Vers Rodrigues, 1910

J’ouvre les yeux, et je vois la mer. Ce n’est pas la mer d’émeraude que je voyais autrefois, dans les lagons, ni l’eau noire devant Festuaire de la rivière du Tamarin. C’est la mer comme je ne l’avais jamais vue encore, libre, sauvage, d’un bleu qui donne le vertige, la mer qui soulève la coque du navire, lentement, vague après vague, tachée d’écume, parcourue d’étincelles.

Il doit être tard, le soleil est déjà haut dans le ciel. J’ai dormi si profondément que je n’ai même pas entendu le navire appareiller, franchir la passe, lorsque la marée est venue.

Hier soir j’ai marché sur les quais, tard dans la nuit, en sentant l’odeur de l’huile, du safran, l’odeur des fruits pourris qui flotte sur l’emplacement du marché. J’entendais les voix des hommes de mer, dans les bateaux, les exclamations des joueurs de dés, je sentais aussi l’odeur de l’« arak », du tabac. Je suis monté à bord du navire, je me suis couché sur le pont, pour échapper à l’étouffement de la cale, à la poussière des sacs de riz. J’ai regardé le ciel à travers les cordages du mât, la tête appuyée sur ma malle. J’ai lutté contre le sommeil jusqu’après minuit, regardant le ciel sans étoiles, écoutant les voix, les grincements de la coupée sur le quai, et au loin une musique de guitare. Je ne voulais penser à personne. Seule Laure a su mon départ, mais elle n’en a rien dit à Mam. Elle n’a pas versé une larme, au contraire, ses yeux brillaient d’une lumière inhabituelle. Nous nous reverrons bientôt, ai-je dit. Là-bas, à Rodrigues, nous pourrons commencer une vie nouvelle, nous aurons une grande maison, des chevaux, des arbres. Est-ce qu’elle pouvait me croire ?

Elle n’a pas voulu que je la rassure. Tu pars, tu t’en vas, peut-être pour toujours. Tu dois aller au bout de ce que tu cherches, au bout du monde. C’est cela qu’elle voulait me dire, quand elle me regardait, mais moi je ne pouvais pas la comprendre. Maintenant, c’est pour elle que j’écris, pour lui dire ce que c’était, cette nuit-là, couché sur le pont du Zeta, au milieu des cordages, écoutant la voix des hommes de mer, et la guitare qui jouait sans cesse la même chanson créole. La voix, à un moment, est devenue plus forte, peut-être que le vent s’était levé, ou bien le chanteur s’était tourné vers moi, dans l’ombre du port.

Vale, vale, prête mo to fizi

Avla Voiseau prêt envolé

Si mo gagne bonher touyè L’oiseau

Mo gagne l’arzent pou mo voyaze,

En allant, en arrivant !

Je me suis endormi en écoutant les paroles de la chanson.

Et quand la marée est venue, le Zeta a hissé ses voiles en silence, il a glissé sur l’eau noire, vers les forts de la passe, et moi je n’en savais rien. J’ai dormi sur le pont, à côté du capitaine Bradmer, la tête appuyée sur ma malle.

Quand je me réveille, et que je regarde autour de moi, ébloui par le soleil, la terre n’existe plus. Je vais tout à fait à l’arrière, je m’appuie contre le bastingage. Je regarde la mer tant que je peux, les longues vagues qui glissent sous la coque, le sillage comme un chemin qui étincelle. Il y a si longtemps que j’attends cet instant ! Mon cœur bat très fort, mes yeux sont pleins de larmes.

Le Zeta s’incline lentement sous le passage des vagues, puis se redresse. Aussi loin que je puisse voir, il n’y a que cela : la mer, les vallées profondes entre les vagues, l’écume sur les crêtes. J’écoute le bruit de l’eau qui serre la coque du navire, le déchirement d’une lame contre l’étrave. Le vent surtout, qui gonfle les voiles et fait crier les agrès. Je reconnais bien ce bruit, c’est celui du vent dans les branches des grands arbres, au Boucan, le bruit de la mer qui monte, qui se répand jusque dans les champs de canne. Mais c’est la première fois que je l’entends ainsi, seul, sans obstacle, libre d’un bout à l’autre du monde.

Les voiles sont belles, gonflées par le vent. Le Zeta navigue au plus près, et la toile blanche ondule en claquant, du haut vers le bas. À l’avant, il y a les trois focs effilés comme des ailes d’oiseau de mer, qui semblent guider le navire vers l’horizon. Parfois, après une saute du vent d’ouest, la toile des voiles se retend dans un ourlet violent qui résonne comme un coup de canon. Tous les bruits de la mer m’étourdissent, la lumière m’aveugle. Il y a le bleu de la mer surtout, ce bleu profond et sombre, puissant, plein d’étincelles. Le vent tourbillonne et m’enivre, et je sens le goût salé des embruns quand la vague couvre l’étrave.

Tous les hommes sont sur le pont. Ce sont des marins indiens, comoriens, il n’y a pas d’autre passager à bord. Tous, nous ressentons la même ivresse du premier jour en mer. Même Bradmer doit ressentir cela. Il est debout sur le pont, près de l’homme de barre, les jambes écartées pour résister au roulis. Depuis des heures il n’a pas bougé, il n’a pas quitté la mer des yeux. Malgré l’envie que j’ai, je n’ose pas lui poser de questions. Je dois attendre. Impossible de rien faire d’autre que de regarder la mer et d’écouter le bruit du vent, et pour rien au monde je ne voudrais descendre dans la cale. Le soleil brûle le pont, brûle l’eau sombre de la mer.

Je vais m’asseoir plus loin sur le pont, au bout de la bôme qui vibre. Les vagues soulèvent la poupe du navire, puis la laissent tomber lourdement. C’est une route sans fin qui s’élargit vers l’horizon, en arrière. Il n’y a plus de terre nulle part. Il n’y a que l’eau profonde, imprégnée de lumière, et le ciel où les nuages semblent immobiles, légères fumées nées de l’horizon.

Où allons-nous ? C’est cela que je voudrais demander à Bradmer. Hier il n’a rien dit, il est resté silencieux comme s’il réfléchissait, ou comme s’il ne voulait pas le dire. À Mahé, peut-être, à Agalega, cela dépend des vents, m’a dit le timonier, un vieil homme couleur de terre cuite, dont les yeux clairs vous regardent sans ciller. Le vent est sud-sud-est maintenant continu, sans rafales, et nous allons cap au nord. Le soleil est à la poupe du Zeta, sa lumière semble gonfler les voiles.

L’ivresse du début du jour ne cède pas. Les marins noirs et indiens restent debout sur le pont, près du mât de misaine, accrochés aux cordages. Maintenant Bradmer s’est assis sur son fauteuil, derrière le timonier, et il continue à regarder devant lui, vers l’horizon, comme s’il attendait vraiment que quelque chose apparaisse. Il n’y a que les vagues, accourant vers nous, pareilles à des bêtes, tête dressée, crête étincelante, puis cognant la coque du navire et se glissant sous elle. En me retournant, je les vois fuir, à peine marquées par le tranchet de la quille, vers l’autre bout du monde.

Mes pensées se heurtent en moi, suivant le rythme des vagues. Je crois que je ne suis plus le même, que je ne serai plus jamais le même. Déjà la mer me sépare de Main et de Laure, de Forest Side, de tout ce que j’ai été.


Quel jour sommes-nous ? Il me semble que j’ai toujours vécu ici, à la poupe du Zeta, regardant par-dessus le bastingage l’étendue de la mer, écoutant sa respiration. Il me semble que tout ce que j’ai vécu depuis notre expulsion du Boucan, à Forest Side, au Collège Royal, puis dans les bureaux de W. W. West, tout cela n’était qu’un songe, et qu’il a suffi que j’ouvre les yeux sur la mer pour que cela s’efface.

Dans le bruit des vagues et du vent, j’entends une voix répéter au fond de moi, sans cesse : la mer ! La mer ! Et cette voix recouvre toutes les autres paroles, toutes les pensées. Le vent qui nous chasse vers l’horizon parfois tourbillonne, fait basculer le navire. J’entends les détonations des voiles, les sifflements des agrès. Cela aussi, ce sont des paroles qui m’emportent, qui m’éloignent. La terre où j’ai vécu tout ce temps, où est-elle maintenant ? Elle est devenue toute petite, pareille à un radeau perdu, tandis que le Zeta avance sous la poussée du vent et de la lumière. Elle dérive quelque part, de l’autre côté de l’horizon, mince filet de boue perdu dans l’immensité bleue.

Je suis tellement occupé à regarder la mer et le ciel, chaque creux d’ombre entre les vagues, et les lèvres du sillage qui s’écartent, j’écoute avec tellement d’attention le bruit de l’eau sur l’étrave, le bruit du vent, que je n’ai pas remarqué que les hommes de l’équipage sont en train de manger. C’est Bradmer qui vient vers moi. Il me regarde, toujours avec cette lueur de moquerie dans ses petits yeux noirs.

« Eh bien, Monsieur ? C’est le mal de mer qui vous coupe l’appétit ? » dit-il en anglais.

Je me lève aussitôt, pour lui montrer que je ne suis pas malade.

« Non, Monsieur. »

« Alors, venez manger. » C’est presque un ordre.

Nous descendons dans la cale par l’échelle. Au fond du bateau, la chaleur est étouffante, et l’air est chargé des odeurs de cuisine et de marchandises. Malgré les écoutilles ouvertes, il fait sombre. L’intérieur du bateau n’est qu’une seule grande cale, dont la partie centrale est occupée par les caisses et les ballots de marchandises, et l’arrière par les matelas à même le sol où dorment les marins. Sous l’écoutille avant, le cuisinier chinois est occupé à distribuer les rations de riz-cari qu’il a fait cuire sur un vieux réchaud à alcool, et à verser le thé d’une grande bouilloire en étain.

Bradmer s’acroupit à l’indienne, le dos appuyé contre une poutre, et je fais comme lui. Ici, à fond de cale, le bateau roule terriblement. Le cuisinier nous donne des assiettes émaillées pleines de riz, et deux quarts de thé brûlant.

Nous mangeons sans parler. Dans la pénombre, je distingue les marins indiens accroupis eux aussi, en train de boire leur thé. Bradmer mange rapidement, en se servant de la cuiller cabossée comme d’une baguette, poussant le riz dans sa bouche. Le riz est huileux, imprégné de sauce de poisson, mais le cari est si fort qu’on sent à peine le goût. Le thé brûle mes lèvres et ma gorge, mais cela désaltère après le riz pimenté.

Quand Bradmer a fini, il se lève, et pose l’assiette et le quart par terre, près du Chinois. Au moment de remonter l’échelle vers le pont, il fouille dans la poche de sa veste, et il en sort deux cigarettes bizarres, faites d’une feuille de tabac encore vert roulée sur elle-même. Je prends une des cigarettes et je l’allume au briquet du capitaine. Nous montons l’échelle l’un après l’autre, et nous sommes à nouveau sur le pont, dans le vent violent.

Après être resté quelques instants dans la cale, la lumière m’éblouit si fort que j’ai les yeux pleins de larmes. À tâtons presque, courbé sous la bôme, je regagne ma place à la poupe, je m’assois près de ma malle. Bradmer, lui, est retourné s’asseoir dans son fauteuil vissé au pont, et il regarde au loin, sans parler au timonier, en fumant sa cigarette.

L’odeur du tabac est acre et douce, elle m’écœure. Cela ne va pas pour moi avec le bleu si pur de la mer et du ciel, avec le bruit du vent. J’éteins la cigarette sur le pont, mais je n’ose pas la jeter à la mer. Je ne peux pas admettre cette souillure, ce corps étranger flottant sur cette eau si belle, lisse, vivante.

Le Zeta n’est pas une souillure. Il a tellement parcouru cette mer, et d’autres mers aussi, au-delà de Madagascar, jusqu’aux Seychelles, ou vers le sud, jusqu’à Saint Paul. L’océan l’a purifié, l’a rendu semblable aux grands oiseaux de mer qui planent dans le vent.

Le soleil descend lentement dans le ciel, il éclaire l’autre côté des voiles maintenant. Je vois l’ombre de la voilure sur la mer qui grandit d’heure en heure. En fin d’après-midi, le vent a perdu son souffle. C’est une brise légère qui appuie à peine sur les grandes voiles, qui lisse et arrondit les vagues, fait frissonner la surface de la mer comme une peau. La plupart des marins sont descendus dans la cale, ils boivent du thé et parlent. Certains dorment sur les matelas à même le sol, pour se préparer à la navigation de nuit.

Le capitaine Bradmer est resté assis dans son fauteuil, derrière le timonier. Ils parlent à peine, quelques mots indistincts. Ils fument sans se lasser les cigarettes de tabac vert, dont l’odeur me parvient par instants, quand il y a un tourbillon. Je sens mes yeux brûler, peut-être ai-je la fièvre ? La peau de mon visage, mon cou, mes bras, mon dos me brûlent. La chaleur du soleil, pendant toutes ces heures, a marqué mon corps. Tout le jour, le soleil a brûlé sur les voiles, sur le pont, sur la mer aussi, sans que j’y prenne garde. Il a allumé ses étincelles à la crête des vagues, dessinant des arcs-en-ciel dans les embruns.

Maintenant, c’est de la mer que vient la lumière, du plus profond de sa couleur. Le ciel est clair, presque sans couleur, et je regarde l’étendue bleue de la mer et le vide du ciel jusqu’au vertige.

C’est cela dont j’ai toujours rêvé. Il me semble que ma vie s’est arrêtée il y a longtemps, à l’avant de la pirogue qui dérivait sur le lagon du Morne, quand Denis scrutait le fond, à la recherche d’un poisson à harponner. Tout cela, que je croyais disparu, oublié, le bruit, le regard de la mer fascinant par ses gouffres, tout cela tourne en moi, revient, sur le Zeta qui avance.

Lentement le soleil descend vers l’horizon, illuminant les crêtes des vagues, ouvrant des vallées d’ombre. Comme la lumière décline et se teinte d’or, les mouvements de la mer se ralentissent. Le vent ne lance plus ses rafales. Les voiles se dégonflent, pendent entre les vergues. Tout d’un coup la chaleur est lourde, humide. Tous les hommes sont sur le pont, à l’avant du navire, ou bien assis autour des écoutilles. Ils fument, certains sont allongés torse nu sur le pont, les yeux mi-clos, en train de rêver, peut-être sous l’effet du kandja. L’air est calme maintenant, et la mer froisse à peine ses vagues lentes contre la coque du navire. Elle a pris une couleur violette, d’où la lumière ne sort plus. J’entends distinctement les voix, les rires des marins qui jouent aux dés à l’avant du navire, et le débit monotone du timonier noir, qui parle au capitaine Bradmer sans le regarder.

Tout cela est étrange, pareil à un rêve interrompu il y a très longtemps, né du miroitement de la mer quand la pirogue glissait près du Morne, sous le vide incolore du ciel. Je pense à l’endroit où je vais, et mon cœur bat plus vite. La mer est une route lisse pour trouver les mystères, l’inconnu. L’or est dans la lumière, autour de moi, caché sous le miroir de la mer. Je pense à ce qui m’attend, à l’autre bout de ce voyage, comme une terre où je serais déjà allé autrefois, et que j’aurais perdue. Le navire glisse sur le miroir de la mémoire. Mais saurai-je comprendre, quand j’arriverai ? Ici, sur le pont du Zeta qui avance doucement dans la lumière alanguie du crépuscule, la pensée de l’avenir me donne le vertige. Je ferme les yeux pour ne plus voir l’éblouissement du ciel, le mur sans faille de la mer.


Jour suivant, à bord


Malgré ma répugnance, j’ai dû passer la nuit à fond de cale. Le capitaine Bradmer ne veut personne sur le pont pendant la nuit. Couché à même le plancher (les matelas des marins ne m’inspirent pas confiance), la tête appuyée sur ma couverture roulée en boudin, je m’accroche à la poignée de ma cantine à cause du roulis incessant. Le capitaine Bradmer couche dans une sorte d’alcôve construite dans les structures, entre deux énormes poutres de teck à peine équarries qui soutiennent le pont. Il a même installé un rideaux précaire qui lui permet de s’isoler, mais qui doit le faire suffoquer, car au petit matin j’ai vu qu’il avait écarté le rideau devant sa figure.

Nuit exténuante, à cause du roulis d’abord, mais aussi de la promiscuité. Hommes ronflant, toussant, se parlant, allant et venant sans cesse de la cale aux écoutilles pour respirer un peu d’air frais, ou pour pisser par-dessus bord sous le vent. La plupart sont des étrangers, des Comoriens, des Somalis qui parlent une langue rauque, ou des Indiens du Malabar à la peau sombre, au regard triste. Si je n’ai pas dormi un instant cette nuit, c’est aussi à cause de ces hommes. Dans l’ombre étouffante de la cale, à peine trouée par la lueur tremblotante de la veilleuse, avec les geignements de la coque balancée par les vagues, j’ai ressenti peu à peu une inquiétude absurde et irrésistible. Parmi ces hommes, n’y avait-il pas des mutins, de ces fameux pirates de l’est africain dont on parlait tant dans les journaux de voyage que je lisais avec Laure ? Peut-être avaient-ils projeté de nous tuer, le capitaine Bradmer, moi et ceux de l’équipage qui n’étaient pas complices, afin de s’emparer du navire ? Peut-être croyaient-ils que je transportais de l’argent et des objets précieux dans cette vieille cantine dans laquelle j’avais enfermé les papiers de mon père ? Certes, j’aurais dû l’ouvrir devant eux pour qu’ils voient qu’elle ne contenait que de vieux papiers, des cartes, du linge et mon théodolite. Mais n’auraient-ils pas pensé alors qu’il y avait un double fond plein de pièces d’or ? Tandis que le navire roulait lentement, je sentais contre mon épaule nue le métal tiède de la malle, et je restais les yeux ouverts pour surveiller l’obscurité de la cale. Quelle différence avec cette première nuit passée sur le pont du Zeta, quand le navire avait appareillé dans mon sommeil, et que je m’étais réveillé tout à coup le matin, ébloui par la mer immense.

Où allons-nous ? Ayant maintenu le cap au nord depuis le départ, il ne fait plus de doute maintenant que nous allons vers Agalega. C’est pour les gens de cette île lointaine que le capitaine Bradmer apporte la plus grande partie de sa cargaison hétéroclite : ballots de tissu, rouleaux de fil de fer, barils d’huile, caisses de savon, sacs de riz et de farine, haricots, lentilles, et puis toutes sortes de casseroles et de plats émaillés enveloppés dans des filets. Tout cela sera vendu aux Chinois qui tiennent boutique pour les pêcheurs et les fermiers.

La présence de ces ustensiles et l’odeur des marchandises me rassurent. Est-ce là une cargaison pour des pirates ? Le Zeta est une épicerie flottante, et l’idée d’une mutinerie me semble tout à coup risible.

Mais je ne dors pas pour autant. Maintenant, les hommes se sont tus, mais ce sont les insectes qui commencent. J’entends galoper les cafards énormes, qui volent parfois à travers la cale en vibrant. Entre leurs galops et leurs vols, j’entends le bruit aigu des moustiques près de mon oreille. Contre eux aussi je veille, bras et visage couverts par ma chemise.

N’arrivant pas à dormir, je vais à mon tour jusqu’à l’échelle, et je passe la tête par l’écoutille ouverte. Dehors, la nuit est belle. Le vent a recommencé à souffler, tirant sur les voiles bordées aux trois quarts. C’est un vent froid qui vient du sud et chasse le navire. Après la chaleur étouffante de la cale, le vent me fait frissonner, mais c’est agréable. Je vais enfreindre les ordres du capitaine Bradmer. Muni de ma couverture de cheval, souvenir du temps du Boucan, je suis sur le pont, je marche vers la proue. À l’arrière, il y a le timonier noir, et deux marins qui lui tiennent compagnie en fumant du kandja. Je m’assois tout à fait à la proue, sous les ailes des focs, et je regarde le ciel et la mer. Il n’y a pas de lune, et pourtant mes yeux dilatés aperçoivent chaque vague, l’eau couleur de nuit, les taches de l’écume. C’est la lumière des étoiles qui éclaire la mer. Jamais je n’avais vu les étoiles comme cela. Même autrefois, dans le jardin du Boucan, quand nous marchions avec notre père sur l’« allée des étoiles », ce n’était pas aussi beau. Sur terre, le ciel est mangé par les arbres, par les collines, terni par cette brume impalpable comme une haleine qui sort des ruisseaux, des champs d’herbe, des bouches des puits. Le ciel est lointain, on le voit comme à travers une fenêtre. Mais ici, au centre de la mer, il n’y a pas de limites à la nuit.

Il n’y a rien entre moi et le ciel. Je me couche sur le pont, la tête appuyée contre l’écoutille fermée, et je regarde les étoiles de toutes mes forces, comme si je les voyais pour la première fois. Le ciel bascule entre les deux mâts, les constellations tournent, s’arrêtent un instant, puis retombent. Je ne les reconnais pas encore. Ici, les étoiles sont tellement brillantes, même les plus faibles, qu’elles me semblent nouvelles. Il y a Orion, à bâbord, et vers l’est, peut-être le Scorpion, où luit Antarès. Celles que je vois avec netteté, en me retournant, à la poupe du navire, si près de l’horizon que je n’ai qu’à baisser les yeux pour les suivre dans leur lent balancement, ce sont les étoiles qui dessinent la Croix du Sud. Je me souviens de la voix de mon père, lorsqu’il nous guidait à travers le jardin obscur, et nous demandait de la reconnaître, légère et fugitive au-dessus de la ligne des collines.

Je regarde cette croix d’étoiles, et cela m’éloigne encore davantage, parce qu’elle appartient vraiment au ciel du Boucan. Je ne peux en détacher mon regard, de peur de la perdre pour toujours.

C’est comme cela que je me suis endormi, cette nuit-là, un peu avant l’aube, les yeux ouverts sur la Croix du Sud. Enroulé dans la couverture, le visage et les cheveux bousculés par les rafales du vent, écoutant les claquements du vent dans les focs et le bruit crissant de la mer contre l’étrave.


Un autre jour, en mer


Levé dès l’aube, et regardant la mer presque sans bouger, à ma place à la poupe, près du timonier noir. Le timonier est un Cornorien au visage très noir d’Abyssin, mais avec des yeux d’un vert lumineux. Il est le seul qui parle vraiment avec le capitaine Bradmer, et ma qualité de passager payant me vaut l’avantage de pouvoir m’installer près de lui et de l’écouter parler. Il parle lentement, en choisissant ses mots, dans un français très pur à peine marqué d’accent créole. Il dit qu’il était autrefois à l’école des Pères de Moroni, et qu’il devait devenir prêtre. Un jour, il a tout quitté, sans raison véritable, pour devenir marin. Il y a maintenant trente ans qu’il navigue, il connaît chaque port, depuis Madagascar jusqu’à la côte d’Afrique, de Zanzibar aux Chagos. Il parle des îles, des Seychelles, de Rodrigues, et aussi des plus lointaines, Juan de Nova, Farquhar, Aldabra. Celle qu’il aime surtout, c’est Saint Brandon, qui n’appartient qu’aux tortues de mer et aux oiseaux. Hier, abandonnant le spectacle des vagues qui avancent et se refont à la même place, je me suis assis sur le pont à côté du timonier et je l’ai écouté parler au capitaine Bradmer. C’est parler devant Bradmer que je devrais dire, car le capitaine, en bon Anglais, peut rester immobile pendant des heures, assis sur son fauteuil de greffier, en fumant ses petites cigarettes vertes, pendant que le timonier parle, sans répondre autre chose qu’un grognement de vague acquiescement, une sorte de « hahum » qui ne sert qu’à rappeler qu’il est toujours là. Drôles d’histoires de mer que raconte le timonier, de sa voix lente et chantante, son regard vert scrutant l’horizon. Histoires de ports, de tempêtes, de pêche, de filles, histoires sans but et sans fin comme sa propre vie.

J’aime quand il parle de Saint Brandon, parce qu’il en parle comme d’un paradis. C’est le lieu qu’il préfère, où il revient sans cesse par la pensée, par le rêve. Il a connu beaucoup d’îles, beaucoup de ports, mais c’est là que le ramènent les routes de la mer. « Un jour, je retournerai là-bas pour mourir. Là-bas, l’eau est aussi bleue et aussi claire que la fontaine la plus pure. Dans le lagon elle est transparente, si transparente que vous glissez sur elle dans votre pirogue, sans la voir, comme si vous étiez en train de voler au-dessus des fonds. Autour du lagon, il y a beaucoup d’îles, dix, je crois, mais je ne connais pas leurs noms. Quand je suis allé à Saint Brandon, j’avais dix-sept ans, j’étais encore un enfant, je venais de m’échapper du séminaire. Alors j’ai cru que j’arrivais au paradis, et maintenant je crois encore que c’était là qu’était le paradis terrestre, quand les hommes ne connaissaient pas le péché. J’ai donné aux îles les noms que je voulais : il y avait l’île du fer à cheval, une autre la pince, une autre le roi, je ne sais plus pourquoi. J’étais venu avec un bateau de pêche de Moroni. Les hommes étaient venus là pour tuer, pour pêcher comme des animaux rapaces. Dans le lagon, il y avait tous les poissons de la création, ils nageaient lentement autour de notre pirogue, sans crainte. Et les tortues de mer, qui venaient nous voir, comme s’il n’y avait pas de mort dans le monde. Les oiseaux de mer volaient autour de nous par milliers… Ils se posaient sur le pont du bateau, sur les vergues, pour nous regarder, parce que je crois qu’ils n’avaient jamais vu d’hommes avant nous… Alors nous avons commencé à les tuer. » Le timonier parle, ses yeux verts sont pleins de lumière, son visage est tendu vers la mer comme s’il voyait encore tout cela. Je ne peux m’empêcher de suivre son regard, au-delà de l’horizon, jusqu’à l’atoll où tout est neuf comme aux premiers jours du monde. Le capitaine Bradmer tire sur sa cigarette, il dit « hahum-hum », comme quelqu’un qui ne s’en laisse pas conter. Derrière nous deux marins noirs, dont l’un est rodriguais, écoutent, sans vraiment comprendre. Le timonier parle du lagon qu’il ne reverra plus, sauf le jour de sa mort. Il parle des îles où les pêcheurs construisent des huttes de corail, le temps de faire provision de tortues et de poissons. Il parle de la tempête qui vient chaque été, si terrible que la mer recouvre complètement les îles, balaie toute trace de vie terrestre. Chaque fois, la mer efface tout, et c’est pourquoi les îles sont toujours neuves. Mais l’eau du lagon reste belle, claire, là où vivent les plus beaux poissons du monde et le peuple des tortues.

La voix du timonier est douce quand il parle de Saint Brandon. Il me semble que c’est pour l’entendre que je suis sur ce navire, qui avance au milieu de la mer.

La mer a préparé pour moi ce secret, ce trésor. Je reçois cette lumière qui étincelle, je désire cette couleur des profondeurs, ce ciel, cet horizon sans limites, ces jours et ces nuits sans fin. Je dois apprendre davantage, recevoir davantage. Le timonier parle encore, de la table du Cap, de la baie d’Antongil, des felouques arabes qui rôdent le long de la côte d’Afrique, des pirates de Socotra ou d’Aden. Ce que j’aime, c’est le son de sa voix chantante, son visage noir où brillent ses yeux, sa haute silhouette debout devant la roue de la barre, tandis qu’il filète notre navire vers l’inconnu, et cela se mêle au bruit du vent dans les voiles, aux embruns où brille l’arc-en-ciel, chaque fois que l’étrave rompt une vague.

Chaque après-midi, quand le jour décline, je suis à la poupe du navire, et je regarde le sillage qui brille. C’est l’instant que je préfère, quand tout est paisible, et le pont désert, à part le timonier et un marin qui surveillent la mer. Alors je pense à la terre, à Mam et à Laure si lointaines dans leur solitude de Forest Side. Je vois le regard sombre de Laure, quand je lui parlais du trésor, des joyaux et des pierres précieuses cachés par le Corsaire inconnu. M’écoutait-elle vraiment ? Son visage était lisse et fermé, et au fond de ses yeux brillait une drôle de flamme que je ne comprenais pas. C’est cette flamme que je veux voir maintenant, dans le regard infini de la mer. J’ai besoin de Laure, je veux me souvenir d’elle chaque jour, car je sais que sans elle je ne pourrai pas trouver ce que je cherche. Elle n’a rien dit quand nous nous sommes quittés, elle n’avait l’air ni triste ni gaie. Mais quand elle m’a regardé, sur le quai de la gare à Curepipe, j’ai vu encore cette flamme dans ses yeux. Puis elle s’est détournée, elle est partie avant que le train ne démarre, je l’ai vue marcher au milieu de la foule, sur la route de Forest Side, où l’attend Mam qui ne sait rien encore.

C’est pour Laure que je veux me souvenir de chaque instant de ma vie. C’est pour elle que je suis sur ce bateau, avançant toujours plus loin sur la mer. Je dois vaincre la destinée qui nous a chassés de notre maison, qui nous a tous ruinés, qui a fait mourir notre père. Quand je suis parti sur le Zeta, il me semble que j’ai brisé quelque chose, que j’ai rompu un cercle. Alors quand je reviendrai, tout sera changé, nouveau.

C’est à cela que je pense, et l’ivresse de la lumière entre en moi. Le soleil frôle l’horizon, mais sur la mer la nuit n’apporte pas d’inquiétude. Au contraire, il y a une douceur qui vient sur ce monde où nous sommes les seuls vivants à la surface de l’eau. Le ciel se dore et s’empourpre. La mer si sombre sous le soleil du zénith est à présent lisse et légère, pareille à une fumée violette qui se mêle aux nuages de l’horizon et voile le soleil.

J’écoute la voix chantante du timonier qui parle, peut-être pour lui-même, debout devant la barre. À côté de lui, le fauteuil du capitaine Bradmer est vide, parce que c’est l’heure où il se retire dans son alcôve pour dormir, ou pour écrire. Dans la lumière horizontale du crépuscule, la haute silhouette du timonier se détache contre l’éclat des voiles, et semble irréelle, comme le bruit chantant de ses paroles que je perçois sans les comprendre. La nuit tombe, et je pense à la silhouette de Palinurus, comme devait la voir Enée, ou encore à Typhis, sur le navire Argo, dont je n’ai pas oublié les paroles, lorsqu’à la nuit tombante il cherche à rassurer ses compagnons de voyage : « Titan est entré dans les ilots sans tache, pour confirmer l’heureux présage. Alors, dans la nuit, les vents appuient mieux encore sur les voiles et sur la mer, et durant ces heures silencieuses le navire va plus vite. Mon regard ne suit plus le cours des étoiles qui quittent le ciel pour entrer dans la mer tel Orion qui tombe déjà, ou Persêe qui fait retentir la colère de l’onde. Mais mon guide est ce serpent qui enlaçant de ses anneaux sept étoiles plane toujours et ne se cache jamais. » À haute voix, je récite les vers de Valerius Flaccus que je lisais autrefois dans la bibliothèque de mon père, et pendant un instant encore, je peux me croire à bord du navire Argo.

Plus tard, dans le calme du crépuscule, les hommes de l’équipage montent sur le pont. Ils sont torse nu dans la brise tiède, ils fument, ils parlent, ou ils regardent la mer comme moi.

Depuis le premier jour, j’ai hâte de parvenir à Rodrigues, le but de mon voyage, et pourtant maintenant, je souhaite que cette heure ne s’achève jamais, que le navire Zeta, comme Argo, continue éternellement à glisser sur la mer légère, si près du ciel, avec sa voile éblouie de soleil pareille à une flamme contre l’horizon déjà dans la nuit.


Une nuit en mer, encore


M’étant endormi dans la cale, à ma place contre ma cantine, je suis réveillé par la chaleur étouffante et par l’activité effrénée des cafards et des rats. Les insectes vrombissent dans l’air lourd de la cale, et l’obscurité rend leur vol plus inquiétant. Il faut dormir le visage couvert d’un mouchoir, ou d’un pan de chemise, si on ne veut pas recevoir un de ces monstres en pleine figure. Les rats sont plus circonspects, mais plus dangereux. L’autre soir, un homme a été mordu à la main par un de ces rongeurs qu’il avait dérangé dans sa quête de nourriture. La plaie s’est infectée malgré les chiffons imbibés d’arak que le capitaine Bradmer a utilisés pour le soigner, et maintenant, j’entends l’homme qui délire de fièvre sur son matelas. Les puces et les poux ne laissent guère de répit, eux non plus. Chaque matin, l’on gratte les innombrables morsures de la nuit. La première nuit que j’ai passée dans la cale, j’ai dû subir aussi les assauts des bataillons de punaises, et pour cela j’ai préféré renoncer au matelas qui m’était destiné. Je l’ai repoussé au fond de la cale, et je dors à même le plancher, enveloppé dans ma vieille couverture de cheval, ce qui a aussi l’avantage de me faire moins souffrir de la chaleur et de m’épargner l’odeur de sueur et de saumure qui imprègne ces grabats.

Je ne suis pas le seul à souffrir de la chaleur qui règne à fond de cale. Les uns après les autres, les hommes se réveillent, se parlent, et reprennent l’interminable partie de dés là où ils l’avaient laissée. Que peuvent-ils bien jouer ? Le capitaine Bradmer, à qui j’ai posé la question, a haussé les épaules et s’est contenté de répondre : « Leurs femmes. » Malgré les ordres du capitaine, les marins ont allumé à l’avant de la cale une petite lampe, une veilleuse à huile Clarke. La lumière orangée vacille dans le roulis, éclaire fantasmagoriquement les visages noirs luisant de sueur. De loin, je vois briller la sclérotique de leurs yeux, leur denture blanche. Que font-ils autour de la lampe ? Ils ne jouent pas aux dés, ils ne chantent pas. Ils parlent, l’un après l’autre, à voix basse, en un long discours à plusieurs voix entrecoupé de rires. À nouveau revient en moi la peur d’une conspiration, d’une mutinerie. Et s’ils décidaient vraiment de s’emparer du Zeta, s’ils nous jetaient à la mer, Bradmer, le timonier et moi ? Qui le saurait ? Qui irait les chercher dans les îles lointaines, dans le canal du Mozambique, ou sur les côtes de l’Erythrée ? J’attends sans bouger, la tête tournée vers eux, regardant entre mes cils la lumière vacillante où viennent se brûler distraitement les cafards rouges et les moustiques.

Alors, comme l’autre soir, sans faire de bruit, je monte l’échelle vers l’écoutille où souffle le vent de la mer. Enveloppé dans ma couverture, je marche pieds nus sur le pont en sentant les délices de la nuit, la fraîcheur des embruns.

La nuit est si belle, sur la mer comme au centre du monde, quand le navire glisse presque sans bruit sur le dos des vagues. Cela donne le sentiment de voler plutôt que de naviguer, comme si le vent ferme qui appuie sur les voiles avait transformé le navire en un immense oiseau aux ailes éployées.

Cette nuit encore, je m’allonge sur le pont, tout à fait à la proue du navire, contre l’écoutille fermée, abrité par le bord du bastingage. J’entends contre ma tête les cordes des focs vibrer, et le froissement continu de la mer qui s’ouvre. Laure aimerait cette musique de la mer, ce mélange d’un son aigu et de la résonance grave des vagues contre l’étrave.

Pour elle j’écoute cela, pour le lui envoyer là où elle est, jusqu’à la maison sombre de Forest Side où elle est éveillée, elle aussi, je le sais.

Je pense encore à son regard, avant qu’elle ne se détourne et ne marche à grands pas vers la route qui longe la voie ferrée. Je ne peux oublier cette flamme qui a brillé dans ses yeux au moment où nous nous sommes quittés, cette flamme de violence et de colère. Alors j’ai été si surpris que je n’ai su quoi faire, puis je suis monté dans le wagon, sans réfléchir. Maintenant, sur le pont du Zeta, avançant vers un destin que j’ignore, je me souviens de ce regard et je ressens la déchirure du départ.

Pourtant, il fallait que je parte, il ne pouvait y avoir d’autre espoir. Je pense encore au Boucan, à tout ce qui pourrait être sauvé, la maison au toit couleur de ciel, les arbres, le ravin, et le vent de la mer qui troublait la nuit, éveillant dans l’ombre de Mananava les gémissements des esclaves marrons, et le vol des pailles-en-queue avant l’aube. C’est cela que je ne veux cesser de voir, même de l’autre côté des mers, quand les cachettes du Corsaire inconnu dévoileront pour moi leurs trésors.

Le navire glisse sur les vagues, léger, aérien, sous les lumières des étoiles. Où est le serpent aux sept feux dont parlait Typhis aux marins d’Argo ? Est-ce Eridanus qui se lève à l’est, devant le soleil de Sirius, ou bien est-ce le Dragon allongé vers le nord, et qui porte sur sa tête le joyau d’Etamin ? Mais non, je le vois tout à coup clairement, sous l’étoile polaire, c’est le corps du Chariot, léger et précis, qui flotte éternellement à sa place dans le ciel.

Nous aussi suivons son signe, perdus au milieu des tourbillons d’étoiles. Le ciel est parcouru de ce vent infini qui gonfle nos voiles.

Maintenant je comprends où je vais, et cela m’émeut au point que je dois me lever pour calmer les battements de mon cœur. Je vais vers l’espace, vers l’inconnu, je glisse au milieu du ciel, vers une fin que je ne connais pas.

Je pense encore aux deux pailles-en-queue qui tournoyaient en faisant leur bruit de crécelle au-dessus de la vallée sombre, fuyant l’orage. Quand je ferme les yeux, ce sont eux que je vois, comme s’ils étaient au-dessus des mâts.

Un peu avant l’aube, je m’endors, tandis que le Zeta s’en va sans cesse vers Agalega. Tous les hommes dorment à présent. Seul le timonier noir veille, son regard qui ne cille pas fixé droit dans la nuit. Lui ne dort jamais. Parfois, au début de l’après-midi, quand le soleil brûle sur le pont, il descend s’allonger dans la cale, et il fume sans parler, les yeux ouverts dans la pénombre, regardant les planches noircies au-dessus de lui.


Journée vers Agalega


Depuis combien de temps voyageons-nous ? Cinq jours, six jours ? Alors que je regarde le contenu de ma malle, dans la pénombre étouffante de la cale, la question se pose à moi avec une inquiétante insistance. Qu’importe ? Pourquoi voudrais-je le savoir ? Mais je fais de grands efforts pour me remémorer la date de mon départ, pour essayer de faire le compte des journées en mer. C’est un temps très long, des jours sans nombre, et pourtant tout cela me semble aussi très fugitif. C’est une seule interminable journée que j’ai commencée quand je suis monté sur le Zeta, une journée pareille à la mer, où le ciel parfois change, se couvre et s’obscurcit, où la lumière des étoiles remplace celle du soleil, mais où le vent ne cesse pas de souffler, ni les vagues d’avancer, ni l’horizon d’encercler le navire.

Au fur et à mesure que le voyage se prolonge, le capitaine Bradmer devient plus aimahle avec moi. Ce matin, il m’a enseigné à faire le point à l’aide du sextant, et la méthode pour déterminer le méridien et le parallèle. Aujourd’hui, nous sommes par 12° 38 sud et 54° 30 est, et le calcul de notre situation fournit la réponse à ma question sur le temps, puisque cela signifie que nous sommes à deux jours de navigation de l’île, quelques minutes trop à l’est à cause des alizés qui nous ont fait dériver pendant la nuit. Quand il a eu fini le point, le capitaine Bradmer a rangé avec soin son sextant dans l’alcôve. Je lui ai montré mon théodolite, et il l’a regardé avec curiosité. Il a même dit, je crois : « À quoi diable cela va-t-il vous servir ? » J’ai répondu évasivement. Je ne pouvais pas lui dire que mon père l’avait acheté au temps où il se préparait à conquérir les trésors du Corsaire inconnu ! Remonté sur le pont, le capitaine est allé s’asseoir de nouveau dans son fauteuil, derrière le timonier. Comme j’étais près de lui, il m’a offert pour la deuxième fois une de ses terribles cigarettes, que je n’ai pas osé refuser, et que j’ai laissée s’éteindre seule dans le vent.

Il m’a dit : « Connaissez-vous la reine des îles ? » Il a demandé cela en anglais, et j’ai répété : « La reine des îles ? » « Oui Monsieur, Agalega. On l’appelle ainsi parce qu’elle est la plus salubre et la plus fertile de l’océan Indien. » J’ai cru qu’il allait en dire davantage, mais il s’est tu. Il s’est simplement carré dans son fauteuil et il a répété d’un air rêveur : « La reine des îles… » Le timonier a haussé les épaules. Il a dit, en français : « L’île des rats. C’est plutôt comme cela qu’il faudrait l’appeler. » Alors il commence à raconter comment les Anglais ont déclaré la guerre aux rats, à cause de l’épidémie qui se répandait d’île en île. « Autrefois, il n’y avait pas de rats sur Agalega. C’était aussi un peu comme un petit paradis, comme Saint Brandon, parce que les rats sont des animaux du diable, il n’y en avait pas au paradis. Et un jour un bateau est arrivé sur l’île, venant de la Grand Terre, personne ne sait plus son nom, un vieux bateau que personne ne connaissait. Il a fait naufrage devant l’île, et on a sauvé les caisses de la cargaison, mais dans les caisses il y avait des rats. Quand on a ouvert les caisses, ils se sont répandus dans l’île, ils ont fait des petits, et ils sont devenus tellement nombreux que tout était à eux. Ils mangeaient toutes les provisions d’Agalega, le maïs, les œufs, le riz. Ils étaient si nombreux que les gens ne pouvaient plus dormir. Les rats rongeaient même les noix de coco sur les arbres, ils mangeaient même les œufs des oiseaux de mer. Alors on a essayé d’abord avec des chats, mais les rats se mettaient à plusieurs et ils tuaient les chats, et ils les mangeaient, bien sûr. Alors on a essayé avec des pièges, mais les rats sont malins, ils ne se laissaient pas prendre. Alors les Anglais ont eu une idée. Ils ont fait venir par bateau des chiens, des fox-terriers, on les appelle comme ça, et ils ont promis qu’on donnerait une roupie pour chaque rat. Ce sont les enfants qui grimpaient aux cocotiers, ils secouaient les palmes pour faire tomber les rats, et les fox-terriers les tuaient. On m’a dit que les gens d’Agalega avaient tué chaque année plus de quarante mille rats, et il en reste encore ! C’est surtout au nord de l’île qu’ils sont nombreux. Les rats aiment beaucoup les noix de coco d’Agalega, ils vivent tout le temps dans les arbres. Voilà tout, c’est pour ça que votre queen of islands ferait mieux d’être appelée l’île des rats. »

Le capitaine Bradmer rit bruyamment. Peut-être que c’est la première fois que le timonier raconte cette histoire. Puis Bradmer recommence à fumer, dans son fauteuil de greffier, les yeux plissés par le soleil de midi.

Quand le timonier noir va s’étendre sur son matelas dans la cale, Bradmer me montre la roue de barre.

« À vous, monsieur ? »

Il dit « missié », à la manière créole. Je n’ai pas besoin qu’il le répète. Maintenant, c’est moi qui tiens la grande roue, les mains serrées sur les poignées usées. Je sens les vagues lourdes sur le gouvernail, le vent qui pousse sur la grande voilure. C’est la première fois que je pilote un navire.

À un moment, une rafale a couché le Zeta, toile tendue à se rompre, et j’écoutais la coque craquer sous l’effort, tandis que l’horizon basculait devant le beaupré. Le navire est resté comme cela un long instant, en équilibre sur la crête de la vague, et je ne pouvais plus respirer. Puis tout d’un coup, d’instinct, j’ai mis la barre à bâbord, pour céder au vent. Lentement, le navire s’est redressé dans un nuage d’embruns. Sur le pont, les marins ont crié :

« Ayooo ! »

Mais le capitaine Bradmer est resté assis sans rien dire, ses yeux plissés, son éternelle cigarette verte au coin des lèvres. Cet homme-là serait capable de couler avec son navire, sans quitter son fauteuil.

Maintenant, je suis sur mes gardes. Je surveille le vent et les vagues, et quand les deux semblent appuyer trop fort, je cède en tournant la roue de barre. Je crois que je ne me suis jamais senti aussi fort, aussi libre. Debout sur le pont brûlant, les orteils écartés pour mieux tenir, je sens le mouvement puissant de l’eau sur la coque, sur le gouvernail. Je sens les vibrations des vagues qui frappent la proue, les coups du vent dans les voiles. Je n’ai jamais connu rien de tel. Cela efface tout, efface la terre, le temps, je suis dans le pur avenir qui m’entoure. L’avenir c’est la mer, le vent, le ciel, la lumière.

Longtemps, pendant des heures peut-être, je suis resté debout devant la roue, au centre des tourbillons du vent et de l’eau. Le soleil brûle mon dos, ma nuque, il est descendu le long du côté gauche de mon corps. Déjà il touche presque à l’horizon, il jette sa poussière de feu sur la mer. Je suis tellement accordé au glissement du navire que je devine chaque vide de l’air, chaque creux des vagues.

Le timonier est à côté de moi. Il regarde la mer, lui aussi, sans parler. Je comprends qu’il veut à nouveau tenir la roue de barre. Je fais durer encore un peu mon plaisir, pour sentir le navire glisser sur la courbe d’une vague, hésiter, puis repartir poussé par le vent qui pèse sur la voilure. Quand on est au creux de la vague, je fais un pas de côté, sans lâcher la roue de barre, et c’est la main sombre du timonier qui se referme sur la poignée, la tient avec force. Quand il n’est pas à la barre, cet homme est encore plus taciturne que le capitaine. Mais dès que ses mains touchent aux poignées de la roue, un changement étrange se fait en lui. C’est comme s’il devenait quelqu’un d’autre, plus grand, plus fort. Son visage maigre, brûlé par le soleil, comme sculpté dans du basalte, prend une expression aiguë, énergique. Ses yeux verts brillent, deviennent mobiles, et tout son visage exprime une sorte de bonheur que je peux comprendre à présent.

Alors il parle, de sa voix chantante, en un interminable monologue qui s’en va dans le vent. De quoi parle-t-il ? Je suis assis sur le pont, maintenant, à gauche du timonier, tandis que le capitaine Bradmer continue à fumer dans son fauteuil. Ce n’est ni pour lui, ni pour moi que parle le timonier. C’est pour lui-même, comme d’autres chanteraient, ou siffleraient.

Il parle encore de Saint Brandon, où les femmes n’ont pas le droit d’aller. Il dit : « Un jour, une jeune fille a voulu aller à Saint Brandon, une jeune fille noire de Mahé, grande et belle, elle n’avait pas plus de seize ans, je crois bien. Comme elle savait que c’était interdit, elle a demandé à son fiancé, un jeune homme qui travaillait sur un bateau de pêche, elle lui a dit : s’il te plaît emmène-moi ! Lui d’abord ne voulait pas, mais elle lui disait : de quoi as-tu peur ? Personne ne le saura, j’irai déguisée en garçon. Tu diras que je suis ton petit frère, voilà tout. Alors il a fini par accepter, et elle s’est déguisée en homme, elle a mis un pantalon usé et une grande chemise, elle a coupé ses cheveux, et comme elle était grande et mince, les autres pêcheurs l’ont prise pour un garçon. Alors elle est partie avec eux sur le bateau vers Saint Brandon. Pendant toute la traversée il ne s’est rien passé, le vent était doux comme un souffle, et le ciel était bien bleu, et le bateau est arrivé à Saint Brandon en une semaine. Nul ne savait qu’il y avait une femme à bord, sauf le fiancé, bien sûr. Mais parfois le soir il lui parlait tout bas, il lui disait : si le captain apprend cela, il se mettra en colère, il me chassera. Elle lui disait : comment le saura-t-il ?

« Alors le bateau est entré dans le lagon, là où c’est comme le paradis, et les hommes ont commencé à pêcher les grosses tortues, qui sont si douces qu’elles se laissent prendre sans chercher à fuir. Jusque-là il ne s’était rien passé non plus, mais quand les pêcheurs ont débarqué sur une des îles pour passer la nuit, le vent s’est levé et la mer est devenue furieuse. Les vagues passaient par-dessus les récifs et déferlaient dans le lagon. Alors toute la nuit il y a eu une horrible tempête, et la mer a recouvert les rochers des îles. Les hommes ont quitté leurs cabanes et se sont réfugiés dans les arbres. Alors tous priaient la Vierge et les saints pour qu’ils les protègent, et le capitaine se lamentait en voyant son bateau échoué sur la côte, et les vagues allaient le réduire en miettes. Alors une vague plus haute que les autres est apparue, elle a couru vers les îles comme une bête sauvage, et quand elle est arrivée elle a arraché un rocher où les hommes s’étaient réfugiés. Puis tout d’un coup, le calme est revenu, et le soleil s’est mis à briller comme s’il n’y avait jamais eu de tempête. Alors on a entendu une voix qui pleurait, qui disait : ayoo, ayoo petit frère ! C’était le jeune pêcheur qui avait vu quand la vague avait emporté sa fiancée, mais comme il avait désobéi en amenant une femme dans les îles, il avait peur d’être puni par le capitaine, et il pleurait en disant : ayoo, petit frère ! »

Quand le timonier a fini de parler, la lumière a pris sa couleur d’or sur la mer, le ciel près de l’horizon est pâle et vide. Déjà vient la nuit, encore une nuit. Mais le crépuscule dure longtemps sur la mer, et je regarde le jour s’éteindre très lentement. Est-ce ici le même monde que j’ai connu ? Il me semble que je suis entré dans un autre monde en traversant l’horizon. C’est un monde qui ressemble à celui de mon enfance, au Boucan, où régnait le bruit de la mer, comme si le Zeta voguait à l’envers sur la route qui abolit le temps.

Tandis que le jour s’efface peu à peu, je me laisse encore une fois aller à la rêverie. Je sens la chaleur du soleil contre ma nuque, sur mes épaules. Je sens aussi le vent doux du soir qui va plus vite que notre navire. Tout le monde est silencieux. Chaque soir, c’est comme un rite mystérieux que chacun observe. Personne ne parle. On écoute le bruit des vagues contre l’étrave, la vibration sourde des voiles et des cordages. Comme chaque soir, les marins comoriens s’agenouillent sur le pont, à l’avant du navire, pour faire leur prière vers le nord. Leurs voix me parviennent comme un murmure assourdi, mêlé au vent et à la mer. Jamais autant que ce soir, dans le glissement rapide et le balancement lent de la coque, sur cette mer transparente et pareille au ciel, je n’ai ressenti à ce point la beauté de cette prière, qui ne s’adresse nulle part, qui se perd dans l’immensité. Je pense comme j’aimerais que tu sois ici, Laure, à côté de moi, toi qui aimes tant le chant du muezzin qui résonne dans les collines de Forest Side, et que tu entendes ici cette prière, ce frémissement, tandis que le navire oscille à la façon d’un grand oiseau de mer aux ailes éblouissantes. J’aurais aimé t’emmener avec moi comme le pêcheur de Saint Brandon, moi aussi j’aurais pu dire que tu étais « petit frère » !

Je sais que Laure aurait ressenti la même chose que moi en écoutant la prière des marins comoriens au coucher du soleil. Nous n’aurions pas eu besoin d’en parler. Mais au moment même où je pense à elle, où je sens ce pincement au cœur, je comprends que c’est maintenant au contraire que je me rapproche d’elle. Laure est au Boucan, à nouveau, dans le grand jardin envahi de lianes et de fleurs, près de la maison, ou bien elle marche sur l’étroit chemin des cannes. Elle n’a jamais quitté le lieu qu’elle aimait. Au bout de mon voyage, il y a la mer qui déferle sur la plage noire de Tamarin, le ressac à l’embouchure des rivières. C’est pour retourner là-bas que je suis parti. Mais je ne reviendrai pas le même. Je reviendrai comme un inconnu, et cette vieille malle qui contient les papiers laissés par mon père sera alors chargée de l’or et des pierreries du Corsaire, le trésor de Golconde ou la rançon d’Aureng Zeb. Je reviendrai imprégné de l’odeur de la mer, brûlé par le soleil, fort et aguerri comme un soldat, pour reconquérir notre domaine perdu. C’est à cela que je rêve, dans le crépuscule immobile.

Les uns après les autres, les marins descendent dans la cale pour dormir, dans la chaleur qu’irradie la coque chauffée par le soleil de toute la journée. Je descends avec eux, je m’allonge sur les planches, la tête appuyée contre ma cantine. J’entends les bruits de l’interminable partie de dés qui recommence là où le lever du jour l’avait interrompue.


Dimanche


Nous sommes à Agalega, après cinq jours de traversée.

La côte des îles jumelles a dû être visible très tôt ce matin, au point du jour. J’ai dormi lourdement, seul à fond de cale, la tête oscillant sur le plancher, insensible à l’agitation sur le pont. Ce sont les eaux calmes de la rade qui m’ont réveillé, car je suis à tel point accoutumé au balancement incessant du navire que cette immobilité m’a inquiété.

Je monte aussitôt sur le pont, pieds nus, sans prendre la peine d’enfiler ma chemise. Devant nous, la mince bande gris-vert s’allonge, frangée par l’écume des récifs. Pour nous qui n’avons vu depuis des jours que l’étendue bleue de la mer se joignant à l’immensité bleue du ciel, cette terre, même d’un aspect aussi plat et désolé, est un émerveillement. Tous les hommes de l’équipage sont penchés sur le bastingage, à la proue, et ils regardent avidement les deux îles.

Le capitaine Bradmer a donné l’ordre d’amener, et le navire dérive à plusieurs encablures de la côte, sans approcher. Quand je demande pourquoi au timonier, il répond seulement : « Il faut attendre le moment. » C’est le capitaine Bradmer, debout à côté de son fauteuil, qui m’explique : il faut attendre le jusant pour ne pas risquer d’être entraîné par les courants contre la barrière des récifs. Quand on sera suffisamment près de la passe, on pourra mouiller l’ancre et mettre la pirogue à la mer pour aller jusqu’à la côte. La marée ne viendra qu’après midi, quand le soleil descendra. En attendant, il faut prendre patience, et se contenter de regarder le rivage si proche et si difficile à atteindre.

L’enthousiasme des marins est retombé. Maintenant, ils sont assis sur le pont, à l’ombre de la voile qui flotte dans le vent faible, pour jouer et fumer. Malgré la proximité de la côte, l’eau est d’un bleu sombre. Penché sur le bastingage, à la poupe, je regarde passer les ombres vertes des grands squales.

Les oiseaux de mer arrivent avec le jusant. Des mouettes, des goélands, des pétrels qui tournoient et nous assourdissent de leurs cris. Ils sont affamés, et nous prennent pour une de ces barques de pêche des îles, et réclament à grands cris leur dû. Quand ils s’aperçoivent de leur erreur, les oiseaux s’éloignent et retournent à l’abri de la barrière de corail. Seuls, deux ou trois goélands continuent à tracer de grands cercles au-dessus de nous, puis à piquer vers la mer et voler au ras des vagues. Après tous ces jours passés à scruter la mer déserte, le spectacle du vol des goélands me remplit de plaisir.

Vers la fin de l’après-midi, le capitaine Bradmer se lève de son fauteuil, il donne des ordres au timonier qui les répète, et les hommes hissent les grands-voiles. Le timonier est debout à la barre, sur la pointe des pieds pour mieux voir. Nous allons aborder. Lentement, sous la poussée molle du vent de la marée montante, le Zeta s’approche de la barre. Maintenant, nous voyons distinctement les longues lames qui s’écrasent contre la barrière des récifs, nous entendons le grondement continu.

Quand le navire n’est plus qu’à quelques brasses des récifs, la proue dirigée droit vers la passe, le capitaine ordonne de mouiller l’ancre. L’ancre principale tombe d’abord à la mer au bout de sa lourde chaîne. Puis les marins jettent trois ancres plus petites, des ancres de frégate, à bâbord, à tribord, et à la poupe. Quand je lui demande la raison de tant de précautions, le capitaine me raconte en quelques mots le naufrage d’un trois-mâts schooner de cent cinquante tonneaux, le Kalinda, en 1901 : il avait mouillé l’ancre ici même, face à la passe. Puis tout le monde était descendu à terre, même le capitaine, laissant sur le navire deux mousses tamouls sans expérience. Quelques heures plus tard, la marée était montée, mais ce jour-là avec une force inhabituelle, et le courant qui se précipitait vers l’unique passe était si violent que la chaîne de l’ancre s’était rompue. Sur le rivage, les gens avaient vu le navire s’approcher, très haut au-dessus de la barre où déferlaient les rouleaux, comme s’il allait s’envoler. Puis il était retombé d’un coup sur les récifs, et en se retirant, une vague l’avait englouti vers le fond de la mer. On avait retrouvé le lendemain des morceaux de mâts, des bouts de planche, et quelques ballots de la cargaison, mais on n’avait jamais retrouvé les deux mousses tamouls.

Là-dessus le capitaine donne ordre d’amener toute la toile, et de mettre la pirogue à la mer. Je regarde l’eau sombre — il y a plus de dix brasses de fond — et je frissonne en pensant à l’ombre verte des squales qui glissent par ici, qui attendent peut-être un autre naufrage.

Dès que la pirogue est à l’eau, le capitaine se laisse glisser le long d’une corde avec une agilité que je n’aurais pas soupçonnée, et quatre marins sont avec lui. Par sécurité, on fera deux voyages, et je serai du deuxième. Penché sur le bastingage avec les autres marins, je regarde la pirogue qui file vers l’entrée de la passe. Perchée sur la crête des hautes vagues, la pirogue s’engage dans l’étroit chenal entre les récifs noirs. Un instant elle disparaît au creux d’une vague, puis elle reparaît de l’autre côté de la barrière, dans les eaux lisses du lagon. Là, elle court vers la digue où attendent les gens de l’île.

Sur le pont du Zeta, nous sommes impatients. Le soleil est bas quand la pirogue revient, saluée par les cris de joie des marins. Cette fois c’est mon tour. Suivant le timonier, je glisse le long du câble jusqu’à la pirogue, et quatre autres marins montent à bord. Nous ramons sans voir la passe. C’est le timonier qui barre, debout pour mieux diriger. Le grondement des vagues nous avertit que la barre est proche. En effet, tout à coup je sens notre esquif soulevé par une vague rapide, et sur le sommet de la lame nous franchissons le goulet entre les récifs. Nous voilà déjà de l’autre côté, dans le lagon, à quelques brasses à peine de la longue digue de corail. À l’endroit où les vagues viennent mourir, tout près de la plage de sable, le timonier nous fait accoster et amarre la pirogue. Les marins sautent sur la digue en criant, ils disparaissent au milieu de la foule des habitants.

A mon tour, je descends. Sur le rivage, il y a beaucoup de femmes, d’enfants, des pêcheurs noirs, des Indiens aussi. Tous me regardent avec curiosité. À part le capitaine Bradmer, qui vient quand il a une cargaison, ces gens ne doivent pas souvent voir de Blanc. Et puis, avec mes cheveux longs et ma barbe, mon visage et mes bras brûlés par le soleil, mes vêtements salis et mes pieds nus, je dois être un drôle de Blanc ! Les enfants surtout m’examinent, rient sans se cacher. Sur la plage, il y a des chiens, quelques porcs noirs et maigres, des cabris qui trottinent à la recherche de sel.

Le soleil va se coucher. Le ciel s’éclaire en jaune, au-dessus des cocos, derrière les îles. Où vais-je dormir ? Je me prépare à trouver un coin sur la plage, entre les pirogues, quand le capitaine Bradmer m’offre de l’accompagner à l’hôtel. Mon étonnement au mot « hôtel » le fait rire. En fait d’hôtel, c’est une vieille maison en bois dont la propriétaire, une femme énergique, mélange de Noire et d’Indienne, loue des chambres aux rares voyageurs qui s’aventurent à Agalega. Il paraît qu’elle a même logé le chef-juge de Maurice lors de son unique visite en 1901 ou 1902 ! Pour dîner, la dame nous sert un cari de crabe tout à fait excellent, surtout après l’ordinaire du Chinois du Zeta. Le capitaine Bradmer est en verve, il questionne notre logeuse sur les habitants de l’île, et il me parle de Juan de Nova, le premier explorateur qui découvrit Agalega, et d’un colon français, un certain Auguste Leduc qui organisa la production de coprah, aujourd’hui la seule ressource de ces îles. Maintenant, les îles sœurs produisent aussi des bois rares, de l’acajou, du santal, de l’ébène. Il parle de Giquel, l’administrateur colonial, qui fonda l’hôpital et releva l’économie de l’île au début de ce siècle. Je me promets de profiter du temps de l’escale — Bradmer vient de m’annoncer qu’il doit charger une centaine de barils d’huile de coprah — pour visiter ces forêts qui sont, à ce qu’il paraît, les plus belles de l’océan Indien.

Le repas terminé, je vais m’étendre sur mon lit, dans la petite chambre au bout de la maison. Malgré la fatigue, j’ai du mal à trouver le sommeil. Après toutes ces nuits dans l’étouffement de la cale, le calme de cette chambre m’inquiète, et je sens malgré moi le mouvement des vagues qui me soulève encore. J’ouvre les volets pour respirer l’air de la nuit. Dehors, l’odeur de la terre est lourde, et le chant des crapauds rythme la nuit.

Comme j’ai hâte, déjà, de retrouver le désert de la mer, le bruit des vagues contre l’étrave, le vent vibrant dans les voiles, de sentir la coupure de l’air et de l’eau, la puissance du vide, d’entendre la musique de l’absence. Assis sur la vieille chaise défoncée, devant la fenêtre ouverte, je respire l’odeur du jardin. J’entends la voix de Bradmer, son rire, le rire de la logeuse. Ils ont l’air de bien s’amuser… Qu’importe ! Je crois que je me suis endormi comme cela, le front sur l’appui de la fenêtre.


Lundi matin


Je marche à travers l’île du sud, où se trouve le village : Jointes l’une à l’autre, les îles sœurs qui forment Agalega ne doivent pas excéder le district de la Rivière Noire. Pourtant, cela semble très grand, après ces jours sur le Zeta, où la seule activité consistait à aller de la cale au pont, et de la poupe à la proue. Je marche à travers les plantations de cocos et de palmistes, alignés à perte de vue. Je marche lentement, pieds nus dans la terre mêlée de sable sapée par les galeries des crabes de terre. C’est le silence aussi qui me dépayse. Ici on n’entend plus le bruit de la mer. Seul murmure le vent dans les palmes. Malgré l’heure matinale (quand je suis sorti de l’hôtel, tout le monde dormait encore), la chaleur est déjà lourde. Il n’y a personne dans les allées rectilignes, et s’il n’y avait pas la marque humaine dans cette régularité, je pourrais me croire sur une île déserte.

Mais je me trompe en disant qu’il n’y a personne ici. Depuis que je suis entré dans la plantation, je suis suivi par des yeux inquiets. Ce sont les crabes de terre qui m’observent le long du chemin, se dressent parfois en agitant leurs pinces menaçantes. À un moment, ils m’ont même interdit le passage à plusieurs, et j’ai dû faire un grand détour.

Enfin j’arrive de l’autre côté de la plantation, au nord. Les eaux calmes du lagon me séparent de l’île sœur, moins riche que celle-ci. Sur le rivage, il y a une cabane et un vieux pêcheur qui répare ses filets près de sa pirogue à sec. Il relève la tête pour me regarder, puis il recommence son travail. Sa peau noire brille à la lumière du soleil.

Je décide de retourner vers le village en longeant la côte, par la plage de sable blanc qui entoure presque toute l’île. Ici, je sens le souffle de la mer, mais je ne bénéficie plus de l’ombre des cocos. Le soleil brûle si fort que je dois ôter ma chemise pour m’envelopper la tête et les épaules. Quand j’arrive à l’extrémité de l’île, je ne peux plus attendre. J’enlève tous mes habits et je plonge dans l’eau claire du lagon. Je nage avec délices vers la barrière des récifs, jusqu’à ce que je trouve les couches froides de l’eau, et que le grondement des vagues soit tout proche. Alors je reviens vers la rive très lentement, dérivant presque sans bouger. Les yeux ouverts sous l’eau, je regarde les poissons de toutes les couleurs qui fuient devant moi, je surveille aussi l’ombre des requins. Je sens le flux d’eau froide qui vient de la passe, qui chasse les poissons et les morceaux d’algues.

Quand je suis sur la plage, je m’habille sans me sécher, et je marche pieds nus sur le sable brûlant. Plus loin, je rencontre un groupe d’enfants noirs qui vont à la pêche aux hourites. Ils ont l’âge que nous avions, Denis et moi, quand nous errions du côté de la Rivière Noire. Ils regardent avec étonnement ce « bourzois » aux habits tachés d’eau de mer, aux cheveux et à la barbe remplis de sel. Peut-être me prennent-ils pour un naufragé ? Quand je m’approche d’eux, ils s’enfuient et vont se cacher dans l’ombre de la cocoteraie.

Avant d’entrer dans le village, je secoue mes habits et je peigne mes cheveux pour ne pas faire trop mauvaise impression. De l’autre côté des récifs, je vois les deux mâts de la goélette de Bradmer. Sur la longue digue de corail, les barils d’huile sont alignés, attendant d’être embarqués. Avec la pirogue, les marins font le va-et-vient. Il reste encore une cinquantaine de barils à charger.

De retour à l’hôtel, je déjeune avec le capitaine Bradmer. Il est de bonne humeur ce matin. Il m’annonce que le chargement de l’huile sera terminé cet après-midi, et que nous repartirons demain matin dès l’aube. Pour ne pas avoir à attendre la marée, nous dormirons à bord. Puis, à mon grand étonnement, il me parle de ma famille, de mon père qu’il a connu autrefois à Port Louis.

« J’ai appris le malheur qui l’a frappé, tous ses ennuis, ses dettes. Tout cela est bien triste. Vous étiez à Rivière Noire, n’est-ce pas ? »

« Au Boucan. »

« Oui, c’est cela, derrière Tamarin Estate. Je suis allé chez vous il y a bien longtemps, bien avant votre naissance. C’était du temps de votre grand-père, c’était une belle maison blanche avec un jardin magnifique. Votre père venait de se marier, je me souviens de votre mère, une toute jeune femme avec de beaux cheveux noirs et de beaux yeux. Votre père était très épris d’elle, il avait fait un mariage très romantique. » Après un silence, il ajoute : « Quel dommage que tout ait fini comme cela, le bonheur ne dure pas. » Il regarde à l’autre bout de la varangue le petit jardin où règne un cochon noir, entouré de la basse-cour qui picore. « Oui, c’est dommage… »

Mais il n’en dit pas plus. Comme s’il regrettait de s’être épanché, le capitaine se lève, met son chapeau et sort de la maison. Je l’entends parler dehors avec la logeuse, puis il reparaît :

« Ce soir, monsieur, la pirogue fera son dernier voyage à cinq heures, avant la marée. Soyez sur la digue à cette heure-là. » C’est un ordre plutôt qu’une recommandation.


Je suis donc sur la digue à l’heure dite, après une journée passée à flâner sur l’île sud, du camp à la pointe est, de l’hôpital au cimetière. Je suis impatient d’être à nouveau sur le Zeta, de naviguer vers Rodrigues.

Dans la pirogue qui s’éloigne, il me semble que tous les hommes ressentent cela aussi, ce désir de la haute mer. Cette fois, c’est le capitaine lui-même qui barre la pirogue, et je suis à l’avant. Je vois arriver la barre, les longs rouleaux qui s’écroulent en dressant un mur d’écume. Mon cœur bat la chamade quand l’avant de la pirogue se dresse contre la vague qui déferle. Je suis assourdi par le bruit du ressac, par les cris des oiseaux qui tournoient. « Alley-ho ! » crie le capitaine quand la vague se retire, et sous la poussée des huit avirons, la pirogue se précipite dans l’étroit goulet entre les récifs. Elle bondit par-dessus la vague qui arrive. Pas une goutte d’eau n’est tombée dans la pirogue ! Maintenant, nous glissons sur le bleu profond, vers la silhouette noire du Zeta.

Plus tard, à bord du navire, alors que les hommes sont installés dans la cale pour jouer ou dormir, je regarde la nuit. Sur l’île, des feux brillent, indiquant le camp. Puis la terre s’éteint, disparaît. Il ne reste plus que le néant de la nuit, le bruit des vagues sur les brisants.

Comme presque chaque soir depuis le commencement de ce voyage, je suis couché sur le pont du navire, enveloppé dans ma vieille couverture de cheval, et je regarde les étoiles. Le vent de la mer qui siffle dans le gréement annonce la marée. Je sens les premiers rouleaux qui glissent sous la coque, qui font craquer la charpente du navire. Les chaînes des ancres grincent et gémissent. Dans le ciel, les étoiles brillent d’un éclat fixe. Je les regarde avec attention, je les cherche toutes, ce soir, comme si elles allaient me dire par leurs dessins les secrets de ma destinée. Le Scorpion, Orion et la silhouette légère du Petit Chariot. Près de l’horizon, le navire Argo avec sa voile étroite et sa longue poupe, le Petit Chien, la Licorne. Et surtout, ce soir, celles qui me font ressouvenir des belles nuits du Boucan, les sept feux des Pléiades, dont notre père nous avait fait apprendre par cœur les noms, que nous récitions avec Laure, comme les mots d’une formule magique : Alcyone, Electre, Maïa, Atlas, Taygète, Mérope… Et la dernière, que nous nommions après une hésitation, si petite que nous n’étions pas sûrs de l’avoir vue : Pléïone. J’aime dire leurs noms encore aujourd’hui, à mi-voix, dans la solitude de la nuit, car c’est comme si je savais qu’elles apparaissaient là-bas, dans le ciel du Boucan, par la déchirure d’un nuage.


En mer, vers Mahé


Le vent a tourné pendant la nuit. Maintenant il souffle à nouveau vers le nord, rendant toute navigation de retour impossible. Le capitaine a choisi de fuir le vent, plutôt que de se résigner à attendre à Agalega. C’est le timonier qui m’apprend cela, sans émotion. Irons-nous un jour à Rodrigues ? Cela dépend de la durée de la tempête. Grâce à elle nous avons touché Agalega en cinq jours, mais maintenant nous devons attendre qu’elle nous laisse revenir.

Je suis bien le seul à m’inquiéter de l’itinéraire. Les marins, eux, continuent de vivre et de jouer aux dés comme si rien n’importait. Est-ce le goût de l’aventure ? Non, pas cela. Ils n’appartiennent à personne, ils ne sont d’aucune terre, voilà tout. Leur monde, c’est le pont du Zeta, la cale étouffante où ils dorment la nuit. Je regarde ces visages sombres, brûlés par le soleil et le vent, pareils à des cailloux polis par la mer. Comme la nuit du départ, je ressens cette inquiétude sourde, irraisonnée. Ces hommes appartenaient à une autre existence, à un autre temps. Même le capitaine Bradmer, même le timonier sont avec eux, de leur côté. Eux aussi sont indifférents au lieu, aux désirs, à tout ce qui m’inquiète. Leur visage est aussi lisse, leurs yeux ont la dureté métallique de la mer.

Le vent nous chasse vers le nord, à présent, toutes les voiles gonflées, l’étrave fendant la mer sombre. Heure après heure nous avançons, jour après jour. Moi, je dois me faire à cela, accepter l’ordre des éléments. Chaque jour, quand le soleil est au zénith, le timonier descend à fond de cale pour se reposer sans fermer les yeux, et c’est moi qui prends la barre.

Peut-être qu’ainsi j’apprendrai à ne plus poser de questions. Est-ce qu’on interroge la mer ? Est-ce qu’on demande des comptes à l’horizon ? Seuls sont vrais le vent qui nous chasse, la vague qui glisse, et quand vient la nuit, les étoiles immobiles, qui nous guident.

Aujourd’hui, pourtant, le capitaine me parle. Il me dit qu’il compte vendre sa cargaison d’huile aux Seychelles, où il connaît bien M. Maury. C’est M. Maury qui s’occupera de la faire transporter dans les cargos en partance pour l’Angleterre. Le capitaine Bradmer me parle de cela d’un air indifférent, en fumant sa cigarette de tabac vert, assis dans son fauteuil vissé au pont. Puis, alors que je ne m’y attends pas, il me parle à nouveau de mon père. Il a entendu parler de ses expériences et de ses projets d’électrifïcation de l’île. Il connaît aussi les différends qui l’ont opposé jadis à son frère, et qui ont causé sa ruine. Il me parle de cela sans émotion ni commentaire. De l’oncle Ludovic il dit seulement : « A tough man », un dur. C’est tout. Ici, sur cette mer si bleue, racontés par la voix monotone du capitaine, ces événements me semblent lointains, presque étrangers. Et c’est bien pour cela que je suis à bord du Zeta, comme suspendu entre le ciel et la mer : non pour oublier — que peut-on oublier ? Mais pour rendre la mémoire vaine, inoffensive, pour que cela glisse et passe comme un reflet.

Après ces quelques mots sur mon père et le Boucan, le capitaine reste silencieux. Les bras croisés, il fermé les yeux en fumant, et je pourrais croire qu’il s’est à moitié endormi. Mais soudain il se tourne vers moi, et de sa voix étouffée qui domine à peine le bruit du vent et de la mer ;

« Êtes-vous fils unique ? »

« Monsieur ? »

Il répète sa question, sans hausser la voix :

« Je vous demande si vous êtes fils unique : N’avez-vous pas de frères ? »

« J’ai une sœur, monsieur. »

« Comment s’appelle-t-elle ? »

« Laure. »

Il semble réfléchir, puis :

« Est-elle jolie ? »

Il n’attend pas ma réponse, il continue, pour lui-même :

« Elle doit être comme votre mère, belle et mieux que cela, courageuse. Avec de l’intelligence. »

Cela fait en moi comme un vertige, ici, sur le pont de ce navire, si loin de la société de Port Louis et de Curepipe, si loin ! J’ai cru si longtemps que nous avions vécu, Laure et moi, dans un autre monde, inconnu des gens fortunés de la rue Royale et du Champ-de-Mars, comme si dans la maison décrépite de Forest Side, comme dans la vallée sauvage du Boucan, nous étions restés invisibles. Tout à coup cela fait battre mon cœur plus vite, de colère, ou de honte, et je sens mon visage rougir.

Mais où suis-je donc ? Sur le pont du Zeta, un vieux schooner chargé de barriques d’huile, plein de rats et de vermine, perdu sur la mer entre Agalega et Mahé. Qui se soucie de moi et de mes rougeurs ? Qui voit mes vêtements tachés par la graisse de la cale, mon visage brûlé par le soleil, mes cheveux emmêlés par le sel, qui voit que je suis pieds nus depuis des jours ? Je regarde la tête de vieux forban du capitaine Bradmer, ses joues couleur lie-de-vin, ses petits yeux fermés par la fumée de sa cigarette puante, et devant lui le timonier noir, et encore les silhouettes des marins indiens et comoriens, certains accroupis sur le pont en train de fumer leur kandja, d’autres jouant aux dés ou rêvant, et je ne sens plus de honte.

Le capitaine a déjà oublié tout cela. Il me dit :

« Aimeriez-vous voyager avec moi, monsieur ? Je me fais vieux, j’ai besoin d’un second. »

Je le regarde surpris :

« Vous avez votre timonier ? »

« Lui ? Il est vieux aussi. Chaque fois que je fais escale, je me demande s’il reviendra. »

L’offre du capitaine Bradmer retentit un moment en moi. J’imagine ce que serait ma vie, sur le pont du Zeta, à côté du fauteuil de Bradmer. Agalega, Seychelles, Amirantes, ou Rodrigues, Diego Garcia, Peros Banhos. Parfois jusqu’à Farquhar, ou aux Comores, peut-être au sud, vers Tromelin. La mer, sans fin, plus longue que la route à parcourir, plus longue que la vie. Est-ce pour cela que j’ai quitté Laure, que j’ai brisé le dernier lien qui me retenait au Boucan ? Alors la proposition de Bradmer me semble dérisoire, risible. Pour ne pas lui faire de peine, je dis :

« Je ne peux pas, monsieur. Je dois aller à Rodrigues. »

Il ouvre les yeux :

« Je sais, j’ai entendu parler de cela aussi, de cette chimère. »

« Quelle chimère, monsieur ? »

« Eh bien, cette chimère. Ce trésor. On dit que votre père a beaucoup travaillé là-dessus. »

Dit-il « travaillé » par ironie, ou est-ce moi qui m’irrite ?

« Qui dit cela ? »

« Tout se sait, monsieur. Mais n’en parlons plus, cela n’en vaut pas la peine. »

« Vous voulez dire que vous ne croyez pas à l’existence de ce trésor ? »

Il secoue la tête.

« Je ne crois pas que dans cette partie du monde — il montre d’un geste circulaire l’horizon — il y ait eu d’autre fortune que celle que les hommes ont arrachée à la terre et à la mer au prix de la vie de leurs semblables. »

Pendant un instant, je ressens l’envie de lui parler des plans du Corsaire, des papiers que mon père a ramassés et que j’ai recopiés et apportés avec moi dans ma malle, tout cela qui m’a aidé et consolé dans le malheur et la solitude de Forest Side. Mais à quoi bon ? Il ne comprendrait pas. Il a déjà oublié ce qu’il m’a dit, et il se laisse aller aux balancements du navire, les yeux fermés.

Moi aussi, je regarde la mer étincelante, pour ne plus penser à tout cela. Je sens dans tout mon corps le mouvement lent du bateau, qui bouge en traversant les vagues, comme un cheval qui franchit un obstacle.

Je dis encore :

« Merci de cette offre, monsieur. J’y réfléchirai. »

Lui entrouvre les yeux. Peut-être ne sait-il plus de quoi je parle. Il grogne :

« Ahum, bien sûr… Naturellement. » C’est fini. Nous ne nous parlerons plus.


Les jours suivants, le capitaine Bradmer semble avoir changé d’attitude envers moi. Quand le timonier noir descend à fond de cale, le capitaine ne m’invite plus à la barre. C’est lui qui s’installe devant la roue, devant le fauteuil qui a l’air bizarre, ainsi abandonné par son légitime occupant. Quand il est fatigué de barrer, il appelle un marin au hasard, et lui cède la place.

Cela m’est égal. Ici, la mer est si belle que personne ne peut longtemps penser aux autres. Peut-être que l’on devient pareil à l’eau et au ciel, lisses, sans pensée. Peut-être qu’on n’a plus ni raison, ni temps, ni lieu. Chaque jour est semblable à l’autre, chaque nuit se recommence. Dans le ciel nu, le soleil brûlant, les dessins figés des constellations. Le vent ne change pas : il souffle au nord, chassant le navire.

Les amitiés se nouent entre les hommes, se défont. Personne n’a besoin de personne. Sur le pont — car depuis le chargement des barriques d’huile je ne supporte plus d’être enfermé dans la cale — j’ai fait connaissance d’un marin rodriguais, un Noir athlétique et enfantin, du nom de Casimir. Il ne parle que le créole, et un pidgin anglais qu’il a appris en Malaisie. Grâce à ces deux langues, il m’apprend qu’il a fait plusieurs fois la traversée vers l’Europe, et qu’il connaît la France et l’Angleterre. Mais il n’en tire pas vanité. Je l’interroge sur Rodrigues, je lui demande le nom des passes, des îlots, des baies. Connaît-il une montagne qui s’appelle le « Commandeur » ? Il me cite le nom des principales montagnes, Patate, Limon, Quatre Vents, le Piton. Il me parle des « manafs », les Noirs des montagnes, des gens sauvages qui ne viennent jamais sur la côte.

Sur le pont, à cause de la chaleur, les autres marins se sont installés pour la nuit, malgré l’interdiction du capitaine. Ils ne dorment pas. Ils sont allongés les yeux ouverts, ils parlent à voix basse. Ils fument, ils jouent aux dés.

Un soir, juste avant d’arriver à Mahé, il y a une dispute. Un Comorien musulman est pris à partie par un Indien ivre de kandja, pour un motif incompréhensible. Ils s’empoignent par leurs habits, roulent sur le pont. Les autres s’écartent, forment le cercle, comme pour un combat de coqs. Le Comorien est petit et maigre, il a rapidement le dessous, mais l’Indien est tellement ivre qu’il roule à côté de lui et ne parvient plus à se redresser. Les hommes regardent le combat sans rien dire. J’entends la respiration rauque des combattants, le bruit des coups maladroits, leurs grognements. Puis le capitaine sort de la cale, il regarde un instant le combat, et il donne un ordre. C’est Casimir le bon géant qui les sépare. Il les prend en même temps par la ceinture et les soulève comme s’ils n’étaient que de simples ballots de linge, et les dépose chacun à un bout du pont. Comme cela tout rentre dans l’ordre.


Le lendemain soir, nous sommes en vue des îles. Les marins poussent des cris aigus quand ils aperçoivent la terre, une ligne à peine visible, pareille à un nuage sombre sous le ciel. Un peu plus tard les hautes montagnes apparaissent. « C’est Mahé », dit Casimir. Il rit de plaisir. « Là, l’île Platte, et là, Frégate. » Au fur et à mesure que le navire s’approche, d’autres îles apparaissent, parfois si lointaines que le passage d’une vague les dérobe à notre regard. L’île principale grandit devant nous. Bientôt arrivent les premières mouettes, qui tournoient en glapissant. Il y a aussi des frégates, les plus beaux oiseaux que j’aie jamais vus, d’un noir brillant, avec leurs ailes immenses éployées, et leurs longues queues fourchues qui flottent derrière elles. Elles glissent dans le vent au-dessus de nous, vives comme des ombres, faisant crépiter les sacs rouges à la base de leur bec.

C’est ainsi à chaque fois que nous arrivons vers une terre nouvelle. Les oiseaux viennent voir de près ces étrangers. Qu’apportent ces hommes ? Quelle menace de mort ? Ou bien, peut-être, de la nourriture, du poisson, des calmars, ou même quelque cétacé accroché aux flancs du navire ?

L’île de Mahé est devant nous, à deux milles à peine. Je distingue dans la pénombre chaude du crépuscule les rochers blancs de la côte, les anses, les plages de sable, les arbres. Nous remontons la côte est, pour rester dans le vent jusqu’à la pointe la plus au nord, en passant près des deux îlots dont Casimir me dit les noms : Conception, Thérèse, et il rit parce que ce sont des noms de femmes. Les deux mornes sont devant nous, leur sommet encore au soleil.

Après les îlots, le vent faiblit, devient une brise légère, la mer est couleur d’émeraude. Nous sommes tout près de la barrière de corail, frangée d’écume. Les huttes des villages apparaissent, pareilles à des jouets, au milieu des cocos. Casimir énumère les villages pour moi : Bel Ombre, Beau Vallon, Glacis. La nuit tombe, et la chaleur pèse, après tout ce vent. Quand nous arrivons devant la passe, de l’autre côté de l’île, les lumières de Port Victoria brillent déjà. C’est dans la rade, à l’abri des îles, que le capitaine Bradmer donne l’ordre d’amener les voiles et de mouiller l’ancre. Déjà les marins se préparent à mettre la pirogue à la mer. Ils ont hâte d’être à terre. Je décide de dormir sur le pont, enroulé dans ma vieille couverture, à l’endroit que j’aime, d’où je peux voir les étoiles dans le ciel.

Je suis seul à bord avec le timonier noir, et un Comorien silencieux. J’aime cette solitude, ce calme. La nuit est lisse, profonde, la terre est proche et invisible, elle s’interpose comme un nuage, comme un songe. J’écoute le clapotis des vagues contre la coque, et le grincement rythmé de la chaîne d’ancre autour de laquelle le navire pivote dans un sens, puis dans l’autre.

Je pense à Laure, à Mam, si loin maintenant, à l’autre bout de la mer. Est-ce la même nuit qui les recouvre, la même nuit sans bruit ? Je descends dans la cale pour essayer d’écrire une lettre que je pourrais envoyer demain de Port Victoria. À la lueur d’une veilleuse, j’essaie d’écrire. Mais la chaleur est suffocante, il y a l’odeur de l’huile, le crissement des insectes.

Mon corps, mon visage sont ruisselants de sueur. Les mots ne viennent pas. Que pourrais-je écrire ? Laure, elle, m’a prévenu, quand je suis parti : n’écris qu’une seule lettre, pour dire : je reviens. Sinon c’est inutile. C’est elle : tout ou rien. De peur de ne pas tout avoir, elle a choisi le rien, c’est son orgueil.

Puisque je ne peux lui écrire, pour lui dire de loin comme tout est beau, ici, sous le ciel de la nuit, à la dérive sur l’eau lisse de la rade, dans ce bateau abandonné, à quoi bon écrire ? Je remets l’écritoire et le papier dans la malle, que je ferme à clef, et je remonte sur le pont pour respirer. Le timonier noir et le Comorien sont assis près de l’écoutille, ils fument et parlent doucement. Plus tard le timonier s’allongera sur le pont, enveloppé dans un drap qui ressemble à un linceul, les yeux ouverts. Depuis combien d’années n’a-t-il pas dormi ?


Port Victoria


Je cherche un bateau qui m’emmènera à Frégate. C’est la curiosité plutôt que l’intérêt véritable qui me pousse à aller sur cette île où mon père a cru autrefois reconnaître le dessin de la carte figurant dans les papiers relatifs au trésor du Corsaire. En fait, c’est le plan de Frégate qui lui a permis de comprendre que la carte du Corsaire était faussement orientée est-ouest, et qu’il fallait la faire basculer de 45° pour obtenir sa véritable orientation.

Un pêcheur noir accepte de m’emmener là-bas, à trois ou quatre heures de mer selon la force du vent. Nous partons tout de suite, après que j’ai acheté chez le Chinois des biscuits et quelques cocos pour la soif. Le pêcheur ne m’a posé aucune question. Il n’a emporté comme provision qu’une vieille bouteille d’eau. Il hisse la voile oblique sur sa vergue, et la fixe à la longue barre comme font les pêcheurs indiens.

Dès que nous franchissons la passe, nous entrons à nouveau dans l’aire du vent, et la pirogue file, inclinée sur la mer sombre. Nous serons à Frégate dans trois heures. Le soleil est haut dans le ciel, il marque midi. À l’avant de la pirogue, assis sur un tabouret, je regarde la mer, et la masse sombre des mornes qui s’éloigne.

Nous allons vers l’est. Sur l’horizon tendu comme un fil, je vois les autres îles, les montagnes, bleues, irréelles. Pas un oiseau ne nous accompagne. Le pêcheur est debout à l’arrière, appuyé sur la longue barre.

Vers trois heures, en effet, nous sommes devant la barrière de corail de Frégate. L’île est petite, sans hauteurs. Elle est entourée de sable où sont des cocotiers, et quelques huttes de pêcheurs. Nous franchissons la passe, et nous abordons à une digue de corail où sont assis trois ou quatre pêcheurs. Des enfants se baignent, courent tout nus sur la plage. En retrait, enfouie dans la végétation, il y a une maison en bois avec varangue, en mauvais état, et une plantation de vanilliers. Le pêcheur me dit que c’est la maison de M. Savy. C’est en effet le nom de la famille qui possède certains des plans que mon père a copiés, et l’île leur appartient. Mais ils vivent à Mahé.

Je marche sur la plage, entouré des enfants noirs qui rient et m’interpellent, étonnés de voir un étranger. Je prends le sentier qui longe la propriété Savy, et je traverse l’île dans toute sa largeur. De l’autre côté, il n’y a pas de plage, ni de mouillage. Juste des criques rocheuses. L’île est si étroite que les jours de tempête les embruns doivent la traverser.

Quand je reviens à la digue, une heure à peine a passé. Il n’y a pas d’endroit pour dormir ici, et je n’ai guère envie de m’attarder. Quand le pêcheur me voit revenir, il détache l’amarre et hisse la vergue oblique le long du mât. La pirogue glisse vers le large. Les vagues de la marée haute recouvrent la digue, passent entre les jambes des enfants qui crient. Ils font des gestes, ils plongent dans l’eau transparente.

Dans ses notes, mon père dit qu’il a écarté la possibilité que le trésor du Corsaire fût dans Frégate, à cause de la petitesse de l’île, de l’insuffisance d’eau, de bois, de ressources. Pour ce que j’ai pu voir, il avait raison. Il n’y a ici aucun point de repère durable, rien qui puisse servir à dresser un plan. Les écumeurs des mers qui parcouraient l’océan Indien en 1730 ne seraient pas venus ici. Ils n’auraient pas trouvé ce qu’ils voulaient, cette sorte de mystère naturel qui allait avec leur dessein, qui était un défi au temps.

Pourtant, tandis que la pirogue s’éloigne de Frégate, file vers l’ouest inclinée par le vent, je ressens comme un regret. L’eau claire du lagon, les enfants nus courant sur la plage, et cette vieille maison de bois abandonnée au milieu des vanilliers, cela me rappelle le temps du Boucan. C’est un monde sans mystère, et c’est pour cela que je sens ce regret.

Que vais-je trouver à Rodrigues ? Et si c’était ainsi, s’il n’y avait rien là-bas non plus, que le sable et les arbres ? La mer étincelle maintenant aux rayons obliques du soleil couchant. À la poupe, le pêcheur est toujours debout, appuyé sur la barre. Son visage sombre n’exprime rien, ni impatience, ni ennui. Il regarde seulement la silhouette des deux mornes qui grandit devant nous, les gardiens de Port Victoria déjà noyé dans la nuit.


Port Victoria, encore. Du pont du Zeta je regarde le va-et-vient des pirogues qui déchargent l’huile. L’air est chaud et lourd, sans souffle. La lumière qui se réverbère sur le miroir de la mer me fascine, me plonge dans un état de rêverie. J’écoute les bruits lointains du port. Parfois un oiseau passe dans le ciel, et son cri me fait sursauter. J’ai commencé à écrire une lettre pour Laure, mais la lui enverrai-je jamais ? J’aimerais plutôt qu’elle vienne, maintenant, pour la lire pardessus mon épaule. Assis en tailleur sur le pont, la chemise ouverte, les cheveux emmêlés, la barbe longue et blanchie de sel comme un proscrit : voilà ce que je suis en train de lui écrire. Je lui parle aussi de Bradmer, du timonier qui ne dort jamais, de Casimir.

Les heures glissent, sans laisser de traces. Je me suis allongé sur le pont, à l’ombre du mât de misaine. J’ai remis dans la malle l’écritoire et la feuille de papier où je n’ai pu écrire que quelques lignes. Plus tard, c’est la chaleur du soleil sur mes paupières qui me réveille. Le ciel est toujours aussi bleu, et il y a le même oiseau qui tourne en criant. Je reprends la feuille de papier, et j’écris machinalement les vers qui sont revenus dans ma mémoire pendant que je dormais :

« Jamque dies auraeque vocant, rursusque capessunt

Aequora, qua rigidos eructat Bosporos amnes… »

Je reprends la lettre où je l’avais arrêtée. Mais est-ce bien à Laure que j’écris ? Dans le silence chaud de la rade, au milieu des étincelles et des reflets, avec, devant moi, la côte grise et les hautes ombres bleues des mornes, ce sont d’autres mots qui viennent en moi : pourquoi ai-je tout abandonné, pour quelle chimère ? Ce trésor que je poursuis depuis tant d’années en rêve, existe-t-il vraiment ? Est-il bien dans son caveau, joyaux et pierreries qui attendent de réverbérer la lumière du jour ? Existe-t-il, ce pouvoir qu’il recèle et qui ferait basculer le temps, qui abolirait le malheur et la ruine, la mort de mon père dans la maison ruinée de Forest Side ? Mais je suis peut-être le seul à posséder la clef de ce secret, et maintenant, je m’approche. Là-bas, au bout de ma route, il y a Rodrigues, où tout va enfin s’ordonner. Le rêve ancien de mon père, celui qui a guidé ses recherches, et qui a hanté toute mon enfance, je vais enfin pouvoir le réaliser ! Je suis le seul qui peux le faire. C’est la volonté de mon père, et non la mienne, puisque lui ne quittera plus la terre de Forest Side. C’est cela que je veux écrire maintenant, mais non pas pour l’envoyer à Laure. Quand je suis parti, c’était pour arrêter le rêve, pour que la vie commence. J’irai au bout de ce voyage, je sais que je dois trouver quelque chose.

C’est cela que je voulais dire à Laure quand nous nous sommes séparés. Mais elle l’a compris dans mon regard, elle s’est détournée et elle m’a laissé libre de partir.

Il y a si longtemps que j’attends ce voyage ! Il me semble que je n’ai jamais cessé d’y penser. C’était dans le bruit du vent quand la mer remontait l’estuaire, à Tamarin, dans les vagues qui couraient sur les étendues vertes des cannes, dans le bruit d’eau du vent à traversées aiguilles des filaos. Je me souviens du ciel uni, au-dessus de la Tourelle, et de sa pente vertigineuse vers l’horizon, au crépuscule. Le soir, la mer devenait violette, tachée de reflets. Maintenant, le soir envahit la rade de Port Victoria, et il me semble que je suis tout près de l’endroit où le ciel rencontre la mer. N’est-ce pas le signe qu’a suivi le navire Argo, dans sa course vers l’éternité ?

Comme la nuit arrive, le marin de quart sort de la cale, où il a dormi tout l’après-midi, nu dans la chaleur suffocante. Il a seulement revêtu un pagne et son corps brille de sueur. Il s’accroupit à l’avant, en face d’un sabord de pavois, et il urine longuement dans la mer. Puis il va s’asseoir près de moi, le dos appuyé au mât, et il fume. Dans la pénombre, son visage brûlé est éclairé bizarrement par la sclérotique de ses yeux. Nous restons longtemps côte à côte, sans rien nous dire.


Vendredi, je crois


Le capitaine Bradmer avait raison de ne pas chercher à lutter contre le vent du sud. Sitôt la cargaison débarquée, à l’aube, le Zeta a traversé la passe, et devant les îlots il a trouvé le vent d’ouest qui nous permet de retourner. Allégé, toutes ses voiles gonflées, le Zeta file à bonne allure, un peu incliné comme un vrai clipper. La mer sombre est secouée de longues lames qui viennent de l’est, peut-être d’une tempête lointaine, sur les côtes de Malabar. Elles déferlent sur l’étrave et ruissellent sur le pont. Le capitaine a fait verrouiller les écoutilles avant, et les hommes qui ne participent pas à la manœuvre sont descendus à fond de cale. Moi, j’ai pu obtenir de rester sur le pont, à la poupe, peut-être simplement parce que j’ai payé mon passage. Le capitaine Bradmer ne semble pas se soucier des vagues qui balaient le pont jusqu’aux pieds de son fauteuil. Le timonier, jambes écartées, tient la roue de barre, et le bruit de ses paroles se perd dans le vent et le fracas de la mer.

Pendant la moitié du jour le navire court ainsi, penché sous le vent, ruisselant d’écume. Mes oreilles sont pleines du bruit des éléments, cela emplit mon corps et vibre au fond de moi. Je ne peux plus penser à rien d’autre. Je regarde le capitaine accroché aux bras de son fauteuil, son visage rougi par le vent et le soleil, et il me semble qu’il y a dans son expression quelque chose d’inconnu, de violent et d’obstiné, qui inquiète comme la folie. Le Zeta n’est-il pas à la limite de sa résistance ? Les lourdes lames qui le frappent à bâbord le font pencher dangereusement, et malgré le bruit de la mer, j’entends craquer toute la structure du navire. Les hommes se sont réfugiés à l’arrière pour éviter les paquets de mer. Eux aussi regardent droit devant eux, vers la proue, avec le même regard fixe. Tous nous attendons quelque chose, sans savoir quoi, comme si le fait de détourner un instant notre regard pouvait être fatal.

Longtemps nous restons ainsi, pendant des heures, agrippés aux filins, au bastingage, regardant l’étrave plonger dans la mer sombre, écoutant le fracas des vagues et du vent. Les coups de la mer sur le gouvernail sont si forts que le timonier a du mal à tenir la roue de barre. Sur ses bras les veines sont gonflées, et son visage est tendu, presque douloureux. Au-dessus des voiles les nuages d’embrun s’élèvent, fument, éclairés d’arcs-en-ciel. Plusieurs fois je pense à me lever pour demander au capitaine pourquoi nous allons ainsi, avec toute la toile. Mais c’est l’expression dure de son visage qui me retient de le faire, et aussi la peur de tomber.

Soudain, sans raison, Bradmer donne l’ordre d’amener les focs et les voiles d’étai, et de prendre des ris. Pour permettre la manœuvre, le timonier met la barre à bâbord, et le navire se redresse. Les voiles flottent, claquent comme des bannières. Tout est redevenu normal. Quand le Zeta reprend son cap, il va doucement, et ne s’incline plus. Au bruit formidable des voiles succède le sifflement dans les agrès.

Pourtant, Bradmer n’a pas bougé. Son visage est toujours rouge, fermé, son regard ne s’est pas détourné. Maintenant le timonier est allé s’étendre dans la cale, pour se reposer, les yeux ouverts sans ciller sur le plafond noirci. C’est le Rodriguais Casimir qui est à la barre, et j’entends sa voix chantante quand il parle au capitaine. Sur le pont mouillé, les marins ont recommencé leur partie de dés et leurs palabres, comme si rien ne s’était passé. Mais s’est-il vraiment passé quelque chose ? Simplement la folie de ce ciel bleu, de cette mer qui donne le vertige, du vent qui emplit les oreilles, cette solitude, cette violence.

Le Zeta avance facilement, à peine freiné par les vagues. Sous le soleil brûlant de midi, le pont est déjà sec, couvert d’étincelles de sel. L’horizon est immobile, coupant, et la mer féroce. En moi les pensées, les souvenirs reviennent, et je m’aperçois que je parle seul. Mais qui y prend garde ? Ne sommes-nous pas tous ainsi, fous de la mer, Bradmer, le timonier noir, Casimir, et tous les autres ? Qui nous écoute parler ?

En moi les souvenirs reviennent, le secret du trésor au terme de cette route. Mais la mer abolit le temps. Ces vagues, de quel temps viennent-elles ? Ne sont-ce pas celles d’il y a deux cents ans, quand Avery fuyait les côtes de l’Inde avec son butin fabuleux, quand sur cette mer flottait le pavillon blanc de Misson, portant écrit en lettres d’or :

Pro Deo et Libertate

Le vent ne vieillit pas, la mer n’a pas d’âge. Le soleil, le ciel sont éternels.

Je regarde, au loin, chaque tête d’écume. Il me semble que je sais maintenant ce que je suis venu chercher. Il me semble que je vois en moi-même, comme quelqu’un qui aurait reçu un songe.


Saint Brandon


Après ces journées, ces semaines sans rien d’autre à voir que le bleu de la mer et du ciel, et les nuages qui font glisser leur ombre sur les vagues, le marin qui guette à la proue aperçoit, devine plutôt qu’il n’aperçoit, la ligne grise d’une terre, et un nom va et vient sur le pont, « Saint Brandon !… Saint Brandon ! » et c’est comme si nous n’avions jamais rien entendu d’aussi important de notre vie. Tout le monde se penche sur le bastingage, cherche à voir. Derrière la roue de barre, le timonier plisse les yeux, son visage est tendu, anxieux. « Nous y serons avant la nuit », dit Bradmer. Sa voix est pleine d’une impatience enfantine.

« C’est vraiment Saint Brandon ? »

Ma question le surprend. Il répond avec brusquerie :

« Que voulez-vous que ce soit ? Il n’y a pas d’autre terre à moins de quatre cents milles, sauf Tromelin qui est derrière nous, et Nazareth, un tas de rochers à fleur d’eau, au nord-ouest. » Il ajoute tout de suite : « Oui, c’est bien Saint Brandon. » C’est le timonier surtout qui regarde les îles, et je me souviens de ce qu’il racontait, l’eau couleur de ciel, où sont les plus beaux poissons du monde, les tortues, les peuples d’oiseaux de mer. Les îles où ne vont pas les femmes, et la légende de celle que la tempête avait emportée.

Mais le timonier ne parle pas. Il pilote le navire vers la ligne encore sombre qui apparaît au sud-est. Il veut arriver là-bas avant la nuit, franchir la passe. Tous, nous regardons dans la même direction, avec impatience.

Le soleil touche l’horizon quand nous entrons dans les eaux de l’archipel. Soudain les fonds deviennent clairs. Le vent faiblit. La lumière du soleil est plus douce, plus diffuse. Les îles s’écartent devant la proue du navire, elles sont aussi nombreuses qu’un troupeau de cétacés. En fait, c’est une seule grande île circulaire, un anneau dont émergent quelques îlots de corail sans végétation. Est-ce là le paradis dont parlait le Comorien ? Mais au fur et à mesure que nous entrons dans l’atoll, nous ressentons ce qu’il y a d’étrange ici. Une paix, une lenteur que je n’ai ressenties nulle part ailleurs, qui viennent de la transparence de l’eau, de la pureté du ciel, du silence.

Le timonier dirige le Zeta droit vers la ligne des premiers écueils. Le fond est tout proche, marqué de coraux et d’algues, couleur de turquoise malgré l’ombre de la nuit. Nous nous glissons entre les récifs noirs où la haute mer lance de temps à autre des jets de vapeur. Les îles rares sont encore loin, pareilles à des animaux marins endormis, mais tout à coup je m’aperçois que nous sommes au milieu de l’archipel. Sans nous en rendre compte, nous sommes au centre de l’atoll.

Le capitaine Bradmer est penché lui aussi sur le bastingage. Il regarde les fonds si proches qu’on distingue chaque coquillage, chaque branche de corail. La lumière du soleil qui s’éteint au-delà des îles ne parvient pas à voiler la clarté de la mer. Nous sommes tous silencieux, pour ne pas rompre le charme. J’entends Bradmer murmurer, pour lui-même. Il dit, en anglais : « land of the sea », le pays de la mer.

Au loin, on entend à peine le grondement de la mer sur les brisants. Il ne doit jamais cesser, comme autrefois auprès de Tamarin, bruit d’un labeur éternel.

La nuit descend sur l’atoll C’est la nuit la plus douce que j’aie connue. Après la brûlure du soleil et le vent, la nuit ici est une récompense, chargée d’étoiles qui trouent le ciel mauve. Les marins ont ôté leurs habits, ils plongent les uns après les autres, et nagent sans bruit dans l’eau légère.

Je fais comme eux, je nage longtemps dans l’eau si douce que je la sens à peine pareille à un frisson qui m’entoure. L’eau du lagon me lave, me purifie de tout désir, de toute inquiétude. Longtemps je glisse sur la surface lisse comme un miroir, jusqu’à ce que les voix des marins me parviennent assourdies, mêlées aux cris des oiseaux. Tout près de moi, je vois la forme sombre de l’île que le timonier appelle La Perle et, un peu plus loin, entourée d’oiseaux comme un cétacé, l’île Frégate. Demain, j’irai sur leurs plages, et l’eau sera plus belle encore. Les lumières qui brillent à travers les écoutilles du Zeta me guident tandis que je nage. Quand je grimpe à la corde à nœuds accrochée au beaupré, la brise me fait frissonner.

Cette nuit-là, personne n’a dormi vraiment. Sur le pont, les hommes ont parlé et fumé toute la nuit, et le timonier est resté assis à la poupe, à regarder les reflets des étoiles sur les eaux de l’atoll. Même le capitaine est resté à veiller, assis dans son fauteuil. De ma place, près du mât de misaine, je vois la braise de sa cigarette briller de temps en temps. Le vent de la mer emporte les paroles des marins, les mêle à la rumeur des vagues sur les brisants. Ici le ciel est immense et pur, comme s’il n’y avait pas d’autre terre au monde, que tout allait commencer.

Je dors un peu, la tête appuyée sur mon bras, et quand je me réveille, c’est l’aurore. La lumière est transparente, pareille à l’eau du lagon, couleur d’azur et de nacre, depuis le Boucan je n’ai pas vu de matin aussi beau. La rumeur de la mer a augmenté, elle semble le bruit de la lumière du jour. Regardant autour de moi, je vois que la plupart des marins dorment encore, comme le sommeil les a pris, couchés sur le pont, ou assis contre le bastingage. Bradmer n’est plus dans son fauteuil. Peut-être est-il en train d’écrire dans son alcôve. Seul le timonier noir est debout à la même place, à la poupe. Il regarde le lever du jour. Je m’approche de lui pour lui parler, mais c’est lui qui dit :

« Est-ce qu’il y a un endroit plus beau dans le monde ? »

Sa voix est enrouée, celle d’un homme troublé par l’émotion.

« Quand je suis venu ici pour la première fois, j’étais encore un enfant. Maintenant, je suis un vieil homme, mais ici rien n’a changé. Je pourrais croire que c’était hier. »

« Pourquoi le capitaine est-il venu ici ? »

Il me regarde comme si ma question n’avait pas de sens.

« Mais c’est pour vous ! Il voulait que vous voyiez Saint Brandon, c’est une faveur qu’il vous a faite. »

Il hausse les épaules et n’en dit pas plus. Il sait sans doute que je n’ai pas accepté de rester à bord du Zeta, et pour cela je ne l’intéresse plus. Il se replonge dans la contemplation du soleil qui se lève sur l’immense atoll, de la lumière qui semble jaillir de l’eau et monter vers le ciel sans nuages. Les oiseaux sillonnent le ciel, cormorans rasant l’eau où glissent leurs ombres, pétrels haut dans le vent, minuscules points d’argent tourbillonnant. Ils tournent, se croisent, crient et caquettent si fort qu’ils réveillent les hommes sur le pont, qui se mettent à parler à leur tour.


Plus tard, j’ai compris pourquoi Bradmer a fait escale à Saint Brandon. La pirogue est mise à la mer, avec six hommes de l’équipage. Le capitaine est à la barre, et le timonier debout à l’avant, un harpon à la main. La pirogue glisse sans bruit sur l’eau du lagon, vers Perle. Penché à l’avant de la pirogue, près du timonier, j’aperçois bientôt les taches sombres des tortues, près de la plage. Nous approchons d’elles en silence. Quand la pirogue arrive sur elles, elles nous aperçoivent, mais il est trop tard. D’un geste vif, le timonier lance le harpon qui traverse en crissant la carapace, et le sang jaillit. Aussitôt, avec un cri sauvage, les hommes souquent et la pirogue file vers le rivage de l’île, entraînant la tortue. Quand la pirogue est près de la plage, deux marins sautent à l’eau, décrochent la tortue et la renversent sur la plage.

Déjà, nous repartons vers le lagon, où les autres tortues attendent sans crainte. Plusieurs fois, le harpon du timonier transperce les carapaces des tortues. Sur la plage de sable blanc, le sang coule en ruisseaux, trouble la mer. Il faut faire vite avant que l’odeur du sang n’attire les requins, qui chasseront les tortues vers les hauts fonds. Sur la plage blanche, les tortues achèvent de mourir. Il y en a dix. À coups de sabre d’abattage, les marins les dépècent, alignent sur le sable les quartiers de viande. Les morceaux sont embarqués dans la pirogue pour être fumés à bord du navire, parce qu’il n’y a pas de bois dans les îles. Ici la terre est stérile, un lieu où viennent mourir les créatures de la mer.

Quand la boucherie est terminée, tout le monde embarque dans la pirogue, les mains ruisselantes de sang. J’entends les cris aigus des oiseaux qui se disputent les carapaces des tortues. La lumière est aveuglante, je ressens un vertige. J’ai hâte de fuir cette île, ce lagon souillé de sang. Le reste du jour, sur le pont du Zeta, les hommes s’affairent autour du brasero où grillent les quartiers de viande. Mais je ne peux oublier ce qui s’est passé, et ce soir-là, je refuse de manger. Demain matin, à l’aube, le Zeta quittera l’atoll, et il ne restera rien de notre passage, que ces carapaces brisées et déjà nettoyées par les oiseaux de mer.


Dimanche, en mer


Il y a si longtemps que je suis parti ! Un mois, peut-être plus ? Jamais je ne suis resté si longtemps sans voir Laure, sans Mam. Quand j’ai dit adieu à Laure, quand je lui ai parlé pour la première fois de mon voyage vers Rodrigues, elle m’a donné l’argent de ses économies pour m’aider à payer mon passage. Mais j’ai lu dans ses yeux cet éclair sombre, cette lumière de colère, qui disaient : nous ne nous reverrons peut-être jamais. Elle m’a dit adieu, et non pas au revoir, et elle n’a pas voulu m’accompagner jusqu’au port. Il a fallu tous ces jours en mer, cette lumière, cette brûlure du soleil et du vent, ces nuits, pour que je comprenne. Maintenant je sais que le Zeta m’emporte vers une aventure sans retour. Qui peut connaître sa destinée ? Il est écrit ici, le secret qui m’attend, que nul autre que moi ne doit découvrir. Il est marqué dans la mer, sur l’écume des vagues, dans le ciel du jour, dans le dessin immuable des constellations. Comment le comprendre ? Je pense encore au navire Argo, comme il allait sur la mer inconnue, guidé par le serpent d’étoiles. C’était lui qui accomplissait sa propre destinée, et non les hommes qui le montaient. Qu’importaient les trésors, les terres ? N’était-ce pas le destin qu’ils devaient reconnaître, certains dans les combats, ou la gloire de l’amour, d’autres dans la mort ? Je pense à Argo, et le pont du Zeta est autre, se transfigure. Et ces marins comoriens, indiens, à la peau sombre, le timonier toujours debout devant sa roue, son visage de lave où les yeux ne cillent pas, et même Bradmer, avec ses yeux plissés et sa face d’ivrogne, est-ce qu’ils n’errent pas depuis toujours, d’île en île, à la recherche de leur destinée ?

Est-ce la réverbération du soleil sur les miroirs mouvants des vagues qui m’a troublé la raison ? II me semble être hors du temps, dans un autre monde, si différent, si loin de tout ce que j’ai connu, que jamais plus je ne pourrai retrouver ce que j’ai laissé. C’est pour cela que je sens ce vertige, cette nausée : j’ai peur d’abandonner ce que j’ai été, sans espoir de retour. Chaque heure, chaque jour qui passe est semblable aux vagues de la mer qui courent contre l’étrave, soulèvent brièvement la coque, puis disparaissent dans le sillage. Chacune m’éloigne du temps que j’aime, de la voix de Mam, de la présence de Laure.

Le capitaine Bradmer est venu vers moi ce matin, à la poupe du navire :

« Demain ou après-demain, nous serons à Rodrigues. »

Je répète :

« Demain ou après-demain ? »

« Demain, si le vent se maintient. »

Ainsi le voyage s’achève. Pour cela sans doute tout me semble différent.

Les hommes ont fini la provision de viande. Pour moi, je me suis contenté du riz épicé, cette chair me faisant horreur. Chaque soir, depuis quelques jours, je sens venir la fièvre. Enroulé dans ma couverture, je grelotte à fond de cale, malgré la chaleur torride. Que faire, si mon corps m’abandonne ? Dans la malle, j’ai trouvé le flacon de quinine acheté avant de partir, et j’avale un cachet avec ma salive.

La nuit est tombée sans que je m’en rende compte.

Tard dans la nuit, je m’éveille le corps en sueur. À côté de moi, assis en tailleur et le dos appuyé contre la coque, un homme au visage noir que la lumière de la veilleuse éclaire étrangement. Je me redresse sur un coude, et je reconnais le timonier, ses yeux fixes. De sa voix chantonnante, il me parle, mais je ne comprends pas bien le sens de ses paroles. J’entends qu’il me pose des questions sur le trésor que je vais chercher à Rodrigues. Comment le sait-il ? C’est sans doute le capitaine Bradmer qui le lui a dit. Il interroge, et je ne lui réponds pas, mais cela ne le déroute pas. Il attend, puis il pose une autre question, une autre encore. Enfin, cela cesse de l’intéresser, et il se met à parler de Saint Brandon, où il viendra pour mourir, à ce qu’il dit. J’imagine son corps étendu au milieu des carapaces des tortues. Je me rendors bercé par le son de ses paroles.


En vue de Rodrigues


L’île apparaît sur la ligne de l’horizon. Elle surgit de la mer, dans le ciel jaune du soir, avec ses hautes montagnes bleues sur l’eau sombre. Peut-être que ce sont les oiseaux de mer qui m’ont alerté d’abord, en criant au-dessus de nous.

Je vais à la proue, pour mieux voir. Les voiles gonflées par le vent d’ouest font courir l’étrave après les vagues. Le navire tombe dans les creux, se relève. L’horizon est très net, tendu. L’île monte et descend derrière les vagues, et les sommets des montagnes semblent nés du fond de l’océan.

Jamais aucune terre ne m’a donné cette impression : cela ressemble aux pics des Trois Mamelles, plus hauts encore, cela forme un mur infranchissable. Casimir est à côté de moi à l’avant. Il est heureux de m’annoncer les montagnes, de dire leurs noms.

Le soleil est caché derrière l’île maintenant. Les hautes montagnes se détachent avec violence contre le ciel pâle.

Le capitaine fait réduire les voiles. Les hommes montent aux vergues pour prendre les ris. Nous allons à la vitesse des vagues, vers l’île sombre, les focs brillant à la lumière du crépuscule comme les ailes des oiseaux de mer. Je sens grandir en moi l’émotion, tandis que le navire s’approche de la côte. Quelque chose s’achève, la liberté, le bonheur de la mer. Maintenant il va falloir chercher asile, parler, interroger, être au contact de la terre.

La nuit tombe très lentement. Maintenant, nous sommes dans l’ombre des hautes montagnes. Vers sept heures, nous franchissons la passe, vers le fanal rouge allumé au bout de la jetée. Le navire longe les récifs. J’entends la voix d’un marin qui sonde à tribord, et crie les chiffres : « Dix-sept, dix-sept, seize, quinze, quinze… »

Au bout du chenal, commence la jetée de pierre.

J’entends l’ancre tomber à l’eau, dévider la chaîne. Le Zeta est immobile le long du quai, et sans attendre la coupée, les hommes sautent à terre, parlent bruyamment à la foule qui attend. Je suis debout sur le pont, pour la première fois depuis des jours, des mois peut-être, je suis habillé, j’ai enfilé mes chaussures. Ma cantine est prête, à mes pieds. Le Zeta part dès demain, après midi, quand l’échange des marchandises sera fini.

Je dis adieu au capitaine Bradmer. Il me serre la main, visiblement ne sait pas quoi dire. C’est moi qui lui souhaite bonne chance. Le timonier noir est déjà à fond de cale, il doit être allongé, ses yeux fixes regardant le plafond enfumé.

Sur le quai, les rafales de vent me font tituber, à cause du poids de la cantine sur l’épaule. Je me retourne, je regarde encore la silhouette du Zeta contre le ciel pâle, avec ses mâts inclinés et le réseau de ses cordages. Peut-être que je devrais retourner sur mes pas, remonter à bord. Dans quatre jours, je serais à Port Louis, je prendrais le train, je marcherais sous la pluie fine vers la maison de Forest Side, j’entendrais la voix de Mam, je verrais Laure.

Un homme m’attend sur le quai. Je reconnais à la lueur du fanal la silhouette athlétique de Casimir. Il prend ma cantine et marche avec moi. Il va me montrer le seul hôtel de l’île, près de Government House, un hôtel tenu par un Chinois, il paraît qu’on peut y manger aussi. Je marche derrière lui, dans la nuit, à travers les ruelles de Port Mathurin. Je suis à Rodrigues.

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