CHAPITRE XIII

La séance terminée, les Gavots se mirent à table. Le concours était voté, et le Corinthien était du nombre des concurrents élus. Cette nouvelle lui causa une émotion où la joie eut plus de part que le regret, il faut bien l’avouer. Quoique sincère dans son dévouement pour Pierre Huguenin, et dans ses vertueuses résolutions à l’égard de la Savinienne, son jeune cœur tressaillait, malgré lui, à l’idée de passer plusieurs mois auprès de celle qu’il aimait, et d’être absous, par la volonté du destin, de ce qui eut été un tort en d’autres circonstances. Il faut bien dire aussi que le Corinthien n’était pas sans avoir ressenti plus d’une fois déjà les chatouillements de l’ambition. Il avait trop de talent pour n’être pas un peu sensible à la gloire; et si, dans un mouvement d’enthousiasme généreux, il revenait aux idées évangéliques dont l’avait nourri la pieuse Savinienne, bientôt après les séductions de l’art et de la renommée reprenaient leur empire naturel sur cette âme d’artiste et d’enfant, candide, ardente, et mobile comme les nuages légers d’un beau ciel au matin.


Il s’efforça de recevoir la nouvelle de son élection avec une résignation dédaigneuse. Mais, en dépit de lui-même, la gaieté communicative de ses compagnons ranimait peu à peu les roses de son teint, et l’aspect de la Savinienne remplissait son cœur d’un espoir plein d’agitations et de combats. Sa voix ne se mêla pas aux propos enjoués de la table; mais il y avait dans sa gravité une expression de joie sérieuse et profonde, qui n’échappa point à Pierre. De temps en temps le regard de l’aimable Corinthien semblait demander grâce à son austère ami; puis ses yeux se reportaient invinciblement vers la Savinienne, et un nuage de volupté passionnée les troublait aussitôt. – Prends garde à toi, mon enfant! lui dit Pierre, tandis que le bruit des convives couvrait leurs voix. N’oublie pas que tout à l’heure tu voulais partir pour fuir le danger. Maintenant qu’il faut l’affronter, ne soit pas téméraire.


– Ne vois-tu pas que ma main tremble en soutenant mon verre? répondit le Corinthien. Va, je suis plus à plaindre qu’à blâmer. Je sens le sort plus puissant que moi, et je prie Dieu qu’il me donne un peu de ta force pour me soutenir.


Vers la fin du souper, on parla de la pièce du concours. C’était un modèle de chaire à prêcher, qui devait réunir toutes les qualités de la science et toutes les beautés de l’art. Pierre se soumettant à la décision adoptée, donna son avis sans morgue et sans affectation. Toute dissension était oubliée entre lui et ses compagnons. Les ambitieux qu’il avait froissés, n’ayant plus rien à craindre de son opposition, ne rougissaient pas de l’écouter; car il raisonnait sur son art avec une incontestable supériorité. Déjà les Gavots se livraient à des rêves flatteurs; on se croyait assuré de la victoire, et la belle chaire s’élevait comme un monument gigantesque dans les imaginations excitées par les fumées de la gloire, lorsque des coups violents ébranlèrent la porte de l’auberge. – Qui donc peut s’annoncer aussi brutalement? dit le Dignitaire en se levant. Ce ne peut être un de nos frères.


– Ouvrons toujours, répondirent les compagnons, nous verrons bien si l’on entrera chez nous sans saluer.


– N’ouvrez pas, s’écria la servante, qui avait regardé par la fenêtre de l’étage supérieur; ce ne sont pas des amis. Ils sont armés. Ils viennent avec de mauvaises intentions.


– Ce sont les charpentiers du père Soubise, dit un compagnon qui avait été regarder par la serrure; ouvrons! c’est une députation qui vient parlementer.


– Non, non! dit la petite Manette, tout effrayée; il y a de grands vilains hommes avec des moustaches; ce sont des voleurs. Et elle courut se réfugier dans les bras de sa mère, qui pâlit et se pressa instinctivement derrière la chaise du Corinthien.


– Eh bien! ouvrons toujours, s’écrièrent les compagnons; si ce sont des ennemis, ils trouveront à qui parler.


– Un instant, dit le Dignitaire; courons prendre nos cannes pour les recevoir; on ne sait ce qui peut arriver.


Les coups cessèrent d’ébranler la porte; mais des voix menaçantes s’élevèrent du dehors. Elles chantaient un verset de la sauvage chanson du seizième siècle:


Tous ces Gavots infâmes

Iront dans les enfers

Brûler dedans les flammes

Comme des Lucifers.


Les compagnons s’étaient levés en tumulte. Quelques-uns voulaient défendre la porte, qu’on cherchait de nouveau à enfoncer, tandis que d’autres rassembleraient les armes. Mais avant qu’on eût eu le temps de se reconnaître, une fenêtre fut brisée, la porte vola en éclats, et les charpentiers se précipitèrent dans la salle avec des cris affreux. Il y eut alors une scène de fureur et de confusion impossible à retracer. Chacun s’armait de ce qui lui tombait sous la main. Aux terribles cannes ferrées des Dévorants et aux sabres des soldats de la garnison, dont plusieurs s’étaient laissés attirer dans les rangs des Drilles à la suite d’une orgie, les Gavots opposèrent des tronçons de bouteilles dont ils frappaient les assaillants au visage, des tables sous lesquelles ils les renversaient, des broches dont ils se servaient comme de lances, et dont l’un des plus vigoureux colla son adversaire à la muraille. Leur défense était légitime; elle fut opiniâtre et meurtrière. Pierre Huguenin s’était d’abord jeté entre les combattants, espérant faire entendre sa voix et empêcher le carnage. Mais il fut repoussé violemment, et dut bientôt songer à défendre sa vie et celle de ses frères. La Savinienne s’élança sur l’escalier de sa chambre, et le gravit avec la force et la rapidité d’une panthère, emportant ses deux enfants dans ses bras. Elle les poussa dans le grenier, leur montrant avec énergie un dégagement par lequel ils pouvaient fuir vers la grange et se mettre en sûreté. Puis elle revint, et, pleine d’indignation, de courage et de désespoir, elle redescendit l’escalier et se jeta dans la mêlée, croyant que la vue d’une femme désarmerait la fureur des assaillants. Mais ils ne voyaient plus rien et frappaient au hasard. Elle reçut un coup qui, sans doute, ne lui était pas destiné, et tomba ensanglantée dans les bras du Corinthien. Jusque-là, ce jeune homme, consterné, s’était battu mollement. C’était la première fois qu’il prenait part à ces horribles drames, et il en ressentait un tel dégoût qu’il semblait chercher à se faire tuer plutôt qu’à se défendre. Quand il vit la Savinienne blessée, il devint furieux. L’insensé qui avait répandu quelques gouttes du précieux sang de la Mère le paya de tout le sien. Il tomba la figure fendue et la tête fracassée, pour ne jamais se relever.


Ce terrible acte expiatoire tourna contre le Corinthien tous les efforts des Dévorants. Jusque-là ils semblait qu’on plaignît ou qu’on méprisât sa jeunesse et qu’on eût voulu l’épargner; mais quand on le vit se dresser, les yeux ardents et les bras ensanglantés, entre la Mère évanouie et le cadavre étendu à ses pieds, il y eut un hourra général, et vingt bras furent levés pour l’anéantir. Pierre n’eut que le temps de se mettre devant lui et de lui faire un rempart de son corps. Il reçut plusieurs blessures, et tous deux allaient certainement périr accablés sous le nombre, lorsque la garde, attirée par le bruit, pénétra dans la maison, et à grand-peine sépara les combattants. Pierre, malgré le sang qu’il perdait, conserva toute sa force et toute sa présence d’esprit. Il emporta la Savinienne dans sa chambre; et, l’ayant déposée sur son lit, il força le Corinthien, qui l’avait suivi, à se réfugier dans la grange pour se soustraire aux arrestations auxquelles on était en train de procéder. Il le cacha dans la paille, ramena les enfants transis d’effroi auprès de leur mère, et redescendit dans la salle avec assez de prestesse pour faire évader encore quelques compagnons de son Devoir. Les plus acharnés au combat avaient été saisis; on les emmenait en prison. D’autres s’étaient dispersés à temps, laissant leurs ennemis aux prises avec la garde. Pierre avait d’abord l’intention de se livrer de lui-même à la force publique, afin de rendre hautement témoignage de son innocence et de celle de ses amis. Mais quand il vit la maison pleine de soldats, de morts et de blessés, il songea à l’abandon où se trouverait la Savinienne dans cette crise déplorable, et il se tint à l’écart jusqu’à ce que la garde se fût retirée emportant les morts et emmenant les prisonniers des deux partis, les uns à l’hôpital, les autres à la prison. Il ordonna alors à la servante de laver au plus vite le sang dont la maison était inondée, et il courut chercher un médecin pour la Savinienne; mais ses courses furent inutiles. Il y avait assez de blessés à secourir et à transporter pour occuper tous les gens de l’art qu’on avait pu trouver. Il revint fort alarmé; mais il retrouva la Savinienne debout comme la femme forte de la Bible. Elle avait lavé et pansé elle-même sa blessure, qui n’était pas grave heureusement, et qui ne laissa qu’une légère cicatrice à son front large et pur. Elle avait rassuré et couché ses enfants, et elle aidait sa servante à rétablir dans la maison l’ordre, cette fin sérieuse et sacrée vers laquelle tendent sans relâche et sans distraction tous les soins et toutes les forces de la femme du peuple. Son cœur était cependant tourmenté par de cruelles tortures; elle ignorait ce que le Corinthien était devenu et lesquels de ses amis avaient péri. Elle songeait aux châtiments sans pitié que la loi allait faire peser peut-être sur les innocents comme sur les coupables; et, en proie à ces angoisses, pâle comme la mort, le cœur serré, la main tremblante, elle travaillait, au milieu de la nuit, à rassembler les débris épars de ses pénates violés, de ses foyers dévastés, sans verser une larme, sans proférer une plainte.


Quand elle vit rentrer Pierre Huguenin, elle n’eut pas le courage de l’interroger; mais elle lui sourit avec une sublime expression de joie qui semblait accepter les plus grands malheurs, en échange du salut d’un ami tel que lui. Il la prit par la main, et courut avec elle à la grange où il avait caché et enfermé le Corinthien. Durant cette retraite forcée, le désolé jeune homme, en proie à mille anxiétés, avait d’abord tenté de rentrer à tout risque dans la maison, pour savoir le sort de ses compagnons et surtout celui de la Mère. Mais l’émotion et la fatigue lui avaient ôté la force d’enfoncer les portes que Pierre, redoutant son imprudence, avait barricadées sur lui. Il était si accablé qu’il faillit s’évanouir en revoyant sa maîtresse et son ami hors de danger. On visita et on pansa ses blessures, qui étaient assez graves. On lui fit, avec des matelas et des couvertures, un lit improvisé dans une chambre qu’on improvisa de même, en superposant des bottes de paille dans la charpente de la grange. Il était urgent de le tenir caché; car il était un des plus compromis dans l’affaire, et Pierre ni la Savinienne n’étaient d’avis de s’en remettre à l’intégrité de la justice pour distinguer les provoqués des agresseurs.


Quand Pierre eut songé à tout et épuisé le reste de ses forces, il en resta encore à la Savinienne pour le soigner. Lui aussi était blessé et affaibli, et surtout brisé dans le fond de son âme. Que ne devait pas souffrir, en effet, cette organisation toujours portée vers l’idéal, et rejetée sans cesse dans la plus brutale réalité! Quand il fut seul, il se sentit désespéré; et, se souvenant des coups qu’il avait été forcé de porter, voyant se dresser devant lui tous les spectres de l’insomnie et de la fièvre, il désira mourir, et tordit ses mains dans l’excès d’une horrible douleur. Le sommeil vint enfin à son secours, et il resta plongé dans un accablement presque léthargique depuis le jour naissant jusqu’à la nuit.


La Savinienne se reposa à peine deux ou trois heures. Elle partagea sa sollicitude, tout le reste du jour, entre sa fille, que la peur avait rendue malade aussi, le Corinthien et l’Ami-du-trait.


Le Dignitaire et ceux des compagnons qui avaient su s’échapper à temps de la scène du combat, vinrent la voir et la rassurer. Plusieurs des blessés étaient hors de danger; on lui cacha, tant qu’on put, l’agonie et la mort de quelques autres. Mais on craignait l’effet des poursuites judiciaires. On avait déjà fait sauver un compagnon qui, comme Amaury, avait donné la mort à un de ses ennemis, et on conseilla à Pierre de fuir aussi avec le Corinthien. Dès que ce dernier put marcher, c’est-à-dire la nuit suivante, Pierre le conduisit à la cabane du Vaudois, en attendant qu’il put prendre la diligence et se rendre à Villepreux. Le bon charpentier le cacha dans sa soupente, et lui prodigua tous les soins de l’amitié. Il était devenu médecin lui-même, à ce qu’il prétendait, à force d’avoir eu affaire à des médecins. Il se mit en demeure de le médicamenter; et Pierre, tranquillisé sur son compte, retourna à Blois, décidé à ne point abandonner ses frères captifs tant que ses démarches et son témoignage pourraient servir à leur justification et à leur délivrance.

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