LE LOUP-GAROU[1]

Il habitait dans le bois de Fausses-Reposes, en bas de la côte de Picardie, un très joli loup adulte au poil noir et aux grands yeux rouges. Il se nommait Denis et sa distraction favorite consistait à regarder les voitures, venues de Ville-d’Avray, mettre plein gaz pour aborder la pente luisante sur laquelle une ondée plaque parfois le reflet olive des grands arbres. Il aimait aussi, par les soirs d’été, rôder dans les taillis pour y surprendre les amoureux impatients dans leur lutte avec la complication des garnitures élastiques dont s’encombre malheureusement de nos jours l’essentiel de la lingerie. Il observait avec philosophie le résultat de ces efforts parfois couronnés de succès et s’éloignait pudiquement en hochant la tête lorsqu’il arrivait qu’une victime consentante passât, comme on dit, à la casserole. Héritier d’une longue lignée de loups civilisés, Denis se nourrissait d’herbe et de jacinthes bleues, corsées en automne de quelques champignons choisis et en hiver, bien contre son gré, de bouteilles de lait chipées au gros camion jaune de la Société ; il avait le lait en horreur, à cause de son goût de bête, et maudissait, de novembre à février, l’inclémence d’une saison qui l’obligeait de se gâter l’estomac.

Denis vivait en bonne intelligence avec ses voisins, car ils ignoraient, vu sa discrétion, qu’il existât. Il s’abritait dans une petite caverne creusée, bien des années plus tôt, par un chercheur d’or sans espoir qui, assuré, ayant connu la mauvaise chance toute sa vie, de ne jamais rencontrer le « Panier d’Oranges » (c’est dans Louis Boussenard), avait décidé sur sa fin de pratiquer au moins ses excavations aussi infructueuses que maniaques sous un climat tempéré. Denis s’était aménagé là une retraite confortable, garnie, au fil des années, d’enjoliveurs de roues, d’écrous et de pièces automobiles ramassés par lui sur la route, où survenaient des accidents fréquents. Passionné de mécanique, il aimait à contempler ses trophées et rêvait à l’atelier qu’il monterait certainement un jour. Quatre bielles d’alliage léger soutenaient un couvercle de malle utilisée en guise de table ; le lit se composait des sièges de cuir d’une vieille Amilcar éprise passagèrement d’un gros platane costaud, et deux pneus constituaient des cadres luxueux pour le portrait de parents longtemps chéris ; le tout se mariait avec goût aux pièces plus banales rassemblées jadis par le prospecteur.

Par une belle soirée d’août, Denis faisait à petits pas sa promenade de digestion quotidienne. La pleine lune travaillait les feuilles en dentelle d’ombre et, sous la lumière nette, les yeux de Denis prenaient les suaves reflets rubis du vin d’Arbois. Denis approchait du chêne, terminus ordinaire de sa marche, lorsque la fatalité mit sur son chemin le Mage du Siam, dont le vrai nom s’écrivait Étienne Pample, et la petite Lisette Cachou, brune serveuse du restaurant Groneil entraînée à Fausses-Reposes par le Mage sous un fallacieux prétexte. Lisette étrennait une gaine « Obsession » flambant neuve, et c’est à ce détail, dont la destruction avait coûté six heures d’efforts au Mage du Siam, que Denis devait cette très tardive rencontre.

Par malheur pour Denis, les circonstances se trouvaient extrêmement défavorables. Il était minuit juste ; le Mage de Siam avait les nerfs en pelote ; et il croissait alentour, en abondance, l’oreille d’âne, le pied de loup et le lapin blanc qui, depuis peu, accompagnent obligatoirement les phénomènes de lycanthropie — ou plutôt d’anthropolycie, comme nous allons le lire à l’instant. Rendu furieux par l’apparition de Denis, pourtant discret et qui déjà s’éloignait en marmottant une excuse, le Mage du Siam, déçu par Lisette et dont l’excès d’énergie demandait à se décharger d’une façon ou de l’autre, se jeta sur l’innocente bête et la mordit cruellement au défaut de l’épaule. Avec un glapissement d’angoisse, Denis s’enfuit au galop. Rentré chez lui, il fut terrassé par une fatigue anormale et s’endormit d’un sommeil pesant, entrecoupé de rêves troublés.

Il oublia peu à peu l’incident et les jours se remirent à passer, identiques et divers. L’automne approchait, et les marées de septembre, qui ont sur les arbres le curieux effet de rougir les feuilles. Denis se gavait de mousserons et de bolets, happant parfois quelque pezize à peu près invisible sur son socle d’écorce, et fuyait comme peste l’indigeste langue de bœuf. Les bois, maintenant, se vidaient rapidement le soir de leurs promeneurs et Denis se couchait plus tôt. Cependant, il semblait que cela ne le reposât guère, et au sortir de nuits entrelardées de cauchemars, il s’éveillait la gueule pâteuse et les membres rompus. Même, il perdait de sa passion pour la mécanique, et midi le surprenait parfois dans un songe, étreignant d’une patte inerte le chiffon dont il devait lustrer une pièce de laiton vert-de-grise. Son repos se faisait de plus en plus troublé et il s’étonnait de n’en pas découvrir la raison.

La nuit de la pleine lune, il émergea brutalement de son somme grelottant de fièvre, saisi par une intense impression de froid. Se frottant les yeux, il fut surpris de l’effet étrange qu’il ressentait et chercha une lumière. Il eut tôt fait de brancher le superbe phare hérité quelques mois auparavant d’une Mercedes affolée, et la lueur éblouissante de l’appareil illumina les recoins de sa caverne. Titubant, il s’avança vers le rétroviseur fixé au-dessus de sa table de toilette. Il s’étonnait de se trouver debout sur ses pattes de derrière — mais il fut encore bien plus surpris lorsque ses yeux tombèrent sur son image : dans le petit miroir rond, une figure étrange lui faisait face, blanchâtre, dépourvue de poils, où seuls deux beaux yeux de rubis rappelaient son ancien aspect. Poussant un cri inarticulé, il regarda son corps et comprit l’origine de ce froid de glace qui l’étreignait de toutes parts. Son riche pelage noir avait disparu et sous ses yeux se dressait le corps malformé d’un de ces hommes dont il raillait d’ordinaire la maladresse amoureuse.

Il fallait courir au plus pressé. Denis s’élança vers la malle bourrée de défroques diverses glanées au hasard des accidents. L’instinct lui fit choisir un complet gris rayé de blanc, d’aspect distingué, auquel il assortit une chemise unie, de teinte bois de rose et une cravate bordeaux. Dès qu’il eût revêtu ces vêtements, surpris de garder un équilibre qu’il ne comprenait pas, il se sentit mieux et ses dents cessèrent de claquer. C’est alors que son regard éperdu se posa sur le petit tas de fourrure noire épars alentour de sa couche, et il pleura son aspect disparu.

Il se ressaisit néanmoins grâce à un violent effort de volonté et tenta de faire le point. Ses lectures lui avaient enseigné bien des choses, et l’affaire semblait claire : le Mage du Siam était un loup-garou et lui, Denis, mordu par l’animal, venait réciproquement de se changer en homme.

À la pensée qu’il allait devoir vivre dans un monde inconnu, d’abord il fut saisi d’une grande terreur. Homme parmi les hommes, quels dangers ne courrait-il point ! L’évocation des luttes stériles que se livraient, jour et nuit, les conducteurs de la Côte de Picardie lui donnait un avant-goût symbolique de l’existence atroce à laquelle, bon gré mal gré, il faudrait se plier. Puis il réfléchit. Sa transformation, selon toute vraisemblance et si les livres ne mentaient point, serait de brève durée. Pourquoi donc ne pas en profiter et faire une incursion dans les villes ? Là, il faut avouer que certaines scènes entrevues dans les bois revinrent à l’esprit du loup sans provoquer en lui les mêmes réactions qu’auparavant, et il se surprit à se passer la langue sur les lèvres, ce qui lui permit de constater qu’elle était, malgré tout, aussi pointue qu’auparavant. Il alla au rétroviseur, se regarda de plus près. Ses traits ne lui déplurent pas tant qu’il le craignait. En ouvrant la bouche, il constata que son palais restait d’un beau noir et qu’il gardait le contrôle intact de ses oreilles peut-être un soupçon trop longues et velues. Mais le visage qu’il contemplait dans le petit miroir sphérique, avec son ovale allongé, son teint mat et ses dents blanches, semblait devoir faire figure honorable parmi ceux qu’il connaissait. Après tout, autant tirer parti de l’inévitable et s’instruire utilement pour l’avenir. Un retour de prudence lui fit pourtant chercher, avant de sortir, des lunettes noires dont il pourrait éteindre en cas de besoin l’éclat rubescent de ses châsses. Il se munit également d’un imperméable qu’il jeta sur son bras et il gagna la porte d’un pas décidé. Quelques instants plus tard, muni d’une valise légère et humant l’air matinal qui semblait s’être singulièrement dépeuplé d’odeurs, il se trouva sur le bord de la route et braqua son pouce d’un air décidé à la première voiture qu’il aperçut. Il avait choisi la direction de Paris, instruit par l’expérience quotidienne de ce que les autos s’arrêtent rarement en abordant la côte, et plus volontiers dans la descente, car la gravité permet alors un redémarrage facile.

Son élégance lui valut d’être rapidement pris en charge par une personne peu pressée et, confortablement casé à la droite du conducteur, il ouvrit ses yeux ardents sur l’inconnu du vaste monde. Vingt minutes plus tard, il débarquait place de l’Opéra. Il faisait un temps clair et frais et la circulation restait dans les limites de la décence. Denis s’élança hardiment entre les clous et prit le boulevard en direction de l’hôtel Scribe, où il se fit donner une chambre avec salle de bains et salon. Laissant sa valise à la domesticité, il ressortit aussitôt pour acheter une bicyclette.

La matinée passa comme un rêve ; ébloui, Denis ne savait où donner de la pédale. Il éprouvait bien, cachée au creux de son moi, l’envie intime de chercher un loup pour le mordre, mais il pensait qu’il ne serait point facile de découvrir une victime et voulait éviter de se laisser trop influencer par ce que racontent les traités. Il n’ignorait pas qu’avec un peu de chance, il arriverait à s’approcher des animaux du Jardin des Plantes, mais réservait cette possibilité pour un tiraillement plus puissant. La bicyclette neuve attirait toute son attention. Cette chose nickelée le fascinait, et, de plus, lui serait bien utile pour regagner sa caverne.

À midi, Denis gara sa machine devant l’hôtel, sous le regard un peu étonné du portier ; mais l’élégance de Denis et surtout ses yeux rubis semblaient priver les gens de la faculté d’émettre la moindre remarque. Le cœur allègre, il se mit en quête d’un restaurant. Il en choisit un de bonne apparence, et discret ; trop de foule l’impressionnait encore un peu et, malgré l’étendue de sa culture générale, il craignait que ses manières ne témoignassent d’un léger provincialisme. Il demanda qu’on l’installât un peu à l’écart, et le service de s’empresser.

Mais Denis ignorait qu’en ce lieu si calme d’apparence se tenait justement ce jour-là la réunion mensuelle des Dilettantes du Chevesne Rambolitain, et il arriva qu’il vit, au milieu de son repas, déferler soudain une théorie de gentilshommes de teint frais, aux manières joviales et qui occupèrent d’un coup sept tables de quatre couverts. Denis se renfrogna devant cet afflux subit ; et comme il s’y attendait, le maître d’hôtel vint poliment à sa table :

— Je m’excuse beaucoup, monsieur, dit cet homme glabre et causegraissé, mais pourriez-vous nous rendre le service de partager votre table avec mademoiselle ?

Denis jeta un coup d’œil à la pisseuse et se défrogna du même.

— J’en serais ravi, dit-il en se levant à demi.

— Merci, monsieur, dit la créature d’une voix musicale. Scie musicale pour être exact.

— Si vous me remerciez, vous, poursuivit Denis, que dois-je, moi ? Sous-entendu, remercier.

— La providence classique, sans doute, opina l’exquise.

Et elle laissa aussitôt choir son sac à main, que Denis cueillit au vol.

— Oh ! s’exclama-t-elle. Mais vous avez d’extraordinaires réflexes !

— Voui, confirma Denis.

— Vos yeux sont assez étranges aussi, ajouta-t-elle cinq minutes plus tard. Ils font penser à… à…

— Ah ! commenta Denis.

– À des grenats, conclut-elle.

— C’est la guerre, dit Denis.

— Je ne vous suis pas…

— Je voulais dire, spécifia Denis, que je m’attendais que vous évoquiez le rubis et ne voyant venir que le grenat, je conclus aux restrictions, lesquelles entraînent immédiatement la guerre par une relation d’effet à cause.

— Et vous sortez des Sciences politiques ? demanda la brune biche.

— Pour n’y plus jamais revenir.

— Je vous trouve assez fascinant, assura platement la demoiselle qui, entre nous, l’avait perdu plus souvent, son pucelage, qu’à son tour.

— Je vous réciproquerais volontiers la chose, en la mettant au féminin, madrigala Denis.

Ils quittèrent ensemble le restaurant, et la coquine confia au loup fait homme qu’elle occupait, non loin de là, une chambre ravissante à l’hôtel du Presse-Purée d’Argent.

— Venez voir mes estampilles japonaises, susurra-t-elle à l’oreille de Denis.

— Est-ce prudent ? s’enquit Denis. Votre mari, votre frère, ou bien quelqu’un des vôtres ne va-t-il point s’inquiéter ?

— Je suis un peu orpheline, gémit la petite en chatouillant une larme du bout de son index fuselé.

— Quel dommage ! commenta poliment son élégant compagnon.

Il crut bien remarquer en la suivant à l’hôtel que l’employé paraissait curieusement absent, et que tant de peluche rouge assoupie faisait différer fortement l’endroit de son hôtel à lui Denis, mais l’escalier lui révélait les bas, puis les mollets immédiatement adjacents de la belle, à qui il laissa, voulant s’instruire, prendre six marches d’avance. Instruit, il pressa l’allure.

L’idée de forniquer en compagnie d’une femme le rebutait bien un peu par son comique, mais l’évocation de Fausses-Reposes fit disparaître cet élément retardateur et il se trouva bientôt à même de mettre en pratique par le geste les connaissances acquises par l’œil. La belle voulut bien se crier comblée, et l’artifice de ces affirmations par lesquelles elle assurait s’élever à la verticale échappa à l’entendement peu exercé en cette matière du bon Denis.

Il sortait à peine d’une espèce de coma assez différent de tout ce qu’il avait éprouvé jusqu’ici lorsqu’il entendit sonner l’heure. Tout suffoquant et blême quant, il se redressa et demeura stupide en apercevant sa compagne, le cul à l’air sauf votre respect, et qui fourrageait avec diligence dans la poche de son veston.

— Vous voulez ma photo ! dit-il soudain, croyant avoir saisi.

Il se sentait flatté mais comprit, au soubresaut qui anima l’hémisphère bipartite, l’erreur de cette supposition.

— Mais… euh… oui, mon chéri, dit la douce, sans bien savoir s’il se moquait ou niet.

Denis se renfrogna. Il se leva, alla et vérifia son portefeuille.

— Ainsi, vous êtes une de ces femelles dont on peut lire les turpitudes dans la littérature de Monsieur Mauriac ! conclut Denis. Une putain en quelque sorte.

Elle allait répliquer, et comment, qu’il la faisait chier et qu’elle s’en cognait de sa viande, et qu’elle n’allait pas se farcir un mec pour le plaisir, mais une lueur dans l’œil du loup anthropisé la fit muette au lieu de. Il émanait des orbites à Denis deux petits pinceaux rouges qui se fixèrent sur les globes oculaires de la brune et la plongèrent dans un curieux désarroi.

— Veuillez vous couvrir et décamper dans l’instant ! suggéra Denis.

Il eut l’idée inattendue, pour augmenter l’effet, de pousser un hurlement. Jamais encore pareille inspiration n’était venue le taquiner, mais malgré son manque d’expérience, cela résonna de façon épouvantable.

La demoiselle, terrorisée, s’habilla sans mot dire, en moins de temps qu’il n’en faut à une pendule pour sonner douze coups. Lorsqu’il fut seul, Denis se mit à rire. Il éprouvait une sensation vicieuse, assez excitante.

— C’est le goût de la vengeance, supposa-t-il tout haut.

Il remit de l’ordre dans ses ajustements, se nettoya où il fallait, et sortit. Il faisait nuit et le boulevard scintillait de façon merveilleuse.

Il n’avait pas fait deux mètres que trois hommes s’approchèrent de lui. Vêtus un peu voyant, avec des complets trop clairs, des chapeaux trop neufs et des chaussures trop cirées, ils l’encadrèrent.

— Peut-on vous causer ? dit le plus mince des trois, un olivâtre à fine moustache.

— De quoi ? s’étonna Denis.

— Fais pas le con, articula l’un des deux autres, rouge et cubique.

— Entrez donc par ici…, proposa l’olivâtre comme ils passaient devant un bar.

Denis entra, assez curieux. Il trouvait, jusqu’ici, l’aventure plaisante.

— Vous jouez au bridge ? demanda-t-il aux trois hommes.

— Tu vas en avoir besoin d’un, remarqua le rouge cubique de façon obscure. Il semblait courroucé.

— Mon cher, dit l’olivâtre une fois qu’ils furent entrés, vous venez d’agir avec une jeune fille de façon assez peu correcte.

Denis s’esclaffa.

— Il se marre, l’empaffé ! observa le rouge. Il va moins se marrer.

— Il se trouve, poursuivit l’olivâtre, qu’on s’y intéresse à cette môme.

Denis comprit soudain.

— Je vois, dit-il. Vous êtes des maquereaux.

Tous trois se levèrent d’un coup.

— Nous cherche pas ! menaça le cubique.

Denis les regarda.

— Je vais me mettre en colère, dit-il posément. C’est la première fois de ma vie, mais je reconnais la sensation. Comme dans les livres.

Les trois hommes semblaient déroutés.

— Tu penses pas que tu nous fais peur, bille ! dit le rouge.

Le troisième causait peu. Il ferma un poing et prit un élan. Comme le poing arrivait au menton de Denis, ce dernier se déroba, happa le poignet, et serra. Cela fit du bruit.

Une bouteille atterrit sur le crâne de Denis, qui cilla et recula.

— On va te mettre en l’air, dit l’olivâtre.

Le bar s’était vidé. Denis bondit par-dessus la table et le cubique. Éberlué celui-ci béa, mais il eut le réflexe d’empoigner le pied chaussé de daim du solitaire de Fausses-Reposes.

Il s’ensuivit une brève mêlée à l’issue de laquelle Denis, le col déchiré, se contempla dans la glace. Une estafilade lui barrait la joue, et un de ses yeux virait à l’indigo. Prestement, il rangea les trois corps inertes sous les banquettes. Son cœur grondait furieusement sous ses côtes. Il s’arrangea un peu. Et soudain, ses yeux tombèrent sur une pendule. Onze heures.

— Par ma barbe, pensa-t-il. Il faut que je file !

Vite, il mit ses lunettes noires et courut vers son hôtel. Il avait l’âme pleine de haine, mais l’urgence de son départ lui apparaissait.

Il paya sa chambre, prit sa valise, sauta sur sa bicyclette, et partit comme un vrai Coppi.

* * *

Il arrivait au pont de Saint-Cloud lorsqu’un agent l’arrêta.

— N’avez donc pas de lumière ? dit cet homme semblable à d’autres.

— Hein ? demanda Denis. Pourquoi ? J’y vois !

— C’est pas pour y voir, dit l’agent. C’est pour qu’on vous voie. Si vous arrive un accident ? hein ?

— Ah ? dit Denis. Oui, c’est vrai. Mais comment ça marche, cette lumière ?

— Foutez de moi ? demanda la vache.

– Écoutez, dit Denis, je suis vraiment très urgé. Je n’ai pas le temps de me foutre.

— Vous la voulez, votre contredanse ? dit le flicard infect.

— Vous êtes excessivement ennuyeux, répondit le loup à pédales.

— Bon ! dit l’ignoble pied plat, vous l’avez.

Il commença de sortir un carnet de bal et un stylobic et baissa le nez un instant.

— Votre nom ? dit-il en relevant le nez.

Puis il siffla dans son tube à sons car il apercevait au loin la rapide bicyclette de Denis qui se lançait à l’assaut de la côte.

Denis en mit un coup. L’asphalte ébahi cédait devant sa furieuse progression. La côte de Saint-Cloud fut avalée en un rien de temps. Il traversa la portion de ville qui longe Montretout — fine allusion aux satyres errants du parc de Saint-Cloud — et tourna à gauche vers le Pont Noir et Ville-d’Avray. Comme il émergeait de cette noble cité devant le restaurant Cabassud, il prit conscience d’une agitation derrière lui. Il força l’allure, et, soudain, s’élança dans un chemin forestier. Le temps pressait. Au loin, soudain, une horloge annonçait minuit.

Dès le premier coup, Denis constata que ça allait mal. Il avait peine à attraper les pédales ; ses jambes lui paraissaient se raccourcir. Au clair de la lune, il escaladait pourtant, sur sa lancée, les cailloux du chemin de terre — lorsqu’il aperçut son ombre — un long museau, des oreilles droites — et du coup, il prit la bûche, car un loup à bicyclette, ça n’a pas de stabilité.

Heureusement pour lui. Il avait à peine touché terre que d’un bond, il jaillit dans un fourré ; et la moto de la police s’écrasa bruyamment sur la bicyclette affalée. Le motard y perdit un testicule et son acuité auditive, par la suite, diminua de trente-neuf pour cent.

Denis était à peine redevenu loup qu’il s’interrogea, tout en trottant vers sa demeure, sur l’étrange frénésie qui l’avait saisi sous sa défroque d’homme. Lui si doux, si calme, avait vu s’envoler par-dessus le toit ses bons principes et sa mansuétude. La rage vengeresse dont les effets s’étaient manifestés sur les trois maquereaux de la Madeleine — dont l’un, hâtons-nous de le dire à la décharge des vrais maquereaux, émargeait à la Préfecture, service de la Mondaine — lui paraissait à la fois impensable et fascinante. Il hocha la tête. Quel grand malheur que cette morsure du Mage du Siam. Heureusement, pensa-t-il, cette pénible transformation va se limiter aux jours de pleine lune. Mais il lui en restait quelque chose — et cette vague colère latente, ce désir de revanche ne laissaient pas que de l’inquiéter.

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