CHAPITRE X

Il y aurait de curieuses recherches à faire pour découvrir, dans le passé, les causes d’inimitié qui présidèrent à ces dissensions dont se plaignait Pierre Huguenin parmi les différentes associations d’ouvriers. Mais ici règne une profonde obscurité. Les ouvriers, s’ils les connaissent, les cachent bien; et je crois fort qu’ils ne les connaissent guère mieux que nous. Que signifie, par exemple, entre les deux plus anciennes sociétés, celle de Salomon et celle de Maître Jacques, autrement dites des gavots et des dévorants, autrement dites encore le Devoir et le Devoir de liberté, cette interminable et sanglante question du meurtre d’Hiram dans les chantiers du temple de Jérusalem, question qu’au reste la plupart des compagnons prennent au sérieux et dans le sens le plus matériel? Chaque société renvoie à sa rivale cette terrible accusation; c’est à qui s’en lavera les mains; on se les couvre de gants dans les solennités de l’ordre, pour témoigner qu’on est pur de ce crime: on se provoque, on s’assomme, on s’étrangle pour venger la mémoire d’Hiram, le conducteur des travaux du temple, égorgé et caché sous les décombres par une moitié jalouse et cruelle de ses travailleurs.


Quelques ouvriers lettrés et érudits ont cherché philosophiquement à lever le voile de ce mystère. Les uns attribuent la création de leur ordre aux ruines de l’ordre du Temple, et selon eux le fameux Maître Jacques, charpentier en chef de Salomon, ne serait autre que le grand-maître Jacques de Molay, martyr immolé par un roi cupide et cruel du nom de Philippe. Selon d’autres il faudrait remonter plus haut, et chercher la source de l’inextinguible aversion, dans le ressentiment des races dépossédées et persécutées du midi de la France, des Albigeois, ou habitants riverains des gaves [3] (de là gavots) contre les bourreaux du nord et les inquisiteurs de Dominique.


Il y a deux sociétés de fondation immémoriale; nous venons de les nommer [4]. De ces deux sociétés, ou de l’une des deux, est issue une troisième société, ennemie des deux autres: celle de l’Union ou des Indépendants, dits les Révoltés. Elle fut créée en 1830 à Bordeaux, par des aspirants qui se révoltèrent contre leurs compagnons. À Lyon, à Marseille, à Nantes, de nombreux insurgés du même ordre se joignirent à eux et constituèrent l’Union. Une quatrième société est celle du Père Soubise, qui se dit aussi Dévorante. Ainsi quatre sociétés principales ou Devoirs, qui se composent chacune de plusieurs corps de métiers, et auxquelles se rattachent de nombreuses adjonctions d’institution plus ou moins récente, les unes acceptées cordialement, les autres repoussées avec acharnement par les sociétés auxquelles elles veulent s’unir de gré ou de force.


Enfin tous ces camps divers et dissidents sont réunis dans une même appellation, les Compagnons du tour de France.


Chaque société a ses villes de Devoir, où les compagnons peuvent stationner, s’instruire et travailler, en participant à l’aide, aux secours et à la protection d’un corps de compagnons qu’on appelle par application générique société, et dont les membres se fixent ou se renouvellent suivant leurs intérêts ou leurs besoins. Quand ils sont trop nombreux pour subsister, quelques-uns parmi les premiers arrivés doivent faire place aux derniers arrivants.


Certaines villes peuvent être occupées par des Devoirs différents; certaines autres sont la propriété exclusive d’un seul Devoir, soit par antique coutume, soit par transaction, comme il est arrivé pour le marché de cent ans de la ville de Lyon.


Certaines bases sont communes à tous les Devoirs et à tous les corps qui les composent: et à voir la chose en grand, ces bases principales sont nobles et généreuses. L’embauchage, c’est-à-dire l’admission de l’ouvrier au travail; le levage d’acquit, c’est-à-dire la garantie de son honneur; les rapports du compagnon avec le maître; la conduite, c’est-à-dire les adieux fraternels érigés en cérémonies; les soins et secours accordés aux malades, les honneurs rendus aux morts, la célébration des fêtes patronales, et beaucoup d’autres coutumes, sont à peu près les mêmes dans tout le compagnonnage. Ce qui diffère, ce sont les formes extérieures, les formules, les titres, les insignes, les couleurs, les chansons, etc.


Ce qui conserve dans les provinces l’importance du compagnonnage, c’est l’instruction, l’ardeur belliqueuse, l’esprit d’association et l’habitude d’organisation régulière infusée à une masse de jeunes gens qu’y jettent un caractère entreprenant, l’amour du progrès, le besoin d’échapper à l’isolement, à l’ignorance et à la misère. Les uns y sont poussés par le despotisme grossier de la famille qui les opprimait et les exploitait; les autres, par l’absence de famille et de premier capital. Une position perdue, un amour contrarié, un sentiment d’orgueil légitime, et par-dessus tout le besoin de voir, de respirer et de vivre, y poussent chaque année l’élite d’une ardente jeunesse. Le tour de France, c’est la phase poétique, c’est le pèlerinage aventureux, la chevalerie errante de l’artisan. Celui qui ne possède ni maison ni patrimoine s’en va sur les chemins chercher une patrie, sous l’égide d’une famille adoptive qui ne l’abandonne ni durant la vie ni après la mort. Celui même qui aspire à une position honorable et sûre dans son pays veut, tout au moins, dépenser la vigueur de ses belles années, et connaître les enivrements de la vie active. Il faudra qu’il revienne au bercail, et qu’il accepte la condition laborieuse et sédentaire de ses proches. Peut-être, dans le cours de cette future existence, ne retrouvera-t-il plus une année, une saison, une semaine de liberté. Eh bien! il faut qu’il en finisse avec cette vague inquiétude qui le sollicite; il faut qu’il voyage. Il reprendra plus tard la lime ou le marteau de ses pères; mais il aura des souvenirs et des impressions, il aura vu le monde, il pourra dire à ses amis et à ses enfants combien la patrie est belle et grande: il aura fait son tour de France.


Je crois que cette digression était nécessaire à l’intelligence de mon récit. Maintenant, beaux lecteurs, et vous, bons compagnons, permettez-moi de courir après mes héros, qui ne se sont pas arrêtés ainsi que moi sur la chaussée de la Loire.

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