Forest Side

Alors j’ai commencé à vivre dans la compagnie du Corsaire inconnu, le Privateer, comme l’appelait mon père. Toutes ces années-là, j’ai pensé à lui, j’ai rêvé de lui. Il partageait ma vie, ma solitude. Dans l’ombre froide et pluvieuse de Forest Side, puis au Collège Royal de Curepipe, c’était avec lui que je vivais vraiment. Il était le Privateer, cet homme sans visage et sans nom qui avait parcouru les mers, capturant avec son équipage de forbans les navires portugais, anglais, hollandais, puis disparaissant un jour sans laisser d’autres traces que ces vieux papiers, cette carte d’une île sans nom, et un cryptogramme écrit en signes cunéiformes.

La vie à Forest Side, loin de la mer, cela n’existait pas. Depuis que nous avions été chassés du Boucan, nous n’étions plus retournés au bord de la mer. La plupart de mes camarades du Collège, les jours de congé, prenaient le train en famille et allaient passer quelques jours dans les « campements » du côté de Flic en Flac, ou bien de l’autre côté de l’île, vers Mahébourg ou jusqu’à Poudre d’Or. Ils allaient parfois à l’île aux Cerfs, et ils racontaient ensuite longuement leur voyage, une fête sous les palmiers, les déjeuners, les goûters où venaient beaucoup de jeunes filles en robes claires et ombrelles. Nous, nous étions pauvres, nous ne partions jamais. D’ailleurs Mam ne l’aurait pas voulu. Depuis le jour de l’ouragan, elle haïssait la mer, la chaleur, les fièvres. À Forest Side, elle avait guéri de cela, même si elle traînait un état de langueur et d’abandon. Laure restait auprès d’elle tout le temps, sans voir quiconque. Au commencement, elle était allée à l’école, comme moi, parce qu’elle disait qu’elle voulait apprendre à travailler pour ne pas avoir besoin de se marier. Mais à cause de Mam, elle a dû y renoncer. Mam a dit qu’elle avait besoin d’elle à la maison. Nous étions si pauvres, qui l’aiderait dans les tâches ménagères ? Il fallait accompagner Mam au marché, préparer les repas, nettoyer. Laure n’a rien dit. Elle a renoncé à aller à l’école, mais elle est devenue sombre, taciturne, ombrageuse. Alors elle ne se déridait que lorsque je revenais du Collège, pour passer à la maison la nuit du samedi et la journée du dimanche. Parfois elle venait à ma rencontre, le samedi, sur la route Royale. Je la reconnaissais de loin, sa silhouette longue et mince serrée dans sa robe bleue. Elle ne mettait pas de chapeau, et portait ses cheveux noirs en une longue tresse pliée et nouée dans le dos. Quand il crachinait, elle venait avec un grand châle entourant sa tête et ses épaules, comme une femme indienne.

Du plus loin qu’elle m’apercevait, elle criait en courant vers moi : « Ali !… Ali ! » Elle se serrait contre moi et commençait à parler, racontant des quantités de choses sans importance, qu’elle avait gardées en elle toute la semaine. Ses seules amies étaient des Indiennes, des femmes plus pauvres qu’elle qui vivaient sur les collines de Forest Side, à qui elle apportait un peu de nourriture, des vêtements usés, ou bien avec qui elle bavardait de longs moments. Peut-être pour cela avait-elle fini par leur ressembler un peu, avec sa silhouette mince, ses longs cheveux noirs et ses grands châles.

Pour moi, je l’écoutais à peine, parce qu’en ce temps-là, je n’avais d’autres pensées que pour la mer, et pour le Privateer, ses voyages, ses repaires, à Antongil, à Diego Suarez, au Monomotapa, ses expéditions, rapides comme le vent, jusqu’au Carnatic en Inde, pour couper la route aux orgueilleux et lourds vaisseaux des compagnies hollandaise, anglaise, française. Je lisais alors les livres où l’on parlait des forbans, et leurs noms et leurs exploits résonnaient dans mon imagination : Avery, surnommé le « petit roi », qui avait ravi et capturé la fille du Grand Mogol, Martel, Teach, le major Stede Bonnet, qui devint pirate « par désordre de son esprit », le capitaine England, Jean Rackham, Roberts, Kennedy, le capitaine Anstis, Taylor, Davis, et le fameux Olivier Le Vasseur, surnommé La Buse, qui, avec l’aide de Taylor, s’était emparé du vice-roi de Goa et d’un vaisseau qui contenait le fabuleux butin de diamants provenant du trésor de Golconde. Mais celui que j’aimais par-dessus tout, c’était Misson, le pirate philosophe qui, aidé du moine défroqué Caraccioli, avait fondé à Diego Suarez la république du Libertalia, où tous les hommes devaient vivre libres et égaux, quelles que soient leurs origines ou leur race.

Je ne parlais guère de cela avec Laure, parce qu’elle disait que c’étaient des chimères, comme celles qui avaient ruiné notre famille. Mais je partageais parfois mon rêve de la mer et du Corsaire inconnu avec mon père, et je pouvais regarder longuement les documents relatifs au trésor, qu’il gardait dans une cassette couverte de plomb, sous la table qui lui servait de bureau. Chaque fois que j’étais à Forest Side, le soir, enfermé dans cette longue pièce humide et froide, à la lueur d’une bougie je regardais les lettres, les cartes, les documents que mon père avait annotés et les calculs qu’il avait faits à partir des indications laissées par le Privateer. Je recopiais avec soin les documents et les cartes, et je les emportais avec moi au Collège pour rêver.

Les années ont passé ainsi, dans un isolement peut-être encore plus grand que jadis au Boucan, car la vie, dans le froid du Collège et de ses dortoirs, était triste et humiliante. Il y avait la promiscuité des autres élèves, leur odeur, leur contact, leurs plaisanteries souvent obscènes, leur goût pour les mots orduriers et leur obsession du sexe, tout ce que je n’avais pas connu jusqu’alors et qui avait commencé lorsque nous avions été chassés du Boucan.


Il y avait la saison des pluies, non pas la violence des tempêtes du bord de mer, mais une pluie fine, monotone, qui s’installait sur la ville et les collines pendant des jours, des semaines. Aux heures de liberté, transi de froid, j’allais à la bibliothèque Carnegie et je lisais tous les livres que je pouvais trouver, en français ou en anglais. Les Voyages et aventures en deux îles désertes de François Leguat, Le Neptune oriental, de d’Après de Mannevillette, les Voyages à Madagascar, à Maroc et aux Indes Orientales de l’Abbé Rochon, et aussi Charles Alleaume, Grenier, Ohier de Grandpré, et je feuilletais les journaux à la recherche d’images, de noms, pour nourrir mon rêve de la mer.

La nuit, dans le froid du dortoir, je récitais par cœur les noms des navigateurs qui avaient parcouru les océans, fuyant les escadres, poursuivant des chimères, des mirages, le reflet insaisissable de l’or. Avery, toujours, le capitaine Martel, et Teach, qu’on appelait Barbe Noire, qui répondait, quand on lui demandait où il avait caché son or, « qu’il n’y avait que lui et le diable qui le sussent, et que le dernier vivant emporterait le tout ». Ainsi le racontait Charles Johnson dans son Histoire de pyrates anglois. Le capitaine Winter, et son fils adoptif, England. Howell Davis, qui rencontra un jour sur sa route le vaisseau de La Buse, et, chacun ayant hissé pavillon noir, ils décidèrent alors de s’allier et de naviguer ensemble. Cochlyn le forban, qui les aida dans la capture du fort de Sierra Leone. Marie Read, déguisée en homme, et Anne Bonny, la femme de Jean Rackham. Tew, qui s’allia à Misson et soutint le Libertalia, Cornélius, Camden, John Plantain qui fut roi de Rantabé, John Falemberg, Edwarg Johner, Daniel Darwin, Julien Hardouin, François Le Frère, Guillaume Ottroff, John Allen, William Martin, Benjamin Melly, James Butter, Guillaume Plantier, Adam Johnson.

Et tous les voyageurs qui parcouraient alors la mer sans frontières, inventant de nouvelles terres. Dufougeray, Jonchée de la Goleterie, Charles Nicolas Mariette, le capitaine Le Meyer qui vit peut-être passer non loin de lui le vaisseau pirate la Cassandra de Taylor, « riche de cinq à six millions venant de Chine, où il avait pillé ces trésors », dit Charles Alleaume. Jacob de Bucquoy, qui assista Taylor dans son agonie, et recueillit peut-être son ultime secret. Grenier, qui explora le premier l’archipel des Chagos, Sir Robert Farquhar, De Langle qui accompagna La Pérouse en Alaska, ou encore cet homme dont je porte le nom, L’Étang, qui contresigna l’acte de prise de possession de l’île Maurice par Guillaume Dufresne commandant du Chasseur, un 20 septembre de l’année 1715. Ce sont les noms que j’entends la nuit, les yeux grands ouverts dans le noir du dortoir. Je rêve aussi aux noms des navires, les plus beaux noms du monde, écrits à la poupe, traçant le sillage blanc sur la mer profonde, écrits à jamais dans la mémoire qui est la mer, le ciel et le vent. Le Zodiaque, le Fortuné, le Vengeur, le Victorieux que commandait La Buse, puis le Galderland qu’il avait capturé, la Défense de Taylor, le Revenant de Surcouf, le Flying Dragon de Camden, le Volant qui emmenait Pingre vers Rodrigues, l’Amphitrite, et la Grande Hirondelle que commandait le corsaire Le Même avant de périr sur la Fortune. La Néréide, l’Otter, le Saphire sur lesquels sont venus les Anglais de Rowley en septembre 1809 jusqu’à la Pointe aux Galets pour conquérir l’île de France. Il y a les noms des îles aussi, noms fabuleux que je connaissais par cœur, simples îlots où s’étaient arrêtés les explorateurs et les corsaires à la recherche d’eau ou d’œufs d’oiseaux, cachettes au creux des baies, antres de forbans, où ils fondaient leurs villes, leurs palais, leurs États : la baie de Diego Suarez, la baie de Saint Augustin, la baie d’Antongil à Madagascar, l’île Sainte-Marie, Foui-pointe, Tintingue. Les îles Comores, Anjouan, Maheli, Mayotte. L’archipel des Seychelles et des Amirantes, l’île Alphonse, Cœtivi, George, Roquepiz, Aldabra, l’île de l’Assomption, Cosmoledo, Astove, Saint Pierre, Providence, Juan de Nova, le groupe des Chagos : Diego Garcia, Egmont, Danger, Aigle, Trois Frères, Peros Banhos, Salomon, Legour. Les Cargados Carajos, l’île merveilleuse de Saint Brandon, où les femmes ne peuvent pas aller ; Raphaël, Tromelin, l’île du Sable, le Banc Saya de Malha, le Banc Nazareth, Agalega… C’étaient les noms que j’entendais dans le silence de la nuit, les noms si lointains et pourtant si familiers, et maintenant encore tandis que je les écris mon cœur bat plus vite et je ne sais plus si je n’y suis pas allé.


Les instants de vie, c’était quand nous nous retrouvions, Laure et moi, après une semaine de séparation. Le long du sentier boueux qui allait vers Forest Side, longeant la voie ferrée jusqu’à Eau Bleue, sans prêter attention aux gens sous leurs parapluies, nous parlions pour nous remémorer les journées du Boucan, nos aventures à travers les cannes, le jardin, le ravin, le bruit du vent dans les filaos. Nous parlions vite, et tout cela semblait parfois un songe, « Et Mananava ? » disait Laure. Je ne pouvais pas lui répondre, parce que j’avais mal au centre de moi-même, et je pensais aux nuits sans sommeil, les yeux ouverts dans le noir, à écouter la respiration trop calme de Laure, à guetter l’arrivée de la mer. Mananava, la vallée sombre où naissait la pluie, où nous n’avions jamais osé entrer. Je pensais aussi au vent de la mer qui poussait lentement, comme des esprits de légende, les deux pailles-en-queue très blancs et j’entendais encore répercuté par les échos de la vallée, leur cri rauque pareil au bruit d’une crécelle. Mananava, où la femme du vieux Cook disait que vivaient les descendants des Noirs marrons, qui avaient tué les maîtres et brûlé les champs de canne. C’était là qu’avait fui Sengor, et c’était là que le grand Sacalavou s’était jeté du haut d’une falaise pour échapper aux Blancs qui le poursuivaient. Alors elle disait que lorsque venait la tempête, on entendait un gémissement qui montait de Mananava, une plainte éternelle.

Laure et moi nous marchions en nous souvenant, nous tenant par la main comme des amoureux. Je répétais la promesse que j’avais faite à Laure, il y avait très longtemps : nous irons à Mananava.

Comment les autres auraient-ils pu être nos amis, nos semblables ? À Forest Side, personne ne connaissait Mananava.


Nous avons vécu ces années-là dans une pauvreté à laquelle nous avions appris à devenir indifférents. Trop pauvres pour avoir des habits neufs, nous ne fréquentions personne, nous n’allions à aucun goûter, à aucune fête. Laure et moi prenions même une sorte de plaisir à cette solitude. Mon père, pour nous faire vivre, avait pris un travail de comptabilité dans un des bureaux de l’oncle Ludovic à Rempart Street à Port Louis, et Laure s’indignait de ce que l’homme qui avait le plus contribué à notre ruine et à notre départ du Boucan était celui qui nous nourrissait, comme d’une aumône.

Mais c’était moins de pauvreté que nous souffrions, que de l’exil. Je me souviens de ces après-midi obscurs dans la maison de bois de Forest Side, le froid humide des nuits, le bruit de l’eau ruisselant sur la tôle du toit. Maintenant, pour nous, la mer n’existait plus. À peine l’apercevions-nous quelquefois, quand nous prenions le train pour accompagner notre père jusqu’à Port Louis, ou quand nous allions avec Mam du côté du Champ-de-Mars. Au loin, c’était une étendue qui brillait durement au soleil entre les toits des docks et les cimes des arbres. Mais nous n’approchions pas d’elle. Laure et moi détournions notre regard, préférant brûler nos yeux sur les flancs pelés de la Montagne des Signaux.


En ce temps-là, Mam parlait de l’Europe, de la France. Bien qu’elle n’eût aucune famille là-bas, elle parlait de Paris comme d’un refuge. Nous prendrions le paquebot à vapeur de la British India Steam Navigation en provenance de Calcutta, et nous irions jusqu’à Marseille. D’abord nous traverserions l’océan jusqu’à Suez, et nous énumérions les villes que nous pourrions voir, Monbaz, Aden, Alexandrie, Athènes, Gênes. Ensuite nous prendrions le train jusqu’à Paris, où vivait un de nos oncles, un frère de mon père qui n’écrivait jamais et que nous ne connaissions que sous le nom d’oncle Pierre, un musicien célibataire qui avait, d’après mon père, très mauvais caractère mais qui était très généreux. C’est lui qui envoyait de l’argent pour nos études, et qui, après la mort de mon père, est venu au secours de Mam. Ainsi en avait décidé Mam, nous irions habiter chez lui, du moins les premiers temps, avant de trouver un logement. La fièvre de ce voyage avait même touché notre père, qui rêvait tout haut de ces projets. Pour moi, je ne pouvais pas oublier le Corsaire inconnu, ni son or secret. Est-ce que là-bas, dans Paris, il y avait la place pour un corsaire ?

Alors nous resterions dans cette ville mystérieuse, où il y avait tant de belles choses, et tant de dangers aussi. Laure avait lu en feuilleton les Mystères de Paris, un roman interminable qui parlait de bandits, d’enleveurs d’enfants, de criminels. Mais ces dangers pour elle étaient estompés par les gravures des journaux qui représentaient le Champ-de-Mars (le vrai), la colonne, les grands boulevards, les modes. Durant les longues soirées du samedi, nous parlions du voyage, en écoutant la pluie tambouriner sur le toit de tôle, et le bruit des charrettes des gunnies roulant dans la boue du chemin. Laure parlait des endroits que nous irions visiter, du cirque surtout, car elle avait vu dans les journaux de mon père les dessins qui représentaient un chapiteau immense sous lequel évoluaient des tigres, des lions et des éléphants montés par des fillettes vêtues en bayadères. Mam nous ramenait à des choses plus sérieuses : nous étudierions, moi le droit, Laure la musique, nous irions dans les musées, peut-être visiter les grands châteaux. Nous restions silencieux de longs moments, à court d’imagination.

Mais le meilleur, pour Laure et pour moi, c’était lorsque nous parlions du jour — lointain, évidemment — où nous reviendrions chez nous, à Maurice, comme ces aventuriers vieillis qui cherchent à retrouver leur terre d’enfance. Nous arriverions un jour, peut-être par le même paquebot qui nous avait emportés, et nous marcherions dans les rues de la ville sans rien reconnaître. Nous irions à l’hôtel quelque part à Port Louis, sur le Wharf peut-être, au New Oriental, ou bien au Garden Hôtel, dans Comedy Street. Ou encore nous prendrions le train en première classe, et nous irions au Family Hôtel à Curepipe, et personne ne devinerait qui nous sommes. Sur le registre, j’écrirais nos noms :

Monsieur, Mademoiselle L’Étang
touristes.

Puis nous partirions à cheval à travers les champs de canne, vers l’ouest jusqu’à Quinze Cantons, et au-delà, et nous descendrions le chemin qui passe entre les pics des Trois Mamelles, puis le long de la route de Magenta, et ce serait le soir quand nous arriverions au Boucan, et là, rien n’aurait changé. Il y aurait toujours notre maison, un peu inclinée depuis le passage de l’ouragan, avec son toit peint couleur de ciel, et les lianes qui auraient envahi la varangue. Le jardin serait plus sauvage, et il y aurait toujours, près du ravin, le grand arbre chalta du bien et du mal où les oiseaux viennent se réunir avant la nuit. Même, nous irions jusqu’aux limites de la forêt, devant l’entrée de Mananava, là où commence toujours la nuit, et dans le ciel il y aurait les deux pailles-en-queue blancs comme l’écume qui tourneraient lentement au-dessus de nous en faisant leurs cris étranges de crécelle, puis qui disparaîtraient dans l’ombre.

Il y aurait la mer, l’odeur de la mer portée par le vent, le bruit de la mer, et nous écouterions en frissonnant sa voix oubliée qui nous dirait : ne partez plus, ne partez plus…


Mais le voyage en Europe n’eut jamais lieu, parce qu’un soir du mois de novembre, juste avant le début du nouveau siècle, notre père mourut, foudroyé par une attaque. La nouvelle arriva dans la nuit, portée par un courrier indien. On vint me réveiller dans le dortoir du Collège, pour me conduire au bureau du Principal, anormalement éclairé à cette heure. On m’apprit ce qui était arrivé avec ménagement, mais je ne sentais rien qu’un grand vide. À la première heure, on me conduisit en voiture à Forest Side, et quand j’arrivai, au lieu de la foule que je redoutais, je ne vis que Laure et notre tante Adélaïde, et Mam, pâle et prostrée sur une chaise devant le lit où gisait mon père tout habillé. Cette mort brutale survenant après la chute de la maison où nous étions nés avait pour moi, comme pour Laure, quelque chose d’incompréhensible et de fatal qui nous semblait un châtiment du ciel. Mam ne s’en remit jamais tout à fait.

La première conséquence de la disparition de notre père fut un dénuement encore plus grand, pour Mam surtout. Il ne pouvait plus être question d’Europe, à présent. Nous étions prisonniers de notre île, sans espoir d’en sortir. Je me mis à détester cette ville froide et pluvieuse, ces routes encombrées de misérables, ces charrettes qui transportaient sans cesse les fardeaux de cannes vers le train du sucre, et même ce que j’avais tant aimé autrefois, ces immenses étendues des plantations où le vent faisait courir des vagues. Serais-je obligé de travailler un jour comme gunny, de charger les faisceaux de cannes sur les chars à bœufs, pour les enfourner dans la gueule du moulin, chaque jour de ma vie, sans espoir, sans liberté ? Ce ne fut pas même cela, mais peut-être pire encore. Ma bourse au Collège étant finie, je dus prendre un travail, et ce fut la place que mon père avait occupée dans les bureaux gris de W.W. West, la compagnie d’assurances et d’export qui était dans la main puissante de l’oncle Ludovic.


Alors j’ai eu le sentiment de rompre les liens qui m’unissaient à Laure et à Mam, le sentiment surtout que le Boucan et Mananava disparaissaient à tout jamais.

À Rempart Street, c’était un autre monde. J’arrivais chaque matin par le train avec la foule des saute-ruisseau, et des commerçants chinois et indiens qui venaient faire leurs affaires. Des wagons de première classe sortaient les gens importants, les hommes d’affaires, les avocats, vêtus de leurs costumes sombres, portant canne et chapeau. C’était ce flot qui me portait jusqu’à la porte des bureaux de W.W. West, où m’attendaient, dans la pénombre chaude du cabinet, les registres et les piles de factures. J’y restais jusqu’au soir à cinq heures, avec un arrêt d’une demi-heure vers midi pour déjeuner. Mes collègues allaient manger ensemble chez un Chinois de la rue Royale, mais moi, par économie, et aussi par goût de la solitude, je me contentais de grignoter quelques gâteaux-piment devant la boutique du Chinois, et parfois, comme un luxe, une orange du Cap que je découpais en quartiers, assis sur un muret à l’ombre d’un arbre, en regardant les paysannes indiennes revenir du marché.

C’était une vie sans heurt, sans surprise, et il me semblait souvent que tout cela n’était pas réel, que c’était un songe que je faisais tout éveillé, tout cela, le train, les chiffres sur les registres, l’odeur de la poussière dans les bureaux, les voix des employés de W.W. West qui parlaient en anglais, et ces femmes indiennes qui revenaient lentement du marché, portant sur leur tête leur panier vide, le long des rues immenses sous la lumière du soleil.

Mais il y avait les bateaux. C’était pour eux que j’allais sur le port, chaque fois que je le pouvais, quand je disposais d’une heure avant l’ouverture des bureaux de W.W. West, ou après cinq heures, quand Rempart Street était vide. Les jours de congé, quand les jeunes gens allaient se promener au bras de leur fiancée le long des allées du Champ-de-Mars, je préférais flâner sur les quais, au milieu des cordages et des filets de pêche, pour écouter parler les pêcheurs, et pour regarder les bateaux qui se balançaient sur l’eau grasse, suivant du regard l’entrelacs des gréements. Déjà je rêvais de partir, mais je devais me contenter de lire les noms des bateaux sur les poupes. Parfois c’étaient de simples barques de pêche qui portaient seulement un dessin naïf représentant un paon, un coq, ou un dauphin. Je regardais à la dérobée le visage des marins, de vieux Indiens, des Noirs, des Comoriens enturbannés, assis à l’ombre des grands arbres, fumant leurs cigares presque sans bouger.

Je me souviens encore aujourd’hui des noms que je lisais sur les poupes des navires. Ils sont marqués en moi comme les mots d’une chanson : Gladys, Essalaam, Star of the ïndian Sea, L’Amitié, Rose Belle, Kumuda, Rupanika, Tan Rouge, Rosalie, Poudre d’or, Belle of the South. C’étaient pour moi les plus beaux noms du monde, car ils parlaient de la mer, ils disaient les longues vagues du large, les récifs, les archipels lointains, les tempêtes même. Quand je les lisais, j’étais loin de la terre, loin des rues de la ville, loin surtout de l’ombre poussiéreuse des bureaux et des registres couverts de chiffres.

Un jour, Laure est venue avec moi sur les quais. Nous avons marché longtemps le long des bateaux, sous le regard indifférent des marins assis à l’ombre des arbres. C’est elle qui m’a parlé la première de mon rêve secret, en me demandant : « Tu vas bientôt partir sur un bateau ? » J’ai ri un peu, étonné de sa question, comme si c’était une plaisanterie. Mais elle m’a regardé sans rire, ses beaux yeux sombres pleins de tristesse. « Si, si, je crois que tu peux partir sur n’importe lequel de ces bateaux, partir n’importe où, comme avec Denis sur la pirogue. » Comme je ne répondais rien, elle a dit, presque gaiement tout à coup : « Tu sais, j’aimerais beaucoup cela, moi, partir n’importe où, sur un bateau, en Inde, en Chine, en Australie, n’importe où. Mais c’est tellement impossible ! » « Tu te souviens du voyage en France ? » « Je ne voudrais plus y aller, maintenant », dit encore Laure. « En Inde, en Chine, n’importe où, mais plus en France. » Elle s’est arrêtée de parler, et nous avons continué à regarder les bateaux amarrés le long du quai, et moi, j’étais heureux, je savais pourquoi j’étais heureux chaque fois qu’un bateau hissait ses voiles et s’éloignait vers le large.


C’est cette année-là que j’ai fait connaissance du capitaine Bradmer et du Zeta. Je voudrais maintenant me souvenir de chaque détail de ce jour-là, pour le revivre, parce que c’a été un des jours les plus importants de ma vie.

C’était un dimanche matin, dès l’aube j’étais sorti de la vieille maison de Forest Side et j’avais pris le train pour Port Louis. J’errais comme à mon habitude le long des quais, au milieu des pêcheurs qui revenaient déjà de la mer avec leurs couffins remplis de poissons. Les bateaux étaient encore mouillés par la haute mer, fatigués, leurs voiles pendant le long des mâts pour sécher au soleil. J’aimais bien être là au retour de la pêche, entendre le gémissement des coques, sentir l’odeur de la mer, qui était encore sur eux. Alors, parmi les barques de pêche, les chasse-marée, et la foule des pirogues à voile, je l’ai vu : c’était un bateau déjà ancien, avec la silhouette fine et élancée des goélettes, deux mâts légèrement inclinés en arrière, et deux belles voiles auriques qui claquaient dans le vent. Sur la longue coque noire relevée vers la proue j’ai lu son nom étrange, écrit en lettres blanches : ZETA.

Au milieu des autres bateaux de pêche, il ressemblait à un pur-sang prêt pour la course, avec ses grandes voiles très blanches et son gréement qui volait du hunier au beaupré. Je suis resté longtemps immobile, à l’admirer. D’où venait-il ? Allait-il repartir pour un voyage que j’imaginais sans retour ? Un marin était debout sur le pont, un Noir comorien. J’ai osé lui demander d’où il venait, et il m’a répondu : « Agalega. » Quand je lui ai demandé à qui était le navire, il m’a dit un nom que j’ai mal compris : « Capitaine Bras-de-Mer. » C’est peut-être ce nom qui évoquait le temps des corsaires, qui a mis d’abord mon imagination en éveil, m’a attiré vers ce bateau. Qui était ce « Bras-de-Mer » ? Comment pouvait-on le voir ? Ce sont les questions que j’aurais voulu poser au marin, mais le Comorien m’a tourné le dos et s’est assis sur un fauteuil, à l’arrière du bateau, à l’ombre des voiles.

Plusieurs fois je suis revenu ce jour-là, pour regarder le schooner amarré au quai, inquiet à l’idée qu’il pourrait s’en aller à la marée du soir. Le marin comorien était toujours assis sur le fauteuil, à l’ombre de la voile qui flottait dans le vent. Vers trois heures de l’après-midi, la marée a commencé à monter, et le marin a cargué la voile sur la vergue. Puis il a fermé soigneusement les écoutilles avec des cadenas, et il est descendu sur le quai. Quand il m’a vu de nouveau devant le bateau, il s’est arrêté, et il m’a dit : « Le capitaine Bras-de-Mer va venir maintenant. »

L’après-midi m’a semblé bien long, à l’attendre. Je suis resté longtemps assis sous les arbres de l’Intendance pour échapper au soleil brûlant. Au fur et à mesure que le jour passait, les activités des gens de mer se ralentissaient, et bientôt il n’y avait plus personne, sauf quelques mendiants qui dormaient à l’ombre des arbres, ou qui glanaient les débris du marché. Avec la marée, le vent soufflait de la mer, et je voyais au loin entre les mâts, l’horizon qui brillait.

Au crépuscule je suis retourné devant le Zeta. Il bougeait à peine au bout de ses amarres, dans la houle. Posée sur le pont en guise de coupée, une simple planche grinçait en suivant le mouvement.

À la lumière dorée du soir, dans l’abandon du port où seules passaient quelques mouettes, avec le bruit léger du vent qui sifflait dans les agrès, et peut-être aussi à cause de cette longue attente dans le soleil, comme autrefois lorsque je courais dans les champs, le navire avait pris quelque chose de magique, avec ses hauts mâts inclinés, ses vergues prisonnières du réseau de cordages, la flèche aiguë du beaupré pareille à un rostre. Sur le pont brillant, le fauteuil vide placé devant la roue de la barre donnait une impression d’étrangeté encore plus grande. Ce n’était pas un fauteuil de bateau : c’était plutôt un fauteuil de bureau, en bois tourné, comme ceux que je voyais chaque jour chez W.W. West ! Et il était là, à la poupe du navire, terni par les embruns, portant la marque des voyages à travers l’océan !

L’attirance était trop forte. D’un bond, j’ai franchi la planche qui servait de coupée, et je me suis retrouvé sur le pont du Zeta. J’ai marché jusqu’au fauteuil et je m’y suis assis, pour attendre, devant la grande roue de bois de la barre. J’étais tellement pris par la magie du navire, dans la solitude du port et la lumière dorée du soleil couchant, que je n’ai même pas entendu le capitaine arriver. Il est venu jusqu’à moi, et m’a regardé avec curiosité, sans se mettre en colère, et il m’a dit, d’un drôle d’air, à la fois moqueur et sérieux.

« Eh bien, monsieur ? Quand partons-nous ? »

Je me souviens bien de la façon dont il m’a posé cette question, et de la rougeur qui a couvert mon visage, parce que je ne savais pas quoi lui répondre.

Qu’ai-je dit, pour m’excuser ? Je me souviens surtout de l’impression que m’a faite alors le capitaine, son corps massif, ses habits usés comme son navire, constellés de traces indélébiles comme des cicatrices, son visage d’Anglais à la peau très rouge, lourd, sérieux, que démentaient des yeux noirs brillants, la lueur de moquerie juvénile de son regard. C’est lui qui m’a parlé d’abord, et j’ai su que « Bras-de-Mer » était en réalité le capitaine Bradmer, un officier de la Marine Royale qui arrivait au bout de ses aventures solitaires.

Je crois que je l’ai su tout de suite : je partirais sur le Zeta, ce serait mon navire Argo, celui qui me conduirait à travers la mer jusqu’au lieu dont j’avais rêvé, à Rodrigues, pour ma quête d’un trésor sans fin.

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