— Vous ne voyez donc pas qu’il est épuisé ? cria Magda, chez qui la peur avait cédé la place à la colère et à l’instinct de protection.
— Je me moque bien de savoir s’il va rendre l’âme, dit l’officier SS que l’on appelait le major Kaempffer. Je veux qu’il me dise tout ce qu’il sait de ce donjon.
La route de Campina au donjon avait été un véritable cauchemar. Ils avaient été poussés sans ménagement à l’arrière d’un camion et surveillés par deux membres des einsatzkommandos tandis que deux autres membres se tenaient dans la cabine. Papa avait expliqué qui ils étaient à Magda, mais elle n’avait pas besoin de ses explications pour les trouver répugnants : la façon dont ils traitaient Papa lui suffisait. Ils ne parlaient pas le roumain et s’exprimaient à coups de pied et de crosse de fusil. Magda avait toutefois décelé une certaine préoccupation par-delà leur brutalité : ils semblaient heureux d’avoir quitté le col de Dinu et n’y retournaient qu’à contrecœur.
Magda était finalement aussi fatiguée que son père quand ils atteignirent le donjon.
Le donjon… il avait changé. Il était en aussi bon état qu’auparavant mais, à l’instant même où ils franchirent le portail, Magda sentit une aura de menace, une nuance imperceptible de l’air, qui pesait sur les esprits et parcourait de frissons le cou et les épaules.
Papa la remarqua également car elle le vit lever la tête et regarder tout autour de lui comme s’il voulait identifier cette sensation.
Les Allemands paraissaient affairés, et il semblait y avoir deux types de soldats, les uns en gris et les autres en noir. Deux soldats en uniforme gris s’approchèrent de l’arrière du camion dès qu’il se fût arrêté et leur firent signe de descendre en criant : « Schnell ! Schnell ! »
Magda leur adressa la parole en allemand, langue qu’elle comprenait et parlait assez bien :
— Il ne peut pas marcher !
Elle n’exagérait rien car Papa était au bord de l’épuisement.
Les deux hommes n’hésitèrent pas à grimper dans le camion pour transporter Papa dans son fauteuil roulant mais ils laissèrent à Magda le soin de le pousser dans la cour. Tout en suivant les soldats, Magda sentait les ombres se presser autour d’elle.
— Il y a quelque chose d’anormal ici. Papa, murmura-t-elle à son oreille. Est-ce que tu le sens ?
Un bref hochement de tête fut sa seule réponse.
Elle le conduisit au premier étage de la tour de guet. Deux officiers allemands les y attendaient, l’un vêtu de gris et l’autre de noir, debout près d’une table éclairée par une ampoule unique.
La soirée ne faisait que commencer.
— Tout d’abord, dit Papa qui répondit dans un allemand parfait aux demandes d’information du major, cette bâtisse n’est pas un donjon. Un donjon constituait la fortification ultime d’un château, la partie où le seigneur se réfugiait avec sa famille et ses proches. Ce bâtiment est unique. Je ne sais comment vous pourriez l’appeler : il est bien trop élaboré, trop bien construit aussi, pour être un simple poste de guet, mais il est trop petit pour tout seigneur féodal qui se respecte. On l’a toujours qualifié de « donjon », et je suppose qu’il faudra se contenter de ce nom.
— Je me moque bien de ce que vous supposez ! aboya le major. Ce que je veux, c’est ce que vous savez ! L’histoire de ce donjon, les légendes – tout !
— Cela ne peut pas attendre demain matin ? suggéra Magda. Mon père est épuisé et…
— Non, nous devons savoir ce soir !
Magda se tourna vers l’autre officier : il s’appelait Woermann et n’était pas encore intervenu. Elle observa ses yeux et y découvrit ce qu’elle avait déjà décelé chez tous les soldats allemands depuis l’instant où elle était descendue du train : la peur. Officiers ou hommes du rang, tous étaient terrorisés.
— A propos de quoi, exactement ? demanda Papa.
Le capitaine Woermann prit finalement la parole :
— Professeur Cuza, huit de mes hommes ont été massacrés depuis une semaine.
Le major regardait le capitaine mais celui-ci continua de parler comme s’il l’ignorait.
— Un mort par jour, sauf la nuit dernière où deux hommes ont eu la gorge tranchée.
Papa remua les lèvres. Magda espérait qu’il n’allait pas irriter les Allemands par ses propos.
— Je n’ai pas d’amis politiques, et je ne sais rien des activistes de cette région. Je ne puis en rien vous aider.
— Nous ne pensons plus que le mobile soit politique, dit le capitaine.
— Dans ce cas, de qui s’agit-il ?
— Nous ne sommes même plus sûrs qu’il s’agisse de quelqu’un, dit le capitaine avec effort.
Ses paroles flottèrent un instant puis Magda vit la bouche de son père s’entrouvrir pour dessiner un sourire qui avait quelque chose de cadavérique.
— Vous croyez donc que le surnaturel est ici, à l’œuvre ? Quelques-uns de vos hommes se font tuer et vous vous tournez vers le surnaturel parce que vous êtes incapables de trouver le tueur ou d’accepter qu’un partisan puisse vous défier. Si vous voulez mon…
— Silence, Juif ! hurla le major SS, fou de rage. Si je ne vous ai pas encore fait fusiller, vous et votre fille, c’est parce que vous êtes un expert de cette région et de son folklore. Vous demeurerez vivants tant que vous me serez utiles. Mais vous n’avez rien dit jusqu’à maintenant pour me prouver que je n’ai pas eu tort en vous faisant venir ici !
Magda vit le sourire de Papa s’évanouir quand il se tourna vers elle. Les menaces à son égard avaient frappé juste.
— Je ferai de mon mieux, dit-il gravement, mais vous devez commencer par me raconter tout ce qui s’est passé. Peut-être vous offrirai-je alors une explication plus réaliste.
— Je l’espère pour vous.
Le capitaine Woermann raconta l’histoire des deux soldats qui étaient descendus à la cave pour desceller une croix d’or et d’argent alors que toutes les autres étaient de cuivre et de nickel ; il parla du puits étroit menant à une sorte de cellule, de l’effondrement du mur, du tragique destin du soldat Lutz et de ceux qui suivirent. Le capitaine mentionna aussi les ténèbres envahissantes qu’il avait remarquées deux jours plus tôt, et termina par les deux SS qui avaient surgi dans la chambre du major Kaempffer après que leur gorge eut été sectionnée.
Magda frissonna à ce récit. Elle en aurait peut-être ri dans d’autres circonstances mais l’atmosphère du donjon et le visage des deux officiers lui ajoutaient un poids certain. Surtout, elle se rendit compte que son rêve de voyage vers le nord s’était produit à l’instant même de la mort du premier soldat.
C’était une coïncidence à laquelle elle réfléchirait plus tard. Ce qui comptait pour le moment, c’était Papa. Elle avait détaillé son visage pendant qu’il écoutait, elle avait vu la fatigue mortelle se dissiper progressivement à l’annonce de chaque nouveau trépas. Et lorsque le capitaine Woermann se fut tu, Papa n’était plus un vieillard effondré dans son fauteuil mais à nouveau le professeur Theodor Cuza, un expert renommé à qui l’on demandait conseil.
Il prit tout son temps avant de répondre :
— Il semble évident qu’une chose a été libérée de la petite pièce dissimulée dans le mur par le premier soldat qui a trouvé la mort. A ma connaissance, il n’y a jamais eu de décès dans le donjon. Il faut dire aussi qu’il n’y a jamais eu non plus d’armée en garnison. Sans les événements des deux dernières nuits, j’aurais dit que ces morts étaient l’œuvre de patriotes roumains – il insista sur ces mots – mais je ne vois rien qui puisse expliquer la disparition subite de la lumière ou la marche de deux cadavres. C’est peut-être pour cela que nous devons envisager des causes surnaturelles.
— C’est bien pour cette raison que vous êtes ici, dit le major.
— La meilleure solution serait de quitter les lieux.
— Il n’en est pas question !
— Écoutez, messieurs, je ne crois pas aux vampires, commença Papa. Du moins, je n’y crois plus. Je ne crois pas plus aux spectres et aux loups-garous. Mais j’ai toujours pensé qu’il y avait quelque chose de spécial dans ce donjon. Son existence même est une énigme : sa forme est des plus curieuses, et nul ne sait qui l’a fait bâtir. Il est en parfait état, quoique personne n’en revendique la propriété.
— Nous nous penchons actuellement sur ce problème, dit le major Kaempffer.
— Vous voulez dire que vous avez contacté la Banque Méditerranéenne de Zurich ? Vous perdez votre temps, je m’y suis personnellement rendu. Une somme y a été déposée au siècle dernier, au moment où la banque a été fondée, et les dépenses d’entretien sont prélevées sur les intérêts de cette somme. Avant, d’autres banques dans d’autres pays remplissaient le même rôle, mais tout cela est très confus. Il est impossible de savoir qui est le premier déposant, mais l’argent est toujours là et les intérêts doivent être payés à perpétuité.
Le major Kaempffer abattit son poing sur la table :
— Vous ne m’êtes d’aucune utilité !
— Et pourtant, vous n’avez que moi. Mais écoutez la suite : il y a trois ans, j’ai demandé au gouvernement – celui du roi Carol – de faire du donjon un monument national. J’espérais que les propriétaires se manifesteraient. Malheureusement, le gouvernement a repoussé mon idée : le col de Dinu était, paraît-il, trop isolé et le donjon n’était lié à aucun événement historique important. Enfin, on ne voulait pas dépenser l’argent de l’État pour l’entretenir alors que des fonds privés y pourvoyaient largement. Je ne pouvais rien opposer à ces arguments, et je n’ai pas insisté. Ma santé défaillante m’a alors cloué à Bucarest. J’étais la plus grande autorité vivante sur ce donjon, j’en savais plus que quiconque – mais cela ne fait pas grand-chose.
Magda ressentait une certaine vexation à entendre son père dire toujours « je ». Elle avait pris une part importante dans les démarches, et elle en savait autant que lui sur le donjon. Mais les circonstances lui interdisaient absolument de rafraîchir la mémoire de son père.
— Et cela ? dit Woermann, en montrant des livres et des parchemins entassés dans un coin de la pièce.
— Ce sont des livres ? fit Papa, étonné.
— Nous avons commencé de démonter les pierres du donjon, dit Kaempffer. De sorte que la chose que nous cherchons ne pourra plus se cacher nulle part.
— Ce n’est pas une mauvaise idée, dit Papa en haussant les épaules, mais prenez garde de ne pas libérer quelque chose de pire.
Magda le vit se tourner vers les livres, sans remarquer que Kaempffer s’était raidi en l’entendant prononcer cette dernière phrase – c’était là une possibilité qu’il n’avait jamais envisagée.
— Mais où avez-vous trouvé ces livres ? Il n’y avait pas de bibliothèque dans le donjon, et les villageois savent à peine lire leur nom.
— Il y avait une cachette dans la paroi d’un mur, dit le capitaine.
Magda s’agenouilla devant la pile de livres : il s’en dégageait une odeur ancienne qu’elle affectionnait tout particulièrement. Il devait y en avoir une douzaine ; certains étaient à moitié pourris, d’autres sous forme de manuscrits reliés. Elle en prit un au hasard. Le Livre d’Eibon. Elle sursauta. C’était impossible… c’était une plaisanterie ! Elle s’empara un à un des autres ouvrages, traduisant leur titre dans sa propre langue, et l’angoisse l’envahit. Ces livres étaient authentiques ! Elle se hâta de se relever et de revenir auprès de son père.
— Qu’y a-t-il ? demanda Papa, en découvrant l’inquiétude sur son visage.
— Ces livres ! dit-elle, incapable de dissimuler son émotion. Ils sont censés ne pas exister !
Papa approcha son fauteuil de la table.
— Montre-les-moi !
Magda se pencha et lui en tendit deux. Le premier était le De Vermis Mysteriis, de Ludwig Prinn ; le second, le Culte des Goules, du comte d’Erlette. Ils étaient très lourds et Magda frissonnait à leur contact. La curiosité anima les deux officiers qui, à leur tour, en ramassèrent.
Papa tremblait d’excitation à la vue de ces ouvrages :
— Les Manuscrits Pnakotiques ! La traduction par Du Nord du Livre d’Eibon ! Les Sept Livres Cryptiques de Hsan ! Et celui-ci : les Unaussprechlichen Kulten de von Juntz ! Ces livres n’ont pas de prix ! Ils ont été brûlés de par le monde et seuls leurs titres demeurent dans la mémoire des hommes, au point qu’on a même douté de leur existence. Et voici devant nous les exemplaires ultimes !
— On a peut-être eu de bonnes raisons de les interdire, Papa ! dit Magda, qui n’aimait pas la lueur qui éclairait les yeux du vieillard.
Ces livres l’avaient bouleversée, profondément. Ils avaient la réputation de dépeindre des rites immondes et des unions avec des forces situées au-delà de la raison et de la sagesse. Savoir maintenant qu’ils étaient réels, qu’ils étaient plus que des légendes sinistres, troublait son âme.
— Peut-être, dit Papa, sans lever les yeux – il avait ôté ses gants de cuir et conservé ceux de coton pour mieux tourner les pages – mais c’était en un autre siècle. Et je ne vois pas ce que ces livres pourraient comporter que nous ne puissions affronter aujourd’hui, en plein XXe siècle.
— Que peut-il y avoir de si affreux ? dit Woermann, qui se saisit de l’exemplaire des Unaussprechlichen Kulten. Tenez, celui-ci est écrit en allemand.
Il le feuilleta et s’arrêta finalement sur une page. Magda eut la tentation de le mettre en garde mais elle n’en fit rien. Elle ne devait rien aux Allemands. Elle vit le visage du capitaine devenir livide, sa pomme d’Adam remonter nerveusement. Il fit claquer la couverture.
— Quel esprit pervers, quel dément a pu écrire une chose pareille ? C’est… c’est…
Il ne pouvait trouver les mots susceptibles de décrire ce qu’il éprouvait en cet instant.
— Lequel est-ce ? dit Papa. Ah, le von Juntz. Il a été publié en 1839 à Düsseldorf. Le tirage en était très limité, une douzaine d’exemplaires, pas plus…
— Qu’est-ce qui ne va pas ? dit Kaempffer, qui s’était tenu à l’écart des autres.
— Ce donjon date du XVe siècle… c’est une chose dont je suis absolument sûr. Tous les livres lui sont antérieurs, à l’exception du von Juntz. Ce qui signifie que quelqu’un a visité ce donjon vers le milieu du XIXe siècle et qu’il a déposé cet ouvrage parmi les autres.
— Je ne vois pas en quoi cela nous concerne, dit Kaempffer. En quoi cela peut-il nous aider à empêcher la mort d’un de nos hommes, ou votre propre mort ?
— Le problème se présente maintenant sous un angle différent, dit Papa. Ces livres ont été condamnés à travers les siècles comme étant mauvais. Je refuse cette notion. Je dis qu’ils ne sont pas mauvais mais qu’ils traitent du mal. Celui que je tiens était tout particulièrement visé par les interdictions : il s’agit du Al Azif, dans le texte arabe original.
— Oh non ! s’écria Magda, incapable de retenir son cri.
Cet ouvrage était le pire de tous.
— Si ! Je ne suis pas très doué en arabe mais j’en sais assez pour traduire le titre et le nom du poète qui l’a écrit.
Il se tourna alors vers Kaempffer.
— La réponse à votre problème se trouve peut-être dans les pages de ce livre. Je vais m’y mettre dès ce soir. Mais il me faut d’abord voir les cadavres.
— Quoi ? s’écria le capitaine Woermann, qui s’était repris.
— Je veux examiner les blessures, pour voir s’il y a quelque chose de rituel dans leur mort.
— Nous allons vous y escorter immédiatement, dit le major, qui fit appeler deux hommes des einsatzkommandos.
Magda ne souhaitait pas les accompagner mais l’idée de rester seule dans cette pièce lui déplaisait encore plus ; elle poussa donc le fauteuil de son père vers l’escalier. Là, les deux SS soulevèrent le fauteuil et le portèrent jusqu’en bas des marches. Il faisait froid dans la cave. Magda regrettait d’y être venue.
— Que pensez-vous de ces croix. Professeur ? demanda Woermann alors qu’ils s’engageaient dans le couloir. Quelle est leur signification ?
— Je n’en sais rien. Il n’y a pas la moindre légende à leur sujet. Certains disent seulement que le donjon est l’œuvre d’un pape. Mais le XVe siècle était une époque de crise pour le Saint Empire romain, et le donjon se trouve dans une région constamment menacée par les Turcs ottomans. De sorte que la théorie papale est des plus absurdes.
— Les Turcs pourraient en être les auteurs ?
— Impossible, fit Papa, en secouant la tête. Ce n’est pas leur style architectural et la croix n’est pas un motif turc.
— Et qu’en est-il du type de croix ?
Le capitaine paraissait sincèrement intéressé par le donjon et Magda lui répondit avant Papa ; le mystère des croix la fascinait depuis des années.
— Nul ne pourrait vous renseigner. Mon père et moi-même avons compulsé d’innombrables ouvrages d’histoire chrétienne, romaine ou slave, et nous n’avons jamais découvert de croix qui ressemblât à celles-ci. Si nous leur avions trouvé un précédent historique, nous aurions peut-être pu établir un lien entre celui qui les a dessinées et le donjon. Mais nous n’avons rien trouvé. Ces croix sont uniques, comme la structure qui les abrite.
Elle aurait pu continuer ainsi très longtemps – cela l’empêchait de penser à ce qui l’attendait dans les sous-sols – mais le capitaine ne lui accordait pas beaucoup d’attention. Uniquement parce qu’elle était une femme. Les hommes étaient-ils donc tous les mêmes, en Allemagne comme en Roumanie.
— Encore une question, dit le capitaine à l’adresse de Papa. Savez-vous pourquoi il n’y a jamais d’oiseaux dans ce donjon ?
— A dire vrai, je ne l’avais jamais remarqué.
Magda se rendit alors compte que son cerveau n’avait jamais enregistré ce phénomène… jusqu’à cet instant.
Ils étaient arrivés devant le mur éboulé. Les gravats avaient été déblayés. Magda sentit un courant d’air froid venir de l’ouverture pratiquée dans le sol, et elle chercha dans la pochette accrochée au dossier du fauteuil les gants de cuir de Papa.
— Il vaut mieux que tu les remettes, dit-elle, en lui tendant le gant de la main gauche.
— Il en a déjà ! s’écria Kaempffer, impatient.
— Ses mains sont très sensibles au froid, dit Magda en lui présentant l’autre gant. C’est une des conséquences de sa maladie.
— Et quelle est cette maladie ? demanda Woermann.
— La sclérodermie.
Magda lut l’ignorance sur le visage des deux Allemands. Papa prit alors la parole :
— Moi-même n’en avais jamais entendu parler avant d’en être atteint. En fait, les deux premiers docteurs qui m’ont examiné ont établi un mauvais diagnostic. Je n’entrerai pas dans le détail et je vous dirai seulement qu’elle n’affecte pas que les mains.
— Fort bien, mais comment affecte-t-elle vos mains ? demanda Woermann.
— Une baisse de température soudaine interdit la circulation du sang dans mes doigts et je risque la gangrène si je n’en prends pas le plus grand soin. C’est pour cela que je porte des gants jour et nuit. Voilà. Maintenant, je suis à vous.
Déjà entrée dans le puits. Magda se mit à frissonner.
— Il fait bien trop froid pour toi, Papa.
— Il n’est pas question de monter les corps, dit Kaempffer.
Il fit signe aux deux SS de transporter le fauteuil et son occupant dans le sous-sol. Magda se tenait tout près de son père et craignait de voir les hommes glisser sur les marches humides ; elle ne se calma que lorsqu’ils eurent déposé le fauteuil sur la terre battue.
Un des hommes roula Papa vers les huit formes recouvertes chacune d’un drap. Magda resta en arrière, car elle savait qu’elle ne pourrait supporter cette vision. Mais elle remarqua que le capitaine Woermann avait également l’air très mal à l’aise.
Un sous-sol… son père et elle-même avaient visité le donjon à plusieurs reprises, et ils n’en avaient jamais envisagé l’existence. Elle se frotta les mains pour tenter de se réchauffer. Il faisait si froid…
Elle regarda autour d’elle avec appréhension, redoutant d’apercevoir des rats. Leur nouvelle maison de Bucarest avait un grenier infesté de rats ; elle savait que sa répulsion était hors de mesure mais elle ne pouvait se maîtriser. Ils l’emplissaient d’horreur et de dégoût… leurs mouvements furtifs, cette queue sinueuse… ils la rendaient malade.
Magda était trop loin pour entendre ce que les hommes se disaient en découvrant chaque cadavre. La voix de son père ne lui fut intelligible que lorsqu’ils revinrent vers elle, leur macabre inspection achevée.
— Il m’est impossible de trouver quoi que ce soit de rituel dans ces blessures. Si l’on excepte l’homme qui a été décapité, la mort semble avoir été causée à chaque fois par le sectionnement des principaux vaisseaux sanguins du cou. Il n’y a pas de traces de dents, animales ou humaines, bien que ces coupures n’aient pas été provoquées par un instrument. Ces gorges ont été arrachées, déchiquetées, si l’on peut dire, mais je ne saurais préciser comment.
Comment Papa pouvait-il prendre un ton aussi clinique pour évoquer de telles choses ?
— Une fois de plus, vous avez réussi à ne rien nous apprendre ! lança le major Kaempffer, menaçant.
— Il faut dire que vos éléments sont plutôt minces, vous ne trouvez pas ?
Le major s’éloigna sans daigner répondre. Le capitaine Woermann fit alors claquer ses doigts.
— Les mots inscrits sur le mur en lettres de sang ! Ils appartiennent à une langue inconnue !
Le regard de Papa s’alluma.
— Montrez-les-moi !
Le fauteuil fut une nouvelle fois transporté et Magda suivit le petit groupe de l’autre côté de la cour. Elle se chargea ensuite de pousser son père dans un petit couloir, jusqu’à l’inscription brunâtre portée sur le mur.
Magda remarqua que les jambages variaient en épaisseur mais qu’ils avaient à peu près tous la taille d’un doigt humain. Cette pensée la fit frissonner. Elle étudia les mots. Elle reconnut la langue dans laquelle ils étaient écrits et eût facilement pu les traduire si son esprit avait accepté de se concentrer sur autre chose que ce qui avait servi d’encre.
— Savez-vous ce que cela signifie ? demanda Woermann.
— Oui, fit Papa en hochant la tête.
Il était littéralement fasciné par l’inscription qui s’étalait devant lui.
— Eh bien ? dit Kaempffer.
Magda voyait fort bien que la simple idée de dépendre d’un Juif lui faisait horreur, et Papa aurait dû prendre garde de ne pas le provoquer inutilement.
— Cela veut dire : Etrangers, quittez ma demeure ! A l’impératif.
Sa voix avait quelque chose de mécanique. Les mots le troublaient outre mesure.
Kaempffer plaqua la main contre l’étui de son revolver.
— Voilà qui est clair ! Les morts ont un mobile politique !
— Peut-être. Mais cet avertissement, cette prière – appelez cela comme vous voudrez – est rédigée en slavon. C’est une langue morte, comme le latin. Et les lettres sont tracées à l’ancienne. J’en suis absolument certain, j’ai lu suffisamment de vieux manuscrits pour vous l’affirmer.
L’esprit de Magda pouvait se concentrer sur les mots maintenant que Papa avait identifié la langue. Et elle croyait savoir ce qu’ils dégageaient de si troublant.
— Messieurs, poursuivit le professeur Cuza, votre tueur est un érudit particulièrement doué. A moins qu’il ne s’agisse d’une personne vieille d’un demi-millénaire.