LE VOYEUR[14]

I

Cette année-là, il semblait que les visiteurs eussent déserté Vallyeuse pour des stations plus fréquentées. La neige du petit chemin qui constitue l’unique voie d’accès du village restait vierge et les volets de l’« hôtel », si l’on peut décorer de ce nom le minuscule chalet de bois rouge dominant le Saut de l’Elfe, semblaient collés aux fenêtres.

En hiver, Vallyeuse était plongé dans un sommeil léthargique. Jamais on n’avait pu faire de cet endroit isolé une station à la mode : elle ne prenait pas. Quelques panneaux publicitaires, vestiges de ces tentatives de splendeur, souillèrent pendant un temps le paysage brutal et magnifique du Cirque des Trois-Sœurs ; mais l’attaque sournoise et inlassable des vents rudes et de la pluie qui délite, à la longue, les roches les plus compactes, en firent à nouveau des planches qui se couvrirent de mousse et s’intégrèrent au décor sauvage de la vallée. L’altitude du lieu devait décourager les plus endurcis ; aux autres, il n’offrait pas le confort facile des remonte-pente, des téléfériques et des palaces calculés pour l’exploitation raisonnée des portefeuilles. Le hameau de Vallyeuse lui-même égaillait ses quatre ou cinq maisons à six kilomètres du chalet, dans un recoin abrité de la montagne, si bien que les voyageurs qui s’arrêtaient à l’hôtel pouvaient se croire perdu aux confins du monde, sur une terre étrangère, et se montraient surpris, en entrant, de constater que l’hôtelier parlait, après tout, la même langue qu’eux. Parlait… si l’on peut dire… car cet homme taciturne, au visage tanné par les longues courses dans la neige, ne prononçait pas trois paroles dans la journée. Son accueil était d’ailleurs si réservé, son peu d’enthousiasme si perceptible à qui tentait de s’établir chez lui, que la solitude et le calme de l’endroit s’expliquaient aisément : seuls les vrais fanatiques pouvaient s’accommoder d’une réception aussi fraîche. Il est vrai que les pentes vertigineuses, récompense réservée aux persévérants et qu’on eût dit calculées tout exprès pour la vitesse, justifiaient cette persévérance et comblaient de leur neige parfaite les audacieux qui s’aventuraient aussi loin des lieux à la mode.

Jean aperçut l’hôtel du haut de la côte raide qu’il venait de gravir en soufflant sous les effets conjugués de ses skis, de la lourde valise et de l’altitude. C’était bien ce qu’on lui avait promis : le point de vue unique, la solitude, l’air acéré qui vous fouettait sauvagement malgré le soleil ruisselant de toutes parts. Il s’arrêta, s’essuya le front. Sans souci, du vent, il était nu jusqu’à la ceinture et sa peau se cuivrait aux rayons drus de la boule éblouissante. Il pressa le pas, voyant le but proche. Ses souliers s’enfonçaient profondément dans la neige, y imprimaient les dentelures de leurs semelles de caoutchouc. L’ombre, au fond des empreintes, était d’un bleu léger d’eau pâle. Une joie pétillante s’emparait de lui, la joie que l’on éprouve au contact d’une indiscutable pureté, la joie de tout ce blanc, de ce ciel plus bleu que les ciels de Méditerranée, de ces sapins lourds de sucre pailleté, et du chalet de bois rouge que l’on devinait chaud et confortable, avec une grande cheminée de pierre blanche où des bûches devaient brûler sans fumée, avec une flamme orange et dense.

À quelques mètres de l’hôtel, Jean fit halte, dénoua les manches de l’épais pull-over noué à sa ceinture et se rhabilla avant d’entrer. Puis, appuyant ses skis contre le mur de l’hôtel et laissant là sa valise, il gravit en trois pas les marches de bois donnant accès au chalet par une sorte de balcon, à un mètre du sol, qui faisait le tour de la construction.

Sans frapper, il leva le loquet de fer et entra.

Dans le chalet, il faisait sombre. Les fenêtres, assez petites pour diminuer l’action du froid laissaient pénétrer dans la pièce juste assez de lumière pour arracher, au passage, quelques éclats rutilant aux cuivres décorant les murs. Peu à peu, cependant, on se faisait à la presque obscurité ; mais chaque fois que l’on regardait au-dehors on clignait, ébloui par l’ardeur du soleil sur la nappe argentée de la neige et l’on avait peine à se réaccoutumer au calme un peu mystérieux de l’hôtel.

Une chaleur agréable régnait là ; une torpeur insidieuse s’emparait de vous, vous invitait à vous étendre dans un de ces grands fauteuils d’osier craquant, à prendre un de ces livres qui garnissaient des étagères à mi-hauteur de la pièce, à vous assoupir peu à peu parmi les craquements du sapin rouge et verni dont était lambrissée la pièce entière. Jean se détendait, conquis par l’atmosphère de cette salle basse aux poutres massives.

Il y eut un bruit de pas à l’étage supérieur, une dégringolade dans l’escalier sonore, des rires, et trois filles en tenue de ski passèrent en trombe devant lui, si vite qu’il eut à peine le temps de les regarder. Sous les capuchons de leurs anoraks noirs, leurs yeux luisaient d’un même éclat sain. Leur peau, lissée par le soleil, donnait envie d’y mordre. Toutes trois, dans leurs fuseaux noirs comme les anoraks, paraissaient flexibles et fermes comme de jeunes bêtes libres. Elles disparurent par la porte, refermée aussitôt qu’ouverte, et qui laissa aux yeux de Jean l’empreinte aveuglante de la neige inondée de soleil.

Se secouant, Jean tourna ses regards vers l’escalier dont il s’approcha. Pas un bruit autre que celui de l’eau qui chantait, quelque part, sur un fourneau.

— Il y a quelqu’un ?

Sa voix résonna entre les murs et personne ne répondit. Sans s’étonner, il réitéra sa question.

Cette fois, un pas lent répondit à son appel. Un homme descendit l’escalier. Blond, de taille plutôt élevée, la quarantaine, il avait le teint d’un montagnard, au milieu duquel tranchait, surprenant, un regard d’un bleu trop clair.

— Bonjour ! dit Jean. Puis-je avoir une chambre ?

— Pourquoi pas ? dit l’homme.

— Quelles sont vos conditions ? demanda Jean.

— C’est sans importance…

— Je n’ai pas beaucoup d’argent.

— Moi non plus…, dit l’homme. Sans ça, je ne serais pas ici. Six cents francs par jour ?

— Mais ce n’est pas assez…, protesta Jean.

— Oh ! dit l’autre, vous ne serez pas tellement bien… je m’appelle Gilbert.

— Moi Jean.

Ils se serrèrent la main.

— Montez, dit Gilbert, et choisissez. Tout est libre, sauf le cinq et le six.

— Les trois filles qui sont descendues ? demanda Jean.

— Exact, dit Gilbert.

Jean ressortit et prit sa valise. Elle était bosselée comme si quelqu’un avait donné dedans un grand coup de soulier ferré et le cuir écorché et rugueux. Haussant les épaules, il la souleva, et remonta les marches vermoulues. De nouveau il sentit l’odeur de cire et de vernis du chalet, il entendit le murmure de l’eau. Il se sentait chez lui. Joyeux, il gravit en quatre enjambées l’escalier droit qui menait au premier.

II

Vite, il apprit leurs noms : Leni, Laurence et Luce. Leni était la plus blonde, une longue Autrichienne aux hanches minces, aux seins provocants, elle avait un nez droit qui prolongeait son front, une figure un peu ronde à la bouche dédaigneuse, aux pommettes hautes, plus russe qu’allemande. Laurence, brune aux yeux durs et cernés, Luce, sophistiquée jusqu’aux bouts des ongles, étaient aussi, chacune dans leur genre, des créatures tentantes ; chose étrange, elles semblaient toutes bâties sur un même modèle de fille-Diane, musclées, l’air un peu garçonnières — jusqu’à ce qu’on s’attarde à détailler leurs bustes aux arrondis fascinants dont les pointes aiguës tendaient le tissu léger des anoraks de soie noire. Entre Jean et les trois filles, ce fut, d’emblée, la guerre. Sans qu’il sût pourquoi, elles avaient, dès le premier jour, refusé de l’admettre et décidé de lui rendre la vie impossible. Elles le tourmentaient, ouvertement méprisantes et dédaigneuses, fermées à toutes ses avances, allant jusqu’à refuser des gestes aussi simples que celui qui consistait, à table, à leur tendre le pain ou leur passer le sel. Jean, gêné les premiers jours, n’obtint de Gilbert aucun éclaircissement. Gilbert vivait en solitaire, dans un cabinet de travail, au premier, qu’il ne quittait que pour des courses interminables dans la montagne. Un couple de vieux montagnards assurait l’entretien de la demeure et de ses habitants. En dehors de ces sept personnages, les jours s’écoulaient sans que l’on vît une âme.

Il les voyait très rarement en dehors des heures de repas. Elles se levaient tôt et, vite équipées, partaient dans la montagne, armées de leurs skis et de leurs bâtons. Le soir, elles rentraient, les joues rouges et brillantes, fatiguées à mourir, et passaient une heure, avant de remonter dans leurs chambres, à enduire leurs skis de farts, compliqués, rugueux à souhait, pour les montées du lendemain. Jean, un peu vexé de cette attitude, n’insistait pas et les évitait dans toute la mesure où c’était possible. Il partait de son côté, choisissant en général une direction de départ opposée à celle qu’elles avaient prise. Les pentes étaient assez nombreuses et lui laissaient un vaste choix. Seul, il gravissait de biais les flancs arrondis de la montagne pour les redescendre, un peu plus tard, parmi le jaillissement soyeux de la neige et le doux frottement des lames d’hickory, virant et dérapant le long des à-pics vertigineux pour arriver à l’hôtel, ivre d’air, le cœur sonnant à grands coups, heureux et las. Il était à l’hôtel depuis huit jours, et, le contact repris, recommençait à progresser, contrôlant chaque appel, chaque changement de canne, soignant son style et durcissant ses muscles. Le temps passait, neutre, rapide ; c’étaient les vacances.

III

Il était parti de très bonne heure ce matin-là ; pensant atteindre le cirque des Trois-Sœurs qui développait à l’horizon son passage grandiose. Il peinait, seul dans la montagne, progressant de crête en crête pour redescendre, après chaque élévation de terrain, parmi les sapins immobiles aux branches alourdies d’ouate. Une descente particulièrement raide le tenta. Il fila schuss, et le vent sifflait à ses oreilles. Plié sur ses skis, portant tout son poids vers l’avant, il descendait, laissant derrière lui une trace double, droite comme un fil de la Vierge. La neige, un peu collante, le freinait par endroits.

Il franchit une bosse et se rendit compte qu’il ne passerait pas. Derrière la bosse, un ravin s’ouvrait, le lit d’un ruisseau sans doute, planté des tiges fermes des jeunes sapins. Il aurait fallu virer sur la gauche, mais il allait si vite. Aussi c’était imprudent de se lancer comme cela sur une piste inconnue. Comme par réflexe il prit appui sur le ski droit, essaya de passer ; mais la pente au-dessus du ravin était garnie de jeunes sapins et si raide qu’il dérapa légèrement. Il heurta, en plein élan, une branche avancée, fit un effort désespéré pour éviter le tronc du sapin suivant et tomba, perdant conscience sous la violence du choc.

Lorsqu’il revint à lui, Jean s’aperçut que la course projetée s’arrêterait là. Ses deux spatules étaient brisées, ses skis inutilisables. D’ailleurs une de ses chevilles le faisait énormément souffrir. Détachant des plaques de métal les courroies d’attache, il tenta, tant bien que mal, de se ficeler la cheville. Il retrouva ses bâtons à dix mètres de là, et, clopin-clopant, prit le chemin du retour. Il en avait pour cinq à six heures.

Il chemina, clignant des yeux, pour atténuer l’ardeur de la réverbération qui l’aveuglait. Il prenait appui sur ses bâtons pour éviter de forcer sa cheville et progressait avec lenteur. Tous les cent mètres, il s’arrêtait pour souffler.

Il atteignit une crête, franchie, deux heures plus tôt, d’un seul élan, quand il s’arrêta, attiré par un mouvement assez lointain. Trois formes sombres en bas de la crête, passaient à skis, suivant le lit de la vallée.

Sans savoir pourquoi, Jean se baissa. Il y avait, à vol d’oiseau, deux cents mètres entre lui et elles — car c’étaient ses trois voisines de l’hôtel. Il pivota sur lui-même, les suivant du regard. Elles glissèrent derrière des sapins et une petite hauteur les cacha un instant. Elles ne reparurent pas. Jean, doucement, se faufila dans leur direction.

Il n’était pas préparé au choc qu’il subit lorsque sa tête prudente, domina enfin le champ où elles s’ébattaient, et se tapit plus profondément dans l’épais duvet froid pour éviter d’être vu. Leni, Luce et Laurence étaient nues dans la neige. Luce et Laurence entouraient leur compagne et se baissaient, prenant à poignée la poudre glacée pour en frictionner Lenie, statue d’or et d’orgueil au milieu du désert blanc. Jean sentit une chaleur courir dans ses veines. Les trois filles jouaient, dansaient, couraient, souples comme des bêtes, s’enlaçant par moments pour des luttes brèves. Elles paraissaient s’énerver progressivement à ce jeu. Luce soudain, saisit Laurence par derrière et la fit chanceler, puis tomber de tout son long. Leni se jeta près de Laurence, à genoux, et Jean vit ses lèvres parcourir rapidement le corps de la brune qui restait immobile. Luce la lâchait maintenant à son tour et s’étendait près d’elle. Au bout d’un instant, Jean ne distinguait plus qu’un enchevêtrement de corps que ses yeux éblouis ne parvenaient pas à décomposer. Haletant, il détourna la tête. Puis, incapable de résister, il revint avidement au spectacle qui se déroulait devant lui.

Combien de temps les regarda-t-il ? Un petit flocon de neige qui s’abattit sur sa main, le fit tressaillir. Le ciel s’était couvert soudain. Les trois filles se séparèrent, coururent à leurs vêtements. Conscient de sa position périlleuse, Jean retenait son souffle et voulut reculer. Il tenta de remuer sa jambe abîmée et la douleur de sa cheville fut si forte qu’il laissa, malgré sa résistance, échapper un gémissement.

Comme des biches alertées, Luce et Leni se tournèrent dans sa direction, humant l’air. Leurs cheveux en désordre, leurs gestes harmonieux, leur donnaient l’allure de bacchantes. À grands pas, elles vinrent vers lui. Jean se leva, grimaçant de douleur.

Elles le reconnurent et blêmirent. Les lèvres foncées de Leni se contractèrent et elle laissa échapper une injure. Jean tenta de se justifier.

— Ce n’est qu’un hasard, dit-il. Je ne l’ai pas cherché.

— C’est un hasard de trop, dit Luce.

Le bras de Leni se balança et son petit poing dur vint frapper Jean sur la bouche. Sa lèvre éclata et du sang chaud coula sur son menton.

— Je me suis foulé la cheville, dit Jean, et j’ai cassé mes skis. Si l’une de vous peut me prêter un ski, je pourrai regagner l’hôtel sans aide.

Luce tenait un bâton de ski à la lourde poignée de cuir. Sa main glissa jusqu’au cercle d’aluminium. Balançant la poignée, de toutes ses forces, elle en assena un coup sur la tempe de Jean. Il tomba sur les genoux, assommé, et s’effondra dans la neige. Laurence arrivait. Rapidement, sans se concerter, elles déshabillèrent le corps inerte. Plantant en croix ses deux bâtons, elles y attachèrent ses deux poignets et le redressèrent. Il était à genoux, la tête penchée en avant. Une grosse goutte rouge tomba de sa narine gauche et rejoignit le sang de sa lèvre. Maintenant, Luce et Leni entassaient la neige à grosses poignées autour du corps de Jean.

Lorsque le bonhomme de neige fut terminé, les lourds flocons tombaient serrés comme une brume dense. La figure de Jean était masquée par un grand nez de neige. Par dérision, Leni coiffa la forme grotesque d’un bonnet de laine noire. On lui mit dans la bouche un fume-cigarette d’or. Puis, sous l’avalanche blanche, les trois femmes reprirent le chemin de Vallyeuse.

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