Ypres, hiver 1915 Somme, automne 1916

Nous ne sommes plus des néophytes, ni les uns ni les autres. Tous, nous avons eu notre part de misères, nous avons couru des dangers. Tous, Canadiens français de la 13e brigade d’infanterie, coloniaux indiens de la 27e et de la 28e divisions, nous avons connu l’hiver des Flandres, quand la bière gelait dans les tonneaux, les batailles dans la neige, le brouillard et les fumées empoisonnées, les bombardements incessants, les incendies dans les abris. Tant d’hommes sont morts. Nous ne connaissons plus guère la peur. Nous sommes indifférents, comme dans un rêve. Nous sommes des survivants…

Depuis des mois, sur les rives du fleuve, nous remuons la terre, la boue, jour après jour, sans savoir ce que nous faisons, sans même qu’on ait à nous le demander. Il y a si longtemps que nous sommes dans cette terre, écoutant les grondements des canons, et le chant des corbeaux de la mort, nous ne savons plus rien du temps. Y a-t-il des jours, des semaines, des mois ? Mais plutôt un seul et même jour qui revient sans cesse, nous surprend couchés dans la terre froide, affaiblis par la faim, fatigués, un seul et même jour qui gire lentement avec le soleil pâle derrière les nuages.

C’est le même jour où nous avons répondu à l’appel de Lord Kitchener, il y a si longtemps maintenant, nous ne savons plus quand tout cela a commencé, si même il y a eu un commencement. L’embarquement sur le Dreadnought, un château d’acier dans la brume de Portsmouth. Puis le train à travers le Nord, les convois de chevaux et d’hommes marchant sous la pluie le long de la voie ferrée vers Ypres. Ai-je vécu tout cela ? Quand était-ce ? Il y a des mois, des années ? Ceux qui étaient avec moi sur la route d’hiver des Flandres, Rémy de Québec, Le Halloco de Terre-Neuve, et Perrin, Renouart, Simon, dont j’ignore l’origine, tous ceux qui étaient là au printemps de 1915, pour prendre la relève de l’Expeditionary Force décimée dans les combats de La Bassée… Maintenant nous ne connaissons personne. Nous labourons la terre d’argile, nous creusons les tranchées, nous avançons en rampant vers la rivière l’Ancre, jour après jour, mètre par mètre, comme d’affreuses taupes, vers les collines sombres qui dominent cette vallée. Parfois, dans le silence pesant de ces champs vides, nous entendons en tressautant le tac-tac d’une mitrailleuse, l’éclatement d’un obus, loin, derrière la ligne des arbres.

Quand nous nous parlons, c’est à voix basse, des mots qui vont et viennent, des ordres répétés, contredits, déformés, des interrogations, des nouvelles d’inconnus. La nuit, un chant, quand le froid nous empêche de dormir dans nos trous, qui s’arrête aussitôt, et personne ne songe à lui dire de continuer, que le silence nous fait plus mal.

L’eau manque, malgré la pluie. Nous sommes dévorés par les poux, les puces. Nous sommes recouverts d’une croûte de boue, mêlée de crasse, de sang. Je pense aux premiers jours, quand nous montrions avec fierté nos uniformes beige clair de volontaires d’outre-mer, nos chapeaux de feutre, dans les rues de Londres au milieu des fantassins vêtus de rouge, des escadrons de grenadiers, des lanciers de la 27e et de la 28e divisions de l’armée des Indes, vêtus de leurs tuniques et coiffés de leurs hauts turbans blancs, dans l’air glacé et sous le soleil de décembre. Je pense à la fête dans le quartier de Saint Paul, ces journées de Nouvel An qui ne devaient pas s’achever, les cavalcades dans les jardins couverts de givre, l’ivresse des dernières nuits, et l’embarquement joyeux sur les quais de Waterloo, et l’aube en brumes sur le pont de l’immense Dreadnought. Les hommes dans leurs capotes kaki, enveloppés d’embruns, ces volontaires venus des quatre coins du monde, pleins d’espoir, guettant à l’horizon la ligne sombre des côtes françaises.

Tout cela est si loin maintenant, nous ne sommes même plus sûrs de l’avoir vraiment vécu. La fatigue, la faim, la fièvre ont troublé notre mémoire, ont usé la marque de nos souvenirs. Pourquoi sommes-nous ici, aujourd’hui ? Enterrés dans ces tranchées, le visage noirci de fumée, les habits en loques, raidis par la boue séchée, depuis des mois dans cette odeur de latrines et de mort.


C’est la mort qui nous est devenue familière, indifférente. Peu à peu, elle a décimé les rangs de ceux que j’avais connus les premiers jours, quand nous roulions dans les wagons blindés vers la gare de Boves. Immense foule que j’ai entrevue par instants, entre les planches qui bouchaient les fenêtres, marchant sous la pluie vers la vallée de l’Yser, disséminée le long des routes, divisée, réunie, séparée de nouveau. La 5e division de Morland, la 27e de Snow, la 28e de Bulfin, la lre division canadienne d’Alderson, des vétérans d’octobre auxquels nous allions nous joindre, avec l’Armée Territoriale et ceux de la Force Expéditionnaire. Alors nous pensions à la mort, encore, mais à une mort glorieuse, celle dont nous parlions entre nous le soir, dans les bivouacs : l’officier des Écossais qui était monté à l’assaut, à la tête de ses hommes, armé d’un sabre, contre les mitrailleuses allemandes. Sur le canal de Comines, les hommes attendaient l’ordre d’attaquer, impatients, enivrés, écoutant le bruit des canons qui roulait jour et nuit comme un tonnerre souterrain. Quand l’ordre est venu, quand on a su que les troupes du général Douglas Haig avaient commencé leur marche vers Bruges, il y a eu une explosion de joie puérile. Les soldats criaient « hurrah ! » en lançant leurs casquettes en l’air, et je pensais aux hommes de Rodrigues qui attendaient devant la bâtisse des télégraphes. Les cavaliers des escadrons français sont venus nous rejoindre au bord de la rivière Lys. Dans la lumière crépusculaire d’hiver, leurs uniformes bleus semblaient irréels, pareils à des parures d’oiseaux.

Alors nous avons commencé notre longue marche vers le nord-ouest, remontant le canal d’Ypres vers le bois de Hooges, dans la direction où grondait le tonnerre. Chaque jour nous rencontrions des troupes. C’étaient des Français et des Belges rescapés du massacre de Dixmude, qui revenaient de Ramscappelle, où les Belges avaient provoqué une immense inondation en ouvrant les vannes des écluses. Ensanglantés, en haillons, ils racontaient des histoires terrifiantes, les Allemands qui surgissaient sans cesse en hordes frénétiques et hurlantes, les combats dans la boue à l’arme blanche, à la baïonnette, au poignard, les corps traînant au fil de l’eau, accrochés aux barbelés, pris dans les roseaux.

C’est cela que je ne peux cesser d’entendre. Alors, autour de nous le cercle de feu s’est refermé, au nord, à Dixmude, à Saint-Julien, dans la forêt d’Houthulst, au sud, sur les rives de la Lys, vers Menin, Wervicq. Alors nous avançons dans un paysage désert, labouré de coups, où seuls se dressent les troncs sans branches des arbres calcinés. Nous avançons si lentement, comme en rampant : certains jours, le matin, nous apercevons au bout d’un champ le ravin, la ferme en ruine où nous savons que nous n’arriverons que le soir. La terre est lourde, elle pèse sur nos jambes, elle s’attache à nos semelles et nous fait tomber, face contre le sol. Certains ne se relèvent pas.

Dans les tranchées que nous avons creusées avant l’aube, nous rampons, en écoutant le grondement des canons, tout proche maintenant, et le cliquetis des mitrailleuses. Loin, derrière les collines, du côté d’Ypres, les Français se battent aussi. Mais nous ne voyons pas d’hommes : seulement les traces noires qu’ils font pour salir le ciel.

Le soir, Barneoud, qui est de Trois Rivières, parle de femmes. Il décrit leurs corps, leurs visages, leurs cheveux. Il dit tout cela d’une drôle de voix, enrouée et triste, comme si ces femmes qu’il décrivait étaient toutes mortes. On a ri au début, parce que c’était incongru, toutes ces femmes nues au milieu de la guerre, avec nous. La guerre ça n’est pas une histoire de femmes, c’est même le contraire, c’est la plus stérile des réunions d’hommes. Puis, tous ces corps de femmes dans cette boue, dans l’odeur de l’urine et de la pourriture, avec ce cercle de feu qui brûlait jour et nuit autour de nous, cela nous a fait frissonner, nous a emplis d’horreur. Nous lui disions, alors, en anglais, en français : Assez, shut up, tais-toi ! Cesse de parler de femmes, tais-toi ! Un soir, comme il continuait son délire, un grand diable d’Anglais l’a frappé à coups de poing, sauvagement et l’aurait peut-être tué si l’officier, le second lieutenant, n’était arrivé, revolver d’ordonnance au poing. Le lendemain, Barneoud avait disparu. Il avait été renvoyé, à ce qu’on dit, dans la 13e brigade d’infanterie, et il est mort durant les combats de Saint-Julien.

Alors déjà nous étions devenus indifférents à la mort, je crois. Chaque jour, à chaque heure nous parvenaient des bruits de ces morts, les coups sourds des obus dans la terre, les saccades des mitrailleuses, et une drôle de rumeur qui s’ensuivait. Des voix, des pas d’hommes courant dans la boue, des ordres lancés par les officiers, le branle-bas avant la contre-attaque.


Le 23 avril : suivant le premier lâcher de gaz au-dessus des lignes françaises nous contre-attaquons sous les ordres du colonel Geddes, avec la 13e brigade et les bataillons de la 3e brigade canadienne. Tout le jour nous avançons vers le nord-est, dans la direction de la forêt d’Houthulst. Au milieu de la plaine, les bombes qui creusent des cratères de plus en plus près nous obligent à fabriquer des abris pour la nuit. À la hâte, nous ouvrons des fossés de dix pieds, où nous nous enterrons à six ou sept, serrés comme des crabes. Recroquevillés, le casque d’acier enfoncé sur la tête, nous attendons jusqu’au jour suivant, presque sans oser bouger. Derrière nous, nous entendons les canons anglais qui répondent aux canons allemands. Au matin, alors que nous dormons appuyés les uns sur les autres, un sifflement d’obus nous réveille en sursaut. La déflagration est si forte que nous nous écroulons malgré l’étroitesse du boyau. Écrasé par le poids de mes camarades, je sens un liquide chaud qui coule sur mon visage : du sang. Je suis blessé, mourant peut-être ? Je repousse les corps qui sont tombés sur moi et je vois que ce sont mes camarades qui ont été tués, c’est leur sang qui coule sur moi.

Je rampe vers les autres trous d’hommes, j’appelle les survivants. Ensemble nous tirons les blessés vers l’arrière, nous cherchons un abri. Mais où ? La moitié de notre compagnie a été tuée. Le second lieutenant qui avait arrêté Barneoud a été décapité par un obus. Nous regagnons les lignes arrière. À cinq heures du soir, avec les Anglais du général Snow, nous remontons à l’assaut, par bonds de dix mètres à travers le champ maudit. À cinq heures et demie, alors que la lumière du crépuscule est en train de s’éteindre, tout d’un coup un grand nuage jaune-vert monte dans le ciel, à cinquante mètres devant nous. Le vent léger le pousse lentement vers le sud, l’étalé. D’autres explosions plus proches font naître de nouveaux panaches mortels.

Mon cœur s’arrête de battre, l’horreur me paralyse ! Quelqu’un crie : « Les gaz ! » En arrière ! Nous courons vers les tranchées, à la hâte nous fabriquons des masques, avec des mouchoirs, des manteaux déchirés, des lambeaux d’étoffe arrachés, que nous mouillons avec nos maigres provisions d’eau. Le nuage avance toujours vers nous, léger, menaçant, couleur de cuivre dans la lumière du crépuscule. Déjà l’odeur acre entre dans nos poumons, nous fait tousser. Les hommes se retournent vers l’arrière, leur visage exprime la haine, la peur. Quand l’ordre de se replier sur Saint-Julien arrive, beaucoup ont déjà commencé à courir, penchés sur la terre. Je pense aux blessés qui sont restés dans leurs trous, sur qui passe maintenant la mort. Moi aussi, je cours à travers le champ crevé d’obus, à travers les bosquets calcinés, le mouchoir mouillé d’eau boueuse serré sur mon visage.


Combien sont morts ? Combien peuvent combattre encore ? Après ce que nous avons vu, ce nuage mortel qui avançait lentement vers nous, jaune et mordoré comme un crépuscule, nous restons accrochés à nos trous, nous guettons le ciel jour et nuit, sans nous lasser. Nous nous comptons machinalement, peut-être dans l’espoir de faire apparaître de nouveau ceux dont les noms sont disponibles, ne désignent plus personne : « Simon, Lenfant, Garadec, Schaffer… Et Adrien, le petit rouquin, Gordon, il s’appelait comme ça, Gordon… Et Pommier, Antoine, dont j’ai oublié le nom de famille, qui venait de Joliette, et Léon Berre, et Raymond, Dubois, Santeuil, Reinert… » Mais est-ce que ce sont bien des noms ? Est-ce qu’ils ont vraiment existé ? Nous pensions à la mort autrement, quand nous sommes venus pour la première fois, de si loin : la mort glorieuse, au grand jour, l’étoile de sang sur la poitrine. Mais la mort est trompeuse et insidieuse, elle frappe en cachette, elle enlève les hommes pendant la nuit, dans leur sommeil, à l’insu des autres. Elle noie dans les fondrières, dans les mares de boue au fond des ravins, elle étouffe sous la terre, elle glace le corps de ceux qui sont couchés dans les lazarets, sous la toile trouée des tentes, ceux dont le visage est livide et le thorax émacié, rongés par la dysenterie, par la pneumonie, par le typhus. Ceux qui meurent sont effacés, et un jour nous nous apercevons de leur absence. Où sont-ils ? Peut-être qu’ils ont eu la chance d’être renvoyés à l’arrière, peut-être qu’ils ont perdu un œil, une jambe, qu’ils n’iront plus jamais à la guerre. Mais quelque chose nous avertit, quelque chose dans l’absence, dans le silence qui entoure leurs noms : ils sont morts.


Ainsi, comme si quelque animal monstrueux venait la nuit, dans notre sommeil précaire, s’emparait de certains d’entre nous et les emportait pour les dévorer dans son antre. Cela fait une douleur, une brûlure au fond de notre corps, qu’on n’oublie pas, quoi qu’on fasse. Depuis l’attaque au gaz du 24 avril, nous n’avons plus bougé. Nous sommes restés dans les tranchées, celles-là même que nous avons commencé à creuser il y a six mois, lorsque nous sommes arrivés. Alors, devant nous, le paysage était encore intact, vallonnements d’arbres rouillés par l’hiver, fermes dans leurs champs, pâturages tachés d’eau, enclos, alignements de pommiers, et au loin, la silhouette de la ville d’Ypres, avec sa flèche de pierre qui émergeait de la brume. Maintenant, à travers le viseur de la mitrailleuse, je ne vois qu’un chaos de terre et d’arbres brûlés. Les obus ont creusé des centaines de cratères, ils ont détruit les forêts et les hameaux, et le clocher d’Ypres penche comme une branche brisée. C’est le silence, la solitude qui ont succédé au fracas d’enfer des bombardements des premières semaines. Le cercle de feu a diminué, comme un incendie qui a tout consumé et qui s’éteint faute de combustible. À peine si l’on entend, par instants, le grondement des batteries, si l’on voit des panaches de fumée là où les obus alliés ont frappé.

Tout le monde est-il mort ? Une nuit, cette idée traverse mon esprit, alors que je suis assis sur une caisse, de garde à l’abri du blindage de la mitrailleuse. Pour tromper l’envie de fumer, je mâche un bâton de réglisse que m’a donné un soldat canadien dont je ne sais même pas le nom. La nuit est froide, sans nuages, une nuit d’hiver à nouveau. Je vois les étoiles, certaines que je ne connais pas, qui sont les astres des ciels nordiques. Dans la clarté de la lune qui se lève, la terre déchirée par les obus apparaît encore plus étrangère, désertée. Dans le silence de la nuit, le monde semble vide d’hommes et de bêtes, pareil à un haut plateau perdu dans une région que la vie aurait abandonnée à tout jamais. L’impression de mort que je ressens est telle que je ne peux la supporter. Je vais jusqu’à un camarade, qui dort assis le dos appuyé contre la paroi de la tranchée. Je le secoue. Il me regarde hébété, comme s’il ne se souvenait plus de l’endroit où il était. « Viens voir ! Viens ! » Je l’attire jusqu’au mirador, je lui montre, à travers la meurtrière de la mitrailleuse, ce paysage glacé dans la lumière lunaire. « Regarde : il n’y a plus personne. Tout est fini ! La guerre est finie ! » Je parle à voix basse, mais le ton de ma voix, mon regard doivent être inquiétants, parce que le soldat se recule. Il dit : « Tu es fou ! » Je répète, avec la même voix étranglée : « Mais regarde ! Regarde ! Je te dis qu’il n’y a plus personne, ils sont tous morts ! La guerre est finie ! » D’autres soldats s’approchent tirés de leur sommeil. L’officier est là, il parle à haute voix : « Qu’est-ce qui se passe ? » Ils disent : « Il est fou ! Il dit que la guerre est finie. » D’autres : « Il dit que tout le monde est mort. » L’officier me regarde, comme s’il cherchait à comprendre. Peut-être qu’ils vont s’apercevoir que c’est vrai, que tout est fini maintenant, puisque tout le monde est mort. L’officier semble écouter le silence de la nuit, autour de nous. Puis il dit : « Allez vous coucher ! La guerre n’est pas finie, on aura assez à faire demain ! » À moi, il dit : « Allez vous coucher vous aussi. Vous êtes fatigué. » Un autre homme prend la garde, et je m’enfonce dans le creux de la tranchée. J’écoute la respiration des hommes qui sont de nouveau endormis, les seuls êtres vivants du monde, enfouis dans la terre déchiquetée.


Somme, été 1916


Pareils à des fourmis, nous marchons à travers cette plaine, au bord du grand fleuve boueux. Nous suivons sans cesse les mêmes chemins, les mêmes rainures, nous labourons les mêmes champs, creusant des trous innombrables, sans savoir où nous allons. Creusant des galeries souterraines, des couloirs, des tunnels à travers la terre lourde et noire, la terre humide qui glisse autour de nous. Nous ne posons plus de questions, nous n’avons plus désir de savoir où nous sommes, pourquoi nous sommes là. Jour après jour, depuis des mois, nous labourons, creusons, ratissons la terre, le long de la rivière, face aux collines. Les premiers temps, quand nous sommes arrivés sur les bords de l’Ancre, des obus sont tombés, à gauche, à droite, et nous nous sommes jetés à plat ventre dans la boue, écoutant le sifflement sinistre des projectiles à bout de course. Les obus ont éclaté dans la terre, ont soufflé des arbres, des maisons, et les incendies brûlaient dans la nuit. Mais il n’y a pas eu de contre-attaque. Nous avons attendu, puis nous avons recommencé à creuser les tranchées, et les convois de mulets à apporter les poteaux de bois et le ciment, les tôles pour les toits. Au printemps, la pluie est tombée, fine et légère, un brouillard que dissipait l’éclat du soleil. Alors sont apparus les premiers avions, volant au-dessous des nuages. Odilon et moi les regardions en clignant des yeux, cherchant à voir qui ils étaient. Ils ont tourné, ils sont repartis vers le sud. « Ce sont des Français », dit Odilon. En face, chez les Fritz, ils n’ont que des dirigeables. On les voit quelquefois monter dans le ciel de l’aube, pareils à de grosses limaces enrubannées. « Tu verras, les avions français vont leur crever les yeux ! »

Odilon est mon camarade. C’est un Jersiais, qui parle avec un drôle d’accent que je ne comprends pas toujours. C’est un garçon de dix-huit ans, au visage angélique. Il n’a pas encore de barbe, et le froid fait rougir sa peau. Nous travaillons côte à côte depuis des mois, nous partageons les mêmes coins pour manger, pour dormir. Nous ne nous parlons jamais vraiment, sauf pour dire quelques mots, l’essentiel, juste des questions et des réponses. Il est entré dans l’armée après moi, et comme j’ai reçu le grade de caporal après la bataille d’Ypres, c’est lui que j’ai choisi comme ordonnance. Quand on voulait l’envoyer sur le front de Verdun, j’ai demandé qu’il reste avec moi. Depuis que je l’ai rencontré, il me semble que c’est moi qui dois le protéger dans cette guerre, comme si j’étais son frère aîné.

Les beaux jours sont là, les nuits sont plus belles, avec un ciel profond empli d’étoiles. Le soir, quand tout dort, nous écoutons les chants des crapauds dans les marécages, sur les rives du fleuve. C’est là que les hommes du contingent construisent les barrages de fil de fer barbelé, les miradors, cimentent les plates-formes pour les canons. Mais la nuit, quand on ne voit pas les fils de fer, ni les fosses des tranchées pareilles à des tombes ouvertes, on peut oublier qu’il y a la guerre, grâce à la douceur des chants des crapauds.

Les cadavres des chevaux sont arrivés par train à la gare d’Albert. Ils ont été transportés dans des tombereaux le long des chemins boueux, jusque sur les rives de l’Ancre. Chaque jour, les tombereaux apportent des montagnes de carcasses de chevaux morts, et les versent dans les champs d’herbes près de la rivière. Nous entendons les glapissements des corneilles et des corbeaux qui suivent les tombereaux. Un jour, nous marchons le long des rives de l’Ancre, pour travailler aux tranchées, et nous traversons un grand champ d’avoine et d’éteules où sont allongés les cadavres des chevaux morts à la guerre. Les corps sont déjà noirs et puants, et les vols de corbeaux se répandent en criant. Nous ne sommes pas des néophytes, tous nous avons vu la mort, les camarades que les balles des mitrailleuses jettent en arrière, plies en deux comme par un coup de poing invisible, ceux que les obus éventrent ou décervellent. Mais quand nous traversons ce champ où sont étendues les centaines de carcasses de chevaux morts, nous avons les jambes tremblantes et la nausée aux lèvres.

Cela, c’était le commencement de la guerre, et nous ne le savions pas. Nous pensions alors que la fin des combats était proche, que partout, autour de nous, le pays était désert, semblable à ces charniers où l’on déversait les chevaux morts. Devant nous, c’était comme la mer : ces collines, ces forêts, si sombres malgré la lumière de l’été, presque irréelles, sur lesquelles seuls les corbeaux avaient le droit de voler.

Qu’y avait-il là-bas ? Nos ennemis, silencieux, invisibles. Là-bas, ils vivaient, ils parlaient, ils mangeaient, ils dormaient comme nous, mais nous ne les voyions jamais. Parfois, le bruit des mitrailleuses, au loin, vers le nord-ouest, ou vers le sud, nous disait qu’ils existaient toujours. Ou bien le ronronnement aigu d’un avion qui filait entre deux nuages, qu’on ne revoyait plus.

Alors nous travaillons à faire des routes. Chaque jour, les camions apportent des cargaisons de cailloux qu’ils déversent en tas de loin en loin, sur les rives de l’Ancre. Les soldats de l’Armée Territoriale et de la Nouvelle Armée viennent avec nous pour construire ces routes, pour préparer la voie ferrée qui doit traverser le fleuve jusqu’à Hardecourt. Personne ne pourrait reconnaître le pays après ces quelques mois. Là où, au commencement de l’hiver, il n’y avait que des pâturages, des champs, des bois, quelques vieilles fermes, maintenant s’étend un réseau de routes de pierres, de voies ferrées, avec leurs abris en tôle, leurs hangars pour les camions et les avions, les tanks, les canons, les munitions. Par-dessus tout cela, les équipes de camouflage ont mis de grandes bâches brunes, des toiles, qui imitent des prairies galeuses. Quand le vent souffle, les toiles claquent comme les voiles d’un navire, et on entend la musique stridente dans les fils de fer barbelé. Les canons puissants ont été enterrés, au centre de grands cratères, paraissant des sortes de fourmilions géants, des crabes de terre malfaisants. Sans cesse les wagons vont et viennent, apportent les cargaisons d’obus : les 37 et les 47 de la marine, mais aussi les 58, les 75. Au-delà de la voie ferrée, les hommes creusent les tranchées sur les rives de l’Ancre, bétonnent les plates-formes pour les canons, construisent les abris fortifiés. Dans les plaines, au sud d’Hardecourt, près d’Albert, d’Aveluy, de Mesnil, là où la vallée se resserre, on a construit des décors en trompe l’œil : fausses ruines, faux puits qui abritent des mitrailleuses. Avec des uniformes usés, on fabrique des pantins bourrés de paille, qui imitent des cadavres de soldats étendus sur la terre. Avec des morceaux de tôle et des branches, on dresse de faux arbres creux pour abriter des guetteurs, des fusils-mitrailleurs, des obusiers. Sur les routes, les voies ferrées, les ponts, on a mis de grands rideaux de raphia couleur d’herbe, des bottes de foin. Avec une vieille péniche ramenée des Flandres, le Corps Expéditionnaire a préparé une canonnière fluviale qui descendra l’Ancre jusqu’à la Somme.

Maintenant que l’été est là, avec les jours si longs, nous sentons une énergie nouvelle, comme si tout ce que nous voyons se préparer ici n’était qu’un jeu, et nous ne pensons plus à la mort. Odilon, après le désespoir des mois d’hiver passés dans la boue de l’Ancre, est devenu gai et confiant. Le soir, après les journées de travail sur les routes et les voies ferrées, il parle avec les Canadiens, en buvant du café, avant le couvre-feu. Les nuits sont étoilées, et je me souviens des nuits du Boucan, du ciel de l’Anse aux Anglais. Pour la première fois depuis des mois, nous nous laissons aller à des confidences. Les hommes parlent de leurs parents, de leur fiancée, de leur femme et de leurs enfants. Les photos circulent, vieux bouts de carton salis et moisis, où, à la lumière tremblante des lampes, apparaissent les visages en train de sourire, les silhouettes lointaines, fragiles comme des spectres. Odilon et moi n’avons pas de photos, mais j’ai dans la poche de ma veste la dernière lettre que j’ai reçue de Laure, à Londres, avant d’embarquer sur le Dreadnought. Je l’ai tellement lue et relue que je pourrais la réciter par cœur, avec ses mots à demi moqueurs et un peu tristes, comme je les aime. Elle me parle de Mananava, où l’on se retrouvera un jour, quand tout cela sera fini. Y croit-elle ? Mais un soir, dans la nuit, je ne peux m’empêcher de parler à Odilon de Mananava, des deux pailles-en-queue qui tournent au-dessus du ravin, au crépuscule. Est-ce qu’il m’a écouté ? Je crois qu’il s’est endormi, la tête sur son sac, dans l’abri souterrain qui nous sert de baraquement. Cela m’est égal. J’ai besoin de parler encore, pas pour lui, mais pour moi-même. Pour que ma voix aille au-delà de cet enfer jusqu’à l’île où Laure est dans le silence de la nuit, les yeux grands ouverts, écoutant le frémissement de la pluie, comme autrefois dans la maison du Boucan.

Il y a si longtemps que nous travaillons à monter ce décor, que nous ne croyons plus à la réalité de la guerre. Ypres, les marches forcées dans les Flandres, c’est bien loin. La plupart de mes camarades n’ont pas connu cela. Au commencement, ces travaux de trompe-l’œil les faisaient rire, eux qui attendaient de sentir l’odeur de la poudre, d’entendre le tonnerre des canons. Maintenant ils ne comprennent plus, ils s’impatientent. « Est-ce que c’est ça la guerre ? » demande Odilon après une journée harassante passée à creuser des galeries de mines, des tranchées. Le ciel au-dessus de nous est plombé, lourd. Les orages crèvent en averses brutales, et quand vient l’heure de la relève, nous sommes trempés comme si nous étions tombés dans la rivière.

Le soir, dans l’abri souterrain, les hommes jouent aux cartes, rêvent tout haut en attendant le couvre-feu. Les nouvelles circulent, les combats à Verdun, et nous entendons pour la première fois ces noms étranges qui vont revenir si souvent : Douaumont, le ravin de la Dame, le fort de Vaux, et ce nom qui me fait frissonner malgré moi, le Mort-Homme. Un soldat, un Canadien anglais, nous parle du tunnel de Tavannes, où sont entassés les blessés et les mourants, tandis qu’au-dessus éclatent les obus. Il raconte les lueurs des explosions, les fumées, les bruits déchirants des mortiers de 370, de tous ces hommes qui sont en ce moment mutilés et brûlés. Est-il possible que nous soyons déjà en été ? Certains soirs, au-dessus des tranchées, le coucher de soleil est d’une beauté extraordinaire. Grands nuages écarlates et violets suspendus dans le ciel gris, doré. Ceux qui meurent à Douaumont voient-ils cela ? J’imagine la vie dans le ciel, si haut au-dessus de la terre comme avec les ailes des pailles-en-queue. On ne verrait plus les tranchées, ni les trous des obus, on serait loin.

Tous, nous savons que le combat est proche maintenant. Les préparatifs auxquels nous travaillons depuis le début de l’hiver sont terminés. Les équipes ne partent plus vers le canal, les trains ne circulent presque plus. Dans les abris, sous les bâches, les canons sont prêts, les fusils-mitrailleurs sont dans les rotondes au bout des tranchées.

Vers la mi-juin, les soldats de Rawlinson ont commencé à arriver. Anglais, Ecossais, bataillons indiens, sud-africains, australiens, divisions qui reviennent des Flandres, de l’Artois. Nous n’avons encore jamais vu tant d’hommes. Ils débarquent de tous côtés, avancent le long des routes, sur les voies ferrées, ils s’installent dans les kilomètres de tranchées que nous avons creusées. On dit que l’attaque aura lieu le 29 juin. Dès le 24, les canons entrent en action. Sur toute la rive de l’Ancre, au sud, sur la rive de la Somme, là où sont les forces françaises, les déflagrations des canons font un roulement assourdissant. Après ces jours de silence, cette longue attente recroquevillée, nous sentons l’ivresse, la fièvre dans nos corps, nous tremblons d’impatience.

Le jour, la nuit, les canons tonnent, et une lueur rouge embrase le ciel autour de nous, au-dessus des collines.

Là-bas, de l’autre côté, ils restent silencieux. Pourquoi ne répondent-ils pas ? Est-ce qu’ils sont partis ? Comment résistent-ils à ce déluge de feu ? Depuis six jours et six nuits nous sommes tenus éveillés, nous scrutons le paysage devant nous. Le sixième jour, la pluie commence à tomber, une pluie torrentielle, qui transforme les tranchées en ruisseaux de boue. Les canons se taisent plusieurs heures, comme si le ciel lui-même était entré en guerre !

Tapis dans les abris, nous regardons la pluie tomber tout le jour, jusqu’au soir, et une inquiétude monte en nous, comme si cela ne devait plus s’arrêter. Les Anglais parlent des inondations dans les Flandres, des hordes d’habits verts nageant dans le marécage de la Lys. Pour la plupart, c’est la déception de voir l’attaque remise. Ils scrutent les nues, et quand, vers le soir, Odilon annonce que les nuages sont moins épais, qu’on voit même un pan de ciel, tout le monde crie : « Hurrah ! » Peut-être n’est-il pas trop tard ? Peut-être l’attaque aura-t-elle lieu dans la nuit ? Nous regardons l’ombre envahir peu à peu la vallée de l’Ancre, noyer les forêts et les collines, devant nous. C’est une nuit étrange qui arrive, aucun d’entre nous ne dort vraiment. Vers l’aurore, alors que je me suis assoupi, la tête appuyée sur mes genoux, le brouhaha de l’attaque me réveille en sursaut. La lumière est déjà intense, éblouissante, l’air qui souffle dans la vallée est sec et chaud, comme je n’en ai pas senti depuis Rodrigues et l’Anse aux Anglais. Des rives encore mouillées, monte un brouillard léger, brillant, et c’est ce que je distingue à ce moment-là, qui entre en moi et me trouble : l’odeur d’été, la terre, l’herbe. Ce que je vois aussi, entre les montants de l’abri, les moucherons qui dansent dans la lumière, bousculés par le vent. Il y a une telle paix, alors, tout semble suspendu, arrêté.

Tous, nous sommes debout dans la tranchée boueuse, casques enfoncés, baïonnettes au canon. Nous regardons par-dessus le talus le ciel clair où gonflent des nuages blancs, légers comme des duvets. Nous sommes tendus, nous écoutons les bruits, les doux bruits de l’été, l’eau de la rivière qui coule, les insectes stridulants, l’alouette qui chante. Nous attendons avec une impatience douloureuse dans le silence de cette paix, et quand viennent les premiers grondements du canon, au nord, au sud, à l’est, nous tressaillons. Bientôt, derrière nous, les gros calibres anglais commencent à tonner, et à leurs coups puissants répondent en écho les grondements de tremblement de terre des impacts des obus, de l’autre côté du fleuve. Le bombardement est formidable, il résonne pour nous de façon incompréhensible après cette journée de pluie, dans ce ciel tout à fait pur, avec cette belle lumière brillante de l’été.

Au bout d’un temps infini, le vacarme des explosions s’arrête. Le silence qui suit est plein d’ivresse et de douleur. À sept heures trente exactement, l’ordre d’attaque arrive de tranchée en tranchée, répété par les sergents et les caporaux. Quand je le crie à mon tour, je regarde le visage d’Odilon, je capte son dernier regard. Maintenant je suis en train de courir, penché en avant, accroché des deux mains à mon fusil, vers la rive de l’Ancre où les pontons sont couverts de soldats. J’entends le tac-tac des mitrailleuses devant moi, derrière moi. Où sont les balles ennemies ? Sans cesser de courir nous franchissons les pontons amarrés, dans un vacarme de chaussures sur les lattes de bois. L’eau de la rivière est lourde, couleur de sang. Les hommes glissent dans la boue, sur l’autre rive, tombent. Ne se relèvent pas.

Les collines sombres sont au-dessus de moi, je sens leur menace, comme un regard qui transperce. Les fumées noires montent de tous côtés, fumées sans feux, fumées de mort. Les coups de fusil isolés claquent. Les saccades des mitrailleuses sortent de la terre, au loin, sans qu’on sache d’où. Je cours derrière le groupe d’hommes, sans chercher à me cacher, vers l’objectif qui nous a été désigné depuis des mois : les collines brûlées qui nous séparent de Thiepval. Les hommes courent, nous rejoignent sur la droite, dans un champ défoncé par les obus : ce sont ceux du 10e Corps, du 3e Corps, et les divisions de Rawlinson. Au milieu du champ, immense et vide, les arbustes brûlés par les gaz et les obus semblent des épouvantails. Le bruit des fusils-mitrailleurs éclate tout à coup, droit devant moi, au bout du champ. À peine un léger nuage de fumée bleuâtre, qui flotte ici et là, à la limite des collines sombres ; les Allemands sont enterrés dans les trous d’obus, ils balaient le champ avec leurs F.-M. Déjà les hommes tombent, brisés, pantins sans ficelles, s’écroulent par groupes de dix, vingt. Est-ce qu’on a donné des ordres ? Je n’ai rien entendu, mais je me suis couché sur le sol, je cherche des yeux un abri : un trou d’obus, une tranchée, une motte accrochée à une souche. Je rampe dans le champ. Autour de moi, je vois des formes qui rampent comme moi, pareilles à de grandes limaces, le visage caché par leurs fusils. D’autres sont immobiles, la face dans la terre boueuse. Et les claquements des fusils qui résonnent dans le ciel vide, les saccades des F.-M. devant, derrière, partout, laissant flotter dans le vent tiède leurs petits nuages bleus, transparents. À force de ramper dans la terre molle, je trouve ce que je cherche : un bloc de rocher, à peine grand comme une borne, oublié dans le champ. Contre elle je me couche, le visage si près de la pierre que je peux voir chaque fissure, chaque tache de mousse. Je reste immobile, le corps douloureux, les oreilles pleines du vacarme des bombes qui ont fini de tomber. Je pense, je dis tout haut : c’est maintenant qu’il faudrait leur en envoyer ! Où sont les autres hommes ? Y a-t-il encore des hommes sur cette terre, ou seulement ces larves affligeantes et dérisoires, ces larves qui rampent et puis s’arrêtent, disparaissent dans la boue ? Je reste si longtemps couché, la tête contre la pierre, écoutant les F.-M. et les fusils que mon visage devient froid comme la pierre. Puis j’entends les canons, derrière moi. Les obus explosent dans les collines, les nuages noirs des incendies montent dans le ciel chaud.

J’entends les ordres d’attaquer, lancés par les officiers, comme tout à l’heure. Je cours de nouveau droit devant moi, vers les trous d’obus où sont enterrés les F.-M. Ils sont là, en effet, pareils à de grands insectes brûlés, et les corps des Allemands morts semblent leurs propres victimes. Les hommes courent en rangs serrés vers les collines. Les F.-M. cachés dans d’autres trous balaient le champ, tuent les hommes par dix, par vingt. Avec deux Canadiens, je boule dans un trou d’obus occupé par des corps d’Allemands. Ensemble, nous jetons par-dessus bord les cadavres. Mes camarades sont pâles, leur visage est taché de boue et de fumée. Nous nous regardons sans rien nous dire. Le bruit des armes de toute façon couvrirait nos paroles. Cela couvre même nos pensées. Protégé par le blindage du F.-M., je regarde le but à atteindre : les collines de Thiepval sont toujours aussi sombres, aussi lointaines. Jamais nous n’y arriverons.

Vers deux heures de l’après-midi, j’entends sonner la retraite. Aussitôt, les deux Canadiens se précipitent hors de l’abri. Ils courent vers la rivière, si vite que je ne peux les suivre. Je sens le souffle des canons devant moi, j’entends le hurlement des obus lourds qui passent au-dessus de nous. Nous n’avons que quelques minutes pour regagner la base, l’abri des tranchées. Le ciel est plein de fumées, la lumière du soleil, si belle ce matin, est maintenant salie, ternie. Quand j’arrive enfin dans la tranchée, à bout de souffle, je regarde ceux qui y sont déjà, j’essaie de reconnaître leur regard dans leurs visages fatigués, ce regard vide, absent, des hommes qui ont échappé à la mort. Je cherche le regard d’Odilon, et mon cœur bat fort dans ma poitrine parce que je ne le reconnais pas. Je parcours la tranchée à la hâte, jusqu’à l’abri de nuit. « Odilon ? Odilon ? » Les hommes me regardent sans comprendre. Savent-ils seulement qui est Odilon ? Il y en a tant qui manquent. Tout le reste du jour, tandis que les bombardements continuent, j’espère, contre toute raison, que je vais le voir enfin apparaître au bord de la tranchée, avec son visage tranquille d’enfant, son sourire. Le soir, l’officier fait l’appel, met une croix devant les noms des absents. Combien manquent chez nous ? Vingt hommes, trente, peut-être davantage. Effondré contre le remblai, je fume en buvant du café acre, regardant le ciel nocturne si beau.

Le lendemain, et les jours suivants, la rumeur court que nous avons été vaincus à Thiepval, comme à Ovillers, à Beaumont-Hamel. On dit que Joffre, le général en chef des forces françaises, a demandé à Haig de prendre Thiepval à tout prix, et que Haig a refusé d’envoyer ses troupes à un nouveau massacre. Est-ce que nous avons perdu cette guerre ?

Personne ne parle. Chacun mange vite, en silence, boit le café tiède, fume, sans regarder le voisin. Ce sont ceux qui ne sont pas revenus qui gênent les vivants, qui les inquiètent. Parfois, je pense à Odilon comme à un vivant, dans mon demi-sommeil, et quand je me réveille, je le cherche des yeux. Peut-être est-il blessé, dans l’infirmerie d’Albert, renvoyé en Angleterre ? Mais au fond de moi, je sais bien qu’il est tombé la face contre le champ de boue, malgré tout ce soleil devant la ligne sombre des collines que nous n’avons pas pu atteindre.


Maintenant, tout a changé. Notre division décimée lors de l’attaque de Thiepval a été répartie dans le 12e et le 15e Corps, au sud et au nord d’Albert. Nous nous battons sous les ordres de Rawlinson, en « ouragan ». Chaque nuit, les colonnes de l’infanterie légère avancent, d’une tranchée à l’autre, rampant sans bruit à travers les champs mouillés. Nous allons loin à l’intérieur du territoire ennemi, et sans le ciel étoilé, magnifique, je ne saurais pas que nous allons chaque nuit plus au sud. C’est l’expérience à bord du Zeta, et les nuits de l’Anse aux Anglais qui m’ont permis de m’en apercevoir.

Avant le lever du jour, les canons commencent le bombardement, brûlent les forêts devant nous, les hameaux, les collines. Puis, dès que l’aube paraît, les hommes montent à l’assaut, prennent position dans les trous d’obus, tirent au fusil sur les lignes ennemies. Un instant plus tard, on sonne la retraite, et tous reviennent en arrière sains et saufs. Le 14 juillet, après l’attaque, pour la première fois la cavalerie anglaise charge à découvert au milieu des trous de bombes. Avec le Corps australien, nous entrons dans Pozières, qui n’est plus qu’un tas de ruines.

L’été brûle, jour après jour. Nous dormons là où l’attaque nous a conduits, n’importe où, couchés à même la terre, abrités du serein par un morceau de toile. Nous ne pouvons plus penser à la mort. Chaque nuit, sous les étoiles, nous avançons en file indienne au milieu des collines. Parfois, brille réclair d’une fusée, on entend claquer des coups de feu, au hasard. Nuits tièdes et vides, sans insectes, sans animaux.

Au début de septembre, nous rejoignons la Ve Armée du général Gough, et avec ceux qui sont restés sous les ordres de Rawlinson, nous marchons encore plus au sud, vers Guillemont. Dans la nuit, nous remontons la voie ferrée vers le nord-est, dans la direction des bois. Ils sont autour de nous, encore plus sombres, menaçants : le bois des Trônes, derrière nous, le bois de Leuze, au sud, et devant nous le bois des Bouleaux. Les hommes attendent, dans le calme de la nuit, sans dormir. Je crois qu’aucun de nous ne peut s’empêcher de rêver à ce qui existait ici, avant cette guerre ; cette beauté, ces bois de bouleaux immobiles où l’on entendait le cri de l’effraie, les murmures des ruisseaux, les bonds des lapins de garenne. Ces bois où vont les amants, après le bal, l’herbe encore tiède de la lumière du jour où les corps roulent et s’enlacent en riant. Les bois, le soir, quand des villages montent les fumées bleues, si tranquilles, et sur les sentiers les silhouettes des petites vieilles qui fagotent. Aucun de nous ne dort, nous gardons les yeux grands ouverts sur la nuit — peut-être la dernière ? Nos oreilles écoutent avec attention, notre corps capte la moindre vibration, le moindre signe de cette vie qui semble disparue. Avec une appréhension douloureuse, nous attendons le moment où les premiers tirs des canons de 75 vont déchirer la nuit, derrière nous, et pour faire pleuvoir l’« ouragan » de feu sur les grands arbres, éventrer la terre, ouvrir le chemin terrible de l’attaque.

Avant l’aube, il commence à pleuvoir. Une bruine fine et fraîche qui pénètre les habits, mouille le visage et fait frissonner. Alors, presque sans appui de bombardement, les hommes se lancent à l’attaque des trois bois, par vagues successives. Derrière nous, la nuit s’éclaire fantastiquement, du côté de l’Ancre, où la IVe Armée fait une attaque de diversion. Mais pour nous c’est un combat silencieux, cruel, souvent à l’arme blanche. Les unes après les autres, les vagues de fantassins passent sur les tranchées, s’emparent des F.-M., poursuivent l’ennemi jusque dans les bois. J’entends des coups de feu claquer tout près de nous, dans le bois des Bouleaux. Couchés dans la terre mouillée, nous tirons au hasard, dans la direction du sous-bois. Les fusées éclairantes éclatent au-dessus des arbres, sans bruit, retombent en pluie d’étincelles. En courant vers le bois, je bute sur un obstacle : c’est le cadavre d’un Allemand étendu sur le dos dans l’herbe. Il tient encore à la main son Mauser, mais son casque a roulé à quelques pas. La voix des officiers crie : « Cessez le feu ! » Le bois est à nous. Partout, dans la lumière grise de l’aube, je vois les corps des Allemands, couchés dans l’herbe sous la pluie fine. Il y a des cadavres de chevaux partout, dans les champs, et déjà les croassements des corbeaux résonnent tristement. Malgré la fatigue, les hommes rient, chantonnent. Notre officier, un Anglais rouge et jovial, cherche à m’expliquer : « Ces salopards, ils ne nous attendaient pas !… » Mais je me détourne, et je l’entends qui répète sa phrase à un autre. Je ressens une fatigue intense, qui me fait tituber et me donne la nausée. Les hommes bivouaquent dans le sous-bois, dans les campements allemands. Tout était prêt pour leur réveil, il paraît que le café était même déjà chaud. Ce sont les Canadiens qui le boivent en riant. Je suis allongé sous les grands arbres, la tête contre l’écorce fraîche, et je m’endors dans la belle lumière du matin.


Les pluies lourdes de l’hiver arrivent. Les eaux de la Somme et de l’Ancre envahissent les berges. Nous sommes prisonniers des tranchées conquises, enfoncés dans la boue, recroquevillés dans les abris de fortune. Nous avons oublié déjà l’ivresse de ces combats qui nous ont conduits jusqu’ici. Nous avons conquis Guillemont, la ferme de Falfemont, Ginchy, et dans la journée du 15 septembre, Morval, Gueudecourt, Lesbœufs, repoussant les Allemands sur leurs tranchées d’arrière, en haut des coteaux, à Bapaume, au Transloy. Maintenant, nous sommes prisonniers des tranchées, de l’autre côté de la rivière, prisonniers des pluies et de la boue. Les jours sont gris, froids, rien ne se passe. Parfois résonne au loin le bruit des canons sur la Somme, dans les bois autour de Bapaume. Parfois, en pleine nuit, nous sommes réveillés par des éclairs. Mais ce ne sont pas les lueurs de l’orage. « Debout ! » crient les officiers. On fait son sac dans le noir, on part, le dos courbé, dans la boue glacée qui s’accroche. On avance vers le sud, le long des chemins creux, près de la Somme, sans voir où l’on va. À quoi ressemblent tous ces fleuves dont on parle tant ? L’Yser, la Marne, la Meuse, l’Aisne, l’Ailette, la Scarpe ? Des fleuves de boue sous le ciel bas, des eaux lourdes qui charrient les débris des forêts, les poutres brûlées, les chevaux morts.

Près de Combles, nous rencontrons les divisions françaises. Ils sont plus pâles, plus meurtris que nous. Visages aux yeux enfoncés, uniformes déchirés, tachés de boue. Certains n’ont même plus de chaussures, mais des lambeaux ensanglantés autour des pieds. Dans le convoi, un officier allemand. Les soldats le malmènent, l’insultent à cause des gaz qui ont tué tant des nôtres. Lui, très fier malgré son uniforme en haillons, tout à coup les repousse. Il crie, dans un français parfait : « Mais c’est vous qui avez utilisé les gaz les premiers ! C’est vous qui nous avez obligés à nous battre de cette façon ! C’est vous ! » Le silence qui suit est impressionnant. Chacun détourne le regard, et l’officier reprend sa place au milieu des prisonniers.

Plus tard, nous entrons dans un village. Je n’ai jamais su le nom de ce village, dans l’aube grise, les rues sont désertes, les maisons en ruine. Sous la pluie, nos bottes résonnent étrangement, comme si nous étions arrivés au bout du monde, à la frontière même du néant. Nous campons dans les ruines du village, et tout le jour passent les convois, les camionnettes de la Croix-Rouge. Quand la pluie cesse, c’est un nuage de poussière qui voile le ciel. Plus loin, dans les tranchées qui continuent les rues du village, on entend à nouveau le grondement des canons, et très loin, le hoquet des obus.

Devant des feux de planches, aux coins des décombres, Canadiens, Territoriaux, Français fraternisent, échangent des noms. D’autres, on ne leur demande rien, ils ne disent rien. Ils continuent à errer dans les rues, sans savoir s’arrêter. Ils sont épuisés. On entend au loin des coups de fusil, faibles comme des pétards d’écolier. Nous sommes à la dérive sur un pays inconnu, vers un temps incompréhensible. C’est toujours le même jour, la même nuit sans fin qui nous harcèlent. Il y a si longtemps que nous n’avons parlé. Si longtemps que nous n’avons prononcé un nom de femme. Nous haïssons la guerre au plus profond de nous-mêmes.

Partout, autour de nous, les rues crevées, les maisons effondrées. Sur la voie ferrée miraculeusement intacte, les wagons sont renversés, éventrés. Des corps sont accrochés aux machines, pareils à des pantins de chiffon. Dans les champs qui entourent le village, il y a des cadavres de chevaux à perte de vue, gros et noirs comme des éléphants morts. Les corbeaux voltigent au-dessus des charognes, leurs cris grinçants font sursauter les vivants. Entrent dans la ville des cohortes de prisonniers, lamentables, minés de maladies et de blessures. Avec eux, des mules, des chevaux boiteux, des ânes maigres. L’air est empoisonné : les fumées, l’odeur des cadavres. Une exhalaison de cave. Un obus allemand a rebouché un tunnel où des Français s’étaient abrités pour dormir. Un homme perdu cherche sa compagnie. Il s’accroche à moi, il répète : « Je suis du 110e d’infanterie. Du 110e. Vous savez où ils sont ? » Dans un trou d’obus, au pied de la chapelle en ruine, la Croix-Rouge a dressé une table, où morts et mourants sont entassés les uns sur les autres. Nous dormons dans la tranchée de Frégicourt, puis, la nuit suivante, dans la tranchée des Portes de Fer. Nous continuons notre marche dans la plaine. La nuit, les lumières minuscules des postes d’artillerie sont nos seuls repères. Sailly-Saillisel est devant nous, enveloppé d’un nuage noir pareil à celui d’un volcan. Le canon tonne tout près, au nord, sur les collines de Batack, au sud, dans le bois de Saint-Pierre-Vaast. Combats de rue dans les villages, la nuit, à la grenade, au fusil, au revolver. Des soupirails en ruine, les F.-M. balaient les carrefours, fauchent les hommes. J’entends le martèlement, je respire l’odeur de soufre, de phosphore, dans les nuages les ombres dansent. « Attention ! Ne tirez pas ! » Avec des hommes que je ne connais pas (Français ? Anglais de Haig ?) je suis recroquevillé dans un fossé. La boue. L’eau manque depuis des jours. La fièvre brûle mon corps, je suis secoué de vomissements. L’odeur acre emplit ma gorge, malgré moi je crie : « Les gaz ! Ce sont les gaz qui arrivent !… » Il me semble que je vois le sang couler, sans s’arrêter, inonder les trous, les fossés, entrer dans les maisons détruites, ruisseler sur les champs défoncés, à l’heure de l’aurore.

Ce sont deux hommes qui me portent. Ils me traînent en me soutenant sous les épaules, jusqu’à l’abri de la Croix-Rouge. Je reste couché sur le sol, si longtemps que je suis devenu comme une pierre brûlante. Puis je suis dans la camionnette qui cahote et zigzague pour éviter les trous des bombes. Dans le lazaret, à Albert, le médecin ressemble à Camal Boudou. Il regarde ma température, il palpe mon ventre. Il dit : « Typhus. » Il ajoute (mais je crois que j’ai dû rêver cela) : « Ce sont les poux qui gagnent les guerres. »

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