Depuis mon retour, tout est devenu étranger, silencieux, à Forest Side. La vieille maison — la baraque, dit Laure — est comme un navire qui fait eau de partout, rafistolé tant bien que mal au moyen de bouts de tôle et de carton goudronné. L’humidité et les carias en viendront à bout bientôt. Mam ne parle plus, ne bouge plus, ne s’alimente presque plus. J’admire le courage de Laure qui reste auprès d’elle jour et nuit. Je n’ai pas cette force. Alors je marche sur les chemins de cannes, du côté de Quinze Cantons, là où l’on aperçoit les pics des Trois Mamelles et l’autre versant du ciel.
Il faut travailler, et, suivant l’idée de Laure, j’ai osé me présenter à nouveau chez W. W. West, que dirige maintenant mon cousin Ferdinand. L’oncle Ludovic est devenu vieux, il vit retiré des affaires dans la maison qu’il a fait construire près de Yemen, là où commençait jadis notre terre. Ferdinand m’a reçu avec une ironie méprisante qui autrefois m’aurait mis en colère. Maintenant, cela m’est égal. Quand il m’a dit :
« Alors, vous revenez sur les lieux que vous avez… »
J’ai suggéré :
« Hantés ? »
Même lorsqu’il a parlé des « héros de guerre comme on en voit tous les jours », je n’ai pas bronché. Pour terminer, il m’a offert d’être contremaître sur leurs plantations de Médine, et j’ai dû accepter. Me voici devenu sirdar !
Je loge dans une cabane du côté de Bambous, et chaque matin je parcours à cheval les plantations pour surveiller le travail. L’après-midi, je suis dans le tintamarre de la sucrerie, pour contrôler l’arrivée des cannes, la bagasse, la qualité des sirops. C’est un travail exténuant, mais je préfère cela à l’étouffement des bureaux de W. W. West. Le directeur de la sucrerie est un Anglais, du nom de Pilling, envoyé des Seychelles par l’Agricultural Company. Au commencement, il était prévenu contre moi par Ferdinand. Mais c’est un homme juste et nos rapports sont excellents, il parle de Chamarel, où il espère aller. Si on l’envoie là-bas, il me promet d’essayer de me faire venir aussi.
Yemen, c’est la solitude. Le matin, dans les champs immenses, les travailleurs et les femmes vêtues de gunny avancent comme une armée en haillons. Le bruit des serpes fait un rythme lent, régulier. Aux limites des champs, du côté de Walhalla, les hommes brisent les « chicots », les lourdes pierres, pour fabriquer les pyramides. À cheval, je traverse la plantation vers le sud, écoutant le bruit des serpes et les aboiements des sirdars. Je ruisselle de sueur. À Rodrigues, la brûlure du soleil était une ivresse, je voyais les étincelles s’allumer sur les pierres, sur les vacoas. Mais ici, la chaleur est une autre solitude sur l’étendue vert sombre des champs de canne.
C’est à Mananava que je pense, à présent, le dernier endroit qui me reste. C’est en moi depuis si longtemps, depuis les jours où nous marchions, Denis et moi, jusqu’à l’entrée des gorges. Souvent, tandis que je vais à cheval le long des chemins de cannes, je regarde vers le sud, et j’imagine les cachettes, à la source des rivières. Je sais que c’est là que je dois aller, enfin.
Aujourd’hui, j’ai vu Ouma.
La coupe a commencé dans les cannes vierges, en haut des plantations. Les hommes et les femmes sont venus de tous les points de la côte, le visage inquiet, parce qu’ils savent qu’un tiers seulement va être engagé. Les autres devront retourner chez eux, avec leur faim.
Sur le chemin de la sucrerie, une femme en gunny est à l’écart. Elle se tourne à demi vers moi, elle me regarde. Malgré son visage caché par le grand voile blanc, je la reconnais. Mais déjà elle a disparu dans la foule qui se divise sur les chemins entre les champs. J’essaie de courir vers elle, mais je me heurte aux travailleurs et aux femmes éconduits, et tout est recouvert d’un nuage de poussière. Quand j’arrive devant les champs, je ne vois que cette épaisse muraille verte qui ondule sous le vent. Le soleil brûle la terre sèche, brûle mon visage. Je cours au hasard, le long d’un sentier, je crie : « Ouma ! Ouma !… »
De loin en loin, des femmes en gunny lèvent la tête, cessent de faucher l’herbe entre les cannes. Un sirdar m’interpelle, sa voix est dure. L’air un peu égaré, je l’interroge. Y a-t-il des manafs ici ? Il ne comprend pas. Des gens de Rodrigues ? Il secoue la tête. Il y en a, mais ils sont dans des camps de réfugiés, du côté du Morne, au Ruisseau des Créoles.
Chaque jour, je cherche Ouma, sur la route qui amène les gunnies, et le soir, devant les bureaux du comptable, au moment de la paye. Les femmes ont compris déjà, elles se moquent de moi, elles m’interpellent, elles me jettent des quolibets. Alors je n’ose plus marcher sur les chemins de cannes. J’attends la nuit, et je vais à travers champs. Je croise les enfants qui glanent. Ils n’ont pas peur de moi, ils savent que je ne les dénoncerai pas. Quel âge doit avoir Sri aujourd’hui ?
Les journées, je les passe à parcourir à cheval les plantations, dans la poussière, sous le soleil qui m’étourdit. Est-elle ici, vraiment ? Toutes les femmes en gunny lui ressemblent, silhouettes fragiles courbées sur leur ombre, travaillant avec leurs serpes, leurs houes. Ouma ne s’est montrée à moi qu’une seule fois, comme elle faisait jadis près de la rivière Roseaux. Je pense à notre première rencontre, quand elle fuyait dans la vallée entre les arbustes, quand elle montait vers ses montagnes, agile comme un cabri. Ai-je rêvé tout cela ?
C’est ainsi que je prends la décision de tout abandonner, de tout jeter hors de moi. Ouma m’a montré ce que je dois faire, elle me l’a dit, à sa façon, sans parole, simplement en apparaissant devant moi comme un mirage, parmi tous ces gens qui viennent travailler sur ces terres qui ne seront jamais à eux : Noirs, Indiens, métis, chaque jour, centaines d’hommes et de femmes, ici à Yemen, à Walhalla, ou à Médine, à Phœnix, à Mon Désert, à Solitude, à Forbach. Centaines d’hommes et de femmes qui entassent les pierres sur les murailles et les pyramides, qui arrachent les souches, labourent, plantent les jeunes cannes, puis, au long des saisons, effeuillent les cannes, les étêtent, nettoient la terre, et quand vient l’été, avancent dans les plantations carré par carré et coupent, du matin jusqu’au soir, ne s’arrêtant que pour limer leurs faucilles, jusqu’à ce que saignent leurs mains et leurs jambes lacérées par le fil des feuilles, jusqu’à ce que le soleil leur donne la nausée et le vertige.
Presque sans m’en rendre compte, j’ai traversé la plantation jusqu’au sud, là où s’élève la cheminée d’une ancienne sucrerie ruinée. La mer n’est pas loin, mais on ne la voit pas, on ne l’entend pas. Seulement, dans le ciel bleu tournent par instants les oiseaux de mer, libres. C’est ici que les hommes travaillent à défricher de nouvelles terres. Sous le soleil, ils chargent les pierres noires sur les tombereaux, ils creusent la terre à coups de houe. Quand ils m’ont vu, ils se sont arrêtés de travailler, comme s’ils craignaient quelque chose. Alors, je suis venu près du tombereau et j’ai commencé moi aussi à déterrer les pierres et à les jeter avec les autres. Nous travaillons sans interruption, tandis que le soleil descend vers l’horizon, brûle nos visages. Quand un tombereau est rempli de pierres et de souches, un autre le remplace. Les murailles anciennes s’étendent loin, peut-être jusqu’au rivage de la mer. Je pense aux esclaves qui les ont construites, ceux que Laure appelle les « martyrs », qui sont morts dans ces champs, ceux qui se sont échappés vers les montagnes du sud, au Morne… Le soleil est tout près de l’horizon. Comme à Rodrigues, il me semble que sa brûlure aujourd’hui m’a purifié, m’a libéré.
Une femme en gunny est venue. C’est une vieille Indienne au visage desséché. Elle porte à boire aux travailleurs, du lait aigre qu’elle puise dans une marmite avec une écuelle de bois. Quand elle arrive près de moi, elle hésite, puis me tend l’écuelle. Le lait aigre rafraîchit ma gorge brûlée par la poussière.
Le dernier tombereau chargé de pierres s’éloigne. Au loin, le sifflement aigu de la chaudière annonce la fin du travail. Sans hâte, les hommes prennent leurs houes et s’en vont.
Quand j’arrive à la sucrerie, M. Pilling m’attend devant son bureau. Il regarde mon visage brûlé par le soleil, mes cheveux et mes hahits couverts de poussière. Comme je lui dis que je veux désormais travailler dans les champs, à la coupe, au défrichage, il m’interrompt sèchement :
« Vous êtes incapable de faire cela, et de toute façon, c’est impossible, jamais aucun Blanc ne travaille dans les champs. » Il ajoute, plus calmement : « Je considère que vous avez besoin de repos, et que vous venez de me donner votre démission. »
L’entretien est terminé. Je marche lentement sur la route de terre, déserte maintenant. Dans la lumière du soleil couchant, les champs de canne semblent aussi grands que la mer, et de loin en loin, les autres cheminées des sucreries sont pareilles à celles des paquebots.
C’est la rumeur de l’émeute qui m’attire à nouveau vers les terres chaudes, du côté de Yemen. Il paraît que les plantations brûlent, à Médine, à Walhalla, et que les hommes sans travail menacent les sucreries. C’est Laure qui m’annonce la nouvelle, sans hausser la voix pour ne pas inquiéter Mam. Je m’habille à la hâte. Malgré la pluie fine du matin, je sors vêtu de ma chemise militaire, sans veste, sans chapeau, pieds nus dans mes souliers. Quand j’arrive en haut du plateau, près des Trois Mamelles, le soleil brille sur l’étendue des champs. Je vois les colonnes de fumée qui montent des plantations, du côté de Yemen. Je compte quatre incendies, peut-être cinq.
Je commence à descendre la falaise, en coupant à travers les broussailles. Je pense à Ouma, qui est sans doute en bas. Je me souviens du jour où, avec Ferdinand, j’ai vu les Indiens enfourner le contremaître blanc dans le four à bagasse, et le silence de la foule quand il a disparu dans la bouche flamboyante du four.
Je suis à Yemen vers midi. Je suis trempé de sueur et couvert de poussière, le visage griffé par les broussailles. Les gens sont massés près de la sucrerie. Que se passe-t-il ? Les sirdars disent des choses contradictoires. Des nommes se sont enfuis vers Tamarin, après avoir mis le feu aux hangars. La police montée est à leur poursuite.
Où est Ouma ? Je m’approche des bâtiments de la raffinerie, entourés par la police qui m’interdit le passage. Dans la cour, gardés par des miliciens armés de fusils, des hommes et des femmes sont accroupis à l’ombre, les mains sur la nuque, en attendant qu’on décide de leur sort.
Alors je reprends ma course à travers la plantation, dans la direction de la mer. Si Ouma est ici, je suis sûr que c’est vers la mer qu’elle cherchera refuge. Non loin, au milieu des champs, une fumée lourde monte dans le ciel, et j’entends les cris des hommes qui luttent contre le feu. Quelque part, résonnent des coups de fusil, dans la profondeur des champs. Mais les cannes sont si hautes que je n’arrive pas à voir par-dessus les feuilles. Je cours à travers les cannes, sans savoir où je vais, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, écoutant les déflagrations des fusils. Tout à coup, je trébuche, je m’arrête, à bout de souffle. J’entends mon cœur vibrer dans mon corps, mes jambes tremblent. J’ai atteint les limites du domaine. Tout est silencieux, ici.
Je monte sur une pyramide de cailloux, je vois que les incendies sont déjà éteints. Seule une colonne de fumée claire monte dans le ciel, du côté de la sucrerie, indiquant que le four à bagasse s’est remis en marche.
Tout est fini, maintenant. Quand j’arrive sur la plage de sable noir, je reste immobile au milieu des troncs et des branches rejetés par la tempête. Je fais cela pour qu’Ouma me voit. La côte est déserte, sauvage comme la baie Anglaise. Je marche le long de la baie de Tamarin, dans la lumière du soleil couchant. Je suis sûr qu’Ouma m’a vu. Elle me suit sans faire de bruit, sans laisser de traces. Je ne dois pas chercher à la voir. C’est son jeu. Quand je lui ai parlé d’elle, une fois Laure m’a dit de sa voix moqueuse : « Yangue-catéra ! Elle t’a jeté un sort ! » Maintenant, je crois bien qu’elle a raison.
Il y a si longtemps que je n’étais venu ici. Il me semble que je marche sur mes traces, celles que j’ai laissées quand j’allais avec Denis voir le soleil glisser sous la mer.
A la nuit, je suis de l’autre côté de la rivière Tamarin. En face, je vois scintiller les lumières du village de pêcheurs. Les chauves-souris volent dans le ciel clair. La nuit est douce et calme. Pour la première fois depuis longtemps je me prépare à dormir à la belle étoile. Dans le sable noir des dunes, au pied des tamariniers, je fais mon lit, et je me couche, les mains sous la nuque. Je reste les yeux ouverts à regarder s’embellir le ciel. J’écoute le bruit doux de la rivière Tamarin qui se mêle à la mer.
Ensuite la lune apparaît. Elle avance au milieu du ciel, la mer brille sous elle. Alors je vois Ouma, assise non loin de moi dans le sable qui luit. Elle est assise comme elle fait toujours, les bras noués autour de ses jambes, son visage de profil. Mon cœur bat très fort, je tremble, de froid peut-être ? J’ai peur que ce ne soit qu’une illusion, qu’elle disparaisse. Le vent de la mer arrive sur nous, réveille le bruit de la mer. Alors Ouma s’approche de moi, elle me prend par la main. Comme autrefois, à l’Anse aux Anglais, elle enlève sa robe, elle marche vers la mer, sans m’attendre. Ensemble nous plongeons dans l’eau fraîche, nous nageons contre les vagues. Les longues lames qui viennent de l’autre bout du monde passent sur nous. Nous nageons longtemps dans la mer noire, sous la lune. Puis nous retournons au rivage. Ouma m’entraîne jusqu’à la rivière, où nous lavons le sel de notre corps et de nos cheveux, étendus sur les cailloux du lit. L’air du large nous fait frissonner, et nous parlons à voix basse, pour ne pas éveiller les chiens du voisinage. Comme autrefois, nous nous saupoudrons de sable noir, et nous attendons que le vent fasse glisser le sable en petits ruisseaux sur notre ventre, sur nos épaules. J’ai tant de choses à dire que je ne sais par où commencer. Ouma me parle elle aussi, elle raconte la mort qui est arrivée à Rodrigues, avec le typhus, la mort de sa mère sur le bateau qui emportait les réfugiés vers Port Louis. Elle me parle du camp de Ruisseau des Créoles, et des salines de la Rivière Noire, où elle a travaillé avec Sri. Comment a-t-elle su que j’étais à Yemen, par quel miracle ? « Ce n’est pas un miracle », dit Ouma. Sa voix est presque en colère tout à coup. « Chaque jour, chaque instant, je t’ai attendu, à Forest Side, ou j’allais à Port Louis, à Rempart Street. Quand tu es revenu de la guerre, j’avais tellement attendu que je pouvais attendre encore, et je t’ai suivi partout, jusqu’à Yemen. J’ai même travaillé dans les champs, jusqu’à ce que tu me voies. » Je ressens comme un vertige, et ma gorge se serre. Comment ai-je pu rester si longtemps sans comprendre ?
Maintenant, nous ne parlons plus. Nous restons allongés l’un contre l’autre, serrés très fort pour ne pas sentir le froid de la nuit. Nous écoutons la mer, et le vent dans les aiguilles des filaos, car rien d’autre n’existe au monde.
Le soleil se lève au-dessus des Trois Mamelles. Comme autrefois, du temps où j’errais avec Denis, je vois les volcans bleu-noir, contre le ciel plein de lumière. J’ai toujours aimé, je m’en souviens, le pic qui est le plus au sud, celui qui ressemble à un croc, qui est l’axe autour duquel tournent la lune et le soleil.
J’ai attendu devant le Barachois, assis dans le sable, regardant couler tranquillement la rivière. Les oiseaux de mer passent lentement au ras de l’eau, les gasses, les cormorans, les mouettes chamailleuses, à la rencontre des pirogues de pêche. Puis j’ai remonté la rivière Boucan jusqu’à Panon, en marchant lentement, avec précaution, comme sur une terre minée. Au loin, à travers les feuillages, je vois la cheminée de Yemen qui fume déjà, et je sens l’odeur suave du vesout. Un peu plus haut, je vois aussi, de l’autre côté de la rivière, la maison neuve de l’oncle Ludovic, très blanche.
J’ai mal au fond de moi, car je sais où je suis. Ici commençait notre jardin, et un peu plus haut, au bout de l’allée, j’aurais pu voir notre maison, son toit bleu brillant au soleil. J’avance au milieu des hautes herbes, griffé par les buissons d’épines. Il n’y a plus rien à voir. Tout a été détruit, brûlé, pillé depuis tant d’années. Ici, peut-être, commençait notre varangue ? Il me semble reconnaître un arbre, puis un autre. Mais au même instant j’en aperçois dix semblables, tamariniers, manguiers, filaos. Je bute contre des pierres inconnues, je trébuche dans des trous. Est-ce bien ici que nous vivions ? N’est-ce pas dans un autre monde ?
Je continue, avec fièvre, sentant le sang battre dans mes tempes. Je veux retrouver quelque chose, un morceau de notre terre. Quand j’ai parlé de cela à Mam, son regard a brillé, j’en suis sûr. Je tenais sa main serrée très fort dans la mienne, pour essayer de lui donner ma vie, ma force. Je lui parlais de tout cela comme si notre maison existait encore. Je lui ai parlé comme si rien ne devait finir, jamais, et que les années perdues allaient renaître, dans la touffeur du jardin au mois de décembre, quand nous écoutions, Laure et moi, sa voix chantante nous lire l’histoire sainte.
C’est sa voix que je veux entendre ici, maintenant, dans les broussailles sauvages, parmi ces tas de pierres noires qui étaient la fondation de notre maison. En remontant vers les collines, tout d’un coup j’aperçois le ravin, où nous avions passé tant d’heures perchés sur la maîtresse branche de l’arbre, regardant couler l’eau du ruisseau sans nom. J’ai peine à le reconnaître. Alors que partout les broussailles et les herbes folles ont envahi le terrain, ici tout est pelé, aride, comme après un incendie. Mon cœur bat très fort, parce qu’ici, c’était vraiment notre domaine, à Laure et à moi, notre cachette. Mais à présent, c’est simplement un ravin, une crevasse sombre et laide, sans vie. L’arbre, notre arbre, où est-il ? Il me semble le reconnaître, vieux tronc noirci aux branches brisées, au feuillage rare. Il est si laid, si petit que je ne comprends pas comment nous avons pu y grimper autrefois. Quand je me penche au-dessus du ravin, je vois la fameuse branche où nous nous allongions, et elle est pareille à un bras décharné tendu au-dessus du vide. En bas, au fond du ravin, l’eau coule au milieu des débris de branches, des morceaux de tôle, des vieilles planches. Le ravin a servi de dépotoir lors de la démolition de notre maison.
Je n’ai rien raconté de tout cela à Mam. Cela n’avait plus d’importance. Je lui ai parlé de tout ce qui était autrefois, qui était plus réel, plus vrai, que cette terre ruinée. Je lui ai parlé de ce qu’elle aimait le plus, le jardin plein d’hibiscus, les poinsettias, les arums, et ses orchidées blanches. Je lui ai parlé du grand bassin ovale, devant la varangue, où l’on entendait chanter les crapauds. Je lui ai parlé aussi de ce que j’aimais, que je n’oublierai jamais, sa voix quand elle nous lisait une poésie, ou quand elle récitait les prières de la nuit. L’allée où nous marchions gravement tous ensemble pour regarder les étoiles, en écoutant les explications de notre père.
Je suis resté là jusqu’à la nuit, errant à travers les broussailles, à la recherche de traces, d’indices, à la recherche d’odeur », de souvenirs. Mais c’est une terre brisée et sèche, les canaux d’irrigation sont bouchés depuis des années. Les arbres qui restent sont brûlés par le soleil. Il n’y a plus les manguiers, les néfliers, les jacquiers. Restent les tamariniers, grands et maigres, comme à Rodrigues, et les banians qui ne meurent jamais. Celui que je voudrais retrouver c’est l’arbre chalta, l’arbre du bien et du mal. Il me semble que si je parviens à le retrouver, quelque chose du temps passé serait sauvé. Dans ma mémoire, il est au bout du jardin, à la limite des friches, là où commençait le chemin qui allait vers les montagnes et les gorges de la Rivière Noire. Je traverse les broussailles, je monte à la hâte vers le haut du terrain, là où on aperçoit le mont Terre Rouge et le Brise-Fer. Alors là, tout d’un coup, je le vois devant moi, au milieu des broussailles, plus grand encore qu’autrefois, avec son feuillage sombre qui fait un lac d’ombre. Je m’approche de lui, et c’est son odeur que je reconnais, un parfum doux et inquiétant qui nous faisait tourner la tête quand nous grimpions dans ses branches. Il n’a pas cédé, il n’a pas été détruit. Tout le temps que j’ai été au loin, loin de l’abri de ses feuilles, loin de ses branches, cela n’a été pour lui qu’un instant. L’eau des cyclones est passée, les sécheresses, les incendies, et même les hommes qui ont démoli notre maison, qui ont piétiné les fleurs du jardin et qui ont laissé mourir l’eau du bassin et des canaux. Mais lui est resté l’arbre du bien et du mal qui sait tout, qui voit tout. J’ai cherché les marques que nous avions faites, Laure et moi, avec un couteau, pour inscrire nos noms et notre taille. J’ai cherché la blessure de la branche que le cyclone avait arrachée. Son ombre est profonde et douce, son odeur m’enivre. Le temps a cessé de courir. L’air vibre d’insectes, d’oiseaux, la terre au-dessus de lui est humide et vivante.
Ici le monde ne connaît pas la faim, ni le malheur. La guerre, cela n’existe pas. L’arbre chalta tient le monde au loin, par la force de ses branches. Notre maison a été détruite, notre père est mort, mais rien n’est désespérant puisque j’ai retrouvé l’arbre chalta. Sous lui je peux dormir. La nuit vient au-dehors, elle efface les montagnes. Tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai cherché, c’était pour venir ici, à l’entrée de Mananava.
Combien de temps est passé depuis que Mam est morte ? C’était hier, ou avant-hier, je ne sais plus. Durant des jours et des nuits nous l’avons veillée, à tour de rôle, moi le jour, Laure la nuit, pour qu’elle ait sans cesse une main à tenir dans ses doigts maigres. Chaque jour, je lui raconte la même histoire, celle du Boucan, où tout est éternellement jeune et beau, où brille le toit couleur d’azur. C’est un pays qui n’existe pas, il n’y a que pour nous trois qu’il existe. Et je crois qu’à force d’en parler, un peu de cette immortalité est en nous, nous unit contre la mort si proche.
Laure, elle, ne parle pas. Au contraire, elle est silencieuse, obstinée, mais c’est sa façon de lutter contre la destruction. Pour elle, j’ai rapporté un rameau de l’arbre chalta, et quand je le lui ai donné, j’ai vu qu’elle n’avait pas oublié. Ses yeux ont brillé de plaisir quand elle a pris la branche, qu’elle a posée sur sa table de chevet, ou plutôt qu’elle a jetée comme par inadvertance, car c’est ainsi qu’elle fait des objets qu’elle aime.
Il y a eu ce matin terrible, quand Laure est venue me réveiller, debout devant le lit de sangles où je dors dans la salle à manger vide. Je me souviens d’elle, ses cheveux emmêlés, cette lueur dure, violente, dans son regard.
« Mam est morte. »
C’est tout ce qu’elle a dit, et je l’ai suivie, encore engourdi de sommeil, dans la chambre sombre où brûle la veilleuse. J’ai regardé Mam, son visage maigre et régulier, sa belle chevelure répandue sur l’oreiller très blanc. Laure est allée s’allonger sur le lit de sangles à son tour, et elle s’est endormie tout de suite, les bras repliés sur son visage, Et moi je suis resté seul dans la chambre obscure avec Mam, hébété, sans comprendre, assis sur la chaise grinçante devant la veilleuse qui tremblote, prêt à chaque instant à recommencer mon histoire, à parler à mi-voix du grand jardin où nous marchions ensemble le soir, à la découverte des étoiles, à parler de ces allées jonchées de cosses de tamarin et de pétales d’hibiscus, écoutant le chant aigu des moustiques qui dansent autour de nos cheveux, et, quand on se retourne, le bonheur de voir dans la nuit bleue la grande fenêtre éclairée du bureau où mon père fume en regardant ses cartes marines.
Et ce matin, sous la pluie, dans le cimetière, près de Bigara, j’écoute la terre tomber sur le cercueil, et je regarde le visage très pâle de Laure, ses cheveux serrés dans le châle noir de Mam, les gouttes d’eau qui coulent sur ses joues comme des larmes.
Combien de temps, depuis que Mam n’est plus là ? Je ne peux pas y croire. Tout est fini, il n’y aura plus jamais sa voix parlant dans la pénombre de la varangue, plus jamais son parfum, son regard. Quand mon père est mort, il me semble que j’ai commencé à descendre en arrière, vers un oubli que je ne peux accepter, qui m’éloigne pour toujours de ce qui était ma force, ma jeunesse. Les trésors sont inaccessibles, impossibles. Ils sont l’« or du sot » que m’apportaient les Noirs chercheurs d’or à mon arrivée à Port Mathurin.
Nous nous retrouvons seuls, Laure et moi, dans cette vieille baraque vide et froide, aux volets clos. Dans la chambre de Mam, la veilleuse s’est noyée, et j’en ai allumé une autre sur la table de chevet, au milieu des fioles inutiles, près du lit aux draps livides.
« Rien ne serait arrivé si j’étais resté… Tout est de ma faute, je n’aurais pas dû la laisser. »
« Mais il fallait que tu partes ? » C’est une question que Laure se pose à elle-même.
Je la regarde avec inquiétude.
« Que vas-tu faire, maintenant ?
« Je ne sais pas. Rester ici, je suppose.
« Viens avec moi ! »
« Où cela ? »
« À Mananava. Nous pourrions vivre sur les pas géométriques. »
Elle me regarde avec ironie :
« Tous les trois, avec Yangue Catéra ? » C’est comme cela qu’elle appelle Ouma.
Mais ses yeux redeviennent froids. Son visage exprime la lassitude, l’éloignement.
« Tu sais bien que c’est impossible. »
« Mais pourquoi ? »
Elle ne répond pas. Son regard me traverse. Je comprends tout d’un coup que, au cours de ces années d’exil, je l’ai perdue. Elle a suivi un autre chemin, elle est devenue quelqu’un d’autre, nos vies ne peuvent plus coïncider. Sa vie est parmi les religieuses de la Visitation, là où errent les femmes sans argent, sans foyer. Sa vie est auprès des Indiennes hydropiques, des cancéreuses, qui mendient quelques roupies, un sourire, des paroles de consolation. Parmi les enfants fiévreux au gros ventre, pour qui elle fait cuire des marmites de riz, pour qui elle va arracher un peu d’argent auprès des « bourzois » de sa caste.
Un instant, sa voix a une intonation de sollicitude, comme autrefois quand je traversais pieds nus la chambre pour sortir dans la nuit.
« Que vas-tu faire, toi ? »
Je fanfaronne :
« Eh bien, je vais laver les ruisseaux, comme à Klondyke. Je suis sûr qu’il y a de l’or à Mananava. »
Oui, un instant encore, son regard brille d’amusement, nous sommes proches encore, nous sommes les « amoureux », comme disaient les gens autrefois quand ils nous voyaient ensemble.
Plus tard, je la regarde tandis qu’elle prépare sa petite valise pour aller vivre chez les religieuses de Lorette. Son visage est redevenu calme, indifférent. Seuls ses yeux brillent, d’une sorte de colère. Elle entoure ses beaux cheveux noirs du châle de Mam, et elle s’en va, sans se retourner, avec sa petite valise de carton et son grand parapluie, haute et droite, et désormais plus rien ne peut la retenir ni changer sa route.
Tout le jour, je suis resté à l’estuaire des rivières, devant le Barachois, à regarder la mer descendre, découvrant les plages de sable noir. Quand la marée est basse, de grands adolescents noirs viennent pêcher les hourites, et semblent des échassiers dans l’eau couleur de cuivre. Les plus hardis viennent me regarder. L’un d’eux, trompé par ma chemise de l’armée, croit que je suis un militaire anglais et m’adresse la parole dans cette langue. Pour ne pas le décevoir, je lui réponds en anglais, et nous bavardons un moment, lui debout, appuyé sur son long harpon, moi assis dans la sable, fumant une cigarette à l’ombre des veloutiers.
Puis il rejoint les autres jeunes gens, et j’entends leurs voix et leurs rires décroître de l’autre côté de la rivière Tamarin. Il ne reste plus que les pêcheurs debout dans leurs pirogues, qui glissent lentement sur l’eau qui reflète leur image.
J’attends que la première poussée de la marée envoie sa vague sur le sable. Le vent arrive, le bruit de la mer, comme autrefois, me fait frissonner. Alors, avec mon sac militaire sur l’épaule, je remonte la rivière vers le Boucan. Avant Yemen, j’oblique vers les fourrés, là où s’ouvrait notre chemin, cette grande allée de terre rouge qui allait droit entre les arbres jusqu’à notre maison si blanche au toit couleur d’azur. C’est sur cette allée que nous avons marché, je m’en souviens, il y a si longtemps, quand les huissiers et les hommes de loi de l’oncle Ludovic nous ont chassés. Maintenant, le chemin a disparu mangé par les herbes, et avec lui le monde qu’il rejoignait.
Comme la lumière est belle et cendrée, ici, pareille à celle qui m’enveloppait quand j’étais sous la varangue, et que je regardais le soir envahir le jardin ! Il n’y a qu’elle que je reconnaisse. J’avance au milieu des broussailles, et je ne cherche même pas à revoir l’arbre chalta, ni le ravin. Comme les oiseaux de mer, je ressens une hâte, l’inquiétude du jour qui s’achève. Maintenant, je marche vite vers le sud, guidé par le mont Terre Rouge. Soudain, devant moi, une flaque brille à la lumière du ciel : c’est le bassin aux Aigrettes, là où mon père avait installé sa génératrice. Entouré d’herbes et de roseaux, le bassin est aujourd’hui abandonné. Il ne reste rien des travaux de mon père. Les barrages, les structures de fer qui soutenaient la dynamo ont été emportés depuis longtemps, et la dynamo a été vendue pour rembourser les dettes. L’eau, la vase ont effacé le rêve de mon père. Des oiseaux s’enfuient en criant tandis que je contourne le bassin pour prendre le chemin des gorges.
Passé le Brise-Fer, je vois au-dessous de moi la vallée de la Rivière Noire, et au loin, entre les arbres, la mer qui scintille au soleil. Je suis là, devant Mananava, trempé de sueur, essoufflé, inquiet. Au moment d’entrer dans la gorge, je ressens une appréhension. Est-ce là que je dois vivre, maintenant, un naufragé ? Dans la lumière violente du soleil couchant, les ombres des montagnes, le Machabé, le Pied de Marmite, font paraître plus sombres les gorges. Au-dessus de Mananava, les falaises rouges font une muraille infranchissable. Au sud, vers la mer, je vois les fumées des sucreries et des villages, Case Noyale, Rivière Noire. Mananava est le bout du monde, d’où l’on peut voir sans être vu.
Je suis au cœur de la vallée, maintenant, dans l’ombre des grands arbres, la nuit a déjà commencé. Le vent souffle de la mer, et j’entends le bruit des feuilles, ces passages invisibles, ces galops, ces danses. Jamais je ne suis allé si loin au cœur de Mananava. Tandis que j’avance dans l’ombre sous le ciel encore très clair, la forêt s’ouvre devant moi, sans limites. Autour de moi, sont les ébènes aux troncs lisses, les térébinthes, les colophanes, les figuiers sauvages, les sycomores. Mes pieds s’enfoncent dans le tapis de feuilles, je sens l’odeur fade de la terre, l’humidité du ciel. Je remonte le lit d’un torrent. En passant je cueille des brèdes songe, des goyaves rouges, des pistaches marron. Je ressens l’ivresse de cette liberté. N’est-ce pas ici que je devais venir, depuis toujours ? N’est-ce pas ce lieu que désignaient les plans du Corsaire inconnu, cette vallée oubliée des hommes, orientée selon le tracé de la constellation d’Argo ? Comme naguère à l’Anse aux Anglais, tandis que je marche entre les arbres, j’entends battre mon cœur. Je ressens cette évidence : je ne suis pas seul à Mananava. Quelque part, non loin de moi, quelqu’un marche dans la forêt, suit un chemin qui va rejoindre le mien. Quelqu’un se glisse sans bruit entre les feuilles, et je sens son regard sur moi, un regard qui traverse tout et m’éclaire. Bientôt je suis devant la falaise que le soleil éclaire encore. Je suis au-dessus de la forêt, près de la source des rivières, et je peux regarder les feuillages qui ondulent jusqu’à la mer. Le ciel est éblouissant, le soleil glisse sous l’horizon. Je vais dormir ici, tourné vers l’ouest, au milieu des blocs de lave chauds de lumière. Ce sera ma maison, d’où je verrai toujours la mer.
Alors je vois Ouma venir vers moi, de sa marche légère, sortie de la forêt. Au même moment, je vois apparaître les deux oiseaux blancs. Très haut dans le ciel sans couleur, ils planent dans le vent, ils tournent autour de Mananava. Est-ce qu’ils m’ont vu ? Silencieux, l’un à côté de l’autre, presque sans bouger leurs ailes, pareils à deux comètes blanches, ils regardent le halo du soleil sur l’horizon. Grâce à eux le monde s’est arrêté, le cours des astres s’est suspendu. Seuls leurs corps sont en mouvement dans le vent…
Ouma est près de moi. Je sens l’odeur de son corps, la chaleur de son corps. Je dis, très bas : « Regarde ! Ce sont eux que je voyais autrefois, ce sont eux !… » Leur vol les porte vers le mont Machabé, tandis que le ciel change, devient gris. D’un seul coup ils disparaissent derrière les montagnes, ils plongent vers la Rivière Noire, et c’est la nuit.
Nous avons rêvé des jours de bonheur, à Mananava, sans rien savoir des hommes. Nous avons vécu une vie sauvage, occupés seulement des arbres, des baies, des herbes, de l’eau des sources qui jaillit de la falaise rouge. Nous péchons des écrevisses dans un bras de la Rivière Noire, et près de l’estuaire, les crevettes, les crabes, sous les pierres plates. Je me souviens des histoires que racontait le vieux capt’n Cook, du singe Zako qui péchait les crevettes avec sa queue.
Ici, tout est simple. À l’aube, nous nous glissons dans la forêt frissonnante de rosée, pour faire cueillette de goyaves rouges, de merises, de prunes malgaches, de cœurs-de-bœuf, ou pour ramasser les brèdes songe, les chouchous sauvages, les margozes. Nous habitons sur les lieux où ont vécu les marrons, au temps du grand Sacalavou, au temps de Senghor. « Là, regarde ! C’étaient leurs champs. Ils gardaient là leurs cochons, leurs cabris, leurs poules. Ils faisaient pousser les fèves, les lentilles, l’igname, le maïs. » Ouma me montre les murets écroulés, les tas de galets recouverts par la broussaille. Contre une falaise de lave, un buisson d’épine cache l’entrée d’une caverne. Ouma m’apporte des fleurs odorantes. Elle les met dans sa lourde chevelure, derrière ses oreilles. « Fleurs cassi. »
Elle n’a jamais été aussi belle, avec ses cheveux noirs qui encadrent son visage lisse, son corps svelte dans sa robe de gunny délavée et rapiécée.
Alors je ne pense guère à l’or, je n’en ai plus l’envie. Ma bâtée est restée au bord du ruisseau, près de la source, et je cours la forêt en suivant Ouma. Mes vêtements sont déchirés par les branches, mes cheveux et ma barbe ont poussé comme ceux de Robinson. Avec des brins de vacoa, Ouma a tressé pour moi un chapeau, et je crois que personne ne pourrait me reconnaître dans cet accoutrement.
Plusieurs fois, nous sommes descendus jusqu’à l’embouchure de la Rivière Noire, mais Ouma a peur du monde, à causé de la révolte des gunnies. Nous sommes quand même allés à l’aube jusqu’à l’estuaire de Tamarin, et nous avons marché sur le sable noir. Alors tout est encore dans la brume de l’aube, et le vent qui souffle est froid. À demi cachés au milieu des vacoas, nous avons regardé la mer mauvaise, pleine de vagues qui jettent de l’écume. Il n’y a rien de plus beau au monde.
Quelquefois, Ouma va pêcher dans les eaux du lagon, du côté de la Tourelle, ou bien près des salines, pour voir son frère. Le soir, elle me rapporte le poisson et nous le faisons griller dans notre cachette près des sources.
Chaque soir, quand le soleil descend vers la mer, nous guettons, immobiles dans les rochers, l’arrivée des pailles-en-queue. Dans le ciel de lumière ils viennent très haut, en glissant lentement comme des astres. Ils ont fait leur nid en haut des falaises, du côté du mont Machabé. Ils sont si beaux, si blancs, ils planent si longtemps dans le ciel, sur le vent de la mer, que nous ne sentons plus la faim, ni la fatigue, ni l’inquiétude du lendemain. Est-ce qu’ils ne sont pas éternels ? Ouma dit que ce sont les deux oiseaux qui chantent les louanges de Dieu. Nous les guettons chaque jour, au crépuscule, parce qu’ils nous rendent heureux.
Pourtant, quand vient la nuit, je sens quelque chose qui trouble. Le beau visage d’Ouma, couleur de cuivre sombre, a une expression vide, comme si rien n’était réel autour de nous. Plusieurs fois, elle dit, à voix basse : « Un jour, je partirai… » « Où iras-tu ? » Mais elle ne dit rien d’autre.
Les saisons sont passées, un hiver, un été. Il y a si longtemps que je n’ai vu d’autres hommes ! Je ne sais comment c’était, avant, à Forest Side, à Port Louis. Mananava est immense. La seule personne qui me rattache au monde extérieur, c’est Laure. Quand je parle d’elle, Ouma dit : « Je voudrais bien la connaître. » Mais elle ajoute : « C’est impossible. » Je parle d’elle, je me souviens quand elle allait mendier de l’argent chez les riches, à Curepipe, à Floréal, pour les pauvresses, pour les damnés de la canne. Je parle des chiffons qu’elle allait chercher dans les belles maisons, pour fabriquer des suaires pour les vieilles Indiennes qui vont mourir. Ouma dit : « Tu dois retourner avec elle. » Sa voix est claire, et cela me trouble et me fait mal.
Cette nuit est froide et pure, une nuit d’hiver semblable à celles de Rodrigues, quand nous étions allongés dans le sable de l’Anse aux Anglais et que nous regardions le ciel se peupler d’étoiles.
Tout est silencieux, arrêté, le temps sur terre est celui de l’univers. Allongé sur le tapis de vacoas, enroulé avec Ouma dans la couverture de l’armée, je regarde les étoiles : Orion, à l’ouest, et serré contre la voile du navire Argo, le Grand Chien où brille Sirius, le soleil de la nuit. J’aime parler des étoiles (et je ne m’en prive pas), je dis leurs noms à haute voix, comme lorsque je les récitais à mon père, marchant dans l’Allée des Etoiles :
« Arcturus, Denebola, Bellatrix, Bételgeuse, Acomar, Antarès, Shaula, Altaïr, Andromède, Fomalhaut… »
Tout à coup, au-dessus de nous, sur la voûte céleste, glisse une pluie d’étoiles. De tous côtés, les traits de lumière rayent la nuit, puis s’éteignent, certains très brefs, d’autres si longs qu’ils restent marqués sur nos rétines. Nous nous sommes relevés pour mieux voir, la tête renversée en arrière, éblouis. Je sens le corps d’Ouma qui tremble contre le mien. Je veux la réchauffer, mais elle me repousse. En touchant son visage, je comprends qu’elle pleure. Puis elle court vers la forêt, elle se cache sous les arbres, pour ne plus voir les traits de feu qui emplissent le ciel. Quand je la rejoins, elle parle d’une voix rauque, pleine de colère et de fatigue. Elle parle du malheur et de la guerre qui doivent revenir, encore une fois, de la mort de sa mère, des manafs que l’on chasse de partout, qui doivent repartir maintenant. J’essaie de la calmer, je veux lui dire : mais ce ne sont que des aérolithes ! Je n’ose pas lui dire cela, et d’ailleurs, est-ce que ce sont vraiment des aérolithes ?
À travers les feuillages, je vois les étoiles filantes glisser silencieusement dans le ciel glacé, entraînant avec elles d’autres astres, d’autres soleils. La guerre va revenir, peut-être, le ciel va de nouveau s’éclairer de la lueur des bombes et des incendies.
Nous restons longtemps serrés l’un contre l’autre sous les arbres, à l’abri des signes de la destinée. Puis le ciel redevient calme, et les étoiles recommencent à briller. Ouma ne veut pas retourner parmi les rochers. Je l’enveloppe dans la couverture et je m’endors assis à côté d’elle, semblable à un veilleur inutile.
Ouma est partie. Sous l’auvent de branches où ruisselle le serein, il n’y a que la natte de vacoas où la marque de son corps déjà s’efface. Je veux croire qu’elle va revenir, et pour ne pas y penser, je vais jusqu’au ruisseau pour laver le sable dans ma battée. Les moustiques dansent autour de moi. Les martins volent et s’appellent de leurs cris ironiques. Par moments, dans l’épaisseur de la forêt, je crois voir la silhouette de la jeune femme, bondissant entre les buissons. Mais ce ne sont que des singes qui fuient quand je m’approche.
Chaque jour je l’attends, près de la source où nous allions nous baigner et chercher les goyaves rouges. Je l’attends en jouant de la harpe d’herbe, car c’est comme cela que nous étions convenus de nous parler. Je me rappelle les après-midi où j’attendais Denis, et j’entendais le signal qui grinçait au milieu des hautes herbes, un drôle d’insecte qui répétait : vini, vini, vini…
Mais ici, personne ne répond. La nuit vient, recouvre la vallée. Seuls surnagent les montagnes qui m’entourent, le Brise-Fer, le mont Machabé, et au loin, devant la mer de métal, le Morne. Le vent souffle avec la marée. Je me souviens de ce que disait Cook, quand le vent résonnait dans les gorges. Il disait : « Ecoute ! C’est Sacalavou qui gémit, parce que les Blancs l’ont poussé du haut de la montagne ! C’est la voix du grand Sacalavou ! » J’écoute la plainte, en regardant la lumière qui s’efface. Derrière moi les roches rouges de la falaise sont encore brûlantes, et au-dessous, s’étend la vallée avec toutes ses fumées. Il me semble à chaque instant que je vais entendre le bruit des pas d’Ouma dans la forêt, que je vais sentir l’odeur de son corps.
Les soldats anglais ont encerclé le camp des réfugiés, à la Rivière Noire. Depuis plusieurs jours, les rouleaux de fil de fer barbelé ont entouré le camp pour empêcher quiconque d’entrer ou de sortir. Ceux qui sont dans le camp, Rodriguais, Comoriens, gens de Diego Suarez, d’Agalega, coolies de l’Inde ou du Pakistan attendent d’être examinés. Ceux dont les papiers ne sont pas en règle devront retourner chez eux, dans leurs îles. C’est un soldat anglais qui m’apprend la nouvelle, quand je veux entrer dans le camp, pour chercher Ouma. Derrière lui, dans la poussière, entre les baraquements, je vois des enfants qui jouent au soleil. C’est la misère qui fait brûler les champs de canne, qui fait brûler la colère, qui enivre.
J’attends longtemps devant le camp, dans l’espoir de voir Ouma. Le soir, je ne veux pas retourner à Mananava. C’est dans les ruines de notre ancien domaine, au Boucan, que j’ai dormi, à l’abri de l’arbre chalta du bien et du mal. J’ai écouté avant de m’endormir les chants des crapauds-dans le ravin, et j’ai senti le vent de la mer se lever avec la lune, et les vagues courir jusque dans les champs d’herbe.
A l’aube, les hommes sont venus, avec un sirdar, et je me suis caché sous mon arbre au cas où ils viendraient pour moi. Mais ce n’est pas moi qu’ils cherchent. Ils portent les macchabées, ces lourdes pinces de fonte qui servent à déterrer les souches et les grosses pierres. Ils ont aussi des pics, des pioches, des haches. Avec eux vient un groupe de femmes en gunny, leurs houes en équilibre sur leur tête. Deux cavaliers les accompagnent, deux Blancs, ceux-là, je les reconnais à leur façon de commander. L’un d’eux est mon cousin Ferdinand, l’autre un Anglais que je ne connais pas, un field manager probablement. De ma cachette sous l’arbre, je ne peux pas entendre ce qu’ils disent, mais c’est facile à comprendre. Ce sont les derniers arpents de notre terre qu’on va défricher pour la canne. Je regarde tout cela avec indifférence. Je me souviens du désespoir que nous ressentions, tous, quand nous avons été chassés, et que nous allions lentement dans la voiture chargée de meubles et de malles, dans la poussière du grand chemin rectiligne. Je me souviens de la colère qui vibrait dans la voix de Laure, quand elle répétait, et déjà Mam ne protestait plus : « Je voudrais qu’il soit mort ! », en parlant de l’oncle Ludovic. Maintenant, c’est comme si tout cela concernait une autre vie. Les deux cavaliers sont partis, et de ma cachette, j’entends, atténués par le feuillage des arbres, les coups de pic dans la terre, le grincement des macchabées sur les rochers, et aussi le chant des Noirs, lent et triste, tandis qu’ils travaillent.
Quand le soleil est au zénith, je sens la faim, et je vais vers la forêt, à la recherche de goyaves et de pistaches marron. J’ai le cœur serré en pensant à Ouma dans la prison du camp, où elle a choisi de rejoindre son frère. Du haut de la colline, je vois les fumées qui montent du camp de la Rivière Noire.
C’est vers le soir que j’ai vu la poussière sur la route, le long convoi de camions qui va vers Port Louis. J’arrive au bord de la route quand passent les derniers camions. Sous les bâches entrouvertes à cause de la chaleur, j’aperçois des visages sombres, fatigués, tachés de poussière. Je comprends qu’on les emmène, qu’on emmène Ouma, n’importe où, ailleurs, pour les embarquer dans les cales d’un bateau, vers leurs pays, pour qu’ils ne demandent plus de l’eau, du riz, du travail, pour qu’ils ne mettent plus le feu aux champs des Blancs. J’ai couru un moment sur la route, dans la poussière qui recouvre tout » puis je me suis arrêté, à bout de souffle, brûlé par un point de côté. Autour de moi, des gens, des enfants me regardent sans comprendre.
Longtemps j’erre le long du rivage. Au-dessus de moi, il y a la Tourelle avec sa roche coupée, pareille à une vigie devant la mer. En grimpant à travers les broussailles, jusqu’à l’Étoile, je suis à l’endroit même où, il y a trente ans, j’ai vu venir le grand ouragan qui a détruit notre maison. Derrière moi, il y a l’horizon d’où viennent les nuages, les fumées, les traînées chargées d’éclairs et d’eau. Il me semble que c’est maintenant que j’entends vraiment le sifflement du vent, le bruit de la catastrophe qui est en marche.
Comment suis-je arrivé jusqu’à Port Louis ? J’ai marché au soleil jusqu’à l’épuisement, sur les traces des camions militaires. Je mangeais ce que je trouvais sur le bord du chemin, des cannes tombées des charrettes, un peu de riz, un bol de kir dans une hutte d’Indienne. J’évitais les villages, de peur des moqueries des enfants, ou par crainte de la police qui recherche encore les incendiaires. J’ai bu l’eau des mares, j’ai dormi dans les broussailles au bord du chemin, ou caché dans les dunes de la pointe aux Sables. La nuit, comme si j’étais encore avec Ouma, je me suis baigné dans la mer, pour rafraîchir mon corps brûlant de fièvre. J’ai nagé dans les vagues, très lentement, et c’était pareil au sommeil. Puis j’ai saupoudré mon corps de sable et j’ai attendu qu’il glisse en ruisseaux dans le vent.
Quand je suis arrivé au port, j’ai vu le bateau où étaient déjà les gens de Rodrigues, des Comores, d’Agalega. C’est un grand navire neuf, qui appartient à Abdool Rassool, l’Union La Digue. Il est au loin sur l’eau de la rade, et personne ne peut s’en approcher. Les soldats anglais gardent les bâtiments des douanes et les entrepôts. J’ai passé toute la nuit sous les arbres de l’Intendance, à attendre, avec les clochards et les rnarins ivres. C’est la lumière grise du matin qui m’a réveillé, Il n’y avait plus personne sur les quais. Les soldats étaient retournés dans leurs camions au Fort George. Le soleil est monté lentement mais les quais sont restés vides, comme si c’était jour de congé. Puis l’Union La Digue a remonté ses ancres, et en fumant, il a commencé à glisser sur la mer calme, avec les oiseaux de mer qui volaient autour de ses mâts. Il est allé d’abord vers l’ouest, jusqu’à devenir un point minuscule, puis il a viré et il a glissé de l’autre côté de l’horizon, vers le nord.
C’est vers Mananava que je retourne encore, l’endroit le plus mystérieux du monde. Je m’en souviens, autrefois je croyais que c’était là que naissait le nuit, et qu’elle coulait ensuite le long des rivières jusqu’à la mer.
Je marche lentement dans la forêt mouillée, en suivant les ruisseaux. Partout, autour de moi, je sens la présence d’Ouma, dans l’ombre des ébènes, je sens l’odeur de son corps mêlé au parfum des feuilles, j’entends le frôlement de ses pas dans le vent.
Je reste près des sources. J’écoute le bruit de l’eau qui ruisselle sur les cailloux. Le vent fait étinceler le faîte des arbres. Par les trouées, je vois le ciel éblouissant, la lumière pure. Que puis-je attendre ici ? Mananava est un lieu de mort, et c’est pourquoi les hommes ne s’y aventurent jamais. C’est le domaine de Sacalavou et des Noirs marrons, qui ne sont plus que des fantômes.
A la hâte, je ramasse les quelques objets qui sont ma trace dans ce monde, ma couverture kaki, mon sac de soldat, et mes outils d’orpailleur, bâtée, tamis, flacon d’eau régale. Avec soin, comme Ouma me l’a enseigné, j’efface mes traces, la marque de mes feux, j’enterre mes déchets.
Le paysage brille du côté de l’ouest. Loin, de l’autre côté du mont Terre Rouge, je vois la tache sombre de l’Enfoncement du Boucan, où les terres sont défrichées et brûlées. Je pense au chemin qui traverse les chassés jusqu’en haut des Trois Mamelles, je pense à la route de terre qui va au milieu des cannes jusqu’à Quinze Cantons. Laure m’attend, peut-être, ou bien elle ne m’attend pas. Quand j’arriverai, elle continuera une phrase ironique et drôle, comme si c’était hier que nous nous étions quittés, comme si le temps n’existait pas pour elle.
J’arrive à l’estuaire de la Rivière Noire à la fin du jour. L’eau est noire et lisse, le vent ne souffle pas. À l’horizon, quelques pirogues glissent, leur voile triangulaire attachée à la barre du gouvernail, à la recherche d’un courant d’air. Les oiseaux de mer commencent à arriver du sud, du nord, ils se croisent au ras de l’eau en jetant des cris inquiets. J’ai sorti de mon sac les papiers du trésor qui me restent encore, les cartes, les croquis, les cahiers de notes que j’ai écrits ici et à Rodrigues, et je les ai brûlés sur la plage. La vague qui passe sur le sable emporte les cendres. Maintenant, je sais que c’est ainsi qu’a fait le Corsaire après avoir retiré son trésor des cachettes du ravin, à l’Anse aux Anglais. Il a tout détruit, tout jeté à la mer. Ainsi, un jour, après avoir vécu tant de tueries et tant de gloires, il est revenu sur ses pas et il a défait ce qu’il avait créé, pour être enfin libre.
Sur la plage noire, je marche, dans la direction de la Tourelle, et je n’ai plus rien.
Sur la colline de l’Étoile, avant la Tourelle, je me suis installé pour la nuit. À droite, il y a l’Enfoncement du Boucan, déjà dans l’ombre, et un peu plus loin la cheminée de Yemen qui fume. Est-ce que les hommes de peine ont fini de nettoyer la terre, là où était notre domaine ? Peut-être qu’ils ont abattu le grand arbre chalta à coups de hache, notre arbre du bien et du mal. Alors il ne doit plus rien rester de nous sur cette terre, il n’y a plus un seul point de repère.
Je pense à Mam. Il me semble qu’elle doit encore dormir quelque part, seule dans son grand lit de cuivre, sous le nuage de la moustiquaire. Avec elle je voudrais parler à voix basse de ces choses qui ne finissent pas, notre maison au toit d’azur, fragile, transparente comme un mirage, et le jardin plein d’oiseaux où vient la nuit, le ravin, et même l’arbre du bien et du mal qui est aux portes de Mananava.
Me voici de nouveau à l’endroit même où j’ai vu venir le grand ouragan, l’année de mes huit ans, lorsque nous avons été chassés de notre maison et jetés dans le monde, comme pour une seconde naissance. Sur la colline de l’Étoile, je sens grandir en moi le bruit de la mer. Je voudrais parler à Laure de Nada the Lily, que j’ai trouvée au lieu du trésor, et qui est retournée dans son île. Je voudrais lui parler de voyages, et voir briller ses yeux, comme lorsque nous apercevions du haut d’une pyramide l’étendue de la mer où on est libre.
J’irai sur le port pour choisir mon navire. Voici le mien : il est fin et léger, il est pareil à une frégate aux ailes immenses. Son nom est Argo. Il glisse lentement vers le large, sur la mer noire du crépuscule, entouré d’oiseaux. Et bientôt dans la nuit il vogue sous les étoiles, selon sa destinée dans le ciel. Je suis sur le pont, à la poupe, enveloppé de vent, j’écoute les coups des vagues contre l’étrave et les détonations du vent dans les voiles. Le timonier chante pour lui seul, son chant monotone et sans fin, j’entends les voix des marins qui jouent aux dés dans la cale. Nous sommes seuls sur la mer, les seuls êtres vivants. Alors Ouma est avec moi de nouveau, je sens la chaleur de son corps, son souffle, j’entends battre son cœur. Jusqu’où irons-nous ensemble ? Agalega, Aldabra, Juan de Nova ? Les îles sont innombrables. Peut-être que nous braverons l’interdit, et nous irons jusqu’à Saint Brandon, là où le capitaine Bradmer et son timonier ont trouvé leur refuge ? De l’autre côté du monde, dans un lieu où l’on ne craint plus les signes du ciel, ni la guerre des hommes.
Il fait nuit à présent, j’entends jusqu’au fond de moi le bruit vivant de la mer qui arrive.