Vers Rodrigues, été 1918–1919

Enfin la liberté : la mer. Pendant toutes ces années terribles, ces années mortes, c’est cela que j’attendais : le moment où je serais sur le pont du paquebot, avec la foule des soldats démobilisés qui retourneraient vers l’Inde, vers l’Afrique. Nous regarderions la mer du matin jusqu’au soir, et même la nuit, quand la lune allume le sillage. Passé le canal de Suez, les nuits sont si douces. Nous nous échappons des cales pour dormir sur le pont. Je m’enroule dans ma couverture militaire, le seul souvenir que je rapporte de l’armée avec ma veste kaki, et le sac de toile dans lequel sont mes papiers. Il y a si longtemps que je dors dehors, dans la boue, que le bois du pont, avec au-dessus de moi la voûte constellée, me semble le paradis. Avec les autres soldats, nous parlons, en créole, en pidgin, nous chantons, nous racontons des histoires interminables. Déjà la guerre est une légende, transformée par l’imagination du conteur. Sur le pont, avec moi, il y a des Seychellois, des Mauriciens, des Sud-Africains. Mais pas un seul des Rodriguais qui avaient répondu à l’appel en même temps que moi, devant les bureaux du télégraphe. Je me souviens de la joie de Casimir lorsque son nom a été appelé. Se peut-il que je sois le seul survivant, échappé au massacre par la grâce des poux ?


Maintenant, c’est à Laure que je pense. Quand cela est permis, je vais tout à fait à la proue, près du cabestan, et je regarde l’horizon. Je pense au visage de Laure, en regardant le bleu sombre de la mer, en regardant les nuages. Nous sommes au large d’Aden, puis nous passons le cap Gardafui, vers ces grands ports dont les noms autrefois nous faisaient rêver, Laure et moi, du temps du Boucan : Mombasa, Zanzibar. Nous allons vers l’équateur, et l’air brûle déjà, les nuits sont sèches, brillantes d’étoiles. Je guette les poissons volants, les albatros, les dauphins. Chaque jour, il me semble que je vois Laure davantage, que j’entends mieux sa voix, que je perçois l’ironie de son sourire, la lumière de ses yeux. Dans la mer d’Oman, une tempête magnifique arrive. Pas un nuage dans le ciel, un vent furieux qui pousse les vagues contre le paquebot, falaise mouvante contre quoi cognent les béliers de la mer. Poussé de côté, le navire roule considérablement, les vagues balaient le pont inférieur, où nous sommes. Bon gré mal gré, il faut abandonner notre villégiature et redescendre dans la fournaise écœurante des cales. Les matelots nous informent qu’il s’agit de la queue d’une tempête qui passe sur Socotora, et en effet, le soir même, des pluies torrentielles s’abattent sur le navire, inondent les cales. Nous nous relayons pour pomper, pendant que les ruisseaux balaient le fond des cales entre nos jambes, entraînant les rebuts et les immondices ! Mais quand le calme revient sur la mer et dans le ciel, quelle illumination ! Autour de nous, l’immensité bleue de la mer où avancent lentement, avec nous, les longues lames frangées d’écume.

Les escales dans les ports de Mombasa, de Zanzibar, la route jusqu’à Tamatave, tout cela est passé très vite. Je n’ai guère quitté ma place sur le pont, sauf quand le soleil brûle, l’après-midi, ou quand tombent les averses. Je n’ai pour ainsi dire pas quitté la mer des yeux, je l’ai regardée changer de couleur et d’humeur, parfois lisse, sans vagues, frissonnante dans le vent, d’autres fois si dure, sans horizon, grise de pluie, rugissante, lâchant contre nous ses paquets. Je pense à nouveau au Zeta, au voyage à l’Anse aux Anglais. Tout cela me semble si lointain, Ouma glissant sur le sable de la rivière, son harpon à la main, son corps endormi contre moi, sous le ciel illuminé. Ici, enfin, grâce à la mer, je retrouve le rythme, la couleur du rêve. Je sais que je dois retourner à Rodrigues. Cela est en moi, il faut que j’y aille. Laure le comprendra-t-elle ?


Quand enfin la longue pirogue qui fait le va-et-vient dans la rade de Port Louis aborde le quai, la foule, le bruit, les odeurs m’étourdissent, comme à Mombasa, et un instant j’ai envie de retourner sur le grand paquebot qui va continuer son voyage. Mais soudain, dans l’ombre des arbres de l’Intendance, je vois la silhouette de Laure. L’instant d’après, elle me serre dans ses bras, elle m’entraîne à travers les rues, vers la gare. Malgré l’émotion, nous parlons sans hâte, comme si nous nous étions quittés d’hier. Elle me pose des questions sur le voyage, sur l’hôpital militaire, elle me parle des lettres qu’elle m’a écrites. Puis elle dit : « Mais pourquoi est-ce qu’on t’a coupé les cheveux comme à un bagnard ? » Là, je peux répondre : à cause des poux ! Et cela fait un moment de silence. Puis elle recommence à me questionner, sur l’Angleterre, sur la France, tandis qu’on marche vers la gare, à traversées rues que je ne reconnais plus.

Depuis toutes ces années, Laure a changé, et je crois que si elle ne s’était pas tenue à l’écart, habillée dans la même robe blanche qu’elle portait quand je suis parti pour Rodrigues, je ne l’aurais pas reconnue. Dans le wagon de deuxième classe qui roule vers Rose Hill et Quatre Bornes, je remarque son teint pâle, les cernes sous ses yeux, les rides amères de chaque côté de sa bouche. Elle est toujours belle, avec cette flamme dans son regard, cette vivacité inquiète que j’aime, mais avec quelque chose de fatigué, d’affaibli.

Mon cœur se serre quand nous approchons de la maison, à Forest Side. Sous la pluie qui semble n’avoir pas cessé depuis des années, elle est encore plus sombre et triste. Du premier coup d’œil, je vois la varangue qui s’écroule, les herbes qui envahissent le petit jardin, les carreaux cassés qu’on a réparés avec du papier huilé. Laure suit mon regard, elle dit tout bas : « Nous sommes pauvres, maintenant. » Ma mère vient au-devant de nous, elle s’arrête sur les marches de la varangue. Son visage est tendu, inquiet, sans sourire, elle abrite ses yeux de sa main comme pour chercher à nous voir. Pourtant nous ne sommes qu’à quelques mètres. Je comprends qu’elle est presque aveugle. Quand je suis contre elle, je prends ses mains. Elle me serre contre elle, sans rien dire, longuement.

Malgré la détresse, l’abandon de cette maison, ce soir-là, et les jours qui suivent, je suis heureux, comme je ne l’ai pas été depuis longtemps. Il me semble que je me suis retrouvé, que je suis redevenu moi-même.


Décembre : malgré les pluies qui tombent chaque après-midi sur Forest Side, cet été-là est le plus beau et le plus libre que j’aie connu depuis longtemps. Grâce au magot que j’ai reçu le jour de la démobilisation — avec la Médaille Militaire et la D.C.M. (Medal for Distinguished Conduct in the Field), et le grade de Warrant Officer de première classe — nous sommes à l’abri du besoin pour quelque temps, et je peux parcourir la région comme bon me semble. Souvent Laure vient avec moi, et nous partons sur les bicyclettes que j’ai achetées à Port Louis, à travers les plantations de canne, vers Henrietta, vers Quinze Cantons. Ou bien nous prenons la route de Mahébourg, encombrée de charrettes, jusqu’à Nouvelle France, puis les chemins boueux vers Cluny, ou à travers les plantations de thé de Bois Chéri, Le matin, quand nous sortons de la brume de Forest Side, le soleil brille sur les feuillages sombres, le vent fait onduler les champs de canne. Nous roulons sans souci, en zigzaguant entre les flaques, moi avec ma veste d’uniforme, Laure dans sa robe blanche et coiffée d’un grand chapeau de paille. Dans les champs, les femmes en gunny s’arrêtent de travailler pour nous regarder passer. Sur la route de Quinze Cantons, vers une heure, nous croisons les femmes qui reviennent des champs. Elles marchent lentement en balançant leurs longues jupes, leur houe en équilibre sur la tête. Elles nous interpellent en créole, elles se moquent de Laure qui pédale avec sa robe serrée entre ses jambes.

Un après-midi, avec Laure, nous roulons au-delà des Quinze Cantons, et nous traversons la rivière du Rempart. Le chemin est si difficile que nous devons abandonner nos bicyclettes, cachées à la hâte au milieu des cannes. Malgré le soleil brûlant, le chemin ressemble par endroits à un torrent de boue, et nous devons nous déchausser. Comme autrefois, nous marchons pieds nus dans la boue tiède, et Laure a retroussé sa robe blanche à la manière d’une culotte indienne.

Le cœur battant, je vais au-devant, dans la direction des pics des Trois Mamelles qui dominent les champs de cannes comme d’étranges termitières. Le ciel, tout à l’heure si clair, s’est rempli de grands nuages. Mais nous n’y prenons pas garde. Mus par le même désir, nous marchons le plus vite que nous le pouvons à travers les feuilles aiguës des cannes, sans nous arrêter. La plantation cesse à la rivière Papayes. Après, ce sont les grands champs d’herbes où se dressent de loin en loin les tas de cailloux noirs, que Laure appelle les tombeaux des martyrs, à cause des gens qui sont morts en travaillant dans les champs de canne. Puis, au bout de cette steppe, entre les pics des Trois Mamelles, on arrive devant l’étendue des terres du bord de mer, de Wolmar jusqu’à Rivière Noire. Quand nous sommes au col, le vent de la mer nous frappe. De grands nuages roulent au-dessus de la mer. Le vent nous enivre après la chaleur des champs de canne. Nous restons un moment sans bouger, devant le paysage qui s’étend devant nous, comme si le temps n’avait pas passé, comme si c’était seulement hier que nous avions quitté le Boucan. Je regarde Laure. Son visage est dur et fermé, mais elle respire difficilement, et quand elle se tourne vers moi, je vois que ses yeux brillent de larmes. C’est la première fois qu’elle revoit la scène de notre enfance. Elle s’assoit dans l’herbe, et je m’installe à côté d’elle. Nous regardons sans parler ces collines, les ombres des ruisseaux, les dénivellations du terrain. En vain je cherche notre maison, près des bords de la rivière Boucan, derrière la Tourelle du Tamarin. Toute trace d’habitation a disparu, et, à la place des fourrés, il y a de grandes friches brûlées. C’est Laure qui parle la première, comme pour répondre aux questions que je me pose.

« Notre maison n’est plus là, l’oncle Ludovic a tout fait raser depuis longtemps, pendant que tu étais à Rodrigues, je crois. Il n’a même pas attendu que le jugement soit rendu. »

La colère étrangle ma voix :

« Mais pourquoi, comment a-t-il osé ? »

« Il a dit qu’il voulait utiliser les terres pour la canne, qu’il n’avait pas besoin de la maison. »

« Quelle lâcheté ! Si j’avais su cela, si j’avais été là… »

« Qu’est-ce que tu aurais fait ? On ne pouvait rien faire. J’ai tout caché à Mam, pour ne pas la bouleverser davantage. Elle n’aurait pas supporté tant d’acharnement à faire disparaître notre maison. »

Les yeux brouillés, je regarde l’étendue magnifique devant moi, la mer qui étincelle sous le soleil qui s’approche, et l’ombre de la Tourelle du Tamarin qui s’allonge. À force de scruter les rives du Boucan, il me semble que je vois quelque chose, comme une cicatrice parmi les broussailles, là où étaient la maison et le jardin, et la tache sombre du ravin où nous allions rêver, perchés sur le vieil arbre. Laure parle encore, pour me consoler. Sa voix est calme, son émotion est maintenant passée.

« Tu sais, cela n’a plus d’importance que la maison ait disparu. C’est si loin maintenant, c’est une autre vie. Ce qui compte c’est que tu sois revenu, et puis Mam est bien vieille, elle n’a que nous. Qu’est-ce que c’est, une maison ? Une vieille baraque percée où il pleuvait, rongée par les carias ? Il ne faut pas regretter ce qui n’existe plus. »

Mais moi, la voix assourdie, pleine de rage :

« Non, je ne peux pas l’oublier, je ne l’oublierai jamais ! »

Interminablement, je regarde le paysage figé sous le ciel mobile. Je scrute chaque détail, chaque point d’eau, chaque bosquet, depuis les gorges de la Rivière Noire jusqu’au Tamarin. Sur le rivage, il y a des fumées, du côté de Grande Rivière Noire, de Gaulette. Peut-être que Denis est là, comme autrefois dans la case du vieux Cook, et il me semble qu’à force de regarder, avec cette lumière dorée qui illumine le rivage et la mer, je vais deviner les ombres des enfants que nous étions, en train de courir à travers les hautes herbes, pieds nus, visages griffés, habits déchirés, dans ce monde sans limites, guettant dans le crépuscule le vol des deux pailles-en-queue au-dessus du mystère de Mananava.


L’ivresse du retour est bien vite passée. D’abord il y a eu cette place dans les bureaux de W. W. West, cette place que j’avais occupée il y a longtemps, et que l’on feignait de croire que j’avais quittée pour aller à la guerre. L’odeur de la poussière à nouveau, la chaleur moite qui filtrait à travers les volets avec le brouhaha de Rempart Street. Les employés, indifférents, les clients, les marchands, les comptables… Pour tous ces gens, il ne s’était rien passé. Le monde n’avait pas bougé. Pourtant, un jour, en 1913, me racontait Laure, du temps que j’étais à Rodrigues, le peuple affamé, réduit à la misère par les cyclones, s’était massé devant la gare : une foule d’Indiens, de Noirs, venus des plantations, des femmes en gunny avec leurs enfants dans les bras, tous, sans crier, sans faire de bruit, ils s’étaient réunis devant la gare, et ils avaient attendu l’arrivée du train des hauts, celui qui amène chaque jour de Vacoas et de Curepipe les Blancs, propriétaires des banques, des magasins, des plantations. Ils les avaient attendus longtemps, patiemment d’abord, puis au fur et à mesure que le temps passait, avec plus de rancœur, plus de désespoir. Que se serait-il passé si les Blancs étaient venus ce jour-là ? Mais, prévenus du danger, les Blancs n’avaient pas pris le train pour Port Louis. Ils étaient restés chez eux, en attendant que la police règle l’affaire. Alors la foule avait été dispersée. Il y avait peut-être eu quelques magasins chinois pillés, des pierres dans les vitres du Crédit Foncier ou même de W. W. West. Et tout avait été réglé.

Dans les bureaux règne mon cousin Ferdinand, le fils de l’oncle Ludovic. Il affecte de ne pas me connaître, de me traiter comme son serviteur. La colère monte en moi, et si je résiste à l’envie de le bousculer, c’est à cause de Laure, qui aimerait tant que je reste. Comme autrefois, chaque instant libre, je le consacre à marcher sur les quais du port, au milieu des marins et des dockers, près du marché au poisson. Ce que je voudrais par dessus tout, c’est revoir le Zeta, le capitaine Bradmer et le timonier comorien. Longtemps j’ai attendu, à l’ombre des arbres de l’Intendance, espérant voir arriver le schooner, avec son fauteuil rivé sur le pont C’est en moi déjà, je sais que je repartirai.

Dans ma chambre, à Forest Side, le soir, j’ouvre la vieille cantine rouillée par les séjours à l’Anse aux Anglais, et je regarde les papiers du trésor, les plans, les croquis et les notes que j’ai accumulés, et que j’ai renvoyés de Rodrigues avant de partir pour l’Europe. Quand je les regarde, c’est Ouma que je vois, son corps plongeant d’un trait dans la mer, nageant libre, son long harpon à la pointe d’ébène à la main.

Chaque jour grandit en moi le désir de retourner à Rodrigues, de retrouver le silence et la paix de cette vallée, le ciel, les nuages, la mer qui n’appartiennent à personne. Je veux fuir les gens du « grand monde », la méchanceté, l’hypocrisie. Depuis que le Cernéen a fait paraître un article sur « Nos héros de la guerre mondiale », dans lequel mon nom est cité, et où l’on m’attribue des actes de bravoure purement imaginaires, nous voilà tout à coup, Laure et moi, sur toutes les listes d’invités aux fêtes, à Port Louis, à Curepipe, à Floréal. Laure m’accompagne, vêtue de sa même robe blanche usée, nous causons et nous dansons. Nous allons au Champ-de-Mars, ou bien prendre le thé à la Flore. Je pense sans cesse à Ouma, aux cris des oiseaux qui passent chaque matin au-dessus de l’Anse. Ce sont les gens d’ici qui me semblent imaginaires, irréels. Je suis las de ces faux honneurs. Un jour, sans prévenir Laure, je laisse à Forest Side mon complet gris d’employé de bureau, et je m’habille avec la vieille veste kaki et le pantalon que j’ai ramenés de la guerre, salis et déchirés par les séjours dans les tranchées, ainsi que mes insignes d’officier et mes décorations, la M.M. et la D.C.M., et l’après-midi, à la fermeture des bureaux de W, W. West, toujours avec ce déguisement, je vais m’asseoir dans le salon de thé de la Flore, après avoir bu quelques verres d’arak. C’est à partir de ce jour-là que les invitations du beau monde ont cessé comme par enchantement.

Mais l’ennui que je ressens, et mon désir de fuir sont tels que Laure ne peut pas ne pas les voir. Un soir, elle m’attend à l’arrivée du train, à Curepipe, comme autrefois. La pluie fine de Forest Side a mouillé sa robe blanche et ses cheveux, et elle s’abrite sous une large feuille. Je lui dis qu’elle ressemble à Virginie, et cela la fait sourire. Nous marchons ensemble sur la route boueuse, avec les Indiens qui retournent chez eux avant la nuit. Tout à coup, Laure dit :

« Tu vas repartir, n’est-ce pas ? »

Je cherche une réponse qui la rassure, mais elle répète :

« Tu vas partir bientôt, n’est-ce pas ? Dis-moi la vérité. »

Sans attendre ma réponse, ou parce qu’elle la connaît, elle se met en colère :

« Pourquoi ne dis-tu rien ? Pourquoi faut-il que j’apprenne tout par les autres ? »

Elle hésite à dire cela, puis :

« Cette femme, là-bas, avec laquelle tu vis comme un sauvage ! Et ce stupide trésor que tu t’obstines à chercher ! »

Comment sait-elle cela ? Qui lui a parlé d’Ouma ?

« Jamais nous ne pourrons être comme avant, plus jamais il n’y aura de place pour nous ici ! »

Les paroles de Laure me font mal, parce que je sais qu’elles sont vraies. Je lui dis :

« Mais c’est pour cela qu’il faut que je parte. C’est pour cela que je dois réussir. »

Comment lui dire cela ? Déjà elle s’est reprise. Elle essuie les larmes qui coulent sur ses joues du revers de sa main, elle se mouche de façon enfantine. La maison de Forest Side est devant nous, sombre, pareille à un bateau échoué en haut de ces collines, à la suite d’un déluge.

Ce soir, après le dîner avec Mam, Laure est plus gaie. Sous la varangue, nous parlons du voyage, du trésor. L’air enjoué, Laure dit :

« Quand tu auras trouvé le trésor, nous viendrons te rejoindre là-bas. Nous aurons une ferme, nous travaillerons nous-mêmes, comme les pionniers du Transvaal. »

Alors, peu à peu nous rêvons tout haut, comme autrefois dans le grenier du Boucan. Nous parlons de cette ferme, des bêtes que nous aurons, car tout recommencera, loin des banquiers et des avocats. Parmi les livres de mon père, j’ai trouvé le récit de François Leguat, et je lis les passages où il est question de la flore, du climat, de la beauté de Rodrigues.

Attirée par le bruit de nos voix, Mam sort de sa chambre. Elle vient jusque dehors, et son visage éclairé par la lampe tempête de la varangue me semble aussi jeune, aussi beau qu’au temps du Boucan, lorsqu’elle nous expliquait les leçons de grammaire ou qu’elle nous lisait des passages de l’histoire sainte. Elle écoute nos paroles insensées, nos projets, puis elle nous embrasse, elle nous serre contre elle : « Tout cela, ce sont des rêves. »

Cette nuit-là, vraiment, la vieille maison en ruine de Forest Side est un bateau qui traverse la mer, qui va en tanguant et en craquant, dans le bruit doux de la pluie, vers l’île nouvelle.


En retrouvant le Zeta, il me semble que j’ai retrouvé la vie, la liberté, après tant d’années d’exil. Je suis à ma place de toujours, à la poupe, à côté du capitaine Bradmer assis sur son fauteuil vissé au pont. Cela fait deux jours déjà que nous allons vent arrière vers le nord-est, le long du 20e parallèle. Quand le soleil est haut dans le ciel, Bradmer se lève de son fauteuil, et comme autrefois, il se tourne vers moi : « Voulez-vous essayer, monsieur ? »

Comme si nous n’avions pas cessé de naviguer ensemble tout ce temps-là.

Debout, pieds nus sur le pont, les mains agrippées à la roue, je suis heureux. Il n’y a personne sur le pont, seulement deux marins comoriens, la tête enveloppée dans leur voile blanc. J’aime entendre à nouveau le vent dans les haubans, voir la proue monter contre les vagues. Il me semble que le Zeta monte vers l’horizon, jusqu’à la naissance du ciel.

Je crois que c’est hier, quand j’allais pour la première fois vers Rodrigues, et que debout sur le pont, je sentais le navire bouger comme un animal, le passage sous l’étrave des lourdes vagues, le goût du sel sur mes lèvres, le silence, la mer. Oui, je crois que je n’ai jamais quitté cette place, à la barre du Zeta, poursuivant une croisière dont le but sans cesse recule, et que tout le reste n’a été qu’un rêve. Rêve de l’or du Corsaire inconnu, dans le ravin de l’Anse aux Anglais, rêve de l’amour d’Ouma, son corps couleur de lave, l’eau des lagons, les oiseaux de mer. Rêve de la guerre, les nuits glacées des Flandres, les pluies de l’Ancre, de la Somme, les nuages des gaz et les éclairs des obus.

Quand le soleil redescend derrière nous, et que je vois l’ombre des voiles sur la mer, le capitaine Bradmer reprend la barre. Debout, son visage rouge plissé à cause des reflets sur les vagues, il n’a pas changé. Sans que je le lui demande, il me raconte la mort du timonier.

« C’était en 1916, ou au début de 17, peut-être… On arrivait à Agalega, il est tombé malade. Fièvre, diarrhées, il délirait. Le médecin est venu voir, il a ordonné la quarantaine, parce que c’était le typhus… Ils avaient peur de la contagion. Il ne pouvait déjà plus manger ni boire. Il est mort le lendemain, le médecin n’était même pas revenu… Alors, monsieur, je me suis mis en colère. Puisqu’on ne voulait pas de nous, j’ai fait jeter toute la marchandise à la mer, devant Agalega, et nous sommes repartis vers le sud, jusqu’à Saint Brandon… C’était là qu’il avait dit qu’il voulait finir… Alors, on lui a accroché un poids aux pieds et on l’a jeté à la mer, devant les récifs, là où il y a cent brasses de fond, là ou l’eau est si bleue… Quand il a coulé, nous avons dit des prières, et moi j’ai dit : timonier, mon ami, te voilà chez toi, pour toujours. La paix soit avec toi. Et les autres ont dit : Amen… On est restes deux jours devant l’atoll, il faisait si beau, pas un nuage, et la mer si calme… On est restés à regarder les oiseaux, et les tortues qui nageaient près du bateau… On a péché quelques tortues, pour boucaner, et puis on est repartis. »

Sa voix est hésitante, couverte par le vent. Le vieil homme regarde droit devant lui, au-delà des voiles gonflées. Dans la lumière de la fin du jour, son visage est tout à coup celui d’un homme fatigué, indifférent à l’avenir. Maintenant, je comprends mon illusion : l’histoire est passée, ici comme ailleurs, et le monde n’est plus le même. Il y a eu des guerres, des crimes, des violations, et à cause de cela la vie s’est défaite.

« Maintenant, c’est drôle, je n’ai pas retrouvé de timonier. Lui, il savait tout de la mer, jusqu’à Oman… C’est comme si le bateau ne savait plus très bien où il va… C’est drôle, n’est-ce pas ? C’était lui le maître, il tenait le bateau dans ses mains… »

Alors, en regardant la mer si belle, le sillage éblouissant qui trace une route sur l’eau impénétrable, je ressens à nouveau l’inquiétude. J’ai peur d’arriver à Rodrigues, j’ai peur de ce que je vais y trouver. Où est Ouma ? Les deux lettres que je lui ai envoyées, la première de Londres, avant le départ pour les Flandres, la deuxième de l’hôpital militaire du Sussex, sont restées sans réponse. Sont-elles seulement arrivées ? Est-ce qu’on écrit aux manafs ?

La nuit, je ne descends pas dans la cale pour dormir. À l’abri des ballots arrimés sur le pont, je dors enroulé dans ma couverture, la tête sur mon sac de soldat, en écoutant les coups de la mer et le vent dans les voiles. Puis je me réveille, je vais uriner par-dessus le bastingage, et je retourne m’asseoir pour regarder le ciel plein d’étoiles. Comme il est long, le temps de la mer ! Chaque heure qui passe me lave de ce que je dois oublier, me rapproche de la figure éternelle du timonier. N’est-ce pas lui que je dois retrouver, à la fin de mes voyages ?

Aujourd’hui, le vent ayant tourné, nous naviguons au plus près, les mâts penchés à soixante degrés, tandis que l’étrave frappe la mer mauvaise avec des nuages d’écume. Le nouveau timonier est un Noir au visage impassible. À côté de lui, malgré l’inclinaison du pont, le capitaine Bradmer est assis dans son vieux fauteuil vissé au pont, et il regarde la mer en fumant. Toute tentative de ma part d’entamer une conversation s’est heurtée aux deux mots qu’il grogne sans me regarder : « Oui, monsieur ? » « Non, monsieur. » Le vent souffle contre nous par rafales, et la plupart des hommes se sont réfugiés dans la cale, sauf les négociants rodriguais qui ne veulent pas quitter leurs ballots sur le pont. À la hâte, les marins ont tendu une bâche cirée sur les marchandises, et ont fermé les écoutilles avant. J’ai glissé mon sac de soldat sous la bâche et malgré le soleil, je me suis enveloppé dans ma couverture.

Le Zeta fait de grands efforts pour remonter la mer, et je ressens en moi tous les craquements de la coque, les gémissements des mâts. Couché sur son flanc, le Zeta reçoit les coups des vagues puissantes qui viennent sur nous en fumant. À trois heures, le vent est si violent que je pense à un cyclone, mais les nuages sont rares, seulement des cirrus pâles qui barrent le ciel en d’immenses queues. Ce n’est pas un ciel d’ouragan.

Le Zeta a du mal à garder le cap. C’est Bradmer qui est à la barre, arc-bouté sur ses jambes courtes, grimaçant à cause des embruns. Malgré le peu de toile, le poids du vent fait geindre le navire. Combien de temps tiendra-t-il ainsi ?

Puis, d’un coup, les rafales sont moins violentes, la mâture du Zeta se redresse. Il est près de cinq heures du soir, et dans la belle lumière chaude apparaissent légèrement, au-dessus de l’horizon véhément, les montagnes de Rodrigues.

Tout de suite, tout le monde est sur le pont. Les Rodriguais chantent et crient, même les Comoriens taciturnes parlent. Je suis à la proue avec les autres, et je contemple cette ligne bleue, trompeuse comme un mirage, qui fait palpiter mon cœur.

C’est comme cela que j’ai rêvé d’arriver, depuis si longtemps, quand j’étais dans l’enfer de la guerre, dans les tranchées au milieu de la boue et des immondices. C’est mon rêve que je vis, tandis que le Zeta s’élève comme une nacelle sur la sphère de la mer sombre, parmi les éclats de l’écume, vers les montagnes transparentes de l’île.

Le soir, accompagnés des frégates et des sternes, nous passons Gombrani, puis la pointe de Plateau, et la mer devient huileuse. Déjà brillent au loin les lumières des balises. La nuit est tombée sur le versant nord des montagnes. Ma crainte est passée. Maintenant, j’ai hâte de débarquer. Le navire glisse, toutes toiles dehors, et je regarde la digue qui s’approche. Avec les Rodriguais, je suis penché sur le bastingage, mon sac à la main, prêt à sauter à terre.

Au moment de débarquer, alors que les enfants montent déjà à bord, je me retourne pour voir le capitaine Bradmer. Mais lui a donné ses ordres, et je vois seulement son visage, vaguement éclairé par la lumière des balises, sa silhouette marquée par la fatigue et la solitude. Sans se retourner vers moi, le capitaine descend dans la cale pour fumer et dormir, et peut-être penser au timonier qui ne quittait jamais le navire. Je marche vers les lumières de Port Mathurin, avec en moi cette image inquiète, et je ne sais pas encore que c’est la dernière que je garderai de Bradmer et de son navire.


À l’aube, j’arrive dans mon domaine, à la Vigie du Commandeur, là où j’ai aperçu pour la première fois, il y a bien longtemps, l’Anse aux Anglais. Ici, en apparence, rien n’a changé. La grande vallée est toujours noire et solitaire devant la mer. Tandis que je descends la pente, entre les lames des vacoas, en faisant ébouler la terre sous mes pieds, je cherche à reconnaître tous ces endroits où j’ai vécu, qui m’étaient familiers : la tache sombre du ravin, sur la rive droite, avec le grand tamarinier, les blocs de basalte où sont gravés les signes, le mince cours d’eau de la rivière Roseaux qui serpente entre les buissons jusqu’au marécage, et au loin, les sommets des montagnes qui servaient de points de repère. Il y a des arbres que je ne connais pas, des badamiers, des cocotiers, des hyophorbes.

Quand j’arrive au centre de la vallée, je cherche en vain le vieux tamarinier sous lequel j’avais installé mon campement jadis, et qui nous avait protégés, Ouma et moi, quand les nuits étaient douces. À la place de mon arbre, je vois un monticule de terre sur lequel croissent des buissons d’épines. Je comprends qu’il est là, couché sous la terre, là où l’a brisé un ouragan, et de ses racines et de son tronc est né ce monticule pareil à une tombe. Malgré le soleil qui brûle mon dos et ma nuque, je reste longtemps assis là, sur ce monticule au milieu des broussailles, en cherchant à retrouver mes traces. C’est là, à la place de mon arbre, que je décide de construire mon abri.

Je ne connais plus personne à Rodrigues. La plupart de ceux qui sont partis avec moi, répondant à l’appel de Lord Kitchener, ne sont pas revenus. Pendant les années de guerre, il y a eu la famine, parce que les bateaux n’apportaient plus rien, ni riz, ni huile, ni conserves, à cause du blocus. Les maladies ont décimé la population, le typhus surtout, qui a fait mourir les gens dans les montagnes, faute de médicaments. Les rats sont partout maintenant, ils courent dans les rues de Port Mathurin en plein jour. Qu’est devenue Ouma, qu’est devenu son frère, dans ces montagnes désertiques, sans ressource ? Que sont devenus les manafs ?

Seul Fritz Castel est resté, dans la ferme isolée, près du télégraphe. Maintenant, c’est un jeune homme de dix-sept ou dix-huit ans, au visage intelligent, à la voix grave, dans lequel j’ai peine à reconnaître l’enfant qui m’aidait à poser les jalons. Les autres hommes, Raboud, Prosper, Adrien Mercure, ont disparu, comme Casimir, comme tous ceux qui ont répondu à l’appel. « Fin’mort », répète Fritz Castel, quand je prononce leurs noms.

Avec l’aide de Fritz Castel, j’ai construit une hutte de branches et de palmes, devant le tombeau du vieux tamarinier. Combien de temps vais-je rester ? Maintenant, je sais que les jours sont comptés. L’argent ne manque pas (la prime de l’armée est encore presque intacte) mais c’est le temps qui va me manquer. Ce sont les jours, les nuits qui se sont retirés de moi, qui m’ont affaibli. Je sais cela tout de suite, dès que je suis à nouveau dans l’Anse, dans ce silence, entouré de la puissance des murailles de basalte, entendant le bruit continu de la mer. Est-ce que je peux vraiment espérer encore quelque chose de ce lieu, après tout ce qui a détruit le monde ? Pourquoi suis-je revenu ?


Tous les jours, je reste immobile, pareil à ces blocs de basalte qui sont au fond de la vallée comme les restes d’une cité disparue. Je ne veux pas bouger. J’ai besoin de ce silence, de cette stupeur. Le matin, à l’aube, je vais jusqu’à la plage, parmi les roseaux. Je m’assois là où, autrefois, Ouma me couvrait de sable pour me faire sécher dans le vent. J’écoute la mer gronder sur l’arc des brisants, j’attends le moment où elle monte par le goulot de la passe, soufflant ses nuages d’écume. Puis je l’écoute redescendre, glisser sur les fonds huileux, découvrir les secrets des flaques. Le soir, le matin, le vol des oiseaux de la mer à travers la baie, marquant les limites du jour. Je pense aux nuits si belles, qui venaient si simplement dans la vallée, sans peur. Les nuits où j’attendais Ouraa, les nuits où je n’attendais personne, les nuits où je guettais les étoiles, chacune à sa place dans le cosmos, dessinant leurs figures éternelles. Maintenant, la nuit qui vient me trouble, m’inquiète. Je sens la morsure du froid, j’écoute les bruits des pierres. La plupart des nuits, je suis recroquevillé au fond de la hutte, les yeux grands ouverts, je grelotte sans pouvoir dormir. L’inquiétude est si grande que je dois quelquefois retourner à la ville, pour dormir dans la chambre étroite de l’hôtel chinois, après avoir barricadé la porte avec la table et la chaise.

Que m’est-il arrivé ? Les journées sont longues à l’Anse aux Anglais. Souvent le jeune Fritz Castel vient s’asseoir sur le tumulus de l’arbre, devant ma hutte. Nous fumons et nous parlons, ou plutôt c’est moi qui parle, de la guerre, des attaques à l’arme blanche dans les tranchées, des lumières des bombes. Lui, m’écoute, en disant « Oui, monsieur », « Non, monsieur », sans impatience. Pour ne pas le décevoir, je l’envoie creuser des trous de sonde. Mais les anciens plans que j’ai dessinés n’ont plus de sens pour moi. Les lignes se brouillent devant mes yeux, les angles s’ouvrent, les repères se confondent.

Quand Fritz Castel est parti, je vais m’installer sous le grand tamarinier, à l’entrée du ravin, et je regarde en fumant la vallée où la lumière est si changeante. Quelquefois, j’entre dans le ravin pour sentir, comme autrefois, la brûlure de la lumière sur mon visage et sur ma poitrine. Le ravin est tel que je l’ai laissé : les rochers qui obstruent la première cachette, les marques des coups de pic, la grande entaille en forme de gouttière sur le basalte qui surplombe. Que suis-je venu chercher ici ? Maintenant, je sens partout le vide, l’abandon. C’est comme un corps vidé par la fièvre, où tout ce qui brûlait et palpitait n’est plus que frisson, faiblesse. Pourtant, j’aime cette lumière dans le ravin, cette solitude. J’aime aussi le ciel si bleu, la forme des montagnes au-dessus de la vallée. C’est peut-être à cause de cela que je suis revenu.

Le soir, dans la dérive du crépuscule, assis dans le sable des dunes, je rêve à Ouma, à son corps de métal. Avec la pointe d’un silex, j’ai dessiné son corps sur un bloc de basalte, là où commencent les roseaux. Mais quand j’ai voulu écrire la date, je me suis aperçu que je ne savais plus quel était le jour, ni le mois. J’ai pensé un instant courir jusqu’au bureau du télégraphe, comme autrefois, pour demander : quel jour sommes-nous ? Mais je me suis aperçu aussitôt que cela ne signifierait rien pour moi, que la date n’avait plus aucune importance.


Ce matin, dès le lever du soleil, je suis parti vers les montagnes. Au début, il me semble que je suis un chemin connu entre les arbustes et les vacoas. Mais bientôt, la réverbération du soleil me brûle, brouille ma vue. Au-dessus de moi, il y a l’étendue de la mer, bleue et dure, qui enserre l’île. Si Ouma est ici quelque part, je la retrouverai. J’ai besoin d’elle, c’est elle qui détient les clefs du secret du chercheur d’or. C’est cela que je crois, et mon cœur bat fort dans ma poitrine tandis que j’escalade la montagne Limon, à travers les éboulis. Est-ce par ici que je suis venu la première fois, quand je suivais la silhouette fugitive de Sri, comme si j’allais à la rencontre du ciel ? Le soleil est au-dessus de moi, au zénith, il boit les ombres. Nulle cachette, nul repère.

Maintenant, je suis perdu au milieu des montagnes, entouré de pierres et de buissons tous semblables. Les sommets brûlés se dressent de tous les côtés contre le ciel éclatant. Pour la première fois depuis des années, je crie son nom : « Ou-ma-ah ! » Debout, face à la montagne fauve, je crie : « Ou-ma-ah ! » J’entends le bruit du vent, un vent qui brûle et aveugle. Vent de lave et de vacoas qui arrête l’esprit. « Ou-ma-ah ! » Encore, tourné vers le nord, cette fois, vers la mer qui souffle. Je monte vers le sommet du Limon, et je vois les autres montagnes qui m’entourent. Les fonds des vallées sont dans l’ombre déjà. Le ciel se voile à l’est. « Ou-ma-ah ! » Il me semble que c’est mon propre nom que je crie, pour réveiller dans ce paysage désert l’écho de ma vie, que j’ai perdu durant toutes ces années de destruction, « Ouma ! Ou-ma-ah ! » Ma voix s’éraille, tandis que j’erre sur un haut plateau, cherchant en vain la tracé d’une habitation, d’un corral de cabris, d’un feu. Mais la montagne est vide. Il n’y a pas de traces humaines, pas une branche brisée, pas un froissement sur la terre sèche. Seul parfois, le chemin d’un cent-pieds entre deux pierres.


Où suis-je arrivé ? J’ai dû errer des heures sans m’en rendre compte. Quand la nuit vient, il est trop tard pour songer à redescendre. Je cherche des yeux un abri, une anfractuosité dans les rochers pour m’abriter du froid de la nuit, de la pluie qui commence à tomber. Sur le flanc de la montagne déjà noyé dans l’ombre, je trouve une sorte de talus d’herbe rase, et c’est là que je m’installe pour la nuit. Le vent passe au-dessus de ma tête en sifflant. Je m’endors aussitôt, épuisé. Le froid me réveille. La nuit est noire, devant moi le croissant de lune brille d’un éclat irréel. La beauté de la lune arrête le temps.

Au lever du jour, je distingue peu à peu les formes qui m’entourent. Je m’aperçois alors avec émotion que, sans m’en rendre compte, j’ai dormi dans les ruines d’un ancien campement des manafs. Avec mes mains, je creuse la terre sèche, je découvre entre les pierres les traces que je cherchais : des bouts de verre, des boîtes rouillées, des coquillages. À présent, je vois clairement les cercles des corrals, les bases des huttes. Est-ce tout ce qui reste du village qu’habitait Ouma ? Et que sont-ils devenus ? Sont-ils tous morts de fièvre et de faim, abandonnés de tous ? S’ils sont partis, ils n’ont pas eu le temps de cacher leurs traces. Ils ont dû fuir la mort qui s’abattait sur eux. Je reste immobile au milieu de ces ruines, en proie à un grand découragement.

Quand le soleil brûle à nouveau dans le ciel, je redescends la pente de la montagne Limon, à travers les buissons d’épines. Bientôt apparaissent les vacoas, les feuillages sombres des tamariniers. Au bout de la longue vallée de la rivière Roseaux, je vois la mer qui brille durement au soleil, l’étendue de la mer qui nous tient prisonniers.


L’été, l’hiver, puis encore la saison des pluies. Tout ce temps dans l’Anse aux Anglais, je l’ai rêvé, sans repères, sans comprendre ce qui se passait en moi. Peu à peu, j’ai repris ma recherche, mesurant l’écart entre les roches, traçant de nouvelles lignes dans le réseau invisible qui recouvre la vallée. C’est sur cette toile d’araignée que je vis, que je me déplace.

Jamais je ne me suis senti si proche du secret. Maintenant, je ne ressens plus l’impatience fébrile du commencement, il y a sept ou huit ans. Alors je découvrais chaque jour un signe, un symbole. J’allais et venais entre les rives de la vallée, je bondissais de roche en roche, je creusais des trous de sonde partout. Je brûlais d’impatience, de violence. Alors je ne pouvais pas entendre Ouma, je ne pouvais pas la voir. J’étais aveuglé par ce paysage de pierre, je guettais le mouvement des ombres qui me révélerait un nouveau secret.

Aujourd’hui, cela est passé. Il y a en moi une foi que je ne connaissais pas. D’où vient-elle ? Foi dans ces blocs de basalte, dans cette terre ravinée, foi dans l’eau mince de la rivière, dans le sable des dunes. Cela vient de la mer peut-être, la mer qui enserre l’île et fait son bruit profond, son bruit qui respire. Tout cela est dans mon corps, je l’ai compris enfin en revenant à l’Anse aux Anglais. C’est un pouvoir que je croyais perdu. Alors, à présent, je n’ai plus de hâte. Je reste parfois immobile pendant des heures, assis dans les dunes, près de l’estuaire, à regarder la mer sur les brisants, à guetter le passage des gasses et des mouettes. Ou bien à l’abri de ma hutte, quand le soleil est à sa place de midi, après avoir déjeuné de quelques crabes bouillis et d’un peu de lait de coco, j’écris sur les cahiers d’écolier que j’ai achetés chez le Chinois, à Port Mathurin. J’écris des lettres pour Ouma, pour Laure, des lettres qu’elles ne liront pas, où je dis des choses sans importance, le ciel, la forme des nuages, la couleur de la mer, les idées qui me viennent ici, au fond de l’Anse aux Anglais. La nuit, encore, quand le ciel est froid, et que la lune gonflée m’empêche de dormir, assis en tailleur devant la porte, j’allume la lampe tempête et je fume en dessinant des plans de recherche sur d’autres cahiers, pour noter ma progression dans le secret.

Au hasard de mes promenades sur la plage de l’Anse, je ramasse les choses bizarres rejetées par la mer, les coquillages, les oursins fossiles, les carapaces des tekteks. J’enferme ces choses précieusement dans les boîtes de biscuits vides. C’est pour Laure que je ramasse cela, et je me souviens des objets que Denis rapportait autrefois de ses courses. Dans le fond de l’Anse, avec le jeune Fritz Castel, nous sondons le sable, et je ramasse des cailloux aux formes étranges, des schistes micassés, des silex. Un matin, comme nous creusons tour à tour au pic, à l’endroit où la rivière Roseaux forme un coude vers l’ouest, suivant le tracé de son ancienne embouchure sur la mer, nous dégageons une grosse pierre de basalte, d’un noir fuligineux, qui porte au sommet une série d’encoches faites au ciseau. À genoux devant la pierre, j’essaie de comprendre. Mon compagnon me regarde avec curiosité, avec crainte : quel est ce dieu que nous avons fait émerger du sable de la rivière ?

« Regarde ! Guette ! »

Le jeune Noir hésite. Puis il s’agenouille à côté de moi. Sur la pierre noire, je lui montre chaque entaille, qui correspond aux montagnes que nous avons devant nous, au fond de la vallée : « Regarde : ici, Limon. Là, Lubin, Patate. Là, le grand Malartic. Ici, le Bilactère, les deux Chariots, et là, le Comble du Commandeur, avec la Vigie. Tout est marqué sur cette pierre. C’est là qu’il a débarqué autrefois, il s’est servi de cette pierre pour amarrer sa pirogue, j’en suis sûr. Ce sont tous les points de repère qui ont servi à tracer son plan secret. » Fritz Castel se relève. Son regard exprime toujours la même curiosité, mêlée de crainte. De quoi a-t-il peur, de qui ? De moi, ou de l’homme qui a marqué cette pierre, il y a si longtemps ?


Depuis ce jour, Fritz Castel n’est pas revenu. N’est-ce pas mieux ainsi ? Dans cette solitude, je comprends mieux les raisons de ma présence ici, dans cette vallée stérile. Alors, il me semble qu’il n’y a plus rien qui me sépare de cet inconnu qui est venu ici il y a près de deux cents ans, pour y laisser son secret avant de mourir.

Comment ai-je osé vivre sans prendre garde à ce qui m’entourait, ne cherchant ici que l’or, pour m’enfuir quand je l’aurais trouvé ? Ces coups de sonde dans la terre, ces travaux de déplacement de rochers, tout cela était une profanation. Maintenant, dans la solitude et l’abandon, je comprends, je vois. Cette vallée tout entière est comme un tombeau. Elle est mystérieuse, farouche, elle est un lieu d’exil. Je me souviens des paroles d’Ouma, lorsqu’elle s’est adressée à moi pour la première fois, son ton à la fois ironique et blessé lorsqu’elle soignait ma plaie à la tête : « Vous aimez vraiment l’or ? » Alors, je n’avais pas compris, j’avais été amusé par ce que je croyais être de la naïveté. Je ne pensais pas qu’il y avait autre chose à prendre, dans cette vallée âpre, je n’imaginais pas que cette fille sauvage et étrange connaissait le secret. Maintenant, n’est-il pas trop tard ?

Seul au milieu de ces pierres, avec pour unique appui ces liasses de papiers, ces cartes, ces cahiers où j’ai écrit ma vie !

Je pense au temps où je découvrais le monde, peu à peu, autour de l’Enfoncement du Boucan. Je pense au temps où je courais dans l’herbe, à la poursuite de ces oiseaux qui tournent éternellement au-dessus de Mananava. J’ai recommencé à me parler, comme autrefois. Je chante les paroles de la rivière Taniers, le refrain que nous chantions avec le vieux Cook, en nous balançant lentement :

Waï, waï, mo zenfant,

faut travaï pou gagne so pain…

Cette voix est à nouveau en moi. Je regarde couler l’eau de la rivière Roseaux vers l’estuaire, quand le crépuscule allège tout. J’oublie la brûlure du jour, l’inquiétude de la recherche au pied de la falaise, les trous de sonde que j’ai creusés pour rien. Quand la nuit vient, avec ce frémissement à peine sensible dans les roseaux, la rumeur douce de la mer. N’était-ce pas ainsi, autrefois, près de la Tourelle du Tamarin, quand je regardais les vallons se noyer d’ombre, que je guettais le filet de fumée du côté du Boucan ?


Enfin, j’ai retrouvé la liberté des nuits, quand, allongé sur la terre, les yeux ouverts, je communiquais avec le centre du ciel. Seul dans la vallée, je regarde s’ouvrir le monde des étoiles, et le nuage immobile de la Voie lactée. Je reconnais une à une les formes de mon enfance, l’Hydre, le Lion, le Grand Chien, Orion orgueilleux qui porte aux épaules ses joyaux, la Croix du Sud et ses suiveuses, et toujours le navire Argo, voguant dans l’espace, sa poupe tournée vers l’ouest, relevée par la vague invisible de la nuit. Je reste étendu dans le sable noir, près de la rivière Roseaux, sans dormir, sans rêver. Je sens sur mon visage la lumière douce des astres, je sens le mouvement de la terre. Dans le silence apaisé de l’été, avec le mugissement lointain des brisants, les dessins des constellations sont des légendes. Je vois tous les chemins du ciel, les points qui brillent plus fort, comme des balises. Je vois les pistes secrètes, les puits sombres, les pièges. Je pense au Corsaire inconnu, qui a dormi peut-être sur cette grève, il y a si longtemps. Peut-être a-t-il connu ce vieux tamarinier qui gît maintenant sous la terre ? N’a-t-il pas regardé avidement ce ciel qui l’avait guidé jusqu’à l’île ? Allongé sur la terre douce, après la violence des combats, les meurtres, c’est ici qu’il a goûté la paix et le repos, abrité du vent de la mer par les cocotiers et les hyophorbes. J’ai franchi le temps, dans un vertige, en regardant le ciel étoile. Le Corsaire inconnu est ici même, il respire en moi, et c’est avec son regard que je contemple le ciel.

Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? La configuration de l’Anse aux Anglais est celle de l’univers. Le plan de la vallée, si simple, à chaque instant n’a cessé de s’agrandir, de se remplir de signes, de jalons. Bientôt cet entrelacs m’a caché la vérité de ce lieu. Le cœur battant, je me lève d’un bond, je cours vers ma hutte, où la veilleuse brûle encore. À la lueur tremblante de la lampe, je cherche dans mon sac les cartes, les documents, les grilles. J’emporte les papiers et la lampe au-dehors, et assis face au sud, je compare mes plans avec les dessins de la voûte céleste. Au centre du plan, là où j’ai posé jadis ma borne, l’intersection de la ligne nord-sud avec l’axe des organeaux correspond bien à la Croix qui brille devant moi de son éclat magique. À l’est, au-dessus du ravin dont il figure exactement la forme, le Scorpion recourbe son corps dont le cœur est la rouge Antarès qui palpite à l’endroit même où j’ai mis à jour les deux cachettes du Corsaire inconnu. Je regarde vers l’est, je vois au-dessus des trois pointes formant le M de la Vigie du Commandeur les trois Marie de la ceinture d’Orion qui viennent d’apparaître au-dessus des montagnes. Au nord, vers la mer, il y a le Chariot, léger, fugitif, qui montre l’entrée de la passe, et plus loin, la courbe du navire Argo qui dessine la forme de la baie, et dont la poupe remonte l’estuaire jusqu’aux limites de l’ancien rivage. Je dois fermer les yeux à cause du vertige. Est-ce que je suis en proie à une nouvelle hallucination ? Mais ces étoiles sont vivantes, éternelles, et la terre au-dessous d’elles suit leur dessin. Ainsi, dans le firmament, où nulle erreur n’est possible, est inscrit depuis toujours le secret que je cherchais. Sans le savoir, je le voyais depuis que je regardais le ciel, autrefois, dans l’Allée des Étoiles.

Où se trouve le trésor ? Est-il dans le Scorpion, dans l’Hydre ? Est-il dans le triangle austral, qui joint au centre de la vallée les points H, D, B que j’ai situés depuis le commencement ? Est-il à la proue du navire Argo, ou à la poupe, marquées par les feux de Canope et de Miaplacidus qui brillent chaque jour sous la forme des deux rochers de basalte de chaque côté de la baie ? Est-il dans le joyau de Fomalhaut, l’astre solitaire à l’éclat qui trouble comme un regard, au-dessus de la haute mer, et qui monte au zénith tel un soleil de la nuit ?

Cette nuit, je suis resté aux aguets, sans dormir un instant, tout vibrant de cette révélation du ciel, regardant chaque constellation, chaque signe. Je me souviens des nuits étoilées du Boucan, quand je sortais sans bruit de la chambre chaude pour trouver la fraîcheur du jardin. Alors, comme maintenant, je croyais sentir sur ma peau le dessin des étoiles, et, quand le jour venait, je les recopiais dans la terre, ou dans le sable du ravin, avec de petits cailloux.

Le matin est venu, a éclairci le ciel. Comme autrefois, je me suis enfin endormi dans la lumière, non loin du monticule où gît le vieux tamarinier.


Depuis que j’ai compris le secret du plan du Corsaire inconnu, je ne ressens en moi plus aucune hâte. Pour la première fois depuis que je suis revenu de la guerre, il me semble que ma quête n’a plus le même sens. Autrefois, je ne savais pas ce que je cherchais, qui je cherchais. J’étais pris dans un leurre. Aujourd’hui, je suis libéré d’un poids, je peux vivre libre, respirer. À nouveau, comme avec Ouma, je peux marcher, nager, plonger dans l’eau du lagon pour pêcher les oursins. J’ai fabriqué un harpon avec un long roseau et une pointe en bois de fer. Je fais comme Ouma me l’a montré ; je plonge nu dans l’eau froide de l’aube, quand le courant de la marée montante passe à travers l’ouverture des récifs. Au ras des coraux je cherche les poissons, les gueules pavées, les vieilles, les dames beri. Parfois, je vois passer l’ombre bleue d’un requin, et je reste immobile, sans lâcher d’air, en tournant pour faire face. Maintenant je peux nager aussi loin qu’Ouma, aussi vite. Je sais faire griller les poissons sur la plage, sur des claies de roseaux verts. Près de ma hutte, j’ai semé du maïs, des fèves, des patates douces, des chouchous. J’ai mis dans un pot de fer un jeune papayer que m’a donné Fritz Castel.

À Port Mathurin, les gens se posent des questions. Le directeur de la Barclay’s, un jour que je venais retirer de l’argent, me dit :

« Eh bien ? Vous venez plus souvent en ville ? Est-ce que cela veut dire que vous avez perdu l’espoir de trouver votre trésor ? »

Je l’ai regardé en souriant, et j’ai répondu avec assurance : « Au contraire, monsieur. Cela veut dire que je l’ai trouvé » Je suis parti sans attendre d’autres questions.


En effet, presque chaque jour je vais à la digue dans l’espoir de voir le Zeta. Il y a des mois qu’il n’a plus touché Rodrigues. Le transport des marchandises et des passagers est maintenant assuré par le Frigate, un vapeur de la toute-puissante British India Steamship dont l’oncle Ludovic est le représentant à Port Louis. C’est ce bateau qui apporte le courrier, les lettres que Laure m’envoie depuis plusieurs semaines où elle me parle de la maladie de Mam. La dernière lettre de Laure, datée du 2 avril 1921, est encore plus pressante : je garde l’enveloppe entre mes mains, sans oser l’ouvrir. J’attends, sous l’auvent du débarcadère, entouré par l’agitation des marins et des dockers, regardant les nuages qui s’amoncellent au-dessus de la mer. On parle d’une tempête qui arrive, le baromètre descend d’heure en heure. Vers une heure de l’après-midi, quand tout redevient calme, j’ouvre enfin la lettre de Laure, je lis les premiers mots qui m’accablent :

« Mon cher Ali, quand cette lettre te trouvera, si elle te trouve jamais, je ne sais pas si Mam sera encore de ce monde… »

Mes yeux se brouillent. Je sais que tout est fini maintenant. Plus rien ne peut me retenir ici, puisque Mam est si mal. Le Frigate sera là dans quelques jours, je partirai avec lui. J’envoie un télégramme à Laure pour lui annoncer mon retour, mais le silence est en moi, il m’accompagne partout.

La tempête a commencé à souffler cette nuit, et je suis réveillé par l’inquiétude : c’est d’abord un vent lent et continu, dans la nuit d’un noir étouffant. Au matin, je vois les nuages qui fuient au-dessus de la vallée, en lambeaux déchiquetés entre lesquels le soleil jette des éclairs. À l’abri dans ma hutte, j’entends le grondement de la mer sur les brisants, un bruit terrifiant, presque animal, et je comprends que c’est un ouragan qui est en train d’arriver sur l’île. Je ne dois pas perdre un instant. Je prends mon sac de soldat, et, laissant dans la hutte mes autres affaires, je grimpe la colline vers la pointe Vénus. Contre l’ouragan, les bâtiments du télégraphe sont le seul refuge.

Quand j’arrive devant les grands hangars gris, je vois la population du voisinage qui s’y masse : hommes, femmes, enfants, même des chiens et des porcs que les habitants ont amenés avec eux. Un Indien employé du télégraphe annonce que le baromètre est déjà au-dessous des 30. Vers midi, le vent arrive en hurlant sur la pointe Vénus. Les bâtiments se mettent à trembler, la lumière électrique s’éteint. Les trombes d’eau s’abattent sur la tôle des murs et du toit avec un bruit de cataracte. Quelqu’un allume une lampe tempête qui éclaire les visages de façon fantastique.

L’ouragan souffle tout le jour. Le soir, nous nous endormons, épuisés, sur le plancher du hangar, en écoutant les hurlements du vent et les gémissements des structures métalliques des maisons.

A l’aube, je suis réveillé par le silence. Dehors, le vent a faibli, mais on entend le rugissement de la mer sur les récifs. Les gens sont massés sur le promontoire, devant le bâtiment principal du télégraphe. Quand je m’approche, je vois ce qu’ils regardent : sur la barrière de corail, devant la pointe Vénus, il y a l’épave d’un navire naufragé. À moins d’un mille de la côte, on distingue parfaitement les mâts brisés, la coque éventrée. Il ne reste plus qu’une moitié de navire, la poupe dressée, et les vagues furieuses se brisent sur l’épave en jetant des nuages d’écume. Le nom du bateau court sur les lèvres, mais quand je l’entends, je l’ai déjà reconnu : c’est le Zeta. Sur la poupe, je vois bien le vieux fauteuil vissé au pont, où s’asseyait le capitaine Bradmer. Mais où est l’équipage ? Personne n’en sait rien. Le naufrage a eu lieu dans la nuit.

Je descends en courant vers le rivage, je marche le long de la côte dévastée, envahie de branches et de pierres. Je veux trouver une pirogue, quelqu’un pour m’aider, mais en vain. Il n’y a personne au bord de la mer.

Peut-être qu’à Port Mathurin, le canot de sauvetage ? Mais mon inquiétude est trop forte, je ne peux attendre. J’enlève mes vêtements, j’entre dans la mer en glissant sur les rochers, frappé par les vagues. La mer est puissante, elle franchit la barrière de corail, l’eau est trouble comme celle d’un fleuve en crue. Je nage contre le flot, si violent que je reste sur place. Le rugissement des vagues qui déferlent est juste devant moi, je vois les trombes d’écume jetées vers le ciel noir. L’épave est à cent mètres à peine, les dents aiguës des récifs l’ont coupée en deux à la hauteur des mâts. La mer couvre le pont, enveloppe le fauteuil vide. Je ne peux approcher davantage, sans risquer d’être broyé moi aussi contre les récifs. Je veux crier, appeler : « Bradmer !… » Mais ma voix est couverte par le tonnerre des vagues, je ne l’entends même pas ! Un long moment, je nage contre la mer qui franchit la barrière. L’épave est sans vie, il semble qu’il y ait des siècles qu’elle ait échoué là. Le froid m’envahit, oppresse ma poitrine. Je dois abandonner, revenir en arrière. Lentement, je me laisse porter par la houle avec les débris de la tempête. Quand je touche la rive, je suis si fatigué, et désespéré, que je ne sens même pas la blessure que je me fais au genou en heurtant un rocher.

Au début de l’après-midi, le vent cesse complètement. Le soleil brille sur la terre et la mer dévastées. Tout est fini. En titubant, au bord de l’évanouissement, je marche vers l’Anse aux Anglais. Près des bâtiments du télégraphe, tout le monde est dehors, rit, parle fort : quittes pour la peur.

Quand j’arrive au-dessus de l’Anse aux Anglais, je vois un paysage ravagé. La rivière Roseaux est un fleuve de boue sombre qui coule à grands bruits dans la vallée. Ma hutte a disparu, les arbres et les vacoas ont été déracinés, et il ne reste rien de mes plantations. Il ne reste dans le lit de la vallée que la terre zébrée de rigoles et les blocs de basalte qui ont surgi du sol. Tout ce que j’avais laissé dans ma cabane a disparu : mes vêtements, mes casseroles, mais surtout mon théodolite et la plupart de mes documents concernant le trésor.

Le jour décline vite, dans cette atmosphère de fin du monde. Encore, je marche dans le fond de l’Anse aux Anglais, à la recherche d’un objet, d’une trace qui auraient échappé à l’ouragan. Je regarde chaque endroit, mais déjà tout a changé, est devenu méconnaissable. Où est le tas de pierres qui formait la réplique du Triangle Austral ? Et ces basaltes, près du glacis, sont-ils ceux qui m’ont guidé la première fois jusqu’aux organeaux ? Le crépuscule est couleur de cuivre, couleur de métal fondu. Pour la première fois, les oiseaux de mer ne traverseront pas l’Anse pour gagner leurs abris. Où sont-ils allés ? Combien d’entre eux ont survécu à l’ouragan ? Pour la première fois aussi, les rats sont arrivés au fond de la vallée, chassés de leurs nids par les torrents de boue. Ils galopent autour de moi dans la pénombre en poussant de petits cris aigus qui m’effraient.

Au centre de la vallée, près de la rivière qui a débordé, je vois la grande stèle de basalte où j’ai gravé avant de partir pour la guerre la ligne est-ouest et les deux triangles inversés des organeaux qui dessinent l’étoile de Salomon. La stèle a résisté au vent et à la pluie, elle s’est seulement enfoncée un peu plus dans la terre, et au centre de ce pays dévasté, elle ressemble à un monument du commencement de l’espèce humaine. Qui la trouvera, un jour, et comprendra ce qu’elle signifiait ? La vallée de l’Anse aux Anglais a fermé son secret, elle a fermé ses portes, qui s’étaient un instant ouvertes pour moi seul. Sur la falaise de l’est, là où frappent les rayons du soleil couchant, l’entrée du ravin m’attire une dernière fois. Mais quand je m’approche, je m’aperçois que sous la violence du ruissellement, une partie de la falaise s’est effondrée, bouchant le corridor d’accès. Le torrent de boue qui a jailli du ravin a tout dévasté devant lui, arrachant le vieux tamarinier dont j’aimais tant l’ombre douce. Dans un an, il ne restera rien de son tronc, qu’un monticule de terre surmonté de quelques buissons épineux.

Je reste longtemps, jusqu’à la nuit, à écouter le bruit de la vallée. La rivière qui coule avec force, charriant la terre et les arbres, l’eau qui ruisselle des falaises de schistes, et au loin, le tonnerre continu de la mer.

Durant les deux jours qui me restent, je ne cesse pas de regarder la vallée. Chaque matin, je quitte de bonne heure ma chambre étroite de l’hôtel chinois et je vais jusqu’en haut de la Vigie du Commandeur. Mais je ne descends plus dans la vallée. Je reste assis au milieu des broussailles, près de la tour en ruine, et je regarde la longue vallée noire et rouge d’où ma trace a déjà disparu. Dans la mer, irréelle, suspendue à la barrière de corail, la poupe du Zeta est immobile sous les coups des vagues. Je pense au capitaine Bradmer, dont on n’a pas retrouvé le corps. Il était, à ce qu’on raconte, seul sur son navire, et n’a pas cherché à se sauver.

C’est la dernière image que j’emporte de Rodrigues, sur le pont du jeune Frigate qui avance vers le large, toutes ses tôles vibrant sous l’effort de sa machinerie. Devant les hautes montagnes dénudées, qui brillent au soleil du matin, comme en équilibre pour toujours au bord des eaux profondes, l’épave brisée du Zeta, au-dessus de laquelle tournoient quelques oiseaux de mer, tout à fait pareille à la carcasse d’un cachalot rejetée par la tempête.

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