MARTIN M’A TÉLÉPHONÉ[5]

I

Martin m’a téléphoné à cinq heures. J’étais à mon bureau, j’écrivais je ne sais plus quoi, une chose inutile, sûrement ; je n’ai pas eu trop de mal à comprendre. Il parle anglais avec un accent mélangé américain et hollandais, il doit être juif aussi, ça fait un tout un peu spécial, mais, dans mon téléphone, ça va ; il fallait être à sept heures et demie rue Notoire-du-Vidame, à son hôtel, et attendre, et il lui manquait un batteur. Je lui ai dit : — Stay here, I will call Doddy right now. Et il a dit : — Good Roby, I stay. Doddy n’était pas à son bureau. J’ai demandé qu’il me rappelle. Il y avait sept cent cinquante balles à gagner pour jouer de huit heures à minuit en banlieue. J’ai rappelé Martin, et il m’a dit : — Your Brother can’t play ? et j’ai dit : — Too far. I must go back home now, and eat something before I go to your hotel. Et il a dit : — So ! Good, Roby, don’t bother, I’ll go and look for a drummer. Just remember you must be at my hotel at seven thirty. Miqueut n’était pas là et j’ai dévissé à six heures moins le quart, une demi-heure de rabiot ; je suis rentré chercher ma trompette. Je me suis rasé, quand on joue pour la Croix-Rouge, on ne sait jamais ; si c’est pour des officiers, c’est gênant d’être dégueulasse, tout au moins la figure. Les vêtements, on n’y peut rien, quoiqu’ils ne le sachent pas quand même. Je me suis écorché la gueule, je ne peux pas me raser deux jours de suite, ça fait trop mal, enfin c’était mieux que rien. Je n’ai pas eu le temps de dîner complètement, j’ai mangé une assiettée de soupe, j’ai dit bonsoir et je suis parti. Il faisait tiédasse, c’était encore le chemin de mon bureau, je travaille aussi rue Notoire-du-Vidame. Martin m’a dit : — On sera payé juste après avoir joué. J’aimais mieux ça ; d’habitude, à la Croix-Rouge, ils vous font attendre des semaines pour vous payer et il faut aller rue Caumartin, ce n’est pas pratique, avec Miqueut. Je n’aimais pas l’idée d’aller rejouer avec Martin, il est trop fort au piano, c’est un professionnel, et il râle quand on ne joue pas bien. S’il ne voulait pas de moi il ne m’aurait pas téléphoné. Sûrement il y aurait aussi Heinz Neuman. Martin Romberg, Heinz Neuman, tous les deux Hollandais. Heinz, lui, parlait un peu français : — Je voudrais vous reverrer ? C’est comme ça qu’on dit ? Il me demandait ça la fois d’avant, au Normandie Bar, c’est là qu’il avait la tapette, Freddy, pendant la guerre, il s’enfermait pour téléphoner dans la cabine camouflée en armoire normande et il disait : — Oui oui oui oui oui oui… d’un ton suraigu à la manière allemande, avec un rire artificiel et bien détaché. C’est moche le Normandie, avec ses fausses poutres apparentes en liège aggloméré ; j’y avais chipé tout de même le numéro du 28 août du New Yorker, et celui de septembre de Photography où on voit la gueule du citoyen Weegee qui s’amuse à prendre des photos de New York sous tous les aspects, surtout d’en haut ; pendant les vagues de chaleur, les gens des quartiers populeux, qui dorment sur les paliers des échelles d’incendie, quelquefois cinq six gosses, et des filles de seize ou dix-sept ans, presque à poil ; peut-être que dans son livre on en voit encore plus, ça s’appelle Naked City, et on ne le trouvera probablement pas en France. J’arrivais rue de Trévise, c’est noir, la barbe, ce chemin tous les jours, et puis je suis passé devant mon bureau, et il est au début de la rue Notoire-du-Vidame, et, tout au bout l’hôtel de Martin. Il n’était pas là, personne n’était là, le truck non plus. J’ai regardé par la porte de l’hôtel… À gauche, il y avait à une table en rotin un homme et une femme qui consultaient quelque chose ensemble. Au fond, on voyait, par une porte ouverte, la table du gérant ou du patron qui dînait avec sa famille. Je ne suis pas entré. Martin m’aurait attendu là. J’ai mis ma boîte à trompette debout sur le trottoir et je me suis assis dessus en attendant le truck, Heinz et Martin. Le téléphone a sonné dans l’entrée de l’hôtel et je me suis levé, c’était sûrement Martin. Le patron est sorti : — Est-ce que monsieur Roby… — C’est moi ; j’ai pris le récepteur. Ce téléphone-là ne transmettait pas comme au bureau, plus aigre, et j’ai dû faire répéter, il était près de chez Doddy, pas de Doddy, et il fallait passer le prendre chez Marcel, 73, rue Lamarck, seventy-three. Bon, il a été dîner là, trop flemmard pour revenir à son hôtel, le truck peut bien passer le prendre. J’ai essayé de téléphoner à Temsey pour avoir au moins une guitare, d’accord avec Martin. Pas de Temsey. Ça va, on jouera trompette, clarinette et piano, mais c’est plus pompant… et toutes les lumières se sont éteintes dans la rue, la panne ; je me suis assis sur ma boîte à trompette contre le mur à droite de l’hôtel et j’ai attendu. Une petite fille est sortie en courant de l’hôtel, elle a fait un écart en me voyant, et en revenant, elle s’est tenue à distance. Il faisait très noir dans la rue. Une grosse femme avec un cabas est passée devant moi. Je l’avais vue en arrivant, en noir, l’air mère de famille campagnarde ; non, elle faisait la retape, c’est drôle ce n’est pourtant pas un coin fréquenté. Il y a eu des phares au bout de la rue. Jaunes, ce n’était pas le truck, ceux des Américains sont blancs. Une 11 noire, pour changer. Ensuite un camion, mais un français, à vingt à l’heure au bas mot. Et puis le bon, il s’est rangé à moitié sur le trottoir, et il a éteint ses phares ; simplement pour pisser le long du mur. Signes de reconnaissance. On a bavardé. Les autres vont arriver ? Il n’y en a qu’un autre, Heinz. Déjà huit heures moins cinq. Le type, ancien machiniste à la T. C. R. P. habillé en Américain. Je ne savais pas quoi lui dire, il était assez sympathique. Je lui ai demandé si le truck était propre à l’intérieur. La dernière fois, dans celui du show-boat, je m’étais assis dans l’huile et j’avais salopé mon imper ; non celui-là est propre, je me suis installé à l’arrière, les jambes pendantes au-dehors, on attendait Heinz. Le type ne pouvait pas tellement poireauter. À neuf heures et quart il avait son colonel américain qui l’attendait et il devait prendre sa voiture au garage. Je lui ai dit : — Sûrement, il ne se balade pas dans le truck et sa voiture est mieux que ça… — Pas tellement… pas une voiture américaine, mais une Opel. J’ai entendu marcher. Ce n’était pas encore Heinz. Les lumières se sont rallumées d’un seul coup et le conducteur m’a dit : — On ne peut plus attendre, il faut que je donne un coup de fil, que le garagiste prépare une jeep pour vous prendre et moi j’irai chercher mon colonel, vous parlez anglais ? — Oui. — Vous leur expliquerez… — Bon. Et Heinz est arrivé, il s’est mis à râler en apprenant qu’il fallait chercher Martin ; toutes les fois, il lui casse du sucre, mais quand ils sont ensemble, ils passent leur temps à rigoler en hollandais et à se foutre des autres qui jouent avec eux, je sais bien, parce que, tout de même, je comprends un peu ce qu’ils disent, ça ressemble à l’allemand. Les Hollandais, tous des salauds, des demi-boches, encore plus lèche-cul quand ils ont quelque chose à vous demander, et pingres comme on n’a pas idée, et puis, je n’aime pas cette façon de s’aplatir devant le client pour avoir des cigarettes ; après tout, on a au moins un peu de style, et eux, ils tournent la manivelle, et puis moi je les… Oui, je suis ingénieur, après tout, et c’est bien le plus bête, en trois lettres, de tous les métiers, mais ça rapporte de la considération et des illusions. Mais s’il me suffisait d’appuyer sur le bouton, pan… plus de Martin, plus de Heinz, au revoir. Ce n’est pas une raison parce qu’ils sont musiciens, les professionnels sont tous des salauds. Le conducteur est revenu et on est remontés, Heinz pensait avoir un batteur à neuf heures, mais où allait-on ? Le conducteur devait nous emmener 7 place Vendôme, c’est tout ce qu’il savait. Il n’aurait pas le temps, alors on est partis, direction rue de Berri, dans la rue de Rivoli, il râlait parce qu’avec les trucks militaires on ne peut pas dépasser vingt milles. Il a tourné à l’angle droit pour éviter un sens interdit, sacrées reprises. Devant quoi on était passés ? Oui, le Park Club, aux Ambassadeurs, je n’y ai pas encore joué, mais j’ai joué au Colombia, ce jour-là c’était plein de belles filles, c’est dommage de les voir avec les Américains, et puis ça les regarde, plus elles sont bien, plus elles sont con, moi je m’en fous, c’est pas pour baiser, je suis trop fatigué mais c’est pour les regarder, il n’y a rien que j’aime comme regarder des jolies filles, si… fourrer son nez dans leurs cheveux quand elles sont parfumées, c’est pas méchant, et il a freiné sec, c’était le garage. Un grand gars, habillé en Américain. Français ? Américain ? peut-être juif aussi, il avait l’écusson Stars and Stripes sur l’épaule, c’est le garage du journal. Heinz a demandé à téléphoner à son batteur. J’ai expliqué le coup à un gars qui s’en foutait, il avait pas envie de se remuer. Heinz est revenu. Pas de batteur. — Bon, alors on tiendrait dans une jeep ? — Oui, mais on n’a pas de conducteur. Je les ai laissés se démerder, la barbe, j’en ai marre de parler avec eux, et puis, on prend un de ces accents dégueulasses, après les Anglais vous regardent avec réprobation, et puis merde, ils me font tous chier. Ils se sont arrangés, le conducteur avait trouvé. — On va prendre l’Opel, chercher Martin et il nous mènera place Vendôme ensuite. L’Opel était grise, assez bien, il l’a amenée devant l’entrée et on s’est collés dedans avec Heinz, c’est déjà mieux qu’un truck, Heinz, il en rigolait d’aise. Mais c’est de la sale bagnole, ça tremblait, un ralenti infect, je me rappelle la Delage, on posait un verre d’eau sur le garde-boue, pas une ride. C’était une six cylindres, c’est le moteur qu’on peut le mieux équilibrer. Le conducteur ne s’installait pas, ils le faisaient attendre pour avoir sa feuille de sortie. On était déjà vingt minutes en retard sur l’heure. Je m’en foutais, après tout, c’est Martin le chef, il se débrouillera avec eux. Une jeep à remorque est entrée dans le garage, ils ont l’air de types en 1900 avec leurs peaux de bique dans les baquets, leurs grandes guiboles repliées et les genoux sous les yeux. On le gênait pour entrer, il en est monté un dans l’Opel, il l’a reculée de deux mètres et quand l’autre était passé, il l’a remise juste à sa place, quel con. Je devenais en rogne. Enfin il a eu son papier, on est sortis, sale bagnole, dans les virages c’était à dégueuler, tout était mou, la suspension, la direction, ça se calcule, j’avais appris ça ; pour une certaine valeur de la période, on a le mal de mer. Les Allemands le savent sûrement mais eux n’ont peut-être pas le mal de mer pour la même période. Devant Saint-Lazare, on a failli entrer dans une Matford, il traversait sans rien regarder. On a grimpé la rue d’Amsterdam, les boulevards extérieurs, la rue Lamarck, c’est à droite, le 73, je lui ai dit, et devant chez Marcel, je suis descendu, Martin regardait la porte assis à une table, il m’a vu, c’est bien ça, salaud, trop la flemme pour revenir rue Notoire-du-Vidame et il a bouffé là. Il est arrivé, ça faisait très gangster, le signe à travers la porte. Ils se sont mis à jaspiner en hollandais avec Heinz, ça y est, ils recommencent, et Heinz ne l’engueulait pas du tout. C’était sûr. Encore un grand virage mou — c’est la balançoire ! — il disait le conducteur, et la place Vendôme, c’était pas très éclairé, le 7, Air Transport Command. — Au revoir ! Il m’a dit, le conducteur. On s’est serré la pince. Je vais chercher le colonel. Il n’y a personne ici ; j’ai dit : c’est pas là. Il m’a dit : Si vous ne trouvez pas, téléphonez à Élisée 07–75, c’est le garage. C’est eux qui m’ont dit de vous mener là, mais, évidemment, il est neuf heures moins le quart, ça fait trois quarts d’heure de retard. Il est vrai. Go and ask, Roby, m’a dit Martin. — Vas-y toi-même, c’est toi le chef ! On est entrés, pas ici du tout, les types pas au courant, c’était sinistre, on aurait dit un bureau de poste. Et juste on est ressortis. — Where’s this driver ? disait Martin, et une fille avec un machin en mouton blanc et un Américain nous ont vus. — That’s the band ! — Yes, a dit Martin, we’ve been waiting for half an hour. Il a du culot, mais je me suis marré quand même. La fille brune, pas mal foutue, on verra tout à l’heure. On les a suivis, enfin une bagnole bien, Packard 1939 noire avec chauffeur. Le chauffeur, il râlait : — Je peux pas les prendre tous ! Ça va esquinter mes pneus. — Tu parles ! Tu ne sais pas ce que c’est une Packard ! Trois derrière : deux filles et un Amerlo ; sur les strapontins Martin, Heinz et moi, devant, le chauffeur, deux Amerlos. Rue de la Paix, Champs-Élysées, rue Balzac, première halte, l’Hôtel Celtique, les deux devant sont descendus, on attendait. En face, il y avait la Chrysler bleu-ciel de l’U. S. Navy, je l’ai déjà vu passer plusieurs fois à Paris. Je me demande si c’est le modèle fluid drive avec le changement de vitesse à huile. Ils baragouinaient dans le fond de la voiture, Heinz et Martin en hollandais, le chauffeur en français. Oh ! ils sont emmerdants. Il en est remonté un devant, il a tendu entre Heinz et moi quelque chose à celui de derrière :

There’s a gift from Captain, je ne sais plus quoi. — Thank you Terry, il a dit, celui du fond, et il a déplié, ça avait les dimensions d’un carnet de papier à cigarettes, il l’a rendu à celui de devant. On est partis. Il était monté dans la Chrysler un officier de marine et deux femmes. Ils nous suivaient. On a tourné tout de suite à droite, ça au moins c’est une voiture, le chauffeur râlait quand même après Bernard ou O’Hara, c’était le même, et huit dans la voiture, c’était de trop. J’ai pas écouté ce qu’ils disaient derrière, avant qu’on soit dans le Bois de Boulogne, on allait entre Garches et Saint-Cloud. Il y avait une femme blonde, avec poitrine, au milieu, la brune à sa gauche et un Américain à sa droite. Hollywood… — J’ai entendu Santa Monica is nice, dit celle du milieu, l’air détaché. Bien sûr, tu la ramènes, conne, mais tu es mal foutue et tu as une sale gueule, c’est bien fait. L’autre, la brune, elle était mieux, c’est sûrement pas une Américaine ; elles sont toutes ensellées, sauf ces deux que j’ai vues un soir sur le show-boat, des en pantalons avec la taille fine, fine, et des culs bien ronds en dessous, on aurait dit qu’on les avait fabriquées en gonflant un peu et en serrant à la taille pour faire sortir la poitrine et les fesses, c’était terrible. — What’s the name of that friend of yours, Chris…, demande l’Américain à la brune. — Christiane, répond l’autre. — Nice name, and she’s nice too. — Yes, répond l’autre, but she’s got a strange voice — bonne petite copine ! — and when she’s on the stage, she makes such an awful noise… yes… but she’s nice. May be we’ll go to New York in february, elle ajoute, and where do you come from New York dit le type, it would be wonderful to see you again, and this other friend of you, Florence ? — Yes, elle dit, she’s got a nice face, but the rest is bad. Comme elle parlait gentiment des copines ! — And who will come too ? All the chorus girls ? Et j’ai compris qu’elle était de la Fête Foraine, mais peut-être je me suis trompé. Assommant à écouter avec Heinz et Martin qui parlaient hollandais à côté. — I think you’re the best, a dit le type, et elle n’a pas répondu, c’était peut-être vrai, il ne disait pas ça comme un compliment. On arrivait au pont de Suresnes, tout plein de flaches et mal entretenu, avec l’autre en construction, à côté, amoché, ils l’avaient commencé en quarante et ça a dû rouiller en cinq ans. La côte de Suresnes, c’est chouette le bruit des pneus d’une grosse bagnole sur le pavé, ça sonne creux et rond, on grimpait en prise. Huit pour une Packard c’est trop ? Quel con ! Tous les chauffeurs sont cons. C’est une sale race. Je les emmerde, je suis ingénieur, ils sont tous familiers avec les musiciens, ça les flatte, on est de la même race ; des types qui s’aplatissent. Bon, je me vengerai plus tard, avec un colt, je les descendrai tous, mais je ne veux rien risquer parce que ma peau vaut mieux que la leur, ça serait noix de faire de la taule pour des types comme ça. Je me demande pourquoi on ne le ferait pas pour de vrai. Aller trouver un type comme Maxence Van der Meersch, je lui dis : — Vous n’aimez pas les souteneurs et les tenanciers de maison, moi non plus, on fait une association secrète, et un soir, par exemple, on fonce dans une Citroën noire et on tue tous ceux de Toulouse. — Ça ne serait pas assez, me dit Van der Meersch, il faut les tuer tous. — Alors, je dis, j’ai une autre idée, on fait une grande réunion syndicale, et puis on les supprime, il suffit d’une bonne organisation. — Si on se fait poirer ? il me dit Van der Meersch. Je lui dis : — Ça ne fait rien, on aura bien rigolé, mais le lendemain il y en aura d’autres à leur place. — Alors, il me dit, on recommencera avec un autre truc. — D’accord, au revoir Maxence. Et la bagnole s’est arrêtée, Golf Club. C’était là. Descendus. On entre, carrelage, poutres apparentes, j’en ai déjà vu des comme ça, on s’est déshabillés dans une petite pièce. Évidemment, ils en ont encore réquisitionné une qui n’est pas mal. Couloir, à gauche, grande salle avec piano, c’est ici.

II

La chaleur surprenante au premier abord. J’ai eu tort de mettre mon sweat-shirt et je devrai faire attention au trou de mon pantalon, mais ma veste est assez longue, ils ne le verront pas, et après tout, c’est rien que des putains et les types je m’en fous. Les radiateurs marchent, on s’assied tous les trois. Martin croit sans doute que c’est pas le genre swing ici, Heinz prend son violon au lieu de sa clarinette et ils jouent un machin tzigane. Pendant ce temps-là, je me repose, je chauffe un peu ma trompette en soufflant dedans, je dévisse le second piston qui accroche quand on met de l’huile et je bave un peu dessus ; trop mou, il n’y a que la bave, même le Slide Oil de Buescher c’est pas assez fluide et le pétrole, j’ai essayé une fois et la fois d’après, j’ai eu le goût dans la bouche pendant deux heures. Il y a des poutres apparentes peintes en vieux rouge, jaune d’or et bleu roi délavé, très vieux style, une grosse cheminée monumentale avec une pique torsadée porte-flambeau de chaque côté, de vieux fanions sur des poutres de contreventement à dix mètres du sol, très haut le plafond. Des têtes de machins empaillés aux murs, des vieilles armes arabes, juste en face de moi un Aubusson, un genre cigogne et de la verdure exotique, c’est assez chouette comme tonalité, des jaunes et des verts jusqu’au bleu-vert, un gros lustre d’église au milieu avec au moins cent bougies électriques, des marrantes, avec des lampes vraiment tortillées en forme de flammes. Juste avant que Martin et Heinz commencent, un type a fermé la radio, le poste était dissimulé derrière un panneau de la bibliothèque garni de dos de livres en trompe-l’œil. Je regarde les jambes de la fille brune en face, elle a une assez jolie robe de laine gris-bleu, avec une petite poche sur la manche et une pochette olive, mais quand je la vois de dos, sa robe est mal coupée derrière, le buste est trop large et la fermeture éclair bombe un peu, elle a des souliers compensés, ses jambes sont bien, fines aux genoux et aux chevilles, elle n’a pas de ventre et sûrement elle a les fesses dures, c’est parfait, et sûrement aussi des yeux de pute. L’autre fille de la voiture est là aussi, elle a un vilain teint trop blanc, c’est la fille molle, elle a de la poitrine, j’avais déjà remarqué, mais des jambes moches et une robe moche à carreaux bruns sur beige, pas intéressant. Un capitaine français, genre officier chauve, grand, distingué de la guerre de 14 — pourquoi il me fait cet effet-là ? — ça doit être à cause des livres de Mac Orlan ; il parle avec la molle. Il y a aussi deux trois Américains, dont un capitaine, mais un pas élégant, ils sont tous au pèze pour avoir l’air si peu portés sur la toilette. Une espèce de bar à ma gauche après le piano, près de l’entrée, et derrière un larbin, je vois seulement le haut de sa tête. Les types commencent à se taper des whiskies dans des verres à orangeade. L’atmosphère parfaitement emmerdante. Heinz et Martin ont fini leur truc. Aucun succès, on va jouer Dream de Johnny Mercer, je prends ma trompette, Heinz sa clarinette, il y en a deux qui se mettent à danser et aussi la brune et il arrive aussi quelques autres pays. Peu. Il doit y avoir d’autres salles derrière. C’est fou ce que ça chauffe, des radiateurs. Après Dream, un truc pour les réveiller, Margie, je joue avec la sourdine, ils sont tellement peu à danser, et puis ça sonne mieux avec la clarinette, j’accorde un peu la trompette, j’étais trop haut. Les pianos sont toujours trop hauts d’habitude, mais celui-ci est bas parce qu’il fait chaud. On ne se fatigue pas et ça danse sans grande conviction. Il entre un type en veston noir bordé, chemise et col empesés, pantalon à raies, on dirait un intendant, c’est probablement ça. Il fait un signe au garçon qui nous apporte trois cocktails, du gin orange ou quelque chose comme ça, j’aime mieux le Coca-Cola, ça va me fiche mal au foie. Il vient ensuite, quand l’air est fini et nous demande ce qu’il peut nous apporter ; bien aimable, il a une figure maigre, le nez rouge et une raie sur le côté et le teint cuivreux, il a l’air triste, pauvre vieux ça doit être le vomito-negro héréditaire. Il s’en va et nous ramène deux assiettes, l’une avec quatre énormes parts de tarte aux pommes, et dans l’autre une pile de sandwiches, les uns corned-pork, les autres beurre et foie gras, la vache ce que c’est bon. Pour ne pas avoir l’air, Martin a un sourire de concupiscence et son nez rejoint presque son menton, et le type nous dit : — Vous n’avez qu’à demander si vous en voulez d’autres. On rejoue après avoir mangé un sandwich, la jolie brune fait l’andouille et tortille ses fesses dures en plantant des choux avec l’Américain, ils dansent, tout pliés sur les jarrets en baissant la tête, comme une exagération de galop 1900, j’en ai déjà vu faire ça l’autre jour, ça doit être la nouvelle manie, ça vient encore d’Auteuil et des zazous de là-bas. Juste derrière moi, il y a deux massacres de cerfs Dittishausen 1916 et Unadingen 21 juin 1928, ça n’a vraiment qu’un intérêt restreint je trouve, ils sont montés sur des tranches de bois verni coupées à même la bûche un peu en biais, c’est ovale, ou, plus exactement, c’est-t-elliptique. Il entre un Major, non, une étoile d’argent, un colonel, avec une belle fille dans les bras, belle fille c’est peut-être trop dire, elle a la peau claire et rose, les traits ronds comme si on venait de la tailler dans la glace et si ça avait déjà un peu fondu, ce genre de traits ronds, sans bosses, sans fossettes, ça a quelque chose d’un peu répugnant, ça cache forcément quelque chose, ça fait penser à un trou du cul après un lavement, bien propre et désodorisé. Le type a l’air complètement machin, un grand pif et des cheveux gris, il la serre amoureusement et elle se frotte, vous êtes dégueulasses tous les deux, allez baiser dans un coin et revenez, si ça vous travaille, c’est idiot ces frottailleries avec ces airs de chat foirant dans les cendres, bouh ! vous me dégoûtez, sûrement elle est propre et un peu humide entre les cuisses. En voilà une autre blond roux, on voyait en 1910 des photos comme ça, elle a un ruban rouge autour de la tête, American Beauty, et ça n’a pas changé, toujours de la fille trop récurée, celle-là, en plus, elle est mal bâtie, les genoux écartés, elle a le genre Alice au Pays des Merveilles. Ça doit être toutes des Américaines ou des Anglaises, la brune danse toujours, on s’arrête de jouer, elle vient près du piano et demande à Martin de jouer Laura, il connaît pas, et alors Sentimental Journey. Bon. Je fais la sixte demandée. Ils dansent tous. Quelle bande d’enflés ! Est-ce qu’ils dansent pour les airs, pour les filles ou pour danser ? Le colonel continue à se frotter, une fille m’a dit l’autre jour qu’elle ne peut pas blairer les officiers américains, ils parlent toujours politique et ils ne savent pas danser, et en plus, ils sont emmerdants (c’était pas la peine, le reste suffit). Je suis un peu de son avis jusqu’ici, j’aime mieux les soldats, les officiers sont encore plus puants que les aspi français, et pourtant, ça, c’est à faire péter le conomètre, avec leurs petits bâtons à enculer les chevaux. Je suis assis sur une chaise genre rustique-moyenâgeux-cousu-main, c’est bougrement dur aux fesses, si je me lève, gare au trou de mon pantalon. La brune revient, autre entretien avec Martin, vieux salaud, tu lui mettrais bien la main au panier, toi aussi. Je sais pourquoi, il fait chaud et ça nous ragaillardit, d’habitude, sur le show-boat, on les avait à zéro, c’est pas enthousiasmant pour jouer. Le temps passe pas vite, ce soir, c’est plus fatigant de jouer à trois, et puis cette musique, c’est la barbe ; on joue encore deux airs et on s’arrête un peu, on bouffe la tarte, et puis un Américain, c’est Bernard ou O’Hara, celui à qui le chauffeur parlait devant le Celtique, arrive. — If you want some coffee, you can get a cup now, come on. — Thanks ! dit Martin, et on y va, on retraverse le hall, on tourne à gauche, petit salon, moquettes, entièrement tendu d’Aubusson, à boiseries de chêne ; sur le divan, il y a le colonel et sa femelle frotteuse, elle a un tailleur noir, des bas un peu trop roses mais fins, elle est blonde et elle a une bouche mouillée ; on passe sans les regarder, d’ailleurs ça ne les gêne pas du tout, ils ne font rien, juste du sentiment, et on entre dans une autre pièce, bar, salle à manger, toujours de l’Aubusson — c’est une manie —, et un chic tapis sur la moquette. Et des pyramides de gâteaux. Environ deux douzaines de mâles et femelles, ces dernières dans l’approximative proportion d’un quart, ils fument et boivent du café au lait. Il y a des assiettes et des assiettes et on y va, pas trop ostensiblement, mais avec une décision bien arrêtée. Des petits pains de mie au raisin fourrés de crème de cacahuètes, j’aime ça, des petits palets de dame aux raisins, ça aussi, et de la tarte aux pommes avec une couche de deux centimètres de marmelade à la crème sous les pommes et une pâte à s’en faire péter la gueule, on n’aura pas trop perdu sa soirée. Je bouffe jusqu’à ce que j’aie plus faim et je continue encore un peu après, pour être sûr de ne pas avoir de regrets le lendemain, et je vide ma tasse de café au lait, un demi-litre environ, et encore quelques gâteaux, Martin et Heinz prennent chacun une pomme, pas moi, ça me gêne d’emporter des trucs devant ces crétins-là, mais les Hollandais, c’est comme les chiens, ça manque de pudeur et ça n’a de sensibilité qu’à partir du coup de pied au cul. On rôdaille un peu. Je reste le dos vers le mur à cause du trou, et on retourne dans la grande salle, je lâche deux boutons parce que c’est dur de souffler tout de suite après avoir bouffé. On remet ça. La brune est là, elle veut I dream of you. Ah ! je le connais ! Mais pas Martin, ça ne fait rien il lui propose Dream, on l’a déjà joué, et il attaque : Here I’ve said it again, celui-là, je l’aime assez à cause du middle-part où l’ont fait une jolie modulation de fa en si bémol, sans avoir l’air d’y toucher. Et puis on joue, et on s’arrête, et on rejoue, et on s’endort un peu. Il y a deux nouvelles filles, elles sont crasseuses, sûrement des Françaises, et des tignasses hirsutes, l’air de dactylos intellectuelles, mâtinées de bonniches. Tout de suite, il faut qu’elles viennent nous demander du musette, et pour les faire râler, on joue le Petit Vin Blanc en swing, elles ne reconnaissent même pas l’air, quelles noix, si, juste à la fin, et elles font une sale gueule, les Américains ils s’en foutent, ils aiment tout ce qui est moche. Je crois que ça se tire, il est plus de minuit, on a joué des tas de vieilles conneries. On se tape un Coca-Cola dans un grand verre. Martin a été payé tout à l’heure, une grande enveloppe, il a regardé et il a dit : — Nice people, Roby, they have paid for four musicians, though we were only three. Il a dit ça, le crétin, ça fait qu’il y a trois mille francs dans l’enveloppe. Martin va pisser et il tend la main, en revenant, pour un paquet de sèches Chesterfields : — Thank you, sir, thanks a lot ! Larbin, va ! Un grand roux vient me demander quelque chose à propos d’une batterie, il en veut une pour demain, je lui donne deux adresses, et puis un autre vient et s’explique mieux, il voulait louer une batterie, alors il n’y a rien de fait, je ne peux pas lui indiquer d’adresse pour ça, il offre aussi une cigarette. On joue et il finit par être une heure. On ferme par Good Night, Sweet-heart, c’est marre, on s’en va. Encore un… On joue de nouveau Sentimental Journey, ça les trouble que ce soit le dernier, ils sont tendres. Maintenant, il faut penser à partir. On va se rhabiller. Froid dans le couloir et l’entrée, je mets mon imper, Martin me fait signe, il est avec Heinz. Bon. Il me file sept cents balles, j’ai compris, tu gardes le reste, tu es un salaud, je t’aplatirais ta sale gueule avec un plaisir, mais qu’est-ce que tu veux que ça me foute, je suis moins con que toi et tu as cinquante ans, j’espère que tu vas crever. Heinz, il le paye pas devant moi : vous êtes vraiment malins tous les deux. Les cigarettes, je lui donne ma part, rien que pour qu’il me dise : We thank you very much, Roby. Et on attend une bagnole. Dans l’entrée, c’est carrelé par terre, il y a deux seaux rouges pleins d’eau et un extincteur et partout des pancartes — Beware of fire, Don’t put your asches, etc. Et je voudrais bien savoir à qui est cette maison, on s’extasie avec Heinz, ça lui plaît aussi. On retourne dans le hall. Martin va pisser, il a fauché quelque part un numéro de Yank et il me le donne à garder. On est près du téléphone. Martin revient, il me dit : — Can you call my hotel, Roby, I wonder if my wife’s arrived. Sa femme devait arriver aujourd’hui et je téléphone à son hôtel de la part de M. Romberg si sa clef est au tableau. Oui, elle y est, ta femme n’est pas là. Tu pourras toujours te taper la paluche devant une pin-up girl. On retourne dans le vestibule et on va à la Packard, le chauffeur veut pas nous prendre tous les trois, on l’emmerde. — Pars sans nous, on se débrouillera. On retourne dans le hall, je m’assieds, Heinz râle en sabir pour changer. Martin parlemente avec Doublemètre, c’est un Américain, il est bien gentil, il nous trouve une bagnole, mais Martin va chier et on attend. Je retourne dans le vestibule. Heinz a tout de même donné vingt balles à un des maîtres d’hôtel, il est assez sympa. — À qui est la maison ? — C’est à un Anglais, il est fonctionnaire en Afrique du Sud et il a une autre maison près de Londres. C’est bien et, pendant l’occupation, les Allemands n’ont pas abîmé du tout, ils y étaient, comme de juste. L’Anglais il a perdu sa femme il y a trois ans, il vient de se remarier, le garçon ne connaît pas encore sa nouvelle patronne. C’est triste de perdre quelqu’un. Lui, il avait un copain, un ami de six ans et il l’a perdu, eh bien ! ça fait un vide qu’on ne peut pas remplir. Je condoulois, on se serre la main. Au revoir. Merci. Heinz et Martin arrivent enfin, on sort, la bagnole est dans une allée. C’est une Chrysler, non, c’est l’autre, mieux, une Lincoln. Je pisse contre un arbre, arrivent les deux bonniches-dactylos et un Américain, c’est lui le conducteur. Nous trois derrière, lui devant avec les deux filles, elles râlent parce qu’elles sont trop serrées, moi, je m’en fous considérablement, je suis très bien. Elles mettent la radio en marche, on démarre, ça arrache dur. On suit une autre bagnole. La musique ça fait passer le temps, c’est un jazz blanc, ça swingue assez froid, mais c’est drôlement en place. La bagnole marche, je dis à Heinz : — Je me baladerais bien comme ça toute la nuit. Et lui, aime mieux aller se coucher. Paris, Concorde, rue Royale, Boulevards, Vivienne, Bourse, stop… Martin descend, je me fais reconduire ensuite, Heinz est furieux, on a fait tout le tour, on est gare du Nord, il doit revenir à Neuilly, qu’il se démerde avec le gars. Au revoir, mes enfants. Je serre la main du conducteur : — Thanks a lot. Good night. Je suis chez moi, enfin au pieu, et juste avant de m’endormir, je me suis changé en canard.

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