CONVERSATIONS

Dans le ciel, les voiles blanches des nuages. Sur la mer, pas une vague. Tout au long de la plage s’ouvrant sur l’étendue inerte, les champignons multicolores des parasols, un drap posé ici ou là sur l’incandescence des cailloux et des centaines et des centaines de pieds nus tournés vers la mer.

Deux hommes étaient allongés à dix pas environ de distance. L’un était presque couleur café, l’autre thé au lait ; le premier passait du ventre sur le dos et inversement, d’un mouvement de dauphin gras jouant sur la vague, le second remuait nerveusement sur les galets trempés de sueur, détournant de temps en temps le clavier de ses côtes des doigts jaunes du soleil.

Lorsque le brun était couché sur le côté droit, le blanc l’était sur le gauche, et leurs yeux regardaient à l’opposé. Lorsque le blanc se retourna sur le dos, le brun s’étalait déjà sur le ventre, nez dans le sable. Enfin, le blanc roula sur l’épaule droite, le brun se souleva, appuyé sur les mains ; leurs regards se croisèrent et tous deux firent :

— A-ah.

— Qui a dit « a », sourit l’homme blanc, doit aussi dire « b ». Bonheur ! Comme vous êtes de la couleur de votre bureau, il est évident que vous ne l’avez pas fréquenté depuis au moins trois semaines, tandis que moi, à peine lavé de la suie du train, me voilà devant cette merveilleuse vision. Vision du monde, pourrait-on même dire, puisque là-bas, à Moscou, l’espace est en quelque sorte rationné ; en guise de ciel, un plafond, un mur qui borne le lointain et des parois et des cloisons qui morcellent tout ; et puis, en lieu et place du soleil, une lampe de vingt-cinq bougies – vous comprenez ? Il est quasiment impossible de ne pas douter qu’existe, au-delà de cet univers en miettes, l’espace véritable qui déborde l’horizon, l’étendue classique, bref, le monde.

Les omoplates brunes frémirent :

— Oui, quand je pense que bientôt, le clapotis de la mer fera place aux sonneries stridentes des tramways, à l’eau des caniveaux, et que sur mon bureau m’attend une serviette ventrue comme une femme enceinte…

Les côtes jaunes s’agitèrent dans un rire :

— C’est cela même : nous transvasons nos pensées dans notre serviette, et lorsque la tête est vide et la serviette pleine, cela s’appelle…

— Je vois. C’est vrai qu’aujourd’hui, il n’est plus temps de laisser notre pensée « courir sur le bois[8] », puisque ce bois-là est coupé et qu’une nouvelle vie reprend. Et cette fameuse « pensée », comme l’aurait démontré un certain paléographe, ne serait qu’un « écureuil », un rongeur, un prédateur. Il faut donc s’en garder. Quant à la panse de nos serviettes, elle mérite le respect. Le reste n’est que fétichisme. Si on a chargé nos épaules de tant de travail que la tête doit céder un peu de place – pas pour longtemps, bien sûr – je ne vois là rien de honteux. Je me souviens, lors de ma dernière mission – c’était à Paris – je me suis trouvé par hasard à la Sorbonne. À l’entrée, la première fresque à gauche, celle de Puvis de Chavanne, représente un saint qui avance en tenant comme une lanterne sa propre tête au bout de ses bras tendus. Je me rappelle encore m’être dit : bravo, cela lui est bien égal de porter sa pensée sur ses épaules, sous le coude, ou… l’important, c’est que l’idée soit chosifiée, possède une existence objective, au lieu que la pensée s’agite dans une cellule d’isolement à l’intérieur d’un crâne. Le créateur d’une vie nouvelle…

— Le créatueur.

— Comment ?

— J’ai dit : le créatueur. La pensée doit aller à la réflexion comme le poisson à l’hameçon. Vous voulez faire de la plaisanterie de Cléopâtre, qui avait ordonné qu’on accroche un hareng fumé au bout de la canne à pêche d’Antoine, un procédé de pêche industrielle. Non ! L’intelligence est en droit d’exiger qu’on s’adresse à elle avec plus d’esprit que cela. Les trains obéissent à des horaires et c’est très bien, mais les idées, si on les soumet à des heures fixes, ne feront que siffler sans avancer d’un poil. Ne confondons pas créateur et créatueur.

— Excusez-moi, mais vous ne saisissez absolument pas la signification sociale…

— Les significations.

— Si vous voulez. Ce qu’il nous faut, ce ne sont pas des individus qui se cassent la tête et ce qu’il y a dedans, mais une pensée collective, organisée. Si l’on tire à hue et à dia, alors la charrette s’arrête. C’est clair. Car il suffit qu’une composante des forces s’écarte de la ligne générale, pour que la résultante soit aussitôt minorée. Il nous faut la résultante d’une action maximale, et j’ai peur qu’un certain retard ne se soit déjà produit sur ce front-là : au premier chef, les têtes doivent s’organiser. L’unité de notre vision du monde…

— Je vous interromps : on ne peut pas dire « notre » vision du monde. Une vision du monde ne peut être un produit de consommation de masse. Inventer un système philosophique, c’est allumer un nouveau soleil qui va éclairer le monde d’une nouvelle façon. Et même si le soleil ne vaut plus grand-chose aujourd’hui, il ne s’agit pas pour autant d’une vulgaire allumette qui s’enflamme dès qu’on la frotte sur une boîte crânienne. Dire « à nous », c’est être à nu, et non pas… On m’a raconté autrefois (il y a longtemps) l’histoire d’une communauté d’étudiants qui habitait une mansarde et dont les membres ne possédaient en tout et pour tout qu’un seul pantalon, ce qui les obligeait à sortir à tour de rôle. Un seul pantalon pour une douzaine de jambes, certes, c’est pauvre… mais en être réduit à une misère philosophique telle qu’une seule vision du monde doive suffire pour tous, vous conviendrez que…

— Cette carte-là, vous l’avez tirée de votre manche, bien que nous soyons tous deux dévêtus. Quand j’ai parlé de « vision du monde », c’est ce dernier que j’avais en tête ; et puis, quoi que vous disiez, le prix des soleils – des soleils philosophiques comme de celui-ci qui est au-dessus de nous – s’est effectivement dévalué. Vous avez vous-même affirmé qu’une vie cloisonnée tue en l’homme le sens de l’espace, du monde. Mais maintenant que les murs sont tombés, l’univers est ouvert à toutes les visions. Aujourd’hui, les assemblées des villages[9] décident non pas de leurs propres affaires, mais de celles du monde. Et pour notre salut psychique, nous devons nous hisser au sommet de la pensée, mais attention à l’ascension : ce n’est qu’en s’encordant à la manière des alpinistes, en s’unissant en une pensée collective, que l’on peut éviter de tomber dans l’abîme. Ainsi la pensée, guidant les masses, franchit…

— Non, pas franchit, mais aboutit : à son contraire. Bien sûr, on trouve les mêmes lettres dans un abécédaire que dans un poème de Browning, mais à l’âge de l’abécédaire, elles apprennent seulement à marcher, tandis que… bref, il n’est guère besoin d’alpenstocks et de semelles cloutées pour parcourir la steppe au pied des taupinières. Une pensée devenue manuscrit, puis tirée à quarante mille exemplaires reste néanmoins unique. Vous avez confondu la verticale avec l’horizontale et de ce fait…

— La révolution a bouleversé l’espace, et les horizontales sont désormais verticales.

— Un peu de prudence avec les analogies ! Quand on veut atteindre des sommets inexplorés, on doit traverser le froid désert de la logique, alors que les routes horizontales sont encombrées d’armées marchant à la file. Il faut bien faire la différence entre associer et penser, entre découvrir le nouveau et dissimuler l’ancien dans un recoin de son crâne. Bien sûr, on peut mettre dans une tête une pensée, comme un morceau de sucre dans une tasse et, si elle ne fond pas, mélanger avec une cuillère jusqu’à parfaite dissolution. On peut aussi faire en sorte que les idées soient diffusées dans les esprits comme la lumière dans les lampes, à partir d’une centrale. C’est pratique : on pense sans y penser. Il est possible enfin de perfectionner le procédé en dévissant les têtes et en les revissant sur d’autres corps. Le seul problème, c’est que cette cérébroculture marquera la fin des plus grandes avancées scientifiques, et l’intelligence, troublée par le clic des interrupteurs, ne sera plus qu’indigence.

— Attendez. Toutes vos idées sur la pensée m’empêchent de m’en faire une de la vôtre, et c’est elle et rien d’autre qui m’intéresse maintenant. Donc, d’après vous, il y aurait autant d’étendards que de personnes. Mais c’est n’importe quoi : qui se battra, si chacun est porte-enseigne ? Un tas de visions du monde et pas une seule idéologie. Évidemment, ce n’est pas un mot que vous aimez beaucoup.

— Si, pourquoi pas ? Sauf que pour moi, l’idéologie n’est pas un système de pensée qui délivre de l’acte de réfléchir, mais une combinaison d’idées qui transforme le droit à la pensée en un devoir : penser. La science moderne définit la réflexion comme le frein des réflexes. L’idéologie ne doit pas se comporter avec les idées comme la réflexion avec les réflexes, car si l’on commence à refréner le frein, alors…

— Alors, on obtient l’inverse. Ça, je l’ai compris. Mais pour ce qui est des contradictions entre l’horizontale et la verticale, entre la pensée passive et la pensée active, je ne me l’explique pas encore très bien.

— C’est très simple : la pensée, comme une plante, pousse vers le haut, mue par l’élan des tropismes et de la logique. Mais on peut la faire plier – plante ou pensée, qu’importe – vers la terre, vers la page du livre, la coincer avec des piquets ou des absolus et lui faire adopter l’horizontale, contre nature. Même si toute pensée peut être collectivisée, disséminée dans des millions de têtes, son essence n’est pas pour autant dans la collectivisation, mais dans la généralisation, dans sa capacité à augmenter le rayon du champ visuel, à élargir l’horizon en s’élevant toujours plus haut… Bref, la vérité a assez de pudeur pour ne pas se livrer à la collectivité.

— Ah, nous voilà arrivés à l’atomisme psychique. Les individus, les ich allemands, les solipsismes sagaces et le vide… Mais ce que vous prenez pour du vide est du métal en fusion qui se déverse dans des moules, et vos ich, ce sont les bulles d’air générées par sa chute, gonflées de la vanité des vides, et qui diminuent la qualité de l’acier refroidissant lentement. Comme dit le proverbe : Deux éléphants se frottent, c’est la mort d’un moustique. Le moustique, en d’autres termes la personnalité, peut bien s’agiter, mais le piétinement des éléphants et la cacophonie des trompes empêche tout simplement qu’on la remarque. La personnalité…

— Ne faisons pas de personnalités avec… la personnalité. D’abord, c’est un bien mauvais moustique que celui qui se laisse prendre entre les flancs éléphantins. Il pourrait se faufiler, disons, dans l’oreille et, piquant l’ouïe même, lui susurrer : moi, je ne fais pas d’une mouche un éléphant, mais on ne peut pas non plus faire d’un éléphant une mouche. La conception grossière, galvaudée, de la personnalité telle qu’elle est répandue par ses ennemis et ses détracteurs n’est rien d’autre que du commérage philosophique, et c’est tout. La personnalité, l’individualité est représentée comme bannie, écartée du corps social, opposant ses désordres intérieurs à l’ordre de la collectivité, son imagination à la réalité. Bref, elle se limiterait à réinventer un jeu d’enfants : en poussant des mains la paroi avant du wagon, ou en retenant de l’épaule la paroi arrière, on fait accélérer ou ralentir le train. En vérité, la personnalité n’est pas séparée de l’extérieur, au contraire, c’est elle qui intègre le monde dans la pensée. Car penser est obligatoire pour tous, à condition qu’on remplisse ses obligations vis-à-vis de la logique. Il y a beaucoup de logisants, mais il n’y a qu’une seule logique. L’homme qui peut raisonner en général n’a pas besoin de la société pour l’aider à le faire. Ses idées se passent du soutien de ses semblables. N’allez pas encombrer un cerveau du fatras des jugements problématiques et de la banalité des jugements assertoriques : un « moi » authentique prend pour soi les propositions apodictiques, il ne pense pas « si je suis » ou « je suis », mais « je ne peux pas ne pas être ». Et ensuite : « Je pense, donc tous mes “donc” m’appartiennent. » Je ne veux pas déposer mes ressources logiques dans une caisse d’épargne, je veux les avoir dans ma tête. J’exige que les soixante-quatre modes du syllogisme qui m’ont été confisqués et nationalisés me soient restitués. Jusqu’au dernier. Vous m’objecterez que seuls dix-neuf d’entre eux peuvent être logiquement réalisés, tant pis, rendez-moi aussi les autres, puisque sans eux ne pourra se réaliser l’art, qui est entièrement fait de syllogismes irréalisables. Et puis, de même qu’enfant, on m’a effrayé avec le vilain ramoneur, je ne veux pas qu’on me fasse peur, adulte, avec l’erreur qui viendra me chercher et m’emportera dans un sac. Je déclare mon droit à l’erreur. Pourquoi ? Parce qu’on ne peut atteindre la vérité qu’en faisant fausse route. La pensée capable de penser l’idée « liberté » ne fait que se désigner elle-même. Que dites-vous de cela ?

— Tout d’abord, que vous vous êtes brûlé le dos. Tournez-vous sur le côté. Voilà. On ne plaisante pas avec le soleil. Ni avec l’idée de « liberté », d’ailleurs. Ensuite, je prends ce caillou et je le lance : ça tiendra lieu de citation de Spinoza. Bon. Et enfin, je crains que vous n’ayez fini par convaincre la logique elle-même et qu’elle ne vous ait donné entière liberté. Non, blague à part, votre pensée libre, parée de ses soixante-quatre modes, me rappelle la mariée biélorusse qui, selon le rituel, s’exclame avant de passer le seuil de la maison de son mari : « si j’voulions, j’sautions, si j’voulions point, j’sautions point », après quoi le mari la prend dans ses bras et franchit le seuil. La notion philosophique de liberté est impossible à ressusciter, l’indéterminisme, ce n’est pas même Lazare, qui « était mort depuis quatre jours et sentait », c’est de la cendre, c’est un concept incinéré que l’on doit ranger dans une urne au columbarium des idées. Car si l’on prend tous les processus cérébraux, à commencer par la formation des associations, qui sont justement des liens et non…

— Eh oui, je le pressens : des bibliothèques vont maintenant s’effondrer sur moi et ensevelir votre fidèle, ou plutôt, votre infidèle serviteur avec sa malheureuse idée de liberté. Seulement voilà, c’est tout à fait superflu : je n’ai nullement l’intention de croiser le fer avec le déterminisme militaro-scientifique. Je ne fais qu’affirmer que l’homme et sa pensée représentent un cas de détermination un peu particulier. J’y ai beaucoup réfléchi. Et voici comment je formulerais les choses : l’homme, du fait qu’il est homme, est un être dont tous les actes intérieurs et extérieurs – c’est-à-dire la pensée et l’activité – sont déterminés par l’idée de liberté. Vous comprenez, on peut nier la liberté, mais pas son idée, l’idée en tout cas existe, et comme elle est le pivot de la réflexion, comme elle est la dominante qui règne sur toute la constellation de la pensée, je suis tranquille : ma pensée, même si elle n’est pas mienne, est en de bonnes mains, même si ce sont celles d’un autre.

— « Des mots, des mots, des mots. »

— Justement, sauf qu’à l’heure actuelle, la réplique du prince fait place à une plainte de miséreux : « Des mots ! Des mots ! Des mots ! » Donnez-nous des mots, d’accord, et moi, je vous donne ma parole que de ces mots futiles, nous ferons œuvre utile. Ce n’est déjà pas mal. Mais vous gardez les mots sous clef. Vous…

— Nous sommes en état de guerre. Pour l’instant personne ne tire. Mais à la guerre, comme à la guerre : c’est le triomphe des mots de passe et les barrières de la censure se dressent entre la pensée et le discours.

— N’est-ce pas pour cette raison que les guerres sont perdues, parfois même par les deux côtés en même temps, parce que leurs premières victimes sont les mots, le droit à la vérité et à la critique, et parce que la vie se retrouve enrégimentée et sans voix ? Car de toute façon, les pensées, chassées loin des mots, se replient dans le silence et deviennent arrière-pensées : ainsi, l’arrière-front des idées est-il en déroute. Il faut en tenir compte. Et pas qu’un peu. Mais ce n’est pas tout : les circonvolutions du cerveau sont, comme les sentiers herbus d’un jardin, envahis par les pensées. Si, à cause de toutes les guerres qui n’en finissent pas de se succéder, nous abandonnons ces jardins intracrâniens, ils mourront étouffés par les herbes folles. Et l’art noble du syllogisme sera défiguré et ses traits perdront leur netteté. Au lieu de longs enchaînements logiques – de brefs coups de tête contre les faits. Voilà que me vient à l’esprit l’histoire tragique de la gentiane. Vous ne la connaissez pas ? C’est une petite plante modeste, coiffée d’une fleur pâle, généralement perdue dans la foule des tiges champêtres ; certaines variétés poussent dans les mois qui précèdent les foins, d’autres beaucoup plus tard, mais il en existe une (celle dont je parle) qui a l’audace de fleurir justement à l’époque de la fenaison, de sorte que tous ses efforts pour faire voler son pollen vers l’avenir tombent sous la lame de la faux. Cette fleur têtue disparaît donc peu à peu des champs… j’ai failli dire de la culture russe. Encore une poignée d’années, et seuls les vieux ouvrages botaniques conserveront l’image de la défunte gentiane. Oui, malheur à celui qui ose penser à l’heure de la fauche des pensées.

— Voyez-vous, tout cela est peut-être très touchant, mais… Oh, zut, un coup de vent. On se demande d’où il vient. Et là-bas, ça commence à moutonner. Et des crêtes. Quand la mer s’ébouriffe, c’est que…

— Oui, là-bas, un nuage arrive, derrière vous. Couvrons-nous.

Les têtes des deux interlocuteurs plongèrent dans les chemises battant au vent. Les fouettements de l’air se firent de plus en plus forts et fréquents. Les baleines des parasols se resserrèrent peureusement contre leurs tiges, recroquevillant leurs soies bariolées, soudain toutes fripées. La mer avait changé le bleu pour le gris-vert camouflage et avançait, blanchissant ses lames, sur la plage qui se vidait à vue d’œil. Une serviette égarée flottait comme un drapeau blanc au-dessus des vagues dansantes. Les deux hommes étaient déjà à une centaine de pas de la plage. Telle un filet noir, l’ombre du nuage qui approchait se dressait entre terre et ciel.

— C’est comme la guerre. Ça vient soudain et sans crier gare. Quand on l’attend le moins. Et le rivage de la vie est déserté. Totalement. Et vous, vous vous lamentez à propos d’une petite gentiane…

— Non, je pense maintenant aux lames des faux brandies au-dessus des jours. En fait, on ne peut échapper à la guerre qu’en la faisant. La pensée, c’est le combat de la thèse avec l’antithèse, l’affrontement des idées dans la tête ; puis ce sont les têtes qui entrent en guerre contre les têtes, une sorte de bataille breughélienne entre les pots de terre et les pots de fer ; et enfin, vient la lutte incessante des têtes contre les bras, l’enserrement des doigts contre l’enchaînement des pensées. C’est ainsi que je me représente cette dernière guerre chirocéphale. Où habitez-vous ? Sous ce toit vert, en haut de la colline ? Nous ferons un bout de chemin ensemble.

— Mais nos pensées cheminent séparément.

— S’il en est ainsi, excusez-moi. Et adieu.

— Vous voilà devenu amer, comme les gentianes. Finissez. Cela m’intéresse. Mais dépêchez-vous, car dans cinq minutes, c’est l’averse.

— Bien. Je me contenterai d’évoquer schématiquement les concepteurs de schémas. Dans l’histoire de la chirocéphalie, il en a été et il en sera toujours ainsi : les têtes inventent un schéma. Elles l’inventent, mais ne le concrétisent pas. Des millions de doigts se tendent vers ce schéma immatériel et le tirent dans la matière, transformant un milligramme de graphite frotté sur du papier en des tonnes d’acier qui font tourner leurs engrenages. C’est là que la lutte commence : l’essence du schéma, de l’idéogramme, est dans sa capacité à se perfectionner sans cesse, à s’enrichir lui-même. N’est-ce pas pour cette raison qu’il va toujours de pair avec le capital qui, selon la définition de Sombart, est une croissance ininterrompue dont le but n’est autre que la croissance elle-même ? Le schéma, devenu matière grâce aux mains industrieuses, se perfectionne et se détermine, puis tente de se libérer des ouvriers. Il les renvoie en les payant de petite monnaie, mais leurs bras lui ont appris à travailler ; la machine s’émancipe et tourne toute seule. Vous savez, la centrale gigantesque qui répartit l’énergie du Niagara des milliers de verstes alentour ne fonctionne qu’avec dix-neuf paires de bras. Et naturellement, les créateurs des machines en deviennent les « destructeurs ». Plus précisément, ils détruisent des schémas immatériels qui, par essence, se développent à l’infini. Et plus le schéma est consistant, plus il est nourri de détails et adapté à la vie – plus l’ouvrier a faim et plus il est proche de la mort. Oui, la lutte entre les têtes et les bras s’accélère. Récemment, je suis tombé sur des statistiques concernant les brevets. Il se trouve qu’aux États-Unis, il y a cent ans, les têtes ne brevetaient que cinquante ou soixante schémas par an, tandis qu’aujourd’hui, il y a plus de trente mille brevets déposés par an. Il ne s’agit déjà plus d’un combat d’avant-garde, mais d’une bataille sur tous les fronts. Les patentes seront les potentats du monde. Mais voilà votre toiture verte. Les premières gouttes tombent. Je tourne à gauche.

— Attendez. Deux mots seulement. Vous allez négliger l’essentiel : tout cela concerne ceux qui sont de l’autre côté de cette mer ; chez nous, les schémas n’ont rien à craindre des bras, et les bras, des schémas : il suffit de réduire la journée de travail (et c’est ce que vise le socialisme), et le conflit sera réglé, supprimé. Car on peut même forcer une machine à démachiniser la vie et à donner aux têtes le temps qu’elle a retiré aux bras. En schématisant la théorie des schémas, vous avez oublié que l’homme concret, qui n’a rien de schématique, a non seulement des bras attachés aux épaules, mais quelque chose qui est posé dessus. Un éclair ! Partez vite.

— Oui. Voilà qu’un orage nous sépare. Peut-être est-ce mieux ainsi, car…

— Il pleut des cordes. Vous allez être trempé…

— … car si penser, c’est converser avec soi-même, alors ce qui vient de se passer entre nous, c’est une conversation entre deux conversations. Il en va toujours ainsi : pour parler avec soi-même, il faut tourner le dos à l’objet de la discussion, c’est-à-dire au monde, mais quand c’est avec autrui qu’on parle, on se détourne de soi, bon gré mal gré. Il faut choisir. Et pour l’avenir, j’ai choisi. Holà, l’orage se déchaîne. Adieu.

1931

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