Un an et demi plus tôt, il y avait eu un autre nom sur la porte, un nom polonais, et puis aussi un titre et le nom d’un département ou d’un bureau du gouvernement polonais. Mais la Pologne n’appartenait plus à ses habitants, et le nom avait été grossièrement effacé à grands coups de peinture noire. Erich Kaempffer fit halte devant la porte et tenta de se souvenir du nom. Pas vraiment par intérêt, plutôt pour faire travailler sa mémoire. Une plaque d’acajou dissimulait les traînées noirâtres mais quelques taches apparaissaient encore çà et là. Des mots y étaient inscrits :
SS-Oberführer W. Hossbach
RSHA – Division de la Race et du Repeuplement
District de Varsovie
Il chercha à se tranquilliser. Que pouvait bien lui vouloir Hossbach ? Pourquoi cette convocation matinale ? Il se reprochait de réagir de la sorte mais aucun membre de la SS, quelle que fût sa position, pas même un officier à l’ascension aussi rapide que la sienne, ne pouvait être appelé à se rendre « sur-le-champ » au bureau de son supérieur sans éprouver une légère appréhension.
Kaempffer prit son souffle, dissimula son angoisse et poussa la porte. Le caporal qui servait de secrétaire au général Hossbach attira son attention. L’homme était nouveau, et Kaempffer vit que le soldat ne le reconnaissait pas. C’était bien compréhensible – Kaempffer avait passé l’année précédente à Auschwitz.
— Sturmbannführer Kaempffer ! lança-t-il au caporal, qui pénétra dans le bureau pour en ressortir immédiatement.
— L’Oberführer Hossbach va vous recevoir, Herr Major.
Kaempffer passa devant le caporal et entra dans la pièce, où il trouva Hossbach assis au bord de son bureau.
— Ah, Erich ! Bonjour ! dit Hossbach avec une bonne humeur qui lui était inhabituelle. Du café ?
— Non, merci, Wilhelm.
Il en avait eu très envie jusqu’à cet instant mais le sourire de Hossbach l’avait mis sur ses gardes ; et, maintenant, son estomac vide se nouait.
— Comme vous voudrez. Enlevez tout de même votre manteau, mettez-vous à l’aise.
C’était le mois d’avril mais il faisait encore froid à Varsovie. Kaempffer se débarrassa lentement de son pardessus d’officier SS ainsi que de sa casquette, qu’il accrocha soigneusement au portemanteau, obligeant ainsi Hossbach à l’observer et, peut-être, à constater leurs différences physiques. Corpulent, la cinquantaine, Hossbach perdait ses cheveux. Kaempffer avait dix ans de moins, un corps musclé et une chevelure d’un blond juvénile. Et surtout, il avait le vent en poupe.
— A propos, félicitations pour votre promotion et votre nouvelle affectation. La position de Ploiesti est capitale.
— Oui, fit Kaempffer d’un ton neutre. J’espère me montrer digne de la confiance de Berlin.
— J’en suis persuadé.
Kaempffer savait que les vœux de Hossbach étaient aussi creux que les promesses faites aux Juifs polonais. Comme tout officier SS, Hossbach aurait voulu Ploiesti pour lui tout seul. Les possibilités d’avancement et l’intérêt personnel qu’il y avait à commander le principal camp de Roumanie étaient énormes. Et il était impossible de croire à la sincérité de vœux au sein de cette monstrueuse bureaucratie créée par Heinrich Himmler, où il fallait toujours avoir un œil tourné vers la nuque vulnérable de celui qui vous précédait et l’autre vers l’individu qui marchait derrière vous.
Kaempffer profita du silence pesant pour détailler les murs et réprima un sourire amusé lorsqu’il remarqua les carrés et les rectangles de couleur plus vive laissés par les nombreux brevets et citations du précédent occupant. Hossbach n’avait pas fait repeindre la pièce. C’était typique d’un homme qui voulait faire croire qu’il était bien trop occupé par les problèmes des SS pour s’intéresser à des broutilles telles que la peinture d’un mur. Kaempffer, quant à lui, n’avait pas besoin d’afficher aussi grossièrement sa dévotion à la SS. Il consacrait chaque heure de veille à l’amélioration de sa position dans cette organisation.
Il fit semblant d’étudier la grande carte de Pologne, hérissée d’épingles de couleurs représentant les concentrations d’indésirables. Le bureau de Hossbach à la RSHA avait connu une année difficile ; c’est par son intermédiaire que la population juive de Pologne avait été dirigée vers le « centre de réinstallation » proche du nœud ferroviaire d’Auschwitz. Kaempffer imagina son futur bureau de Ploiesti : sur le mur s’étalerait une carte de Roumanie, où il planterait ses propres épingles. Ploiesti… l’attitude amicale de Hossbach ne présageait rien de bon. Quelque chose ne tournait pas rond et Hossbach allait profiter des derniers jours où il était encore le supérieur de Kaempffer pour le confronter à ce problème.
— Est-ce que je peux vous être utile à quelque chose ? demanda finalement Kaempffer.
— Pas à moi, mais au Commandement Suprême. Il y a un petit problème en ce moment en Roumanie. Rien d’important, vraiment.
— Ah ?
— Oui. Un petit détachement stationné dans les Alpes au nord de Ploiesti a subi quelques pertes – certainement de la part des partisans locaux – et l’officier désirerait abandonner sa position.
— Cela regarde l’armée. Les SS n’ont rien à voir là-dedans.
— Si, dit Hossbach, qui se saisit d’une feuille de papier posée sur son bureau. Le Commandement Suprême a transmis cette affaire au bureau de l’Obergruppenführer Heydrich. Et il me semble approprié que je vous la transmette à mon tour.
— Pourquoi, approprié ?
— L’officier concerné est le capitaine Klaus Woermann, celui que vous m’aviez signalé il y a un an environ à la suite de son refus d’adhérer au Parti.
Kaempffer se sentit quelque peu soulagé.
— Et comme je serai en Roumanie, c’est à moi qu’il revient de régler cette affaire.
— Exactement. Votre année à Auschwitz ne devrait pas seulement vous avoir appris à diriger efficacement un camp mais aussi à mater les partisans. Je suis certain que vous n’en aurez pas pour longtemps.
— Je peux voir ce papier ?
— Certainement.
Kaempffer prit la feuille et en lut les deux lignes. Puis il les relut.
— Il a été convenablement décodé ?
— Oui. J’en ai trouvé le texte assez étrange et j’ai fait procéder à un nouveau décodage. C’est tout à fait correct.
Kaempffer lut une nouvelle fois le message :
Demande réaffectation immédiate.
Quelque chose extermine mes hommes.
Curieux message. Il avait connu Woermann pendant la Grande Guerre et avait toujours vu en lui un individu particulièrement obstiné. Aujourd’hui, alors que la guerre faisait à nouveau rage, l’officier de la Reichswehr Woermann avait à plusieurs reprises refusé de rejoindre le Parti en dépit des pressions incessantes qu’il subissait. Il n’était pas homme à abandonner une position, stratégique ou autre, après l’avoir adoptée. Les choses devaient aller très mal pour qu’il demande une nouvelle affectation.
Mais c’était le choix des termes qui troublait le plus Kaempffer. Il savait que le message devait passer entre de multiples mains avant d’atteindre le Commandement Suprême et qu’il ne pouvait se perdre dans les détails.
Tout de même… Le mot « extermine » impliquait une volonté toute humaine. Pourquoi l’avait-il donc fait précéder de « quelque chose »? Une chose – un animal, un poison, un cataclysme – peut tuer mais elle ne peut pas « exterminer ».
— Je pense ne pas avoir besoin de vous rappeler que la Roumanie est un État allié et non pas un territoire occupé, dit Hossbach, et qu’il faudra par conséquent faire preuve d’une certaine finesse.
— J’en suis pleinement conscient.
Il faudrait également faire preuve d’une certaine finesse avec Woermann. Kaempffer avait un vieux compte à régler avec lui.
Hossbach s’efforça de sourire, mais cela ressembla plus à un rictus.
— Tout le monde à la RSHA, y compris le général Heydrich, suivra de près la façon dont vous traiterez ce problème… avant de vous consacrer aux tâches plus importantes qui vous attendent à Ploiesti.
L’hésitation de Hossbach et l’importance qu’il donna au mot « avant » n’échappèrent pas à Kaempffer. Ce petit tour dans les Alpes se transformait grâce à Hossbach en une épreuve du feu. Kaempffer devait rejoindre Ploiesti dans une semaine ; s’il ne résolvait pas l’affaire Woermann avec suffisamment de diligence, on dirait peut-être de lui qu’il n’est pas homme à prendre en main le camp de réinstallation de Ploiesti. Et les candidats à ce poste ne manquaient pas.
Conscient de l’urgence de la situation, il se leva puis enfila son manteau et mit sa casquette.
— Je ne pense pas qu’il y aura de problèmes. Je pars sur-le-champ avec deux escouades d’einsatzkommandos. Nous y serons ce soir si l’on peut m’arranger un transport aérien et une correspondance ferroviaire.
— Excellent ! dit Hossbach, qui rendit son salut à Kaempffer.
— Deux escouades suffiront à mater quelques résistants.
Il fit demi-tour et se dirigea vers la porte.
— Elles suffiront largement, j’en suis certain.
Mais le SS-Sturmbannführer Kaempffer n’entendit pas la réplique de son supérieur. D’autres mots lui venaient alors à l’esprit : « Quelque chose extermine mes hommes. »
Le capitaine Klaus Woermann s’approcha de la fenêtre sud de la chambre située dans le donjon et cracha au-dehors.
Du lait de chèvre – pouah ! Pour faire du fromage, à la rigueur, mais pas comme boisson !
Woermann regarda le liquide blanchâtre se dissiper en gouttelettes qui s’écrasèrent sur les rochers, une bonne trentaine de mètres plus bas, et se mit à penser à une chope de bonne bière allemande. Il y avait toutefois une chose qu’il désirait plus que de la bière : quitter enfin cette antichambre de l’Enfer.
Il n’en était hélas pas question. Pas pour le moment, du moins. Il cambra les reins, en un geste typiquement prussien. Il était plus grand que la moyenne et sa charpente solide jadis couverte de muscles tendait à s’affaisser. Ses cheveux brun foncé étaient coupés très court ; il avait de grands yeux, bruns également, un nez légèrement busqué à la suite d’un accident survenu dans sa jeunesse, et une bouche capable de sourire à belles dents. Sa tunique grise laissait entrevoir un embonpoint naissant. Il se tapota le ventre. Trop de saucisses. Quand il se sentait frustré ou mécontent, il avait l’habitude de grignoter entre les repas. Des saucisses, la plupart du temps. Et plus il était mécontent, plus il grignotait. Et il commençait à prendre du poids.
Le regard de Woermann se posa sur le minuscule village roumain qui somnolait au soleil, de l’autre côté de la gorge, dans un autre monde. Puis il s’arracha à la fenêtre et arpenta la pièce – une pièce délimitée par des blocs de pierre incrustés pour la plupart d’étranges croix de cuivre et de nickel. Quarante-neuf croix pour cette seule pièce. Il en était sûr, il les avait comptées à plusieurs reprises au cours des trois ou quatre dernières journées. Il passa devant un chevalet supportant une peinture presque achevée puis devant un bureau de fortune avant de se diriger vers l’autre fenêtre, celle qui surplombait la petite cour intérieure du donjon.
En bas, les hommes qui n’étaient pas de service formaient de petits groupes ; quelques-uns parlaient à voix basse mais la plupart étaient silencieux. Tous évitaient les ombres qui s’allongeaient. Une autre nuit allait tomber. Un autre homme allait mourir.
Un soldat était assis dans un coin, seul. Il taillait au couteau une pièce de bois. Woermann observa l’objet qui prenait forme sous les doigts du sculpteur – une croix ! Comme s’il n’y en avait pas assez autour d’eux !
Les hommes avaient peur. Tout comme lui. Quel changement en moins d’une semaine. Il les revoyait franchir triomphalement le portail du Donjon en fiers soldats de la Wehrmacht, cette armée qui avait conquis la Pologne, le Danemark, la Norvège, la Hollande et la Grande-Bretagne ; cette armée qui, après avoir rejeté à la mer à Dunkerque les survivants de l’armée britannique, avait soumis la France en trente-neuf jours. Rien que ce mois-ci, la Yougoslavie avait été écrasée en douze jours et la Grèce en vingt et un. Rien ne pouvait leur résister. Ils étaient de la race des vainqueurs.
Mais tout cela, c’était la semaine dernière. C’est incroyable ce que six morts atroces pouvaient avoir de conséquences sur les conquérants du monde. Cela le préoccupait. En moins d’une semaine, l’univers s’était resserré, jusqu’à ce qu’il n’existe plus rien pour ses hommes et lui-même que ce château en miniature, ce mausolée de pierre. Ils s’étaient attaqués à une chose qui défiait tous leurs efforts, une chose qui tuait et disparaissait, et ne s’en revenait que pour tuer à nouveau. Et, peu à peu, le cœur leur manquait.
Ils… Woermann prit conscience qu’il ne se comptait plus parmi eux depuis quelque temps. Les combats l’avaient oublié près de la ville de Poznan, là-bas, en Pologne… les SS étaient arrivés et il avait vu de ses propres yeux la façon dont ils traitaient les « indésirables » traînant dans le sillage de la Wehrmacht. Il avait protesté. En conséquence, il n’avait plus assisté à aucun combat. Et depuis, il n’éprouvait plus aucune fierté à appartenir au nombre des conquérants du monde.
Il s’éloigna de la fenêtre pour revenir au bureau. Il ne s’intéressa pas aux photographies encadrées de sa femme et de ses deux fils mais relut le message décodé.
Le SS-Sturmbannführer Kaempffer arrive aujourd’hui avec détachement d’einsatzkommandos. Conservez position actuelle.
Pourquoi donc un major SS ? C’était une position régulière de l’armée. Les SS n’avaient rien à voir avec le donjon ou la Roumanie. Mais il y avait tant de choses qu’il ne comprenait pas dans cette guerre… Et surtout Kaempffer ! Un soldat pourri, même si c’était un SS exemplaire. Pourquoi ici ? Et pourquoi des einsatzkommandos, ces unités d’extermination à tête de mort ? Ces gros bras des camps de concentration, spécialisés dans le massacre des civils désarmés, il avait pu contempler leur œuvre devant Poznan. Que venaient-ils donc faire ici ?
Des civils désarmés… il se répéta plusieurs fois ces mots, et un petit sourire commença de plisser les coins de sa bouche.
Qu’ils viennent donc, ces SS. Woermann était désormais convaincu qu’un « civil désarmé » était à l’origine de toutes les morts survenues dans le donjon. Mais ce n’était pas du tout le genre de malheureux auquel les SS étaient habitués. Oui, qu’ils viennent. Qu’ils goûtent enfin à la terreur qu’ils prennent tant de plaisir à répandre. Qu’ils apprennent à croire à l’incroyable.
Woermann, lui, croyait. Une semaine plus tôt, il aurait éclaté de rire. Mais aujourd’hui, alors que le soleil se rapprochait de l’horizon, il croyait encore plus fermement… et il avait peur.
Tout s’était déroulé en moins d’une semaine. Il y avait eu des questions laissées sans réponses lors de leur arrivée au donjon, mais il n’avait pas eu peur. Une semaine. Pas plus, vraiment ? Il lui semblait que des éternités s’étaient écoulées depuis le jour où il avait pour la première fois posé les yeux sur le donjon…