XVI

DELTA DU DANUBE, ROUMANIE ORIENTALE
Mercredi 30 avril
10 heures 35

La terre était à nouveau en vue, après seize interminables heures de frustration, longues chacune comme des jours sans fin.

Le rouquin se tenait à la proue et regardait en direction des côtes. Le sardinier avait traversé l’étendue monotone de la mer Noire à un rythme régulier, bien trop lent toutefois pour son unique passager. Au moins, il ne s’était pas fait arrêter par les patrouilleurs roumains ou russes qu’il avait doublés. Cela aurait été catastrophique.

Devant lui s’étirait le delta complexe par lequel le Danube se jetait dans la mer Noire. Le littoral verdâtre et marécageux se caractérisait par d’innombrables petites baies. Accoster ne serait pas très difficile mais il perdrait beaucoup de temps à tenter de regagner les terres plus fermes de l’intérieur. Et le temps était compté !

Il fallait qu’il trouve une solution.

Il contempla le delta, puis la barre du bateau, puis à nouveau le delta. Le tirant d’eau du sardinier était assez faible, il pourrait sans dommage naviguer par trois ou quatre pieds d’eau, remonter une partie du delta à contre-courant et atteindre le Danube…

Il fouilla dans sa ceinture et en sortit deux pièces mexicaines de cinquante pesos. Leur poids total devait avoisiner les soixante-dix grammes d’or. Il les montra au Turc et, s’adressant à lui dans sa propre langue, dit :

— Kiamil ! Deux autres pièces si tu me fais remonter le courant !

Le pêcheur regarda les pièces sans dire un mot. Il avait déjà suffisamment d’or dans la poche pour devenir l’homme le plus riche du village. Du moins pendant quelque temps. Car rien ne dure éternellement, et il lui faudrait ensuite repartir hisser les filets. Deux pièces de plus n’étaient pas à négliger.

Le rouquin observa Kiamil qui, mentalement, effectuait des calculs. Il y avait beaucoup à gagner, mais les risques n’étaient pas absents : il faudrait voyager de jour, longer la rive au plus près et, surtout, s’aventurer dans des eaux roumaines avec une embarcation immatriculée en Turquie.

C’était de la folie. Au cas où, par miracle, ils rejoindraient sains et saufs le port de Galatzi, comment ferait-il pour redescendre le fleuve ? Il serait intercepté, emprisonné. Le rouquin parviendrait toujours à se tirer d’affaire. Mais lui, Kiamil, y perdrait son bateau et peut-être même la vie.

Le jeu n’en valait pas la chandelle. Kiamil repoussa les pièces.

— Cela ne fait rien, dit le rouquin. Restons-en à notre accord d’origine. Débarque-moi n’importe où.

Le vieux Turc soupira de soulagement quand le rouquin rangea les pièces dans sa ceinture. La vue de tout cet or risquait de lui faire perdre la tête.

Le rouquin jeta sur son épaule la couverture dans laquelle était enfermé tout son bien et prit sous son bras la longue caisse de bois. Kiamil renversa le moteur quand la proue fut assez proche du rivage, et le rouquin sauta à terre.

Il se retourna pour dire adieu au Turc qui, déjà, faisait marche arrière.

— Kiamil ! cria-t-il. Tiens, attrape !

Il lui lança les deux pièces mexicaines, qu’une vieille main calleuse s’empressa d’attraper au vol.

Les oreilles pleines de bénédictions bruyantes au nom de Mahomet et de tout ce qu’il y avait de sacré dans l’Islam, le rouquin fit demi-tour et s’enfonça dans les marais. Il allait devoir affronter des nuées d’insectes, des serpents venimeux, des sables mouvants. Puis les hommes de la Garde de Fer. Mais rien ne pourrait l’arrêter ; il serait ralenti dans sa progression, tout au plus. Car ces dangers n’étaient rien en comparaison de ce qu’il savait trouver à une demi-journée de cheval en direction de l’ouest, au col de Dinu.

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