Le capitaine Woermann était installé devant le chevalet. Il avait eu l’intention de s’obliger à effacer l’ombre du pendu. Mais à présent, la palette à la main, il se rendait compte qu’il n’en avait plus du tout envie. L’ombre resterait là. Cela n’avait aucune importance parce qu’il n’emporterait pas le tableau avec lui. Il voulait que personne n’évoque cet endroit après son départ. Son éventuel départ.
Dehors, toutes les lampes du donjon étaient allumées et les sentinelles armées jusqu’aux dents allaient par paire, prêtes à tirer à la moindre provocation. Le revolver de Woermann était posé sur son sac de couchage, rangé dans l’étui, oublié.
Il s’était forgé une théorie ; même s’il ne la prenait pas au sérieux, c’était celle qui intégrait le maximum de faits et apportait une solution à la plupart des mystères. Le donjon était vivant. Cela expliquait pourquoi personne n’avait jamais pu voir la chose qui avait tué les hommes, la traquer ou découvrir son repaire. Le donjon était le seul assassin.
Il y avait pourtant une chose qui ne collait pas avec cette théorie. Une chose capitale. Le donjon ne s’était pas montré malveillant dès leur arrivée. Bien sûr, les oiseaux évitaient d’y nicher, mais Woermann n’avait rien senti de mauvais jusqu’à l’instant où la croix fut descellée du mur de la cave. Le donjon s’était alors transformé et avait eu soif de sang.
Personne n’avait jamais vraiment exploré les sous-sols. En fait, cela n’était pas apparu nécessaire. Les sentinelles n’avaient aperçu qui que ce soit entrer ou sortir par la brèche. Peut-être faudrait-il explorer les sous-sols. C’était peut-être dans ces cavernes que battait le cœur du donjon. C’était là qu’il fallait chercher. Non, cela prendrait un temps fou. Les cavernes avaient peut-être plusieurs kilomètres de long et, franchement, personne n’avait très envie de s’y aventurer. La nuit y était éternelle. Et la nuit était devenue le pire ennemi. Seuls les cadavres se moquaient bien d’y séjourner.
Les cadavres… avec leurs bottes pleines de boue et leurs draps froissés. Woermann ne cessait d’y penser. La boue sur les bottes l’obsédait et, surtout, le troublait de façon incompréhensible.
Immobile, il continua de regarder fixement le tableau.
Kaempffer était assis en tailleur, un Schmeisser sur les genoux. Il ne cessait de trembler et comprenait à présent à quel point une terreur permanente peut être épuisante.
Il fallait qu’il quitte cet endroit !
Faire sauter le donjon dès demain, c’était cela la meilleure solution ! Placer les charges et tout réduire en poussière après déjeuner. Ainsi, il passerait la nuit de samedi à Ploiesti, sur un vrai matelas, sans sursauter au moindre bruit ou au plus infime courant d’air.
C’était hélas impossible. S’il partait dès demain, ses états de service en pâtiraient. Il ne devait pas être à Ploiesti avant lundi et on comptait sur lui pour profiter de cet intervalle pour régler les problèmes du donjon. Il ne pourrait miner le donjon qu’en dernier ressort. Le Commandement Suprême avait décidé de faire surveiller le défilé et ce donjon constituait un poste d’observation idéal. Il ne pouvait pas le faire sauter.
Il entendit les pas mesurés de deux einsatzkommandos dans le couloir. Le palier était doublement gardé, il s’en était assuré par lui-même. Bien qu’un coup de fusil ne pût rien contre l’auteur des crimes – non, il espérait tout simplement que les gardes seraient tués avant lui et qu’il survivrait encore une fois. Toute la journée, il avait forcé les hommes à démanteler les murailles, et ils n’avaient pas trouvé le moindre passage secret menant à ses appartements, pas la plus petite cachette.
Malgré cela, il avait peur, et il grelottait.
Le froid et les ténèbres envahirent à nouveau la pièce mais Cuza se sentait trop faible, trop malade, pour tourner son fauteuil et faire face à Molasar. Il n’avait plus de codéine et souffrait atrocement des articulations.
— Comment faites-vous pour entrer et sortir de cette pièce ? demanda-t-il, n’ayant rien de mieux à dire.
Il avait observé le bloc de pierre en espérant le voir pivoter devant Molasar, mais celui-ci était apparu derrière lui.
— Je me déplace d’une façon qui ne nécessite ni portes ni passages secrets. C’est une méthode qui échapperait totalement à votre entendement.
— S’il n’y avait que cela, murmura Cuza, incapable de dissimuler son désespoir.
La journée avait été maussade. En plus de la douleur qui ne lui avait pas laissé une seconde de répit, il avait vu l’espoir de sauver son peuple s’évanouir en un instant. Il avait envisagé de signer une sorte de pacte avec Molasar. Mais dans quel but ? La fin du major ? Magda ne s’était pas trompée ce matin : neutraliser Kaempffer ne ferait que retarder l’inévitable. La situation pourrait même empirer. Il y aurait certainement de terribles représailles contre les Juifs de Roumanie si un officier SS chargé d’édifier un camp de la mort se faisait assassiner. Un autre officier serait désigné pour prendre ses fonctions à Ploiesti. La semaine prochaine, le mois prochain – les Allemands avaient tout leur temps. Ils remportaient toutes les victoires et conquéraient tous les pays. Rien ne semblait pouvoir les arrêter. Et, quand ils auraient finalement la mainmise sur le monde entier, ils pourraient mener à bien la politique raciale du dément qui leur servait de chef.
En fin de compte, tout ce que pourrait entreprendre un professeur infirme se révélerait vain.
Et puis, il y avait surtout le fait irrécusable que Molasar redoutait la croix !
Molasar pénétra dans son champ de vision et se planta devant lui. Comme c’est étrange, se dit Cuza. Peut-être me suis-je complètement renfermé sur moi-même, à moins que je ne me sois habitué à Molasar. Ce soir, il n’éprouvait pas la même gêne en présence de Molasar. Peut-être était-il devenu complètement insensible.
— Je crois que vous allez mourir, dit Molasar sans le moindre préambule.
Cuza sursauta.
— De vos mains ?
— Non, tout seul.
Molasar était-il capable de lire dans les pensées ? C’était une idée qu’il avait retournée en tous sens : la fin de sa vie serait une solution à tous ses problèmes. Elle libérerait Magda. Elle pourrait s’enfuir dans les collines et échapper à Kaempffer, à la Garde de Fer, à tous les autres. Oui, cette idée lui était venue, mais il n’avait aucun moyen de la mettre en pratique.
— Peut-être, dit Cuza en évitant son regard, mais cela se passera peut-être dans le camp de la mort du major Kaempffer.
— Un camp de la mort ? répéta Molasar en se penchant vers lui. Qu’est-ce que cela ? Un endroit où les gens se rendent pour mourir ?
— Non, plutôt un endroit où l’on amène les gens pour les tuer. Le major va bientôt construire un de ces camps non loin d’ici.
— Pour tuer des Valaques ?
Sous l’effet de la fureur, les lèvres de Molasar se retroussèrent sur ses dents anormalement longues.
— Un Allemand est ici, qui veut tuer mon peuple ?
— Il ne s’agit pas de votre peuple, dit Cuza qui ne pouvait contrôler son désespoir, mais de Juifs. Je ne pense pas que leur sort vous intéresse.
— Moi seul peux décider de ce qui m’intéresse ! Mais pourquoi des Juifs ? Il n’y en a pas en Valachie – du moins, pas assez pour qu’on s’en préoccupe.
— C’était vrai à l’époque où vous avez édifié ce donjon. Mais nous avons été chassés d’Espagne et des autres pays de l’ouest de l’Europe. La plupart se sont établis en Turquie mais bon nombre ont préféré la Pologne, la Hongrie et la Valachie.
— Nous ? fit Molasar, étonné. Vous êtes juif ?
Cuza hocha la tête. Il s’attendait à entendre l’ancien boyard se répandre en blasphèmes antisémites. Mais Molasar dit :
— Vous êtes aussi un Valaque.
— La Valachie et la Moldavie ont formé un pays appelé Roumanie.
— Peu importe les noms. Êtes-vous nés ici, vous et les autres Juifs destinés au camp de la mort ?
— Oui, mais…
— Alors, vous êtes des Valaques !
Cuza sentait que Molasar perdait patience mais il lui devait une explication :
— Nos ancêtres étaient des émigrants et…
— C’est la même chose ! Mon grand-père est venu de Hongrie. Mais moi, qui suis né sur cette terre, je n’en suis pas moins valaque ! Et il en est de même pour les Juifs dont vous me parlez : ce sont des Valaques, mes compatriotes !
Molasar se redressa avec fierté pour ajouter :
— Et je ne permettrai pas à un Allemand de venir dans mon pays pour tuer mes compatriotes !
Voilà qui est typique ! se dit Cuza. Je suis sûr qu’il ne s’est jamais élevé contre les déprédations commises à l’encontre des paysans par les autres boyards. De même qu’il n’a jamais protesté contre les empalements chers à Vlad Tepes. Il était tout à fait normal que la noblesse de Valachie décimât la populace ! Mais un étranger, pensez donc !
Molasar s’était retiré dans l’ombre.
— Parlez-moi de ces camps de la mort.
— J’aimerais mieux ne pas le faire, c’est trop…
— Dites-moi tout !
— C’est bien, fit Cuza en soupirant. Le premier camp a été édifié à Buchenwald, ou peut-être à Dachau, il y a huit ans de cela. Mais il y en a bien d’autres : Flossenburg, Ravensbrück, Natzweiler, Auschwitz, sans compter tous ceux dont je ne connais même pas le nom. Et il y en aura bientôt un en Roumanie – en Valachie, si vous préférez. Ces camps ont tous la même finalité : le regroupement de millions d’hommes et de femmes, qui connaîtront ensuite la torture, l’humiliation, les travaux forcés puis l’extermination.
— Des millions ?
Il était clair que Molasar était troublé par cette révélation. Ombre tapie dans l’ombre, il parlait avec une certaine frénésie.
— Oui, des millions, répéta Cuza d’une voix ferme.
— Je vais tuer ce major allemand !
— Cela ne servira à rien. Ils sont des milliers comme lui ; vous pourriez en tuer un certain nombre mais ce serait finalement eux qui apprendraient à vous tuer.
— Qui les envoie ?
— Leur chef est un homme nommé Hitler qui…
— Un roi ? Un prince ?
— Non… je crois que le mot voevod serait le plus approprié.
— Ah ! Un seigneur de la guerre ! Eh bien, je le tuerai, et il n’enverra plus personne !
Molasar avait énoncé cela si naturellement que Cuza mit quelque temps à saisir sa pensée.
— Qu’avez-vous dit ?
— Le seigneur Hitler – dès que j’aurai recouvré toutes mes forces, je m’abreuverai de son sang !
Cuza se sentait comme un noyé à qui l’on tire subitement la tête hors de l’eau.
— Mais c’est impossible ! Il est extrêmement bien protégé et réside à Berlin !
Molasar se montra alors en pleine lumière. Une sorte de sourire barrait son visage.
— La protection du seigneur Hitler ne sera pas plus efficace que celle des laquais qui ont envahi ce donjon. Je m’emparerai de lui si tel est mon bon plaisir, quel que soit le nombre de portes et d’hommes d’armes qui me séparent de lui. Peu importe également le pays où il se trouve, je l’atteindrai dès que je serai assez fort !
Cuza ne pouvait plus cacher son émotion. L’espoir, enfin, un espoir plus grand que tout ce dont il aurait pu rêver !
— Quand ? Quand vous rendrez-vous à Berlin ?
— Je serai prêt demain soir. Je serai assez fort quand j’aurai tué tous les envahisseurs.
— Eh bien, je suis heureux qu’ils ne m’aient pas écouté quand je leur ai conseillé de quitter le donjon.
— Vous avez fait quoi ?
Molasar avait poussé un véritable hurlement et ses mains se tordaient frénétiquement comme s’il se retenait de lacérer le visage de Cuza.
— Je suis désolé, dit Cuza, je croyais que cela correspondait à votre désir…
— Je ne désire qu’une chose, leur vie ! Et si je veux autre chose, je vous le ferai savoir et vous m’obéirez en tout point !
— Oui, oui, bredouilla Cuza, qui semblait avoir oublié avec quelle sorte de créature il était en train de discuter.
— C’est bien, car il me faut l’aide d’un mortel. Il en a toujours été ainsi. Limité que je suis aux heures sombres, j’ai besoin de quelqu’un qui puisse agir en plein jour et effectuer pour moi certains préparatifs. Dans le passé, je me suis adjoint des hommes dont les appétits étaient différents du mien – et différents de ceux de leurs contemporains. Je les ai récompensés en leur fournissant le moyen de satisfaire ces appétits. Mais vous… je crois que votre prix est en accord avec mes propres désirs. Nous luttons dès maintenant pour une cause commune.
Cuza contempla ses pauvres mains déformées par la maladie.
— Je ne crois pas que je ferai un très bon agent.
— La mission que je vous confierai demain soir est des plus simples : un objet qui m’est précieux doit être ôté de ce donjon et dissimulé dans les collines. Je serai alors libre de poursuivre et de détruire ceux qui en veulent à mes compatriotes.
Une sensation étrange s’empara de Cuza. Il se mit à imaginer Hitler et Himmler tremblant devant Molasar puis il vit leurs cadavres dépecés, décapités, exhibés à l’entrée d’un camp de la mort dépeuplé. Ce serait la fin de la guerre, le salut de son peuple ! L’avenir s’ouvrirait devant Magda, ce serait la fin d’Antonescu et de la Garde de Fer, sa réintégration à l’Université.
Il retomba brutalement dans la réalité. Comment pourrait-il porter quoi que ce soit hors du donjon ? Comment pourrait-il gagner les collines alors que ses forces ne lui permettaient même pas de franchir la porte ?
— Il vous faudra un homme valide, dit-il à Molasar d’une voix qui semblait devoir se briser. L’invalide que je suis ne vous serait d’aucun secours.
Il sentit plus qu’il ne vit Molasar faire le tour de la table et se placer à côté de lui. Il y eut une légère pression sur son épaule – la main de Molasar. Il leva alors les yeux et vit Molasar qui le regardait. Le sourire aux lèvres.
— Je crois que l’étendue de mes pouvoirs vous surprendra.