La tour était plongée dans le noir. C’était bien plus qu’une simple obscurité – c’étaient les ténèbres que seul Rasalom pouvait engendrer. Glaeken y pénétra mais il n’était pas totalement démuni. Son épée runique projetait des lueurs bleu pâle, et les représentations de la garde incrustées dans la muraille répondaient à la présence du modèle original en émettant une lumière blanche et jaune dont les lentes pulsations semblaient suivre le rythme de quelque cœur gigantesque.
Glaeken courut jusqu’au deuxième étage avant de s’arrêter, tous les sens en alerte. L’air était chargé de danger. Rasalom l’attendait, quelque part au-dessus de lui.
Soudain, il sentit les blocs de pierre du palier se mettre à vibrer. Il ne savait pas ce que signifiait ce phénomène et n’en connaissait pas la cause, mais une chose était certaine : il lui fallait fuir.
Il avait à peine atteint les marches menant au troisième étage qu’un fracas épouvantable retentit derrière lui. Toute la partie inférieure de l’escalier s’était écroulée, et des nuages de poussière s’élevaient des décombres.
Il se plaqua contre le mur pour reprendre son souffle. Il était clair que cet effondrement n’avait rien de naturel. Rasalom en était l’auteur, mais dans quel but agissait-il ainsi ?
Il était tout près du troisième étage quand il sentit quelque chose frôler son visage. De la terre. Sans réfléchir, il se colla à la paroi. Un énorme bloc de pierre passa à quelques centimètres de lui pour rejoindre l’éboulis situé en contrebas.
Que cherchait donc Rasalom ? Avait-il le moindre espoir de le blesser ? C’était absurde, puisque l’un et l’autre savaient que leur ultime confrontation était désormais inévitable.
Le troisième étage était désert. Tout était immobile et personne ne semblait se tapir dans l’obscurité. Mais à nouveau, la tour se mit à trembler. Le palier fut secoué comme par une main invisible, des moellons d’une taille énorme furent projetés en tous sens avant de sombrer dans le gouffre béant.
Peut-être Rasalom espérait-il ensevelir Glaeken sous des tonnes de pierres, jusqu’au jour où un villageois viendrait fouiller les décombres et découvrir l’épée runique. Il la sortirait du donjon pour l’emporter chez lui et, alors, Rasalom serait enfin libre de déferler sur le monde. C’était une possibilité, mais Glaeken était persuadé que Rasalom avait une autre idée en tête.
Magda vit Glaeken disparaître dans la tour. Elle éprouva un instant le désir de s’élancer à sa poursuite mais Papa avait besoin d’elle, plus que jamais. Le cœur brisé, elle détourna ses pensées de Glaeken pour se consacrer aux blessures de son père.
Son état était des plus graves. Le sang ruisselait littéralement sur son corps et formait une flaque qui s’étalait sur les poutres de la chaussée.
Soudain, il ouvrit tout grands les yeux et lui présenta un visage d’une pâleur infinie.
— Magda, fit-il, d’une voix mourante.
— Ne parle pas, économise tes forces…
— Cela ne sert plus à rien… Pardonne-moi…
— Tais-toi !
Elle se mordit la lèvre. Il ne va pas mourir, c’est impossible !
— Je dois parler. Après, il sera trop tard.
— Ne dis pas…
— Je voulais que la paix revienne, c’est tout. Je ne te voulais pas de mal. Il faut que tu saches…
Un bruit épouvantable la fit sursauter. On eût dit que le donjon tout entier se mettait à vaciller. Horrifiée, Magda vit des nuages de poussière s’échapper des fenêtres du deuxième et du troisième étage de la tour. Glaeken !
— Je ne suis qu’un vieil imbécile, dit Papa d’une voix quasi imperceptible. J’ai renié ma foi et tout ce qui m’était le plus cher au monde, y compris toi-même, ma fille. Et tout cela à cause de ses mensonges. J’ai même causé la mort de celui que tu aimes.
— Ne t’en fais pas, dit-elle. L’homme que j’aime est toujours vivant ! Il est dans la tour et il va mettre un terme à toutes ces horreurs.
Papa s’efforça de lui sourire.
— Je lis dans tes yeux tout ce que tu ressens pour lui… si un jour tu as des fils…
Il y eut un autre bruit, plus fort que le précédent, et la tour s’enveloppa de nuées de poussière. Quelqu’un se profilait au sommet du donjon. Magda baissa les yeux vers son père : son regard était vide, sa poitrine immobile.
— Papa ?
Elle le secoua par les épaules, pressa sa poitrine, lui serra la main.
— Papa ! Réveille-toi, je t’en prie ! Réveille-toi !
Elle se souvint de la haine qu’elle avait éprouvée à son égard, la nuit dernière. Et maintenant… elle aurait donné n’importe quoi pour qu’il l’écoute, ne fût-ce qu’une seule minute, pour qu’il l’entende dire qu’elle le pardonnait, qu’elle l’aimait et le respectait, que rien n’avait changé entre eux ! Papa ne pouvait pas mourir sans savoir !
Glaeken ! Oui, Glaeken trouverait une solution ! Elle se tourna vers le donjon et vit qu’il n’y avait plus une mais deux silhouettes dressée au bord du parapet.
Glaeken s’élança jusqu’au cinquième étage tout en évitant les blocs qui ne cessaient de tomber dans la cage de l’escalier. Il découvrit Rasalom debout au bord du toit. En contrebas, le col de Dinu était encore enfoui dans la brume ; à l’horizon de l’est, la crête des montagnes flamboyait déjà sous les rayons du soleil levant.
Rasalom était de dos, complètement immobile. Glaeken s’approcha lentement de lui, l’arme à la main. Mais l’autre ne se retourna pas.
Il se contenta de lui adresser la parole, utilisant pour ce faire la Langue Oubliée :
— Voici donc que nous nous retrouvons, barbare.
Glaeken ne répliqua pas. Il préférait nourrir sa haine, attiser le feu de sa colère en pensant à ce que Rasalom avait fait subir à Magda. La haine lui était nécessaire pour assener le coup de grâce. Cinq siècles plus tôt, il avait faibli au moment suprême et avait emprisonné Rasalom au lieu de l’abattre. Cela ne se reproduirait pas. Leur guerre éternelle allait trouver une fin.
— Approche, Glaeken, dit Rasalom d’un ton qui se voulait conciliant. Il me semble que l’heure fatidique a sonné.
— Oui, siffla Glaeken entre ses dents.
Il regarda vers la chaussée et vit la silhouette minuscule de Magda agenouillée auprès de son père blessé à mort. La fureur le submergea et il parcourut les derniers pas qui le séparaient de Rasalom, l’épée levée comme pour le décapiter.
— Une trêve ! s’écria Rasalom, le visage décomposé.
— Il n’en est pas question !
— La moitié d’un monde ! Je t’offre la moitié d’un monde, Glaeken ! Nous nous partagerons cette terre, tu pourras garder avec toi tous ceux que tu désires, et moi, je prendrai l’autre moitié !
Glaeken abaissa puis brandit plus haut son arme.
— C’en est fini des demi-mesures !
Rasalom attaqua alors Glaeken sur son point le plus sensible.
— Tue-moi et tu scelleras ton propre destin !
— Où cela est-il écrit ? s’écria Glaeken, qui sentit toutefois sa volonté vaciller.
— Cela n’a pas besoin d’être écrit ! C’est évident ! Tu ne continues à exister que pour t’opposer à moi. Élimine-moi et tu supprimeras ta raison d’être. Ma mort sera la tienne !
Oui, c’était évident. Glaeken avait redouté cet affrontement dès l’instant où, à Tavira, il avait pris conscience de la libération de Rasalom. Malgré tout, il n’avait pu s’empêcher d’espérer que la mort de Rasalom ne serait pas un acte suicidaire.
Mais c’était un espoir bien futile. Il devait voir la vérité en face. Le choix que lui proposait Rasalom était des plus clairs : frapper maintenant et disparaître, ou envisager une trêve.
Pourquoi pas ? La moitié d’un monde valait toujours mieux que la mort. Il serait vivant, et il aurait Magda à ses côtés…
Rasalom avait dû deviner ses pensées.
— Tu sembles aimer cette fille, dit-il, les yeux tournés vers la chaussée. Tu pourrais la garder auprès de toi. C’est un brave petit insecte, n’est-ce pas ?
— C’est donc tout ce que nous sommes pour toi, des insectes ?
— « Nous », dis-tu ? Es-tu romantique au point de te croire encore des leurs ? Nous sommes bien au-delà de tout ce qu’ils pourraient jamais espérer ! Nous devrions nous unir et nous partager le monde au lieu de nous livrer cette guerre ridicule !
— Je ne me suis jamais éloigné des hommes et j’ai toujours tenté de vivre comme eux.
— Tu sais bien que tu n’es pas un homme ordinaire ! Ils meurent alors que tu continues de vivre ! Tu ne peux pas être l’un d’eux ! Demeure ce que tu es – un être supérieur ! Soyons alliés et nous les dominerons. Tue-moi, et nous mourrons tous les deux !
Glaeken hésita. Si au moins il disposait d’un peu plus de temps pour réfléchir. Il voulait se débarrasser de Rasalom, une fois pour toutes. Mais il ne voulait pas mourir. Surtout après avoir trouvé Magda. L’idée de la laisser seule lui était insupportable.
Et puis, les mots de Magda lui revinrent en mémoire : Je savais que tu viendrais.
Malgré lui, Glaeken avait abaissé son arme, et un sourire hideux s’était dessiné sur les lèvres de Rasalom. Mais maintenant, sa résolution était prise. Pour Magda !
Il dressa très haut son arme, mais c’est à cet instant précis que le soleil levant apparut au-dessus des montagnes. Son éclat soudain l’aveugla. Et Rasalom plongea vers lui.
En un éclair, Glaeken comprit pourquoi Rasalom avait cherché à le retarder dans l’escalier du donjon et pourquoi il s’était montré si bavard. Il avait attendu que le soleil projette ses feux pour se jeter sur lui. Et cet instant était venu.
Glaeken ne pouvait pas bouger. Il lui était impossible de faire un bond de côté et il ne pouvait pas davantage reculer. Le précipice s’ouvrait à quelques centimètres de lui. Tout ce qui lui était permis, c’était d’abattre son arme pour frapper à mort Rasalom. Le reste n’avait plus d’importance.
Rasalom le heurta de toutes ses forces en pleine poitrine. Il se sentit déséquilibré et entraîné dans le vide mais il ne pensa qu’à son épée. Et d’un coup formidable, il en enfonça la pointe entre les omoplates de Rasalom. Il poussa un hurlement de douleur et de rage tout en tentant de se redresser, mais il était trop tard. L’un et l’autre basculèrent dans le ravin.
Le cri de Rasalom s’interrompit brusquement pendant leur chute vers les rochers perdus dans la brume. Ses yeux sombres, incrédules, se posèrent sur Glaeken. Même maintenant, Rasalom refusait d’admettre qu’il allait mourir. Pourtant, l’épée runique dévorait son corps et son essence. Sa peau se mit à blanchir, à se dessécher, à se décomposer. Et ce ne fut bientôt plus qu’un amas de poussière que déjà le vent emportait.
A l’instant d’entrer dans la nappe de brouillard, Glaeken se tourna vers la chaussée. Il entrevit le visage épouvanté de Magda, leva une main en signe d’adieu.
Puis il s’écrasa sur les rochers.
Folle de douleur, Magda s’élança sur la chaussée. Glaeken était tombé, Glaeken était mort ! Mon Dieu, c’est impossible, Papa et puis maintenant, Glaeken !
Arrivée au bout de la chaussée, elle dévala la pente qui menait au ravin. Il avait survécu une fois – cela pouvait bien se reproduire ! Je vous en supplie, mon Dieu ! Elle courut sur les pierres sans se préoccuper des ronces et des arêtes vives qui lui déchiraient les jambes. Les cailloux roulaient sous ses pieds et elle glissait à chaque pas, mais cela ne faisait rien.
Le soleil n’était pas encore très haut mais sa chaleur dissipait progressivement le brouillard. Elle accéléra l’allure, tant bien que mal, se forçant à ne pas penser au corps de Papa qui gisait sur la chaussée, là-haut, seul à tout jamais.
Haletante, elle franchit le ruisseau pour gagner la base de la tour. Là, elle chercha frénétiquement parmi les blocs rocheux quelque signe de vie. Mais elle ne trouva rien.
— Glaeken ?
Sa voix rauque résonnait lugubrement.
— Glaeken ?
Pas de réponse.
Et pourtant, il fallait bien qu’il fût ici !
Quelque chose brillait à terre, à quelques mètres d’elle. Elle courut et vit que c’était l’épée… du moins, ce qu’il en restait. La lame s’était brisée en fragments innombrables ; parmi eux, la garde, terne, grisâtre. Une étrange alchimie s’était produite. L’or et le métal s’étaient changés en plomb. Et Magda comprit que l’épée ne servirait plus jamais à rien puisque était atteint le but pour lequel elle avait été conçue.
Rasalom était mort, l’épée était inutile. De même que l’homme qui l’avait brandie avec tant de vaillance.
Cette fois-ci, il n’y aurait pas de miracle.
Elle tomba à genoux et serra la garde contre sa poitrine avant de se mettre à sangloter, à hurler sa douleur. Elle aurait voulu se révolter, mais contre quoi ? Se battre, mais tout le monde était mort. Il n’y avait plus qu’elle au fond de ce ravin à demi enfoui sous la brume.
Elle demeura ainsi pendant de longues minutes puis tenta de trouver une raison de vivre. Il ne lui restait plus rien. Tout ce qu’elle avait chéri lui avait été arraché. Son père, Glaeken. La vie n’avait plus de sens.
Si, la vie avait encore un sens. Glaeken n’avait jamais cessé d’espérer et il avait admiré son courage. Ce serait trahir sa mémoire que de renoncer à tout.
Glaeken avait voulu qu’elle vive, et c’était pour cette raison qu’il était mort.
Elle serra plus fort la garde contre elle et ses sanglots cessèrent presque instantanément. Elle se releva et se mit à marcher droit devant elle, sans bien savoir où elle allait. Cela importait peu. Elle trouverait la force de lutter.
Et elle garderait toujours près d’elle ce fragment d’épée.