ITANÉSIE
C’est dans un vieux glossaire du XIVe-XVe siècle qu’il est fait pour la dernière fois mention du pays nommé Itanésie. « Le pays d’Itanésie, expose ledit glossaire, se trouve au-delà de la mer polaire ; il est peuplé d’êtres aux grandes oreilles : leur corps est petit, mais leur oreille est si développée qu’ils vivent en se drapant dedans, comme dans l’étoffe d’un vêtement. »
Sur ce, le glossaire s’arrête. Et moi, je commence.
Les philologues font dériver le nom « Itanésie » d’Italonekos, ce qui, d’une part, renvoie à la tribu des Italiques et, d’autre part, lie le destin de ce peuple au pharaon égyptien Néchao (Nékôs), voire, tout simplement, au terme grec néphos qui signifie « nuage » ; mais point n’est besoin de se lancer dans des considérations philologiques superflues, car tout nous indique que les Itanésiens avaient pour patrie le Sud et ses nuées humides, non loin de l’Égypte.
Les Itanésiens, selon le glossaire, étaient des êtres qui possédaient une seule oreille mais, comme il vient d’être dit, si développée qu’elle leur cachait tout le corps. Ils se déplaçaient à grand-peine : leurs jambes faibles et molles se prenaient dans leur long lobe, le cartilage de leur pavillon auriculaire s’accrochait de toutes ses saillies aux pierres et aux herbes des chemins. D’ailleurs, ils n’aimaient pas bouger. Le plus souvent, pendant la journée, ces créatures rampantes se terraient dans des grottes sombres, se réfugiaient dans la paix des bois. Mais, là aussi, le chant, le gazouillement et le sifflement des oiseaux, la chute des pommes de pin, le grincement des écorces et jusqu’au bruissement des arbres en train de pousser assaillaient et assourdissaient leur ouïe délicate. Le pavillon collé au sol, étendu, immobile, l’Itanésien attendait patiemment le silence de la nuit. Et lorsqu’enfin les rayons du soleil s’éteignaient et que le jour se taisait, à court de bruits, il se détachait doucement de la terre – d’abord l’extrémité, l’ourlet, puis toute l’oreille – et il se rejetait en arrière avec volupté et tendait vers le ciel étoilé son organe merveilleux, pour écouter ce qu’il pouvait seul entendre. À ce moment-là, lui qui était d’ordinaire sensible et peureux pouvait être attrapé à main nue : captif, il ne se débattait pas, même sous le tranchant d’une lame, et il mourait l’oreille frémissant encore vers le ciel, les étoiles.
Le Sud est trop bruyant, trop criard pour une ouïe aussi délicate. Dans leur quête éperdue de silence, beaucoup d’Itanésiens furent foudroyés par un bruit : le fracas d’un éboulement lointain, le heurt d’un sabot, le cliquetis d’une jante les tuaient net.
Alors, ce peuple étrange quitta ses refuges des forêts lointaines et, répondant à un appel que lui seul percevait, partit à la recherche d’un pays sans paroles ni cris, qui ignorerait les craquements rugueux de l’écorce terrestre, où l’air lui-même serait éteint et immobile. Bref, la terre, promise par on ne sait qui, d’Itanésie.
Il est difficile d’estimer combien de souffrances, combien de morts les frappèrent sur leur route : les Itanésiens ne se déplaçaient que la nuit, quand les bruits s’étaient tus, ils évitaient tout frottement, tout frôlement qui eût pu leur être fatal, et enfonçaient au moindre son leur oreille dans la mousse.
Longue fut l’errance de ce peuple infortuné : à la merci d’un souffle de vent, d’un claquement de semelles croisant leur chemin, épuisés, traînant leurs lobes déchirés et ensanglantés, les Itanésiens avançaient, encore et toujours, guidés par cet appel qu’eux seuls entendaient. Peu à peu, les voix grenues de la terre se firent plus rares, plus sourdes, plus cassées, plus lointaines : l’avant-garde des Itanésiens entra dans le Septentrion vide et depuis longtemps déserté par les hommes. Dans le Septentrion où seuls demeuraient le vol doux des flocons, le frôlement des nuages contre l’air et le soupir assourdi des mousses s’amassant. Et c’était tout.
Et les Itanésiens rescapés, éreintés mais heureux, se renversèrent les uns après les autres sur le velours neigeux et emplirent avec volupté de la course lointaine des astres leurs hélix tournés vers le ciel. Les premiers parvinrent au pays d’Itanésie au printemps, à l’époque de la fonte des glaces et des pousses blafardes. Puis vint l’été. Et, soudain, le soleil retira ses rayons de la terre et précipita la contrée dans la nuit polaire et le froid. Pour les Itanésiens, commencèrent des jours difficiles : leurs corps nus, minuscules et frileux, furent saisis et crispés par le gel. Que faire ? Pour éviter la mort, les nouveaux venus s’enroulèrent dans leur oreille, abritant leur corps glacé dans son tissu souple. Et ceux dont le cartilage était le plus mou, ceux qui étaient méprisés pour leur faible perception de l’harmonie stellaire, s’avérèrent les mieux adaptés ; les autres – ceux dont le pavillon bien ferme résonnait – furent condamnés. Le froid polaire leur posait un dilemme : ou bien faire de leur oreille un manteau, cesser d’entendre mais demeurer en vie, ou bien rester fidèle au vieux don des Itanésiens et mourir.
La plupart des Itanésiens allèrent au plus facile ; mais il s’en trouva quelques-uns pour refuser de sacrifier l’ouïe à la vie : bientôt, la lisse plaine neigeuse du Septentrion fut jonchée de leurs petits corps gelés. Et jamais plus aucune nouvelle ne nous est parvenue. Seule la légende de l’harmonie universelle, après avoir quitté le pays mort d’Itanésie, continue aujourd’hui encore à hanter les hommes.
1922