LA VOIE LATÉRALE

Le staccato du train scandait la route. Une casquette pendue à un clou, visière en bas, oscillait de droite à gauche, secouant ses tempes de toile comme pour chasser une migraine. Quantine ouvrit sa serviette et sortit un journal. Mais le filament de charbon qui rougeoyait au plafond éclairait tout juste assez pour l’empêcher de dormir. Les petits caractères grisâtres répugnaient à former des mots. Quantine replia son journal et approcha le visage de la vitre : les silhouettes voûtées des pins ouvraient leurs branches noires pour se protéger de la lumière, puis disparaissaient dans la nuit. Il frissonna : l’air qui soufflait de la fenêtre, ou bien la fièvre. Il essaya de poser la tête sur sa serviette et de se couvrir les jambes de son manteau. Mais les manches entraînaient le tissu court et glissant vers le sol, et le bois dur vibrait sous son épaule. Mieux valait se relever. Il n’y en avait plus pour longtemps. La locomotive hurla d’une voix rauque et poitrinaire, et se tut. « Un cri d’égaré », pensa Quantine, appuyé sur un coude. La casquette oscillait toujours sur son clou, mais un peu plus lentement, plus pensivement, comme si des yeux étaient cachés dessous. « Et si l’on imaginait un pays, un monde, où les idées collatérales, qui vivent en bordure de crâne, viendraient de temps à autre faire un tour dans les chapeaux, sous leurs revers de cuir, comme ça, en voisines ; des petites idées de rien du tout, dont la pensée ne remarquerait même pas l’absence quand elles seraient passées de la tête à la coiffe ; et alors… » le train s’arrêta mollement, comme si s’étaient heurtés, au lieu des tampons, deux oreillers de plume, « … et alors (probablement un sémaphore)… non, fausse route, bifurquons. Si l’on supposait que notre cerveau en couvre un autre, comme un chapeau une tête, et que le second, celui qui, au fond, réfléchit vraiment, soulève poliment ma pensée chaque fois qu’il croise… » Mais une ombre s’abattit, telle un sémaphore, suivie d’un murmure ouaté :

— Vos songes, s’il vous plaît.

Quantine leva la tête. Sous la visière du contrôleur, une barbe rousse barrée d’un sourire :

— Veuillez présenter vos rêves, je vous prie.

Sans comprendre – réagissant au rythme, non au sens –, Quantine sortit son billet de sa poche :

— Ceci ?

La pince poinçonna le carton et regagna la paume ; dessous, le rond bleu de la lanterne – et dans les trous du billet, comme dans de minuscules fenêtres, flottaient les fils emmêlés des rayons de lumière – points, lignes, contours multicolores. Quantine cligna les yeux pour mieux voir, mais les petites fenêtres bondirent à leur tour dans la main, la lanterne bleue se détourna et, dans la barbe, un sourire :

— Dépêchez-vous. Ne restez pas éveillé, vous allez rater la correspondance.

Quantine voulut demander : Pour où, et que viennent faire ici les songes ? Mais le dos du contrôleur s’était déjà glissé par la porte et, de voiture en voiture, derrière les cloisons, résonnait un joyeux : « Vos rêves, s’il vous plaît. »

Il n’y avait pas le choix. Quantine se leva et se dirigea vers la sortie. Ses jambes lui parurent légères et cotonneuses, sa serviette sous le bras, molle et élastique, comme un oreiller battu pour la nuit. Un marchepied. Sous ses semelles, la terre tiède. Un peu plus loin, un autre train. Quantine avança dans l’obscurité vers la colonne d’étincelles qui jaillissait de la locomotive haletante. Elle s’élevait, projetée en un feu irisé, puis retombait en s’éteignant. Sa lueur révélait les contours de la cheminée : un vieil entonnoir, un cratère lunaire porté par un tuyau tordu datant de l’époque de Stephenson, du temps où les trains apprenaient tout juste à avancer, en poussant du piston l’espace qui somnolait entre les rails. Et les wagons : toits bas, marches articulées, comme il ne s’en fait plus depuis longtemps. « Une voie latérale, pensa Quantine, un vieux tortillard rouillé, un sarcophage sur roues, pourvu qu’on s’en sorte. » Mais l’œil bleu de la lanterne glissait déjà le long du toit sombre et bas. Un coup de sifflet strident comme un cri de grillon transperça les ténèbres. Quantine trébucha sur la marche, se rattrapa à la poignée et sauta dans le wagon. Les tampons claquèrent dans un bruit de timbales, le train s’ébranla. Les fenêtres frottèrent lentement l’air. La vieille locomotive avançait dans la nuit, crachotant sa vapeur et traînant ses savates. Peu à peu, les roues prirent de la vitesse, les rails se déroulèrent tel du fil qui se dévide de bobines tournant à toute allure. Les ressorts déformés des wagons gémissaient en passant sur les joints, l’air déchiré par la locomotive soufflait par toutes les fissures. Le train avait devancé la nuit et glissait déjà dans la lumière bleue de l’aube qui brandissait derrière lui angles et courbes confondus par la vitesse. Quantine parvint à appuyer la main contre la paroi qui s’échappait et tira la languette de cuir ; la vitre glissa avec un petit sifflement. Un vent doux, humide et tropical, le frappa au visage. Dans le ciel teinté d’azur, des arbres aux formes étranges se serraient çà et là sur les collines et faisaient onduler leurs troncs nus et écaillés, couronnés par de gigantesques feuilles vertes. « Des palmiers », la pensée vint, avec la brise, lui caresser le front. Quantine ne parvenait pas à comprendre : comment cela, des saules des marais, des bouleaux frissonnants, des conifères hérissés, et voilà soudain que… Mais le train avait visiblement une demi-pensée, un demi-tour de roue d’avance sur la logique. Et puis il y avait ce vent chaud, comme un coup d’aile sur l’âme. Dans les nuées d’étincelles de la cheminée, passaient des volées d’oiseaux bigarrés, dont les cris et craquements retentirent à l’oreille ; par la fenêtre ouverte entrait tantôt le grondement d’un éboulis lointain, tantôt un bruissement de cordes arraché par le vent à une table d’harmonie invisible ; une senteur d’herbes mystérieuses, amère et épicée, envahissait les narines ; un papillon fut soudain porté dans le compartiment par une bouffée d’air bleu et battit de ses petites ailes froissées au-dessus du filet à bagages. Quantine le reconnut : un Urania Ripheus, une espèce tropicale qui ne franchit jamais le vingtième parallèle. La page ouverte d’un ouvrage d’entomologie et ses planches colorées surgit dans sa mémoire puis repartit se cacher sous la reliure. Quantine s’aperçut que le train ralentissait. Les parois échauffées du wagon continuaient par inertie à bringuebaler, mais les grincements des ressorts se faisaient plus graves et plus espacés, les formes dans l’encadrement de la fenêtre plus lentes et plus précises ; les roues passant sur les joints résonnèrent sous l’arche d’un pont. Le claquement d’un aiguillage, un long sifflement, comme un fil qui se rompt, le soupir asthmatique puis le cri de la locomotive, et les marches des wagons dépliées au-dessus du sol. Quantine récupéra sa serviette qui était tombée, regarda autour de lui et descendit sur le quai. Le long des murs de verre, tout était désert, silencieux. « Aurais-je été le seul passager ? » se dit-il, interloqué, examinant une nouvelle fois les alentours. Personne. Pas une âme. Pas l’ombre d’une âme. Seul, en l’air, un doigt tendu montrait le chemin. Quantine avança, avec la sensation d’un énorme ongle laqué bleu pointé dans le dos. La lumière était trop claire pour le crépuscule et trop trouble pour le jour. Le voyageur solitaire chercha des yeux une horloge : mais les chiffres et les aiguilles, cachés sous un auvent, étaient enveloppés dans le crêpe noir de la nuit, et il ne put distinguer l’heure. Les murs se resserraient, formant un couloir. L’homme fit encore une fois des yeux le tour du lieu désert et suivit les parois. Tout d’abord, il n’y eut rien, que l’alignement des dalles et le martèlement des pas ; puis une lueur filtra tout au bout du tunnel. « Pas trop tôt. » Quantine hâta le pas et vit, sous la voûte de pierre, une grande affiche en papier. Il suffisait de lever les yeux pour lire :

! TOUS UNIS POUR L’INDUSTRIE LOURDE DES SONGES LOURDS !

Deux points d’exclamation, pareils à des massues, montaient la garde de part et d’autre du slogan. « Mieux vaudrait rebrousser chemin » – mais le silence qui s’était refermé derrière lui le poussait en avant. Son cœur battait plus vite et plus fort, tandis que son pas devenait plus silencieux, plus lent. Soudain, ce fut la fin du tunnel. Quantine se retrouva en haut d’un escalier qui menait sur une grande place. Au-dessus, au lieu de la voûte de pierre, le ciel bleu, où flottaient d’étranges masses grises aux contours fluides et changeants, et des groupes de gens qui s’affairaient parmi les cordages et les filets fins comme des toiles d’araignées qu’ils jetaient en l’air. Ils travaillaient en silence, absorbés par leur tâche.

Les cordes, lancées comme des lassos, allaient s’entortiller autour des masses nébuleuses qui arrivaient sur la place. Celles qui tentaient de fuir en prenant de la hauteur étaient ainsi attrapées et traînées à terre par des centaines de bras, pareilles à des baleines prises au harpon, roulant leurs dos morts dans l’écume des vagues. Quantine ne saisit pas tout de suite. Ce n’est que lorsqu’une des formes captives s’échappa d’un filet, s’envola par-dessus les toits, emportée par le vent et disparut en faisant onduler sa silhouette transparente et duveteuse, qu’il comprit : ils pêchaient les nuages, qui venaient des montagnes en bancs serrés.

Quantine descendit les marches et fit le tour de la place pour éviter le flot. L’industrie tournait à plein rendement, yeux et bras étaient au travail, et personne ne fit attention au nouveau venu qui se dirigeait prudemment, sa serviette sous le bras, vers la nasse des rues de la ville.

Au début, Quantine se cognait aux ressauts et aux angles des maisons, puis la nuit perdit de sa noirceur, couleurs et lignes devinrent plus claires, plus nettes. Une rue large, couverte de branchages, s’ouvrit devant lui. Habillée d’ombres et de la lumière d’un soleil à peine voilé, elle l’invitait à continuer. Il faisait jour, mais les fenêtres se dissimulaient derrière les jalousies et les plis des rideaux. Çà et là, des gens étaient assis sur des bancs, un doux tapis d’ombre à leurs pieds. De rares piétons passaient sans hâte. L’un d’eux, le visage caché par les bords larges d’un chapeau, lui frôla l’épaule. Il avait le souffle long, coupé de brèves inspirations, comme un homme profondément endormi. Quantine allait lui emboîter le pas quand quelque chose retint son attention : devant un poteau télégraphique, un homme attachait à ses pieds de lourds crampons métalliques. Ses vêtements étaient un peu étranges pour un simple réparateur de fils électriques : frac élégant, gilet blanc et chaussures vernies, enfoncées dans des demi-cercles de fer. À côté de lui, au lieu d’une boîte à outils, des partitions. Quantine s’attarda pour l’observer. La dernière sangle attachée, l’homme en frac planta dans le poteau un crampon, puis grimpa lentement vers les fils, une cheville après l’autre. Quelques personnes, figées sur les bancs, levèrent la tête. Deux ou trois passants s’arrêtèrent. Une manchette surgit au-dessus des cordes parallèles du télégraphe et un arpège métallique retentit dans la rue. Les jalousies attendaient, leurs paupières vertes à peine entrebâillées. Le musicien agita dans le vide les petites ailes de son frac et se mit à chanter :

Ladies and gentlemen, songeuses et songés,

Le soleil n’est qu’un sou tombé d’un sac troué ;

Dans la fente du soir il s’est glissé soudain.

Voici que de nouveau de palmiers rêve le pin.

La vie n’est qu’ombre,

Envol des ans dans le néant du Léthé,

S’endormir-mourir : « Tout pouvoir aux poètes. »


Un accord sourd résonna dans les fils télégraphiques, de poteau en poteau. L’artiste salua les jalousies qui s’étaient refermées et redescendit.

De nouveau, la rue était figée et muette. Pour rompre le silence, ne fût-ce qu’avec le bruit de ses pas, Quantine se remit en marche.

Soudain, d’une porte obscure surgit une silhouette noire et alerte qui sautillait sur le trottoir, passant de l’ombre à la lumière. Relevant sa longue soutane qui traînait par terre, la forme tourna son nez pointu à droite et à gauche et disparut, comme aspirée entre deux maisons. Ce visage aux traits de gravure, ce front qu’encadrait une coiffe aux angles droits et aux plis tombant jusqu’aux épaules, étaient étrangement familiers et dégageaient une odeur putride de vieux livres rongés par les vers. Quantine hâta le pas et se lança à sa poursuite. Une ruelle. Déserte, sous une double rangée d’ombres, elle filait droit puis bifurquait. Quantine s’élança et aperçut le dos noir qui tournait au coin de la rue, et l’angle du coude qui pointait sous le vêtement. Talonnée par la mémoire et par l’homme, la silhouette pressa le pas. Mais les enjambées du poursuivant étaient plus longues et plus puissantes. La soutane, plis faiblissants, voleta de mur en mur, puis, souris rattrapée par les griffes, elle se retourna, nez aiguisé, babines retroussées : au-dessus du col, le cou, plein de haine et de peur, était traversé par une fissure sanglante, étroite comme une lame, de la pomme d’Adam jusqu’à la nuque. « More », s’écria Quantine, et il s’arrêta brusquement, comme si le nom l’avait fait trébucher. Sans perdre un instant, Thomas More se précipita vers des marches qui descendaient dans une cave. N’entendant plus le bruit des pas derrière lui, il se retourna de nouveau et regarda l’étranger. Son doigt desséché se dressa en point d’exclamation et les fils minces de ses lèvres s’animèrent :

— Conseil utile en matière d’hygiène : ne pas porter trop longtemps la tête sur les épaules. Qu’on lui fasse subir d’abord la pensée, puis la hache. Ainsi seront-ils quittes. La tête et le chef, j’entends.

Quantine n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche que les portes de la cave s’étaient refermées. Il s’approcha et vit une vieille enseigne, pesante, au-dessus des marches vides. Ses lettres à moitié dévorées par la rouille disaient :

LIVRAISON D’UTOPIES EN GROS. SOCIÉTÉ FONDÉE EN…

Le temps avait usé les chiffres au point de les rendre illisibles.

« Si c’est lui le responsable des exportations de socialisme utopique, alors là… » Quantine avait déjà baissé le pied vers la marche suivante quand un bruit soudain l’arrêta : droit sur lui, suivant les méandres de la ruelle, venait un chœur de tintements de verre, un bruit de bulles gonflant, puis éclatant, les gargouillis et les sifflements joyeux d’un orchestre qui jouait faux. Une minute passa, et à travers le chant du verre, il perçut un piétinement régulier ; la hampe d’un drapeau apparut au tournant, et enfin la procession tout entière. Quantine vit d’abord le slogan qui flottait sur les perches : Gloire aux endormis, puis les gens qui suivaient d’un pas tout aussi ondoyant. L’orchestre avançait en une masse brouillonne, comme des feuilles poussées par le vent ; dressés vers le haut, des flacons de verre sans fond sortaient des bouches des musiciens ; leurs joues bouffies d’air soufflaient une marche sonore dans la brume ivre et ruisselante des bulles qui éclataient. Devant les embouchures de verre qui ne désemplissaient pas, les nez pourpres étaient en érection, tumescents de désir. La procession avançait, agrippant les murs de ses cent paumes et perdant parfois des membres, comme un mille-pattes long et visqueux qui s’insinue dans les fentes étroites et humides.

Pendant quelques minutes, Quantine suivit la procession avec une curiosité dégoûtée, se disant qu’elle empruntait les passages les plus étroits parce qu’elle pouvait ainsi solliciter l’aide des murs ; puis les petits caractères d’une affichette collée sur une pierre retinrent son attention et, du même coup, ses pas. Sur un ton de réclame, tout en gardant une certaine retenue, elle vantait les avantages du « sommeil lourd ». Le visiteur, qui avait déjà eu l’occasion de rencontrer ce thème, déchiffra attentivement, ligne après ligne, les lettres incrustées dans le mur : « La supériorité de l’industrie lourde des cauchemars sur l’industrie légère – les songes dits agréables, tissés de fil d’or dans le canevas des fibrilles du cerveau – tient principalement au fait que les premiers sont produits et vendus avec la garantie qu’ils se produiront ; ainsi fournissons-nous à nos acheteurs des songes “clé en main”. Un rêve léger ne supporte pas le contact avec la réalité, ses images s’usent encore plus vite que des chaussettes à un fil, alors qu’un cauchemar bien pesant, tout simple, mais de bonne qualité, s’assimile facilement à la vie. Un songe que rien n’appesantit disparaît comme une goutte d’eau dans le sable, tandis qu’une vision dotée de dureté et de ténacité laisse, quand elle s’évapore au soleil, sa trace sur la voûte de la fameuse caverne de Platon : les dépôts s’accumulent et forment peu à peu de longues stalactites en aiguille. »

« En termes plus modernes, commençait le paragraphe suivant, les cauchemars fabriqués par notre firme créent peu à peu, par pression sur le cerveau, une sorte de plafond moral menaçant à chaque instant de s’effondrer : certains clients, semblerait-il, appellent cela l’histoire universelle. Cependant, en matière de cauchemars, l’important n’est pas la terminologie, mais leur résistance, leur profondeur et leur capacité à générer la dépression, ainsi que leur accessibilité au plus grand nombre. Et ceci n’est possible que s’ils sont destinés à une consommation de masse, à toutes les époques et à toutes les classes sociales, à un usage nocturne comme diurne, au clair de lune comme à la lumière du soleil, aux yeux fermés comme ouverts. » Quantine voulut continuer, mais le bas de la feuille avait été déchiré, probablement par un des ivrognes de la troupe. Il s’arracha à sa lecture et tendit l’oreille : l’hymne des endormis résonnait au loin, à peine audible. Craignant de perdre son chemin, il repartit en direction des sons. Soudain, il se retrouva devant deux passages étroits. Droite ou gauche ? Quantine en prit un au hasard et s’aperçut rapidement qu’il s’était trompé. La ruelle, arquant ses côtes de pierre, l’entraînait loin du tintamarre. Les fentes branchiales des jalousies avaient cédé la place aux panneaux hermétiques des volets. En admettant qu’une onde sonore se fût fourvoyée jusque-là, elle aurait pris la fuite, aurait retenu ses volutes pour ne pas frôler le moindre tympan. Quantine avançait, docile, un pied devant l’autre. Pas un croisement, pas une âme. La fatigue envahissait ses muscles, et son sang de plus en plus lourd lui battait aux tempes.

Brusquement, derrière le tournant, un bruit léger, mais net. Quantine secoua la fatigue de son cerveau comme la poussière d’un chapeau et s’élança avec avidité. Une porte était grande ouverte sur la rue. Au pied des marches – une charrette. Des hommes montaient et descendaient les escaliers en silence, chargeant le caisson en forme de berceau de ballots gonflés qui s’entassaient mollement. Quantine comprit du premier coup d’œil : c’étaient des oreillers, bien dodus, à quatre pointes, ventres de plume collés les uns aux autres. Il se rapprocha. Un homme au tablier vert, la pipe à la bouche, desserrait de temps à autre les dents pour donner de courtes instructions, tandis que la montagne d’oreillers s’élevait rapidement. À la vue de l’étranger, il se retourna et lui planta sa pipe sous le nez :

— Eh oui, monsieur, quand on livre des rêves, pas question de fermer l’œil. Nous travaillons. Sans repos. Un oreiller bien révisé, c’est l’outil de production onirique de millions de chevets. Il suffit d’effleurer la plume cachée dans la taie… là. Vous voyez ?

L’homme s’essuya la main à son tablier et l’appliqua sur un des ballots. Et aussitôt, une petite fumée légère et colorée s’éleva lentement entre ses doigts, formant des nuages flous et tremblants. L’autre main de l’artisan plongea sous son tablier et l’œil transparent et globuleux d’une loupe surgit devant Quantine.

— Vous verrez mieux avec ceci.

Clignant les yeux, il distinguait maintenant à travers le verre des images qui s’élevaient des oreillers pressés par la paume : hommes, arbres, spirales tournoyantes, corps et vêtements flottants ; on eût dit que dans l’air coloré qui vibrait au-dessus de la main s’étaient ouvertes, comme autant de petites fenêtres, des myriades de mondes fluants et entremêlés.

L’artisan retira la loupe.

— Voilà. Qu’y a-t-il dans ces ballots ? De minuscules êtres de plume, une aile déchirée, un envol éclaté. Enfermées dans l’oreiller, ces petites ailetés se débattent, tentent de se libérer, de prendre de la hauteur. En vain : leurs efforts tendent le tissu, jusqu’à ce qu’un cerveau vienne se poser sur cet envol atomisé, et c’est alors que…

Quant à la propension des crânes humains à fréquenter les oreillers, elle est parfaitement naturelle : l’oreiller et le cerveau sont en quelque sorte cousins. En effet, qu’y a-t-il dans une boîte crânienne ? Une substance blanchâtre, poreuse et duveteuse, enveloppée dans trois taies. (Vos savants les appellent des membranes.) Oui, j’affirme que chaque dormeur a toujours dans la tête un oreiller de plus qu’il ne croit. Pas de fausse modestie ! Allez, hue !

L’interjection s’adressait, bien sûr, à la charrette. Celle-ci fit tourner paresseusement ses moyeux, ballottant sur ses ressorts les piles d’oreillers révisés. Quantine voulut la suivre et leva son chapeau, mais l’homme au tablier vert le retint :

— Venez un instant. Attention à la marche. Bien. Maintenant, je vais vous montrer notre dernier modèle, somnifera ultima, un oreiller clandestin.

Il tira sur une corde, une cloison de l’entrepôt s’abaissa et surgit un flot noir de serviettes rebondies et bondissantes.

La main de l’artisan en saisit une par l’une de ses pointes tendues :

— Tenez : le réflexin, un produit haut de gamme. Mais je vois que vous en avez déjà un. Ah, je reconnais là notre marque. Voilà. Une taie de cuir noir, bourrée de chiffres, de projets, de graphiques, de bilans et de perspectives. Je vous le dis, c’est un grand progrès par rapport au traversin traditionnel de nos ancêtres. Nul besoin de matelas, de lumière éteinte, et ainsi de suite. Ni même de fermer les paupières. Il suffit de fourrer ce machin sous votre coude et, sans même passer de la verticale à l’horizontale, yeux ouverts, en plein jour, vous plongez dans le plus profond sommeil : vous rêvez que vous êtes un chef, un homme important, un personnage public, un inventeur de nouveaux systèmes – et l’oreiller-serviette, bouffant sous votre bras, vous emmène de rêves en rêves. Et gonflent aussi le foie, c’est-à-dire l’ambition, et le cerveau : il se tend, les dernières circonvolutions et replis s’estompent, il devient lisse et vide de toute pensée, comme un coussin bien rebondi. Voilà, monsieur. Il est vrai que nous n’en sommes qu’aux premiers essais. Mais les résultats sont si concluants qu’on peut sans risque prédire dès maintenant qu’en matière de berçage, l’avenir de l’humanité est dans le porte-documents !

En sortant de l’entrepôt, Quantine remarqua que l’air bleu de la rue était un peu plus foncé, plus sombre. Il regarda alentour et poursuivit sa route. Bientôt, la rue étroite déboucha, tel un ruisseau dans un lac, sur une place ronde bordée de façades abruptes. L’œil de Quantine fut tout de suite attiré par son centre, où se trouvait un talus : sous les rameaux transparents d’une fontaine, un épais massif de pavots ; leurs lèvres grandes ouvertes, humides et rouges, exhalaient un parfum épicé d’opium. Tout autour, des bancs, sur lesquels se serraient des silhouettes penchées en avant. Visages cachés dans les mains, têtes roulant sur les épaules ; bras pendants, bouches ouvertes, tendues vers les bouches pourpres des fleurs.

Quantine ralentit le pas et s’approcha. L’odeur piquante passa directement du nez au cerveau. Attiré par les taches écarlates, il voulut faire encore un pas, quand une main lui saisit le coude. Un homme en veste rouge coquelicot, les pupilles dilatées, l’avertit en souriant :

— Interdit aux étrangers. Allez-vous-en.

— Je ne comprends pas…

— Comprendre… c’est rigoureusement interdit. Les rêves aussi ont le droit de rêver. N’est-ce pas ? Allez-vous-en.

Mais juste à ce moment-là, une brise fit osciller les tiges des pavots, leurs exhalaisons frappèrent Quantine au cerveau avant qu’il n’eût pu faire un pas en arrière : le pollen, emporté par le vent, s’éleva en un nuage diaphane au-dessus du sol. Au contact de l’air, il prit forme et consistance ; son bord inférieur toucha terre, et Quantine, stupéfait, distingua un pied nu aux doigts fins ; suivirent les genoux et les courbes des hanches. Quelques flocons voletaient encore autour du corps féminin qui venait d’apparaître, mais un dernier souffle les dispersa et la figure, poussée par le vent, se mit à avancer. Craignant qu’elle ne lui échappe des yeux, Quantine la suivit en retenant sa respiration. La femme allait sans se retourner, flottant lentement le long des portes closes, comme le brouillard au bas d’une falaise. Il pressa le pas, en s’efforçant de ne pas faire de bruit. Il était déjà près d’elle, lui frôlait l’épaule de son haleine, quand une porte s’ouvrit soudain avec fracas. Un courant d’air frappa brutalement le corps de la vision qui se déforma et se recroquevilla ; il vit un instant son visage renversé – les affres de l’agonie –, les bras écartés et la poitrine qui disparaissait. Avant même que Quantine pût se lancer à son secours, il n’y avait déjà plus rien que le vide.

La porte qui avait tué le fantôme était restée ouverte, comme pour l’inviter à entrer. Quantine leva la tête – une inscription en lettres noires la surmontait :

COURS DU SOIR DE VISIONS NOCTURNES.

Il pénétra à l’intérieur. L’escalier en colimaçon était désert ; quelque part derrière les murs résonnait une voix monotone, s’interrompant de temps à autre. Les cours avaient commencé. Les marches menaient à une galerie vide et sombre. Quantine s’approcha de la rampe et regarda en bas. Une chaire, haute et imposante. Au-dessus, un rond de lumière blafarde, pareille à celle des tubes de Crookes, éclairait un crâne chauve à la peau suante, renvoyant les reflets, renflé sur la nuque. Tendu vers une dizaine de fronts attentifs, il se balançait, en martelant doctement ses mots :

— Ainsi donc, tout est clair maintenant, pour nous comme pour eux : le moment est venu pour le royaume des songes de passer à l’attaque. Jusqu’à présent, nous avons été contraints de rester tapis entre deux éveils, dans les synapses, dans les fissures obscures, dans un misérable tiers de la vie. Ce tiers, que leur soleil a si généreusement daigné nous accorder, ne vaut pas tripette. Il est grand temps que têtes et oreillers changent de place. Jusqu’ici, pendant je ne sais combien de millénaires, leurs bouches ont ronflé sur nos oreillers, mais maintenant, c’est à nous de les faire râler en les étouffant dessous. C’est une image, bien sûr, rien de plus. Mais il est temps d’en finir. L’heure a sonné. Nos nuits qui sont légion ont accumulé suffisamment de rêves pour affronter l’armée des faits, l’attaquer et la mettre en déroute. L’offensive se déroule comme suit : nous prendrons la réalité en tenailles, la réduirons sur les deux flancs, et de « réalité » nous ne laisserons que « lit ». Autant dire, nous tondrons à ras les rayons du soleil, après l’avoir préalablement endormi, comme Samson l’avait été autrefois. Les hommes sont bien loin de soupçonner ce que trament les cauchemars !

Jusque-là, nous nous sommes contentés de partir en reconnaissance et d’esquisser une lutte entre têtes et chevets. D’un coup de ténèbres, nous renversons et écrasons l’ennemi, mais pour quelques petites heures seulement. Car chaque fois que le soleil se lève, repoussés par des millions d’yeux ouverts, nous devons battre en retraite, nous retirer dans la nuit. Notre adversaire est puissant – rien ne sert de le nier – il connaît l’art des insomnies inspirées, il possède un œil perçant, l’esprit d’initiative et le don d’imitation. N’est-ce pas nous qui lui avons appris à attaquer un homme couché ?

Mais la situation s’est brusquement retournée en notre faveur. Pascal, déjà, avait su établir une nette séparation entre le monde de la réalité et celui des rêves. La réalité, affirmait-il, est stable, tandis que les songes sont incertains et trompeurs ; si un homme voyait toujours la même chose en rêve, et se réveillait chaque fois parmi de nouvelles personnes et dans un lieu différent, alors la réalité lui semblerait un rêve et le rêve aurait toutes les apparences de la réalité.

C’est on ne peut plus clair… Mais il est tout aussi clair, pour eux comme pour nous, que depuis l’époque de Pascal, la réalité a perdu de sa stabilité et de son immuabilité, et que les événements de ces dernières années l’ont chavirée, comme la vague le navire ; presque tous les jours, la presse matinale alimente nos réveils de nouvelles réalités ; quant aux rêves… N’avons-nous pas d’ores et déjà réussi à les unifier, n’avons-nous pas inspiré à l’humanité le plus doux des rêves, partagé par des millions de têtes – le rêve de la fraternité, l’unique rêve de l’unification ? Les drapeaux coquelicot flottent au-dessus des foules. La réalité résiste, mais la vie clandestine qui a fait surface ne craint pas la chaleur de ses soleils. Car les yeux des dormeurs sont protégés par le bouclier des paupières. L’utopie d’hier est la science d’aujourd’hui. Nous briserons les faits. Nous écraserons leur statu quo : vous les verrez partir en déroute. Si les « je » se révoltent contre les « nous », nous les mettrons à genoux, nous les précipiterons dans les puits, avec les cauchemars, où ils toucheront le fond. Nous tacherons de noir le soleil, nous plongerons le monde entier dans un sommeil immuable, éternel. Nous endormirons l’idée même de l’éveil, et si celui-ci proteste, nous lui crèverons les yeux.

Le crâne nu de l’orateur se pencha vers les fronts qui se tendirent :

— À cette heure où la nuit progresse en silence, où les oreilles de nos ennemis sont enfoncées dans les oreillers, je puis dévoiler un secret. Écoutez : lorsque le réel sera enfin vaincu, qu’il aura perdu et la vue et la force, qu’il sera pris dans les rets de rêves perpétuels, nous accomplirons notre grand dessein, celui que nous nourrissons depuis toujours, nous…

La voix du conférencier, toujours aussi nette, parut tout à coup étouffée par une sourdine. Quantine pencha le buste en avant pour se rapprocher du flot de mots, et appuya les coudes sur la rambarde de la galerie. Fasciné par le discours, il en oublia sa serviette : le cuir bourré de papiers, soudain libéré de l’étreinte du bras, glissa, décrivit un arc de cercle, heurta l’abat-jour, rebondit sur le bord de la chaire, fit un tour sur lui-même et atterrit avec fracas. La lampe se balança d’un mur à l’autre. Le bras tendu de l’orateur s’immobilisa. Tous les fronts se levèrent :

— Un intrus. Un espion. Arrêtez-le !

Quantine comprit : pas une seconde à perdre. Ses muscles lui déchirèrent le corps. Frappant de ses semelles l’escalier en colimaçon, il entendait les voix se précipiter pour l’intercepter : « Fermez toutes les issues », « Fouillez la galerie », « Plus vite ». Au risque de basculer dans le vide, il enjamba la rampe et se laissa glisser jusqu’en bas, devançant la horde qui le talonnait, puis il bondit dans la rue. À cent pas de là, tout au plus, un croisement. Brisant sa trajectoire, il s’engouffra sous une porte basse : une cour ; une autre porte ; encore le polygone d’une cour ; la rue. Par bonheur, le passage avait une autre issue. Quantine ralentit le pas, et seule sa respiration continuait à courir, à petits bonds haletants. Hasardant un regard, il vit que la ville changeait de costume, troquant le bleu ciel contre le noir des vêtements de travail de nuit. Sous les arcs des réverbères penchés sur la rue, des bobines transparentes tournaient, déroulant les fils noirs et diaphanes des ténèbres. Les rayons d’obscurité emplissaient peu à peu l’espace, et les réverbères à peine visibles ressemblaient à des seiches effrayées crachant leur encre. Voilà qui tombait à pic pour « l’espion » tout juste échappé du piège. Ce mot résonna soudain à l’oreille de Quantine, déclic, mot de passe pour la réalité ou, plus encore, slogan qui donnait leur sens aux peurs, aux errances et aux dangers, ici, dans le dédale des rues de la ville qui exportait les rêves. « Un espion ! » articula-t-il sans bruit, sentant à ces mots se mêler un sourire – le premier à naître sur ses lèvres, ici, entre les murs étroits de cette fabrique de cauchemars ; les syllabes battaient au rythme de son cœur. Oui, il allait espionner et suivre tous les méandres de leurs projets, il allait détruire, dût-il en mourir, ces millions de fils noirs entrelacés, stopper ces bobines infernales qui déroulaient la nuit. « Un savant allemand, je crois, a dit : “Ah, si le jour savait combien la nuit est profonde.” Eh bien, il va le savoir. Même s’il faut aller au fond de l’abîme. Ne prenez pas la peine de vous retourner dans votre tombe, Herr. Sinon, je ne mériterait pas d’être l’espion du jour ! »

Et soudain, il se représenta – ici, dans la ville noire de la nuit – son propre monde, inondé de lumière : les champs ondoyants, leurs rais jaune d’or tendus vers les épis dorés du soleil ; la poussière grise dansant dans les rayons des roues ; les pentes vives des toits et les couleurs des vêtements se mélangeant sur les places, comme sur des palettes géantes ; le rose des joues, les rubans rouges des slogans au-dessus de la foule ondulante, et ensuite les yeux, les yeux traversés d’arcs-en-ciel, clignant gaiement au soleil entre leurs petites rides, tandis qu’ici… Quantine sentit des spasmes lui serrer la gorge et il crispa les poings.

L’obscurité – qui réveille hiboux et chauves-souris – avait bouleversé la ville figée. Les rues, il y a peu aussi mortes que les allées d’un cimetière, étaient maintenant le théâtre d’une animation croissante. Les jalousies étaient remontées, révélant les trous noirs des fenêtres. Çà et là, derrière leurs battants ouverts, une lumière trouble et lugubre s’altérait et mourait. Les portes battaient comme les ailes d’oiseaux de nuit prenant leur envol et déversaient dans les rues des silhouettes pressées.

De toute évidence, l’heure des travaux nocturnes approchait et les préparateurs de visions, les fabricants de cauchemars et les expéditeurs de fantômes se hâtaient à leur poste. Leurs formes voûtées et silencieuses s’insinuaient par les fentes des portes, s’enfonçaient sous terre, descendaient dans les caves. Une porte était restée entrouverte. Nul n’entrait ni ne sortait. Quantine se retourna pour voir s’il était suivi, puis glissa la tête à l’intérieur : une cour longue, où s’alignait une rangée de puits ronds, aux ouvertures obstruées par d’énormes bouchons coniques ; de loin, ils évoquaient des couvercles d’encriers géants. Autour d’un des puits, quelques silhouettes s’activaient, tantôt baissées, tantôt redressées. Le cône tournait lentement sous la pression des épaules, ouvrant progressivement le goulot du puits aux cauchemars. Encore un tour et… Quantine entendit des pas derrière lui. Vite, il traversa la rue et poursuivit sa route, choisissant les passages les plus sombres. La demi-fenêtre d’un sous-sol brillait plus vivement que les autres. Derrière la grille, une musique douce jouait, comme étouffée par la terre. En se penchant, on pouvait voir les vrilles tenaces d’une plante qui grimpait du rebord de la fenêtre vers le trottoir, et le mouvement d’un archet qui allait et venait, piquant l’air du long fil de la mélodie. Il la reconnut dès les premières notes : c’était ce chant qui se perdait et revenait dans les nervures des ruelles, le chant des fils télégraphiques :

« MOURIR-S’ENDORMIR : TOUT POUVOIR AUX POÈTES. »

Quantine appuya l’épaule contre le mur et écouta. Il ne comprenait pas : était-il triste, ou juste fatigué ? Soudain, quelque chose lui frôla la main. Il la retira. Puis, de nouveau, le frôlement, à peine perceptible. Quantine pencha la tête vers la fenêtre : les petites griffes velues du lierre lui touchaient la main et lui disaient humblement : Sans paroles, sans paroles, sans paroles.

Quantine parcourut la rue du regard. Tout au bout, une arche immense se détachait. Il se dirigea droit sur elle.

Une suite de petits feux qui brillaient en passant sous la voûte et de longs sifflets étouffés… une gare. Son attention se tendit comme un élastique. Enfin ! Il allait voir les quais où les songes étaient expédiés. Observer le chargement de cauchemars, le transit des visions dans leur emballage de nuit, bref, toute la technique d’exportation des fantômes.

Un instant plus tard, l’ossature légère de l’arche flottait au-dessus de lui et, à ses pieds, s’étendait un sol de verre qui descendait en une douce pente miroitante où se reflétaient les poutrelles entrecroisées, le mouvement des coudes et des dos avançant autour de lui, et les points bleus des étoiles. Pour ne pas glisser, Quantine marchait pas à pas, freinant l’élan qui l’entraînait dans la descente. Soudain, sa main tendue rencontra… le vide. Oui, ce n’était que de l’air, du vide aux contours flous, mais qui résistait à ses poussées et l’empêchait d’avancer.

— Faites donc attention, que diable – la main d’un homme en blouse grise se posa sur la sienne – vous allez nous réduire tous nos buts en miettes. Un si beau lot de buts dans la vie ! Étiquetés éthique. Et vous tapez dedans comme dans un sac de sable.

— C’est sûr – renchérit une voix derrière son dos – c’est de la marchandise pour connaisseurs. Un but, tout le monde ne peut pas se l’offrir.

Quantine obéit à la poigne ferme et forte et contourna le sac de vide comprimé. Ses yeux en quête d’explication s’arrêtèrent sur des lettres fixées au-dessus d’une petite porte basse et triste :

BUREAU DE L’INVISIBLE.

Son expérience aidant, il comprit : les songes, comme le voleur de la parabole, viennent sans être vus, se glissent sous le front en évitant les yeux, et ce n’est qu’une fois en sécurité dans la boîte crânienne, installés dans le cerveau, qu’ils quittent leur manteau d’invisible.

Et en effet, sous les voûtes gigantesques de la gare, on ne voyait rien qu’une rangée de dos inclinés, coudes pointés et épaules contractées, qui poussaient le vide dans le vide. C’était un spectacle assez étrange, qui emmenait les pensées loin des rampes de la gare, vers celles des théâtres, mais lorsque Quantine baissa la tête, il eut peine à retenir un cri : l’étendue miroitante du sol renvoyait des myriades de formes fantasques, d’éclats et d’étincelles ; manifestement, ledit bureau, en habillant d’invisible la marchandise, lui laissait cependant la faculté de se refléter. Quantine aurait aimé détourner les yeux du flot coloré qui l’entourait, mais il devait surmonter sa peur et regarder de plus en plus souvent à ses pieds. La pente argentée du sol vitreux – au départ, à peine sensible –, pressait ses pas, devenait de plus en plus rude. Les semelles, comme des skis sur une piste enneigée, passaient de la marche à la course et de la course à la glisse. Et rien pour se retenir : dessous, le flot de reflets, autour, le vide et les songes. Les blouses des travailleurs se firent rares. Le flux multicolore accéléra. Quantine se retrouva hors de la gare, sans avoir compris comment. Sondant des yeux le vide, il distingua une silhouette. Elle montait vers lui, s’appuyant de temps à autre sur les mains et traînait péniblement la jambe gauche. Dévalant la pente à toute vitesse, Quantine attrapa le boiteux par l’épaule, manquant de faucher sa bonne jambe.

— Soleil et damnation ! jura l’homme, levant un visage effrayé, de la couleur de sa blouse grise. D’abord, ma ventouse droite qui tombe au fond de l’abîme. Et maintenant, te voilà. Que le soleil t’emporte ! Lâche-moi.

Mais Quantine, renversé par un coup de coude, réussit à s’accrocher à la jambe pendante de l’ouvrier et vit sous son pied droit une semelle en cloche, semblable au bout de caoutchouc des flèches pour pistolets à ressort ; le pied, collé par le vide à la paroi, retenait à grand-peine les deux corps qui s’agrippaient de peur l’un à l’autre.

— Lâche-moi.

L’ouvrier fit un effort pour se libérer, mais les doigts de Quantine remontaient le long de sa jambe ; il était parvenu à attraper le bout de la blouse, quand il reçut soudain un coup – entre les yeux ; sa main s’ouvrit, lâchant prise.

Il n’y avait plus d’espoir maintenant. Il glissait, de plus en plus vite, et avec lui, le long de la pente miroitante, des foules de reflets bigarrés. La vitesse était telle qu’il ne pouvait distinguer les contours : le tourbillon aveuglant des taches se précipitait avec lui dans le vide. Il voulut crier, mais le vent lui emplissait la bouche. Par intermittences, il voyait, sur la pente chauffée à blanc, son propre reflet déchiré par la chute. Un paquet invisible lui heurta la nuque. Il descendait toujours. Et soudain, devant, comme un barrage en travers du flot argenté, un mur, une masse de pierre immobile, qui se rapprochait à toute vitesse de son corps projeté en avant comme une bûche dans le tourbillon d’une cascade. Une fraction de seconde, il vit sa tête s’écraser contre la pierre et sa cervelle gicler. Le mur grandissait et grossissait, avançant sans bruit vers le choc. Mieux valait ne pas voir. Fermer bien fort les paupières et… Quelque chose de clair et tranchant, comme une lame de couteau se glissant sous un couvercle, décolla ses paupières ; elles cédèrent à la pression, s’ouvrirent, et la lumière vive du jour inonda ses pupilles.

Devant ses yeux, à un mètre, la cloison jaune du wagon. Au-dessus, les mailles des filets à bagages. Quantine leva la tête et, clignant les paupières, regarda autour. Le train ne bougeait pas. Dans le couloir, le dos d’un porteur plié sous le poids d’un paquet, derrière la fenêtre poussiéreuse, l’auvent de verre familier de la gare de Moscou. S’appuyant d’une main sur la banquette, il hésitait encore à entrer dans le jour.

Bon. Il posa les pieds par terre et tendit le bras vers sa serviette. Ça alors ! Sa main heurta le bois : pas de serviette, ni au chevet ni près de la cloison. Et soudain, un éclair dans sa mémoire : la galerie crépusculaire, la lumière bleue, le bras tendu du chauve, le rectangle noir de la serviette qui tombe. Puis, le manège fit encore un tour, et virevoltèrent les images de la nuit.

— Porteur ?

Quantine sursauta et leva la tête. Un tablier, une plaque et au-dessus – un visage gai, tout en taches de rousseur et gouttes de sueur.

— Voilà votre serviette qui s’est enfuie. Regardez jusqu’où elle est partie – le porteur se pencha, dégagea la serviette coincée derrière les pieds de la banquette et essuya la poussière avec son tablier –, vous n’avez rien de plus lourd, que je vous le porte ?

— Merci, marmonna Quantine, je me débrouillerai. Il resta assis, la serviette sur les genoux. Le dos du porteur disparut derrière la cloison. Le wagon était vide. Dehors, des petits coups, comme frappés doucement par un marteau, erraient de jante en jante, le long du train immobile. Quantine posa la main sur sa serviette et appuya avec précaution : entre ses doigts, de l’air. Et rien d’autre. Il se leva brusquement et se dirigea vers la sortie. Sur les marches du wagon s’attardait un paquet lourd et ficelé, qui traînait paresseusement ses coins cabossés. « Et pourtant, pensa Quantine, si la carte de la nuit veut l’emporter sur celle du jour, elle n’a qu’une solution, c’est déjouer le temps, prendre de vitesse le clin de l’œil. »

1927-1928

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