Vers le soir, Pierre Huguenin arriva sur les bords de la Loire. À la vue de ce beau fleuve qui promenait mollement son cours paisible au milieu des prairies, il se sentit tout à coup comme soulagé de la pesante chaleur du jour, et il marcha quelque temps sur le sable fin, par un sentier tracé dans les oseraies de la rive. Il apercevait déjà, dans le lointain, les noirs clochers de Blois. Mais en vain il doubla le pas; il vit bientôt qu’il lui serait impossible d’arriver avant l’orage. Le ciel était chargé de lourdes nuées, dont les eaux reflétaient la teinte plombée. Les osiers et les saules du rivage blanchissaient sous le vent, et de larges gouttes de pluie commençaient à tomber, il se dirigea vers un massif d’arbres, afin d’y chercher un abri; et bientôt, à travers les buissons, il distingua une maisonnette assez pauvre, mais bien tenue, qu’à son bouquet de houx il reconnut pour un de ces gîtes appelés bouchons dans le langage populaire.
Il y entra, et à peine eut-il passé le seuil, qu’il fut accueilli par une exclamation de joie. – Villepreux [2], l’Ami-du-trait! s’écria l’hôte de cette demeure isolée: sois le bienvenu, mon enfant! – Surpris de s’entendre appeler par son nom de gavot, Pierre, dont les yeux n’étaient pas encore habitués à l’obscurité qui régnait dans la cabane, répondit: – J’entends une voix amie, et pourtant je ne sais où je suis. – Chez ton compagnon fidèle, chez ton frère de liberté, répondit l’hôte en s’approchant de lui les bras ouverts: chez Vaudois-la-Sagesse!
– Chez mon ancien, chez mon vénérable! s’écria Pierre en s’avançant vers le vieux compagnon, et ils s’embrassèrent étroitement; mais aussitôt Pierre recula d’un pas en laissant échapper une exclamation douloureuse: Vaudois-la-Sagesse avait une jambe de bois.
– Eh mon Dieu oui! reprit le brave homme, voilà ce qui m’est arrivé en tombant d’un toit sur le pavé. Il a fallu laisser là l’état de charpentier, et ma jambe à l’hôpital. Mais je n’ai pas été abandonné. Nos braves frères se sont cotisés, et du fruit de leur collecte j’ai pu acheter un petit fonds de marchand de vin, et louer cette baraque, où je fais mes affaires tant bien que mal. Les pêcheurs de la Loire et les fromagers de la campagne ne manquent guère de boire ici un petit coup en s’en revenant chez eux, quand ils ont fait leurs affaires au marché de Blois. Ceux-là m’appellent la jambe de bois; mais nos anciens amis, les bons compagnons qui résident dans le pays, et qui viennent souvent, le dimanche, manger du poisson frais et boire le vin du coteau sous ma ramée de houblon, appellent mon bouchon le berceau de la sagesse. Ce sont des jours de fête pour moi. Tout en leur versant, avec modération, mon nectar à deux sous la pinte, je leur prêche la sagesse, l’union, le travail, l’étude du dessin: et ils m’écoutent avec la même déférence qu’autrefois; nous chantons ensemble nos vieilles ballades, la gloire de Salomon, les bienfaits du beau devoir de liberté et du beau tour de France, les malheurs de nos pères en captivité, les adieux au pays, les charmes de nos maîtresses… Ah! pour ces chansons-là, je ne les chante plus avec eux, Cupidon et la jambe de bois ne vont guère de compagnie; mais je souris encore à leurs amours, et je ne proscris de nos doux festins que les chants de guerre et les satires; car la sagesse n’est pas boiteuse, et la mienne marche toujours sur ses deux jambes. Tu vois que je ne suis pas si malheureux!
– Mon pauvre Vaudois! répondit Pierre, je vois avec plaisir que vous avez conservé votre courage et votre bonté. Mais je ne puis me faire à l’idée de cette jambe qui ne vous portera plus sur les échelles et sur les poutres de charpente. Vous, si bon ouvrier, si habile dans votre art, si utile aux jeunes gens de la profession!
– Je leur suis encore utile, répondit Vaudois-la-Sagesse; je leur donne des conseils et des leçons. Il est rare qu’ils entreprennent un ouvrage de quelque importance sans venir me consulter. Plusieurs m’ont offert de me payer un cours de dessin, mais je le leur fais gratis. Il ferait beau voir qu’après s’être cotisés pour me procurer mon établissement, ils ne me trouvassent pas reconnaissant et désintéressé envers eux! C’est bien assez, c’est déjà trop, qu’ils payent ici leur écot. Aussi, comme je suis content, comme je suis fier, quand j’en vois qui passent devant ma porte, et qui refusent d’entrer, faute d’argent dans la poche! Cela arrive bien quelquefois; alors je les prends au collet, je les force de s’asseoir sous mon houblon, et, bon gré, mal gré, il faut qu’ils mangent et qu’ils boivent. Brave jeunesse! que d’avenir dans ces âmes-là!
– Un avenir de courage, de persévérance, de talent, de travail, de misère et de douleur! dit Pierre en s’asseyant sur un banc et en jetant son paquet sur la table avec un profond soupir.
– Qu’est-ce que j’entends là? s’écria la Jambe-de -bois; oh! oh! je vois que mon fils, l’Ami-du-trait manque à la sagesse! Je n’aime pas à voir les jeunes gens mélancoliques. Vous avez besoin de passer une heure ou deux avec moi, pays Villepreux; et, pour commencer, nous allons goûter ensemble.
– Je le veux bien; la moindre chose me suffira, répondit Pierre en le voyant s’empresser de courir à son buffet.
– Vous ne commandez pas ici, mon jeune maître, reprit avec enjouement le charpentier. Vous ne ferez pas la carte de votre repas; car vous n’êtes pas à l’auberge, mais bien chez votre ancien, qui vous invite et vous traite.
Alors la Jambe-de -bois, avec une merveilleuse agilité, se mit à courir dans tous les coins de sa maison et de son jardin. Il tira de sa poissonnerie deux belles tanches qu’il mit dans la poêle; et la friture commença de frémir et de chanter sur le feu, tandis que la pluie battait les vitres en cadence, et que la Loire, bouleversée par l’ouragan, mugissait au dehors. Pierre voulait empêcher son hôte de prendre tous ces soins; mais quand il vit qu’il avait tant de plaisir à lui faire fête, il l’aida dans ses fonctions de maître-d’hôtel et de cuisinier.
Ils allaient se mettre à table, lorsqu’on frappa à la porte.
– Allez ouvrir, s’il vous plaît, dit Vaudois à son hôte, et faites les honneurs de la maison.
Mais il faillit laisser tomber le plat fumant qu’il tenait dans ses mains, lorsqu’il vit l’Ami-du-trait et le nouvel arrivant sauter au cou l’un de l’autre avec transport. Ce voyageur, couvert de boue et trempé jusqu’aux os, n’était rien moins que l’excellent compagnon menuisier Amaury, dit Nantais-le-Corinthien, un des plus fermes soutiens du Devoir de liberté, l’ami le plus cher de Pierre Huguenin, en outre un des plus jolis garçons qu’il y eût sur le tour de France.
– C’est donc le jour des rencontres! s’écria Vaudois, à qui Pierre avait conté son aventure avec la Terreur des gavots de Carcassonne. Voici un de nos frères, sans doute; car vous vous donnez une accolade de bien bon cœur.
Aussitôt que le bon Vaudois sut que son hôte était l’ami de Pierre et l’enfant de son Devoir, il fit flamber son feu, invita le Corinthien à s’approcher, et lui prêta même une veste, de peur qu’il ne s’enrhumât, pendant qu’il faisait sécher la sienne.