font les Indiens en prière. Il balance son corps d’avant en arrière, et il chantonne, et dans l’ombre de l’arbre, je ne vois que son dos qui brille de sueur. Quand il a fini sa prière, il creuse un peu la terre au pied de l’arbre, de la main droite. Son poing gauche s’ouvre, et sur la paume, je vois un sou. La pièce glisse, tombe au fond du trou, et Denis la recouvre avec soin de terre et d’un peu de mousse qu’il prend aux racines. Puis il se relève, et sans s’occuper de moi, il cueille les feuilles des branches basses et les pose sur le sol, à côté du ballot. Avec son silex aigu, il détache des morceaux du tronc lisse. Par la blessure coule un lait clair. Denis met les bouts d’écorce et les feuilles de l’affouche dans sa chemise, puis il dit : « Allons. » Sans m’attendre, il s’éloigne vite à travers les broussailles, il redescend les pentes des collines vers la vallée du Boucan. Le soleil est déjà à l’ouest. Par-dessus les arbres, entre les collines sombres, je vois la tache de feu de la mer, l’horizon où naissent les nuages. Derrière moi, le rempart des montagnes est rouge, réverbère la chaleur comme un four. Je marche vite sur les traces de Denis, jusqu’au ruisseau qui est la source du Boucan, et il me semble qu’il y a très longtemps que je suis parti, des jours peut-être, cela fait en moi un vertige.
C’est au cours de cet été-là, de l’année du cyclone, que mon père se lance dans la réalisation de son vieux projet de centrale électrique à la Rivière Noire. Quand cela a-t-il vraiment commencé ? Je n’en ai pas gardé un souvenir précis parce que mon père avait, à ce moment-là, des douzaines de projets différents sur lesquels il rêvait en silence, et dont nous ne percevions, Laure et moi, que des échos atténués. Il avait, je crois, un projet de chantier naval à l’estuaire de la Rivière Noire, et aussi un projet d’aérostat pour le transport des personnes entre les Mascareignes et l’Afrique du Sud. Mais tout cela restait chimérique, et nous n’en savions que ce qu’en disait Mam, ou les gens qui venaient parfois en visite. Le projet de la centrale électrique était certainement le plus ancien, et il n’a commencé à se réaliser que cet été, alors que l’endettement de mon père était déjà irrémédiable. C’est Mam qui nous parle de cela, un jour, après la classe. Elle en parle longtemps, avec émotion, les yeux brillants. Une ère nouvelle allait commencer, nous allions enfin connaître la prospérité, sans peur du lendemain. Notre père avait aménagé le bassin aux Aigrettes, là où se rencontrent les deux bras de la Rivière Noire.
C’était l’endroit qu’il avait choisi pour installer la centrale qui donnerait de l’électricité à toute la région ouest, de Médine jusqu’à Bel Ombre. La génératrice qu’il avait achetée à Londres par correspondance venait juste de débarquer à Port Louis, et elle était venue en char à bœufs le long de la côte jusqu’à la Rivière Noire. Désormais le temps de l’éclairage à l’huile et de la machine à vapeur était fini, et l’électricité, grâce à notre père, allait apporter peu à peu à toute l’île son progrès. Mam nous a aussi expliqué ce que c’était que l’électricité, ses, propriétés, son usage. Mais nous étions trop jeunes pour comprendre quoi que ce soit, sauf pour vérifier, comme nous l’avons fait chaque jour à ce moment-là, les mystères des morceaux de papier aimantés par le collier d’ambre de Mam.
Un jour, nous partons tous, Mam, mon père, Laure et moi dans la voiture à cheval pour le bassin aux Aigrettes. C’est très tôt, à cause de la chaleur, car Mam veut être de retour avant midi. À la deuxième boucle de la route vers la Rivière Noire, nous trouvons le chemin qui remonte le long de la rivière. Mon père a fait nettoyer le chemin pour permettre le passage du char à bœufs transportant la génératrice, et notre voiture roule dans un grand nuage de poussière.
C’est la première fois que nous remontons, Laure et moi, le long de la Rivière Noire, et nous regardons autour de nous avec curiosité. La poussière du chemin monte autour de nous, nous enveloppe dans un nuage ocre. Mam a entouré son visage d’un châle, elle ressemble à une Indienne. Mon père est joyeux, il parle en guidant le cheval. Je le vois, tel que je ne peux plus l’oublier : très grand et mince, élégant, vêtu de son costume gris-noir, ses cheveux noirs rejetés en arrière. Je vois son profil, son nez fin et busqué, sa barbe soignée, ses mains élégantes qui tiennent toujours une cigarette entre le pouce et l’index, à la manière d’un crayon. Mam aussi le regarde, je vois la lumière de son regard, ce matin-là, sur la route de poussière qui longe la Rivière Noire.
Quand nous arrivons près du Bassin aux Aigrettes, mon père attache le cheval à la branche d’un tamarin. L’eau de la mare est claire, couleur de ciel. Le vent fait des ridules qui agitent les roseaux. Laure et moi disons que nous aimerions bien nous baigner, mais mon père marche déjà vers l’échafaudage qui abrite la génératrice. Dans une cabane de bois, il nous montre la dynamo reliée à la turbine par des fils et des courroies. Dans la pénombre, les engrenages brillent d’un éclat étrange, qui nous fait un peu peur. Notre père nous montre aussi l’eau du bassin qui s’écoule par un canal et rejoint la Rivière Noire. De grosses bobines de câble sont posées par terre, devant la génératrice. Mon père explique que les câbles voleront tout le long de la rivière, jusqu’à la sucrerie, puis de là, à travers les collines, vers Tamarin et l’Enfoncement du Boucan. Plus tard, quand l’installation aura fait ses preuves, l’électricité ira encore plus au nord, vers Médine, vers Wolmar, peut-être même jusqu’à Phénix. Mon père parle pour nous, pour ma mère, mais son visage est tourné ailleurs, vers un autre temps, un autre monde.
Alors, nous ne cessons de penser à l’électricité. Laure et moi, nous croyons qu’elle va venir chaque soir, comme si, par miracle, elle allait soudain tout illuminer à l’intérieur de notre maison, et briller au-dehors sur les plantes et sur les arbres comme le feu Saint-Elme. « Quand viendra-t-elle ? » Mam sourit quand nous lui posons la question. Nous voulons hâter un mystère. « Bientôt… » Elle explique qu’il faut monter la turbine, consolider le barrage, planter les poteaux de bois et y accrocher les câbles. Tout cela demande des mois, des années peut-être. Non, c’est impossible qu’il faille attendre si longtemps. Mon père est plus impatient encore, l’électricité c’est aussi la fin de ses soucis, le commencement d’une fortune nouvelle. L’oncle Ludovic verra, il comprendra, lui qui n’a pas voulu y croire. Quand dans toutes les sucreries de l’ouest, les turbines électriques remplaceront les machines à vapeur. Mon père va presque chaque jour à Port Louis, à Rempart Street. Il voit des gens importants, des banquiers, des hommes d’affaires. L’oncle Ludovic ne vient plus au Boucan. Il paraît qu’il ne croit pas à l’électricité, du moins à cette électricité-là. Laure a entendu notre père dire cela, un soir. Mais si l’oncle Ludovic n’y croit pas, comment viendra-t-elle jusqu’ici ? Car c’est lui qui possède toutes les terres alentour, c’est lui qui possède tous les cours d’eau. Même l’Enfoncement du Boucan est à lui. Laure et moi passons ce dernier été, le long mois de janvier, à lire allongés par terre dans les combles. Nous nous arrêtons chaque fois qu’il est question d’une machine électrique, d’une dynamo, ou même simplement d’une lampe à filament.
Les nuits sont lourdes, il y a maintenant comme une attente, dans la moiteur des draps, sous la moustiquaire. Quelque chose doit venir. Dans le noir, je guette le bruit de la mer, je regarde le lever de la pleine lune à travers les volets. Comment savons-nous ce qui doit venir ? C’est peut-être dans le regard de Mam chaque soir, à l’heure des leçons. Elle s’efforce de ne rien laisser paraître, mais sa voix n’est pas la même, ses mots ont changé. Nous sentons en elle l’inquiétude, l’impatience. Parfois elle s’arrête au milieu d’une dictée, et elle regarde du côté des grands arbres, comme si quelque chose devait apparaître.
Un jour, en fin d’après-midi, comme je reviens d’une longue errance avec Denis dans les bois, du côté des gorges, j’aperçois mon père et Mam sur la varangue. Laure est à côté d’eux, un peu en retrait. Mon cœur me fait mal, parce que je devine tout de suite qu’il est arrivé quelque chose de grave pendant que jetais dans la forêt. J’ai peur aussi des réprimandes de mon père. Il est debout près de l’escalier, l’air sombre, très maigre dans son costume noir qui flotte sur lui. Il a toujours sa cigarette entre le pouce et l’index de la main droite.
« Où es-tu allé ? »
Il me pose la question alors que je monte les marches, et je m’arrête. Il n’attend pas ma réponse. Il dit seulement, d’une voix que je ne lui connaissais pas, une voix bizarre, un peu voilée :
« Des événements graves risquent de se produire… »
Il ne sait pas comment continuer.
Mam parle à son tour. Elle est pâle, elle a l’air égaré. C’est cela surtout qui me fait mal. Je voudrais tant ne pas entendre ce qu’elle a à me dire.
« Alexis, nous devrons quitter cette maison. Nous allons devoir partir d’ici, pour toujours. »
Laure ne dit rien. Elle est debout bien droite sur la varangue, elle regarde fixement devant elle. Elle a le même visage impassible et durci que lorsque l’oncle Ludovic lui a demandé son nom avec sa voix ironique.
C’est le crépuscule déjà. La nuit douce commence sur le jardin. Devant nous, tout d’un coup, au-dessus des arbres, brille la première étoile, avec un éclat magique. Laure et moi, nous la regardons, et Mam se tourne elle aussi vers le ciel, elle fixe l’étoile, comme si c’était la première fois qu’elle la voyait, au-dessus de la Rivière Noire.
Pendant longtemps nous restons immobiles sous le regard de l’étoile. L’ombre descend sous les arbres, nous entendons les craquements de la nuit, les frôlements, la musique aiguë des moustiques.
C’est Mam qui rompt la première le silence. Elle dit avec un soupir :
« Comme c’est beau ! » Puis avec enjouement, en descendant les marches de la varangue :
« Venez, nous allons chercher le nom des étoiles. »
Mon père est descendu lui aussi. Il marche lentement, un peu voûté, les mains derrière le dos. Je marche près de lui, et Laure a enlacé Mam. Ensemble nous faisons le tour de la grande maison, comme d’un navire échoué. Dans la hutte de capt’n Cook, il y a une lumière qui vacille, on entend des bruits de voix étouffés. Il est le dernier à être resté sur la propriété, avec sa femme. Où iraient-ils ? Quand il est venu la première fois au Boucan, du temps de mon grand-père, il devait avoir vingt ans. Il venait juste d’être émancipé. J’entends sa voix qui résonne dans sa hutte, il parle seul, ou il chante. Au loin, il y a d’autres voix qui résonnent, du côté des champs de canne, ce sont les gunnies qui sont en train de glaner, ou qui marchent vers Tamarin par le chemin de La Coupe, Il y a aussi les crissements des insectes et les chants des crapauds dans le ravin, à l’autre bout du jardin.
Pour nous le ciel s’éclaire. Il faut tout oublier, et ne penser plus qu’aux étoiles. Mam nous montre les lumières, elle appelle mon père, pour nous poser des questions. J’entends dans le noir sa voix claire, jeune, et cela me fait du bien, me rassure.
« Regardez, là… N’est-ce pas Bételgeuse, au sommet d’Orion ? Et les trois Rois Mages ! Regardez vers le nord, vous allez voir le Chariot. Comment s’appelle la petite étoile qui est tout à fait au bout du Chariot, sur le timon ? »
Je regarde de toutes mes forces. Je ne suis pas sûr de la voir.
« Une étoile très petite, posée en haut du Chariot, au-dessus de la deuxième étoile ? »
Mon père pose la question gravement, comme si cela avait, ce soir, une importance exceptionnelle.
« Oui, c’est ça. Elle est toute petite, je la vois, et elle disparaît. »
« C’est Alcor, dit mon père. On l’appelle aussi le Cocher du Grand Chariot, les Arabes l’ont nommée Alcor, ce qui veut dire épreuve, parce qu’elle est si petite que seuls des yeux très perçants peuvent la distinguer. » Il se tait un instant, puis il dit à Mam, d’une voix plus gaie : « Tu as de bons yeux. Moi je ne peux plus la voir. »
Moi aussi, j’ai vu Alcor, ou plutôt, je rêve que je l’ai aperçue, fine comme une poussière de feu au-dessus du timon du Grand Chariot. Et de l’avoir vue, cela efface tous les mauvais souvenirs, toutes les inquiétudes.
C’est mon père qui nous a appris à aimer la nuit. Parfois, le soir, quand il ne travaille pas dans son bureau, il nous prend par la main, Laure à sa droite et moi à gauche, et il nous conduit le long de l’allée qui traverse le jardin jusqu’en bas, vers le sud. Il dit : l’allée des étoiles, parce qu’elle va vers la région du ciel la plus peuplée. En marchant il fume une cigarette, et nous sentons l’odeur douce du tabac dans la nuit, et nous voyons la lueur qui rougeoie près de ses lèvres, et éclaire son visage. J’aime l’odeur du tabac dans la nuit.
Les plus belles nuits sont en juillet, quand le ciel est froid et brillant et qu’on voit, au-dessus des montagnes de la Rivière Noire, toutes les plus belles lumières du ciel : Véga, Altaïr de l’Aigle — Laure dit qu’elle ressemble plutôt à la lampe d’un cerf-volant — et cette troisième dont je ne me rappelle jamais le nom, pareille à un joyau au sommet de la grande croix. Ce sont les trois étoiles que mon père appelle les Belles de nuit, qui brillent en triangle dans le ciel pur. Il y a aussi Jupiter, et Saturne, tout à fait au sud, qui sont des feux fixes au-dessus des montagnes. Nous regardons beaucoup Saturne, Laure et moi, parce que notre tante Adélaïde nous a dit que c’était notre planète, celle qui régnait dans le ciel quand nous sommes nés, en décembre. Elle est belle, un peu bleutée, et elle brille au-dessus des arbres. C’est vrai qu’il y a en elle quelque chose qui effraie, une lumière pure et acérée comme celle qui brille parfois dans les yeux de Laure. Mars n’est pas loin de Saturne. Elle est rouge et vive, et sa lumière aussi nous attire. Mon père n’aime pas les choses qu’on raconte sur les astres. Il nous dit : « Venez, nous allons regarder la Croix du Sud. » Il marche devant nous, jusqu’au bout de l’allée, du côté de l’arbre chalta. Pour bien voir la Croix du Sud, il faut être loin des lumières de là maison. Nous regardons le ciel, presque sans respirer. Tout de suite, je repère les « suiveuses », haut dans le ciel, au bout du Centaure. À droite, la Croix est pâle et légère, elle flotte un peu inclinée, comme une voile de pirogue. Laure et moi nous l’apercevons en même temps, et nous n’avons pas besoin de le dire. Ensemble nous regardons la Croix, sans parler. Mam vient nous rejoindre, et elle ne dit rien à notre père. Nous restons là, et c’est comme si nous écoutions le bruit des astres dans la nuit C’est si beau qu’on n’a pas besoin de le dire. Mais je sens mon cœur qui me fait mal, et ma gorge qui se serre, parce que cette nuit-là, quelque chose a changé, quelque chose dit que tout doit finir. Peut-être que c’est écrit dans les étoiles, voilà ce que je pensé, peut-être qu’il est écrit dans les étoiles comment il faudrait faire pour que rien ne change et que nous soyons sauvés.
Il y a tant de signes dans le ciel. Je me souviens de toutes ces nuits d’été, lorsque nous étions couchés dans l’herbe du jardin, et que nous guettions les étoiles filantes. Un soir, nous avons vu une pluie d’étoiles, et Mam a dit tout de suite : « C’est un signe de guerre. » Mais elle s’est tue parce que notre père n’aime pas qu’on dise des choses comme cela. Nous avons regardé longtemps les traînées incandescentes qui traversaient le ciel dans tous les sens, certaines si longues que nous pouvions les suivre du regard, d’autres très brèves, qui explosaient aussitôt. Aujourd’hui encore, je sais que Laure, comme moi, cherche à voir dans les nuits d’été ces traits de feu qui tracent la destinée des hommes et permettent aux secrets de se réaliser. Nous regardons le ciel avec une telle attention que la tête nous tourne, que nous titubons de vertige. J’entends Mam qui parle bas à mon père, mais je ne comprends pas le sens de leurs paroles. À l’est, allant jusqu’au nord, il y a le grand fleuve pâle de la Galaxie, qui forme des îles près de la Croix du Cygne, et coule vers Orion. Un peu au-dessus, du côté de notre maison, j’aperçois la lueur confuse des Pléiades, pareilles à des lucioles. Je connais chaque endroit du ciel, chaque constellation. Mon père nous enseigne le ciel nocturne, et chaque soir, ou presque, il nous montre leur place sur une grande carte épinglée sur le mur de son bureau. « Celui qui connaît bien le ciel ne peut rien craindre de la mer », dit mon père. Lui qui est tellement secret, silencieux, quand il s’agit d’étoiles, il parle, il s’anime, ses yeux brillent. Il dit alors de belles choses sur le monde, sur la mer, sur Dieu. Il parle des voyages des grands marins, ceux qui ont découvert la route des Indes, l’Océanie, l’Amérique. Dans l’odeur du tabac qui flotte dans son bureau, je regarde les cartes. Il parle de Cook, de Drake, de Magellan qui découvrait les mers du Sud sur le Victoria, puis qui est mort dans les îles de la Sonde. Il parle de Tasman, de Biscœ, de Wilkes qui est allé jusqu’aux glaces éternelles du pôle Sud, et aussi des voyageurs extraordinaires, Marco Polo en Chine, de Soto en Amérique, Orellana qui a remonté le fleuve des Amazones, Gmelin qui est allé au bout de la Sibérie, Mungo Park, Stanley, Livingstone, Prjevalski. J’écoute ces histoires, les noms de pays, l’Afrique, le Tibet, les îles du Sud : ce sont des noms magiques, ils sont pour moi comme les noms des étoiles, comme les dessins des constellations. Le soir, couché sur mon lit de camp, j’écoute le bruit de la mer qui vient, le vent dans les aiguilles des filaos. Alors je pense à tous ces noms, il me semble que le ciel nocturne s’ouvre, et que je suis sur un navire aux voiles gonflées, sur la mer infinie, voguant jusqu’à Moluques, jusqu’à la baie de l’Astrolabe, jusqu’à Fidji, Moorea. Sur le pont de ce navire, avant de m’endormir, je vois le ciel comme je ne l’ai jamais vu encore, si grand, bleu sombre sur la mer phosphorescente. Je passe lentement de l’autre côté de l’horizon, et je vogue vers les Rois Mages, vers la Croix du Sud.
Je me souviens de mon premier voyage en mer. C’était en janvier, je crois, parce que alors la chaleur est torride bien avant l’aube, et qu’il n’y a pas un souffle sur l’Enfoncement du Boucan. Dès la première aube, sans faire de bruit, je me glisse hors de la chambre. Il n’y a pas encore de bruit dehors, et tout le monde dort dans la maison. Seule une lueur brille dans la hutte du capt’n Cook, mais à cette heure-ci, il ne s’occupe de personne. Il regarde le ciel gris en attendant que le jour se lève. Peut-être que le riz est déjà en train de bouillir, dans la grande marmite noire au-dessus du feu. Pour ne pas faire de bruit, je marche pieds nus sur la terre sèche de l’allée, jusqu’au bout du jardin. Denis m’attend sous le grand arbre chalta, et quand je suis là, il se lève sans dire un mot, et il commence à marcher vers la mer. Il va vite à travers les plantations, sans se soucier de moi qui m’essouffle. Des tourterelles courent entre les cannes, craintives mais sans oser s’envoler. Quand la lumière du jour apparaît, nous avons rejoint la route de Rivière Noire. La terre est déjà chaude sous mes pieds, et l’air sent la poussière. Déjà les premiers chars à bœufs roulent sur les chemins des plantations, et je vois au loin la fumée blanche des cheminées des sucreries. J’attends le bruit du vent. Soudain Denis s’arrête. Nous restons immobiles au milieu des cannes. J’entends alors la rumeur des vagues sur les récifs. « Gros la mer », dit Denis. Le vent de la marée vient vers nous.
Nous arrivons à la Rivière Noire au moment où le soleil se lève derrière les montagnes. Je n’ai jamais été si loin du Boucan, et mon cœur bat fort tandis que je cours derrière la silhouette noire de Denis. Nous traversons la rivière à gué, près de l’estuaire, et l’eau froide nous enveloppe jusqu’à la taille, puis nous marchons le long des dunes de sable noir. Sur la plage sont les pirogues des pêcheurs, alignées sur le sable, certaines avec l’étrave déjà dans l’eau. Les hommes poussent les pirogues dans les vagues, tiennent la corde de la voile que le vent de la marée gonfle et fait claquer. La pirogue de Denis est au bout de la plage. Il y a deux hommes qui la poussent vers la mer, un vieil homme au visage ridé et couleur de cuivre, et un grand Noir athlétique. Avec eux il y a une jeune femme très belle, debout sur la plage, les cheveux serrés dans un foulard rouge. « C’est ma sœur, dit Denis, fièrement. Et lui, c’est son fiancé. La pirogue est à lui. » La jeune femme voit Denis, elle l’appelle. Ensemble nous poussons la pirogue à l’eau. Quand la vague détache l’arrière de la pirogue, Denis me crie : « Monte ! » Et lui-même saute à bord. Il court vers l’avant, s’empare de la perche, pour guider la pirogue vers le large. Le vent au plus près gonfle la grande voile comme un drap, et la pirogue bondit à travers les lames. Nous sommes déjà loin du rivage. Trempés par les vagues qui déferlent, je grelotte, mais je regarde la terre noire qui s’éloigne. Il y a si longtemps que, j’attends ce jour ! Denis m’a parlé un jour de la mer, de cette pirogue, et je lui ai demandé : « Quand est-ce que tu m’emmèneras avec toi sur la pirogue ? » Il m’a regardé sans rien dire, comme s’il réfléchissait. Moi je n’en ai parlé à personne, pas même à Laure, parce que j’ai eu peur qu’elle ne le dise à mon père. Laure n’aime pas la mer, peut-être qu’elle a peur que je me noie. Alors, quand je suis parti, ce matin, pieds nus pour ne pas faire de bruit, elle s’est retournée dans son lit vers le mur, pour ne pas me voir.
Que va-t-il se passer quand je reviendrai ? Mais maintenant, je n’ai pas envie d’y penser, c’est un peu comme si je n’allais jamais revenir. La pirogue plonge dans le creux des vagues, fait jaillir des gerbes d’écume dans la lumière. Le vieil homme et le fiancé ont attaché la voile triangulaire au beaupré, et le vent violent qui vient par la passe fait basculer la pirogue. Denis et moi sommes accroupis à l’avant de la pirogue, contre la toile qui vibre, trempés par les embruns. Les yeux de Denis brillent quand il me regarde. Sans parler, il me montre la haute mer bleu sombre, ou bien derrière nous, très loin déjà, la ligne noire de la plage et les silhouettes des montagnes contre le ciel clair.
La pirogue file sur la haute mer. J’entends le bruit profond des vagues, le vent emplit mes oreilles. Je n’ai plus froid, ni peur. Le soleil brûle, fait étinceler les crêtes des vagues. Je ne vois rien d’autre, je ne pense à rien d’autre : la mer profonde, bleue, l’horizon qui bouge, le goût de la mer, le vent. C’est la première fois que je suis en bateau, et je n’ai jamais rien connu d’aussi beau. La pirogue traverse la passe, court le long des récifs, dans le tonnerre des vagues et le jaillissement des gerbes d’écume.
Denis est penché sur l’étrave, il regarde l’eau sombre, comme s’il guettait quelque chose. Puis il tend la main, il montre un grand rocher brûlé, droit devant. Il dit :
« Le Morne. »
Je ne l’ai jamais vu d’aussi près. Le Morne est dressé au-dessus de la mer, pareil à un caillou de lave, sans un arbre, sans une plante. Autour de lui s’étendent les plages de sable clair, l’eau des lagons. C’est comme si nous allions vers le bout du monde. Les oiseaux de mer volent autour de nous en criant, mouettes, sternes, pétrels blancs, frégates immenses. Mon cœur bat fort et je tremble d’inquiétude, parce que j’ai l’impression d’être allé très loin, de l’autre côté de la mer. Les vagues lentes frappent la pirogue par le travers, et l’eau envahit le fond. Denis se faufile sous la voile, ramasse deux calebasses au fond de la pirogue et m’appelle. Ensemble, nous écopons. À l’arrière, le grand Noir, un bras passé autour de la sœur de Denis, maintient la corde de la voile, tandis que le vieil homme au visage d’Indien appuie sur la barre. Ils ruissellent d’eau de mer, mais il rient en nous voyant écoper l’eau qui revient sans cesse. Accroupi au fond de la pirogue, je rejette l’eau par-dessus bord, sous le vent, et je vois par moments, sous la voile, la muraille noire du Morne et les taches d’écume sur les brisants.
Puis nous changeons de cap, et le vent balaie la grande voile au-dessus de nos têtes. Denis me montre la côte :
« Là, la passe. L’île aux Bénitiers. »
Nous cessons d’écoper, et nous nous glissons à l’avant de la pirogue, pour mieux voir. La ligne blanche des brisants s’ouvre devant nous. Poussée par les lames, la pirogue file droit vers le Morne. Le rugissement des vagues sur la barrière de corail est tout proche. Les vagues roulent obliquement, déferlent. Denis et moi guettons l’eau profonde, d’un bleu qui donne le vertige. Peu à peu, devant l’étrave, la couleur s’éclaire. On voit des reflets verts, des nuages d’or. Le fond apparaît, filant à toute vitesse, plaques de corail, boules violacées des oursins, bancs de poissons argentés. L’eau est calme, maintenant, et le vent a cessé. La voile dégonflée bat autour du mât, comme un drap. Nous sommes dans le lagon du Morne, là où les hommes viennent pêcher.
Le soleil est haut. La pirogue glisse sur les eaux tranquilles, en silence, poussée par la perche de Denis. À l’arrière, le fiancé, sans quitter la sœur de Denis, rame avec une petite pagaie, d’une main. Le vieil homme guette l’eau contre le soleil, il cherche les poissons dans les trous des coraux. Il a une longue ligne à la main, dont il fait siffler les plombs dans l’air. Après la violence de la haute mer sombre, après les rafales du vent et les embruns, je suis ici comme dans un rêve tiède, plein de lumière. Je sens la brûlure du soleil sur mon visage, sur mon dos. Denis a ôté ses habits pour les faire sécher, et je l’imite. Quand il est nu, brusquement il plonge dans l’eau transparente, presque sans bruit. Je le vois nager sous l’eau, puis il disparaît. Quand il refait surface, il tient un gros poisson rouge qu’il a harponné, et il le jette dans le fond de la pirogue. Il replonge aussitôt. Son corps noir glisse entre deux eaux, reparaît, plonge encore. Enfin il rapporte un autre poisson aux écailles bleutées, qu’il jette aussi dans la pirogue. La pirogue est tout près de la barrière de corail, maintenant. Le grand Noir et le vieil homme au visage d’Indien jettent leurs lignes. Ils ramènent plusieurs fois des poissons, des vieilles, des dames berri, des cordonniers.
Nous restons longtemps à pêcher, tandis que la pirogue dérive le long des récifs. Le soleil brûle au centre du ciel sombre, mais c’est de la mer que jaillit la lumière, une lumière aveuglante qui enivre. Comme je reste immobile, penché sur l’étrave, à regarder l’eau qui miroite, Denis me touche l’épaule et me sort de ma torpeur. Son regard brille comme des pierres noires, sa voix chantonne drôlement en créole :
« Lizié mani mani. »
C’est un vertige qui vient de la mer, comme un charme du soleil et des reflets, qui me troublent et prennent mes forces. Malgré la chaleur torride, je suis froid. La sœur de Denis et son fiancé m’allongent au fond de la pirogue, à l’ombre de la voile qui flotte dans la brise. Denis prend de l’eau de mer dans ses mains et mouille mon visage et mon corps. Puis, poussant sur la perche, il conduit la pirogue vers le rivage. Un peu plus tard, nous abordons sur la plage blanche, près de la pointe du Morne. Là, il y a quelques arbustes, des veloutiers. Aidé par Denis, je marche jusqu’à l’ombre d’un veloutier. La sœur de Denis me donne à boire d’une gourde un breuvage acide qui brûle ma langue et ma gorge, et me réveille. Je veux déjà me lever, marcher vers la pirogue, mais la sœur de Denis dit que je dois rester à l’ombre encore, jusqu’à ce que le soleil ait baissé vers l’horizon. Le vieil homme est resté dans la pirogue, appuyé sur la perche. Ils s’éloignent maintenant sur l’eau qui miroite, pour continuer à pêcher.
Denis est resté assis à côté de moi. Il ne parle pas. Il est avec moi à l’ombre du veloutier, ses jambes tachées de sable blanc. Il n’est pas comme les autres enfants, qui vivent dans les beaux domaines. Il n’a pas besoin de parler. Il est mon ami, et son silence, ici, à côté de moi, est une façon de le dire.
Tout est beau et calme, en cet endroit. Je regarde l’étendue verte du lagon, la frange d’écume le long de la barrière de corail, et le sable blanc des plages, les dunes, le sable mêlé d’arbustes épineux, les bois sombres des filaos, l’ombre des veloutiers, des badamiers, et devant nous, le rocher brûlé du Morne, pareil à un château peuplé d’oiseaux de mer. C’est comme si nous étions naufragés, là, depuis des mois, loin de toute habitation, attendant que vienne un navire à l’horizon pour nous reprendre. Je pense à Laure qui doit guetter dans l’arbre chalta, je pense à Mam et à mon père, et je voudrais que cet instant ne finisse pas.
Mais le soleil descend vers la mer, la transforme en métal, en verre opaque. Les pêcheurs reviennent. C’est Denis qui les aperçoit le premier. Il marche sur le sable blanc, et sa silhouette dégingandée ressemble à l’ombre de son ombre. Il nage au-devant de la pirogue, dans l’eau pleine d’étincelles. J’entre dans la mer derrière lui. L’eau fraîche lave ma fatigue, et je nage dans le sillage de Denis jusqu’à la pirogue. Le fiancé nous tend la main et nous hisse sans effort Le fond de la pirogue est rempli de poissons de toutes sortes. Il y a même un petit requin bleu que le fiancé a tué d’un coup de harpon quand il s’est approché pour manger une prise. Transpercé au milieu du corps, le squale est figé, la gueule ouverte montrant ses dents triangulaires. Denis dit que les Chinois mangent du requin, et qu’on fera aussi un collier avec les dents.
Malgré la chaleur du soleil, je frissonne. J’ai ôté mes habits et les ai mis à sécher près de l’étrave. Maintenant, la pirogue glisse vers la passe, déjà l’on sent les longs rouleaux qui viennent toujours de la haute mer, qui s’effondrent sur la barrière de corail. Tout d’un coup, la mer devient violette, dure. Le vent se lève quand nous franchissons la passe, le long de l’île aux Bénitiers. La grande voile se tend à côté de moi et résonne, l’écume jaillit à la proue. Denis et moi plions à la hâte nos vêtements et les cachons près du mât. Les oiseaux de mer suivent la pirogue, à cause des poissons qu’ils ont sentis. Ils cherchent même parfois à s’emparer d’un poisson, et Denis crie en agitant les bras pour les effrayer. Ce sont des frégates noires au regard perçant, qui planent dans le vent à côté de la pirogue, en caquetant. Derrière nous, le grand rocher brûlé du Morne s’éloigne, dans la lumière voilée du crépuscule, pareil à un château gagné par l’ombre. Tout près de l’horizon, le soleil est brouillé par de longs nuages gris.
Jamais je n’oublierai cette journée si longue, cette journée pareille à des mois, à des années, où j’ai connu la mer pour la première fois. Je voudrais qu’elle ne cesse pas, qu’elle dure encore. Je voudrais que la pirogue ne cesse de courir sur les vagues, dans les jaillissements d’écume, jusqu’aux Indes, jusqu’en Océanie même, allant d’île en île, éclairée par un soleil qui ne se coucherait pas.
Il fait nuit quand nous débarquons à la Rivière Noire. Avec Denis je marche vite jusqu’au Boucan, pieds nus dans la poussière. Mes vêtements et mes cheveux sont pleins de sel, mon visage et mon dos brûlent de la lumière du soleil. Quand j’arrive devant la maison, Denis s’en va, sans rien dire. Je marche sur l’allée, le cœur battant, et je vois mon père debout sur la varangue. À la lumière de la lampe tempête, il semble plus grand et mince dans son costume noir. Son visage est pâle, tiré par l’inquiétude et la colère. Quand je suis devant lui, il ne dit rien, mais son regard est dur et froid, et ma gorge se serre, non à cause de la punition qui m’attend, mais parce que je sais que je ne pourrai plus retourner en mer, que cela est fini. Cette nuit-là, malgré la fatigue, la faim et la soif, immobile dans le lit qui brûle mon dos, indifférent aux moustiques, j’écoute chaque mouvement de l’air, chaque souffle, chaque vide, qui me rapproche de la mer.
Nous vivons, Laure et moi, les derniers jours de cet été-là, l’année du cyclone, encore plus repliés sur nous-mêmes, isolés dans l’Enfoncement du Boucan où plus personne ne vient nous voir. C’est peut-être à cause de cela que nous ressentons cette impression étrange d’une menace, d’un danger qui s’approche de nous. Ou bien la solitude nous a rendus sensibles aux signes avant-coureurs de la fin du Boucan. C’est peut-être aussi la chaleur presque insupportable qui pèse sur les rivages, dans la vallée de Tamarin, jour et nuit. Même le vent de la mer ne parvient pas à alléger le poids de la chaleur sur les plantations, sur la terre rouge. Près des champs d’aloès de Walhalla, de Tamarin, la terre brûle comme un four, et les ruisseaux sont asséchés. Le soir, je regarde la fumée de la distillerie de Kah Hin, mêlée aux nuages de poussière rouge. Laure me parle de la pluie dé feu que Dieu a envoyée sur les villes maudites de Sodome et de Gomorrhe, et aussi de l’éruption du Vésuve en l’an 79 quand la ville de Pompéi fut engloutie sous une pluie de cendres chaudes. Mais ici, nous guettons en vain, et le ciel au-dessus de la montagne du Rempart et des Trois Mamelles reste clair, à peine voilé par quelques nuages inoffensifs. Mais c’est au fond de nous que nous sentons le danger, par instants.
Depuis des semaines déjà, Mam est malade, et elle a cessé ses leçons. Notre père, lui, est sombre et fatigué, il reste enfermé dans son bureau à lire ou à écrire, ou à fumer en regardant par la fenêtre d’un air absent. Je crois que c’est à cette époque qu’il m’a parlé vraiment du trésor du Corsaire inconnu, et des documents qu’il a gardés là-dessus. Il y a longtemps que j’ai entendu parler de cela pour la première fois, par Mam peut-être, qui n’y croit guère. Mais c’est à cette époque qu’il m’en parle longuement, comme d’un secret important. Qu’a-t-il dit ? Je ne puis m’en souvenir avec certitude, parce que cela se mêle dans ma mémoire à tout ce que j’ai entendu et lu par la suite, mais je me souviens de l’air étrange qu’il a, cet après-midi, quand il me fait entrer dans son bureau.
C’est une pièce où nous n’entrons jamais, sauf en cachette, non pas que ce soit expressément défendu, mais il y a dans ce bureau une sorte de secret qui nous intimidait, nous effrayait même un peu. En ce temps-là, le bureau de mon père, c’est une longue chambre étroite, tout à fait au bout de la maison, prise entre le salon et la chambre à coucher de nos parents, une pièce silencieuse, ouverte au nord, avec un parquet et des murs en bois verni, et meublée seulement d’une grande table à écrire sans tiroirs et d’un fauteuil, et de quelques malles en métal contenant les papiers. La table se trouvait tout contre la fenêtre, de sorte que lorsque les volets étaient ouverts, Laure et moi pouvions voir, cachés derrière les arbustes du jardin, la silhouette de notre père en train de lire ou d’écrire, enveloppé dans les nuages de la fumée de cigarette. De son bureau, il pouvait voir les Trois Mamelles et les montagnes des gorges de la Rivière Noire, surveiller la marche des nuages.
Je me souviens alors d’être entré dans son bureau, retenant mon souffle presque, regardant les livres et les journaux empilés par terre, les cartes épinglées aux murs. La carte que je préfère, c’est celle des constellations, qu’il m’a déjà montrée pour m’enseigner l’astronomie. Quand nous entrons dans le bureau, nous lisons avec émotion les noms des étoiles et des figures du ciel : Sagittaire, guidé par l’étoile Nunki. Lupus, Aquila, Orion. Bootes, qui porte à l’est Alphecca, à l’ouest Arcturus. Scorpio au dessin menaçant, portant à la queue, comme un dard lumineux, l’étoile Shaula, et dans sa tête la rouge Antarès. La Grande Ourse, chaque étoile dans sa courbe :
Alkaïd, Mizar, Alioth, Megrez, Phecda, Dubhe, Merak. Auriga, dont l’étoile majeure résonne bizarrement dans ma mémoire, Menikalinan.
Je me souviens du Grand Chien, qui porte dans sa gueule, comme un croc, la belle Sirius, et en bas un triangle où palpite Adhara. Je vois encore le dessin parfait, celui que j’aime le plus, et que j’ai cherché nuit après nuit dans le ciel d’été, au sud, dans la direction du Morne : le navire Argo, que je dessine parfois dans la poussière des chemins, comme ceci :
Mon père est debout, il parle, et je ne comprends pas bien ce qu’il dit. Ce n’est pas vraiment à moi qu’il parle, pour cet enfant aux cheveux trop longs, au visage hâlé par le soleil, aux habits déchirés par les courses dans les broussailles et les champs de canne. Il parle à lui-même, ses yeux brillent, sa voix est un peu étouffée par l’émotion. Il parle de cet immense trésor qu’il va découvrir, car il sait enfin l’endroit où il se cache, il a découvert l’île où le Corsaire inconnu a placé son dépôt. Il ne dit pas le nom du corsaire, mais seulement, comme je le lirai plus tard dans ses documents, le Corsaire inconnu, et ce nom aujourd’hui encore me semble plus vrai et plus chargé de mystère que n’importe quel autre nom. Il me parle pour la première fois de l’île Rodrigues, une dépendance de Maurice, à plusieurs jours de bateau. Sur le mur de son bureau, il a épingle un relevé de l’île, recopié par lui à l’encre de Chine et colorié à l’aquarelle, couvert de signes et de points de repère. Au bas de la carte, je me souviens d’avoir lu ces mots : Rodriguez Island, et au-dessous : Admiralty Chart, Wharton, 1876. J’écoute mon père sans l’entendre, comme au fond d’un rêve. La légende du trésor, les recherches que l’on a faites depuis cent ans, à l’île d’Ambre, à Flic en Flac, aux Seychelles. C’est peut-être l’émotion, ou l’inquiétude, qui m’empêchent de comprendre, parce que je devine que c’est la chose la plus importante du monde, un secret qui peut, à chaque instant, nous sauver ou nous perdre. Il n’est plus question de l’électricité maintenant, ni d’aucun autre projet. La lumière du trésor de Rodrigues m’éblouit, et fait pâlir toutes les autres. Mon père parle longuement, cet après-midi-là, marchant de long en large dans la chambre étroite, soulevant des papiers pour les regarder, puis les reposant sans même me les montrer, tandis que je reste debout près de sa table, sans bouger, regardant furtivement la carte de l’île Rodrigues épinglée sur le mur à côté du plan du ciel. C’est peut-être pour cela que, plus tard, je garderai cette impression que tout ce qui est arrivé par la suite, cette aventure, cette quête, étaient dans les contrées du ciel et non pas sur la terre réelle, et que j’avais commencé mon voyage à bord du navire Argo.
Ce sont les derniers jours de l’été, et ils me semblent très longs, chargés de tant d’événements, à chaque moment du jour ou de la nuit : ils sont plutôt des mois ou des années, modifiant profondément l’univers autour de nous, et nous laissant vieux. Jours de canicule, quand l’air est dense, lourd et liquide sur la vallée de Tamarin, et qu’on se sent prisonnier du cirque des montagnes. Au-delà, le ciel est clair, changeant, les nuages glissent dans le vent, leur ombre court sur les collines brûlées. Les dernières récoltes vont bientôt se terminer, et la colère gronde chez les travailleurs des champs, parce qu’ils n’ont plus à manger. Parfois, le soir, je vois les fumées rouges des incendies dans les champs de canne, le ciel alors est d’une couleur étrange, menaçante, rougeoyante qui fait mal aux yeux et serre la gorge. Malgré le danger, je vais presque chaque jour à travers les plantations, pour voir les incendies. Je vais jusqu’à Yemen, quelquefois jusqu’à Tamarin Estate, ou bien remontant vers Magenta et Belle Rive. Du haut de la Tourelle, je vois d’autres fumées qui montent, au nord, du côté de Clarence, Marcenay, aux limites de Wolmar. Je suis seul maintenant. Depuis le voyage en pirogue, mon père m’a interdit de revoir Denis. Il ne vient plus au Boucan. Laure dit qu’elle a entendu son grand-père, le capt’n Cook, lui crier après parce qu’il était venu le voir malgré l’interdiction. Depuis, il a disparu. Cela m’a fait une impression de vide, de grande solitude, ici, comme si nous étions, mes parents, Laure et moi, les derniers habitants du Boucan.
Alors je m’en vais loin, de plus en plus loin. Je monte au sommet des murailles créoles, et je guette les fumées des révoltes. Je cours à travers les champs dévastés par la coupe. Il y a encore des travailleurs, par endroits, des femmes très pauvres et vieilles vêtues de gunny, qui glanent ou qui coupent l’herbe sifflette avec leurs serpes. Quand elles me voient, le visage hâlé et les vêtements tachés de terre rouge, pieds nus et portant mes souliers attachés autour du cou, elles me chassent en criant, parce qu’elles ont peur. Jamais aucun Blanc ne s’aventure jusqu’ici. Parfois aussi les sirdars m’insultent et me jettent des pierres, et je cours à travers les cannes jusqu’à perdre haleine. Je hais les sirdars. Je les méprise plus que tout au monde, parce qu’ils sont endurcis et méchants, et qu’ils battent les pauvres à coups de bâton quand les fardeaux de canne n’arrivent pas assez vite jusqu’à la charrette. Mais le soir, ils reçoivent double paye et ils se saoulent à l’arak. Ils sont lâches et obséquieux avec les field managers, ils leur parient en ôtant leur casquette et en feignant d’aimer ceux qu’ils ont maltraités auparavant. Dans les champs, il y a des hommes presque nus, le corps seulement couvert d’un haillon, qui arrachent les « chicots », les souches des vieilles cannes, avec ces lourdes pinces de fer qu’on appelle des « macchabées ». Ils portent les blocs de basalte sur l’épaule, jusqu’au char à bœufs, puis ils vont les entasser au bout du champ, construisant de nouvelles pyramides. Ce sont ceux que Mam appelle les « martyrs de la canne ». Ils chantent en travaillant, et j’aime bien entendre leurs voix monotones dans l’étendue solitaire des plantations, installé en haut d’une pyramide noire. J’aime bien chanter, pour moi-même, la vieille chanson en créole que le capt’n Cook chantait pour Laure et pour moi, quand nous étions tout petits, et qui dit :
Mo passé la rivière Tanier
rencontré en’grand maman,
Mo dire li qui li faire là
Li dire mo mo la pes cabot
Waï, waï, mo zenfant
Faut travaï pou gagn’son pain
Waï waï mo zenfant
Faut travaï pou gagn’son pain…
C’est là, sur le monticule de pierres, que je vois les fumées d’incendies du côté de Yemen et de Walhalla. Elles sont très proches, ce matin-là, tout près des baraquements de la rivière Tamarin, et je comprends qu’il est en train de se passer quelque chose de grave. Le cœur battant, je dévale à travers champs, jusqu’à la route de terre. Le toit bleu clair de notre maison est trop loin pour que je puisse avertir Laure de ce qui se passe. Déjà j’entends le bruit de l’émeute, en arrivant au gué du Boucan. C’est une rumeur comme celle de l’orage, qui semble venir de tous les côtés à la fois, qui résonne dans les gorges des montagnes. Il y a des cris, des grondements, des coups de feu aussi. Malgré la peur, je cours au milieu du champ de canne, sans prendre garde aux coupures. Arrivé tout d’un coup devant la sucrerie, je suis au milieu du bruit, je vois l’émeute. La foule des gunnies est massée devant la porte, toutes les voix crient ensemble. Devant la foule, il y a trois hommes à cheval, et j’entends le bruit des sabots sur les pavés quand ils font cabrer leurs montures. Au fond, je vois la gueule béante du four à bagasse, où tourbillonnent les étincelles.
La masse des hommes avance, recule, dans une sorte de danse étrange, tandis que les cris font une modulation stridente. Les hommes brandissent des sabres d’abattage, des faux, et les femmes des houes et des serpes. Pris par la peur, je reste immobile, tandis que la foule me bouscule, m’entoure. J’étouffe, je suis aveuglé par la poussière. À grand-peine, je me fraie un passage jusqu’au mur de la sucrerie. À cet instant, sans que je comprenne ce qui se passe, je vois les trois cavaliers qui s’élancent contre la foule qui les enserre. Les poitrails des chevaux poussent les hommes et les femmes, et les cavaliers frappent à coups de crosse. Deux chevaux s’échappent vers les plantations, poursuivis par les cris de colère de la foule. Ils sont passés si près de moi que je me suis jeté à terre dans la poussière, de peur d’être piétiné. Puis j’aperçois le troisième cavalier. Il est tombé de son cheval, et les hommes et les femmes le tiennent par les bras, le bousculent. Je reconnais son visage, malgré la peur qui le déforme. C’est un parent de Ferdinand, le mari d’une cousine, qui est field manager sur les plantations de l’oncle Ludovic, un certain Dumont. Mon père dit qu’il est pire qu’un sirdar, qu’il frappe les ouvriers à coups de canne, et qu’il vole la paye de ceux qui se plaignent de lui. Maintenant, ce sont les hommes des plantations qui le malmènent, lui donnent des coups, l’insultent, le font tomber par terre. Un instant, dans la foule qui le bouscule, il est si près de moi que je vois son regard égaré, j’entends le bruit rauque de sa respiration. J’ai peur, parce que je comprends qu’il va mourir. La nausée monte dans ma gorge, m’étouffe. Les yeux pleins de larmes, je me bats à coups de poing contre la foule en colère, qui ne me voit même pas. Les hommes et les femmes en gunny continuent leur danse étrange, leurs cris. Quand je parviens à sortir de la foule, je me retourne, et je vois l’homme blanc. Ses habits sont déchirés, et il est porté à bout de bras par des hommes noirs à demi nus, jusqu’à la gueule du four à bagasse. L’homme ne crie pas, ne bouge pas. Son visage est une tache blanche de peur, tandis que les Noirs le soulèvent par les bras et les jambes et commencent à le balancer devant la porte rouge du four. Je reste pétrifié, seul au milieu du chemin, écoutant les voix qui crient de plus en plus fort, et maintenant c’est comme un chant lent et douloureux qui rythme les balancements du corps au-dessus des flammes. Puis il y a un seul mouvement de la foule, et un grand cri sauvage, quand l’homme disparaît dans la fournaise. Alors tout d’un coup, la clameur se tait, et j’entends à nouveau le ronflement sourd des flammes, les gargouillements du vesout dans les grandes cuves brillantes. Je ne peux pas détacher mon regard de la gueule flamboyante du four à bagasse, où maintenant les Noirs enfournent des pelletées de cannes séchées, comme si rien ne s’était passé. Puis lentement, la foule se divise. Les femmes en gunny marchent dans la poussière, le visage enveloppé dans leurs voiles. Les hommes s’éloignent vers les chemins des cannes, leur sabre à la main. Il n’y a plus de clameurs ni de bruits, seulement le silence du vent sur les feuilles de cannes tandis que je marche vers la rivière. C’est un silence qui est en moi, qui m’emplit et me donne le vertige, et je sais que je ne pourrai parler à personne de ce que j’ai vu ce jour-là.
Quelquefois, Laure vient avec moi dans les champs. Nous marchons sur les sentiers, au milieu des cannes coupées, et quand la terre est trop meuble, ou qu’il y a des monceaux de cannes abattues, je la porte sur mon dos pour qu’elle n’abîme pas sa robe et ses bottines. Elle a beau avoir un an de plus que moi, Laure est si légère et fragile que j’ai l’impression de porter un petit enfant. Elle aime beaucoup quand nous marchons comme cela, et que les feuilles coupantes des cannes s’écartent devant son visage et se referment derrière elle. Un jour, dans les combles, elle m’a montré un numéro ancien de l’Illustrated London News avec un dessin qui représente Naomi portée sur les épaules d’Ali, au milieu des champs d’orge. Naomi rit aux éclats en arrachant les épis qui viennent frapper son visage. Elle me dit que c’est à cause de ce dessin qu’elle m’a appelé Ali. Laure me parle aussi de Paul et Virginie, mais c’est une histoire que je n’aime pas, parce que Virginie avait si peur de se déshabiller pour entrer dans la mer. Je trouve cela ridicule, et je dis à Laure que ce n’est sûrement pas une histoire vraie, mais cela la met en colère. Elle dit que je n’y comprends rien.
Nous allons vers les collines, là où commence le domaine de Magenta, et les « chassés » des riches. Mais Laure ne veut pas entrer dans la forêt. Alors nous redescendons ensemble vers la source du Boucan. Dans les collines, l’air est humide, comme si la brume du matin restait accrochée longtemps aux feuillages des arbustes. Laure et moi, nous aimons bien nous asseoir dans une clairière, quand les arbres sortent à peine de l’ombre de la nuit, et nous guettons le passage des oiseaux de mer. Quelquefois nous voyons passer un couple de pailles-en-queue. Les beaux oiseaux blancs sortent des gorges de la Rivière Noire, du côté de Mananava, et ils planent longuement au-dessus de nous, leurs ailes ouvertes, pareils à des croix d’écume, leurs longues queues traînant derrière eux. Laure dit qu’ils sont les esprits des marins morts en mer, et des femmes qui attendent leur retour, en vain. Ils sont silencieux, légers. Ils vivent à Mananava, là où la montagne est sombre et où le ciel se couvre. Nous croyons que c’est là que naît la pluie.
« Un jour, j’irai à Mananava. »
Laure dit :
« Cook dit qu’il y a toujours des marrons à Mananava. Si tu vas là-bas, ils te tueront. »
« Ce n’est pas vrai. Il n’y a personne là-bas. Denis est allé tout près, il m’a dit que quand on y arrive, tout devient noir, on dirait que la nuit tombe, alors il faut revenir en arrière. »
Laure hausse les épaules. Elle n’aime pas entendre ces choses-là. Elle se lève, elle regarde le ciel où les oiseaux ont disparu. Elle dit avec impatience :
« Allons ! »
À travers champs, nous revenons vers le Boucan. Au milieu des feuillages, le toit de notre maison brille comme une flaque.
Depuis qu’elle est malade de fièvres, Mam ne nous donne plus de leçons, seulement quelques récitations et l’instruction religieuse. Elle est maigre et toute pâle, elle ne sort plus de sa chambre que pour s’asseoir sur la chaise longue, sur la varangue. Le médecin est venu de Floréal dans sa voiture à cheval, il s’appelle Kœnig. Il a dit à mon père en s’en allant, la fièvre est tombée, mais qu’elle n’aille pas faire une autre crise, car ce serait irrémissible. Il a dit cela, et je ne peux pas oublier ce mot, il est dans ma tête à chaque instant, le jour, la nuit, C’est pour cela que je ne peux pas rester en place. Il faut que je bouge tout le temps, par monts et par vaux comme dit mon père, dans les champs de canne brûlés par le soleil dès le matin, écoutant les gunnies en train de chanter leurs chants monotones, ou bien vers le rivage de la mer, espérant encore rencontrer Denis de retour de la pêche.
C’est la menace qui est sur nous, je la sens peser sur le Boucan. Laure aussi ressent cela. Nous n’en parlons pas, mais c’est sur son visage, dans son regard inquiet. La nuit, elle ne dort pas, et nous restons immobiles tous les deux à guetter le bruit de la mer. J’entends le souffle régulier de Laure, trop régulier, et je sais qu’elle a les yeux ouverts dans le noir. Moi aussi je reste immobile sur mon lit sans dormir, la moustiquaire écartée à cause de la chaleur, écoutant la danse des moustiques. Je ne sors plus la nuit depuis que Mam est malade, pour ne pas l’inquiéter. Mais au petit jour, avant l’aube, je commence ma course à travers les champs, ou bien je descends vers la mer, jusqu’aux limites de la Rivière Noire. Je crois que j’espère encore voir Denis apparaître au détour des broussailles, ou bien assis sous un badamier. Parfois même je l’appelle selon le signal dont nous étions convenus, en faisant grincer la harpe d’herbe. Mais il ne vient jamais. Laure croit qu’il est parti de l’autre côté de l’île, vers Ville Noire. Je suis seul maintenant comme Robinson sur son île. Même Laure est plus silencieuse à présent.
Alors nous lisons les épisodes du roman qui paraît chaque semaine dans l’Illustrated London News, Lily the Nada de Rider Haggard, illustré de gravures qui font peur un peu et font rêver. Le journal arrive chaque lundi avec trois ou quatre semaines de retard, quelquefois par paquets de trois numéros, sur les navires de la British India Steam Navigation. Notre père les feuillette distraitement, puis les abandonne sur la table du corridor, et c’est là que nous guettons leur arrivée. Nous les emportons dans notre cachette sous les toits pour les lire à notre aise, allongés sur le plancher, dans la pénombre chaude. Nous lisons à haute voix, sans comprendre la plupart du temps, mais avec une telle conviction que ces mots sont restés gravés dans ma mémoire. Le sorcier Zweeke dit : « You ask me, my father, to tell you the youth of Umslopogaas, who was named Bulalio the Slaughterer, and of his love for Nada, the most beautiful of Zulu women. » Chacun de ces noms est au fond de moi, comme les noms d’êtres vivants que nous rencontrons cet été, dans l’ombre de cette maison que nous allons bientôt quitter. « I am Mopo who slew Chaka the king », dit le vieil homme. Dingaan, le roi qui mourut pour Nada. Baleka, la jeune fille dont les parents furent tués par Chaka, et qui fut contrainte de devenir sa femme. Koos, le chien de Mopo, qui s’approche de son maître pendant la nuit, tandis qu’il épie l’armée de Chaka. Les morts hantent la terre conquise par Chaka : « We could not sleep, for we heard Itongo, the ghosts of the dead people, moving about and calling each other. » Je frissonne quand j’entends Laure me lire et traduire ces mots, et aussi quand Chaka paraît devant ses guerriers :
« O Chaka, ô Eléphant ! Sa justice est brillante et terrible comme le soleil ! » Je regarde les gravures, là où les vautours du crépuscule planent devant le disque du soleil déjà à demi caché par l’horizon.
Il y a Nada aussi, Nada the Lily, avec ses grands yeux et ses cheveux bouclés, sa peau couleur de cuivre, descendante d’une princesse noire et d’un Blanc, seule survivante du kraal assassiné par Chaka. Elle est belle, étrange dans sa peau de bête. Umslopogaas, le fils de Chaka, qu’elle croit son frère, l’aime à la folie. Je me souviens du jour où Nada demande au jeune homme de lui rapporter un lionceau, et Umslopogaas se glisse dans la tanière de la lionne. Mais voici que les lions reviennent de la chasse, et le mâle rugissait « au point que tremblait la terre ». Les Zoulous combattent le lion, mais la lionne emporte Umslopogaas dans sa gueule, et Nada pleure la mort de son frère. Comme nous aimons lire cette histoire ! Nous la savons par cœur. La langue anglaise, que notre père a commencé à nous enseigner, est pour nous la langue des légendes. Quand nous voulons dire quelque chose d’extraordinaire, ou de secret, nous le disons dans cette langue, comme si personne d’autre ne pouvait le comprendre.
Je me souviens aussi du guerrier qui frappe Chaka au visage. Il dit : « I smell out the Heavens above me. » Et encore l’apparition de la Reine du Ciel, Inkosazana-y-Zulu, qui annonce le châtiment prochain de Chaka : « Et sa beauté était terrible à voir… » Quand Nada the Lily marche jusqu’à l’assemblée, « la splendeur de Nada était sur chacun d’eux… ». Ce sont les phrases que nous répétons sans nous lasser, dans les combles, à la lumière confuse de la fin du jour. Il me semble aujourd’hui qu’elles portaient en elles une signification particulière, l’inquiétude sourde qui précède les métamorphoses.
Nous rêvons toujours devant les images des journaux, mais maintenant elles nous paraissent inaccessibles : les bicyclettes Junon, ou celles de Coventry Machinists’ & Co, les lunettes d’opéra Liliput, avec lesquelles j’imagine que je pourrais parcourir le fond de Mananava, les montres « keyless » de Benson’s, ou bien les célèbres Waterbury en nickel, avec leurs cadrans émaillés. Laure et moi nous lisons solennellement, comme si c’était un vers de Shakespeare, la phrase inscrite sous le dessin des montres : « Compensation balance, duplex escapement, keyless, dustproof, shock-proof, non-magnetic. » Nous aimons bien aussi la réclame du savon Brooke, qui représente un singe jouant de la mandoline sur un croissant de lune, et ensemble nous déclamons :
« We’re a capital couple the Moon and I,
I polish the earth, she brightens the sky… »
Et nous éclatons de rire. Noël est déjà loin derrière nous — bien triste cette année-là, avec les ennuis financiers, la maladie de Mam et la solitude du Boucan — mais nous jouons à choisir nos cadeaux dans les pages des journaux. Comme ce n’est qu’un jeu, nous n’hésitons pas à choisir les objets les plus coûteux. Laure choisit un piano d’étude Chapell en ébène, un collier de perles d’Orient, et une broche émail et diamant de Goldsmith & Silversmith, figurant un poussin sortant de son œuf ! Et cela coûte neuf livres ! Pour elle, je choisis une carafe en argent et en verre ciselé, et pour Mam j’ai le cadeau idéal : la mallette de toilette Mappin en cuir, avec assortiment de flacons, de boîtes, brosses, ustensiles à ongles, etc. Laure aime beaucoup cette mallette, elle dit qu’elle en aura une, elle aussi, plus tard, quand elle sera une jeune fille. Pour moi, je choisis une lanterne magique Negretti & Zambra, un gramophone avec disques et aiguilles et, bien sûr, une bicyclette Junon, ce sont les meilleures. Laure, qui sait ce que j’aime, choisit pour moi une boîte de pétards Tom Smith, et cela nous fait bien rire.
Nous lisons aussi les nouvelles, déjà vieilles de plusieurs mois, parfois de plusieurs années, mais qu’importe ? Les récits des naufrages, le tremblement de terre à Osaka, et nous regardons longuement les illustrations. Il y a aussi le thé avec les lamas de Mongolie, le phare de Eno’s Fruit Salt, et The Haunted Dragoon, une fée seule au milieu d’un troupeau de lions, dans une « forêt enchantée », et le dessin d’un des épisodes de Nada the Lily qui nous fait frissonner : le « Ghost Mountain », un géant de pierre dont la bouche ouverte est la caverne où va mourir la belle Nada.
Ce sont les images que je garde de ce temps, mêlées au bruit du vent dans les filaos, dans l’air alourdi des combles surchauffés, quand l’ombre de la nuit envahit peu à peu le jardin autour de la maison, et que les martins commencent leur bavardage.
Nous attendons, sans savoir ce qu’il faut attendre. Le soir, sous la moustiquaire avant de dormir, je rêve que je suis dans un navire aux voiles gonflées qui avance au milieu de la mer sombre, et que je regarde les étincelles du soleil. J’écoute la respiration de Laure, lente et régulière, et je sais qu’elle aussi a les yeux ouverts. À quoi rêve-t-elle ? Je pense que nous sommes tous sur un navire qui va vers le nord, vers l’île du Corsaire inconnu. Puis aussitôt je suis transporté au fond des gorges de la Rivière Noire, du côté de Mananava, là où la forêt est sombre et impénétrable, et où l’on entend parfois les soupirs du géant Sacalavou qui s’est tué pour échapper aux Blancs des plantations. La forêt est pleine de cachettes et de poisons, elle résonne des cris des singes, et au-dessus de moi passe devant le soleil l’ombre blanche des pailles-en-queue. Mananava, c’est le pays des rêves.
Les jours qui nous conduisent au vendredi 29 avril sont longs. Ils sont soudés les uns aux autres comme s’il n’y avait qu’une seule longue journée, entrecoupée de nuits et de rêves, loin de la réalité, déjà partie dans la mémoire à l’instant où je la vis, et je ne peux comprendre ce que ces jours portent en eux, cette charge de destinée. Comment pourrais-je le savoir, alors que je n’ai pas de repère ? Seuls, la Tourelle, que je regarde entre les arbres, de loin, parce qu’elle est ma vigie pour voir la mer, et de l’autre côté, les rochers aigus des Trois Mamelles et la montagne du Rempart, qui gardent les frontières de ce monde.
Il y a le soleil qui brûle dès l’aurore, sèche la terre rouge le long du fossé que les pluies ont creusé en dégoulinant sur le toit de tôle bleue. Il y a eu les orages de février, avec ce vent d’est-nord-est qui a soufflé sur les montagnes, la pluie qui a raviné les collines et les plantations d’aloès, et les torrents qui ont fait une grande tache dans le bleu des lagons.
Alors mon père reste debout dès le matin, à l’abri de la varangue, à regarder le rideau de pluie qui avance sur les champs, qui recouvre les sommets, du côté du mont Mâchabé, du Brise-Fer, là où se trouve la génératrice électrique. Quand la terre détrempée luit au soleil, je m’assois sur les marches de la varangue et je sculpte de petites statues de boue pour Mam : un chien, un cheval, des soldats et même un navire dont les mâts sont des brindilles et les voiles des feuilles.
Mon père part souvent pour Port Louis, et de là il prend le train de Floréal, pour aller voir ma tante Adélaïde. C’est elle qui doit m’héberger l’année prochaine, quand j’entrerai au Collège Royal. Tout cela ne m’intéresse guère. C’est une menace qui pèse ici, sur le monde du Boucan, comme un orage incompréhensible.
Je sais que c’est ici que je vis, nulle part ailleurs. C’est ce paysage que je scrute sans me lasser, depuis si longtemps, et dont je connais chaque creux, chaque tache d’ombre, chaque cachette. Et toujours, derrière moi, le gouffre sombre des gorges de la Rivière Noire, le ravin mystérieux de Mananava.
Il y a les cachettes du soir aussi, l’arbre du bien et du mal où je vais avec Laure. Nous nous juchons sur les maîtresses branches, les jambes pendantes, et nous restons là sans nous parler, regardant la lumière s’estomper sous l’épaisseur du feuillage. Quand la pluie se met à tomber, vers le soir, nous écoutons le bruit des gouttes sur les larges feuilles, comme une musique.
Nous avons une autre cachette. C’est un ravin au fond duquel coule un ruisseau ténu qui se jette plus loin dans la rivière du Boucan. Les femmes viennent parfois s’y baigner un peu plus bas, ou bien un troupeau de cabris chassés par un petit garçon. Laure et moi, nous allons jusqu’au fond du ravin, là où il y a une plate-forme et un vieux tamarinier penché au-dessus du vide. À califourchon sur le tronc nous rampons vers les branches, et nous restons là, la tête appuyée contre le bois, à rêver en regardant l’eau fuir au fond du ravin, sur les pierres de lave. Laure croit qu’il y a de l’or dans le ruisseau, et c’est pour cela que les femmes viennent y laver leur linge, pour trouver des paillettes dans le tissu de leurs robes. Alors nous regardons interminablement l’eau qui coule, et nous cherchons les reflets du soleil dans le sable noir, sur les plages. Quand nous sommes là, nous ne pensons plus à rien, nous ne sentons plus la menace. Nous ne pensons plus à la maladie de Mam, ni à l’argent qui manque, ni à l’oncle Ludovic qui est en train de racheter toutes nos terres pour ses plantations. C’est pour cela que nous allons dans ces cachettes.
À l’aube, mon père est parti pour Port Louis dans la voiture à cheval. Je suis sorti dans les champs tout de suite, et je suis allé d’abord vers le nord, pour voir les montagnes que j’aime, puis j’ai tourné le dos à Mananava, et maintenant je marche vers la mer. Je suis seul, Laure ne peut pas venir avec moi, parce qu’elle est indisposée. C’est la première fois qu’elle me dit cela, qu’elle me parle du sang qui vient aux femmes quand c’est le temps de la lune. Ensuite elle n’en parlera plus jamais, comme si la honte était venue après. Je me souviens d’elle ce jour-là, une petite fille pâle aux longs cheveux noirs, l’air entêté, avec ce beau front très droit pour se mesurer au monde, et quelque chose qui a changé déjà, qui l’éloigné, qui la rend étrangère. Laure debout sur la varangue, vêtue de sa longue robe de coton bleu clair, les manches enroulées montrant ses bras maigres, et son sourire quand je m’en vais, l’air de dire : je suis la sœur de l’homme des bois.
Je cours sans m’arrêter jusqu’au pied de la Tourelle, tout près de la mer. Je ne veux plus aller sur la plage de la Rivière Noire, ni sur le barachois de Tamarin, à cause des pêcheurs. Depuis l’aventure en pirogue, depuis qu’on nous a punis, Denis et moi, en nous séparant, je ne veux plus aller là où nous allions autrefois. Je vais en haut de la Tourelle, ou sur l’Etoile, dans les cachettes des broussailles, et je regarde la mer et les oiseaux. Même Laure ne sait pas où me trouver.
Je suis seul et je me parle à moi-même, à haute voix. Je fais les questions et les réponses, comme ceci :
« Viens, on va s’asseoir là.
Où ça ?
Là-bas, sur la roche plate.
Tu cherches quelqu’un ?
Non, non, bonhomme, je guette la mer.
Tu veux voir les corbijous ?
Regarde, un bateau qui passe. Tu vois son nom ?
Je le connais, c’est Argo. C’est mon bateau, il vient me chercher.
Tu vas partir ?
Oui, je vais partir bientôt. Demain, ou après-demain, je vais partir… »
Je suis sur l’Étoile quand la pluie commence à arriver.
Il faisait beau, le soleil brûlait la peau à travers mes habits, les cheminées fumaient au loin, dans les champs de canne. Je regarde l’étendue de la mer bleu sombre, violente, au-delà des récifs.
La pluie arrive, balaye la mer du côté de Port Louis, un grand rideau gris en demi-cercle qui vient vers moi à toute allure. C’est tellement brutal que je ne pense même pas à chercher un abri. Je reste debout sur le promontoire de rocher, le cœur battant. J’aime voir arriver la pluie.
Au début, il n’y a pas de vent. Tous les bruits sont suspendus, comme si les montagnes retenaient le souffle. C’est cela aussi qui fait battre mon cœur, ce silence qui vide le ciel, qui fige tout.
D’un seul coup le vent froid arrive sur moi, bousculant les feuillages. Je vois les vagues courir sur les champs de canne.
Le vent tourbillonne, m’enveloppe, avec des rafales qui m’obligent à m’accroupir sur le rocher pour ne pas être renversé. Du côté de la Rivière Noire, je vois la même chose : le grand rideau sombre qui galope vers moi, recouvre la mer et la terre. Alors je comprends qu’il faut m’en aller, très vite. Ce n’est pas une simple pluie, c’est une tempête, un ouragan comme celui qui est passé en février, qui a duré deux jours et deux nuits. Mais aujourd’hui il y a ce silence, comme je n’en ai jamais entendu auparavant. Pourtant, je ne bouge pas. Je n’arrive pas à détacher mon regard du grand rideau gris qui avance à toute allure sur la vallée, sur la mer, qui engloutit les collines, les champs, les arbres. Déjà le rideau recouvre les brisants. Puis disparaissent la montagne du Rempart, les Trois Mamelles. Le nuage sombre est passé sur elles, les a effacées. Maintenant il dévale la pente des montagnes vers le Tamarin et l’Enfoncement du Boucan. Je pense tout à coup à Laure, à Mam, qui sont seules dans la maison, et l’inquiétude m’arrache au spectacle de la pluie qui accourt. Je bondis du rocher, et je descends aussi vite que je le peux la pente de l’Étoile, sans hésiter à travers les broussailles qui griffent mon visage et mes jambes. Je cours comme si j’avais une meute de chiens fous à mes trousses, comme si j’étais un cerf échappé d’un « chassé ». Sans comprendre, je trouve tous les raccourcis, je dévale un torrent sec qui va vers l’est, et en un instant je suis à Panon.
Alors le vent me frappe, le mur de la pluie s’écroule sur moi. Jamais je n’ai ressenti cela. L’eau m’enveloppe, ruisselle sur ma figure, entre dans ma bouche, dans mes narines. Je suffoque, je suis aveuglé, je titube dans le vent. C’est le bruit surtout qui est effrayant. Un bruit profond, lourd, qui résonne dans la terre, et je pense que les montagnes sont en train de s’écrouler. Je tourne le dos à la tempête, je marche à quatre pattes au milieu des buissons. Des branches d’arbre arrachées fouettent l’air, filent comme des flèches. Accroupi au pied d’un grand arbre, la tête cachée dans mes bras, j’attends. L’instant d’après la rafale est passée. La pluie tombe à verse, mais je peux me redresser, respirer, voir où je suis. Les broussailles au bord du ravin sont piétinées. Non loin, un grand arbre comme celui qui m’a abrité est renversé, avec ses racines qui tiennent encore la terre rouge. Je recommence à marcher, au hasard, et tout à coup, dans une accalmie, je vois la butte Saint Martin, les ruines de l’ancienne sucrerie. Il n’y a pas à hésiter : c’est là que je vais m’abriter.
Je connais ces ruines. Je les ai vues souvent, quand je parcourais les friches avec Denis. Lui n’a pas voulu s’en approcher, il dit que c’est la maison de Mouna Mouna, qu’on y bat le « tambour du diable ». Dans les vieux murs, je me blottis dans un recoin, sous un pan de voûte. Mes vêtements trempés collent à ma peau, je grelotte de froid, de peur aussi. J’entends les rafales arriver à travers la vallée. Cela fait le bruit d’un énorme animal se couchant sur les arbres, écrasant les fourrés et les branches, brisant les troncs comme de simples brindilles. Les trombes d’eau avancent sur le sol, entourent les ruines, cascadent vers le ravin. Les ruisseaux apparaissent comme si des sources venaient de naître de la terre. L’eau glisse, s’écarte, fait des nœuds, des tourbillons. Il n’y a plus ni ciel ni terre, seulement cette masse liquide, et le vent, qui emportent les arbres et la boue rouge. Je regarde droit devant moi, espérant apercevoir le ciel à travers le mur de l’eau. Où suis-je ? Les ruines de Panon sont peut-être tout ce qui reste sur la terre, le déluge a peut-être noyé tout le monde. Je voudrais prier, mais mes dents s’entrechoquent, et je ne me souviens même plus des paroles. Je me souviens seulement de l’histoire du déluge, que Mam nous lisait dans le grand livre rouge, lorsque l’eau s’est abattue sur la terre et a recouvert jusqu’aux montagnes, et le grand bateau qu’avait construit Noé pour s’échapper, dans lequel il avait enfermé un couple de chaque espèce animale. Mais moi, comment pourrais-je faire un bateau ? Si Denis était là, peut-être qu’il saurait faire une pirogue, ou un radeau avec des troncs. Et pourquoi Dieu punirait-il encore la terre ? Est-ce parce que les hommes sont endurcis, comme dit mon père, et qu’ils mangent la pauvreté des travailleurs dans les plantations ? Et puis je pense à Laure et à Mam, dans la maison abandonnée, et l’inquiétude m’étreint si fort que je peux à peine respirer. Que sont-elles devenues ? Le vent furieux, la muraille liquide les ont peut-être englouties, emportées, et j’imagine Laure se débattant dans le fleuve de boue, essayant de s’accrocher aux branches des arbres, glissant vers le ravin. Malgré les rafales du vent et la distance, je me lève, je crie : « Laure !… Laure ! »
Mais je me rends compte que cela ne sert à rien, le bruit du vent et de l’eau couvre mes appels. Alors je m’accroupis à nouveau contre la muraille, le visage caché entre mes bras, et l’eau qui ruisselle sur ma tête se mêle à mes larmes, car je ressens un désespoir immense, un vide sombre qui m’avale, sans que je puisse rien faire, et je tombe, assis sur mes talons, à travers la terre liquide.
Je reste longtemps sans bouger, tandis que le ciel change au-dessus de moi, et que les murailles d’eau avancent, pareilles à des vagues. Enfin, la pluie diminue, le vent faiblit. Je me lève, je marche, les oreilles assourdies par le tintamarre qui a cessé. Le ciel s’est déchiré au nord, et je vois apparaître la silhouette de la montagne du Rempart, les Trois Mamelles. Jamais elles ne m’ont paru si belles. Mon cœur bat fort, comme si elles étaient des personnes amies que j’avais perdues et que je retrouvais. Elles sont irréelles, bleu sombre au milieu des nuages gris. Je vois chaque détail de leur ligne, chaque rocher. Le ciel autour d’elles est immobile, descendu dans le creux de Tamarin, d’où émergent lentement d’autres rochers, d’autres collines. En me retournant, j’aperçois sur la mer des nuages les îles des collines voisines : la Tourelle, le mont Terre Rouge, le Brise-Fer, le Morne Sec. Loin, éclairé par un soleil incroyable, le Grand Morne.
Tout cela est si beau que je reste immobile. Je m’attarde à contempler le paysage blessé, où les lambeaux de nuages s’accrochent. Du côté des Trois Mamelles, vers Cascades peut-être, il y a un arc-en-ciel magnifique. Je voudrais bien que Laure soit avec moi pour voir cela. Elle dit que les arcs-en-ciel sont les routes de la pluie. L’arc-en-ciel est puissant, il s’appuie à l’ouest, sur la base des montagnes, et il va jusque de l’autre côté des cimes, vers Floréal ou vers Phœnix. Les gros nuages roulent encore. Mais tout à coup, dans une déchirure, je vois au-dessus de moi le ciel d’un bleu pur, éblouissant. Alors c’est comme si le temps faisait un bond en arrière, renversait son cours. Il y a quelques instants encore, c’était le soir, la lumière s’éteignait, mais un soir infini, qui conduisait au néant. Et maintenant, je vois qu’il est juste midi, le soleil est au zénith, et je sens sa chaleur et sa lumière sur mon visage et sur mes mains.
Je cours à travers les herbes mouillées, je redescends la colline vers la vallée du Boucan. Partout, la terre est inondée, les ruisseaux débordent d’une eau rouge et ocre, il y a des arbres cassés sur mon chemin. Mais je n’y prends pas garde. C’est fini, c’est ce que je pense, tout est fini puisque l’arc-en-ciel est apparu pour sceller la paix de Dieu.
Quand j’arrive devant notre maison, l’inquiétude coupe mes forces. Le jardin, la maison sont intacts. Il y a seulement des feuilles d’arbre, des branches cassées qui jonchent l’allée, des flaques de boue partout. Mais la lumière du soleil luit sur le toit clair, sur les feuillages des arbres, et tout semble plus neuf, rajeuni.
Laure est sur la varangue, dès qu’elle me voit elle crie : « Alexis !… » Elle court vers moi, elle se serre contre moi. Mam est là aussi, debout devant la porte, pâle, inquiète. J’ai beau lui dire : « C’est fini, Mam, tout est fini, il n’y aura pas de déluge ! » Je ne la vois pas sourire. Alors seulement je pense à notre père qui est allé à la ville, et j’ai mal en moi. « Mais il va venir, maintenant ? Il va venir ? » Mam me serre le bras, elle dit de sa voix enrouée : « Oui, bien sûr qu’il va venir… » Mais elle ne sait pas cacher son inquiétude, et c’est moi qui dois répéter, en lui tenant la main de toutes mes forces : « C’est fini, maintenant, il n’y a plus rien à craindre. »
Nous restons ensemble, serrés les uns contre les autres sur la varangue, à scruter le fond du jardin, et le ciel, où de grands nuages noirs sont à nouveau rassemblés. Il y a encore ce silence étrange, menaçant, qui pèse sur la vallée autour de nous, comme si nous étions seuls au monde. La hutte de Cook est vide. Il est parti ce matin avec sa femme pour Rivière Noire. Dans les champs, on n’entend pas un cri, pas un bruit de voiture.
C’est ce silence, qui entre en nous au plus profond de notre corps, ce silence de menace et de mort que je ne pourrai pas oublier. Il n’y a pas d’oiseaux dans les arbres, pas d’insectes, pas même le bruit du vent dans les aiguilles des filaos. Le silence est plus fort que les bruits, il les avale, et tout se vide et s’anéantit autour de nous. Nous restons immobiles sur la varangue. Je grelotte dans mes habits mouillés. Nos voix, quand nous parlons, résonnent étrangement dans le lointain, et nos paroles disparaissent aussitôt.
Puis vient sur la vallée le bruit de l’ouragan, comme un troupeau qui court à travers les plantations et les broussailles, et j’entends aussi le bruit de la mer, terriblement proche. Nous restons figés sur la varangue, et je sens la nausée dans ma gorge, parce que je comprends que l’ouragan n’est pas fini. Nous étions dans l’œil du cyclone, là où tout est calme et silencieux. Maintenant j’entends le vent qui vient de la mer, qui vient du sud, et de plus en plus fort le corps du grand animal furieux qui brise tout sur son passage.
Cette fois, il n’y a pas le mur de la pluie, c’est le vent qui vient seul. Je vois les arbres bouger au loin, les nuages avancent pareils à des fumées, longues traînées fuligineuses marquées de taches violettes. C’est le ciel surtout qui effraie. Il se déplace à toute vitesse, s’ouvre, se referme, et j’ai l’impression de glisser en avant, de tomber.
« Vite ! Vite, mes enfants ! »
C’est Mam qui a parlé, enfin. Sa voix est rauque. Mais elle a réussi à rompre le charme, notre fascination horrifiée devant le ciel en train de se détruire. Elle nous tire, elle nous pousse à l’intérieur de la maison, dans la salle à manger aux volets fermés. Elle bloque la porte avec les crochets. La maison est pleine d’ombre. C’est comme l’intérieur d’un navire où nous écoutons le vent qui arrive. Malgré la chaleur lourde, je grelotte de froid, d’inquiétude. Mam s’en aperçoit. Elle va dans sa chambre chercher une couverture. Pendant son absence, le vent frappe la maison comme une avalanche. Laure se serre contre moi, et nous entendons les planches crier. Les branches brisées heurtent les murs de la maison, les cailloux roulent contre les volets et la porte.
À travers les fentes des volets, nous voyons tout d’un coup la lumière du jour s’éteindre, et je comprends que les nuages recouvrent à nouveau la terre. Puis l’eau tombe du ciel, fouette les murs à l’intérieur de la varangue. Elle se glisse sous la porte, par les fenêtres, envahit le plancher autour de nous en ruisseaux sombres, couleur de sang. Laure regarde l’eau qui avance vers nous, coule autour de la grande table et des chaises. Mam revient, et je suis si effrayé de son regard que je prends la couverture pour essayer de boucher l’espace sous la porte, mais l’eau l’imprègne et déborde aussitôt. Les hurlements du vent au-dehors nous étourdissent, et nous entendons aussi les craquements sinistres de la charpente, les détonations des bardeaux arrachés. La pluie cascade maintenant dans les combles, et je pense à nos vieux journaux, nos livres, tout ce que nous aimons qui va être détruit. Le vent a pulvérisé les lucarnes et traverse les combles en hurlant, fracasse les meubles. Dans un bruit de tonnerre, il arrache un arbre qui écrase la façade sud de la maison, l’éventre. Nous entendons le bruit de la varangue qui s’écroule. Mam nous entraîne hors de la salle à manger à l’instant où une branche énorme traverse une des fenêtres.
Le vent entre par la brèche comme un animal furieux et invisible, et pendant un instant, j’ai l’impression que le ciel est descendu sur la maison pour l’écraser. J’entends le fracas des meubles qui s’écroulent, des fenêtres qui se brisent. Mam nous entraîne je ne sais comment de l’autre côté de la maison. Nous nous réfugions dans le bureau de notre père, et nous restons là, blottis tous les trois contre le mur où il y a la carte de Rodrigues et le grand plan du ciel. Les volets sont fermés, mais malgré cela le vent a brisé les vitres et l’eau de l’ouragan coule sur le parquet, sur le bureau, sur les livres et les papiers de notre père. Laure essaye maladroitement de ranger quelques papiers, puis elle se rassoit découragée. Dehors, à travers les fentes des volets, le ciel est si sombre qu’on croirait la nuit. Le vent file autour de la maison, tourbillonne contre la barrière des montagnes. Et sans arrêt, le fracas des arbres qui se brisent autour de nous.
« Prions », dit Mam. Elle cache son visage dans ses mains. Le visage de Laure est pâle. Elle regarde sans ciller vers la fenêtre, et moi j’essaie de penser à l’archange Gabriel. C’est toujours à lui que je pense quand j’ai peur. Il est grand, enveloppé de lumière, armé d’une épée. Se peut-il qu’il nous ait condamnés, abandonnés à la fureur du ciel et de la mer ? La lumière ne cesse de décliner. Le bruit du vent est rauque, aigu, et je sens les murs de la maison qui tremblent. Des morceaux de bois se détachent de la varangue, les bardeaux sont arrachés du toit. Les branches tourbillonnent contre les fenêtres comme des herbes. Mam nous serre contre elle. Elle ne prie pas, elle non plus. Elle regarde avec des yeux fixes, effrayants, tandis que le rugissement du vent fait tressaillir notre cœur. Je ne pense à rien, je ne peux plus rien dire. Même si je voulais parler, le bruit est tel que Mam et Laure ne pourraient pas m’entendre. Un déchirement sans fin qui va jusqu’au fond de la terre, une vague qui lentement, inévitablement, sur nous déferle.
Cela dure longtemps, et nous tombons à travers le ciel déchiré, à travers la terre ouverte. J’entends la mer comme jamais je ne l’ai entendue jusqu’alors. Elle a franchi les barrières de corail et elle remonte l’estuaire des rivières, poussant devant elle les torrents qui débordent. J’entends la mer dans le vent, je ne peux plus bouger : tout est fini pour nous. Laure, elle, se bouche les oreilles avec ses mains, appuyée contre Mam, sans parler. Mam fixe de ses yeux agrandis l’espace sombre de la fenêtre, comme pour maintenir au loin la fureur des éléments. Notre pauvre maison est secouée de fond en comble. Une partie du toit a été arrachée sur la façade sud. Les trombes d’eau et le vent saccagent les pièces éventrées. La cloison de bois du bureau craque, elle aussi. Tout à-l’heure, par le trou fait par l’arbre, j’ai vu la cabane du capt’n Cook s’envoler dans l’air, comme un jouet. J’ai vu aussi la grande haie de bambous se plier jusqu’au sol comme si une main invisible appuyait sur elle. J’entends au loin le vent qui cogne contre le rempart des montagnes, avec un grondement de tonnerre, qui se joint au bruit de la mer déchaînée qui remonte les fleuves.
A quel moment me suis-je rendu compte que le vent diminuait ? Je ne sais. Avant que ne cessent le bruit de la mer et les craquements des arbres, c’est en moi, je suis sûr, que quelque chose s’est libéré. J’ai respiré, le cercle qui serrait mes tempes s’est défait.
Puis le vent est tombé, d’un seul coup, et il y a eu de nouveau un grand silence autour de nous. On entendait le ruissellement de l’eau partout, sur le toit, dans les arbres, et même dans la maison, des milliers de ruisseaux qui coulaient. Les bambous craquaient. La lumière du jour est revenue, peu à peu, et c’était la lumière douce et chaude du crépuscule. Mam a ouvert les volets. Nous sommes restés là, sans oser bouger, serrés les uns contre les autres, à regarder par la fenêtre les silhouettes des montagnes qui émergeaient des nuages, et c’étaient comme des personnes familières et rassurantes.
Alors Mam s’est mise à pleurer à ce moment-là, parce qu’elle était à bout de forces, et tout d’un coup, avec ce calme, le courage lui manquait. Laure et moi nous mettons à pleurer nous aussi, je m’en souviens, je crois que je n’ai jamais plus pleuré comme cela. Ensuite nous nous sommes allongés par terre et nous avons dormi enlacés à cause du froid.
C’est la voix de notre père qui nous a réveillés à l’aube. Était-il venu dans la nuit ? Je me souviens de son visage défait, de ses habits tachés de boue. Alors il raconte comment, au plus fort de l’ouragan, il a sauté de sa voiture et il s’est couché dans un fossé, au bord de la route. C’est là que la tempête est passée sur lui, entraînant la voiture et le cheval on ne sait où. Il a vu des choses inouïes, des bateaux projetés à l’intérieur des terres jusque dans les branches des arbres de l’Intendance. La mer gonflée qui envahit l’embouchure des rivières, noyant les gens dans leurs huttes. Le vent surtout, qui renversait tout, qui arrachait les toits des maisons, qui brisait les cheminées des sucreries et démolissait les hangars et qui avait détruit la moitié de Port Louis. Quand il a pu sortir de son fossé, il s’est abrité pour la nuit dans une case de Noirs, du côté de Médine, parce que les routes étaient inondées. Au lever du jour, un Indien l’avait emmené dans sa charrette jusqu’à Tamarin Estate, et pour venir jusqu’au Boucan, mon père avait dû traverser la rivière avec de l’eau jusqu’à la poitrine. Il parle aussi du baromètre. Mon père était dans un bureau de Rempart Street quand le baromètre est tombé. Il dit que c’était incroyable, terrifiant. Jamais il n’avait vu le baromètre descendre aussi bas, aussi vite. Comment la chute du mercure peut-elle être terrifiante ? Je ne comprends pas cela, mais la voix de mon père quand il en parle est restée dans mon oreille, je ne pourrai pas l’oublier.
Plus tard, il y a une sorte de fièvre, qui annonce la fin de notre bonheur. Nous vivons maintenant dans l’aile nord de la maison, dans les seules pièces épargnées par le cyclone. Du côté sud, la maison est à demi effondrée, ravagée par l’eau et par le vent. Le toit est crevé, la varangue n’existe plus. Ce que je ne pourrai pas oublier non plus, c’est l’arbre qui a transpercé le mur de la maison, la longue branche noire qui a traversé le volet de la fenêtre de la salle à manger et qui reste immobile comme l’ongle d’un animal fabuleux qui a frappé avec la puissance du tonnerre.
Laure et moi, nous nous sommes aventurés par l’escalier disloqué jusqu’au grenier. Par les trous du toit, l’eau s’est déversée avec fureur, a tout dévasté. Des piles de livres et de journaux, il ne reste que quelques feuilles détrempées. Nous ne pouvons même plus marcher dans les combles, parce que le plancher est crevé en plusieurs endroits, la charpente est disjointe. La faible brise qui vient de la mer, chaque soir, fait craquer toute la structure de la maison affaiblie. Une épave, c’est à cela que ressemble notre maison, en vérité, à l’épave d’un navire naufragé.
Nous parcourons les alentours pour mesurer l’étendue du désastre. Nous cherchons ce qui était encore là hier, les beaux arbres, les plantations de palmistes, les goyaviers, les manguiers, les massifs de rhododendrons, de bougainvillées, d’hibiscus. Nous errons en vacillant, comme après une longue maladie. Partout nous voyons la terre meurtrie, souillée, avec ses herbes couchées, ses branches brisées, et les arbres dont les racines sont renversées vers le ciel. Avec Laure, je vais jusqu’aux plantations, du côté de Yemen et de Tamarin, et partout les cannes vierges ont été fauchées comme par une gigantesque faux.
Même la mer a changé. Du haut de l’Étoile, je regarde les grandes nappes de boue qui s’étalent sur le lagon. À l’embouchure de la Rivière Noire, il n’y a plus de village. Je pense à Denis. A-t-il pu s’échapper ?
Laure et moi, nous restons perchés presque tout le jour, en haut d’une pyramide créole, au milieu des champs dévastés. Il y a une odeur étrange dans l’air, une odeur fade que le vent apporte par bouffées. Pourtant, le ciel est pur, et le soleil brûle nos visages et nos mains, comme au plus fort de l’été. Autour du Boucan, les montagnes sont vert sombre, nettes, elles semblent plus proches qu’avant. Nous regardons tout cela, la mer au-delà des récifs, le ciel brillant, la terre meurtrie, comme cela » sans penser à rien, les yeux brûlants de fatigue. Il n’y a personne dans les champs, personne ne marche sur les chemins.
Le silence est aussi dans notre maison. Personne n’est venu, depuis la tempête. Nous mangeons juste un peu de riz, accompagné de thé chaud. Mam reste couchée sur un lit de fortune, dans le bureau de notre père, et nous dormons dans le corridor, car ce sont les seuls endroits épargnés par le cyclone. Un matin, j’accompagne mon père jusqu’au bassin aux Aigrettes. Nous avançons à travers les terres dévastées, en silence. Nous savons déjà ce que nous allons trouver, et cela nous serre la gorge. Quelque part, sur le bord du chemin, une vieille gunny noire est assise devant les restes de sa maison. Quand nous passons, elle élève seulement un peu sa plainte, et mon père s’arrête pour lui donner une pièce. Quand nous arrivons devant le bassin, nous voyons tout de suite ce qui reste de la génératrice. La belle machine neuve est renversée, à demi immergée dans l’eau boueuse. Le hangar a disparu, et il ne reste de la turbine que des morceaux de tôle tordus, méconnaissables. Mon père s’arrête, il dit seulement à voix haute, clairement : « C’est fini. » Il est grand et pâle, la lumière du soleil brille sur ses cheveux et sur sa barbe noirs. Il s’approche de la génératrice, sans prendre garde à la boue qui lui vient à mi-jambes. Il a un mouvement presque enfantin pour essayer de redresser la machine. Puis il fait demi-tour, il s’éloigne sur le sentier. Quand il passe près de moi, il met sa main sur ma nuque, il dit : « Viens, rentrons. » Cet instant est vraiment tragique, il me semble alors que tout est fini, pour toujours, et mes yeux et ma gorge se remplissent de larmes. Je marche vite sur les traces de mon père, regardant sa silhouette haute, maigre, voûtée.
C’est durant ces jours-là que tout va à sa fin, mais nous ne le savons pas encore très bien. Nous sentons, Laure et moi, cette menace plus précise. Cela vient avec les premières nouvelles de l’extérieur, colportées par les travailleurs des plantations, les gunnies de Yemen, de Walhalla. Les nouvelles arrivent, répétées, amplifiées, racontant l’île ravagée par le cyclone. Port Louis, dit mon père, est une ville anéantie, comme après un bombardement. La plupart des maisons de bois ont été détruites, et des rues entières ont disparu, la rue Madame, la rue Emmikillen, la rue Poivre. De la Montagne des Signaux au Champ-de-Mars il n’y a que des ruines. Les bâtiments publics, les églises se sont écroulés, et des gens ont été brûlés vifs dans les explosions. À quatre heures de l’après-midi, raconte mon père, le baromètre était au plus bas, et le vent a soufflé à plus de cent milles à l’heure, atteignant cent vingt milles à ce qu’on dit. La mer s’est enflée de façon effrayante, recouvrant les rivages, et les bateaux ont été projetés jusqu’à cent mètres à l’intérieur des terres. À la rivière du Rempart, la mer a fait déborder le fleuve en crue, et les habitants ont été noyés. Les noms des villages détruits font une longue liste, Beau Bassin, Rose Hill, Quatre Bornes, Vacoas, Phœnix, Palma, Médine, Beaux Songes. À Bassin, de l’autre côté des Trois Mamelles, le toit d’une sucrerie s’est écroulé, ensevelissant cent trente hommes qui s’étaient abrités là. À Phœnix, soixante hommes sont morts, et d’autres encore à Bambous, à Belle Eau, et au nord de l’île, à Mapou, à Mont Goût, à Forbach. Le nombre des victimes augmente chaque jour, gens emportés par le fleuve de boue, écrasés sous les maisons, sous les arbres. Mon père dit qu’il y a plusieurs centaines de morts, mais les jours suivants, le chiffre est de mille, puis mille cinq cents.
Laure et moi, nous restons tout le jour dehors, absents, cachés dans les bosquets meurtris autour de la maison, sans oser nous éloigner. Nous allons voir le ravin où le torrent est encore plein de colère, charriant la boue et les branches brisées. Ou bien du haut de l’arbre chalta, nous regardons les champs dévastés éclairés par le soleil. Les femmes en gunny ramassent les cannes vierges et les tirent sur le sol boueux. Des enfants affamés viennent voler les fruits tombés et les choux palmistes près de notre maison.
Mam attend dans la maison, en silence. Elle est couchée sur le sol du bureau, enveloppée de couvertures malgré la chaleur. Son visage est brûlant de fièvre et ses yeux sont rouges, brillant d’un éclat douloureux. Mon père reste sur la varangue en ruine, regardant au loin la ligne des arbres en fumant des cigarettes, sans parler à personne.
Plus tard, Cook est revenu avec sa fille. Il a parlé un peu de la Rivière Noire, des bateaux naufragés, des maisons détruites. Cook, qui est très vieux, dit qu’il n’a pas connu cela depuis le temps où il est venu la première fois sur l’île, quand il était esclave. Il y a eu l’ouragan qui a cassé la cheminée de la résidence et qui a failli tuer le gouverneur Barkly, mais il dit que ça n’était pas aussi fort. Nous pensons que, puisque le vieux Cook n’est pas mort, et qu’il est revenu, tout va redevenir comme avant. Mais il a regardé ce qui restait de sa hutte en hochant la tête, il a poussé du pied quelques bouts de planche, et puis, avant qu’on ait pu comprendre, il est reparti. « Où est Cook ? » demande Laure. Sa fille hausse les épaules : « Parti, mamzelle Laure. » « Et où est-il parti ? » « Dans sa case, mamzelle Laure. » « Mais il va revenir ? » Laure a une voix inquiète. « Quand va-t-il revenir ? » La réponse de la fille de Cook nous serre le cœur : « Dieu le sait, mamzelle Laure. Peut-être jamais. » Elle est venue chercher de la nourriture et un peu d’argent. Le capt’n Cook ne vivra plus ici, il ne reviendra jamais, nous le savons bien.
Alors le Boucan reste comme il est depuis la tempête : un endroit solitaire, abandonné du monde. Un Noir des plantations est venu avec ses bœufs pour arracher le tronc qui avait éventré la salle à manger. Avec mon père, nous avons enlevé tous les débris qui jonchent la maison : papiers, verre, vaisselle en miettes mêlés aux branches et aux feuilles, à la boue. Avec ses murs troués, la varangue en ruine et le toit qui laisse voir le ciel, notre maison ressemble encore davantage à l’épave d’un navire. Nous sommes nous-mêmes des naufragés, accrochés à leur épave, dans l’espoir que tout redeviendra comme avant.
Pour lutter contre l’inquiétude qui grandit chaque jour, nous partons, Laure et moi, de plus en plus loin, à travers les plantations, jusqu’aux limites des forêts. Nous allons tous les jours, attirés par la vallée sombre de Mananava, là où vivent les pailles-en-queue qui tournoient très haut dans le ciel. Mais eux aussi ont disparu. Je crois que l’ouragan a dû les emporter, les fracasser contre les parois des gorges, ou bien les a jetés si loin sur l’océan qu’ils ne pourront plus revenir.
Chaque jour, nous les cherchons dans le ciel vide. Le silence est terrible dans la forêt, comme si le vent allait revenir.
Où aller ? Mais il n’y a plus d’hommes ici, on n’entend plus les aboiements des chiens dans les fermes, ni les cris des enfants près des ruisseaux. Il n’y a plus de fumées dans le ciel. Grimpés sur une pyramide créole, nous scrutons l’horizon, du côté de Clarence, de Wolmar. Les fumées ont cessé. Au sud, vers Rivière Noire, le ciel est sans traces. Nous ne parlons pas. Nous restons exposés au soleil de midi, regardant la mer au loin jusqu’à ce que nos yeux nous fassent mal.
Le soir, nous revenons le cœur triste vers le Boucan. L’épave est toujours là, à demi effondrée sur la terre encore humide, dans les ruines du jardin dévasté. Nous nous glissons furtivement dans la maison, pieds nus sur le plancher où la terre fait déjà une couche de poussière crissante, mais notre père ne s’est même pas aperçu de notre absence. Nous mangeons ce que nous trouvons, affamés par nos longues errances : des fruits glanés dans les propriétés, des œufs, le « lampangue » du riz dans la grande marmite que mon père fait bouillir chaque matin.
Un jour, pendant que nous étions près de la forêt, Kœnig, le médecin de Floréal, est venu pour Mam. C’est Laure qui voit les traces des roues de sa voiture dans la boue du chemin, en revenant. Je n’ose pas aller plus loin, et j’attends, tremblant, tandis que Laure court jusqu’à la varangue, saute dans la maison. Quand j’entre à mon tour, par la façade nord, je vois Laure qui tient Mam serrée contre elle, qui appuie sa tête contre sa poitrine. Mam sourit, malgré sa fatigue. Elle va vers le réduit où est installé le réchaud à alcool.
Elle veut réchauffer du riz, préparer du thé pour nous.
« Mangez, mes enfants, mangez. Il est si tard, où étiez-vous ? »
Elle parle vite, avec une sorte d’oppression, mais sa joie n’est pas feinte.
« Nous allons partir, nous quittons le Boucan. »
« Où allons-nous, Mam ? »
« Ah, je ne devrais pas vous le dire, ce n’est pas encore sûr, enfin, ce n’est pas encore tout à fait décidé. Nous irons à Forest Side. Votre père a trouvé une maison, pas loin de votre tante Adélaïde. »
Elle nous serre tous deux contre elle, et nous ne sentons rien d’autre que son bonheur, nous ne pensons à rien d’autre.
Mon père est reparti à la ville, dans la voiture de Kœnig, sans doute. Il doit préparer le départ, la nouvelle maison de Forest Side. Plus tard, j’ai su tout ce qu’il avait fait alors, pour tenter de retarder l’inévitable. J’ai su tous les papiers signés par lui chez les usuriers de la ville, les reconnaissances de dette, les hypothèques, les prêts sur gage. Toutes les terres du Boucan, les friches, les arpents du jardin, les bois, jusqu’à la maison elle-même, tout était gagé, vendu. Il ne pouvait pas s’en sortir. Son dernier espoir, il l’avait placé dans cette folie, cette génératrice électrique de la mare aux Aigrettes, qui devait apporter le progrès à tout l’ouest de l’île et qui n’était plus alors qu’un tas de ferrailles englouti dans la boue. Comment aurions-nous pu comprendre cela, nous qui n’étions que des enfants ? Mais nous n’avons pas besoin de comprendre les choses, à ce moment-là. Nous devinons peu à peu tout ce qu’on ne nous dit pas. Quand l’ouragan est arrivé, nous savions très bien que tout était déjà perdu. C’était comme le déluge.
« C’est l’oncle Ludovic qui s’installera ici quand nous serons partis ? » demande Laure. Il y a tant de colère et de chagrin dans sa voix que Mam ne peut pas répondre. Elle détourne son regard. « C’est lui ! C’est lui qui a tout fait ! » dit Laure. Je voudrais bien qu’elle se taise. Elle est pâle et elle tremble, sa voix tremble aussi. « Je le déteste ! » « Tais-toi », dit Mam. « Tu ne sais pas ce que tu dis. » Mais Laure ne veut pas lâcher prise. Pour la première fois elle tient tête, comme si elle défendait tout cela, ce que nous aimons, cette maison en ruine, ce jardin, les grands arbres, notre ravin, et au-delà même, les montagnes sombres, le ciel, le vent qui porte le bruit de la mer. « Pourquoi ne nous a-t-il pas aidés ? Pourquoi n’a-t-il rien fait ? Pourquoi veut-il que nous partions, pour prendre notre maison ? » Mam est assise sur la chaise longue, dans l’ombre de la varangue disloquée, comme autrefois quand elle s’apprêtait à nous lire l’Écriture sainte, ou pour commencer une dictée. Mais aujourd’hui, beaucoup de temps s’est écoulé en un seul jour, et nous savons que plus rien de cela ne sera possible. C’est pour cela que Laure crie, et que sa voix tremble et que ses yeux s’emplissent de larmes, parce qu’elle veut dire combien elle a mal : « Pourquoi a-t-il mis tout le monde contre nous, quand il n’avait qu’un mot à dire, lui qui est si riche ! Pourquoi veut-il que nous nous en allions, pour prendre notre maison, pour prendre notre jardin et mettre des cannes partout ? » « Tais-toi, tais-toi ! » crie Mam. Son visage est crispé par la colère, par la détresse. Laure ne crie plus. Elle est debout devant nous, pleine de honte, les yeux brillant de larmes, et tout d’un coup elle se retourne, elle saute dans le jardin d’ombre, elle s’enfuit en courant. J’entends les brindilles qui se brisent sur son passage, puis le silence de la nuit qui vient. Je cours derrière elle : « Laure ! Laure ! Reviens ! » Je la cherche à la hâte, sans la trouver. Puis je réfléchis, et je sais où elle est, comme si je la voyais à travers les fourrés. C’est la dernière fois. Elle est dans notre cachette, de l’autre côté du champ de palmistes ravagé, sur la branche maîtresse du tamarinier, au-dessus du ravin, écoutant le bruit de l’eau qui coule. Dans le ravin, la lumière est cendrée, la nuit a déjà commencé. Il y a quelques oiseaux qui sont revenus, déjà, et des insectes qui crissent.
Laure n’est pas montée sur la branche. Elle est assise sur une grosse pierre, près du tamarinier. Sa robe bleu clair est tachée de boue. Elle est pieds nus.
Quand j’arrive, elle ne bouge pas. Elle ne pleure pas. Son visage a l’expression butée que j’aime. Je crois qu’elle est heureuse que je sois venu. Je m’assois à côté d’elle, je l’entoure de mes bras. Nous parlons. Nous ne parlons pas de l’oncle Ludovic, ni de notre prochain départ, rien de tout cela. Nous parlons d’autre chose, de Denis, comme s’il allait revenir, apportant comme autrefois des objets bizarres, un œuf de tortue, une plume de la tête d’un condé, une graine de tombalacoque, ou bien des choses de la mer, des coquilles, des cailloux, de l’ambre. Nous parlons aussi de Nada the Lily, et il faut beaucoup en parler, parce que l’ouragan a détruit notre collection de journaux, l’a soufflée jusqu’en haut des montagnes peut-être. Quand la nuit est vraiment venue, nous montons comme autrefois le long du tronc oblique, et nous restons un instant suspendus, sans voir, les jambes et les bras ballants dans le vide.
Cette nuit-là est longue, comme les nuits qui précèdent les grands voyages. Et c’est vrai que c’est le premier voyage que nous allons faire, en quittant la vallée du Boucan. Nous sommes couchés sur le plancher, dans nos couvertures, et nous regardons la lumière de la veilleuse qui vacille au bout du corridor, sans dormir. Si nous sombrons dans le sommeil, c’est par instants seulement. Dans le silence de la nuit, nous entendons le froissement de la longue robe blanche de Mam, tandis qu’elle marche dans le bureau vide. Nous l’entendons soupirer, et quand elle retourne s’asseoir dans le fauteuil, près de la fenêtre, nous pouvons nous rendormir.
À l’aube, mon père est revenu. Avec lui, il a amené une charrette à cheval et un Indien de Port Louis, que nous ne connaissons pas, un grand homme maigre qui ressemble à un marin. Dans la charrette, mon père et l’Indien chargent les meubles que l’ouragan a épargnés : quelques chaises, des fauteuils, des tables, une armoire qui était dans la chambre de Mam, son lit de cuivre et sa chaise longue. Puis les malles qui contiennent les papiers du trésor, et des vêtements. Pour nous, ce n’est pas vraiment un départ, puisque nous n’avons rien à emporter. Tous nos livres, tous nos jouets ont disparu dans la tempête, et les liasses de journaux n’existent plus. Nous n’avons pas d’autres vêtements que ceux que nous portons, qui sont tachés et déchirés par les longues errances dans les broussailles. C’est mieux ainsi. Qu’aurions-nous pu emporter ? Ce qu’il nous aurait fallu, c’est le jardin avec ses beaux arbres, les murs de notre maison et son toit couleur de ciel, la petite hutte du capt’n Cook, les collines de Tamarin et de l’Étoile, les montagnes, et la vallée sombre de Mananava où vivent les deux pailles-en-queue. Nous restons debout au soleil, pendant que mon père charge les derniers objets à bord de la charrette.
Un peu avant une heure, sans avoir mangé, nous partons. Mon père est assis devant, à côté du cocher. Mam, Laure et moi sommes sous la bâche, au milieu des chaises qui brinqueballent et des caisses où s’entrechoquent les pièces rescapées de la vaisselle. Nous ne cherchons même pas à voir à travers les trous de la bâche le paysage qui s’éloigne. C’est ainsi que nous partons, ce mercredi 31 août, c’est ainsi que nous quittons notre monde, car nous n’en avons pas connu d’autre, nous perdons tout cela, la grande maison du Boucan où nous sommes nés, la varangue où Mam nous lisait l’Écriture sainte, l’histoire de Jacob et de l’Ange, Moïse sauvé des eaux, et ce jardin touffu comme l’Éden, avec les arbres de l’Intendance, les goyaviers et les manguiers, le ravin du tamarinier penché, le grand arbre chalta du bien et du mal, l’allée des étoiles qui conduit vers l’endroit du ciel où il y a le plus de lumières. Nous partons, nous quittons cela, et nous savons que plus rien de cela n’existera jamais, parce que c’est comme la mort, un voyage sans retour.