CHAPITRE XII

Ce fut le lendemain, un dimanche bien entendu; que tous les compagnons et affiliés du Devoir de liberté de Blois employèrent leur journée à délibérer sur l’affaire du concours. La chambre consacrée aux séances étant livrée aux maçons pour cause d’urgente réparation, l’assemblée eut lieu ce jour-là dans la grange de la Savinienne. Tous les membres s’assirent sans façon sur des bottes de paille. Le Dignitaire avait une chaise, et devant lui une table pour écrire, autour de laquelle étaient assis le secrétaire et les anciens. Pierre eût désiré terminer ses affaires et partir dès le matin. Mais, outre que l’avertissement du rouleur n’était que trop vrai et qu’il ne pouvait trouver un seul bon ouvrier qui ne fût intéressé au concours, il regardait comme un devoir de répondre à l’appel qui le convoquait. Quand on eut proposé la pièce du concours, et lorsqu’on allait procéder à l’élection des concurrents, il demanda la parole, afin de pouvoir se retirer ensuite. Elle lui fut accordée; et, malgré l’agitation soulevée par l’affaire principale, on se disposa à l’écouter avec attention. Chacun était curieux de voir ce qu’un compagnon généralement estimé pouvait alléguer contre une chose aussi glorieuse et aussi sainte que la lutte contre les dévorants. Pierre prit la parole. Il démontra d’abord que la victoire était toujours chanceuse; que le jury le plus intègre et le mieux composé pouvait se tromper; qu’en matière d’art il n’y avait pas d’arrêts incontestables; que le public lui-même était souvent abusé par une tendance au mauvais goût, et que jamais le triomphe d’un artiste n’était accepté par ses rivaux; qu’ainsi l’honneur que la société voulait attacher au concours, et la gloire qu’elle se flattait d’en retirer n’étaient qu’illusion et déception.


Il parla aussi des dépenses qu’on allait faire pour ce concours. On allait priver de travail un certain nombre de concurrents. Il faudrait les soutenir pendant ce temps, et les indemniser ensuite sur le fonds commun. Il faudrait aussi nourrir et payer, pendant les cinq ou six mois que durerait la confection du chef-d’œuvre, les gardiens préposés à la claustration des concurrents. C’étaient là des dépenses qui endetteraient certainement la société pour plusieurs années. Pierre prouva ses assertions par des chiffres.


Il s’abandonna aux sentiments et aux idées qui depuis longtemps fermentaient dans son cœur, en leur démontrant le tort moral que de semblables luttes causaient de part et d’autre aux sociétés.


– N’est-ce pas, leur dit-il, une grande injustice que nous commettons, lorsque nous disons à des hommes laborieux et nécessiteux comme nous: Cette ville ne saurait nous contenir tous, et nous faire vivre au gré de notre orgueil ou de notre ambition; tirons-la au sort, ou bien essayons nos forces; que les plus habiles l’emportent, et que les vaincus s’en aillent pieds nus sur la route pénible de la vie, chercher un coin stérile où notre orgueil dédaigne de les poursuivre? Direz-vous que la terre est assez grande, et qu’il y a partout du travail? Oui, il y a partout de l’espace et des ressources pour les hommes qui s’entr’aident. Il n’y en a pas, non, l’univers n’est pas assez grand pour des hommes qui veulent s’isoler ou se disperser en petits groupes haineux et jaloux.


Il leur conseilla de tenter, au lieu d’une épreuve douteuse, une paix honorable. Les Dévorants, las de querelles, commençaient à s’adoucir. Il serait peut-être plus facile qu’on ne pensait de les amener à reconnaître le droit des Enfants de Salomon. Pourquoi, si ces derniers étaient capables d’écouter la raison, de comprendre la justice, les Dévorants ne le seraient-ils pas aussi? N’étaient-ils donc pas des hommes? et, au risque de n’être pas écouté, ne devait-on pas essayer de les ramener à des sentiments humains, plutôt que d’envenimer leur haine par un défi d’amour-propre? Enfin ne serait-on pas encore à temps de reprendre la décision du concours, s’il venait à être bien démontré que c’était le seul moyen d’éviter de nouveaux combats? Mais que ne fallait-il pas entreprendre avant d’abandonner les chances de paix et d’alliance!


Lorsqu’il cessa de parler, il se fit un long silence. Les choses qu’il avait dites étaient si nouvelles et si étranges, que les auditeurs avaient cru faire un rêve dans une autre vie, et qu’il leur fallut quelque temps pour se reconnaître dans les ombres de la terre.


Mais peu à peu les passions contenues reprirent l’essor. Leur règne n’était pas encore près de finir; et le peuple des travailleurs n’avait gardé du grand principe d’égalité fraternelle proclamé par la révolution française, qu’une devise au lieu d’une foi, quelques mots glorieux, profonds, mais déjà aussi mystérieux pour lui que les rites du compagnonnage. Les murmures succédèrent bientôt à la muette adhésion de quelques-uns, à la stupeur profonde du grand nombre; et ceux dont le cœur avait tressailli involontairement rougirent tout aussitôt d’avoir senti cette émotion ou de l’avoir laissée paraître. Enfin un des plus exaltés prit la parole. – Voilà un beau discours, dit-il, et un sermon mieux fait qu’un curé en chaire n’eût pu le débiter. Si tout le mérite d’un compagnon est de connaître les livres et de parler comme eux, honneur à vous, pays Villepreux l’Ami-du-trait! Vous en savez plus long que nous tous; et si vous aviez affaire à des femmes, vous les feriez peut-être pleurer. Mais nous sommes des hommes, des enfants de Salomon; et si la gloire d’un compagnon du Devoir de liberté est de soutenir sa société, de se dévouer corps et âme pour elle, de repousser l’injure, de lui faire un rempart de sa poitrine, honte à vous, pays Villepreux! car vous avez mal parlé, et vous mériteriez d’être réprimandé. Comment donc! nous avons écouté jusqu’au bout les conseils d’une lâche prudence, et nous ne nous sommes pas indignés? On nous a dit qu’il fallait abjurer notre honneur, oublier le meurtre de nos frères, tendre la joue aux soufflets, rayer notre nom apparemment du tour de France, et nous avons écouté tout cela patiemment! Vous voyez bien, pays Villepreux, que nous sommes doux et modérés autant qu’on peut l’être. Vous voyez bien que nous avons le respect du Devoir et la fraternité du compagnonnage bien avant dans le cœur, puisque nous ne vous avons pas réduit au silence comme un insensé, ou jeté hors d’ici comme un faux frère. Vous avez une si belle réputation, et vous avez été revêtu de dignités si éminentes dans la société, que nous persistons à croire vos intentions bonnes et votre cœur droit. Mais votre esprit s’est égaré dans les livres, et ceci doit servir d’enseignement à tous ceux qui vous ont entendu. Qui en sait trop, n’en sait pas assez; et quiconque apprend beaucoup de choses inutiles, risque d’oublier les plus nécessaires, les plus sacrées.


D’autres orateurs plus véhéments encore renchérirent sur l’indignation de celui-là, et bientôt une discussion violente s’engagea contre Pierre Huguenin. Il répondit avec calme; il supporta avec la résignation d’un martyr et la fermeté d’un stoïque les accusations, les reproches et les menaces. Il disait d’excellentes choses, variant ses arguments et appropriant les formes de son langage à la porte d’esprit de ses divers interlocuteurs. Mais il voyait avec douleur que le petit nombre de ses adhérents diminuait de plus en plus, et il s’attendait à des outrages publics; car la séance était livrée à la confusion, et la vérité n’avait plus de pouvoir sur ces âmes endurcies ou exaltées. Enfin le Dignitaire, après bien des efforts inutiles, obtint le silence, et prit la défense des intentions de Pierre Huguenin.


– Je le connais trop, dit-il, pour douter de lui; et si un soupçon contre son honneur pouvait entrer dans ma pensée, je crois qu’un instant après je lui en demanderais pardon à genoux. Il n’y aura donc ici de réprimandes que contre ceux qui se permettraient de l’insulter. Sur tous les points il a parlé suivant sa conscience, et sur plusieurs points mes sentiments sont d’accord avec les siens. Cependant je crois que ses idées ne sont pas applicables pour le moment; c’est pourquoi je propose de passer outre: mais je demande, une fois pour toutes, qu’on respecte la liberté des opinions, et qu’on les combatte sans aigreur et sans brutalité. Consolez-vous, pays Villepreux, de la contradiction un peu violente que vous avez rencontrée ici. Je trouve, moi, que vous avez bien parlé et que votre cœur n’a pas été corrompu par la science des livres. Vous êtes libre de vous retirer, si la discussion de nos intérêts, comme nous les entendons pour le moment, blesse votre croyance; mais nous vous prions de ne pas quitter la ville avant que la crise où nous sommes ait changé de face. S’il fallait en venir à de nouveaux combats, et si la société vous ordonnait de marcher, nous savons que vous vous conduiriez comme un brave soldat de l’armée de Salomon.


Pierre s’inclina en signe de respect et de soumission. Il se retira, et le Corinthien le suivit. – Frère, lui dit ce noble jeune homme, ne sois pas humilié, ne sois pas triste, je t’en supplie; ce que le Dignitaire vient de dire est bien vrai, tes paroles ont retenti dans des cœurs amis du tien.


– Je ne suis point humilié, répondit l’Ami-du-trait, et ta sympathie suffirait à elle seule pour me dédommager de l’emportement des autres. Mais je suis inquiet, je te l’avoue, et pour une chose toute personnelle. Le Dignitaire vient de m’ordonner en quelque sorte de rester ici. Je comprends la délicatesse de cette intention; il voit que plusieurs m’accuseront de manque de cœur à l’heure du combat, et il me fournit l’occasion de me réhabiliter à leurs yeux; mais je ne suis pas jaloux de cet honneur farouche, et je l’accepterai avec douleur. Une raison non moins grave me fait regretter d’avoir renoué mes relations avec la société. J’ai donné ma parole d’honneur à mon père d’être de retour sous trois jours, et mon père a donné la sienne de reprendre ses travaux demain. Il ne peut le faire sans moi. Il est malade, et plus sérieusement peut-être depuis que je suis absent. Il est d’un caractère bouillant, d’une loyauté scrupuleuse. À l’heure qu’il est, il m’attend sur la route, et je crois le voir tourmenté par l’inquiétude, par l’impatience, par la fièvre. Pauvre père! Il avait tant de foi à la promesse que je lui ai faite! Il me faudra donc y manquer!


– Pierre, répondit le Corinthien, je sens que tu es entre deux devoirs: le saint Devoir de liberté et le devoir filial qui n’est pas moins sacré. Il faut que tu partages ton fardeau. J’en veux prendre la moitié. Tu resterais ici pour obéir aux lois de la société, et moi j’irai chez ton père. J’inventerai quelque prétexte pour t’excuser, et je me mettrai à l’ouvrage à ta place. Une heure d’attention va me suffire pour recevoir tes instructions. Je sais comme tu démontres, et tu sais comme je t’écoute. Viens dans le jardin, et avant la nuit je me mettrai en route. Je coucherai chez la Jambe-de -bois, et, avant le jour, je prendrai la diligence qui passe par là. Demain soir je serai chez ton père, après-demain matin dans la chapelle de ton vieux château. De cette manière tout s’arrangera, et tu auras l’esprit tranquille.


– Cher Amaury, répondit Pierre Huguenin, je n’attendais pas moins de ton amitié et d’un cœur comme le tien; mais je ne puis accepter ton dévouement. Il est probable que le concours aura lieu, et je ne dois ni ne veux que tu perdes l’occasion de te faire connaître et d’acquérir de la gloire. Ce n’est pas parce que tu es mon élève, mais je suis certain que tu es le plus fort de ceux qui se présenteront au concours. Si tu ne remportes le prix du compas d’or, du moins tu feras de telles preuves de talent qu’il en sera parlé sur le Tour de France. De pareilles occasions ne se présentent que rarement, et souvent elles décident de tout l’avenir d’un ouvrier. À Dieu ne plaise que je te fasse perdre celle qui peut s’offrir demain!


– Et moi, je veux la perdre, répondit le Corinthien, et je la perdrais dans tous les cas. Les paroles que tu viens de dire devant l’assemblée sont tombées dans mon cœur, comme le bon grain dans le sillon fertile. Il m’a semblé qu’un nuage s’enlevait de terre entre nous deux, et que je t’avais aimé jusqu’ici à travers un voile. Oui, mon ami, tu ne m’avais pas semblé autre chose qu’un compagnon instruit, honnête et bon. À présent, je vois bien que tu es plus que cela, plus qu’un ouvrier, plus qu’un homme peut-être. Que vais-je te dire? Je me disais: Si le Christ revenait parmi nous et qu’il passât devant cette maison, que ferait-il? Il verrait la Savinienne au seuil, avec son air affable et ses deux beaux enfants, et il les bénirait. Et alors la Savinienne le prierait d’entrer; elle laverait ses pieds poudreux et brûlants, et elle abriterait ses petits dans les plis de la robe du Sauveur tandis qu’elle irait lui chercher l’eau la plus pure pour étancher sa soif. Et pendant ce temps, le fils du charpentier interrogerait les enfants, et il saurait d’eux qu’il y a là, dans la grange, des hommes qui parlent et qui concertent quelque chose. Alors l’homme divin voudrait connaître le cœur de ses frères, de ses fils, les pauvres travailleurs. Il entrerait dans la grange, et ne dédaignerait pas de s’asseoir, comme nous, sur une botte de paille, lui qui naquit sur la paille d’une étable; puis il écouterait.


La Savinienne, inquiète de voir Pierre et Amaury quitter l’assemblée et s’enfoncer dans le jardin pour causer avec chaleur, les y avait suivis. Peu à peu elle s’était approchée; et, appuyée sur le dossier de leur banc, elle les écoutait. Pierre la voyait bien, mais il était heureux qu’elle entendît les discours exaltés du Corinthien, et il se gardait de trahir sa présence. Quand le Corinthien se tut, la Savinienne lui dit avec un soupir: – Je voudrais que Savinien fût encore là pour vous entendre; mais j’espère que dans le ciel il vous voit et vous bénit. Corinthien, vous avez un cœur et un esprit comme je n’en ai jamais connus…, si ce n’est mon pauvre Savinien; mais il lui restait encore bien des choses à apprendre, et, comme l’on dit, la vérité sort de la bouche des enfants.


Pierre sourit de joie en voyant que la Savinienne comprenait le Corinthien. Il vit la rougeur et le transport de son ami, quand la Mère lui tendit la main en lui disant: – C’est à la vie et à la mort entre nous pour l’estime, mon fils Amaury.


– Et pour l’amitié? s’écria le jeune homme enhardi et troublé à la fois.


– Amitié veut dire une chose entre les hommes, et une autre entre hommes et femmes, répondit-elle naïvement. Vous avez la mienne comme si nous étions deux hommes ou deux femmes.


Amaury ne répondit rien. La robe noire de la veuve lui imposait silence. Elle s’éloigna, et Pierre reprit, en regardant son ami qui la suivait des yeux: – Et maintenant, frère, veux-tu encore partir? N’es-tu pas retenu ici par quelque chose de plus cher et de plus sérieux que la gloire?


– Je serais à la veille d’être son mari, répondit le Corinthien, que pour sauver ton honneur je partirais encore. Mais nous n’en sommes pas là. Je ne peux rester ici. Je ne sais où je prendrais la force de ne jamais dire ce que je pense; et ce que je pense, une femme en deuil ne doit pas l’entendre. Je manquerais à moi-même, à la mémoire de Savinien; je perdrais l’estime de la Savinienne, et tout cela malgré moi. Fais-moi partir, Pierre, tu me rendras service, peut-être plus qu’à toi-même.

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