Rodrigues, Anse aux Anglais, 1911

C’est comme cela qu’un matin de l’hiver 1911 (en août, je crois, ou au début septembre) j’arrive sur les collines qui dominent l’Anse aux Anglais, où va s’accomplir toute ma recherche.

Depuis des semaines, des mois, j’ai parcouru Rodrigues, depuis le sud où s’ouvre l’autre passe, devant l’île Gombrani, jusqu’au chaos de laves noires de la baie Malgache, au nord, en passant par les hautes montagnes du centre de l’île, à Mangues, à Patate, à Montagne Bon Die. Ce sont les notes recopiées sur le livre de Pingre qui m’ont guidé. « À l’est du Grand Port, écrit-il en 1761, on ne trouvoit plus assez d’eau pour porter notre pirogue, ou bien cette eau communiquant avec la pleine mer étoit trop agitée pour porter un bâtiment aussi fragile. M. de Pingre renvoya donc les pirogues par le chemin qui les avoit amenées, avec ordre de venir nous rejoindre le lendemain à l’Enfoncement des Grandes Pierres à Chaux… » Et ailleurs : « Les montagnes des Quatre Passes sont à pic, et comme il n’y a là presque point de récifs, et que la côte est directement exposée au vent, la mer bat si violemment contre la côte qu’il y auroit plus que de l’imprudence à hazarder de franchir ce passage. » Lue à la lumière tremblante de ma bougie, dans la chambre de l’hôtel à Port Mathurin, la relation de Pingre me rappelle la fameuse lettre écrite par un vieux marin emprisonné à la Bastille, et qui avait mis mon père sur la piste du trésor : « Sur la côte ouest de l’île, à un endroit où la mer bat en côte, se trouve une rivière. Suivez la rivière, vous trouverez une source, contre la source un tamarinier. À dix-huit pieds du tamarinier commencent les maçonneries qui cachent un immense trésor. »

Très tôt ce matin, j’ai marché le long de la côte, avec une sorte de hâte fiévreuse. J’ai traversé le pont Jenner, qui marque les limites de Port Mathurin. Plus loin, j’ai franchi à gué la rivière Bambous, devant le petit cimetière. À partir de là, il n’y a plus de maisons, et le chemin le long de la côte se resserre. Sur la droite, j’emprunte la route qui monte vers les bâtiments de la Cable & Wireless, la compagnie anglaise du télégraphe, au sommet de la pointe Vénus.

J’ai contourné les bâtiments du télégraphe, peut-être par crainte de rencontrer un de ces Anglais, qui font un peu peur aux gens de Rodrigues.

Le cœur battant, je vais jusqu’au sommet de la colline. C’est bien là, j’en suis sûr maintenant, que Pingre est venu en 1761 pour observer le transit de la planète Vénus, avant les astronomes qui accompagnaient le lieutenant Neate en 1874, et qui ont donné son nom à la pointe Vénus.

Le vent violent de l’est me fait tituber. Au pied de la falaise, je vois les courtes vagues venues de l’océan qui traversent la passe. Juste au-dessous de moi, ce sont les bâtiments de la Cable & Wireless, longues baraques de bois peintes en gris et blindées de plaques de tôle boulonnées comme des paquebots. Un peu plus haut, parmi les vacoas, j’aperçois la maison blanche du directeur, sa varangue où sont tirés les stores. À cette heure, les bureaux du télégraphe sont encore fermés. Seul, un Noir assis sur les marches d’un hangar fume sans me regarder.

Je continue à travers les broussailles. Bientôt j’arrive au bord de la falaise, et je découvre la grande vallée. Je comprends d’un seul coup que j’ai enfin trouvé l’endroit que je cherchais.

L’Anse aux Anglais s’ouvre largement sur la mer, de chaque côté de l’estuaire de la rivière Roseaux. De là où je suis, je vois toute l’étendue de la vallée, jusqu’aux montagnes. Je distingue chaque buisson, chaque arbre, chaque pierre. Il n’y a personne dans la vallée, pas une maison, pas une trace humaine. Seulement les pierres, le sable, le mince filet d’eau de la rivière, les touffes de la végétation désertique. Mon regard suit le cours du ruisseau jusqu’au fond de la vallée, où se dressent les hautes montagnes encore sombres. Je pense un instant au ravin de Mananava, quand avec Denis je m’arrêtais, comme au seuil d’un territoire interdit, guettant le cri grêle des pailles-en-queue.

Ici, il n’y a pas d’oiseaux dans le ciel. Seulement les nuages qui surgissent de la mer, au nord, et filent vers les montagnes, en faisant courir leurs ombres sur le fond de la vallée.

Je reste longtemps debout en haut de la falaise, dans le vent violent. Je cherche un passage pour descendre. Là où je suis, c’est impossible. Les rochers sont à pic au-dessus de l’estuaire de la rivière. Je remonte vers le haut de la colline, en me frayant un passage à travers les broussailles. Le vent passe à travers les feuilles des vacoas en faisant un gémissement qui augmente encore l’impression de solitude de cet endroit.

Un peu avant d’arriver au sommet de la colline, je trouve un passage : c’est un éboulis qui descend jusqu’à la vallée.

Maintenant, je marche dans la vallée de la rivière Roseaux, sans savoir où aller. Vue d’ici, la vallée semble large, limitée au loin par les collines noires et par les hautes montagnes. Le vent du nord qui entre par l’embouchure de la rivière apporte la rumeur de la mer, soulève de petits tourbillons de sable pareil à de la cendre, qui m’ont fait croire un instant à l’arrivée de gens à cheval. Mais ici le silence est étrange, à cause de toute cette lumière.

De l’autre côté des collines de la Pointe Vénus, il y a la vie bruyante de Port Mathurin, le marché, le va-et-vient des pirogues dans la baie Lascars. Et ici, tout est silencieux, comme sur une île déserte. Que vais-je trouver ici ? Qui m’attend ?

Jusqu’à la fin du jour je marche dans le fond de la vallée, au hasard. Je veux comprendre où je suis. Je veux comprendre pourquoi je suis venu jusqu’ici, ce qui m’a inquiété, alerté. Sur le sable sec des plages de la rivière, à l’aide d’une brindille, je trace le plan de la vallée : l’entrée de l’Anse, flanquée à l’est et à l’ouest par les grands rochers basaltiques. Le cours de la rivière Roseaux, remontant en ligne presque droite vers le sud, puis s’incurvant avant de s’engager dans les gorges, entre les montagnes. Je n’ai pas besoin de comparer avec le plan du Corsaire, tel qu’il figure dans les documents de mon père : je suis bien sur le lieu même du trésor.

De nouveau, je ressens l’ivresse, le vertige. Il y a tant de silence ici, tant de solitude ! Seul le passage du vent dans les rochers et les broussailles, apportant la rumeur lointaine de la mer sur les récifs, mais c’est le bruit du monde sans hommes. Les nuages courent dans le ciel éblouissant, fument, disparaissent derrière les collines. Je ne peux plus garder le secret pour moi ! Je voudrais crier, de toutes mes forces, pour qu’on m’entende, au-delà de ces collines, plus loin même que cette île, de l’autre côté de la mer, jusqu’à Forest Side, et que mon cri traverse les murs et aille jusqu’au cœur de Laure.

Ai-je crié vraiment ? Je ne sais, ma vie est déjà semblable à ces rêves où le désir et sa réalisation ne font qu’un. Je cours dans le fond de la vallée, je bondis par-dessus les roches noires, par-dessus les ruisseaux, je cours le plus vite que je peux à travers les broussailles, au milieu des tamariniers brûlés par le soleil. Je ne sais pas où je vais, je cours comme si je tombais, écoutant le bruit du vent dans mes oreilles. Puis je tombe sur la terre grise, sur les pierres aiguës, sans même ressentir la douleur, hors d’haleine, le corps trempé de sueur. Je reste longtemps couché sur la terre, la tête tournée vers les nuages qui fuient toujours vers le sud.


Maintenant je sais où je suis. J’ai trouvé le lieu que je cherchais. Après ces mois d’errance, je ressens une paix, une ardeur nouvelle. Les jours qui ont suivi ma découverte de l’Anse aux Anglais, j’ai préparé mes recherches. Chez Jérémie Biram à Douglas Street, j’ai acheté les objets indispensables : un pic, une pelle, de la corde, une lampe tempête, de la toile à voile, du savon, et des provisions de bouche. J’ai complété la panoplie de l’explorateur avec un de ces grands chapeaux de fibre de vacoa que portent ici les manafs, les Noirs des montagnes. Pour le reste, j’ai décidé que les quelques habits que je possède et ma vieille couverture de cheval devraient suffire. J’ai déposé le maigre argent qui me reste à la banque Barclay’s, dont le gérant, un Anglais serviable au visage parcheminé, se contente de noter que je suis venu à Rodrigues pour affaires, et me propose, comme il est représentant de la compagnie postale Elias Mallac, de garder mon courrier.

Quand tous mes préparatifs sont terminés, comme chaque midi je vais chez le Chinois manger du riz et du poisson. Il sait que je pars, et il vient me voir à ma table après le repas. Il ne me pose pas de questions à propos de mon départ. Comme la plupart des gens que j’ai rencontrés à Rodrigues, il croit que je vais laver les ruisseaux des montagnes à la recherche d’or. Je me suis bien gardé de démentir ces bruits. Il y a quelques jours, comme j’achevais mon dîner dans cette même salle, deux hommes ont demandé à me parler, deux Rodriguais. D’emblée, ils ont ouvert devant moi une petite bourse de peau et ont fait couler sur la table un peu de terre noire mêlée de parcelles brillantes. « Est-ce que c’est de l’or, monsieur ? » J’ai tout de suite reconnu, grâce aux leçons de mon père, la pyrite de cuivre qui a trompé tant de prospecteurs, et qu’on appelle pour cela « l’or du sot ». Les deux hommes me regardaient avec anxiété à la lumière de la lampe à huile. Je n’ai pas voulu les décevoir trop brutalement : « Non, ce n’est pas de l’or, mais cela annonce peut-être que vous allez en trouver. » Je leur ai conseillé aussi de se procurer un flacon d’eau régale pour ne pas risquer les erreurs. Ils sont repartis, à moitié satisfaits, avec leur bourse de cuir. C’est comme cela, je crois, que j’ai acquis la réputation d’être un prospecteur.

Après le déjeuner, je monte dans la carriole à cheval que j’ai louée pour le voyage. Le cocher, un vieux Noir jovial, charge ma malle et le matériel que j’ai acheté. Je monte à côté de lui et nous partons à travers les rues vides de Port Mathurin, vers l’Anse aux Anglais. Nous longeons Hitchens Street et la maison Begué, puis nous remontons Barclay’s Street jusqu’à la maison du gouverneur. Nous allons ensuite vers l’ouest, devant le temple et le Dépôt, à travers le domaine Raffaut. Des enfants noirs courent un instant derrière la charrette, puis ils se lassent et retournent nager dans l’eau du port. Nous franchissons le pont de bois sur la rivière Lascars. À cause du soleil, j’ai enfoncé mon grand chapeau de manaf sur ma tête, et je ne peux m’empêcher de penser à l’éclat de rire de Laure si elle pouvait me voir dans cet appareil, cahoté dans cette charrette, avec le vieux cocher noir en train de crier après la mule pour la faire avancer.

Quand nous arrivons en haut de la colline de la pointe Vénus, devant les bâtiments du télégraphe, le cocher décharge la malle et les autres ustensiles, ainsi que les sacs de jute contenant mes provisions. Puis après avoir empoché son dû, il s’éloigne en me souhaitant bonne chance (toujours cette légende du chercheur d’or), et je reste seul au bord de la falaise, avec tout mon chargement, dans le silence bruissant du vent, avec l’impression bizarre d’avoir été débarqué sur le rivage d’une île déserte.

Le soleil descend vers les collines de l’ouest, et déjà l’ombre s’étend au fond de la vallée de la rivière Roseaux, agrandit les arbres, aiguise les pointes des feuilles des vacoas. Maintenant je ressens une inquiétude confuse. J’appréhende de descendre au fond de cette vallée, comme si c’était un domaine interdit. Je reste immobile au bord de la falaise, regardant le paysage tel que je l’ai découvert la première fois.

C’est le vent violent qui me décide. J’ai repéré, à mi-chemin de la pente du glacis, une plate-forme de pierres qui pourra me protéger du froid de la nuit et de la pluie. C’est là que je choisis d’installer mon premier campement, et je descends la lourde malle sur mon épaule. Malgré l’heure tardive, le soleil brûle sur la pente, et j’arrive à la plate-forme inondé de sueur. Je dois me reposer un long moment avant de retourner chercher le matériel, la pelle et le pic, les sacs de provisions et la bâche qui va me servir de tente.

La plate-forme est tout à fait semblable à un balcon, appuyée sur de gros blocs de lave assemblés au-dessus du vide. La construction est certainement très ancienne, car les vacoas de grande taille ont poussé sur la plate-forme, leurs racines écartant même les murs de lave. Plus loin, en amont de la vallée, j’aperçois d’autres plates-formes identiques, à flanc de colline. Qui a construit ces balcons ? Je pense aux marins d’autrefois, aux chasseurs de baleines américains qui venaient boucaner. Mais je ne peux m’empêcher d’imaginer le passage ici du Corsaire que je suis venu rechercher. C’est lui, peut-être, qui a fait construire ces postes, afin de mieux observer les travaux dé « maçonnerie » dans lesquels il avait décidé de cacher son trésor !

À nouveau, je sens en moi comme un vertige, une fièvre. Tandis que je vais et viens sur la pente de la colline en portant mes effets, tout d’un coup, au fond de la vallée, parmi les arbres desséchés et les silhouettes des vacoas, il me semble les apercevoir, là : des ombres marchant à la file, venant de la mer, portant les sacs lourds et les pics, se dirigeant vers l’ombre des collines de l’ouest !

Mon cœur bat fort, mon visage ruisselle de sueur. Je dois m’allonger sur le sol, en haut de la falaise, et regarder le ciel jaune du crépuscule pour calmer mon agitation.

La nuit vient vite. Je me hâte d’installer mon bivouac avant que tout ne devienne obscur. Dans le lit de la rivière, je trouve des branches d’arbre abandonnées par la crue, et du petit bois pour faire du feu. Les grosses branches me servent à confectionner une charpente de fortune sur laquelle je fixe la toile à voile. Je consolide le tout au moyen de quelques grosses pierres. Quand tout est installé, je suis trop fatigué pour songer à faire du feu, et je me contente de manger quelques biscuits de mer, assis sur la plate-forme. La nuit est tombée d’un coup, noyant la vallée au-dessous de moi, effaçant la mer et les montagnes. C’est une nuit froide, minérale, sans bruits inutiles, avec seulement le vent sifflant dans lès broussailles, le craquement des pierres qui se rétractent après la brûlure du jour, et, au loin, le grondement des vagues sur les récifs.

Malgré la fatigue, malgré le froid qui me fait grelotter, je suis heureux d’être ici, dans cet endroit dont j’ai rêvé si longtemps sans même savoir qu’il existait. Au fond de moi, je sens un frémissement continu, et j’attends, les yeux grands ouverts, guettant la nuit. Lentement, les astres glissent vers l’ouest, descendent vers l’horizon invisible. Le vent violent secoue la toile derrière moi, comme si je n’avais pas terminé mon voyage. Demain, je serai là, je verrai le passage des ombres. Quelque chose m’attend, quelqu’un. C’est pour le trouver que je suis venu jusqu’ici, que j’ai quitté Mam et Laure. Je dois être prêt pour ce qui va apparaître dans cette vallée, au bout du monde. Je me suis endormi assis à l’entrée de ma tente, le dos contre une pierre, les yeux ouverts sur le ciel noir.


Depuis longtemps je suis dans cette vallée. Combien de jours, de mois ? J’aurais dû tenir un calendrier comme Robinson Crusoé, en taillant des encoches sur un morceau de bois. Dans cette vallée solitaire, je suis perdu comme dans l’immensité de la mer. Les jours suivent les nuits, chaque journée nouvelle efface celle qui l’a précédée. Pour cela je prends des notes sur les cahiers achetés chez le Chinois de Port Mathurin, pour qu’il reste une trace du temps qui passe.

Que reste-t-il ? Ce sont des gestes qui se répètent, tandis que je parcours chaque jour le fond de la vallée à la recherche de points de repère. Je me lève avant le jour, pour profiter des heures fraîches. À l’aube, la vallée est extraordinairement belle. À la première lueur du jour, les blocs de lave et les schistes scintillent de rosée. Les arbustes, les tamariniers et les vacoas sont encore sombres, engourdis par le froid de la nuit. Le vent souffle à peine, et au-delà de la ligne régulière des cocos, j’aperçois la mer immobile, d’un bleu obscur sans reflets, retenant ses grondements. C’est l’instant que j’aime le mieux, quand tout est suspendu, comme en attente. Toujours le ciel très pur et vide, où passent les premiers oiseaux de mer, les fous, les cormorans, les frégates qui franchissent l’Anse aux Anglais et vont vers les îlots, au nord.

Ce sont les seuls êtres vivants que je vois ici depuis que je suis arrivé, à part quelques crabes de terre qui creusent leurs trous dans les dunes de l’estuaire, et les populations de minuscules crabes de mer qui courent sur la vase. Quand les oiseaux repassent au-dessus de la vallée, je sais que c’est la fin du jour. Il me semble que je connais chacun d’eux, et qu’eux aussi me connaissent, cette ridicule fourmi noire qui rampe au fond de la vallée.

Chaque matin, je reprends l’exploration, avec les plans que j’ai établis la veille. Je vais d’un repère à l’autre, en mesurant la vallée à l’aide de mon théodolite, puis je reviens en traçant un arc de cercle de plus en plus grand, pour examiner chaque arpent de terrain. Bientôt le soleil brille, allume ses étincelles de lumière sur les roches aiguës, dessine les ombres. Sous le soleil de midi, la vallée change d’aspect. Elle est alors un endroit très dur, hostile, hérissé de pointes et d’épines. La chaleur monte à cause de la réverbération du soleil, malgré les rafales de vent. Je sens sur mon visage la brûlure d’un four, et je titube au fond de la vallée, les yeux pleins de larmes.

Je dois m’arrêter, attendre. Je vais jusqu’à la rivière, pour boire un peu d’eau au creux de ma main. Je m’assois à l’ombre d’un tamarinier, le dos appuyé contre les racines dénudées par les crues. J’attends, sans bouger, sans penser à rien, tandis que le soleil tourne autour de l’arbre et commence sa chute vers les collines noires.

Parfois encore, je crois voir ces ombres, ces silhouettes fugitives, en haut des collines. Je marche sur le lit de la rivière, les yeux brûlants. Mais les ombres s’effacent, elles retournent dans leurs cachettes, elles se confondent avec les troncs noirs des tamariniers. C’est cette heure que je crains surtout, quand le silence et la lumière pèsent sur ma tête, et que le vent est comme un couteau chauffé.

Je reste à l’ombre du vieux tamarinier, près de la rivière. C’est lui que j’ai vu en premier, quand je me suis réveillé, en haut, sur le promontoire. Je suis allé vers lui, et je pensais peut-être à la lettre du trésor qui parle de ce tamarinier, près de la source. Mais il m’a semblé alors le véritable maître de cette vallée. Il n’est pas très grand, et pourtant, lorsqu’on est à l’abri de ses branches, dans son ombre, on sent une paix profonde. Maintenant je connais bien son tronc noueux, noirci par le temps, le soleil et la sécheresse, ses branches tortueuses, qui portent le feuillage aux fines dentelures si léger, si jeune. Sur le sol, autour de lui, sont les longues gousses dorées gonflées de graines. Chaque jour, je viens là avec mes cahiers et mes crayons, et je suce les graines acides en réfléchissant à de nouveaux plans, loin de la chaleur torride qui règne sous ma tente.

J’essaye de situer les lignes parallèles et les cinq points qui ont servi de repères sur le plan du Corsaire. Les points étaient certainement les sommets des montagnes qu’on aperçoit à l’entrée de l’Anse. Le soir, avant la nuit, je suis allé jusqu’à l’embouchure de la rivière, et j’ai vu les sommets des montagnes encore éclairés par le soleil, et j’ai senti à nouveau cette émotion, comme si quelque chose allait apparaître.

Sur le papier je trace sans cesse les mêmes lignes : la courbe de la rivière que je connais, puis la vallée rectiligne qui s’enfonce entre les montagnes. Les collines, de chaque côté, sont des forteresses de basalte au-dessus de la vallée.


Aujourd’hui, quand le soleil décline, je décide de remonter le flanc de la colline de l’est, à la recherche des marques des « organeaux » laissées par le Corsaire. S’il est réellement venu ici, comme cela semble de plus en plus clair, il est impossible que le marin n’ait pas laissé ces marques sur les rochers de la falaise, ou sur quelque pierre à demeure. La pente du glacis est plus praticable de ce côté, mais le sommet recule au fur et à mesure que je grimpe. Ce qui, vu de loin, me semblait une paroi unie, est une série de marches qui me désorientent. Bientôt je suis si loin de l’autre versant que j’ai du mal à distinguer la tache blanche de la voile qui me sert d’abri. Le fond de la vallée est un désert gris et vert parsemé de blocs noirs, où le lit de la rivière disparaît. À l’entrée de la vallée, je vois la haute falaise de la pointe Vénus. Comme je suis seul ici, bien que les hommes soient proches ! C’est peut-être cela qui m’inquiète le plus : je pourrais mourir ici, personne ne s’en apercevrait. Peut-être un pêcheur d’hourites verrait un jour les restes de mon bivouac et viendrait. Ou bien tout serait emporté par les eaux et par le vent, confondu avec les pierres et les arbres brûlés.

Je regarde attentivement la colline ouest, en face de moi. Est-ce une illusion ? Je vois un M majuscule sculpté dans la roche, un peu au-dessus de la pointe Vénus. À la lumière frisante du crépuscule, il paraît avec netteté, comme fracturé dans la montagne par une main géante. Plus loin, au sommet d’un piton, il y a une tour en pierres à demi ruinée, que je n’avais pas vue en installant mon campement juste en dessous.

La découverte de ces deux repères me trouble. Sans attendre, je dévale la pente de la colline, et je traverse la vallée en courant, pour arriver avant la nuit. Je traverse le cours d’eau de la rivière Roseaux en faisant jaillir l’eau fraîche, puis je remonte la colline de l’ouest, par l’éboulis que j’ai emprunté la première fois.

Arrivé en haut de la pente, je cherche en vain le dessin du « M » : il s’est défait devant moi. Les pans de rocher qui formaient les jambes du « M » se sont écartés, et au centre, il y a une sorte de plateau où croissent des arbustes bousculés par le vent. Tandis que j’avance, penché pour lutter contre les bourrasques, j’entends des pierres s’écrouler. Entre les euphorbes et les vacoas, je crois apercevoir des formes brunes qui s’échappent. Ce sont des cabris sauvages, peut-être échappés d’un troupeau de manafs.

Enfin, j’arrive devant la tour. Au sommet de la falaise, elle surplombe la vallée déjà dans l’ombre. Comment ne l’ai-je pas vue depuis mon arrivée ? C’est une tour écroulée sur un côté, faite de larges blocs de basalte assemblés sans mortier. D’un côté, il y a les restes d’une porte, ou d’une meurtrière. J’entre à l’intérieur de la ruine, je m’accroupis pour m’abriter du vent. Par l’ouverture, je vois la mer. Dans le crépuscule, elle est sans fin, d’un bleu imprégné de violence, voilée à l’horizon par la brume grise qui la confond avec le ciel.

Du haut de la falaise, on embrasse la mer depuis la rade de Port Mathurin jusqu’à la pointe est de l’île. Je comprends alors que cette tour bâtie à la hâte n’est ici que pour surveiller la mer et prévenir l’arrivée d’ennemis. Qui a fait construire cette vigie ? Ce ne peut être l’Amirauté britannique, qui ne craignait plus rien de la mer, étant maîtresse de la route des Indes. D’ailleurs, ni la marine anglaise, ni celle du roi de France n’auraient fait une construction aussi précaire, aussi isolée. Pingre ne parle pas de cette construction dans le récit de son voyage, lors de la première observation du transit de Vénus en 1761. En revanche, je me souviens maintenant du premier camp anglais à la pointe Vénus, en 1810, sur le site du futur observatoire, là où je suis, précisément. Le Mauritius Almanach, lu à la bibliothèque Carnegie, parlait d’une petite « batterie » construite à l’intérieur de la gorge, surveillant la mer. Tandis que la nuit tombe, mon esprit fonctionne avec une sorte de hâte nerveuse, comme dans ces rêveries qui conduisent au sommeil. Pour moi-même, je récite à voix haute les phrases que j’ai lues si souvent dans la lettre de Nageon de Lestang, écrite d’une main longue et penchée sur un papier déchiré :

« Pour une première marque, prenez une pierre de pgt

En prendre la 2° V, là faire Sud Nord,

un cullot de même.

Et de la source Est faire un angle comme un organeau

La marque sur la plage de la source.

Pour e/o passez à la gauche

Pour là chacun de la marque BnShe

Là frottez contre la passe, sur quoi trouverez que pensez.

Cherchez : : S

Faire x — 1 do m de la diagonale dans la direction

du Comble du Commandeur. »

Je suis en ce moment assis sur les ruines de la vigie du Comble du Commandeur, tandis que l’ombre emplit déjà la vallée. Je ne sens plus la fatigue, ni les coups du vent froid, ni la solitude. Je viens de découvrir la première marque du Corsaire inconnu.


Les jours qui ont suivi la découverte du Comble du Commandeur, j’ai parcouru le fond de la vallée, en proie à une fièvre qui allait par instants jusqu’au délire. Je me souviens (bien que cela se trouble et s’échappe comme un rêve) de ces journées brûlantes sous le soleil d’avril, à l’époque des grands cyclones, je m’en souviens comme d’une chute dans un vide vertical, et de la brûlure de l’air quand ma poitrine soulève un poids de souffrance. De l’aube au crépuscule, je suis la marche du soleil dans le ciel, des collines solitaires de l’est jusqu’aux montagnes qui dominent le centre de l’île. Je vais à la manière du soleil, en arc de cercle, le pic sur l’épaule, mesurant au théodolite les accidents du terrain qui sont mes seuls points de repère. Je vois l’ombre des arbres girer lentement, s’allonger sur la terre. La chaleur du soleil me brûle à travers mes habits, et continue de me brûler au long des nuits, m’empêchant de dormir, se mêlant au froid qui sort de la terre. Certains soirs, je suis si fatigué de marcher que je me couche là où me prend la nuit, entre deux blocs de lave, et que je dors jusqu’au matin, quand la faim et la soif me réveillent.

Une nuit, je me réveille au centre de la vallée, je sens sur moi le souffle de la mer. Sur mon visage, dans mes yeux, il y a encore la tache éblouissante du soleil. C’est une nuit de lune noire, comme disait mon père autrefois. Les étoiles emplissent le ciel, et je les contemple, pris par cette folie. Je parle tout haut, je dis : je vois le dessin, il est là, je le vois. Le plan du Corsaire inconnu n’est autre que le dessin de la Croix du Sud et de ses « suiveuses », les « belles de nuit ». Sur l’étendue immense de la vallée, je vois briller les pierres de lave. Elles sont allumées comme des étoiles dans l’ombre poussiéreuse. Je marche vers elles, les yeux agrandis, je sens sur mon visage la braise de leurs lumières. La soif, la faim, la solitude tourbillonnent en moi, de plus en plus vite. J’entends une voix qui parle, avec les intonations de mon père. Cela me rassure d’abord puis me fait frissonner, car je m’aperçois que c’est moi qui parle. Pour ne pas tomber, je m’assois sur la terre, près du grand tamarinier qui m’abrite le jour. Le frisson continue ses vagues sur mon corps, je sens entrer en moi le froid de la terre et de l’espace.

Combien de temps suis-je resté là ? Quand je rouvre les yeux, je vois d’abord le feuillage du tamarinier au-dessus de moi, et les ocelles du soleil à travers les feuilles. Je suis couché entre les racines. À côté de moi, il y a un enfant et une jeune fille, aux visages sombres, vêtus de haillons comme les manafs. La jeune fille a un chiffon dans ses mains, qu’elle tord pour faire tomber des gouttes d’eau sur mes lèvres.

L’eau coule dans ma bouche, sur ma langue gonflée. Chaque gorgée que je bois me fait du mal.

L’enfant s’éloigne, revient, rapportant un chiffon imbibé d’eau de la rivière. Je bois encore. Chaque goutte réveille mon corps, réveille une douleur, mais c’est bien.

La jeune fille parle au garçon, dans un créole que je comprends à peine. Je suis seul avec la jeune manaf. Quand je fais des efforts pour me relever, elle m’aide à m’asseoir. Je voudrais lui parler, mais ma langue refuse encore de bouger. Le soleil est déjà haut dans le ciel, je sens la chaleur qui monte dans la vallée. Au-delà de l’ombre du vieux tamarinier, le paysage est éblouissant, cruel. À l’idée qu’il faudrait que je traverse cette zone de lumière, je sens une nausée.

L’enfant revient. Il porte dans sa main un gâteau-piment, il me l’offre d’un geste si cérémonieux que cela me donne envie de rire. Je mange lentement le gâteau, et dans ma bouche endolorie, le piment fait du bien. Je partage ce qui reste du gâteau, je l’offre à la jeune fille et au garçon. Mais ils refusent.

« Où habitez-vous ? »

Je n’ai pas parlé en créole, mais la jeune manaf semble avoir compris. Elle montre les hautes montagnes, au fond de la vallée. Elle dit, je crois : « Là-haut. »

C’est une véritable manaf, silencieuse, sur ses gardes. Depuis que je suis assis et que je parle, elle s’est reculée, elle est prête à partir. L’enfant s’est éloigné aussi, il me regarde à la dérobée.

Tout à coup, ils s’en vont. Je voudrais les appeler, les retenir. Ce sont les premiers êtres humains que je vois depuis des mois. Mais à quoi bon les appeler ? Ils s’en vont sans hâte, mais sans se retourner, sautant de pierre en pierre, ils disparaissent dans les fourrés. Je les vois un instant après sur le flanc de la colline de l’ouest, pareils à des cabris. Ils disparaissent dans le fond de la vallée. Ce sont eux qui m’ont sauvé.

Je reste à l’ombre du tamarinier jusqu’au soir, presque sans bouger. De grosses fourmis noires courent le long des racines, inlassablement, en vain. Vers la fin du jour, j’entends les cris des oiseaux de mer qui traversent le ciel au-dessus de l’Anse aux Anglais. Les moustiques dansent. Avec des précautions de vieillard, je me mets en route à travers la vallée, je regagne mon campement. Demain, j’irai à Port Mathurin, pour y attendre le premier bateau en partance. Ce sera peut-être le Zeta ?


Il y a ces jours à Port Mathurin, loin de l’Anse aux Anglais, ces jours à l’hôpital — le médecin chef Camal Boudou qui m’a dit seulement ces mots : « You could have died of exposure. » Exposure, c’est un mot que je garde en moi, il me semble qu’aucun autre ne peut mieux exprimer ce que j’ai ressenti cette nuit-là, avant que les enfants manafs ne me donnent à boire. Pourtant je ne peux me résoudre à partir. Ce serait un échec terrible ; la maison du Boucan, notre vie tout entière seraient perdues pour Laure et pour moi.

Alors ce matin, avant le jour, je quitte l’hôtel du Port Mathurin, et je retourne vers l’Anse aux Anglais. Je n’ai pas besoin de carriole cette fois : toutes mes affaires sont restées dans mon bivouac, enveloppées dans la toile à voile, assujetties par quelques pierres.

J’ai décidé aussi d’engager un homme pour m’aider dans mes recherches. À Port Mathurin, l’on m’a parlé de la ferme des Castel, derrière les bâtiments de la Cable & Wireless, où je trouverai sûrement quelqu’un.

J’arrive devant l’Anse aux Anglais quand le soleil se lève. Dans la fraîcheur du matin, avec l’odeur de la mer, tout me semble nouveau, transformé. Le ciel au-dessus des collines de l’est est d’un rose très doux, la mer brille comme l’émeraude. Dans la lumière de l’aurore, les arbres et les vacoas ont des formes inconnues.

Comment ai-je pu oublier si vite cette beauté ? L’exaltation que je ressens aujourd’hui ne ressemble plus à la fièvre qui m’a rendu fou et m’a fait courir à travers la vallée. Maintenant je comprends ce que je suis venu chercher : c’est une force plus grande que la mienne, un souvenir qui a commencé avant ma naissance. Pour la première fois depuis des mois, il me semble que Laure est devenue proche, que la distance qui nous sépare ne compte plus.

Je pense à elle, prisonnière de la maison de Forest Side, et je regarde le paysage de l’aurore pour lui envoyer cette beauté et cette paix. Je me souviens du jeu que nous faisions parfois, dans les combles de la maison du Boucan ; chacun à un bout du grenier sombre, un numéro ancien de l’Illustrated London News ouvert devant nous, nous nous efforcions de nous envoyer des images ou des mots par la pensée. Laure va-t-elle encore gagner à ce jeu, comme elle savait gagner autrefois ? Je lui envoie tout cela : la ligne pure des collines, découpées contre le ciel rose, la mer d’émeraude, le vent, les vols lents des oiseaux de mer qui viennent de la baie Lascars et se dirigent vers le soleil levant.

Vers midi, étant monté au Comble du Commandeur, dans la tour ruinée de la Vigie du Corsaire, je découvre le ravin. Au fond de la vallée, il ne pouvait pas m’apparaître à cause d’un éboulis qui en cache l’entrée. À la lumière du zénith, j’aperçois distinctement la blessure sombre qu’il fait dans le flanc de la colline de l’est.

Je le repère avec soin par rapport aux arbres de la vallée. Puis je vais parler avec le fermier, près des bâtiments du télégraphe. Sa ferme, telle que je l’ai vue en venant sur la route de Port Mathurin, est plutôt un abri précaire contre le vent et la pluie, demi enfoui dans un enfoncement du terrain. Comme j’approche, une masse noire se lève en grognant, un porc à demi sauvage. Puis c’est un chien, crocs en avant. Je me souviens des leçons de Denis, jadis, dans les champs : un bâton, une pierre ne servent à rien. Il faut deux pierres, celle qu’on lance, et celle qui menace. Le chien recule, mais défend la porte de la maison.

« Monsieur Castel ? »

Un homme apparaît, torse nu, vêtu d’un pantalon de pêcheur. C’est un Noir grand et fort, au visage marqué. Il écarte son chien, m’invite à entrer.

L’intérieur de la ferme est sombre, enfumé. Les seuls meubles sont une table et deux chaises. Au fond de la pièce unique, une femme vêtue d’une robe fanée fait la cuisine. À côté d’elle, il y a une petite fille, claire de peau.

M. Castel m’invite à m’asseoir. Lui reste debout, m’écoute poliment, tandis que je lui explique ce que je veux. Il approuve de la tête. Il viendra m’aider de temps en temps, et son fils adoptif, Fritz, m’apportera à manger chaque jour. Il ne me demande pas pourquoi nous allons creuser la terre. Il ne pose aucune question.

Cet après-midi, j’ai décidé de continuer mes recherches plus au sud, vers le haut de la vallée. J’abandonne l’abri du tamarinier où j’ai maintenant installé mon campement, et je remonte le cours de la rivière Roseaux. La rivière sinue sur le lit sablonneux, forme des méandres, des îles, mince filet d’eau qui n’est que l’aspect externe d’un cours d’eau souterrain. Plus haut, la rivière n’est plus qu’un ruisseau coulant sur un lit de galets noirs, au milieu des gorges. Je suis déjà tout près des contreforts des montagnes. La végétation est encore plus clairsemée, buissons d’épines, acacias, et toujours les vacoas aux feuilles en lames de sabre.

Le silence est dense ici, et je marche en faisant le moins de bruit possible. Au pied des montagnes, le ruisseau se divise en plusieurs sources, dans des ravins de schistes et de lave. Tout à coup, le ciel se couvre, la pluie arrive. Les gouttes sont larges et froides. Au loin, tout en bas de la vallée, j’aperçois la mer voilée par l’orage. À l’abri d’un tamarinier, je regarde la pluie avancer sur la vallée étroite.

Puis je la vois : c’est la jeune fille qui m’a secouru l’autre jour, quand je délirais de soif et de fatigue. Elle a un visage d’enfant, mais elle est grande et svelte, vêtue d’une jupe courte à la manière des femmes manafs et d’une chemise en haillons. Ses cheveux sont longs et bouclés comme ceux des Indiennes.

Elle avance le long de la vallée, la tête baissée à cause de la pluie. Elle se dirige vers mon arbre. Je sais qu’elle ne m’a pas encore vu, et j’appréhende l’instant où elle m’apercevra. Va-t-elle crier de peur et s’enfuir ? Elle marche sans bruit, avec des mouvements souples d’animal. Elle s’arrête pour regarder du côté du tamarinier, et elle me voit. Un instant son beau visage lisse montre de l’inquiétude. Elle reste immobile, en équilibre sur une jambe, appuyée sur son long harpon. Ses vêtements sont collés à son corps par l’eau de pluie, et ses longs cheveux noirs font paraître plus lumineuse la couleur cuivrée de sa peau.

« Bonjour ! »

Je dis cela d’abord, pour chasser l’inquiétude du silence qui règne ici. Je fais un pas vers elle. Elle ne bouge pas, me regarde seulement. L’eau de pluie coule sur son front, sur ses joues, le long de ses cheveux. Je vois qu’elle tient dans la main gauche un collier de liane où sont enfilés des poissons.

« Vous êtes allée à la pêche ? »

Ma voix résonne bizarrement. Comprend-elle ce que je dis ? Elle va jusqu’au tamarinier, et elle s’assoit sur une racine, à l’abri de la pluie. Son visage reste tourné vers la montagne.

« Vous habitez dans la montagne ? »

Elle fait oui de la tête. Elle dit de sa voix chantante :

« C’est vrai que vous cherchez de l’or ? »

Je suis étonné, moins par la question, que par la langue. Elle parle le français presque sans accent.

« On vous a dit cela ? Oui, je cherche de l’or, c’est vrai. »

« En avez-vous trouvé ? »

Je ris.

« Non, je n’en ai pas encore trouvé. »

« Et vous croyez vraiment qu’il y a de l’or par ici ? »

Sa question m’amuse :

« Pourquoi, vous ne le croyez pas ? »

Elle me regarde. Son visage est lisse, sans crainte comme celui d’un enfant.

« Tout le monde est si pauvre ici. »

Elle tourne encore la tête vers le mont Limon qui a disparu dans le nuage de pluie. Un instant, nous regardons tomber la pluie sans rien dire. Je vois ses habits mouillés, ses jambes minces, ses pieds nus posés bien à plat sur la terre.

« Comment vous appelez-vous ? »

J’ai demandé cela presque malgré moi, peut-être pour retenir un peu de cette jeune fille étrange, qui va bientôt disparaître dans la montagne. Elle me regarde de ses yeux sombres, profonds, comme si elle pensait à autre chose. Elle dit enfin :

« Je m’appelle Ouma. »

Elle se lève, elle prend la liane où sont accrochés les poissons, son harpon, et elle part, elle marche vite le long du ruisseau, dans la pluie qui faiblit. Je vois sa silhouette souple bondir de pierre en pierre, pareille à un cabri, puis elle s’efface au milieu des fourrés. Tout cela s’est passé si vite que j’ai du mal à croire que je n’ai pas imaginé cette apparition, cette jeune fille sauvage et belle qui m’a sauvé la vie. Le silence m’enivre. La pluie a cessé tout à fait, et le soleil brille avec force dans le ciel bleu. À la lumière, les montagnes paraissent plus hautes, inaccessibles. En vain je scrute les pentes des montagnes, du côté du mont Limon. La jeune fille a disparu, elle s’est confondue avec les murailles de pierre noire. Où vit-elle, dans quel village de manafs ? Je pense à son nom étrange, un nom indien, dont elle a fait résonner les deux syllabes, un nom qui me trouble. Enfin, je redescends en courant vers mon campement, en bas de la vallée, sous le vieux tamarinier.

À l’ombre de l’arbre, je passe la fin du jour à étudier les plans de la vallée, et je marque au crayon rouge les points qu’il faudra sonder. Quand je vais les repérer sur le terrain, non loin du deuxième point, je distingue clairement une marque sur une pierre à demeure : quatre trous réguliers poinçonnés en carré. Je me rappelle tout à coup la formule de la lettre du Corsaire inconnu : « Cherchez : : » Mon cœur bat plus vite quand je me retourne vers le levant et que j’aperçois effectivement la forme de la vigie du Comble du Commandeur dans la diagonale de l’axe nord-sud.

Tard ce jour-là, je découvre la première marque de l’organeau, sur le glacis de la colline de l’est.

C’est en cherchant à établir la ligne est-ouest qui coupe la rivière Roseaux aux limites de l’ancien marécage que j’ai trouvé l’organeau.

Marchant boussole à la main, le dos au soleil, je traverse une dénivellation que je crois être le lit d’un ancien affluent. J’arrive sur la falaise de l’est, abrupte à cet endroit. C’est une muraille de basalte presque verticale, qui s’est partiellement écroulée. Sur l’un des pans près du sommet, je vois la marque.

« L’organeau ! L’organeau ! »

Je répète cela à mi-voix. Je cherche un chemin pour atteindre le haut de la falaise. Les pierres s’éboulent sous mes pieds, je m’agrippe aux arbustes pour escalader. Arrivé près du sommet, j’ai du mal à retrouver le rocher qui porte la marque. Vu d’en bas, le signe était net, avec sa forme de triangle équilatéral inversé qui était celle des organeaux des ancres marines au temps des corsaires. À la recherche de ce signe, je sens mon sang battre dans mes tempes. Se peut-il que j’aie été victime d’une illusion ? Sur tous les rochers, je vois des marques en forme d’angle, résultat d’anciennes fractures. Plusieurs fois, je parcours le rebord de la falaise, glissant sur les éboulis.

En bas, dans la vallée, le jeune Fritz Castel, venu m’apporter mon repas, s’est arrêté au pied de la falaise et regarde. C’est la direction de son regard qui me montre mon erreur. Les pans de basalte se ressemblent tous, et ceux qui m’ont servi de repère sont plus hauts, j’en suis sûr. Je grimpe plus haut et j’arrive en effet à un deuxième palier, qui coïncide avec la limite de la végétation. Là, devant moi, sur une grande roche noire, brille le triangle de l’organeau, magnifique, inscrit dans la roche dure avec une régularité que seule peut obtenir une main armée d’un ciseau. Tremblant d’émotion, je m’approche de la pierre, je l’effleure du bout des doigts. Le basalte est chaud de lumière, doux et lisse comme une peau, et je sens sous mes doigts le bord coupant du triangle renversé, comme ceci :

Je dois nécessairement trouver le même signe de l’autre côté de la vallée, selon une ligne est-ouest. L’autre versant est loin, même avec une lunette je ne pourrais pas le voir. Déjà les collines de l’ouest sont dans l’ombre, et je remets au lendemain la recherche de l’autre organeau.

Quand le jeune Fritz est reparti, je retourne là-haut. Je reste longtemps assis sur la roche friable, à regarder l’étendue de l’Anse aux Anglais que prend la nuit. Il me semble que, pour la première fois, je ne la vois pas avec mes yeux, mais avec ceux du Corsaire inconnu qui est venu ici il y a cent cinquante ans, qui a tracé le plan de son secret sur le sable gris de la rivière, puis l’a laissé s’effacer, ne laissant que les marques frappées dans la pierre dure. J’imagine comme il tenait le ciseau et le maillet pour graver ce signe, et les coups devaient retentir jusqu’au fond de la vallée déserte. Dans la paix de l’Anse, où passe par instants le froissement rapide du vent, et le grondement intermittent de la mer, je peux entendre les coups du ciseau sur la pierre, réveillant les échos dans les collines. Ce soir, couché à même la terre entre les racines du vieux tamarinier, enveloppé dans ma couverture comme naguère sur le pont du Zeta, je rêve à la vie nouvelle.


Aujourd’hui, dès l’aube je suis au pied de la falaise de l’ouest. La lumière éclaire à peine les roches noires, et dans l’échancrure de l’Anse, la mer est d’un bleu translucide, plus clair que le ciel. Comme chaque matin, j’entends les cris des oiseaux de mer qui traversent la baie, escadrilles de cormorans, mouettes et fous lançant leurs appels rauques, en route vers la baie Lascars. Jamais je n’ai été aussi content de les entendre. Il me semble que leurs cris sont des saluts qu’ils m’adressent en passant au-dessus de l’Anse, et je leur réponds en criant moi aussi. Quelques oiseaux volent au-dessus de moi, des sternes aux ailes immenses, des pétrels rapides. Ils tournent près de la falaise, puis rejoignent les autres sur la mer. J’envie leur légèreté, la rapidité avec laquelle ils glissent dans l’air, sans s’attacher à la terre. Alors je me vois, accroché au fond de cette vallée stérile, mettant des jours, des mois à reconnaître ce que le regard des oiseaux a balayé en un instant. J’aime les voir, je partage un peu de la beauté de leur vol, un peu de leur liberté.

Ont-ils besoin d’or, de richesses ? Le vent leur suffit, le ciel du matin, la mer qui regorge de poissons, et ces rochers qui émergent, leur seul abri contre les tempêtes.

Je me suis dirigé guidé par l’intuition vers la falaise noire, où j’ai distingué des anfractuosités depuis l’autre versant de la vallée. Le vent me bouscule, m’enivre, tandis que je grimpe en m’aidant des broussailles. Tout à coup, le soleil apparaît au-dessus des collines de l’est, magnifique, éblouissant, allumant les étincelles sur la mer.

J’examine la falaise morceau par morceau. Je sens la brûlure du soleil qui monte lentement. Vers midi, j’entends un appel. C’est le jeune Fritz qui m’attend en bas, près du campement. Je redescends pour me reposer. Mon enthousiasme du matin est bien retombé. Je me sens las, découragé. À l’ombre du tamarinier, je mange le riz blanc en compagnie de Fritz. Quand il a fini de manger, il attend en silence, les yeux fixés au loin, dans cette attitude impassible qui caractérise les Noirs d’ici.

Je pense à Ouma, si farouche, si mobile. Reviendra-t-elle ? Chaque soir, avant le coucher du soleil, je longe la rivière Roseaux jusqu’aux dunes, je cherche ses traces. Pourquoi ? Que pourrais-je lui dire ? Mais il me semble qu’elle est la seule qui comprenne ce que je suis venu chercher ici.

Cette nuit, quand les étoiles apparaissent une à une dans le ciel, au nord, le petit Chariot, puis Orion, Sirius, je comprends soudain mon erreur : lorsque j’ai situé la ligne est-ouest, en partant de la marque de l’organeau, je me suis servi comme repère du nord magnétique indiqué par ma boussole. Le Corsaire qui traçait ses plans et marquait ses points de repère sur les rochers n’utilisait pas la boussole. C’était certainement l’étoile du nord qui lui servait d’indication, et c’est par rapport à cette direction qu’il a établi la perpendiculaire est-ouest. La différence entre le nord magnétique et le nord stellaire étant de 7°36, cela signifie une différence de près de cent pieds à la base de la falaise c’est-à-dire sur l’autre pan de roche qui forme le premier contrefort du Comble du Commandeur.

Je suis tellement ému par cette découverte que je ne peux me résoudre à attendre jusqu’au lendemain. Muni de ma lampe tempête, pieds nus, je marche jusqu’à la falaise. Le vent souffle avec violence, portant les nuages d’embruns. À l’abri des racines du vieux tamarinier, je n’avais pas entendu la tempête. Mais ici elle me fait tituber, elle siffie dans mes oreilles et fait vaciller la flamme de la lampe.

Je suis maintenant au pied de la falaise noire, et je cherche un passage. La paroi est tellement abrupte que je dois prendre la lampe entre mes dents pour escalader. Ainsi, j’arrive jusqu’à une corniche, à mi-hauteur, et je commence à chercher la marque, le long de la falaise qui s’effrite. Éclairée par la lampe, la paroi de basalte prend un aspect étrange, infernal. Chaque creux, chaque fissure me fait tressaillir. Je parcours ainsi toute la corniche, jusqu’au ravin qui sépare ce pan de falaise du piton qui domine la mer. Je suis étourdi par les rafales de vent froid, par le grondement de la mer toute proche, par l’eau qui ruisselle sur mon visage. Alors que je m’apprête à redescendre, épuisé, j’aperçois une large roche au-dessus de moi, et je sais que le signe doit être là, j’en suis sûr. C’est le seul rocher visible de n’importe quel point de la vallée. Pour l’atteindre, je dois faire un détour, suivre un chemin qui s’éboule. Quand j’arrive enfin devant le rocher, avec la lampe tempête entre mes dents, je vois l’organeau. Il est gravé avec une telle netteté que j’aurais pu le voir sans la lampe. Ses bords sont coupants sous mes doigts comme s’ils avaient été sculptés hier. La pierre noire est froide, glissante. Le triangle est dessiné la pointe vers le haut, à l’inverse de l’organeau de l’ouest. II semble sur le rocher un œil mystérieux qui regarde de l’autre côté du temps, contemplant éternellement l’autre versant de la vallée, sans faiblir, chaque jour, chaque nuit. Un frisson parcourt mon corps. Je suis entré dans un secret plus fort, plus durable que moi. Jusqu’où me conduira-t-il ?


Après cela, j’ai vécu dans une sorte de rêve éveillé, où se mêlaient la voix de Laure, et celle de Mam sur la varangue du Boucan, au message du Corsaire inconnu, et à l’image fugitive d’Ouma glissant entre les buissons, vers le haut de la vallée. La solitude s’est resserrée sur moi. Hormis le jeune Fritz Castel, je ne vois personne. Même lui ne vient plus aussi régulièrement. Hier (ou avant-hier, je ne sais plus) il a posé la marmite de riz sur une pierre, devant le campement, puis il est reparti en escaladant la colline de l’ouest, sans répondre à mes appels. Comme si je lui faisais peur.

A l’aube, je suis allé comme chaque matin vers l’estuaire de la rivière. J’ai pris ma trousse de toilette, avec rasoir, savon et brosse, ainsi que le linge à laver. Posant le miroir sur un caillou, j’ai commencé par raser ma barbe, puis j’ai coupé mes cheveux qui tombaient sur mes épaules. Dans le miroir, j’ai regardé mon visage maigre, noirci par le soleil, mes yeux brillants de fièvre. Mon nez, qui est mince et busqué comme chez tous les mâles du nom de L’Etang, accentue encore l’expression perdue, presque famélique, et je crois bien qu’à force de marcher sur ses traces, j’ai commencé à ressembler au Corsaire inconnu qui a habité ces lieux.

J’aime bien être ici, à l’estuaire de la rivière Roseaux, là où commencent les dunes de la plage, où l’on entend la mer toute proche, sa respiration lente, tandis que le vent entre par rafales au milieu des euphorbes et des roseaux, et fait grincer les palmes. Ici, à l’aube, la lumière est si douce, si calme, et l’eau lisse comme un miroir. Quand j’ai fini de me raser, de me laver et de laver mon linge, alors que je m’apprête à retourner vers le campement, je vois Ouma. Elle est debout devant la rivière, son harpon à la main, et elle me regarde sans gêne, avec quelque chose de moqueur dans le regard. J’ai souvent espéré la rencontrer ici, sur la plage, à la marée basse, quand elle revient de la pêche, et pourtant je suis étonné et je reste immobile, avec mon linge mouillé qui s’égoutte à mes pieds.

Dans la lumière du jour qui commence, près de l’eau, elle est encore plus belle, sa robe de toile et sa chemise trempées d’eau de mer, son visage couleur de cuivre, couleur de lave, brillant de sel. Elle est ainsi, debout, une jambe tendue et son corps incliné sur sa hanche gauche, tenant dans sa main droite le harpon de roseau à la pointe de bois d’ébène, la main gauche appuyée sur son épaule droite, drapée dans ses vêtements mouillés, telle une statue antique. Je reste à la regarder, sans oser parler, et je pense malgré moi à Nada, si belle et mystérieuse, comme elle apparaissait autrefois sur les images des anciens journaux, dans la pénombre du grenier de notre maison. Je fais un pas en avant, et j’ai le sentiment de rompre un enchantement. Ouma se détourne, elle s’en va à grandes enjambées le long du lit de la rivière.

« Attendez ! » J’ai crié cela sans réfléchir, en courant derrière elle.

Ouma s’arrête, elle me regarde. Dans ses yeux je lis l’inquiétude, la méfiance. Je voudrais parler pour la retenir, mais il y a si longtemps que je n’ai parlé à âme qui vive, les mots me manquent. Je voudrais lui parler des traces que j’ai cherchées, sur la plage, le soir, avant la marée. Mais c’est elle qui me parle. Elle me demande de sa voix chantante, moqueuse :

« Avez-vous trouvé enfin de l’or ? »

Je secoue la tête, et elle rit. Elle s’assoit sur ses talons, un peu en retrait, sur le sommet d’une dune. Pour s’asseoir, elle ramène sa jupe entre ses jambes d’un geste que je n’ai jamais vu aucune femme faire. Elle s’appuie sur le harpon.

« Et vous, avez-vous pêche quelque chose ? »

Elle secoue la tête à son tour.

« Vous rentrez chez vous, dans la montagne ? »

Elle regarde le ciel.

« Il est encore tôt. Je vais essayer encore, vers la pointe. »

« Je peux venir avec vous ? »

Elle se lève sans répondre. Puis elle se retourne vers moi :

« Venez. »

Elle part sans m’attendre. Elle marche vite dans le sable, avec cette démarche animale, le long harpon sur l’épaule.

Je jette le ballot de linge mouillé dans le sable, sans me soucier du vent qui risque de l’emporter. Je cours derrière Ouma. Je la rejoins près de la mer. Elle marche le long des vagues qui déferlent, les yeux fixés vers le large. Le vent plaque sa robe mouillée sur son corps mince. Dans le ciel encore gris du matin, passent mes compagnons-oiseaux, glapissant et faisant leur bruit de crécelle.

« Vous aimez les oiseaux de mer ? »

Elle s’arrête, le bras levé vers eux. Son visage brille dans la lumière. Elle dit :

« Ils sont beaux ! »

Dans les rochers au bout de la plage, la jeune fille bondit avec agilité, sans effort, pieds nus sur les arêtes tranchantes. Elle va jusqu’à la pointe, devant l’eau profonde, bleu d’acier. Quand j’arrive près d’elle, elle me fait signe de m’arrêter. Sa longue silhouette penchée sur la mer, le harpon levé, elle guette dans les profondeurs, près des bancs de coraux. Elle reste un long moment comme cela, parfaitement immobile, puis, d’un coup, elle s’élance en avant et disparaît dans l’eau. Je regarde la surface, je cherche un bouillonnement, un remous, une ombre. Alors que je ne sais plus où regarder, à quelques brasses de moi la jeune fille fait surface, essoufflée. Elle nage lentement jusqu’à moi, elle jette sur les rochers un poisson transpercé. Elle sort de l’eau avec le harpon, son visage est pâle de froid. Elle dit :

« Il y en a un autre par là. »

Je prends le harpon, et à mon tour je plonge tout habillé dans la mer.

Sous l’eau, je vois le fond trouble, les paillettes d’algues qui étincellent. Le bruit des vagues sur la barrière de corail fait un crissement aigu. Je nage sous l’eau vers les coraux, le harpon serré contre mon corps. Je fais deux fois le tour des coraux sans rien voir. Quand je remonte à la surface, Ouma est penchée vers moi, elle crie :

« Là, par là ! »

Elle plonge. Sous l’eau, je vois son ombre noire qui glisse près du fond. Dans un nuage de sable, la vieille sort de sa cachette et passe lentement devant moi. Presque seul, le harpon jaillit de ma main et cloue le poisson. Le sang fait un nuage dans l’eau autour de moi. Je remonte aussitôt à la surface. Ouma nage à côté de moi, elle monte avant moi sur les rochers. C’est elle qui saisit le harpon, puis qui tue le poisson en l’assommant sur la roche noire. À bout de souffle, je reste assis, grelottant de froid. Ouma me tire par le bras.

« Viens, il faut marcher ! »

Tenant les deux poissons par les ouïes, elle bondit déjà de roche en roche vers la plage. Dans les dunes, elle cherche une liane pour enfiler les poissons. Maintenant nous marchons ensemble vers le lit de la rivière Roseaux. À l’endroit où la rivière fait un étang profond, couleur de ciel, elle pose les poissons sur la berge et elle plonge dans l’eau douce, elle s’asperge la tête et le corps comme un animal qui se baigne. Au bord de la rivière, je ressemble à un grand oiseau mouillé, et cela la fait rire. Je me jette dans l’eau à mon tour, en soulevant de grandes gerbes, et nous passons un long moment à nous éclabousser en riant. Quand nous sortons de l’eau, je suis étonné de ne plus sentir le froid. Le soleil est déjà haut, et les dunes près de l’estuaire sont brûlantes. Nos habits mouillés collent à notre peau. À genoux dans le sable, Ouma essore sa jupe et sa chemise, du haut vers le bas, enlevant une manche puis l’autre. Sa peau couleur de cuivre brille au soleil, et les ruisseaux d’eau coulent de ses cheveux alourdis, le long de ses joues, sur sa nuque. Le vent souffle par rafales, fait frissonner l’eau de la rivière. Nous ne parlons plus. Ici, devant cette rivière, sous la lumière dure du soleil, écoutant le bruit triste du vent dans les roseaux et la rumeur de la mer, nous sommes seuls sur la terre, les derniers habitants peut-être, venus de nulle part, réunis par le hasard d’un naufrage. Jamais je n’ai imaginé que cela pourrait m’arriver, que je pourrais ressentir une chose pareille. C’est une force qui naît en moi, qui se répand dans tout mon corps, un désir, une brûlure. Nous restons assis longtemps dans le sable, attendant que nos habits soient secs. Ouma ne bouge pas non plus, assise sur ses talons comme elle sait le faire, à la manière des manafs, ses longs bras noués autour de ses jambes, son visage tourné vers la mer. La lumière brille sur ses cheveux emmêlés, je vois son profil pur, son front droit, l’arête de son nez, ses lèvres. Ses habits flottent dans le vent. Il me semble que maintenant plus rien d’autre n’a d’importance.

C’est Ouma qui décide de partir. Elle se lève soudain, sans prendre appui sur le sol, elle ramasse les poissons. Accroupie au bord de la rivière, elle les prépare d’une façon que je n’ai jamais vue auparavant. Avec la pointe de son harpon, elle fend le ventre des poissons et les étripe. Elle lave l’intérieur avec du sable et les rince dans l’eau de la rivière. Elle jette les abats au loin, pour l’armée des crabes qui attend.

Elle a fait tout cela vite, et en silence. Puis elle efface les traces au bord de la rivière avec de l’eau. Quand je lui demande pourquoi elle agit ainsi, elle répond :

« Nous, les manafs, nous sommes marrons. »

Plus loin, je récupère mon linge presque sec, couvert de sable blanc. Je marche derrière elle, jusqu’au campement. Quand elle arrive là, elle pose le poisson que j’ai harponné sur une pierre plate, et elle dit :

« C’est à toi. »

Comme je proteste pour le lui rendre, elle dit :

« Tu as faim, je vais te faire à manger. »

Elle ramasse à la hâte des brindilles sèches. Avec quelques roseaux verts, elle fabrique une sorte de claie qu’elle installe au-dessus des branches. Je lui offre mon briquet d’amadou, mais elle secoue la tête. Elle prépare du lichen sec, et accroupie, le dos au vent, elle frappe des silex l’un contre l’autre, très vite, sans s’arrêter, jusqu’à ce que les pierres échauffées laissent pleuvoir des étincelles. Au creux du foyer, le lichen commence à fumer. Ouma le prend dans ses mains avec précaution, et elle souffle lentement. Quand la flamme jaillit, elle place le lichen sous les branches sèches, et bientôt le feu crépite. Ouma se redresse. Son visage est éclairé par une joie enfantine. Sur la claie de roseaux verts, le poisson rôtit, et je sens déjà l’odeur appétissante. Ouma a raison : je meurs de faim.

Quand le poisson est cuit, Ouma pose la claie sur le sol. À tour de rôle, en nous brûlant les doigts, nous prenons des bouchées de chair. Je crois bien que jamais je ne mangerai rien de meilleur que ce poisson grillé sans sel sur la claie de roseaux verts.

Quand nous avons fini de manger, Ouma se lève. Elle éteint avec soin le feu, en le recouvrant de sable noir. Puis elle prend l’autre poisson qu’elle a roulé dans la terre pour l’abriter du soleil. Sans dire un mot, sans me regarder, elle s’en va. Le vent dessine la forme de son corps dans ses vêtements délavés par l’eau de mer et le soleil. Sur son visage brille la lumière, mais ses yeux sont deux taches d’ombre. Je comprends qu’elle ne doit pas parler. Je comprends que je dois rester, cela fait partie de son jeu, du jeu qu’elle joue avec moi.

Souple et rapide comme un animal, elle glisse entre les buissons, elle saute de roche en roche au fond de la vallée. Debout à côté du vieux tamarinier, je la vois un moment encore, escaladant le flanc de la colline, pareille à un cabri sauvage. Elle ne se retourne pas, ne s’arrête pas. Elle marche vers la montagne, vers le mont Lubin, elle disparaît dans l’ombre qui couvre les pentes de l’ouest. J’entends battre mon cœur, mes pensées bougent lentement. La solitude revient dans l’Anse aux Anglais, plus effrayante. Assis près de mon campement, tourné vers le couchant, je regarde les ombres qui avancent.


Alors, ces jours-là me conduisent plus loin encore dans mon rêve. Ce que je cherche m’apparaît chaque jour davantage, avec une force qui m’emplit de bonheur. Depuis le lever du soleil jusqu’à la nuit, je suis en marche à travers la vallée, cherchant les points de repère, les indices. La lumière éblouissante qui précède les pluies de l’hiver, les cris des oiseaux de mer, les rafales de vent du nord-ouest créent en moi une sorte d’ivresse.

Parfois, entre les blocs de basalte, à mi-chemin du glacis, sur les rives de la rivière Roseaux, j’aperçois une ombre furtive, si rapide que je ne suis jamais sûr de l’avoir réellement vue. Ouma, descendue de sa montagne, m’observe, cachée derrière un rocher, ou dans les bosquets de vacoas. Quelquefois, elle vient accompagnée d’un jeune garçon d’une beauté extraordinaire, qu’elle dit être son demi-frère, et qui est muet. Il reste à côté d’elle, sans oser s’approcher, l’air sauvage et curieux à la fois. Il s’appelle Sri, c’est, à ce que dit Ouma, un surnom que lui a donné sa mère parce qu’il est comme un envoyé de Dieu.

Ouma m’apporte à manger, des mets étranges enveloppés dans des feuilles de margozes, des gâteaux de riz et des hourites séchées, du manioc, des gâteaux-piments. Elle pose la nourriture sur une pierre plate, devant mon campement, comme une offrande. Je lui parle de mes découvertes, et cela la fait rire. Sur un cahier, j’ai noté les signes que j’ai trouvés au fil des jours. Elle aime bien que je les lui lise à haute voix : pierres marquées d’un cœur, de deux poinçons, d’un croissant de lune. Pierre marquée de la lettre M selon les clavicules de Salomon, pierre marquée d’une croix. Une tête de serpent, une tête de femme, trois coups de poinçon en triangle. Pierre marquée d’une chaise, ou d’un Z, qui évoque le message du corsaire. Rocher tronqué. Rocher sculpté en toit. Pierre ornée d’un grand cercle. Pierre dont l’ombre dessine un chien. Pierre marquée d’un S et de deux poinçons. Pierre marquée d’un « chien turc » (chien rampant, sans bout de pattes). Roches portant une ligne de poinçons indiquant le sud-sud-ouest. Roche cassée et brûlée.

Ouma veut voir aussi les signes que j’ai rapportés, laves aux formes étranges, obsidienne, pierres portant des fossiles. Ouma les prend dans ses mains et les regarde avec attention comme si elles étaient magiques. Parfois elle m’apporte des objets étranges qu’elle a trouvés. Un jour, elle m’apporte une pierre couleur de fer, lisse et lourde. C’est une météorite, et le contact de mes mains avec ce corps tombé du ciel il y a peut-être des millénaires me fait frissonner comme un secret.

Presque chaque jour, maintenant, Ouma vient à l’Anse aux Anglais. Elle attend à l’ombre d’un arbre, en haut de la vallée, pendant que je mesure les distances, et aussi quand je creuse les trous de sonde, parce qu’elle a peur que le bruit n’attire des gens du voisinage. Plusieurs fois, le jeune Fritz et le fermier Begué sont venus me voir, et m’ont aidé à creuser des trous près de l’estuaire de la rivière. Ces jours-là, Ouma n’apparaît pas, mais je sais qu’elle est quelque part aux alentours, cachée derrière les arbres, dans un recoin où la couleur de sa peau passe inaperçue.

Avec Fritz, je place des jalons. Ce sont des roseaux que j’ai préparés à cet effet, et qu’il faut planter tous les cent pas pour tracer les lignes droites. Je vais alors vers le haut de la vallée, parmi les signes que j’ai reconnus, pierres poinçonnées, angles marqués, tas de cailloux disposés en triangle, etc., et je trace le prolongement des droites à l’aide du théodolite, pour les inscrire à l’intérieur du cadran initial (la grille du Corsaire). Le soleil brûle et fait étinceler les pierres noires. De temps en temps, je crie au jeune Fritz de venir me rejoindre, et il plante à mes pieds un nouveau jalon. En plissant les yeux, je peux voir toutes les lignes qui se rejoignent sur le lit de la rivière Roseaux, et les nœuds apparaissent, où je pourrai creuser mes trous de sonde.

Avec Fritz, plus tard nous creusons des trous près de la colline de l’ouest, au pied du Comble du Commandeur. La terre est dure et sèche, et tout de suite nos pics heurtent la roche basaltique. Chaque fois que je commence un nouveau trou de sonde, je suis plein d’impatience. Est-ce que nous allons enfin trouver un signe, une trace du passage du Corsaire, peut-être le commencement des « maçonneries » ? En fait de trésor, un matin, tandis que Fritz et moi creusons au pied de la colline dans le sol sablonneux, soudain je sens sous ma pioche rouler une boule légère que je crois bien avoir pris, dans ma folie, pour le crâne de quelque marin enseveli à cet endroit. L’objet roule sur le sable, et tout à coup, sort ses pattes et ses pinces ! (C’est un gros crabe de terre que j’ai surpris dans son sommeil. Le jeune Fritz, plus prompt que moi, l’assomme d’un coup de pelle. Tout joyeux, il interrompt son travail pour aller chercher de l’eau dans la marmite, et ayant allumé le feu, il prépare un court-bouillon avec le crabe !


Le soir, quand la lumière décline et que la vallée est silencieuse et calme, je sais qu’Ouma n’est pas loin. Je sens son regard qui m’observe du haut des collines. Parfois je l’appelle, je crie et j’écoute l’écho qui répète son nom jusqu’au fond de la vallée : « Ou-ma-a ! »

Son regard est à la fois proche et lointain comme celui d’un oiseau qui vole et dont on n’aperçoit l’ombre que lorsqu’elle fait cligner le soleil. Même si je reste longtemps sans la voir à cause de Fritz Castel ou de Begué (car jamais aucune femme manaf ne se montre aux habitants de la côte), j’aime sentir son regard sur moi, sur la vallée.

Peut-être que tout ceci lui appartient, qu’elle est, ainsi que ceux de son peuple, la véritable maîtresse de la vallée. Croit-elle seulement au trésor que je cherche ? Parfois, quand la lumière du jour n’est pas encore très sûre, je crois la voir marcher au milieu des blocs de lave, accompagnée de Sri, et se baisser pour examiner les pierres, comme si elle suivait une trace invisible.

Ou bien elle marche le long de la rivière jusqu’à l’estuaire, sur la plage où bat la mer. Debout devant l’eau transparente, elle regarde vers l’horizon, au-delà de la barrière de corail. Je m’approche d’elle, je regarde aussi la mer. Son visage est tendu, presque triste.

« À quoi penses-tu, Ouma ? »

Elle sursaute, elle tourne vers moi son visage, et ses yeux sont pleins de tristesse. Elle dit :

« Je ne pense à rien, je ne pense qu’à des choses impossibles. »

« Qu’est-ce qui est impossible ? »

Mais elle ne répond pas. La lumière du soleil vient ensuite, augmente tout. Ouma est immobile, dans le vent froid, avec l’eau de la rivière qui coule entre ses pieds, repousse la lèvre de la vague. Ouma secoue la tête comme si elle voulait chasser une gêne, elle prend ma main et elle m’attire vers la mer.

« Viens, nous allons pêcher des hourites. »

Elle prend le long harpon qu’elle a planté dans la dune, au milieu des autres roseaux. Nous allons vers l’est, là où la côte est encore dans l’ombre. Le lit de la rivière Roseaux s’incurve derrière les dunes et reparaît tout près de la falaise noire. Il y a des touffes de roseaux jusqu’au bord de la mer. Quand nous approchons, des nuées d’oiseaux minuscules, couleur d’argent, s’échappent en piaillant : « wiiit ! wiiit ! »

« C’est ici que se mettent les hourites, l’eau est plus chaude. »

Elle marche vers les roseaux, puis, tout d’un coup, elle enlève sa chemise et sa jupe. Son corps brille à la lumière du soleil, long et mince, couleur de cuivre sombre. Elle avance dans la mer, sur les rochers, et elle disparaît sous l’eau. Son bras surnage un instant, armé du long harpon, puis il n’y a plus que la surface de la mer, les vagues courtes. Après quelques instants, l’eau s’ouvre et Ouma sort comme elle est entrée, en glissant. Elle vient jusqu’à moi, sur la plage, elle décroche l’hourite dégouttante d’encre, et elle la retourne. Elle me regarde. Il n’y a pas de gêne en elle, simplement la beauté sauvage.

« Viens ! »

Je n’hésite pas. Je me déshabille à mon tour et je plonge dans l’eau froide. Tout d’un coup je me souviens de ce que j’ai perdu depuis tant d’années, la mer à Tamarin quand avec Denis nous nagions nus à travers les vagues. C’est une impression de liberté, de bonheur. Je nage sous l’eau tout près du fond, les yeux ouverts. Du côté des rochers, j’aperçois Ouma qui fouille avec son harpon dans les anfractuosités, et le nuage d’encre qui monte. Nous nageons ensemble à la surface. Ouma jette la deuxième hourite sur la plage, après l’avoir retournée. Elle me tend le harpon. Son sourire brille dans son visage, son souffle est un peu rauque. Je plonge à mon tour vers les rochers. Je rate une première hourite et je cloue une deuxième sur le sable du fond, au moment où elle bondit en arrière en lâchant son encre.

Ensemble nous nageons dans l’eau transparente du lagon. Quand nous sommes tout près de la barrière des récifs, Ouma plonge devant moi, disparaît si vite que je ne peux la suivre. Elle apparaît un instant plus tard, une vieille au bout de son harpon. Mais elle décroche le poisson encore vivant, et elle le jette au loin, vers le rivage. Elle me fait signe de ne pas parler. Elle prend ma main, et ensemble, nous nous laissons couler sous l’eau. Alors je vois une ombre menaçante qui va et vient devant nous : un requin. Il tourne — deux ou trois fois, puis s’éloigne. À bout de souffle, nous remontons à la surface. Je nage vers le rivage, tandis qu’Ouma plonge encore. Quand j’arrive à la plage, je vois qu’elle a capturé à nouveau le poisson. À côté de moi, elle court sur le sable blanc. Son corps étincelle au soleil comme le basalte. Avec des gestes précis et rapides, elle ramasse les hourites et la vieille, et elle les enterre dans le sable, près des dunes.

« Viens. Nous allons nous sécher. »

Je suis allongé sur le sable. À genoux, elle prend du sable sec dans ses mains, et elle saupoudre mon corps du haut en bas.

« Mets-moi aussi du sable. »

Je prends le sable léger dans mes mains, et je le laisse couler sur ses épaules, sur son dos, sur sa poitrine. Maintenant, nous ressemblons tout à fait à deux pierrots enfarinés, et cela nous fait rire.

« Quand le sable tombe, nous sommes secs », dit Ouma. Nous restons sur la dune, près des roseaux, habillés de sable blanc. Il n’y a que le bruit du vent dans les roseaux et le grondement de la mer qui monte. Personne d’autre que les crabes qui sortent les uns après les autres de leurs trous, leurs pinces dressées. Dans le ciel, le soleil est au zénith déjà, il brûle au centre de cette solitude.

Je regarde le sable qui sèche sur l’épaule et le dos d’Ouma, et qui tombe par petits ruisseaux, découvrant la peau luisante. Le désir monte en moi avec violence, brûle comme le soleil sur ma peau. Quand je pose mes lèvres sur la peau d’Ouma, elle tressaille, mais elle ne s’écarte pas. Ses longs bras noués autour de ses jambes, elle appuie sa tête sur ses genoux, elle regarde ailleurs. Mes lèvres descendent le long de sa nuque, sur sa peau douce et brillante où glisse le sable en pluie d’argent. Mon corps tremble maintenant, et Ouma relève la tête, elle me regarde avec inquiétude :

« Tu as froid ? »

« Oui… Non. » Je ne sais plus très bien ce qui m’arrive. Je grelotte nerveusement, ma respiration est oppressée.

« Qu’est-ce que tu as ? »

Ouma se lève soudain. Avec des gestes rapides, elle s’habille. Elle m’aide à enfiler mes vêtements, comme si j’étais malade.

« Viens te reposer à l’ombre, viens ! »

Est-ce la fièvre, la fatigue ? La tête me tourne. Avec peine, je suis Ouma à travers les roseaux. Elle marche très droite, portant les hourites au bout de son harpon, comme des fanions, tenant le poisson par les ouïes.

Quand nous arrivons au campement, je m’allonge sous la tente, je ferme les yeux. Ouma est restée dehors. Elle prépare le feu pour faire cuire le poisson. Elle fait cuire aussi dans la braise des galettes de pain qu’elle a apportées ce matin. Quand le repas est prêt, elle me l’apporte sous la tente, et elle me regarde manger sans rien prendre. La chair du poisson grillé est exquise. Je mange avec mes doigts, à la hâte, et je bois l’eau fraîche qu’Ouma a été puiser en haut de la rivière. À présent je me sens mieux. Enveloppé dans ma couverture malgré la chaleur je regarde Ouma, son profil tourné vers l’extérieur, comme si elle guettait. Plus tard, la pluie commence à tomber, fine d’abord, puis à larges gouttes. Le vent secoue la toile à voile au-dessus de nous, fait grincer les branches du tamarinier.

C’est quand la lumière du jour décline que la jeune fille me parle d’elle, de son enfance. Elle parle en hésitant, de sa voix chantante, avec de longs silences, et le bruit du vent et de la pluie sur la tente se mêle à ses paroles.

« Mon père est manaf, un Rodriguais des hauts. Mais il est parti d’ici pour naviguer sur un bateau de la British India, un grand bateau qui allait jusqu’à Calcutta. C’est en Inde qu’il a rencontré ma mère, il l’a épousée, et il l’a ramenée ici parce que sa famille ne voulait pas de ce mariage. Il était plus âgé qu’elle, et il est mort de fièvres au cours d’un voyage, quand j’avais huit ans, alors ma mère m’a placée chez les sœurs à Maurice, à Ferney. Elle n’avait pas assez d’argent pour m’élever. Je crois aussi qu’elle voulait se remarier et qu’elle craignait que je ne sois une gêne pour elle… Au couvent, j’aimais bien la mère supérieure, elle m’aimait beaucoup aussi. Quand elle a dû retourner en France, comme ma mère m’avait abandonnée, elle m’a emmenée avec elle, à Bordeaux, et puis près de Paris. J’étudiais et je travaillais dans le couvent. Je crois que la mère voulait que je devienne religieuse, et c’est pour cela qu’elle m’avait emmenée. Mais quand j’avais treize ans, je suis tombée malade, et tout le monde a cru que j’allais mourir, parce que j’étais tuberculeuse… Alors ma mère a écrit de Maurice, elle a dit qu’elle voulait que je revienne vivre avec elle. Au début, je ne voulais pas, je pleurais, je croyais que c’était parce que je ne voulais pas quitter la mère du couvent, mais c’était parce que j’avais peur de retrouver ma vraie mère, et la pauvreté sur l’île, dans les montagnes. La mère du couvent elle aussi pleurait, parce qu’elle m’aimait bien, et puis elle avait espéré que j’allais devenir religieuse moi aussi, et comme ma mère n’est pas chrétienne, elle a gardé la religion de l’Inde, pour cela la mère du couvent savait que j’allais être détournée de la vie religieuse. Et puis je suis partie quand même, j’ai fait un long voyage seule sur le bateau, à travers le canal de Suez et la mer Rouge. Quand je suis arrivée à Maurice, j’ai trouvé ma mère, mais je ne me souvenais plus d’elle, et j’étais étonnée de voir qu’elle était si petite, enveloppée dans ses voiles. À côté d’elle, il y avait un petit garçon, et elle m’a dit que c’était Sri, l’envoyé de Dieu sur la terre… »

Elle s’arrête de parler. La nuit est proche maintenant. Au-dehors, la vallée est déjà dans l’ombre. La pluie a cessé, mais on entend l’eau dégouliner sur la tente, quand le vent secoue les branches du vieux tamarinier.

« Au début, c’était difficile de vivre ici, parce que je ne connaissais rien de la vie chez les manafs. Je ne savais rien faire, je ne pouvais pas courir, ni pêcher, ni faire du feu, je ne savais même pas nager. Et je ne pouvais pas parler, parce que personne ne parlait le français, et ma mère ne parlait que le bhojpuri et le créole. C’était terrible, j’avais quatorze ans, et j’étais comme un enfant. Au début les voisins se moquaient de moi, ils disaient que ma mère aurait mieux fait de me laisser chez les bourgeois. Moi j’aurais bien voulu m’en aller, mais je ne savais pas où aller. Je ne pouvais plus retourner en France, parce que j’étais une manaf et personne n’aurait voulu de moi. Et puis j’aimais bien mon petit frère, Sri, il était si doux, si innocent, je crois que ma mère avait raison de dire qu’il était l’envoyé de Dieu… Alors j’ai commencé à apprendre tout ce que j’ignorais. J’ai appris à courir pieds nus sur les rochers, à attraper les cabris à la course, à faire du feu, et à nager et à plonger pour pêcher les poissons. J’ai appris à être une manaf, à vivre comme les marrons, en me cachant dans la montagne. Mais j’aimais bien être ici avec eux, parce qu’ils ne mentent jamais, ils ne font de mal à personne. Les gens des côtes, à Port Mathurin, sont pareils aux gens de Maurice, ils mentent et ils vous trompent, c’est pour cela que nous restons cachés dans les montagnes… »

Maintenant, il fait tout à fait nuit. Le froid vient sur la vallée. Nous sommes couchés l’un contre l’autre, je sens la chaleur du corps d’Ouma contre mon corps, nos jambes sont emmêlées. Oui, c’est tout à fait comme si nous étions les seuls êtres humains vivants sur la terre. La vallée de l’Anse aux Anglais est perdue, elle dérive en arrière, dans le vent froid de la mer.

Je ne tremble plus maintenant, je ne ressens plus aucune hâte, plus aucune crainte. Ouma, elle aussi, a oublié qu’elle doit sans cesse fuir, se cacher. Comme tout à l’heure dans les roseaux, elle enlève ses habits, et elle m’aide à me déshabiller aussi. Son corps est lisse et chaud, encore recouvert de sable par endroits. Elle rit en effaçant les taches de sable sur mon dos, sur ma poitrine. Puis nous sommes l’un dans l’autre, sans que j’aie pu comprendre. Son visage est renversé en arrière, j’entends son souffle, je sens les battements de son cœur, et sa chaleur est en moi, immense, plus forte que tous ces jours brûlants sur la mer et dans la vallée. Comme nous glissons, comme nous nous envolons dans le ciel nocturne, au milieu des étoiles, sans pensées, silencieux et écoutant le bruit de nos souffles unis comme la respiration des dormeurs. Nous restons serrés l’un contre l’autre, pour ne pas sentir le froid des pierres.


J’ai enfin trouvé le ravin où jaillissait autrefois une source, aujourd’hui tarie. C’est celui que j’ai aperçu dans les premiers temps de mon arrivée à l’Anse aux Anglais, et que j’avais jugé trop éloigné du lit de la rivière pour figurer sur le plan du Corsaire.

Mais au fur et à mesure que je plante les jalons prolongeant les droites des premiers repères, je suis conduit vers l’est de la vallée. Un matin, alors que j’arpente seul le fond de l’Anse aux Anglais, près de la marque de l’organeau ouest, je décide de prospecter le long de la ligne qui va de l’organeau vers la pierre marquée de quatre points que j’ai trouvée sur le premier contrefort de la falaise est, et que le document du Corsaire désigne par « Cherchez S : : ».

N’ayant d’autres jalons que les bouts de roseaux plantés à intervalles irréguliers, j’avance lentement sur le fond de la vallée. Un peu avant midi, je parviens au sommet de la falaise de l’est, ayant parcouru et balisé plus de mille pieds français. Comme j’arrive en haut de la falaise, j’aperçois au même moment la faille du ravin et la borne qui le désigne. C’est un bloc de basalte de six pieds de haut environ, planté dans la terre poudreuse de la colline de telle façon qu’il doit être visible du fond de la vallée, depuis l’ancien estuaire. Il est seul de son espèce, tombé du surplomb basaltique qui culmine au-dessus de la falaise. Je suis certain qu’il a été transporté ici par des hommes, peut-être roulé sur des rondins et redressé, à la manière des roches druidiques. Sur ses côtés sont encore nettes les encoches faites pour permettre le passage des cordes. Mais ce qui frappe mon regard, c’est la marque que le rocher porte en haut, exactement au centre : une gouttière droite, de l’épaisseur d’un doigt, longue de six pouces environ, creusée dans la pierre au moyen d’un ciseau. Cette gouttière est dans l’exact prolongement de la ligne que j’ai suivie depuis l’organeau de l’ouest, et désigne l’ouverture du ravin.

Le cœur battant, je m’approche et je vois le ravin pour la première fois. C’est un couloir d’érosion qui traverse l’épaisseur de la falaise et va en se rétrécissant jusqu’à l’Anse aux Anglais. Un éboulis de pierres obstrue son entrée et c’est pour cela que je n’ai pas encore eu l’idée de l’explorer. Vue de la vallée, l’entrée du ravin se confond avec les autres éboulements de la falaise. Et du sommet de la colline est, le ravin tel que je l’ai vu la première fois ressemble à un effondrement du sol sans profondeur.

Il n’y a qu’un chemin qui pouvait me conduire jusqu’à lui, c’est la ligne que j’ai suivie, qui part de l’organeau ouest, traverse le lit de la rivière Roseaux au point 95 (à l’exacte intersection de la ligne nord-sud), passe par le centre de la pierre marquée de quatre poinçons (le point S du document du Corsaire) et qui m’a conduit jusqu’au bloc de basalte où elle se confond avec le tracé de la gouttière sculptée par le ciseau du Corsaire.

Je suis tellement ému par cette découverte que je dois m’asseoir pour reprendre mes esprits. Le vent froid se charge de me rappeler à moi. Avec hâte, je descends la pente du ravin jusqu’au fond. Je suis alors dans une sorte de puits ouvert en forme de fer à cheval, large d’à peu près vingt-cinq pieds français, et dont le couloir descend jusqu’à l’éboulis qui ferme l’entrée, sur une longueur d’une centaine de pieds.

C’est ici, je n’en doute plus, que se trouve la clef du mystère. C’est ici, quelque part, sous mes pieds, que doit se trouver le caveau — c’est-à-dire le coffre de marine qui était scellé à l’avant des navires — dans lequel le Corsaire inconnu a enfermé ses fabuleuses richesses, pour les mettre à l’abri des Anglais et de la cupidité de ses propres hommes. Quelle meilleure cachette pouvait-il trouver que cette faille naturelle dans l’épaisseur de la falaise, invisible de la mer et de la vallée, et fermée par le verrou naturel de l’éboulement et des alluvions du torrent ? Je ne peux attendre d’avoir de l’aide. Je vais jusqu’au campement et je reviens avec tout ce dont j’aurai besoin : le pic, la pelle, le long fer de sonde, une corde, et une provision d’eau potable. Jusqu’au soir sans m’arrêter, je sonde et je creuse le fond du ravin, à l’endroit que désigne à ce que je crois la gouttière du bloc de basalte.

Vers la fin du jour, alors que l’ombre commence à obscurcir le fond du ravin, le foret entre obliquement dans le sol, mettant au jour l’entrée d’une cachette à demi comblée par la terre. Cette terre est d’ailleurs d’une couleur plus claire, preuve selon moi qu’elle a été remise pour boucher cette grotte.

M’aidant des mains pour déplacer les blocs de basalte, j’agrandis l’ouverture. Mon cœur bat dans mes tempes, mes vêtements sont trempés de sueur. Le trou s’agrandit, laisse apparaître une cavité ancienne, fortifiée au moyen de pierres sèches disposées en arc de cercle. Bientôt j’entre dans la caverne jusqu’à la taille. Je n’ai pas assez de place pour manœuvrer le pic et je dois creuser avec mes mains, dégager les blocs en pesant sur le foret comme sur un levier. Puis le métal résonne sur la pierre. Je ne peux aller plus loin, j’ai atteint le fond : la cachette est vide.


C’est la nuit déjà. Le ciel vide, au-dessus du ravin, s’assombrit lentement. Mais l’air est si chaud qu’il me semble que le soleil brûle encore, sur les parois de pierre, sur mon visage, sur mes mains, à l’intérieur de mon corps. Assis au fond du ravin, devant la cachette vide, je bois toute l’eau qui me reste dans la gourde, une eau chaude et sans goût qui ne parvient pas à me rassasier.

Pour la première fois depuis longtemps, je pense à Laure, il me semble que je sors de mon rêve. Que penserait-elle de moi si elle me voyait ainsi, couvert de poussière, au fond de cette tranchée, les mains ensanglantées à force d’avoir creusé ? Elle me regarderait de son regard sombre et brillant, et je sentirais la honte. Maintenant, je suis trop fatigué pour bouger, pour penser, pour sentir quoi que ce soit. J’attends la nuit avec soif, avec désir, et je m’allonge à la place où je suis, au fond du ravin, la tête appuyée sur une des pierres noires que j’ai arrachées à la terre. Au-dessus de moi, entre les hautes parois de pierre, le ciel est noir. Je vois les étoiles. Ce sont des morceaux de constellations brisées, dont je ne peux plus connaître le nom.


Le matin, quand je sors du ravin, je vois la silhouette d’Ouma. Elle est assise près du campement, à l’ombre d’un arbre, et elle m’attend. À côté d’elle, il y a Sri, qui me regarde venir sans bouger.

Je m’approche de la jeune fille, je m’assois à côté d’elle. Dans l’ombre, son visage est sombre, mais ses yeux brillent avec force. Elle me dit :

« Il n’y a plus d’eau dans le ravin. La fontaine a séché. »

Elle dit « fontaine » pour source, à la manière créole. Elle dit cela calmement, comme si c’était de l’eau que j’avais cherchée dans le ravin.

La lumière du matin brille sur les pierres, dans le feuillage des arbres. Ouma est allée chercher de l’eau à la rivière dans la marmite, et maintenant elle prépare la bouillie de farine des femmes indiennes, le kir. Quand la bouillie est cuite, elle me sert dans une assiette en émail. Elle-même puise avec ses doigts à même la marmite.

De sa voix tranquille et chantante, elle me parle encore de son enfance, en France, dans le couvent des religieuses, et de sa vie, lorsqu’elle est revenue vivre avec sa mère, chez les manafs. J’aime comme elle me parle. J’essaie de l’imaginer, le jour où elle a débarqué du grand paquebot, vêtue de son uniforme noir, les yeux éblouis par la lumière.

Je lui parle moi aussi de mon enfance, au Boucan, de Laure, des leçons de Mam sous la varangue, le soir, et des aventures avec Denis. Quand je lui parle de notre voyage en pirogue, au Morne, ses yeux brillent.

« Je voudrais bien aller sur la mer, moi aussi. »

Elle se lève, elle regarde du côté du lagon.

« De l’autre côté, il y a beaucoup d’îles, des îles où vivent les oiseaux de mer. Emmène-moi là-bas, pour pêcher. »

J’aime quand son regard brille comme cela. C’est décidé, nous irons sur les îles, à l’île aux Fous, à Baladirou, peut-être même au sud, jusqu’à Gombrani. J’irai à Port Mathurin pour louer une pirogue.


Pendant deux jours et deux nuits, la tempête souffle. Je vis replié sous ma tente, ne mangeant que des biscuits salés, presque sans sortir. Puis, le matin du troisième jour, le vent cesse. Le ciel est d’un bleu éclatant, sans nuages. Sur la plage, je trouve Ouma debout, comme si elle n’avait pas bougé tout ce temps. Quand elle me voit, elle me dit :

« J’espère que le pêcheur apportera la pirogue aujourd’hui. »

Une heure plus tard, en effet, la pirogue aborde sur la plage. Avec la provision d’eau et une boîte de biscuits, nous embarquons. Ouma est à la proue, son harpon à la main, elle regarde la surface du lagon.

À la baie Lascars, nous débarquons le pêcheur, et je promets de lui ramener la pirogue le lendemain. Nous nous éloignons, la voile tendue dans le vent d’est. Les hautes montagnes de Rodrigues s’élèvent derrière nous, encore pâles dans la lumière du matin. Le visage d’Ouma est éclairé de bonheur. Elle me montre le Limon, le Piton, le Bilactère. Quand nous franchissons la passe, la houle fait tanguer la pirogue, et les embruns nous enveloppent. Mais plus loin, nous sommes à nouveau dans le lagon, à l’abri des récifs. Pourtant l’eau est sombre, traversée de reflets mystérieux.

Devant la proue, une île apparaît : c’est l’île aux Fous. Avant même de les apercevoir, nous entendons le bruit des oiseaux de mer. C’est un roulement continu, régulier, qui emplit le ciel et la mer.

Les oiseaux nous ont vus, ils volent au-dessus de la pirogue. Des sternes, des albatros, des frégates noires, et les fous géants, qui tournoient en glapissant.

L’île n’est plus qu’à une cinquantaine de brasses, à tribord. Du côté du lagon, c’est une bande de sable, et vers le large, des rochers sur lesquels viennent se briser les vagues de l’océan. Ouma est venue près de moi à la barre, elle dit à voix basse, près de mon oreille :

« C’est beau !… »

Jamais je n’ai vu autant d’oiseaux. Ils sont des milliers sur les rochers blancs de guano, ils dansent, ils s’envolent et se reposent, et le bruit de leurs ailes vrombit comme la mer. Les vagues déferlent sur les récifs, recouvrent les rochers d’une cascade éblouissante, mais les fous n’ont pas peur. Ils écartent leurs ailes puissantes et ils se soulèvent dans le vent au-dessus de l’eau qui passe, puis ils retombent sur les rochers.

Un vol serré passe au-dessus de nous en criant. Ils tournent autour de notre pirogue, obscurcissant le ciel, fuyant contre le vent, leurs ailes immenses étendues, leur tête noire à l’œil cruel tournée vers les étrangers qu’ils haïssent. Ils sont maintenant de plus en plus nombreux, leurs cris stridents nous étourdissent. Certains nous attaquent, piquent vers la poupe de la pirogue, et nous devons nous abriter. Ouma a peur. Elle se serre contre moi, elle bouche ses oreilles avec ses mains :

« Partons d’ici ! Partons d’ici ! »

Je mets la barre à tribord, et la voile reprend le vent en claquant. Les fous ont compris. Ils s’éloignent, prennent de l’altitude, et continuent à nous surveiller en tournoyant. Sur les rochers de l’île, le peuple d’oiseaux continue à sauter pardessus les flots d’écume.

Ouma et moi sommes encore troublés par la peur. Nous fuyons sous le vent, et longtemps après que nous avons quitté les parages de l’île, nous entendons les cris stridents des oiseaux et le vrombissement de leurs ailes. À un mille de l’île aux Fous, nous trouvons un autre îlot, sur la barrière des récifs. Au nord, les vagues de l’océan déferlent sur les rochers, avec un bruit de tonnerre. Ici, il n’y a presque pas d’oiseaux, sauf quelques sternes qui planent au-dessus de la plage.

Dès que nous avons abordé, Ouma ôte ses habits et elle plonge. Je vois briller son corps sombre entre deux eaux, puis elle disparaît. Plusieurs fois, elle refait surface pour respirer, son harpon dressé vers le ciel.

A mon tour, je me déshabille et je plonge. Je nage les yeux ouverts près du fond. Dans les coraux, il y a des milliers de poissons dont je ne connais même pas les noms, couleur d’argent, zébrés de jaune, de rouge. L’eau est très douce et je glisse près des coraux, sans effort. En vain je cherche Ouma.

Quand je reviens sur la rive, je m’étends dans le sable, et j’écoute le bruit des vagues derrière moi. Les sternes planent dans le vent. Il y a même quelques fous venus de leur île pour me regarder en criant.

Longtemps après, alors que le sable blanc a séché sur mon corps, Ouma sort de l’eau devant moi. Son corps brille dans la lumière comme du métal noir. Autour de sa taille, elle porte une liane tressée où elle a accroché ses proies, quatre poissons, une dame berri, un capitaine, deux gueules pavées. Elle plante le harpon sur le rivage, la pointe vers le haut, elle défait sa ceinture et elle place les poissons dans un trou de sable qu’elle recouvre d’algues mouillées. Puis elle s’assoit sur la plage et elle saupoudre son corps de sable.

À côté d’elle, j’entends son souffle encore rauque de fatigue. Sur sa peau sombre le sable brille comme de la poudre d’or. Nous ne parlons pas. Nous regardons l’eau du lagon, en écoutant le bruit puissant de la mer derrière nous. C’est comme si nous étions là depuis des jours et des jours, ayant tout oublié du monde. Au loin, les hautes montagnes de Rodrigues changent lentement de couleur, le creux des anses est déjà dans l’ombre. La marée est haute. Le lagon est gonflé, lisse, d’un bleu profond. L’étrave de la pirogue repose à peine sur la plage, avec sa proue cambrée qui ressemble à un oiseau de mer.


Plus tard, quand le soleil est descendu, nous mangeons. Ouma se lève, le sable glisse sur son corps en pluie légère. Elle ramasse les varechs séchés, les bouts de bois déposés par le flux. Avec mon briquet à amadou, je mets le feu aux brindilles. Quand la flamme jaillit, le visage d’Ouma est éclairé d’une joie sauvage qui m’attire vers elle. Ouma fabrique une claie avec quelques brindilles mouillées, elle prépare les poissons. Puis elle étouffe le feu avec des poignées de sable, et elle pose la claie à même les braises. L’odeur des poissons grillés nous emplit de bonheur, et bientôt nous mangeons, les doigts brûlés, à la hâte.

Quelques oiseaux de mer sont venus, attirés par les déchets. Ils tracent de grands cercles contre le soleil, puis ils se posent sur la plage. Avant de manger, ils nous regardent, la tête penchée de côté.

« Ils ne sont plus méchants maintenant, ils nous connaissent. »

Les fous ne se posent pas sur le sable. Ils plongent vers les morceaux et les prennent au vol en faisant jaillir des nuages de poudre. Il y a même des crabes qui sortent de leurs trous, l’air poltron et féroce en même temps.

« Il y a beaucoup de monde ! » dit Ouma en riant.

Quand nous avons fini de manger, Ouma accroche nos habits au harpon, et nous nous couchons dans le sable brûlant, à l’ombre de ce parasol improvisé. Nous nous enterrons dans le sable, l’un à côté de l’autre. Peut-être qu’Ouma s’endort, comme cela, tandis que je regarde son visage aux yeux fermés, son beau front lisse où les cheveux bougent dans le vent. Quand elle respire, le sable glisse sur sa poitrine, fait briller son épaule à la lumière comme une pierre. Du bout des doigts, je caresse sa peau. Mais Ouma ne bouge pas. Elle respire lentement, la tête appuyée sur son bras replié, tandis que le vent emporte le sable en petits ruisseaux sur son corps immense. Devant moi, je vois le ciel vide, et Rodrigues brumeuse sur le miroir du lagon. Les oiseaux de mer volent au-dessus de nous, se sont posés sur la plage, à quelques pas de nous. Ils n’ont plus peur, ils sont devenus nos amis.

Je crois que ce jour est sans fin, comme la mer.


Pourtant le soir vient, et je marche sur la plage, entouré des oiseaux qui volent en poussant des cris inquiets. Il est trop tard pour songer à retourner à Rodrigues. La marée baisse, dénude les plateaux de corail dans le lagon, et nous risquerions de nous échouer, ou de briser la pirogue. Ouma vient de me rejoindre à la pointe de l’île. Nous nous sommes rhabillés à cause du vent de la mer. Les oiseaux de mer nous suivent en volant, se posent sur les rochers devant nous en poussant des cris étranges. Ici, la mer est libre. Nous voyons les vagues qui se brisent, au bout de leur voyage.

Quand je m’assois à côté d’Ouma, elle m’entoure de ses bras, elle appuie sa tête contre mon épaule. Je sens son odeur, sa chaleur. Le vent qui souffle est un vent de crépuscule, qui porte déjà l’ombre. Ouma frissonne contre moi. C’est ce vent qui l’inquiète, qui inquiète aussi les oiseaux et les fait sortir de leurs refuges, haut dans le ciel, criant vers les dernières lueurs du soleil au-dessus de la mer.

La nuit arrive vite. Déjà l’horizon s’efface et l’écume cesse de briller. Nous retournons de l’autre côté de l’île, sous le vent. Ouma prépare une couche pour la nuit. Elle étale des varechs séchés sur la dune, en haut de la plage. Nous nous enroulons dans nos vêtements pour ne pas sentir l’humidité. Les oiseaux ont cessé leur vol affolé. Ils se sont mis sur la plage, non loin de nous, et nous entendons dans l’ombre leurs caquetages, leurs claquements de bec. Serré contre Ouma, je respire l’odeur de son corps et de ses cheveux, je sens le goût de sel sur sa peau et sur ses lèvres.

Puis je sens sa respiration qui se calme, et je reste immobile, les yeux ouverts sur la nuit, écoutant le fracas des vagues qui montent derrière nous, de plus en plus proches. Les étoiles sont si nombreuses, aussi belles que lorsque j’étais couché sur le pont du Zeta. Devant moi, près des taches noires des montagnes de Rodrigues, il y a Orion et les Belles de nuit, et tout à fait au zénith, près de la Voie lactée, comme autrefois, je cherche les grains brillants des Pléiades. Comme autrefois, j’essaie d’apercevoir la septième étoile, Pléïone, et au bout du Grand Chariot, Alcor. En bas, à gauche, je reconnais la Croix du Sud, et je vois apparaître lentement, comme s’il naviguait vraiment sur la mer noire, le grand navire Argo. Je voudrais entendre la voix d’Ouma, mais je n’ose pas la réveiller. Je sens contre moi le mouvement lent de sa poitrine qui respire, et cela se mêle au fracas rythmé de la mer. Après cette journée si longue, pleine de lumière, nous sommes dans une nuit profonde et lente qui nous pénètre et nous transforme. C’est pour cela que nous sommes ici, pour vivre ce jour et cette nuit, loin des autres hommes, à l’entrée de la haute mer, parmi les oiseaux.

Est-ce que nous avons dormi vraiment ? Je ne sais plus. Je suis immobile, longtemps, sous le souffle du vent, sentant les coups terribles des vagues dans le socle de corail, et les étoiles girent lentement jusqu’à l’aube.

Au matin, Ouma est blottie dans le creux de mon corps, elle dort malgré le soleil qui éblouit ses paupières. Le sable mouillé par la rosée est collé sur sa peau sombre, coule en petits ruisseaux le long de sa nuque, se mélange au désordre des vêtements. Devant moi, l’eau du lagon est verte, et les oiseaux ont quitté la plage : ils recommencent leur ronde, ailes éployées dans le vent, yeux perçants qui guettent les fonds marins. Je vois les montagnes de Rodrigues, le Piton, le Bilactère, et le Diamant isolé sur la rive, nets et clairs. Il y a des pirogues qui glissent avec leur voile gonflée. Dans quelques instants, nous devrons remettre nos habits crissants de sable, nous monterons dans la pirogue, et le vent tirera sur la voile. Ouma restera à moitié endormie à l’avant, couchée au fond de la pirogue. Nous quitterons notre île, nous partirons, nous irons vers Rodrigues, et les oiseaux de mer ne nous accompagneront pas.


Lundi 10 août (1914)


Je fais le compte des jours, ce matin, seul au fond de l’Anse aux Anglais. Il y a plusieurs mois que j’ai commencé, suivant l’exemple de Robinson Crusoé, mais n’ayant pas de bois à entailler, ce sont des marques que j’ai faites sur les couvertures de mes cahiers d’écolier. C’est comme cela que je parviens à cette date, pour moi extraordinaire, puisqu’elle m’indique qu’il y a maintenant exactement quatre ans que je suis arrivé à Rodrigues. Cette découverte me bouleverse tellement que je ne peux plus rester en place. À la hâte, j’enfile mes chaussures poussiéreuses, pieds nus car il y a bien longtemps que je n’ai plus de chaussettes. Dans la cantine, je sors la veste grise souvenir de mes jours dans les bureaux de W. W. West à Port Louis. Je boutonne ma chemise jusqu’au col, mais impossible de trouver une cravate, la mienne ayant servi à attacher les pans de la voile qui me sert de tente une nuit d’orage. Sans chapeau, les cheveux et la barbe longs comme un naufragé, le visage brûlé de soleil, et vêtu de cette veste de bourgeois et chaussé de ces vieilles bottes, j’aurais été la risée des gens de Rempart Street à Port Louis. Mais ici, à Rodrigues, on est moins difficile, et je suis passé à peu près inaperçu.

Les bureaux de la Cable & Wireless sont encore vides à cette heure. Seul, un employé indien me regarde avec indifférence, même quand je lui pose, le plus poliment du monde, ma question saugrenue.

« Excusez-moi, monsieur, quel jour sommes-nous ? »

Il semble réfléchir. Sans bouger de sa place, sur les marches de l’escalier, il dit :

« Lundi. »

J’insiste :

« Mais quelle date ? »

Après un autre silence, il énonce :

« Lundi 10 août 1914. »


Tandis que je descends le long du chemin, entre les vacoas, vers la mer, je sens une sorte de vertige. Il y a si longtemps que je vis dans cette vallée solitaire, dans la compagnie du fantôme du Corsaire inconnu ! Seul avec l’ombre d’Ouma, qui disparaît parfois si longtemps que je ne sais plus si elle existe vraiment. Il y a si longtemps que je suis loin de ma maison, de ceux que j’aime. Le souvenir de Laure et de Mam me serre le cœur, comme un pressentiment. Le ciel bleu m’éblouit, la mer semble brûler. Il me semble que je viens d’un autre monde, d’un autre temps.

Quand j’arrive à Port Mathurin, je suis tout à coup dans la foule. Ce sont des pêcheurs qui retournent chez eux, à la baie Lascars, ou des fermiers des montagnes venus pour le marché. Des enfants noirs courent à côté de moi, en riant, puis se cachent quand je les regarde. À force de vivre dans son domaine, je crois que je me suis mis à ressembler un peu au Corsaire. Un drôle de corsaire sans bateau, sorti tout poussiéreux et guenilleux de sa cachette.

Passé la case Portalis, je suis au centre de la ville, dans Barclay’s Street. À la banque, tandis que je retire mes dernières économies (de quoi acheter biscuits marins, cigarettes, huile, café, et une pointe de harpon pour la pêche aux hourites), j’entends la première rumeur de cette guerre vers laquelle le monde semble se précipiter avec frénésie. Un exemplaire récent du Mauricien sur le mur de la banque affiche les nouvelles reçues d’Europe par télégraphe : la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie après l’attentat de Sarajevo, la mobilisation en France et en Russie, les préparatifs de guerre en Angleterre. Ces nouvelles sont vieilles de dix jours déjà !


J’erre un long moment dans les rues de cette ville, où personne ne semble se rendre compte de la destruction qui menace le monde. La foule se presse devant les magasins, à Duncan Street, chez les Chinois de Douglas Street, sur le chemin du débarcadère. Un instant, je pense à aller parler au docteur Camal Boudou, au dispensaire, mais j’ai honte de mes habits en haillons et de mes cheveux trop longs.

Dans les bureaux de la Compagnie Elias Mallac, une lettre m’attend. Je reconnais sa belle écriture penchée, sur l’enveloppe, mais je n’ose pas la lire tout de suite. Il y a trop de monde dans le bureau de poste. Je la tiens dans ma main en marchant dans les rues de Port Mathurin, tout le temps que je fais mes courses. Ce n’est que lorsque je suis de retour dans l’Anse aux Anglais, assis dans mon campement sous le vieux tamarinier, que je peux ouvrir la lettre. Sur l’enveloppe je lis la date de l’envoi : 6 juillet 1914. La lettre n’a qu’un mois.

Elle est écrite sur une feuille de papier indien, léger, fin et opaque, que je reconnais rien qu’au craquement qu’il fait entre les doigts. C’est le papier sur lequel notre père aimait écrire, ou tracer ses plans. Je croyais que ces feuilles avaient toutes disparu lors de notre déménagement du Boucan. Où Laure les a-t-elle trouvées ? Je pense qu’elle a dû les garder tout ce temps, comme si elle les avait réservées pour m’écrire. De voir son écriture penchée, élégante, cela me trouble au point que je ne peux lire pendant un instant. Puis je lis ses mots à mi-voix, pour moi-même :

Mon cher Ali,

Tu vois, je ne sais pas tenir parole. J’avais juré de ne t’écrire que pour te dire un seul mot : reviens ! Et voici que je t’écris sans savoir ce que je vais te dire.

Je vais d’abord te donner quelques nouvelles, qui, comme tu l’imagines, ne sont pas fameuses. Depuis ton départ, tout ici est devenu encore plus triste. Mam a cessé toute activité, elle ne veut même plus aller en ville pour essayer d’arranger nos affaires. C’est moi qui suis allée à plusieurs reprises pour tenter d’apitoyer nos créanciers. Il y a un Anglais, un certain M. Notte (c’est un nom qui ne s’invente pas !), qui menace de saisir les trois meubles que nous avons encore à Forest Side. J’ai réussi à l’arrêter, en faisant des promesses, mais pour combien de temps ? Assez de cela. Mam est bien faible. Elle parle encore d’aller se réfugier en France, mais les nouvelles qui arrivent parlent toutes de guerre. Oui, tout est bien sombre en ce moment, il n’y a plus guère d’avenir.

Mon cœur se serre tandis que je lis ces lignes. Où est la voix de Laure, elle qui ne se plaignait jamais, qui refusait ce qu’elle appelait les « jérémiades » ? L’inquiétude que je ressens n’est pas celle de la guerre qui menace le monde. C’est plutôt le vide qui s’est creusé entre moi et ceux que j’aime, qui me sépare d’eux irrémédiablement. Je lis tout de même la dernière ligne, où il me semble reconnaître un bref instant la voix de Laure, sa moquerie :

« Je ne cesse pas de penser au temps où nous étions heureux, au Boucan, aux journées qui n’en finissaient pas. Je souhaite que pour toi, là où tu es, il y ait aussi de belles journées, et du bonheur, à défaut de trésors. »

Elle signe seulement d’une initiale, « L », sans formule d’adieu. Elle n’a jamais aimé les serrements de main ni les embrassades. Que me reste-t-il d’elle, entre mes mains, dans cette vieille feuille de papier indien ?

Je replie la lettre avec soin, et je la range avec mes papiers dans la cantine, près de l’écritoire. Dehors, la lumière de midi étincelle, fait briller avec force les pierres sur le fond de la vallée, aiguise les feuilles des vacoas. Le vent apporte le bruit de la marée qui monte. Les moucherons dansent à l’entrée de la tente, peut-être sentent-ils l’orage ? Il me semble que j’entends encore la voix de Laure, qui s’adresse à moi de l’autre côté de la mer, qui m’appelle au secours. Malgré le bruit de la mer et du vent, le silence est partout ici, la solitude éblouit dans la lumière.

Je marche au hasard à travers la vallée, encore vêtu de ma veste grise trop grande pour moi, les pieds écorchés par les bottines dont le cuir s’est desséché. Je marche sur les traces que je connais, le long des lignes du plan du Corsaire et de ses amorces, un grand hexagone terminé par six pointes, qui n’est autre que l’étoile du sceau de Salomon, et qui répond aux deux triangles inversés des organeaux.

Je traverse plusieurs fois l’Anse aux Anglais, le regard errant sur le sol, écoutant le bruit de mes pas qui résonne. Je vois chaque pierre que je connais, chaque buisson, et sur le sable des dunes, à l’estuaire de la rivière Roseaux, les traces de mes propres pas, qu’aucune pluie n’a lavées. Je relève la tête, et je vois au fond de la vallée les montagnes bleues, inaccessibles. C’est comme si je voulais me souvenir de quelque chose de lointain, d’oublié, du grand ravin sombre de Mananava, peut-être, là où commençait la nuit.


Je ne peux plus attendre. Ce soir, quand le soleil descend vers les collines, au-dessus de la pointe Vénus, je marche jusqu’à l’entrée du ravin. Avec fièvre, j’escalade les blocs qui ferment l’entrée, et je creuse à coups de pic dans les parois du ravin, au risque d’être enterré sous un ébouleraient. Je ne veux plus penser à mes calculs, aux jalons. J’entends les coups de mon cœur, le bruit rauque de ma respiration oppressée, et le fracas des pans de terre et de schiste qui s’effondrent. Cela me soulage, me libère de mon anxiété.

Avec fureur, je jette les blocs de roche qui pèsent cent livres contre les parois de basalte, au fond du ravin, je sens l’odeur de salpêtre qui flotte dans l’air surchauffé. Je suis ivre, je crois, ivre de solitude, ivre de silence, et c’est pour cela que je fais éclater les pierres, et que je parle seul, que je dis : « Ici ! Ici !… Là ! Encore, là !… »

Au fond du ravin, je m’attaque à un groupe de pierres basaltiques, si grosses et anciennes que je ne peux douter qu’elles aient été roulées du haut des collines noires. Il faudrait plusieurs hommes pour les déplacer, mais je ne peux me résoudre à attendre la venue des Noirs des fermes, Raboud, Adrien Mercure, ou Fritz Castel. Au prix de grands efforts, ayant creusé un trou de sonde sous la première pierre basaltique, je parviens à glisser la pointe de mon pic et je presse sur le manche comme sur un levier. Le bloc bouge un peu, j’entends la terre tomber dans une cavité profonde. Mais le manche du pic casse net, et je tombe violemment contre la paroi rocheuse.

Je reste un long moment à moitié assommé. Quand je reviens à moi, je sens le liquide chaud qui coule dans mes cheveux, sur ma joue : mon sang. Je suis trop faible pour me relever, et je reste couché au fond du ravin, appuyé sur un coude, tenant mon mouchoir appuyé sur l’occiput pour empêcher le sang de couler.

Un peu avant la nuit, je suis tiré de ma torpeur par un bruit à l’entrée du ravin. Dans mon délire, je prends le manche de la pioche pour me défendre, au cas où ce serait un chien sauvage, ou peut-être un rat affamé. Puis je reconnais la silhouette mince de Sri, sombre dans la lumière éblouissante du ciel. Il marche en haut du ravin, et quand je l’appelle, il descend le long du glacis.

Son regard est effrayé, mais il m’aide à me relever et à marcher jusqu’à l’entrée du ravin. Je suis blessé et faible, mais c’est moi qui lui dis, comme à un animal effarouché : « Viens, allons, viens ! » Nous marchons ensemble au fond de la vallée, vers le campement. Ouma m’attend. Elle apporte de l’eau dans la marmite, et en puisant l’eau dans le creux de sa main, elle lave ma blessure où le sang a collé les cheveux. Elle dit :

« Vous aimez vraiment l’or ? »

Je lui parle de la cachette que j’ai trouvée sous les pierres de basalte, des signes qui indiquent ces pierres et ce ravin, mais je suis véhément et confus, et elle doit croire que je suis fou. Pour elle, le trésor ne compte pas, elle méprise l’or comme tous les manafs.

La tête entourée de mon mouchoir taché de sang, je mange le repas qu’elle m’a apporté, du poisson séché et du kir. Après le repas, elle s’assoit à côté de moi et nous restons longtemps sans rien dire, devant le ciel clair qui précède la nuit. Les oiseaux de mer traversent l’Anse aux Anglais, par groupes, vers leurs refuges. Maintenant, je ne ressens plus d’impatience, ni de colère.

Ouma appuie sa tête contre mon épaule, comme aux premiers temps que nous nous sommes connus. Je sens l’odeur de son corps, de ses cheveux.

Je lui parle de ce que j’aime, les champs du Boucan, les Trois Mamelles, la vallée sombre et dangereuse de Mananava, où volent toujours les deux pailles-en-queue. Elle écoute sans bouger, elle pense à autre chose. Je sens que son corps ne s’abandonne plus. Quand je veux la rassurer, la caresser, elle s’écarte, elle met ses bras autour de ses longues jambes, comme elle fait quand elle est seule.

« Qu’est-ce que tu as ? Tu es fâchée ? »

Elle ne répond pas. Nous marchons ensemble jusqu’aux dunes, dans la nuit qui commence. L’air est si doux, si léger au commencement de l’été, le ciel pur commence à s’illuminer d’étoiles. Sri est resté assis près du campement, immobile et droit comme un chien de garde.

« Raconte encore, quand tu étais enfant. »

Je parle lentement, en fumant une cigarette, sentant l’odeur de miel du tabac anglais. Je parle de tout cela, de notre maison, de Mam qui lisait les leçons sous la varangue, de Laure qui allait se cacher dans son arbre du bien et du mal, de notre ravin. Ouma m’interrompt pour me poser des questions, sur Mam, sur Laure surtout. Elle m’interroge sur elle, sur ses toilettes, sur ce qu’elle aimait, et je la crois jalouse. Tant d’attention de cette fille sauvage pour une jeune fille de la bourgeoisie m’amuse. Je crois que, pas à un seul moment, je n’ai compris alors ce qui se passait en elle, ce qui la tourmentait, la rendait vulnérable. Dans l’obscurité, je distingue à peine sa silhouette assise à côté de moi dans les dunes. Quand je veux me relever pour retourner au campement, elle me retient par le bras.

« Reste encore un peu. Parle-moi encore de là-bas. »

Elle veut que je lui parle encore de Mananava, des champs de canne où nous courions avec Denis, puis le ravin qui s’ouvrait dans la forêt mystérieuse, et le vol lent des oiseaux étincelants de blancheur.

Puis elle me parle d’elle, encore, de son voyage en France, le ciel si sombre et si bas qu’on dirait que la lumière va s’éteindre pour toujours, les prières dans la chapelle, et les chants qu’elle aimait. Elle me parle de Hari, et de Govinda qui grandit au milieu des troupeaux, là-bas, dans le pays de sa mère. Un jour, Sri a fabriqué une flûte avec un roseau, et il s’est mis à jouer, tout seul dans la montagne, et c’est ainsi que sa mère a compris qu’il était l’envoyé du Seigneur. C’est lui, quand elle est revenue vivre chez les manafs, qui lui a enseigné à rattraper les cabris à la course, c’est lui qui l’a guidée la première fois jusqu’à la mer, pour pêcher les crabes et les hourites. Elle parle aussi de Soukha et Sari, le couple d’oiseaux de lumière qui savent parler, et qui chantent pour le Seigneur dans le pays de Vrindavan, elle dit que ce sont eux que j’ai vus autrefois, devant l’entrée de Mananava.

Plus tard, nous retournons au campement. Jamais encore nous n’avons parlé comme cela, doucement, à voix basse, sans nous voir, à l’abri du grand arbre. C’est comme si le temps n’existait plus, ni rien d’autre au monde que cet arbre, ces pierres. Quand nous sommes allés loin dans la nuit, je m’allonge sur le sol pour dormir, devant l’entrée de la tente, la tête appuyée contre mon bras. J’attends qu’Ouma vienne me rejoindre. Mais elle reste immobile à sa place, elle regarde Sri qui est assis sur une pierre, un peu à l’écart, et leurs silhouettes éclairées par le ciel sont pareilles à celles des guetteurs nocturnes.


Quand le soleil monte dans le ciel, au-dessus des montagnes, je suis sous la tente, assis en tailleur devant la cantine qui me sert de pupitre, et je dessine une nouvelle carte de l’Anse aux Anglais, où je trace toutes les lignes qui unissent les jalons, faisant apparaître peu à peu une sorte de toile d’araignée dont les six points d’amarrage forment cette grande étoile de David dont les deux triangles inversés des organeaux, à l’est et à l’ouest, étaient la première figuration.

Je ne pense plus à la guerre, aujourd’hui. Il me semble que tout est neuf et pur. En relevant la tête, tout d’un coup, j’aperçois Sri qui me regarde. Je ne le reconnais pas tout de suite. D’abord je crois que c’est un des enfants de la ferme Raboud qui est descendu accompagner son père à la pêche. C’est son regard que je reconnais, sauvage, inquiet, mais aussi doux et brillant, et qui va droit vers moi, sans se détourner. Je laisse là mes papiers, je marche vers lui, sans hâte, pour ne pas l’effrayer. Quand je suis à dix pas de lui, le jeune garçon se retourne et s’éloigne. Il va sans se presser, sautant sur les rochers et se retournant pour m’attendre.

« Sri ! Viens !… » J’ai crié, bien que je sache qu’il ne peut m’entendre. Mais il continue à s’éloigner vers le fond de la vallée. Alors je le suis sur le chemin, sans chercher à le rattraper. Sri bondit légèrement sur les rochers noirs, et je vois sa silhouette fine qui semble danser devant moi, puis qui disparaît entre les broussailles. Je crois l’avoir perdu, mais il est là, à l’ombre d’un arbre, ou dans un creux de rocher. Je ne le vois que lorsqu’il se remet à marcher.

Pendant des heures, je suis Sri à travers la montagne. Nous sommes haut, au-dessus des collines, sur les flancs des montagnes dénudées. Au-dessous de moi, je vois les pentes rocheuses, les taches sombres des vacoas et des arbustes épineux. Ici, tout est nu, minéral. Le ciel est magnifiquement bleu, les nuages venus de l’est courent au-dessus de la mer, passent sur la vallée en jetant une ombre rapide. Nous continuons à monter. Parfois je ne vois même plus mon guide, et quand je l’aperçois, loin devant moi, dansant rapide et léger, je ne suis pas sûr de ne pas avoir vu un cabri, un chien sauvage.

A un moment je m’arrête pour regarder la mer, au loin, comme je ne l’ai jamais vue encore : immense, brillante et dure à la lumière du soleil, traversée par la longue frange silencieuse des brisants.

Le vent souffle en rafales froides qui mettent des larmes dans mes yeux. Je reste assis sur une pierre pour reprendre mon souffle. Quand je recommence à marcher, j’ai peur d’avoir perdu Sri. Les yeux plissés, je le cherche, vers le haut de la montagne, sur les pentes sombres des vallons. Alors que je suis sur le point de renoncer à le retrouver, je le vois, entouré d’autres enfants, avec un troupeau de cabris, sur l’autre versant de la montagne. J’appelle, mais l’écho de ma voix fait fuir les enfants, qui disparaissent avec leurs chèvres, au milieu des broussailles, et des pierres.

Je vois ici les traces des hommes : ce sont des sortes de cercles de pierres sèches, semblables à ceux que j’ai trouvés lorsque je suis arrivé la première fois à l’Anse aux Anglais. Je remarque aussi des sentiers à travers la montagne, à peine marqués, mais que je peux apercevoir parce que la vie sauvage que je mène depuis quatre ans à l’Anse aux Anglais m’a appris à repérer le passage des hommes. Comme je m’apprête à descendre de l’autre côté de la montagne pour chercher les enfants, je vois Ouma tout à coup. Elle vient jusqu’à moi, et sans prononcer un mot, elle me prend par la main et elle me guide vers le haut de la falaise, là où le terrain forme une sorte de glacis en surplomb.

De l’autre côté du vallon, sur la pente aride, le long d’un torrent asséché, je vois des huttes de pierres et de branches, quelques champs minuscules protégés du vent par des murets. Des chiens nous ont sentis et aboient. C’est le village des manafs.

« Tu ne dois pas aller plus loin, dit Ouma. Si un étranger venait, les manafs seraient obligés de partir plus loin dans la montagne. »

Nous marchons le long de la falaise, jusqu’au versant nord de la montagne. Nous sommes face au vent. En bas, la mer est infinie, sombre, tachée de moutons. Vers l’est, il y a le miroir de turquoise du lagon.

« La nuit, on voit les lumières de la ville », dit Ouma. Elle montre la mer : « Et par là, on peut voir arriver les bateaux. »

« C’est beau ! » Je dis cela presque à voix basse. Ouma s’est assise sur ses talons, comme elle fait, en nouant ses bras autour de ses genoux. Son visage sombre est tourné vers la mer, le vent bouscule ses cheveux. Elle se tourne vers l’ouest, du côté des collines.

« Tu devrais redescendre, il va faire nuit bientôt. »

Mais nous restons assis, immobiles dans les bourrasques de vent, sans pouvoir nous séparer de la mer, pareils à des oiseaux en train de planer très haut dans le ciel. Ouma ne me parle pas, mais il me semble que je ressens tout ce qu’il y a en elle, son désir, son désespoir. Elle ne dit jamais cela, mais c’est pour cela qu’elle aime tant aller jusqu’au rivage, plonger dans la mer, nager vers les brisants armée de son long harpon, et regarder les hommes de la côte, cachée derrière les rochers.

« Veux-tu partir avec moi ? »

Le son de ma voix, ou bien ma question la fait sursauter. Elle me regarde avec colère, ses yeux brillent.

« Partir ? Pour aller où ? Qui voudrait de moi ? »

Je cherche des mots pour l’apaiser, mais elle dit avec violence :

« Mon grand-père était marron, avec tous les Noirs marrons du Morne. Il est mort quand on a écrasé ses jambes dans le moulin à cannes, parce qu’il avait rejoint les gens de Sacalavou dans la forêt. Alors mon père est venu vivre ici, à Rodrigues, et il s’est fait marin pour voyager. Ma mère est née au Bengale, et sa mère était musicienne, elle chantait pour Govinda. Moi, où pourrais-je aller ? En France, dans un couvent ? Ou bien à Port Louis, pour servir ceux qui ont fait mourir mon grand-père, ceux qui nous ont achetés et vendus comme des esclaves ? »

Sa main est glacée, comme si elle avait de la fièvre. Tout d’un coup, Ouma se lève, elle marche vers la pente, à l’ouest, là où les chemins se séparent, là où elle m’a attendu tout à l’heure. Son visage est calme à nouveau, mais ses yeux brillent encore de colère.

« Il faut que tu partes maintenant. Tu ne dois pas rester ici. »

Je voudrais lui demander de me montrer sa maison, mais elle s’en va déjà, sans se retourner, elle descend vers le vallon obscur où sont les huttes des manafs. J’entends des voix d’enfants, des chiens qui aboient. L’ombre arrive vite.

Je descends le long des pentes, je cours à travers les buissons d’épines et les vacoas. Je ne vois plus la mer, ni l’horizon, rien que l’ombre des montagnes qui s’agrandit dans le ciel. Quand j’arrive dans la vallée de l’Anse aux Anglais, il fait nuit, et la pluie tombe doucement. Sous mon arbre, à l’abri de ma tente, je reste recroquevillé, immobile, et je sens le froid, la solitude. Je pense alors au bruit de la destruction, qui grandit chaque jour, qui roule, pareil au grondement d’un orage, ce bruit qui est maintenant sur toute la terre, et que personne ne peut oublier. C’est cette nuit-là que j’ai décidé de partir pour la guerre.


Ils sont réunis ce matin, à l’entrée du ravin : il y a Adrien Mercure, un grand Noir d’une force herculéenne qui a été autrefois « foreman » dans les plantations de coprah à Juan de Nova, Ernest Raboud, Célestin Prosper, et le jeune Fritz Castel. Quand ils ont su que j’avais découvert la cachette, ils sont venus aussitôt, toutes affaires cessantes, chacun avec sa pelle et un bout de corde. Quiconque nous aurait vus traverser ainsi la vallée de l’Anse aux Anglais, eux avec leurs pelles et leurs grands chapeaux de vacoa, et moi à leur tête, avec ma barbe et mes cheveux longs et mes habits déchirés, la tête encore bandée d’un mouchoir, aurait pu croire à une mascarade imitant le retour des hommes du Corsaire, venus reprendre leur trésor !

L’air frais du matin nous encourage, et nous commençons à creuser autour des blocs de basalte, au fond du ravin. La terre, friable en surface, devient aussi dure que de la roche au fur et à mesure que nous creusons. À tour de rôle, nous donnons de grands. coups de pic, tandis que les autres s’emploient à déblayer vers la partie la plus large du ravin. C’est alors que me vient l’idée que ces pierres et cette terre amoncelées à l’entrée du ravin, et que j’avais prises pour un verrou naturel dû au ruissellement des eaux dans le lit de l’ancien torrent sont en réalité les matériaux déblayés lorsque les hommes du Corsaire ont excavé les cachettes au fond du ravin. À nouveau, je ressens cette impression étrange que le ravin tout entier est le résultat d’une création humaine. À partir d’une simple faille dans la falaise basaltique, l’on a creusé, fouillé, jusqu’à donner l’aspect de cette gorge, que les eaux de pluie ont remodelée pendant près de deux cents ans. C’est une impression étrange, presque effrayante, comme celle que doivent ressentir les chercheurs qui mettent au jour les anciennes tombes d’Egypte, dans le silence et la lumière inhumaine du désert.

Vers midi, la base du plus gros bloc de basalte est sapée à tel point qu’une simple poussée devra suffire à faire basculer la roche sur le fond du ravin. Ensemble, nous appuyons du même côté de la roche qui roule sur quelques mètres, entraînant une avalanche de poussière et de cailloux. Devant nous, exactement au point indiqué par la rainure gravée sur la pierre à demeure, en haut de la falaise, il y a un trou béant encore caché par la poussière qui flotte dans l’air. Sans plus attendre, je me mets à plat ventre et je passe mon corps dans l’ouverture. Il faut plusieurs secondes pour que mes yeux s’accoutument à l’obscurité : « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a ? » J’entends derrière moi les voix des Noirs impatientés. Au bout d’un temps très long, je recule, je sors ma tête du trou. Je sens une sorte de vertige, le sang cogne dans mes tempes, dans mes jugulaires. De toute évidence, cette deuxième cachette est vide aussi.

A coups de pic, j’agrandis l’ouverture. Peu à peu, nous mettons au jour une sorte de puits qui s’enfonce jusqu’à la base de la falaise du cul-de-sac. Le fond du puits est formé par la même roche couleur de rouille qui alterne au fond du ravin avec les saillies de basalte. Le jeune Fritz descend dans le puits où il disparaît tout entier, et il remonte. Il secoue la tête :

« Il n’y a rien. »

Mercure hausse les épaules avec mépris.

« C’est la fontaine des cabris. »

S’agit-il vraiment d’un de ces anciens abreuvoirs pour les troupeaux ? Mais pourquoi s’être donné tant de mal alors que la rivière Roseaux est à deux pas ? Les hommes s’en vont avec leurs pelles et leurs cordes. J’entends leurs rires s’éteindre quand ils franchissent l’entrée du ravin. Seul le jeune Fritz Castel est resté à côté de moi, debout devant la cachette béante, comme s’il attendait mes instructions. Il est prêt à recommencer le travail, à poser de nouveaux jalons, à creuser de nouveaux trous de sonde. Peut-être qu’il s’est laissé prendre par la même fièvre que moi, celle qui fait tout oublier, le monde et les hommes, à la recherche d’un mirage, d’un éclat de lumière.

« Il n’y a plus rien à faire ici. » Je lui parle à voix basse, comme si je m’adressais à moi-même. Il me regarde de ses yeux brillants, sans comprendre.

« Toutes les cachettes sont vides. »

Nous sortons à notre tour du boyau brûlant du ravin. En haut du glacis, je contemple l’étendue de cette vallée, les touffes vert sombre des tamariniers et des vacoas, les formes fantastiques des roches de basalte, et surtout ce mince filet d’eau couleur de ciel qui serpente vers le marécage et les dunes. Les lataniers et les cocotiers font un écran mouvant devant la mer, et quand le vent souffle, j’entends le bruit des brisants, une respiration endormie.

Où chercher maintenant ? Là-bas, près des dunes, dans le marécage où battait autrefois la mer ? Dans ces grottes, sur l’autre rive, au pied de la tour ruinée de la Vigie du Commandeur ? Ou bien là-haut, très loin, dans les montagnes sauvages des manafs, aux sources de la rivière Roseaux, là où vivent les troupeaux de chèvres, dans les anfractuosites cachées par les buissons d’épines ? Il me semble maintenant que toutes les lignes de mes plans s’effacent, et que les signes inscrits sur les pierres ne sont que des traces d’orage, la morsure des éclairs, le glissement du vent. Le désespoir m’envahit et me rend faible. J’ai envie de dire à Fritz :

« C’est fini. Il n’y a plus rien à trouver ici, allons-nous-en. »

Le jeune garçon me regarde avec tellement d’insistance, ses yeux brillent si fort que je n’ose pas lui communiquer mon désespoir. Le plus fermement que je peux, je marche au fond de la vallée, vers mon campement sous le tamarinier. Je dis :

« Nous allons faire des recherches là-bas, du côté ouest. Il faut sonder, poser des jalons. Tu verras, nous finirons par trouver. Nous allons chercher partout, de l’autre côté, et puis aussi en haut de la vallée. Nous ne laisserons pas un pouce de terrain sans avoir cherché. Nous trouverons ! »

Croit-il ce que je lui dis ? Il semble rasséréné par mes paroles. Il dit :

« Oui, Monsieur, nous trouverons, si les manafs n’ont pas trouvé avant nous ! »

L’idée du trésor du Corsaire dans les mains des manafs le fait rire. Mais il ajoute, tout à coup devenu sérieux :

« Si les manafs trouvaient l’or, ils le jetteraient à la mer ! »

Et s’il disait vrai ?


L’inquiétude que je ressens maintenant depuis des semaines, ce bruit qui gronde au-delà des mers comme le bruit de l’orage, et que je ne peux oublier, ni le jour ni la nuit, voici qu’aujourd’hui je les perçois dans toute leur violence.

Parti de bonne heure pour Port Mathurin, dans l’espoir d’une nouvelle lettre de Laure, j’arrive à travers les broussailles et les vacoas devant les bâtiments de la Cable & Wireless, à la pointe Vénus, et je vois le rassemblement des hommes devant la maison du télégraphe. Les Rodriguais attendent devant la varangue, certains discutant debout, d’autres assis à l’ombre, sur les marches de l’escalier, le regard absent, fumant une cigarette.

Dans ma folie des jours passés au fond du ravin, pour trouver la deuxième cachette du Corsaire, je n’ai plus pensé vraiment à la gravité de la situation en Europe. Pourtant, l’autre jour, en passant devant l’immeuble de la Mallac & C°, j’ai lu avec la foule le communiqué affiché à côté de la porte, arrivé de Port Louis sur le bateau des postes. Cela parlait de mobilisation générale pour la guerre qui a commencé là-bas, en Europe. L’Angleterre a déclaré la guerre à l’Allemagne, aux côtés de la France. Lord Kitchener fait appel à tous les volontaires, dans les colonies et les dominions, au Canada, en Australie, et aussi en Asie, aux Indes, en Afrique. J’ai lu l’affiche, puis je suis retourné à l’Anse aux Anglais, peut-être dans l’espoir de trouver Ouma, de lui parler de cela. Mais elle n’est pas venue, et ensuite le bruit des travaux au fond du ravin a dû lui faire peur.

Comme j’avance vers le bâtiment du télégraphe, personne ne fait attention à moi, malgré mes habits déchirés et mes cheveux trop longs. Je reconnais Mercure, Raboud, et un peu à l’écart, le géant Casimir, le marin du Zeta. Lui aussi me reconnaît, et son visage s’éclaire. Les yeux brillants de contentement, il m’explique que l’on attend ici les instructions pour l’engagement. C’est pour cela qu’il n’y a ici que des hommes ! Les femmes n’aiment pas la guerre.

Casimir me parle de l’armée, des navires de guerre où il espère qu’on le prendra, pauvre bon géant ! Il parle déjà des combats qu’il va livrer dans ces pays qu’il ne connaît pas, contre un ennemi dont il ignore le nom. Puis un homme, un Indien employé au télégraphe, apparaît sur la varangue. Il commence à lire une liste de noms, ceux qu’on va communiquer aux bureaux du recrutement à Port Louis. Il lit les noms très lentement, dans le silence qui maintenant s’est appesanti sur les lieux, avec sa voix chantante et nasillarde où l’accent anglais déforme les syllabes.

« Hermitte, Corentin, Latour, Sifflette, Lamy, Raffaut… »

Il lit ces noms, et les rafales du vent les emportent et les dispersent dans la lande, parmi les lames des vacoas et les roches noires, ces noms qui résonnent déjà étrangement, comme des noms de morts, et j’ai envie tout à coup de m’enfuir, de retourner dans ma vallée, là où personne ne pourra me trouver, disparaître sans laisser de traces dans le monde d’Ouma, parmi les roseaux et les dunes. La voix lente énumère les noms et je frissonne. Jamais encore je n’ai ressenti cela, comme si elle allait prononcer mon nom parmi ces noms, qu’il fallait qu’elle dise mon nom, parmi ceux de ces hommes qui vont quitter leur monde pour se battre contre nos ennemis.

« Portalis, Haouet, Céline, Bégué, Hitchen, Castor, Pichette, Simon… »

Je peux partir encore, je pense au ravin, aux lignes qui s’entrecroisent sur le fond de la vallée et qui font briller les points de repère comme des balises, je pense à tout ce que je vis depuis des mois et des années, cette beauté pleine de lumière, le bruit de la mer, les oiseaux libres. Je pense à Ouma, à sa peau, à ses mains lisses, son corps de métal noir qui glisse sous l’eau du lagon. Je peux partir, il est encore temps, loin de cette folie, quand les hommes rient et exultent chaque fois que l’Indien prononce leur nom. Je peux partir, chercher un endroit où j’oublierai cela, où je n’entendrai plus le bruit de la guerre dans le bruit de la mer et du vent. Mais la voix chantonnante continue de prononcer les noms, ces noms déjà irréels, noms des hommes d’ici qui vont mourir là-bas, pour un monde qu’ils ignorent.

« Ferney, Labutte, Jérémiah, Rosine, Médicis, Jolicœur, Victorine, Imboulla, Ramilla, Illke, Ardor, Grancourt, Salomon, Ravine, Roussety, Perrine, Perrine cadet, Azie, Cendrillon, Casimir… »

Quand l’Indien prononce son nom, le géant se redresse et saute à pieds joints en criant. Son visage exprime un tel contentement naïf qu’on pourrait croire qu’il vient de gagner un pari, ou qu’il a appris une bonne nouvelle. Et pourtant, c’est le nom de sa mort qu’il vient d’entendre.

Peut-être est-ce à cause de cela que je ne me suis pas enfui vers l’Anse aux Anglais, pour chercher un endroit où je pourrais oublier la guerre. Je crois que c’est à cause de lui, de son bonheur au moment où il a entendu son nom.

Quand l’Indien a fini de lire les noms de sa liste, il reste un instant immobile, avec le papier qui tremble dans les rafales du vent, et il demande, en anglais :

« Y a-t-il d’autres volontaires ? »

Et presque malgré moi je monte l’escalier de fonte jusqu’à la varangue, et je lui donne mon nom, pour qu’il l’ajoute à la liste. Tout à l’heure, Casimir a donné le signal de la joie, et maintenant, la plupart des Rodriguais dansent sur place et chantent. Quand je descends l’escalier, certains m’entourent et me serrent les mains. La fête se prolonge sur la route qui longe la mer jusqu’à Port Mathurin, et nous traversons les rues de la ville dans le bruit et la foule, pour nous rendre à l’hôpital où doit avoir lieu l’examen médical. En fait d’examen, c’est une simple formalité qui ne dure qu’une ou deux minutes. À tour de rôle, nous entrons torse nu dans le bureau torride, où Camal Boudou, flanqué de deux infirmiers, examine sommairement les volontaires et leur remet une feuille de route tamponnée. Je m’attends à ce qu’il me pose des questions, mais il regarde seulement mes dents et mes yeux. Il me remet la feuille, et au moment où je m’en vais, il dit seulement, de sa voix douce et grave, et alors son visage d’Indien n’exprime rien : « Vous aussi vous partez pour le casse-pipe ? » Puis il appelle le suivant, sans attendre de réponse. Sur la feuille, je lis la date de mon départ : 10 décembre 1914. Le nom du navire est laissé en blanc, mais la destination du voyage est inscrite : Portsmouth. C’est fait, je suis engagé. Je ne verrai même pas Laure et Mam avant de partir pour l’Europe, puisque le départ se fera vers les Seychelles.


Chaque jour, pourtant, je retourne au ravin, comme si j’allais enfin trouver ce que je cherche. Je ne puis me détacher de cette faille dans les flancs de la vallée, sans herbe, sans arbre, sans rien qui bouge ou qui vive, avec seulement la lumière qui se réverbère sur les pentes rouillées de la montagne et les roches de basalte. Le matin, avant que le soleil ne brûle trop, et au crépuscule du soir, je marche jusqu’au fond du cul-de-sac et je regarde les trous que j’ai découverts au pied de la falaise. Je m’allonge sur la terre, je passe mes doigts sur la bouche du puits, sur la paroi lissée par l’eau ancienne, et je rêve. De tous côtés, le fond du ravin est marqué par les coups de pic furieux, et la terre est trouée de cratères que la poussière commence déjà à emplir. Quand le vent force en ululant à l’intérieur du ravin, passe en rafales violentes en haut de la falaise, de petites avalanches de terre noire coulent à l’intérieur de ces trous, font retentir les cailloux au fond des cachettes. Combien de temps faudra-t-il pour que la nature referme le puits du Corsaire que j’ai ainsi mis au jour ? Je pense à tous ceux qui viendront après moi, dans dix ans peut-être, dans cent ans, et c’est pour eux que je décide alors de reboucher les cachettes. Dans la vallée, je trouve de grosses pierres plates que je porte à grand-peine jusqu’à la bouche des puits. D’autres cailloux plus petits, ramassés sur place, me servent à combler les interstices, et m’aidant de la pelle, je jette de la terre rouge par-dessus, que je tasse à grands coups de pelle. Le jeune Fritz Castel m’aide dans ce travail, sans comprendre. Mais il ne pose jamais de questions. Tout cela n’aura été pour lui, depuis le commencement, qu’une suite de rites incompréhensibles et un peu effrayants.

Quand tout est fini, je regarde avec satisfaction le monticule qui cache les deux cachettes du Corsaire, au fond du ravin. Il me semble qu’en accomplissant ce travail, j’ai fait un pas nouveau dans ma quête, que je suis devenu en quelque sorte le complice de cet homme mystérieux dont je suis depuis si longtemps la trace.

C’est le soir surtout que j’aime à rester dans le ravin. Quand le soleil approche de la ligne dentelée des collines de l’ouest, près du Comble du Commandeur, la lumière parvient presque jusqu’au fond du long corridor de pierre, éclaire de façon étrange les pans de rocher, allume le mica des schistes. Je reste assis, là, à l’entrée du ravin, et je regarde l’ombre avancer à travers la vallée silencieuse. Je guette chaque détail, chaque mouvement dans ce pays de pierres et d’épines. J’attends l’arrivée des oiseaux de mer, mes amis, qui chaque soir quittent les côtes du sud, l’île Pierrot, Gombrani, et volent vers leur refuge au nord, là où la mer se brise sur la barrière de corail.

Pourquoi font-ils cela ? Quel ordre secret les guide chaque soir le long de cette voie, au-dessus du lagon ? Comme j’attends les oiseaux de mer, j’attends aussi Ouma, j’attends de la voir marcher sur le lit de la rivière, mince et sombre, portant les hourites au bout de son harpon, ou un collier de poissons.

Parfois, elle vient, elle plante son harpon dans le sable, près des dunes, comme si c’était le signal pour que je vienne la voir. Quand je lui dis que j’ai trouvé la deuxième cachette du Corsaire, et qu’elle était vide, Ouma éclate de rire : « Alors il n’y a plus d’or, il n’y a plus rien ici ! » Je suis d’abord irrité, mais son rire est communicatif et bientôt je ris avec elle. Elle a raison.

Quand nous nous sommes aperçus que le puits était vide, notre tête devait être comique ! Ouma et moi nous courons vers les dunes, nous traversons les roseaux, et les nuées d’oiseaux d’argent s’envolent devant nous en piaillant. Nous enlevons nos vêtements à la hâte, et nous plongeons ensemble dans l’eau claire du lagon, si douce qu’on sent à peine lorsque notre corps entre dans l’autre élément. Nous glissons sous l’eau près des coraux, longtemps, sans reprendre notre souffle. Ouma ne cherche même pas à pêcher des poissons. Elle s’amuse seulement à les poursuivre sous l’eau, à débusquer les vieilles rouges dans leurs recoins sombres. Jamais nous n’avons été aussi gais, depuis que nous savons que les cachettes du trésor sont vides ! Un soir, tandis que nous regardons les étoiles apparaître au-dessus des montagnes, elle dit :

« Pourquoi cherches-tu de l’or ici ? »

Je voudrais lui parler de notre maison au Boucan, de notre jardin sans limites, de tout ce que nous avons perdu, puisque c’est cela que je cherche. Mais je ne sais pas le lui dire, et elle ajoute, tout bas, comme si elle se parlait à elle-même :

« L’or ne vaut rien, il ne faut pas avoir peur de lui, il est comme les scorpions qui ne piquent que celui qui a peur. »

Elle dit cela simplement, sans forfanterie, mais avec dureté, comme quelqu’un qui est sûr. Elle dit encore :

« Vous autres, le grand monde, vous croyez que l’or est la chose la plus forte et la plus désirable, et c’est pour cela que vous faites la guerre. Les gens vont mourir partout pour posséder l’or. »

Ces paroles font battre mon cœur, parce que je pense à mon engagement. Un instant, j’ai envie de tout dire à Ouma, mais ma gorge se serre. Il ne me reste plus que quelques jours à vivre ici, près d’elle, dans cette vallée, si loin du monde. Comment parler de la guerre à Ouma ? Pour elle c’est le mal, je crois qu’elle ne me le pardonnerait pas, et qu’elle s’enfuirait aussitôt.

Je ne peux pas lui parler. Je tiens sa main dans la mienne, serrée très fort pour bien sentir sa chaleur, je respire son souffle sur ses lèvres. La nuit est douce, une nuit d’été, et le vent a cessé quand la mer est étale, les étoiles sont nombreuses et belles, tout est plein de paix et de joie. Pour la première fois, je crois, je goûte le temps qui passe sans impatience ni désir, mais avec tristesse, en pensant que plus rien de tout cela ne peut revenir, que cela va être détruit. Plusieurs fois, je suis sur le point d’avouer à Ouma que nous n’allons plus nous revoir, mais c’est son rire, son souffle, l’odeur de son corps, le goût du sel sur sa peau qui m’arrêtent. Comment troubler cette paix ? Je ne peux retenir ce qui va être brisé, mais je peux croire encore au miracle.


Chaque matin, comme la plupart des Rodriguais, je suis devant le bâtiment du télégraphe, en quête de nouvelles.

Les communiqués en provenance de l’Europe sont affichés sous la varangue, à côté de la porte du télégraphe. Ceux qui savent lire traduisent en créole aux autres. Dans la bousculade, je parviens à lire quelques lignes : il est question des armées de French, de Haig, et des troupes françaises de Langle, de Larrezac, des batailles en Belgique, des menaces sur le Rhin, du front sur l’Oise, près de Dînant, dans les Ardennes, près de la Meuse. Je connais ces noms pour les avoir appris au collège, mais que peuvent-ils signifier pour la plupart des Rodriguais ? Pensent-ils à ces noms comme à des sortes d’îles, où le vent balance les palmes des cocos et des lataniers, où l’on entend, comme ici, le bruit incessant de la mer sur les récifs ? Je ressens la colère, l’impatience, car je sais que dans peu de temps, quelques semaines peut-être, je serai là-bas, sur les bords de ces fleuves inconnus, dans cette guerre qui balaie tous les noms.


Ce matin, quand le jeune Fritz Castel est venu, j’ai fait quelque chose qui ressemble à un testament. Muni de mon théodolite, j’ai calculé pour la dernière fois la droite est-ouest qui passe exactement par les deux signes de l’organeau, sur les rives de la vallée, et j’ai déterminé l’endroit où cette droite rencontre l’axe nord-sud tel que l’indique la boussole, avec la différence légère donnée par la direction du nord stellaire. Au point de rencontre de ces deux droites, c’est-à-dire au centre de la vallée de la rivière Roseaux, aux limites du terrain marécageux qui forme une langue de terre entre les deux bras de la rivière, j’ai apporté une lourde pierre de basalte, ayant la forme d’une borne. Pour faire venir cette pierre, j’ai dû la faire glisser avec l’aide du jeune Noir sur un chemin de roseaux et de branches rondes, disposé sur le lit de la rivière. J’ai attaché une corde à la borne et, tirant et poussant à tour de rôle, nous l’avons amenée de l’autre bout de la vallée, sur une distance de plus d’un mille, jusqu’au point que j’ai marqué B sur mes plans, un peu en hauteur sur une butte de terre qui avance dans l’estuaire et se trouve entourée d’eau à marée haute.

Tout ce travail nous a occupés presque tout le jour. Fritz Castel m’a aidé sans me poser de questions. Puis il est retourné chez lui.

Le soleil est bas dans le ciel quand, muni d’un ciseau à froid et d’un gros caillou en guise de maillet, je commence à tracer mon message pour le futur. Sur le sommet de la borne, j’ai tracé une rainure longue de trois pouces, qui correspond à la droite qui relie les organeaux est-ouest. Sur le flanc de la borne, du côté sud, j’ai marqué les principaux points de repère correspondant aux jalons du Corsaire. Il y a le M majuscule qui représente les pointes du Comble du Commandeur, les : : poinçonnés sur la roche, la gouttière désignant le ravin, et le point indiquant la pierre la plus au nord, à l’entrée de l’estuaire. Sur la face nord de la borne, j’ai marqué au moyen de cinq poinçons les cinq principaux jalons du Corsaire : le Charlot, le Bilactère, le mont des Quatre Vents, qui forment le premier alignement sud-sud-est, et le Commandeur et le Piton qui forment un deuxième alignement légèrement divergent.

J’aurais voulu graver aussi les triangles de la grille du Corsaire, inscrits dans le cercle qui passe par les organeaux et par la pierre la plus au nord, et dont cette borne, je m’en aperçois, est le centre. Mais la surface de la pierre est trop inégale pour permettre d’inscrire avec mon ciseau émoussé un dessin aussi précis. Je me contente de marquer, à la base de la borne, en lettres majuscules, mes initiales, AL. En dessous, la date, en chiffres romains :

X XII MCMXIV

Cet après-midi, le dernier sans doute que je passe ici, dans l’Anse aux Anglais, j’ai voulu profiter de la chaleur du plein été pour nager longtemps dans le lagon. Je me suis déshabillé dans les roseaux, devant la plage déserte, là où nous allions avec Ouma. Aujourd’hui, tout me semble encore plus silencieux, lointain, abandonné. Il n’y a plus les nuées d’oiseaux couleur d’argent qui jaillissaient en poussant des cris aigus. Il n’y a plus d’oiseaux de mer dans le ciel. Il n’y a que les crabes soldats qui fuient vers la vase du marécage, leurs pinces dressées vers le ciel. Je nage longuement dans l’eau très douce, frôlant les coraux que la mer est en train de découvrir. Les yeux grands ouverts sous l’eau, je vois passer les poissons des hauts-fonds, des coffres, des aiguillettes couleur de nacre, et même un laffe splendide et vénéneux, ses nageoires dorsales hérissées comme des gréements. Tout près de la barrière de corail, je débusque une vieille qui s’arrête pour me regarder, avant de s’enfuir. Je n’ai pas de harpon, mais en aurais-je eu un, je crois que je n’aurais pas eu le cœur de l’utiliser contre une seule de ces créatures silencieuses, et voir leur sang empourprer l’eau !

Sur le rivage, dans les dunes, je me suis couvert de sable et j’ai attendu que le soleil déclinant le fasse couler sur ma peau en petits ruisseaux, comme lorsque j’étais là avec Ouma.

Je regarde la mer longtemps, j’attends. J’attends peut-être qu’Ouma apparaisse sur la plage, au crépuscule, son harpon d’ébène à la main, portant des hourites en guise de trophées. Les ombres emplissent la vallée quand je marche vers le campement. Avec inquiétude, avec désir, je regarde les hautes montagnes bleues, au fond de la vallée, comme si j’allais aujourd’hui enfin voir apparaître une forme humaine dans ce pays de pierres.

Ai-je appelé : « Ouma-ah » ? Peut-être, mais alors d’une voix si faible, si étranglée qu’elle n’a éveillé aucun écho. Pourquoi n’est-elle pas ici, maintenant, plus que n’importe quel soir ? Assis sur ma pierre plate, sous le vieux tamarinier, je fume en regardant la nuit entrer dans le creux de l’Anse aux Anglais. Je pense à Ouma, comme elle écoutait quand je lui parlais du Boucan, je pense à son visage caché dans ses cheveux, au goût du sel sur son épaule. Ainsi, elle savait tout, elle connaissait mon secret, et quand elle est venue près de moi, le dernier soir, c’était pour me dire adieu. Pour cela, elle cachait son visage, et sa voix était dure et amère quand elle me parlait de l’or, quand elle disait « vous autres, le grand monde ». De ne pas avoir compris, je sens maintenant de la colère, contre elle, contre moi-même. Je marche fiévreusement dans la vallée, puis je retourne m’asseoir sous le grand arbre où la nuit a déjà commencé, je froisse les papiers dans mes mains, les cartes. Plus rien de tout cela ne m’importe ! Maintenant, je sais qu’Ouma ne viendra plus. Je suis devenu comme les autres, comme les hommes de la côte que les manafs surveillent de loin, en attendant qu’ils laissent le passage.

Dans la lumière vacillante du crépuscule, je cours à travers la vallée, je grimpe en haut des collines, pour échapper à ce regard qui vient de tous les côtés à la fois. Je trébuche sur les cailloux, je m’agrippe aux blocs de basalte, j’entends la terre s’ébouler sous mes pieds jusqu’en bas, dans la vallée. Au loin, contre le ciel jaune, les montagnes sont noires et compactes, sans une lumière, sans un feu. Où vivent les manafs ? Sur le Piton, sur le Limon, à l’est, ou sur le Bilactère au-dessus de Port Mathurin ? Mais ils ne sont jamais deux nuits au même endroit. Ils dorment dans les cendres chaudes de leurs feux qu’ils étouffent au crépuscule, comme jadis les Noirs marrons dans les montagnes de Maurice, au-dessus du Morne. Je veux monter plus haut, jusqu’aux contreforts des montagnes, mais la nuit est venue, et je me cogne contre les rochers, je déchire mes habits et mes mains. J’appelle Ouma, encore, de toutes mes forces maintenant : « Ou-maaa », et mon cri résonne dans la nuit dans les ravins, fait un grondement étrange, un cri de bête qui m’épouvante moi-même. Alors je reste à demi couché contre la pente du glacis, et j’attends que le silence revienne dans la vallée. Alors tout est lisse et pur, invisible dans la nuit, et je ne veux plus penser à ce qui sera demain. Je veux être comme si rien ne s’était passé.

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