Le Major, couvert de dettes comme jamais ça ne lui était arrivé depuis des années, décida d’acheter une voiture pour passer des vacances plus agréables.
Il réalisa d’abord les disponibilités immédiates en tapant ses trois camarades habituels pour s’offrir une cuite carabinée, car son œil de verre virait au bleu indigo et c’était signe de soif. Il lui en coûta trois mille francs ; il les regrettait d’autant moins qu’il n’avait pas l’intention de les rendre.
Ayant ainsi donné de l’intérêt à l’opération, il s’efforça de la compliquer encore pour l’élever à la hauteur d’un miracle païen et se paya une seconde cuite avec l’argent que lui procura la vente de sa ceinture de chasteté moyenâgeuse, cloutée de girofle et toute de cuir repoussé si loin que personne n’y avait encore été.
Il ne lui restait pas grand-chose, mais c’était tout de même trop. Il paya son loyer avec sa montre, troqua son pantalon contre un short et sa chemise pour une Lacoste et, fin prêt, se mit en quête d’une façon de dépenser son argent résiduel.
(Au cours de ses recherches, il eut la déveine de faire un héritage mais, par bonheur, apprit rapidement qu’il ne pourrait pas le toucher avant des mois, délai plus que suffisant.)
Le Major possédait encore onze francs et des provisions. Il ne pouvait s’en aller dans ces conditions. Il prépara donc, chez lui, une surprise-partie de grandeur moyenne.
Elle eut heureusement lieu et il lui resta, à l’issue de la susdite, un simple paquet de cent grammes de carry, en poudre, légèrement éventé, dont personne n’avait pu venir à bout. Contre ses prévisions, le sel de céleri, très apprécié, formait en effet le fond de la plupart des derniers cocktails servis et l’on avait dédaigné le carry préparé pour cet usage.
(La malchance insigne qui semblait poursuivre le Major voulut cependant qu’une invitée oubliât chez lui son sac à main et cinq cents francs dedans. Tout semblait à recommencer, lorsque le Major, frappé d’une de ces inspirations géniales qui le caractérisent, conçut l’envie de partir en vacances muni d’une autorisation de rouler obtenue régulièrement ; il faut tout de suite signaler que cette prétention le sauva.)
Le Major irrupit chez son ami le Bison, comme celui-ci se mettait à table avec sa femme et le Bisonnot parmi des grandes volées de claquements de mâchoires ; il se cuisait, pour une fois, un plat de nouilles à l’eau que la Bisonne avait daigné mettre dix minutes à préparer ; la famille entière se réjouissait à l’idée de la frairie conséquente.
— Je déjeune avec vous ! dit le Major, frémissant d’appétence en voyant les nouilles à l’eau.
— Cochon ! dit le Bison. Tu les as senties de loin, hein ?
— Tout juste ! dit le Major, en se servant un grand coup de vin de la répartition, gardé spécialement pour lui et qu’on laissait piquer un peu pour qu’il prît un goût en plus de sa saveur originale, indéniablement efficace, comme chacun sait.
Le Bison prit une assiette supplémentaire dans le buffet et la posa sur la table devant le Major. Le Major se laissait servir d’habitude et n’en concevait pas de rancune à l’endroit des opérateurs.
— Voilà la chose ! dit le Major. Où allez-vous en vacances ?
— Au bord de la mer. Je veux la voir avant de mourir, affirma le Bison.
— Très bien, dit le Major. J’achète une voiture et je vous emmène à Saint-Jean-de-Luz.
— Minute ! dit le Bison. Tu as du fric ?
— Parfaitement, dit le Major. Je l’aurai. Ne t’inquiète pas de ça.
— Tu as un endroit pour te loger ?
— Parfaitement, dit le Major. Ma grand-mère, qui est morte, y avait un appartement et mon père l’a conservé.
Le Bison n’entendant pas d’e muet à la fin comprit qu’il s’agissait de l’appartement et non de la grand-mère.
Les nouilles continuaient à gonfler dans leur eau de cuisson et ça faisait déjà trois fois que la Bisonne descendait la poubelle pour vider l’excédent.
— Bon, admettons, dit le Bison. Tu as de l’essence. Parce que c’est utile, pour une voiture.
– Ça se trouve, assura le Major. Si on a une autorisation régulière, on a des bons d’essence.
— Parfait ! dit le Bison. Tu connais quelqu’un à la préfecture pour avoir une autorisation.
— Non, dit le Major, mais vous deux, vous ne connaissez personne ?
— C’est là que tu voulais en venir, hein ?
Le Bison avait l’œil abrité et réprobateur.
— Je vous préviens, interféra son épouse, que si vous ne mangez pas ces nouilles, il faudra changer de pièce, car tout à l’heure on ne tiendra plus ici.
Ils se ruèrent tous les quatre sur le plat de nouilles, pensant, ravis, à la grimace que faisaient autrefois les Allemands devant le beurre de Normandie et les saucisses grasses.
Le Major buvait gros rouge sur gros rouge ; son œil unique l’obligeait à faire le nécessaire pour voir double et ne pas perdre une goulée.
Le dessert consistait en tranches de pain soigneusement rassis et dressé entre deux feuilles de gélatine rose parfumée à l’Origan de Chéramy, dans la manière de Jules Gouffé. Le Major en reprit deux fois et il n’en restait plus.
— Est-ce qu’Annie ne pourrait pas, par son journal, nous pistonner à la préfecture ? dit la Bisonne. Parce que moi, je ne pars pas avec toi si tu n’as pas l’autorisation.
— Excellente idée ! dit le Major. Sois tranquille. Je n’aime pas plus les flics que toi. La vue d’un agent me noue l’intestin grêle.
— Mais il faudrait peut-être se dépêcher, remarqua le Bison. Mes vacances commencent dans trois semaines.
— Parfait ! dit le Major, pensant qu’il aurait le temps d’écouler les cinq cents francs.
Il but un dernier coup de rouge, prit une cigarette dans le paquet de la Bisonne, éructa violemment et se leva.
— Je vais voir des voitures, dit-il en s’en allant.
– Écoutez, dit Annie, je vais vous mettre en rapport avec Pistoletti, le type de la préfecture qui s’occupe des autorisations pour le journal. C’est très simple, vous verrez, il est très gentil.
— D’accord, dit le Major. Je pense que comme ça, ça ira. Ça ira sûrement. Pistoletti est un homme admirable.
Assis à la terrasse du café Duflor, ils attendaient la Bisonne et son fils, un peu en retard.
— Je pense, dit le Major, qu’elle va apporter un certificat médical pour le bébé. Ça nous aidera à avoir l’autorisation. Elle a dû le faire faire aujourd’hui.
— Ah ? dit Annie. Certifiant quoi ?
— Qu’il ne peut pas supporter le voyage dans le train, répondit le Major, en frottant son monocle fumé.
— Les voilà ! dit Annie.
La Bisonne courait après le Bisonnot, qui venait de lui lâcher la main. Il fila quinze mètres en avant et s’expliqua avec un guéridon des Deux Mâghos, à dessus en marbre d’abord, et en morceaux l’instant d’après.
Le Major se leva, tenta de séparer l’enfant et le guéridon. Un garçon arriva et se mit à protester.
— Permettez, dit le Major, j’ai tout vu. C’est le guéridon qui a commencé. N’insistez pas où je vous fais arrêter.
Il sortit sa fausse carte de la Sûreté et le garçon s’évanouit. Alors, le Major lui prit sa montre et, tirant l’enfant par la main, rejoignit Annie et la Bisonne.
— Tu pourrais surveiller ton fils, dit-il.
— Tu m’embêtes. J’ai le certificat. Cet enfant est rachitique et ne peut supporter un voyage en chemin de fer.
Ce disant, elle assaisonna le fils d’une vaste torgnole qui le plongea dans une douce hilarité.
— Heureusement pour la S. N. C. F…, murmura le Major.
— Tu vas peut-être me dire que tu n’as jamais cassé de tables de café ? commença-t-elle, menaçante.
— Jamais à cet âge-là ! dit le Major.
— Bien sûr ! Tu es un arriéré !
— Bon ! dit le Major, ne discutons pas. Donne-moi ce certificat.
— Faites voir, dit Annie.
— Le docteur n’a fait aucune difficulté, dit la Bisonne. Tout le monde peut voir que cet enfant est rachitique. Veux-tu lâcher cette chaise !…
Le Bisonnot venait d’empoigner le dossier d’un consommateur voisin et l’ensemble s’effondra, entraînant quelques verres au milieu d’un certain vacarme.
Le Major s’éclipsa discrètement, l’air de pisser contre un arbre et Annie faisait celle qui ne connaît personne.
— Qui a fait ça ? demanda le garçon.
— C’est le Major, dit le Bisonnot.
— Ah ? dit le garçon d’un air incrédule. Ce n’est pas l’enfant, Madame ?
— Vous êtes fou, dit-elle. Il a trois ans et demi.
— Mauriac, il est gâteux, conclut le Bisonnot.
— C’est bien vrai, ça, dit le garçon, et il s’assit à la table pour discuter littérature.
Le Major revint, rassuré et se réinstalla entre les deux femmes.
— Donc, dit Annie, vous allez trouver Pistoletti…
— Et qu’est-ce que tu penses de Duhamel ? dit le garçon.
— Vous pensez que ça marchera ? dit le Major.
— Duhamel est bien surfait, dit le Bisonnot.
— Bien sûr, dit Annie. Avec la lettre du journal…
— Alors, j’irai demain, dit le Major.
— Je te donnerai mon manuscrit, dit le garçon et tu me diras ce que tu en penses. Ça se passe dans une mine velue. Je crois que j’ai tout à fait les mêmes goûts que toi.
— Combien vous doit-on, garçon ? demanda Annie.
— Non, dit la Bisonne, c’est à moi.
— Permettez ! dit le Major.
Comme il n’avait pas un rond, le garçon lui prêta de l’argent pour payer et le Major laissant un abondant pourboire, empocha la monnaie par distraction.
— Je vais ouvrir, hurla le Bisonnot.
— Tu m’embêtes, répondit son père. Tu sais bien que tu es trop petit pour atteindre le verrou.
Saisi de fureur, l’autre se lança en l’air des deux pieds, en sautant comme un chat, et parut surpris de se retrouver sur le derrière, avec une grosse étincelle verte.
C’était le Major. Il paraissait normal, à cela près que son chapeau plat luisait de reflets changeants et bizarres : il avait mangé de la dinde.
— Alors ? dit le Bison.
— J’ai la voiture ! Renault 1927, coach avec malle arrière.
— Et le capot qui se soulève par-devant ? interrogea le Bison, inquiet.
— Oui…, concéda le Major à regret, et allumage par magnéto et frein ésotérique sur le tuyau d’échappement.
— C’est un vieux système, observa son interlocuteur.
— Je le sais bien, dit le Major.
— Combien ?
— Vingt mille.
— Ce n’est pas cher, estima le Bison. Mais, au fond, ce n’est pas donné.
— Non, et justement il faut que tu me prêtes cinq mille francs pour finir de la payer.
— Quand me les rendras-tu ?
Le Bison paraissait méfiant.
— Lundi soir, sans faute, assura le Major.
— Hum ! dit le Bison, je n’ai pas grande confiance.
— Je comprends ça, dit le Major, et il prit les cinq mille francs sans dire merci.
— Tu as été à la préfecture ?
— J’y vais maintenant… J’hésite toujours à me trouver au milieu d’une bande de gabelous opiniâtres et révoltants.
— Alors, tâche de te débrouiller, dit le Bison en le projetant sur le palier, et d’aller un peu vite.
— Au revoir ! cria le Major de l’étage inférieur.
Il revint deux heures après.
— Mon vieux, dit-il, ça ne va pas encore. Il faut que tu fasses une déclaration certifiant que tu disposes de l’essence nécessaire.
— Tu m’emmerdes ! dit le Bison. J’en ai marre de tous ces retards. Ça fait déjà une semaine que je suis en vacances et ça ne m’amuse pas du tout de rester là. Tu ferais bien mieux de prendre le train avec nous.
– Écoute, c’est quand même plus agréable d’y aller en voiture et pour le ravitaillement là-bas ça sera plus commode.
– Évidemment, dit le Bison, mais quand j’arriverai, il faudra que je reparte aussitôt parce que mes vacances seront finies. Et puis on se fera coffrer sur la route…
– Ça va aller tout seul maintenant, certifia le Major. Fais-moi ce papier. Tout sera en règle, ou bien alors, je partirai en train avec toi.
— Je vais t’accompagner, dit le Bison. Je passerai à mon bureau le faire taper par ma secrétaire.
Ceci fut fait. Ils entrèrent à la préfecture trois quarts d’heure après et gagnèrent, à travers un tortueux dédale, le bureau de Pistoletti.
Pistoletti, aimable quinquagénaire un peu pointu, ne les fit attendre que cinq minutes. Après quelques pourparlers, il se leva et les entraîna à sa suite, portant les formules et pièces justificatives établies par le Major et le Bison.
Ils traversèrent un étroit passage, formant pont couvert et reliant les deux bâtiments voisins. Le cœur du Major tournait très vite sur lui-même, en ronflant comme une toupie de Nuremberg. Dans une galerie voûtée, de longues files de gens attendaient devant les portes des bureaux, la plupart d’entre eux maugréant, d’autres s’apprêtant à mourir. On les laissait sur place et on les ramassait le soir.
Pistoletti entra devant tout le monde. Il s’arrêta et parut gêné de ne pas se trouver devant la personne qu’il pensait voir.
— Bonjour, Monsieur Pistoletti ! dit l’autre.
— Bonjour, Monsieur, dit Pistoletti. Voilà je voudrais votre visa pour cette demande qui est en règle.
L’homme compulsa la liasse.
— Eh bien ! dit-il, vous certifiez disposer du carburant nécessaire, par conséquent il n’y a pas lieu de faire une attribution.
— Hum…, dit Pistoletti… j’ai demandé à Monsieur le Major cette attestation, comme vous… comme votre prédécesseur nous l’avait suggéré… pour avoir de l’essence, en somme…
— Ah ? dit l’autre.
Il écrivit sur le papier : « Pas d’attribution, le demandeur prétendant disposer du carburant nécessaire. »
— Merci, dit Pistoletti qui sortit avec les papiers.
Il se gratta le crâne et répandit des lambeaux saignants dans le couloir. Un agent passa qui glissa dessus et faillit tomber, et le Major ricana mais redevint sérieux en voyant la figure de Pistoletti.
– Ça ne va pas ? demanda le Bison.
— Eh bien…, dit Pistoletti, on va voir maintenant chez Ciabricot… Ça m’embête… Ce fonctionnaire que je viens de voir a dû changer, et celui-là ne m’a pas l’air du tout du même avis que l’autre. Enfin… Ça peut aller quand même. Mais l’autre m’avait dit qu’avec ce papier là, ça marcherait tout seul…
— Allons-y toujours, dit le Bison.
Pistoletti, suivi des deux acolytes, gagna l’extrémité du couloir et passa derechef devant le nez de la première personne de la file. Le Major et son ami s’assirent sur un banc circulaire enserrant la base d’un des piliers qui soutenaient la voûte. Ils comptèrent jusqu’à mille, quatre et demi par quatre et demi pour passer le temps. Quinze minutes plus tard, Pistoletti sortait du bureau. Il avait l’air comme-ci comme-ça.
— Voilà, leur dit-il. Il a écrit « accordé » sur la demande. Il a mis la date, il a dit « bon » et il a demandé « pour aller où » ? Alors, je lui ai dit, ou plutôt il a regardé, il s’est palpé le foie et il a dit « c’est beaucoup trop loin » ! et il a rayé tout ce qu’il venait de mettre. Il a le foie en mauvais état.
— Alors, demanda le Bison, c’est refusé ?
— Oui…, dit Pistoletti.
— Et vous croyez, dit le Bison, une épaisse vapeur commençant à s’échapper de ses chaussures, que si on lui donnait dix mille francs à votre Ciabricot, on n’aurait pas d’autorisation ?
— Mais alors, renchérit le Major, on ne peut même plus emmener en voiture un enfant qui ne peut supporter le train ?
— Qu’est-ce qu’on leur demande ? continua le premier. Rien ! Pas d’essence, puisqu’on dit qu’on l’a. On leur demande une signature au bas d’un papier, pour pouvoir sortir la bagnole, étant sous-entendu que, pour le carburant, on se débrouillera au marché noir ! Alors ?
— Alors, ce sont des emmerdeurs ! dit le Major.
– Écoutez, dit Pistoletti…
— Ce sont des salauds ! dit le Bison.
— Vous pourriez tout recommencer tantôt…, suggéra Pistoletti, intimidé.
— Ah, non, dit le Bison. On a compris ! On s’en va !
— Je regrette, dit Pistoletti.
— Nous ne vous en voulons pas le moins du monde, dit le Major. Ce n’est pas votre faute si Ciabricot souffre du foie.
Ils profitèrent d’un tournant du couloir pour prendre Pistoletti en sandwich et abandonnèrent le cadavre dans une encoignure.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda le Bison en sortant.
— Je m’en fous, dit le Major. Je pars sans autorisation.
— Tu ne peux pas faire ça, ou alors je vais chercher des billets à la gare, dit le Bison. Moi, j’aime pas les flics.
— Attends jusqu’à ce soir ! dit le Major. J’ai quelque chose en vue. Moi non plus je ne les aime pas. Ça me fait un effet supraphysique.
— Bon, dit le Bison. Téléphone-moi.
— C’est accordé ! dit la voix du Major dans l’écouteur.
— Ah ! tu l’as ? dit le Bison.
Il n’y croyait guère.
— Non, mais je l’aurai. J’y suis retourné tantôt avec une fille, une amie de Verge, le copain que tu as vu chez moi. Elle connaissait des gens à la préfecture. Elle est passée chez Ciabricot et ça a été tout seul. Ils me l’ont promis…
— Quand l’as-tu ?
— Mercredi à cinq heures !
— Bon ! conclut le Bison. On verra bien…
Le mercredi, à cinq heures, il fut au Major répondu que le lendemain à onze heures paraissait un jour favorable. Le jeudi, à onze heures, on lui suggéra de passer l’après-midi. L’après-midi on lui dit qu’on délivrait quinze autorisations par jour et qu’il était le seizième et comme il ne voulait pas donner d’argent il n’eut pas l’autorisation.
Les petits camarades des employés entraient à chaque instant et les employés suffisaient à peine à leur donner des autorisations de complaisance ; ils prièrent le Major de les aider à remplir leurs papiers. Il refusa et s’éloigna en oubliant sur un bureau une grenade amorcée dont le bruit lui mit du baume dans le cœur, au moment où il sortait de la préfecture.
Et le Bison, sa femme et le Bisonnot prirent des billets pour Saint-Jean-de-Luz. Ils devaient attendre jusqu’au lundi suivant pour partir, car tous les trains étaient complets. Le samedi soir, le Major, quittant son luxueux studio de la rue Cœur-de-Lion démarra dans sa Renault. Il était entendu qu’il serait à Saint-Jean le premier et préparerait l’appartement pour l’arrivée de ses amis. À côté de lui était Jean Verge, à qui le Major devait déjà trois mille francs et, derrière lui, il y avait Joséphine, une amie du Major, et le Major venait tout juste de dépenser la moitié de l’argent qu’elle avait dans son sac à se payer une bonne cuite.
La voiture contenait aussi les bagages : dix kilos de sucre que Verge rapportait à sa maman, à Biarritz, un limonadier à feuilles bleues que le Major se proposait d’acclimater au Pays Basque, deux volières remplies de crapauds et un extincteur plein de parfum à la lavande, car le tétra-chlorure de carbone sent mauvais.
Afin d’éviter la rencontre de ces bipèdes accouplés et vêtus de bleu foncé que l’on nomme gendarmes, le Major prit au sortir de la capitale un chemin de traverse, intitulé pompeusement N-306. Quand même, il les avait à zéro Fahrenheit.
Pour se diriger, il suivait les indications de Verge. Ce dernier lisait la carte Michelin étalée sur ses genoux. C’était la première fois de sa vie qu’il se livrait à une activité de ce genre.
Il s’ensuivit qu’à cinq heures du matin, après avoir roulé huit heures à cinquante kilomètres de moyenne, le Major aperçut à l’horizon la tour de Monthléry et fit aussitôt demi-tour car, dans ce sens-là, il arrivait tout droit à Paris, porte d’Orléans.
À neuf heures, ils entraient à Orléans. Il ne restait qu’un litre d’essence et le Major se sentait heureux. On n’avait pas vu le képi d’un flic.
Verge possédait encore deux mille cinq cents francs que l’on convertit en vingt litres d’essence et cinq kilos de pommes de terre, car il fallait mélanger à l’essence des fragments de pommes de terre, dans la proportion d’un quart, vu l’âge de la voiture.
Les pneus paraissaient résister. Après le bref arrêt du plein, le Major tira le cordon commandant le clapet de la boîte de vitesses, siffla deux fois, renversa la vapeur et la Renault partit.
Quittant la N. 152, ils traversèrent la Loire sur un pont arrière et prirent la N. 751, moins fréquentée.
Les ravages causés par l’occupation avaient favorisé l’éclosion, au milieu des ornières et des flaques, d’une végétation grasse et aqueuse : des mille-pertuis agitaient leurs corollaires en tout sens, tandis que la cicindèle des champs glissait une note mauve parmi l’éclaboussement nacré des pingres.
Une ferme, çà et là, relevait la monotonie de la route, produisant, chaque fois, une agréable sensation d’allégement du scrotum, comme lorsque l’on passe vite sur un petit pont en dos d’âne. À mesure qu’ils s’éloignaient vers Blois, ils commencèrent de voir surgir des poules.
Elles picoraient le long des fossés suivant un plan judicieusement établi par les cantonniers. Dans chacun des petits trous creusés par leurs becs, on mettait le lendemain des graines de tournesol.
Le major eut envie de manger de la poule et se mit à taquiner le volant. Il tournait, en même temps, la clef du tuyau d’échappement et ralentit ainsi la voiture jusqu’à l’allure d’un homme au pas dans un rucher.
Une Houdan, grasse et dodue, se présentait de dos, croupion relevé. Le Major accéléra sournoisement, mais la poule se retourna à l’improviste et le fixa d’un air de défi. Très détaché, mais impressionné quoi qu’il en eût, le Major, mine de rien, fit pivoter le volant de quatre-vingt-dix degrés et ils durent faire appel au facteur du pays, rencontré sur la route, pour dégager la voiture du chêne centenaire dont le judicieux réflexe du Major avait causé le bris.
Le dégât réparé, la Renault ne voulait plus repartir et Verge dut descendre et faire « bouh !… » derrière elle sur cinq kilomètres avant d’arriver à la décider et elle renâcla en s’arrêtant pour le laisser remonter.
Nullement découragé, le Major dépassa Cléry, atteignit Blois et piqua au sud par la N. 764, dans la direction de Pont-Levoy. Toujours pas d’agents ; il reprenait confiance.
Il sifflait une marche guerrière et scandait la fin de chaque mesure par un coup de talon énergique. Il ne put pas terminer sa marche, car son pied passa au travers du plancher et il eût, en continuant, risqué de renverser la boîte de vitesses dont deux s’étaient déjà répandues sur le sol au moment de la chute de l’arbre.
À Montrichard, ils prirent un pain, foncèrent sur Le Liège et la voiture s’arrêta net au carrefour de la N. 764 et de la D. 10.
Joséphine se réveillait.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle.
— Rien, dit le Major. On a acheté un pain, alors on s’arrête pour le manger.
Il était ennuyé. Un carrefour, on peut y arriver de quatre côtés et y être vu aussi de quatre côtés.
Ils descendirent et s’assirent sur le bord de la route. Une poule blanche, planquée dans le fossé, s’enhardit et dressa au ras de la chaussée sa tête surmontée d’une petite crête permanentée. Le Major s’immobilisa, haletant.
Il saisit le pain, un deux kilos grand format, l’éleva en se détournant, fit mine de le regarder par transparence et l’abattit soudain sur la poule.
Malheureusement pour lui, la ferme de Da Rui, le goal bien connu, s’élevait non loin de là et la poule venait de cette ferme : elle avait profité des leçons. D’un habile coup de tête, elle encaissa, renvoya le pain à cinq mètres de là et, tricotant comme une dératée, s’en saisit avant qu’il touchât le sol.
Elle disparut au loin, dans un nuage de poussière, emportant le pain sous son aile.
Verge s’était levé et la poursuivait.
— Jean ! cria le Major, laisse-la, ça ne fait rien. Tu vas attirer un gendarme.
— La garce ! haleta Jean en continuant à courir.
— Laisse-la ! hurla le Major et Jean revint en râlant ferme. Ça n’a pas d’importance, expliqua le Major, j’avais mangé un petit pain chez le boulanger.
– Ça me fait une belle jambe ! dit Verge, furieux.
— Et puis, maintenant qu’elle l’a mis sous son aile, il doit puer la volaille, dit le Major, dégoûté.
— Tu es bien aimable, conclut Jean. Tâchons de repartir pour en acheter un autre et, à l’avenir, je t’en prie, chasse la poule avec quelque chose qui ne se mange pas.
— Je veux bien faire ça pour toi, dit le Major. Je vais préparer une clef anglaise. Voyons un peu ce qu’a la bagnole.
— Tu ne l’avais pas arrêtée exprès ? demanda Joséphine, étonnée.
— Euh… Non, dit le Major.
Le Major saisit son détecteur à pannes, un stéthoscope transformé, et se faufila sous la voiture. Il se réveilla deux heures plus tard, bien reposé.
Verge et Joséphine se régalaient de pommes pas mûres dans un champ voisin.
Le Major prit un tuyau de caoutchouc et siphona dans le fossé les trois quarts de l’essence restante, afin d’alléger l’avant de la voiture. Puis il glissa le cric sous le longeron gauche, stabilisa sa Renault à quarante centimètres du sol et ouvrit le capot.
Il appliqua la capsule du stéthoscope sur le moteur et constata que la panne ne venait pas de là. Le ventilateur n’avait rien, le radiateur chauffait, donc marchait. Il lui restait le filtre à huile et la magnéto.
Il permuta la magnéto et le filtre à huile, fit un essai. Ça ne marchait pas.
Il les remit chacun à sa place respective et fit un nouvel essai. Ça marchait.
— Bon, conclut le Major. C’est la magnéto. Je m’y attendais. Il faut trouver un garage.
Il héla à grands cris Verge et Joséphine pour pousser la voiture. Il oublia d’enlever le cric et quand ils commencèrent leur effort le véhicule bascula et le pneu avant droit tomba juste sur le pied de Verge et éclata.
— Imbécile ! dit le Major, coupant court aux protestations de Verge. Tu l’as crevé ! Maintenant répare-le.
— Au fait ! remarqua-t-il peu après, c’est idiot de pousser cette voiture. Joséphine va aller chercher un garagiste.
Elle partit sur la route et le Major s’installa commodément à l’ombre pour une sieste. Il mangeait un second petit pain chipé chez le boulanger.
— Rapporte un pain, si vous avez faim ! cria-t-il à Joséphine comme elle disparaissait au tournant de la route.
Le Major, son pain fini, s’était un peu éloigné en attendant le retour de Joséphine. Soudain, il aperçut à l’horizon deux képis bleus qui se dirigeaient vers lui.
Il se mit à courir, à voler plutôt, de profil on lui aurait donné cinq jambes, et atteignit la voiture. Verge, appuyé à un arbre, regardait dans le vague en fredonnant.
— Au travail ! commanda le Major. Coupe cet arbre. Voilà une clé anglaise.
Verge referma soigneusement son vague et obéit machinalement.
L’arbre abattu, il se mit à le débiter en bûchettes suivant les indications du Major.
Ils cachèrent les feuilles dans un trou et camouflèrent la voiture en meule à charbon de bois, qu’ils complétèrent en la recouvrant avec la terre du trou. Verge disposa au sommet un petit charbon du Sérail allumé, dont jaillissait une fumée odorante.
Le Major noircit au fusain sa figure et celle de Verge et chiffonna ses vêtements.
Il était temps, les gendarmes arrivaient. Le Major frissonnait.
— Alors ? dit le plus gros.
— On travaille ? compléta le second.
— Ben oui ! dit le Major en prenant l’accent charbonnier.
— Sent bon, votre bois, dit le plus gros.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda l’autre. Ça sent la pute, compléta-t-il avec un rire complice.
— C’est du camphrier et du santal, expliqua Verge.
— Pour la chaude-pisse ? dit le plus gros.
— Ah ! Ah ! fit le second.
— Ah ! Ah ! firent Verge et le Major un peu rassurés.
— Faudra signaler aux Ponts et Chaussées de détourner la route, conclut le premier gendarme, parce que là, les voitures doivent vous gêner.
— Oui, faudra le faire, dit le second. Les voitures doivent vous gêner.
— Merci d’avance ! dit le Major.
— Au revoir ! crièrent les deux gendarmes en s’éloignant.
Verge et le Major leur lancèrent un sonore adieu et dès qu’ils se trouvèrent seuls, ils se mirent en devoir de démolir la pseudo-meule.
Ils eurent la désagréable surprise de constater que la voiture n’était plus dedans.
— Comment ça se fait ? dit Verge.
— J’en sais rien ! dit le Major. Ça me dépasse dans une certaine mesure.
— Tu es sûr que c’est une Renault ? dit Verge.
— Oui, dit le Major. J’y avais bien pensé. Ça serait une Ford, on comprendrait. Mais c’est bien une Renault.
— Mais une Renault de 1927 ?
— Oui ! dit le Major.
— Tout s’explique, dit Verge, regarde.
Ils se retournèrent et virent la Renault qui broutait l’herbe au pied d’un pommier.
— Comment est-elle arrivée là ? dit le Major.
— Elle a creusé un trou. Toutes les fois qu’on la recouvrait de terre, celle de mon père en faisait autant.
— Ton père la recouvrait souvent de terre ? demanda le Major.
— Oh ! De temps en temps… Pas vraiment très souvent.
— Ah ! fit le Major, soupçonneux.
— C’était une Ford, expliqua Verge.
Ils laissèrent la voiture et achevèrent de dégager la route. Ils avaient presque terminé lorsque Verge vit le Major s’aplatir dans l’herbe, l’œil fixe et lui faire signe de se taire.
— Une poule ! souffla-t-il.
Il se détendit brusquement et retomba de tout son long dans le fossé plein d’eau, sur la poule. Celle-ci plongea, fit quelques brasses, ressortit plus loin et s’enfuit en caquetant sans fin. Da Rui leur apprenait aussi à nager sous l’eau.
Juste à ce moment, le garagiste arrivait.
Le Major s’ébroua, lui tendit une main humide et dit :
— Je suis le Major. Vous n’êtes pas un gendarme, au moins ?
— Enchanté, dit l’autre. C’est la magnéto ?
— Comment le savez-vous ? dit le Major.
— C’est la seule chose de rechange que je n’ai pas, dit le garagiste. C’est pour ça.
— Non, dit le Major. C’est le filtre à huile.
— Alors, je vais pouvoir vous remettre une magnéto neuve, dit le garagiste. J’en ai amené trois à tout hasard. Ah ! Ah ! Je vous ai eu, hein ?
— Je les prends, dit le Major. Donnez-les-moi.
— Il y en a deux qui ne marchent pas…
– Ça ne fait rien, coupa le Major.
— Et la troisième est cassée…
— Tant mieux ! dit le Major. Mais dans ces conditions-là, je vais vous les payer…
– Ça fait quinze cents, dit le garagiste. Pour le montage, il faut…
— Je sais ! dit le Major. Tu veux le payer, Joséphine ?
Elle s’exécuta. Il lui restait mille francs.
Et il tourna le dos à l’homme pour aller chercher la voiture.
Il la ramena, ouvrit le capot.
La magnéto était pleine d’herbe. Il la vida de la pointe du couteau.
— Vous me reconduisez ? dit le garagiste.
— Volontiers ! dit le Major. C’est mille francs, payables d’avance.
— Pas cher ! dit le garagiste. Les voilà ! Le Major empocha froidement.
— Montez ! dit-il.
Ils s’installèrent tous et le moteur partit tout seul du premier coup. Il fallut aller le rechercher et le remettre et, cette fois, le Major n’oublia pas de refermer le capot.
En arrivant devant le garage, la voiture s’arrêta net.
— Sans doute la magnéto, dit le garagiste. On va en mettre une des miennes.
Il fit la réparation.
— Je vous dois ? dit le Major.
— Je vous en prie !… Ce n’est pas la peine d’en parler !…
Il était debout devant la voiture.
Le Major embraya et l’écrasa et ils poursuivirent leur voyage.
Toujours par des chemins de traverse, ils gagnèrent les latitudes de Poitiers, Angoulême, Châtellerault et errèrent dans la région de Bordeaux. La peur du gendarme tirait vers le bas les traits gracieux du Major et son humeur se fragmentait.
Ils connurent à Montmoreau les affres du barrage d’agents. Grâce à son télescope, le Major les esquiva pile et vira sur la N. 709. Ils aboutirent à Ribérac sans un gramme d’essence.
— Il te reste mille francs ? dit le Major à Joséphine.
— Oui ! dit-elle.
— Donne.
Le Major acheta dix litres d’essence et, avec les mille francs qu’il avait récupérés sur le garagiste, se paya un terrible gueuleton.
De Ribérac à Chalais, la route fut courte. Par Martron et Montlieu, ils regagnèrent la N. 10 et, de là, joignirent Cavignac où Jean Verge avait un cousin.
Vautrés dans une meule de foin le Major, Verge et Joséphine attendaient.
Le cousin de Verge devait, en effet, leur confier un petit fût pour son frère, à Biarritz, et on était juste en train de presser le vin.
Le Major mâchonnait un brin de paille en méditant sur la fin prochaine du voyage. Verge pelotait Joséphine. Et Joséphine se laissait peloter.
Le Major tentait de faire le compte de sa collection de magnétos, car il en avait troqué quelques-unes à Aubeterre, Martron et Montlieu contre les kilos de sucre de Verge et se perdait dans les décimales.
Il se terra soudain dans la meule en voyant apparaître une visière de cuir bouilli, mais c’était le facteur. Il ressortit avec deux souris dans ses poches et des brins de paille plein la tête.
En fait, la voiture ne risquait rien des gendarmes, enfermée dans l’écurie du cousin, mais ce voyage donnait des réflexes inévitables.
Le Major appréciait la vie végétative que l’on menait chez le cousin. Le matin, on mangeait du céleri, le soir, de la compote et, entre-temps, diverses nourritures, et puis, on dormait. Verge pelotait Joséphine et Joséphine se laissait peloter.
Il y eut trois jours de ce régime et l’on vint pourtant annoncer que le pinard était prêt. Verge commençait à se sentir fatigué. Au contraire le moral du Major plafonnait et il se rappelait à peine l’existence d’une certaine famille Bison qui, à Saint-Jean-de-Luz, devait coucher à la belle étoile en attendant l’arrivée du Major et des clés de l’appartement.
Le Major fit de la place dans la malle arrière et y casa commodément le baril de vin.
Chacun dit adieu au cousin de Verge et, bravement, la Renault fonça sur Saint-André-de-Cubzac, obliqua à gauche vers Libourne et prit un dédale de petites routes, doublant Branne, Targon et Langoiran pour aboutir à Hostens.
Une semaine exactement venait de s’écouler depuis le départ de la rue Cœur-de Lion. À Saint-Jean-de-Luz, la famille Bison, logée depuis cinq jours dans une pièce trouvée par miracle, se représentait avec jubilation le Major derrière les épais barreaux d’une geôle de province.
Pour lors, se représentant à son tour ce dernier spectacle, le Major appuya sur le champignon, la Renault regimba et la magnéto explosa.
Un garage s’élevait à cent mètres.
— J’ai une magnéto toute neuve, dit le garagiste. Je vais vous monter ça ! C’est trois mille francs, annonça-t-il.
Il avait mis trois minutes à faire l’échange.
— Vous ne préférez pas du vin ? dit le Major.
— Merci ! Je ne bois que du cognac, répondit le garagiste.
– Écoutez, dit le Major, je suis un honnête homme. Je vais vous laisser ma carte d’identité et ma carte d’alimentation en gage, et je vous enverrai l’argent de Saint-Jean-de-Luz. Je n’en ai plus sur moi. Des manants me l’ont esbroufé !
Le garagiste, séduit par les belles manières du Major, se prêta à l’arrangement.
— Vous n’auriez pas un peu d’essence pour mon briquet ? demanda le Major.
— Servez-vous, s’il vous plaît, à la pompe, dit le mécanicien.
Et il rentra pour ranger les papiers du Major.
Ce dernier ne prit que les vingt-cinq litres dont il avait besoin et remit tout en ordre.
Et il leva les yeux… Là-bas, derrière, deux agents à bicyclette.
Le temps se faisait menaçant.
— Montez vite ! commanda-t-il.
Le Chadburn cliqueta, le Major démarra lentement et fonça, à travers champs, droit sur Dax.
Les gendarmes, dans le rétroviseur n’étaient plus qu’un point mais, malgré les efforts du Major, ce point ne disparaissait pas. Une colline vint à se présenter. La voiture l’aborda en trombe. Il pleuvait à seaux. Les éclairs engluaient le ciel de lueurs poisseuses.
La colline s’accentuait et devenait une montagne.
— Il va falloir lâcher du lest ! dit Verge.
— Jamais ! répondit le Major. On la montera.
Mais l’embrayage patinait et une bonne odeur d’huile brûlée venait du plancher.
Par malheur, le Major perçut une poule.
Il freina net. La voiture fit un panache et retomba juste sur la tête du malheureux volatile qui fut tué net. Elle s’arrêta. Le Major triomphait. Mais il dut, en paiement, donner au paysan qui attendait à côté, tapi dans un trou ad hoc, comme dirait Jules Romains, les trois derniers kilos de sucre de Verge.
Il n’emporta pas la poule, inutilisable (elle rétrécissait avec la pluie), et exhala quelques clameurs de rage.
Mais, surtout, il ne put démarrer de nouveau.
L’embrayage hurlait de douleur et le moteur semblait prêt à rompre ses carters. La vibration des ailes fut si forte que la Renault quitta le sol en bourdonnant et monta flairer un catalpa en fleur. Mais elle n’avança pas.
Le point dans le rétroviseur grossissait peu à peu.
Le Major s’attacha au volant avec une courroie.
— Le lest, hurla-t-il.
Verge précipita au dehors deux magnétos.
La voiture trembla mais ne bougea pas.
— Encore, rugit le Major d’une voix navrée.
Alors, Verge projeta coup sur coup sept magnétos à l’extérieur. La voiture fit un bond terrible en avant et, dans un fracas de pluie, de grêle, de moteur, gravit d’une traite la colline.
Les gendarmes avaient disparu. Le Major essuya son front et conserva son avance. Dax, Saint-Vincent-de-Tyrosse se succédèrent.
À Bayonne, on apercevait de loin un barrage de police. Le Major bloqua le klaxon et fit un signe de Croix-Rouge en passant. Les gendarmes ne remarquèrent même pas qu’il le faisait à l’envers, ayant été élevé par une nourrice russe. Mais à l’arrière, pour l’ambiance, Verge venait de déshabiller Joséphine et lui avait entortillé sa combinaison autour de la tête comme un pansement. Il était neuf heures du soir. Les gendarmes firent signe de passer.
Le Major franchit le barrage et s’évanouit, puis se désévanouit en laissant le pare-chocs sur une borne kilométrique.
La Négresse…
Guétary…
Saint-Jean-de-Luz…
L’appartement de la grand-mère, 5, rue Mazarin…
Il faisait nuit.
Le Major laissa la voiture devant la porte et enfonça cette dernière. Ils se couchèrent, épuisés, sans remarquer la non-présence des Bisons. Ceux-ci avaient, à vrai dire, reculé devant la nécessité, pour se loger, d’enfoncer ladite porte et préparaient, en conséquence, au Major, une chaleureuse réception dans la sordide cuisine-à-couchettes-superposées qu’on avait consenti à leur louer mille francs par jour.
À l’aube, le Major ouvrit les yeux.
Il s’étira et mit sa robe de chambre.
Dans l’autre chambre, Verge et Joséphine commençaient à se décoller l’un de l’autre en versant de l’eau chaude.
Le Major fut à la fenêtre et l’ouvrit.
Il y avait six agents devant la porte. Ils regardaient la voiture.
Alors, le Major avala une dose massive de fulmi-coton et heureusement que ça n’explosa pas, parce que, lorsqu’il l’eut parfaitement digéré, il trouva absolument normal de voir des agents en station devant le commissariat de police, au 6, rue Mazarin.
Et sa voiture lui fut donc confisquée à Biarritz, huit jours après, au moment où il commençait à se lier d’amitié avec un commissaire de police, contrebandier notoire, dont la conscience était chargée du meurtre de cent neuf douaniers espagnols.