– J'aimerais bien qu'il se pointe, je lui cracherais à la gueule, sans un mot… Je veux plus entendre parler de lui.
Ça lui était venu, soubresaut inattendu, en plein milieu d'une autre conversation, une petite pensée formulée à l'égard de Victor.
– En fait vous étiez ensemble à Paris?
– T'as quelqu'un à renseigner?
On était toutes les deux dans sa minuscule cuisine blanche, elle avait posé un couteau à rougir sur la plaque électrique, pour découper un bloc de biz. Volets fermés, pour que personne ne voie. Mais même lorsqu'elle ne faisait rien de suspect, elle laissait les volets fermés. Son appartement était situé au rez-de-chaussée et n'importe qui de la rue pouvait s'arrêter et regarder ce qui se passait chez elle.
Elle s'est frotté le nez comme s'il la chatouillait, est revenue à la conversation précédente, son sujet de prédilection du moment:
– Il peut se passer plein de choses dans le crâne d’un type qui ne se défonce jamais, ne trompe jamais sa copine, qui ne déconne sur rien du tout. Le jour où ça cède, ça peut faire du chaos…
Mireille s'est levée, a vérifié que le couteau était assez chaud. Puis elle a tiré un torchon propre d'un tiroir pour appuyer sur la lame en découpant. Elle s'était mis en tête de me convaincre de ce que Saïd était un coupable adéquat. C'était surtout un bon prétexte pour pouvoir parler de lui. Il y avait quelque chose chez ce garçon qui l'attirait, la dérangeait.
Je me sentais un peu lasse d'entendre ressasser du Saïd sans interruption, j'ai fait remarquer:
– On chauffe le biz, Mireille, pas le couteau.
J'ai rempli nos verres de porto trop sucré qu'elle achetait à trente balles chez le rebeu en bas de chez elle.
Mireille portait toujours les cheveux tirés en arrière en chignon, ça lui donnait l'air sage et le cou très délicat. Elle a rassemblé les miettes de shit dans du papier alu et me l'a tendu pour que je roule un biz. Elle a commencé à peser ses parts sur une petite balance, avec des poids minuscules et dorés. On aurait dit qu'elle jouait à la marchande.
Ça a frappé aux volets, je suis allée ouvrir à Julien. Il avait prévenu qu'il passerait choper sa part de biz, Mireille pratiquait des tarifs défiant toute concurrence. Les volets montaient et descendaient tout seuls, il suffisait d'appuyer sur un bouton sur le côté. Mais ils faisaient ça très lentement, fastidieux lever de rideau.
Il a attendu qu'ils soient complètement refermés pour demander:
– Vous savez, pour L'Arcade?
Tout en faisant un sourire de brave, mais le regard se barrait en couille:
– Ils sont passés tout à l'heure… Tout brûler. Les pompiers viennent de partir. J'en viens, là.
Mireille a suspendu un geste en plein mouvement, écarquillé les yeux, émoustillée:
– T'y étais, toi?
– Ouais, il y avait Saïd, moi, Guillaume, Mathieu, Sonia… On y était tous.
– Les mêmes que l'autre soir?
– Ils se ressemblent tous, j'en sais rien… Mais y avait pas de chef, que du sous-fifre… Ils ont fait ça calmement, ils étaient bien mis, organisés. Rien à redire: très professionnels.
– Y avait des gens dedans?
– Non, ils ont fait sortir tout le monde. Sorti les
bidons, lâché l'allumette, remonté en voiture, disparu.
– Mais les flics font jamais rien chez vous?
– D'après Sonia qui le tient d'un client à elle, les flics interviendront une fois que les gens de chez Cheung auront fait le gros du ménage. Le feu vert viendrait justement d'en haut… Y a des éléments qui nous manquent pour bien savoir ce qui se passe… Mais faut croire que tout le monde s'est mis d'accord parce que les flics qui sont passés n'avaient l'air ni ennuyés ni surpris. En ce qui les concerne, tout a l'air de se passer comme il faut…
– Mais vous n'avez pas essayé de vous défendre?
Je n'avais rien dit depuis l'arrivée de Julien, je me suis manifestée un peu agressivement:
– Qu'est-ce que tu veux qu'on défende? Y a rien à nous là-dedans, c'est tout à la Reine-Mère et on l'a pas vue depuis trois jours… Qu'est-ce que tu veux qu'on s'emmerde à défendre un putain de bar qui ne nous appartient pas?
Julien a surenchéri:
– De toute façon, je vois pas ce qu'on ferait pour… Putain, y avait pas match: ces types nous enterrent trop largement… T'aurais dû voir ça…
Mireille a recommencé à couper son biz:
– C'est les nouveaux patrons, quoi… Fallait leur dire que c'était si facile de s'installer chez vous.
Sur le ton méprisant des femmes qui se plaignent de ce que Chéri ne gagne pas suffisamment quand c'est pas elles qui bossent.
Je m'empêtrais en silence, de plus en plus loin dedans. Inextricable. J'avais la tête plongée sous l'eau, pleine d'appréhension sans nom, choses me frôlant que je sentais sans pouvoir les voir, concentrée sur la boule d'angoisse, et je suais par litres lorsqu'elle se déplaçait.
Légitime déroute, rien que les prémices d'une petite Armageddon.
C'était à quelques pas, comme tous les endroits où on avait à se rendre. Trois escaliers à monter, deux rues à traverser. Le temps pour Julien de rouler un biz pour la route et nous sommes sortis.
On allait chez Mathieu. Julien habitait chez lui depuis plusieurs jours.
Mireille devait venir avec nous, on était déjà sur le trottoir lorsque son téléphone a sonné, elle est restée quelques minutes à l'intérieur, puis est revenue nous prévenir qu'elle attendait quelqu'un, qu'elle nous verrait plus tard.
En chemin, le décor me faisait comme dans les vieux films projetés sur un écran tendu derrière les personnages. Les maisons inquiétantes et tordues faisaient partie d'un tournage précédent, antérieur, auquel je n'avais pas assisté. On avançait doucement et la voix de Julien résonnait, étonnamment loin.
Rue Pierre-Blanc, tout le début de la rue était parfaitement normal. Ça m'a rappelé les jambes des filles sur les photos, intactes. J'avais remonté cette rue des centaines de fois, elle n'avait pas bougé, et il était difficile d'admettre que quoi que ce soit de surprenant s’y était passé.
On est restés devant un long moment, mains dans les poches, plantés dans le froid sans rien trouver à se dire.
L'enseigne léchée de carbone, détachée, pendouillante, les entrées de chaque côté, le sol couvert de gravats. En si peu de temps, tant de dégâts. Les vitres avaient explosé, on voyait l'intérieur, les banquettes calcinées, le bar noir affaissé.
J'ai fini par dire:
– C'est pas joli à voir.
– Julien a repris un peu de poil de la bête, persiflant:
– Et la fête n'est même pas finie…
Il a haussé les épaules, tourné le dos à ce qui restait de L'Arcade, prêt à lever le camp. Il a remarqué:
– D'ici à quelques mois, la plupart d'entre nous travailleront pour eux… On aura oublié tout ça. C'est le côté pénible des vainqueurs, toujours un peu arrogants quand ils débarquent…
De la fenêtre en face Guillaume a sifflé, on a levé la tête tous les deux en même temps. Il a hurlé:
– Ramenez des clopes avant de monter.
Il restait ces choses normales, au milieu des décombres. Ces gestes habituels, réflexions anodines. La vie qui continuait, prenait ces drôles de routes, mais finalement restait la même. Et on a refait le chemin en sens inverse, pour aller jusqu'au bureau de tabac.
Une voiture a ralenti derrière nous, j'ai senti mon ventre se serrer, puis tout qui remontait simultanément, j'étais remplie de trouille bien prête à éclater.
Je m'étais sentie chez moi dans cette rue, pendant des années, et il suffisait d'une semaine pour que ça devienne terrain ennemi, suspicions, trouillardises, sursauts au moindre bruit qui me venait du dos.
Soulagement en reconnaissant Laure, qui s'est arrêtée à notre niveau, a baissé sa vitre. Et puisque la vie continuait, c'est Julien qui s'est penché vers elle, tout sourires:
– Mademoiselle?
– Je cherche Saïd, vous ne savez pas où il est par hasard?
– Pas vu, pas pris… Non, moi je sais pas, tu sais, toi, Louise?
Je me suis penchée aussi, je lui ai trouvé le sourire inexpressif, une pauvre tête elle aussi, une tête de circonstance, j'ai dit:
– Il est peut-être chez Mathieu, je crois qu'il y a du monde là-haut. Tu veux monter voir avec nous?
– Non, non…
J'ai proposé:
– Tu veux qu'on lui dise de t'appeler s'il y est?
– S'il te plaît, oui, dis-lui que c'est important.
Elle parlait plus doucement encore qu'à son habitude, évitait de me regarder, recroquevillée sur son siège. J'ai mis ça sur le compte de notre dernière entrevue, lorsqu'elle était venue en chemise de nuit rechercher Saïd à L'Arcade, j'ai promis:
– Je t'appelle de toute façon, tu rentres chez toi maintenant?
Mais je savais très bien que j'oublierais de le faire. Elle ne s'en doutait pas, m'a expliqué:
– Je rentre tout de suite, je te remercie beaucoup. Je viens de passer devant le bar, qu'est-ce qui s'est passé?
– Julien est intervenu:
– Fin d'époque, pas de quoi en faire un drame.
Il frimait faux, en rajoutait sur l'indolence.
Le chien, derrière, s'est mis à tourner en rond en gémissant, faisant trembler la voiture et Laure a redémarré. Ses yeux dépassaient à peine du volant.
Et, à partir de ce jour, les rues prirent une autre dimension, rajout de taches sombres sur tout le quartier. Couvercle posé là, les maisons bien trop hautes, manque d'air, odeurs trop fortes malgré l'hiver, des odeurs écœurantes, acres. Tout devenait menaçant, sale et humide, les allées obscurcies. Mauvais silence alentour, une abominable tranquillité sournoise qui ne durerait pas.
Passé toute la soirée chez Mathieu. Appartement de garçon bricoleur, des étagères partout et des meubles construits le dimanche après-midi. Beaucoup à boire, conversations en mosaïque, embrouillo-centriques…
Les garçons s'excitaient entre eux, parlaient de choc de retour et de défendre leur place. Sonia était de la partie. Moi, je ne voyais pas bien quoi faire.
Je me suis assise à côté de Guillaume, j'ai collé mon épaule contre la sienne, il tenait sa bière à la main, ne la portait jamais à sa bouche.
Puis il a dit:
– C'est trop l'enfer ici en ce moment, insupportable.
J'ai acquiescé, commenté:
– Putain! ce que ça va vite… Suffit de peu de choses, trois grains de sable et c'est l'émeute.
Temps mort, on a bu en silence, yeux rivés sur les autres qui s'excitaient les uns les autres. J'ai prédit:
– C'est plein de soldats potentiels ici, on va se faire une petite guerre civile. Mais, toi, tu vas pas te battre, tu vas rester tranquille, non?
Il a secoué la tête, rire morne:
– Aucune chance. On va partir avec Mathieu, il a un plan pour la Nouvelle-Zélande, il vient de se décider et il m'a proposé d'y aller avec lui. On se barre dès que nos papiers sont prêts. Faut que je me tire, je ferai pas un mois de plus dans ce quartier.
J'ai approuvé, dit quelque chose comme:
– Tu vas voir un tas de matchs de rugby, faudra penser à me raconter.
Rideau d'angoisse lourde, abattu d'un coup. Je n'avais jamais pensé à ça, qu'on n'était pas ensemble pour la vie. Et je n'ai rien dit parce qu'il n'y avait rien à dire.
Je sentais l'endroit où mon épaule touchait la sienne, et je n'avais rien à dire.
De tout ce qui s'est passé cet hiver-là, et je n'avais pas fini ma série, ça a dû être le shoot le plus radical de tous. Décrochage impalpable.
Je me suis levée pour prendre un verre, j'ai entendu Sonia débiter d'un ton tranchant:
– Tu parles pas de la Reine-Mère comme ça, elle t'a nourri trop longtemps, connard… Faut pas l'attendre, faut leur rentrer dedans, aucune raison pour que ça soit si facile que ça pour eux. Faut qu'on brûle tout ce qu'ils ont, on n'a pas besoin de la Reine-Mère pour balancer trois bidons d'essence dans leurs putains de boîtes pourries avec les filles dedans.
Me suis souvenue d'elle, qui préparait sa reconversion avec quelques jours d'avance… Bla-bla de défense, que j'avais confondu avec une détermination farouche. Sonia était la moins apte d'entre nous à admettre ce qui arrivait, accepter qu'il était déjà trop tard pour réagir.
Julien argumentait:
– On va pas se mettre en place dans les temps, on a toujours fait les choses ordonnées en haut lieu, on peut bien faire un ou deux morts chez eux, mais pas résister au sens propre.
Sonia cognait la table du poing, se penchait sur lui, haineuse et résolue:
– Que tu sois une putain de tapette, ça regarde que toi, mais moi je leur laisserai pas ça.
Et a claqué son pouce contre ses dents du haut. Elle faisait des adeptes, pas mal de snipers potentiels s'échauffant autour d'elle.
J'avais rempli mon verre de whisky à ras bord, comme ça je n'aurais pas à me relever toutes les cinq minutes. J'écoutais ce qui se racontait, ça ne me semblait plus si crucial. Je suis retournée m'asseoir à côté de Guillaume, vraiment près de lui. Lui non plus ne disait rien, gardait la tête penchée sur sa bière qu'il ne buvait toujours pas.
Mon verre était long à boire.
Guillaume s'est levé:
– Moi, je rentre, tu viens?
J'ai suivi son mouvement.
Ce truc aisé entre nous, cette évidence à force, je la sentais comme jamais, savoir que c'était fini. J'ai serré la main de tout le monde, et chacun m'a dit un truc particulier, mais j'étais soûle et assommée et je n'ai rien entendu, bredouillé quelques trucs. Julien a dit un truc que Guillaume a trouvé drôle, je l'attendais main sur la poignée. Je l'ai regardé de loin, renverser la tête et exploser de rire, comment sa bouche savait s'ouvrir, l'expression bien radieuse.
Arrivés dehors, Guillaume m'a demandé:
– Ça te fait chier que je parte?
Et j'ai répondu non, le plus naturellement du monde.
– Pourquoi voudrais-tu que ça me fasse chier?