JEUDI 14 DÉCEMBRE

11 H 45

Il faisait beau ce matin-là.


La veille, j'étais restée toute la journée chez Mireille. Comme un jour de vacances. Victor était un fou furieux de la parole, il pouvait captiver des heures durant. C'était un garçon doux et drôle, difficile de faire le lien entre sa réputation et lui.

Rendait Mireille toute chose, et il n'arrêtait pas de tourner autour d'elle, sans la toucher, faisait sans cesse attention à elle. Les heures s'étaient enfilées d'une traite, jusqu'à la nuit tombée, et j'étais rentrée chez moi en titubant.

En chemin, j'avais repensé à l'avertissement de la Reine-Mère, qui ne voulait pas que je parle à Victor, qui me demandait de la prévenir si je le croisais. Ça m'avait fait sourire, ce n'était jamais qu'un garçon, pas de quoi en faire un mythe.


La voisine a fait savoir qu'elle était réveillée. Hurlait, apparemment laissée seule. Cognait, comme si elle cherchait à casser les murs. Se plaignait comme si on lui arrachait les ongles un par un, elle criait de douleur en répétant: «Je ne veux pas, je ne veux pas.» Litanie monocorde, entrecoupée de choses qu'on fracasse en les lançant au sol.


Le téléphone a sonné, Victor qui demandait:

– Je veux vraiment éviter de sortir en plein jour… Mireille a dû t'expliquer, enfin, au moins t'en parler… Je suis désolé de te déranger, mais elle m'a pas laissé de clopes ce matin, je suis fou, j'ai pas fumé depuis que je suis levé. Tu voudrais pas passer m'en apporter?

Sa voix allait bien au téléphone, gagnait en graves:

– Tu peux même pas aller jusqu'au bureau de tabac?

– Je vis comme un rat, je sors jamais. Ça va passer, j'attends un peu… Mais en plus là où elle habite, ça m'arrange pas trop de faire un tour. T'as autre chose à faire?

– Ça m'emmerde un peu.

– Tu peux pas juste passer en glisser une sous les volets? Je deviens fou quand je fume pas… Et Mireille ne rentre pas avant 3 heures cet après-midi. Putain, j'ai l'impression d'être un handicapé, ça me pèse de te demander ça… Mais je peux appeler personne d'autre.

Et je l'avais trouvé vraiment cool la veille, à croire qu'il faisait attention lui aussi à ne pas m'approcher à moins d'un mètre. Et n'avait d'yeux que pour Mireille. Cordial avec moi, vraiment. Tout sauf ambigu, à aucun moment.

L'argument des clopes, je ne pouvais que comprendre.

J'ai donc exceptionnellement dérogé au «Ne pas se retrouver dans un lieu clos seule avec un garçon».

J'ai dit:

– O.K., je passe dans moins d'un quart d'heure. Mais je ne m'arrêterai pas, je te glisse un paquet sous les volets et je me trisse, j'ai plein de choses à faire.

12 H 30

J'ai frappé aux volets devant chez Mireille, ils se sont soulevés presque aussitôt. Je me suis accroupie, ai fait glisser le paquet en disant:

– Je m'arrête pas, je suis trop en retard sur mon planning.

– T'étais déjà pressée hier, rentre, je roule fissa un tamien de remerciement.

Accroupi lui aussi, touchant et persuasif:

– Rentre, j'en ai marre d'être tout seul dans ma grotte.

On s'est relevés en même temps, volet grand ouvert:

– Qu'est-ce que j'ai qui t'inquiète à ce point?

– Rien du tout, mais je croyais que tu devais éviter de te montrer en plein jour dans ce quartier?

– Bien sûr, je risque ma peau en ce moment… Tu rentres? Cinq minutes…

Il avait de l'allure, avec les mains qui bougeaient bien, et je suis entrée parce que je ne trouvais aucune bonne raison pour refuser.

Juste une pointe d'appréhension, quand les volets se sont refermés derrière moi.

Personne t'a jamais sauté dessus, c'est juste qu'il en a marre d'être toujours seul, et que la journée d'hier s'est tellement bien passée, il ne voit pas pourquoi tu ne prends pas le temps de discuter tranquille et fumer un spliff avec lui, respire un peu, laisse-toi tranquille des fois, fais confiance, ça changera… Les gens ne pensent pas qu'à ça, c'est toi qui ne penses qu'à ça.

Je m'argumentais la tête, en boucle, pour chasser le nœud naissant.

Je l'ai suivi jusqu'au fond de l'appartement, au coin cuisine, sans bien écouter ce qu'il disait parce que c'était trop pour moi, loin de la sortie et volets clos. Je faisais un effort énorme avec lui, parce que je lui étais reconnaissante de me changer les idées, de parler d'autres choses que de ses emmerdes, authentiquement distrayant en une saison qui manquait cruellement de légèreté.

Je ne me suis approchée trop près qu'une seule fois.

Il était face à un placard et je suis passée derrière lui pour m'asseoir à la table de la cuisine, il s'est retourné, a fait un pas vers moi, j'ai reculé instinctivement.

M'a saisie aux épaules, poussée sur la table, une main sur ma bouche et de l'autre appuyé une lame contre la gorge, le couteau qu'il venait de sortir du placard, bien calé à l'angle que fait la gorge avec le menton, j'ai eu l'impression que ça tranchait, il a écarté mes jambes avec les siennes, j'ai cherché à mordre sa main, mais je n'attrapais rien parce que sa paume était bien plate et, collée fermement contre mes lèvres, m'empêchait de les ouvrir, il n'avait pas l'air de faire d'effort, il me maîtrisait sans peine et mes jambes battaient l'air, penché sur moi, souriant, il disait:

– Et maintenant, qu'est-ce que tu racontes?

J'ai senti le truc céder dans moi, la peur saisissante me grimper le long des flancs, s'enrouler dedans et je l'ai repoussé avec toute la force tressée à la terreur parce que je ne pouvais pas supporter qu'il soit contre moi, je me foutais de savoir s'il voulait se servir du couteau pour m'ôter de la peau, tout ce que je savais c'est que je le sentais trop près, et je ne supportais pas ça, s'il ne s'éloignait pas tout de suite j'allais suffoquer à en crever, et j'ai réussi à me dégager.

Il m'a rattrapée, je n'avais jamais été en face d'un homme qui cogne comme ça, et je n'avais pas l'avantage de l'effet de surprise, j'en ai pris un dans la joue, j'ai senti mes os se broyer et un second pile au ventre, son poing bien serré cognait avec rage et précision. Pliée en deux, je suis tombée à la renverse.

Et il était sur moi, de nouveau, avait lâché son couteau et me tenait par les cheveux, toujours souriant, pas paniqué, il ne doutait pas une seule seconde de son avantage, j'ai ouvert la bouche pour crier et en me tenant fermement la tête il m'a tapée contre le sol:

– Faut pas faire de bruit… Dis-moi de quoi t'as peur… doucement… Qu'est-ce qui te fait peur à ce point?

J'ai encore relevé la tête pour le mordre et mes mains se tordaient, se brisaient contre lui et quels que soient les gestes que je faisais, quelle que soit la force que j'y mettais, j'avais la sensation de l'effleurer, d'être parfaitement dérisoire, contenue, facilement contenue. Et plus je me débattais, plus je le sentais lourd, et son sourire allait s'élargissant:

– Tu te débats drôlement bien… tu sens ce que ça me fait, quand je sens que tu veux pas et que tu cherches à t'échapper, tu sens ce que ça me fait?

Et je sentais bien qu'il bandait tellement dur que ça faisait comme s'il avait glissé un objet dans son pantalon.

Lutte paniquée, puis une de ses mains est descendue vers mon jean, pour défaire le bouton. Je rampais sur le sol, je crapahutais autant que je le pouvais, je ne gagnais que quelques centimètres et il était de plus en plus lourd sur moi, et je ne pouvais pas imaginer qu'il réussisse à descendre mon pantalon, le faire glisser jusqu'à mes chevilles, tirer sur mon slip, l'arracher d'un simple mouvement du poignet, m'écarter les cuisses avec les siennes.

Je me débattais tellement et le criblais de coups et je rampais dessous en essayant de lui échapper.

Il s'est aidé d'une main, coup de reins, rentré dedans et je n'ai même pas crié, j'étais tellement sûre que j'allais en mourir.

Second coup de reins, longtemps après le premier, même brusquerie, comme s'il venait chercher quelque chose au fond.


Je regardais les pieds de la table, emmêlés aux pieds des chaises, par terre un emballage de Toblerone traînait.

Tu le savais en venant, tu savais qu'il ne fallait pas venir; alors qu'est-ce que t'es venue foutre là?

Je me suis rendu compte que ça avait duré un long moment, avant qu'il ne soit dedans, parce que j'étais essoufflée comme d'avoir couru des kilomètres et mes membres douloureux à force d'avoir résisté, repoussé.

Résisté? Repoussé? Et il est où maintenant? Dehors peut-être?

Mouvements de va-et-vient, je sentais ma joue, douloureuse, et tout le dedans dégueulasse. Chaque bouffée d'air était chargée de son souffle.

Et entre tes jambes, tu le sens? dedans, tu le sens bien? Papier de verre, qui te déchire les tissus, tu le sens maintenant. Il ne fallait pas venir, et tu le savais.

Il se frayait une place dedans, creusait son trou, je le sentais m'écarter, frotter contre, lutter pour me déchirer, va-et-vient, tout doucement, jusqu'au fond, à chaque fois.

Ça n'avait rien d'une douleur terrible, c'était juste extrêmement désagréable, et je sentais distinctement qu'il dérangeait des choses dedans, qu'il me cassait parce qu'il n'y avait pas la place et celle qu'il prenait m'arrachait des choses à l'intérieur, des organes qui m'étaient certainement vitaux et qu'il endommageait, mutilait, coups de reins réguliers, me creusait, je n'opposais plus aucune résistance, je sentais que je pissais le sang et son truc dedans me brûlait, râpait et cognait.

Il se tenait un peu relevé, me fixait et je regardais de côté.

Il est venu bien au fond, s'est calé là et a arrêté de bouger, a demandé:

– Tu as peur?

– Je m'emmerde, j'espère que tu as bientôt fini.

– Tes rudement serrée, c'est pas désagréable, mais t'es vraiment serrée… Tu te demandes si ensuite je vais te faire du mal?

– À vrai dire, je m'en fous, j'attends que tu ressortes maintenant que tu y es.

– Moi, je veux que tu aimes ça.

Ça le faisait sourire et, de la même façon qu'il n'avait pas douté un instant qu'il pouvait me le faire de force, il ne doutait pas un instant qu'il pouvait réussir à me le faire aimer de force.

J'ai essayé de me dégager, encore une fois, et il m'a attrapée par les hanches, clouée au sol:

– Arrête avec ça ou je vais finir par te massacrer.

Mais ça n'avait plus tellement d'importance.

Des années que t'en fais toute une histoire. Finalement, ça n'a rien de si terrible, il est dedans maintenant, mais qu'est-ce que tu t'imaginais, que ça allait te transpercer le cerveau?

Je regardais de l'autre côté, le tapis mal nettoyé plein de brins de tabac et de miettes, mais quand on était debout ça ne se voyait pas.

C'est juste que t'es en train de te vider de tout ton sang, une hémorragie, tu sens en bas comme ça fait mal? Fallait pas venir, c'est plus le moment de se plaindre. Et ça fait pas si mal.

Alors Victor a posé sa bouche sur la mienne, et j'ai senti sa langue dedans ma bouche, l'ai mordue de toutes mes forces, et j'ai senti son sang et sa main s'abattant sur ma tempe, il s'est dégagé et m'a frappée encore, je n'avais plus assez de force pour me battre, et j'ai vu qu'il souriait encore.

14 H 00

J'étais restée couchée, inerte, jusqu'à la fin des choses. Quand il s'était relevé, je m'étais laissée glisser sur le côté, coup d'œil au sol pour voir le sang que j'avais laissé à cause des choses dedans déchiquetées. Mais il n'y avait pas une seule tache sur la moquette. J'avais pourtant senti clairement des organes vitaux se distendre et céder, j'avais senti le sang dessous moi se répandre. Je me suis assise pour vérifier, j'ai senti du chaud me dégouliner le long des cuisses, et tout ce que j'ai récupéré au bout de mes doigts, c'était du foutre à lui, comme de la glaire blanche visqueuse, à peine mêlé de rose, très légèrement teinté, presque rien.

Assise sur la banquette, jambes repliées sous moi, j'avais l'impression qu'il y était encore. Son empreinte bien brûlante, en milieu de ventre, omniprésente et douloureuse. Il me semblait que je la garderais toujours, intacte et blessante.

Il s'était retiré depuis un moment. Il était tout à fait calme, je pouvais le sentir à distance, plutôt content et très paisible. Accroupi devant la chaîne, il remuait les cassettes, les retournait dans tous les sens, m'a finalement demandé:

– Quelque chose que tu aies envie d'écouter?

Il ne s'était visiblement rien passé qui justifie le moindre flottement dans l'attitude. Le coup d'œil changé, quand même, et on ne m'avait jamais regardée comme ça. À croire qu'il m'avait pissé dedans pour marquer son territoire. Et je sentais ça direct au ventre, que je l'aie voulu ou non, un lien solide et bien réel.

C'était une grande colère qui s'élançait en moi, sans me franchir le bord des lèvres. En même temps qu'un grand trouble. Et je ne disais rien.

Et tu n'as rien à dire parce que tu savais bien que ça pouvait arriver et tu es venue quand même. Aucune raison de te plaindre. Trop tard.

Il a déniché la cassette qu'il cherchait dans un autre boîtier, l'a enfoncée dans le player. Monté le volume, il s'est souvenu:

– Initialement, je t'ai invitée à fumer le biz, non?

Il est venu face à moi, touché ma joue en disant:

– D'ici demain elle sera bien noire… Tu fais la gueule? C'était la seule façon, avec toi. Je te voulais, je savais que tu voulais aussi et je savais que c'était comme ça qu'il fallait faire.

Ton enjoué, assurance tendre et amusée. Je me suis sentie stupide, à rester immobile sans un mot, prostrée sur le canapé. Et surtout il était furieusement près, dangereusement près de moi. Je me suis secouée:

– Je vais partir. À ta place je ferais pareil avant que Mireille revienne…

Où t'es allée chercher cette voix de merdeuse ébranlée? Arrête avec ça, parce que ce n'était même pas si terrible, c'est dans ta tête que ça cogite trop, y avait même pas une seule putain de goutte de sang. Alors lève-toi et arrache-toi.

Je me suis levée pour commencer à me rhabiller, il s'est assis. Jambes bien écartées, bras croisés, très surpris:

– T'es comme ça, toi? Je me donne un mal de chien pour t'en mettre un coup et tu restes même pas cinq minutes?

Je remettais le dernier bouton de mon jean, j'ai relevé la tête:

– Je te trouve pas hyperdrôle, connard, et à ta place je dégagerais de là vite fait avant que Mireille rentre.

– Pourquoi veux-tu que je parte?

– Tu te dis que tu vas réussir à lui faire gober que ce qui vient de se passer c'est normal et c'est cool, pas de problème?

– Bien sûr que je peux, une simple question de forme. Sauf que je n'ai pas l'intention de lui en parler.

– Tu crois que moi je vais me taire?

Il brûlait du shit sur un album BD, a relevé la tête et fait la grimace:

– Y a un truc qui m'échappe chez toi: je sais reconnaître une vraie conne quand j'en vois une, et c'est pas ton cas. Alors à quoi tu joues là? Tu vas aller lui expliquer: «Mireille, ce garçon dont tu m'as tant parlé, il faut que je te dise, c'est après moi qu'il en a, et il m'a collée sur la table pour me le faire, il veut que je revienne demain, je suis désolée pour toi…» Toi, tu vas lui dire ça?

Et je le faisais bien rigoler.

Il ne m'a pas laissé le temps de répondre, il a demandé:

– T'as une clope? Assieds-toi, détends-toi, récupère un peu, fume le spliff…

J'ai hésité, il m'a tendu le papier à rouler:

– Tu t'occupes du collage et du filtre?

Je me suis assise, j'ai fait le collage et j'ai déchiré le ticket de train mis de côté à cet effet pour préparer un filtre. Bien sûr que non, je n'oserais pas en parler à Mireille. J'ai imaginé la scène que ça engendrerait, et admis à voix haute:

– Non, je vais pas lui dire. Je vois pas l'intérêt, mais je préférerais que tu te casses d'ici, sérieux, j'aimerais mieux plus jamais voir ta gueule. Je crois que tu réalises pas bien comment je t'en veux.

Il a pris le temps de rouler le biz, puis l'a mis de côté. Il s'est rapproché de moi:

– Alors comme ça tu m'en veux?

Je me suis reculée, mais c'était une réaction vide, ça ne basculait pas dedans comme ça l'avait toujours fait.

Il m'a empoignée à nouveau et tenue contre lui, le sourire revenu, le sourire de quand il était dedans:

– Tu vas la jouer pétasse comme ça combien de temps? Je vais rester chez Mireille, parce que c'est le plus pratique. Et toi je vais te revoir dès demain. Parce que t'en crèves d'envie que je m'occupe de ton cas.

– Tu crois réellement que je vais revenir demain?

Et je n'avais jamais parlé à quelqu'un d'aussi près. Le truc était cassé, le truc qui ne voulait pas de façon tellement terrible. Cette chose forte comme le roc était fracassée, une fois pour toutes. Il m'avait arrachée, déchirée. Et soulagée du plomb.

Je l'ai vu jeter un œil à la pendule, pour vérifier qu'il lui restait le temps.

Je le laissais faire, descendre mon pantalon et ôter mon pull. Comme on dessape une gamine.

Recommencé, ses yeux grands ouverts n'avaient rien de bienveillant, me fouillaient bien au fond. Tout le long, je cherchais ce que je sentais, ce que je pensais, je ne me trouvais nulle part et je ne regardais pas ailleurs, ça faisait mal encore, mais il allait tellement doucement, ça faisait mal avec entêtement, et pas si mal que ça. Ça me léchait dedans, je n'avais jamais vu les yeux de personne d'aussi près, me remplir comme ça, sa bouche me dégoûtait, je sentais monter un vomi imaginaire. Mais je laissais faire, inerte comme un sac, j'attendais, je me cherchais, je ne me trouvais plus nulle part et j'étais contre lui, passive et réticente, dépossédée.

Puis il s'est emporté, dérapé dans l'urgence, furieusement, jusqu'à se soulager.

15 H 00

J'ai déambulé dans le quartier pendant tout l'après-midi. J'enfilais les rues comme elles se présentaient, je sentais à l'intérieur un espace creusé, enflammé. Je n'avais pas pris de douche avant de partir, j'étais juste passée aux chiottes m'essuyer et je pensais que tout était sorti, mais il m'en coulait encore plein. J'avais pourtant vu plein de mecs cracher leur truc, mais jamais je n'avais imaginé qu'il y en avait tant que ça.

Chemin faisant, j'ai croisé des gens que je connaissais un peu et je leur ai dit bonjour en essayant que ça soit comme d'habitude et j'entendais bien que ça n'avait rien à voir avec d'habitude. Mais eux ne s'en sont pas rendu compte.

Et j'étais furieuse contre moi, me traversaient l'esprit des images où quelqu'un me bloquerait la tête contre un mur et me déchirerait le crâne d'une seule décharge de fusil, des images où quelqu'un m'écrabouillerait le ventre à grands coups de pierre, me réduirait en purée de chair et d'os broyés. Et toutes ces choses étaient méritées.

J'ai marché comme ça pendant des heures, puis j'ai croisé Guillaume place Sathonay, il s'est exclamé en m'approchant:

– Qu'est-ce que tu t'es fait?

J'ai d'abord cru qu'il lisait sur ma face ce qui s'était passé. Mais il a insisté:

– T'as pris un pain? Qu'est-ce qui t'est arrivé?

Alors j'ai compris que ma joue avait pris une sale couleur et le bobard est sorti tout seul, naturel, servi avec le sourire:

– J'ai insulté un type en voiture, je lui ai dit d'aller niquer sa mère au lieu de conduire comme un connard, et il est sorti, et il m'en a allongé une. Alors je suis restée comme une conne, sur le bord du trottoir, à attendre sagement qu'il reparte. Un molosse, je l'avais mal vu au départ…

Surtout ne pas faire d'histoires, et ne pas déballer la mienne. Qu'est-ce qu'il y comprendrait et qu'est-ce qu'il pourrait bien me dire, de toute façon?

Il a commenté:

– Il t'a drôlement bien arrangée, putain… C'est quelqu'un que t'avais déjà vu? Tu sais où il est?

– Non, il était immatriculé dans le 13, jamais vu cette tête auparavant…

– Putain de Marseillais…

Et c'est devenu la version officielle, celle que j'ai remise sur le même ton du «On va pas en faire un drame» à toutes les personnes qui m'ont demandé: «Mais qu'est-ce qui t'est arrivé?» Celle que j'ai ressortie le soir même à Mireille, en pensant au sourire que ça arracherait à Victor quand elle le lui répéterait.

Guillaume a conclu:

– Mais ça va, t'as pas l'air trop abattue?

– N'empêche que ça m'apprendra à bien regarder le conducteur avant d'ouvrir ma gueule.

– Je te paie à boire?

On est entrés dans le café de la mairie, odeur de produit à laver les sols des collectivités, qui rappelait la cantine.

On s'est assis l'un à côté de l'autre et une odeur a effacé celle du produit en quelques secondes, qui me montait du bas-ventre, je puais le foutre, une infection, on ne sentait plus que ça.

J'ai attendu que Guillaume fasse une remarque parce que ça se sentait vraiment fort, mais il parlait d'autre chose:

– Je sors de la mairie, ils sont à tuer là-dedans, t'imagines pas…

Il me parlait de sa journée:

– J'ai croisé Cathy tout à l'heure… Elle travaille avec Roberta comme hôtesse dans un bar que Mme Cheung vient d'ouvrir… Elle a dû me répéter ça quelques fois pour que je le croie, mais bon au moins elles sont rassurées toutes les deux, il paraît qu'elles sont sérieusement protégées. Elle raconte que des gens ont vu la cassette de l'exécution des deux Parisiennes. Tu crois que ça se peut, toi?

J'ai répondu avec un haussement d'épaules:

– Bien sûr que non… Moi, je pense comme Sonia: c'est Mme Cheung qui a commandé ça au départ pour foutre la zone chez nous. Ils t'ont dit quoi à la mairie, ça sera bientôt bon pour tes papiers?

– À force de leur prendre la tête, ils m'ont promis que je les aurai dans la semaine… Mais tant que je les ai pas en main, je reste sceptique.

– Tu finiras par les récupérer et grimper dans l'avion, ça va être bien là-bas.

Laure est passée devant le café, obnubilée par Macéo qui ne l'attendait pas et elle n'arrêtait pas de l'appeler: «Au pied, au pied.» Guillaume a remarqué:

– Faut être con pour prendre un chien pareil, t'as vu comment il est gros?

Et je me suis sentie soulagée qu'elle passe sans nous voir et sans s'arrêter, parce que j'avais envie d’être tranquille avec lui, une inquiétude à faire taire.

Faut pas que tu me laisses, comment ça se fait que tu sais pas ça?

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