LE PENSEUR[12]

I

C’est le jour de ses onze ans que le petit Urodonal Carrier s’aperçut brusquement de l’existence de Dieu : en effet, la Providence lui révéla soudain son état de penseur et si l’on considère que, jusque-là, il s’était montré complètement idiot en toutes choses, on a du mal à croire que le Seigneur ne soit pour rien dans une aussi subite transformation.

Les habitants de La-Houspignole-sur-Côtés m’objecteront sans doute, avec la mauvaise foi qui les caractérise, la chute sur la tête effectuée la veille par le petit Urodonal et les neuf coups de sabot attribués généreusement, le matin de son anniversaire, par son bon oncle, surpris en train de regarder, de près, si la servante changeait bien de linge toutes les trois semaines comme l’exigeait le père. Mais cette bourgade est pleine d’athées, entretenus dans leur péché par les discours coupables d’un instituteur de la vieille école, et le curé se saoule tous les samedis, ce qui donne moins de poids à sa parole sacrée. Cependant, si l’on n’y est point accoutumé, on ne devient pas penseur sans être tenté d’en attribuer la responsabilité à une Force Supérieure, et le mieux en l’occurrence était de remercier Dieu.

Cela se passa simplement. Monsieur le Curé, sobre par hasard, durant la retraite qui précède la communion, interrogea Urodonal :

– À quoi est due la chute d’Adam et Ève ?

Nul ne sut répondre, car, à la campagne, faire l’amour n’est plus un péché. Mais Urodonal leva le doigt.

— Tu le sais ? demanda le curé.

— Oui, m’sieur le curé, dit Urodonal. C’était une erreur de Genèse.

Le curé sentit passer l’aile du Saint-Esprit et referma son col, de peur du courant d’air. Il congédia les gamins et s’assit pour méditer. Trois mois plus tard, méditant toujours, il quittait le village et se fit ermite.

– Ça va loin, ce qu’il a dit là, répétait-il.

II

La réputation d’Urodonal comme penseur s’établit, de ce jour, avec une solidité remarquable dans tout La-Houspignole. On guettait ses moindres paroles : il faut dire que l’Esprit ne se manifestait plus guère. Cependant, un jour en classe de physique, le professeur lui demanda à propos d’une leçon sur les courants électriques :

— Que signifie donc la déviation de l’aiguille du galvanomètre ?

— Qu’il y a du courant…, répondit Urodonal.

Mais cela n’était rien. Il continua :

— Qu’il y a du courant, ou que le galvanomètre est détraqué… vous trouverez sans doute une souris dedans.

Pour lors, on paya une bourse au petit Urodonal, alors âgé de quatorze ans, qui termina ses études sans rien penser de nouveau ; mais on savait de quoi il était capable.

À la fin de ses études, il reconquit une gloire éclatante en classe de philosophie.

— Je vais vous lire une pensée d’Épictète, avait dit le professeur.

Et il lut :

« Si tu veux avancer dans l’étude de la sagesse, ne refuse point, sur les choses extérieures, de passer pour imbécile et pour insensé. »

— Et réciproquement…, dit doucement Urodonal.

Le professeur s’inclina devant lui.

— Mon cher enfant, dit-il, je n’ai plus rien à vous apprendre.

Comme Urodonal se levait et sortait en laissant la porte entrebâillée, le professeur le rappela amicalement :

— Urodonal… souvenez-vous. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée…

— Il faut, dit Urodonal, qu’une porte soit ouverte, fermée, ou démontée s’il est urgent qu’on en répare la serrure.

Puis Urodonal s’éloigna et prit le train pour Paris, histoire de conquérir la capitale.

III

Urodonal, à Paris, pensa d’abord que l’odeur du métro Montmartre rappelait celle des cabinets de la campagne, mais garda, par-devers lui cette remarque, jugée sans intérêt pour les Parisiens. Puis il tenta de trouver du travail.

Il médita longuement avant de définir l’activité à laquelle il désirait se consacrer. Comme il avait, à La-Houspignole, fait partie de la fanfare municipale en qualité de second bugle à rallonges, il voulut s’orienter vers la musique.

Il y fallait cependant une justification : avec son génie habituel, il eut tôt fait de la trouver. — La musique, se dit-il, adoucit les mœurs. — Or, des mœurs sévères sont indispensables à tout homme de bien ; et il serait donc mauvais d’être musicien. Cependant, les habitants de cette Babylone n’ont aucune moralité : la musique, par conséquent, ne présente pour eux aucun danger.

On voit que les études avaient développé le sens critique d’Urodonal à un point que l’on peut juger troublant. Mais il ne s’agissait pas là d’un homme normal, et son organisme était assez robuste pour supporter un cerveau exceptionnel.

La musique laissait des loisirs à Urodonal, qui décida de chercher sa voie dans la littérature.

Quelques essais infructueux, loin de tarir son génie, lui inspirèrent cette épigramme :

— Le succès d’un auteur, confia-t-il à ses amis, dépend de sa faculté plus ou moins grande à s’identifier, sur le papier, à un imbécile.

Dans sa vie amoureuse, Urodonal était aussi prodigieux.

— Dire : tu ne m’aimes plus, assura-t-il à Marinouille, sa petite amie jalouse, c’est dire : je ne crois plus que tu m’aimes ; cela, comment peux-tu le savoir ?

Sur quoi Marinouille resta coite.

Cependant, un type de l’envergure d’Urodonal ne pouvait se satisfaire de l’existence médiocre qu’il menait entre Marinouille et son bugle.

— Vivre dangereusement…, répétait-il parfois, et des lueurs sauvages parcouraient son regard indomptable.

Et puis un jour, Marinouille le trouva mort dans son lit. Il avait depuis peu noué des relations coupables avec un jeune dévoyé de mœurs crapuleuses, évadé d’une geôle où il purgeait trois mois de prison pour l’assassinat de douze personnes.

Pourtant, Urodonal n’avait rien d’un vicieux ; mais on trouva l’explication de sa triste fin dans un recueil de pensées inédites, qui n’en contenait qu’une, à la première page.

— Quoi de plus dangereux que de se faire tuer ? avait écrit Urodonal.

Et comme c’est vrai.

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