CHAPITRE XXV

Le 3 novembre de cette même année 1823, c’est-à-dire environ deux mois après l’aventure du Corinthien et de la marquise, on célébra la fête du comte de Villepreux. Plusieurs personnes des environs furent invitées à dîner. Beaucoup d’autres vinrent rendre hommage au patriarche du libéralisme de Loir-et-Cher. Le comte n’était pas très flatté de ces ovations domestiques. Heureusement il avait un auxiliaire puissant dans la personne de Joséphine. L’amante du Corinthien avait fait ce jour-là une toilette ravissante et elle était d’une beauté à faire tourner la tête à tous les partis. Le comte la mit en relief en la priant de chanter quelque chanson du pays, suivant le vieil usage campagnard et à la manière des pastourelles de la lande. Joséphine, élevée aux champs, ayant une jolie voix et des instincts particuliers de mimique, chantait ces ballades naïves d’une manière très piquante et avec beaucoup de gentillesse. Elle se fit bien prier, mais enfin elle céda. Dès ce moment on ne s’occupa plus que de la séduisante marquise. Les jeunes royalistes, que l’on avait eu soin de placer autour d’elle, se disputèrent ses réponses, ses regards, ses sourires, et jusqu’aux fruits et bonbons que sa main avait touchés. Quand on passa au salon, il s’y trouva un violon; Raoul savait jouer des contredanses. Le comte pria sa fille de se mettre au piano, et en un instant le bal fut organisé. Pierre Huguenin avait été prié de venir prêter son aide, et on avait été chercher, pour faire nombre (car il y avait peu de dames), la fille de l’adjoint et celles des fermiers qui avaient d’assez belles toilettes pour des dames de village.


En montant des meubles dans le cabinet de la tourelle, Pierre, conduit par Yseult, ne put se défendre d’une émotion que celle-ci aperçut et partagea.


– Cette pièce vous rappelle, ainsi qu’à moi, lui dit-elle avec candeur, un souvenir pénible; je voudrais l’effacer. Ne vous souvenez-vous pas d’une certaine gravure que vous aviez acceptée et que vous avez méprisée ensuite? Elle est toujours là; et tant qu’elle y sera je croirai que nous ne sommes pas bien réconciliés.


– Donnez-la-moi bien vite, répondit Pierre. Il y a longtemps que je me reproche de ne pas oser la réclamer!


– Tenez, la voici, dit Yseult; et en même temps voici un jouet d’enfant que vous allez recevoir de moi comme un souvenir d’amitié et un gage d’union politique.


– Qu’est-ce donc que cela? dit Pierre en examinant un superbe poignard admirablement ciselé qu’elle lui présentait; à quoi cela pourrait-il me servir? Ce n’est pas un instrument de menuiserie, que je sache.


– C’est une arme de guerre civile, répondit-elle.


– Savez-vous, dit Pierre en retournant le poignard dans sa main et en l’examinant avec une sorte de tristesse, qu’il y a chez nous autres une superstition à propos de ces choses-là? Le don d’un instrument à lame tranchante coupe l’amitié, suivant les uns, et porte malheur, suivant les autres, à celui qui l’a reçu ou à celui qui l’a donné.


– Je ne crois pas à cela, quoique ce soit une idée poétique.


– Ni moi non plus, et pourtant… Mais qu’est-ce que ce chiffre gravé à jour sur la lame?


– C’est le vôtre à présent. Autrefois ce fut celui d’un de mes ancêtres auquel ce poignard appartint. Il se nommait Pierre de Villepreux; n’est-ce pas ainsi que vous vous nommez aussi quand vous réunissez votre nom de baptême à votre nom de compagnon?


– Il est vrai, dit Pierre en souriant; avec cette différence que vos ancêtres donnèrent leur nom au village, et que le village me l’a cédé.


– Vos ancêtres étaient serfs, et les miens soldats; c’est-à-dire que vous sortez des opprimés, et moi des oppresseurs. J’envie beaucoup votre noblesse, maître Pierre.


– Ce poignard est trop beau pour moi, dit-il en le replaçant sur la table; on me demanderait par moquerie où je l’ai volé; et puis vraiment, je suis peuple, je porte le joug de la superstition. Je ne peux me défendre d’une idée sombre devant cette arme tranchante. Décidément, je n’en veux pas. Donnez-moi quelque autre chose.


– Choisissez, dit Yseult en lui ouvrant toutes ses armoires.


– Mon choix sera bientôt fait, dit Pierre. Il y a, dans un volume de votre Bossuet, une petite croix de papier découpé, avec des ornements grecs du Bas-Empire qui sont d’un goût charmant.


– Eh! mon Dieu, êtes-vous donc sorcier? Comment savez-vous cela? Je ne le sais pas moi-même. Il y a deux ans que je n’ai pas ouvert mon Bossuet.


Pierre prit le volume, l’ouvrit, et lui montra la petite croix, dont il avait eu bien envie autrefois, et qu’il avait respectée.


– Comment savez-vous que c’est moi qui l’ai faite? dit-elle.


– Votre chiffre est découpé à jour en lettres gothiques dans un des ornements.


– C’est la vérité. Eh bien, prenez-la donc. Mais qu’en ferez-vous?


– Je la cacherai, et je la regarderai en secret.


– Voilà tout?


– C’est bien assez.


– Vous attachez à cela quelque idée philosophique; vous préférez cet emblème de miséricorde à l’emblème de vengeance que je vous avais destiné.


– C’est possible; mais je préfère surtout ce morceau de papier découpé par vous sous l’influence d’une idée calme et religieuse, à ce riche poignard qui a servi peut-être d’instrument à la haine.


– Maintenant, me direz-vous, maître Pierre, comment vous connaissez si bien mon cabinet et mes livres, et jusqu’aux petites marques qui s’y trouvent? À moins que vous n’ayez le don de seconde vue, tout me porte à croire que vous avez lu ici.


– J’ai lu tout ce qui est ici, répondit Pierre; et il fit sa confession, sans omettre les soins recherchés qu’il avait pris pour ne rien gâter dans le cabinet et pour ne pas ternir même les marges des livres. Ces scrupules firent sourire Yseult. Elle fit plusieurs questions sur l’effet que ces lectures avaient produit en lui, lui demanda dans quel ordre il les avait faites, et quelles impressions il en avait reçues. En écoutant ses réponses, elle s’expliqua beaucoup de choses qu’elle n’avait pas comprises en lui auparavant, et fut frappée de la droiture de jugement avec laquelle, sans autre lumière que celle d’une conscience rigide et d’un cœur plein de charité, il réfutait l’erreur et confondait l’orgueil des savants de ce monde, n’admirant chez les poètes et les philosophes que ce qui est vraiment grand et éternellement beau, ne croyant de l’histoire que ce qui est d’accord avec la logique divine et la dignité humaine, s’élevant enfin, par sa grandeur innée, au-dessus de toutes les grandeurs décernées par le jugement des hommes. Elle fut entièrement subjuguée, attendrie, saisie de respect, remplie de foi, et en même temps d’une sorte de honte, comme il arrive lorsqu’on découvre qu’on a protégé ingénument un être supérieur à toute protection. Assise sur le bord d’une table, les yeux baissés, l’âme pénétrée de ce sentiment que les chrétiens ont défini componction, elle garda le silence longtemps après qu’il eut parlé.


– Je vous ai fatiguée, ennuyée peut-être, lui dit Pierre intimidé par cette apparence de froideur; vous m’avez laissé parler, et je me suis oublié… Je dois vous sembler plus présomptueux dans mes idées que ce bon M. Lefort…


– Pierre, répondit Yseult, je me demande depuis un quart d’heure si je suis digne de votre amitié.


– Vous raillez-vous de moi? s’écria Pierre avec simplicité; non, ce n’est pas là l’idée qui vous absorbe, c’est impossible.


Yseult se leva. Elle était plus pâle qu’elle ne l’avait jamais été, ses yeux brillaient d’un feu mystique. La lueur de la lampe à chapiteau vert qui éclairait la tourelle répandait sur son visage un ton vague et flottant qui lui donnait l’apparence d’un spectre. Elle semblait agir et parler dans la fièvre, et pourtant son attitude était calme et sa voix ferme. Pierre se souvint de la sibylle qu’il avait vue en rêve, et il eut une sorte de frayeur.


– L’idée qui m’absorbe? lui dit-elle en le regardant avec une fixité qui annonçait une volonté inébranlable; si je vous la disais aujourd’hui, vous n’y croiriez pas. Mais je vous la dirai quelque jour et vous y croirez. En attendant, priez Dieu pour moi, car il y a dans ma destinée quelque chose de grand, et je ne suis qu’une pauvre fille pour l’accomplir.


Elle se hâta de ranger son cabinet avec beaucoup d’exactitude, quoiqu’elle eût l’air d’être ravie par la pensée dans un autre monde. Puis elle sortit, et traversa l’atelier sans dire un mot à Pierre, qui la suivait en lui portant son bougeoir. Quand elle fut au seuil de la porte qui donnait dans le parc, elle lui répéta encore: «Priez pour moi»; et, reprenant sa bougie, elle l’éteignit, et disparut devant lui comme un fantôme qui se dissipe. Qu’avait-elle voulu dire? Pierre n’osait chercher le sens de ses paroles. Oui, se disait-il, la voilà comme dans mon rêve, parlant par énigmes, et me montrant dans l’avenir quelque chose que je ne comprends pas. Il se sentit pris de vertige, et pressa son front dans ses mains, comme s’il eût craint qu’il vînt à éclater.


Ne pouvant résister à l’agitation qui était en lui, entraîné comme par l’aimant, il se glissa dans l’ombre sur les traces de mademoiselle de Villepreux, afin de la voir plus longtemps flotter devant lui comme une pâle vision, ou du moins de respirer l’air qu’elle venait de traverser. Il arriva ainsi jusqu’au gazon découvert qui s’étendait devant la façade du château; et, s’arrêtant dans les derniers massifs, il la vit rentrer dans le salon. Le temps étant magnifique et la danse fort animée, on avait ouvert les croisées, et, de sa place, Pierre pouvait voir passer la valse et voltiger la marquise, entourée d’adorateurs, parmi lesquels se trouvaient des jeunes gens de bonne maison dont les façons galantes étaient mêlées de cette légère dose d’impertinence qui plaît aux femmelettes. Joséphine était enivrée de son succès; il y avait longtemps qu’elle n’avait eu l’occasion d’être belle et qu’elle ne s’était vue admirée ainsi. Elle était comme un phalène qui tourne et folâtre autour de la lumière. Yseult, pour reposer les personnes qui avaient joué tour à tour du violon, se remit au piano. Pierre se plaça de façon à la voir. Ses yeux nageaient comme dans une sorte de fluide, où d’autres images que celles de la réalité semblaient se dessiner devant elle. Elle jouait avec beaucoup de nerf et d’action; mais ses mains couraient sur le clavier sans qu’elle en eût conscience.


Raoul sortit pour prendre l’air avec un de ses amis. Pierre l’entendit qui disait: – Regarde donc ma sœur; ne dirait-on pas un automate?


– Est-ce qu’elle ne rit jamais plus que cela? reprit son interlocuteur.


– Guère plus. C’est une fille d’esprit, mais une tête de fer.


– Sais-tu qu’elle me fait peur avec ses yeux fixes? Elle a l’air d’une figure de marbre qui se mettrait à jouer des sarabandes.


– Je trouve, moi, qu’elle à l’air de la déesse de la Raison, répondit Raoul d’un ton railleur, et qu’elle joue des contredanses sur le mouvement de la Marseillaise.


Ces jeunes gens passèrent, et presque aussitôt Pierre vit quelqu’un qui errait en silence autour du gazon, et dont la marche entrecoupée trahissait l’agitation intérieure. Lorsque cet homme se trouva près de lui, il reconnut le Corinthien, et, sortant doucement de sa retraite, il le saisit par le bras. – Que fais-tu ici? lui dit-il, car il comprenait bien sa peine secrète; ne sais-tu pas que ce n’est pas là ta place, et que, si tu veux regarder, il ne faut pas qu’on te voie? Allons, viens: tu souffres, et tu ne peux ici rien changer à ton sort!


– Eh bien! dit le Corinthien, laisse-moi m’abreuver de ma souffrance. Laisse-moi me dessécher le cœur à force de colère et de mépris.


– De quel droit mépriserais-tu ce que tu as adoré? Joséphine était-elle moins coquette, moins légère, moins facile à entraîner, le jour où tu as commencé à l’aimer?


– Elle ne m’appartenait pas alors! Mais à présent qu’elle est à moi, il faut qu’elle soit à moi seul, ou qu’elle ne soit plus rien pour moi. Mon Dieu! avec quelle impatience j’attends le moment de le lui dire!… Mais ce bal ne finira pas! Elle va danser toute la nuit, et avec tous ces hommes. Quel horrible abandon de soi-même! La danse est ce que je connais de plus impudique au monde chez ces gens-là. Mais vois donc, Pierre! regarde-la. Ses bras sont nus, ses épaules sont nues, son sein est presque nu! Sa jupe est si courte qu’elle laisse voir à demi ses jambes, et si transparente qu’on distingue toutes ses formes. Une femme du peuple rougirait de se montrer ainsi en public; elle craindrait d’être confondu avec les prostituées! Et maintenant la voilà qui passe toute haletante des bras d’un homme aux bras d’un autre homme qui la presse, qui la soulève, qui respire son haleine, qui froisse encore sa ceinture déjà flétrie, et qui boit la volupté dans ses regards. Non! je ne puis pas voir cela plus longtemps. Allons-nous-en, Pierre, ou bien entrons dans ce bal, brisons ces lustres, renversons tous ces meubles, mettons en fuite tous ces damerets, et leurs femmes verront comme ils savent les défendre des outrages de la populace!


Pierre vit que l’exaspération de son ami ne pouvait plus être contenue; il l’entraîna loin du château, et réussit à le ramener chez lui. Là ils trouvèrent une lettre timbrée de Blois dont la vue fit tressaillir le Corinthien. Elle était adressée à Pierre, qui lui en fit part aussitôt.


«Mon cher Pays (écrivait le Dignitaire), je vous annonce que la Société du Devoir de liberté quitte cette résidence, et que Blois cesse de faire partie de nos villes de Devoir. Les persécutions que nous avons eu à souffrir de la part des autres sociétés nous ont causé de tels dégoûts, que nous préférons l’abandon de nos droits à une guerre interminable. Cette résolution ayant été prise d’un commun accord, nous sommes à la veille de nous disperser.» Ici le Dignitaire entrait dans les détails relatifs à la société, et racontait les divers motifs de cette résolution. Puis il faisait un retour sur ses affaires particulières, et annonçait à son ex-collègue que la Savinienne, forcée de renoncer à tenir son auberge, qui n’était achalandée que par les Gavots dont elle était Mère, avait pris le parti de quitter son commerce et de vendre sa maison. «J’aurais pensé, mon cher Pays, disait-il, que je serais consulté sur cette affaire. Comme ami de feu Savinien, et comme dévoué aux intérêts de sa veuve plus qu’aux miens propres, je me flattais d’être son conseil et son guide dans une telle occasion. Eh bien, elle a agi autrement. Elle a fait mettre son établissement en vente sous mon nom, déclarant devant la loi que ce n’était point la propriété de ses enfants, mais la mienne, parce que j’en avais fourni les fonds et qu’ils ne m’étaient point remboursés. Et quand je lui ai fait des reproches, elle m’a répondu que c’était son devoir d’agir ainsi, et qu’elle ne voulait pas me tromper plus longtemps, son intention étant de ne point se remarier. Villepreux, elle m’a dit que vous connaissiez ses raisons, et qu’elle vous avait confié tout ce qui s’était passé entre moi et son mari à l’article de la mort. Je ne vous demande rien, mon cher Pays, j’en sais bien assez. Quand on a le malheur de n’être pas aimé, on doit savoir souffrir, et ne pas descendre à la plainte. Si je vous écris, c’est pour un autre motif. Je vois bien que la Mère à l’intention de quitter Blois, et je pense qu’elle cherche à s’établir de votre côté. Mais je crois qu’elle est sans ressource, quoiqu’elle m’assure avoir quelques économies. Elle se fait un point d’honneur de ne pas rester endettée avec un homme qu’elle refuse de prendre pour mari. Mais c’est une fierté mal entendue, et qu’elle n’a pas le droit de me témoigner. Je n’ai rien fait pour être méprisé ainsi, et traité comme un créancier. Je saurai me résigner à cet affront; apparemment j’ai commis quelque faute dont il plaît Dieu de me punir en m’envoyant beaucoup de chagrin. Mais je ne me soumettrai pas à voir cette femme, que son mari m’avait confiée, tomber dans la misère avec ses enfants. Je sais, pays Villepreux, que vous n’êtes pas riche, sans quoi je ne me mettrais pas en peine. Je sais aussi qu’une personne sur laquelle on compte sans doute n’a rien que son travail et son talent, et que ce n’est pas assez pour soutenir une famille. Je viens donc vous prier instamment de vous enquérir de la position de la Mère, et de lui rendre tous les services dont elle aura besoin. Vous pouvez disposer de tout ce que j’ai, pourvu qu’elle ne le sache pas; car l’idée de la faire souffrir et de l’humilier par mon attachement me fait souffrir et m’humilie moi-même. Adieu, mon cher Pays. Vous ne devez pas trouver mauvais que je vous parle succinctement de toutes ces choses, et vous devez comprendre que cela ne m’est pas facile. Avec le temps, je serai plus raisonnable, s’il plaît à Dieu.


Il me reste à vous embrasser.


Votre ami et pays sincère,

Romanet le Bon-Soutien D. G. T. de Blois.»


La simplicité de cette rédaction, jointe à l’idée que Pierre se faisait, avec raison, de la profonde douleur du Bon-Soutien, l’impressionna tellement, qu’il sentit couler ses larmes.


– Amaury, Amaury! s’écria-t-il, que nous sommes petits, nous autres, avec nos lectures et nos phrases, devant une telle force d’âme et une générosité si peu emphatique! Avec le temps je serai plus raisonnable, s’il plaît à Dieu! Il croit manquer de courage à l’heure où il en montre un sublime! Hommes de peu de foi que nous sommes, nous ne saurions pas souffrir avec cet héroïsme. Nous nous répandrions en plaintes, en murmures; nous aurions de la colère, de la haine et des idées de vengeance…


– Tais-toi, Pierre, je te comprends de reste, s’écria le Corinthien en relevant la tête qu’il avait tenue cachée dans ses mains pendant la lecture de la lettre. C’est pour moi que tu dis tout cela; car toi, tu es aussi vertueux que Romanet, et tu serais aussi calme que lui dans le malheur. Mais si c’est pour me rattacher à la marquise que tu vantes le pardon des injures, tu n’y réussis nullement; les nouvelles que contient cette lettre bouleversent tous mes projets et renouvellent toutes mes idées. Que s’est-il donc passé dans l’esprit de la Savinienne? Que signifie aujourd’hui sa conduite? Que veut-elle faire? Sur quoi compte-t-elle? Je veux savoir tout cela. Tu dois avoir reçu une lettre d’elle, et tu ne me l’as pas montrée. Je veux la voir.


– Tu ne la verras pas, répondit Pierre. Non, non! l’amant de la marquise des Frenays ne lira pas les nobles plaintes de la Savinienne. Qu ’il te suffise de savoir l’effet de ton silence et du mien; car je ne lui ai point écrit non plus: je ne pouvais pas la tromper, et je ne voulais pas l’éclairer. Il me semblait toujours que tout n’était pas perdu, et je différais de jour en jour, espérant que tu reviendrais à elle.


– Enfin quel effet a produit ton silence? Parle!


– Elle a deviné la vérité; et, se disant qu’elle n’était plus aimée, qu’elle ne l’avait peut-être jamais été, se voyant délaissée, abandonnée à la misère, elle a voulu, du moins, mettre sa conscience en paix, et ne rien accepter davantage du Dignitaire. Je te citerai un seul passage de sa lettre:


«J’ai bien souffert assez longtemps avec Savinien d’avoir un désir dans le cœur. Je ne veux pas souffrir d’un regret toute ma vie avec Romanet; ce serait tout aussi coupable. Je ne suis pas sans remords pour le passé: je n’en veux plus dans l’avenir. J’aime mieux toute autre espèce de malheur que celui-là.»


– Pauvre sainte femme! dit le Corinthien d’une voix sombre, et en se levant. Achève; que voulait-elle faire après avoir rompu avec le Bon-Soutien?


– Reprendre son ancien état de lingère, et, si tu n’étais pas ici, venir y tenter un établissement. Elle s’est imaginé, d’une part, qu’elle trouverait de l’ouvrage dans ce pays; et, de l’autre, que tu ne pouvais pas être resté près de moi, puisque tu l’oubliais sans que personne songeât à l’en avertir.


– Son idée est bonne, répondit le Corinthien d’un air préoccupé; il n’y a point de lingère ici: elle aura la pratique du château… Elle repassera les fichus transparents de la marquise, ajouta-t-il avec une amertume sanglante. Pierre, donne-moi une plume et du papier. Vite!


– Que veux-tu faire?


– Tu me le demandes? Écrire à la Savinienne, lui dire que nous l’attendons, que l’un de nous ira la chercher à moitié chemin, tandis que l’autre retiendra et préparera son logement dans le village. Est-ce que ce n’est pas là mon devoir?


– Sans aucun doute, Amaury; mais le dépit est un mauvais garant du devoir. J’aimerais mieux que tu écrivisses cette lettre demain, à tête reposée.


– Je veux l’écrire tout de suite.


– Parce que tu sens que demain tu n’en auras plus la force.


– Je l’aurai; j’écrirai encore demain, et encore après-demain, si tu veux; j’ai plus de force que tu ne crois.


– Amaury, si tu écris, la Savinienne viendra. Elle croira en toi, et, moi, je ne sais si j’aurai le courage d’en douter assez pour la désabuser. Si elle vient, et qu’elle te trouve aux pieds de la marquise, comment faudra-t-il considérer ta conduite?


– Comme celle d’un lâche ou d’un fou.


– Prends garde d’être fou. N’écris pas encore…


Le Corinthien écrivit pourtant; il écrivit dans la nuit, sous l’empire d’une indignation et d’un dégoût profonds pour la marquise. Aussitôt que le jour parut, il courut porter sa lettre à la poste, et elle partit avant que Pierre, vaincu par la fatigue, se fût réveillé.

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