MERCREDI 6 DÉCEMBRE

16 H 00

L'air dans le cagibi était empreint d'une chaleur sale.


Affalé sous ma chaise, Macéo, le chien de Laure qu'elle nous avait confié le temps d'un rendez-vous, suffoquait calmement. Épaisse langue rosé et blanc, frémissante, toute sortie. C'était une bête énorme, à la robe flamboyante et aux grands yeux stupides et vagues.

Cathy dessinait des fleurs à pétales gigantesques sur la dernière page de son carnet d'adresses.

De la cabine adjacente, Roberta glapissait:

– Dis donc, vieux cochon, qu'est-ce que tu me racontes là? Qu'est-ce que tu ferais avec ma petite culotte?

Avec sa voix de fille, dissonante, trop aiguë et faussement indignée.

On entendait le type s'échauffer, marmonner des choses incompréhensibles.


Dos tourné à la porte, je faisais un mélange sur un magazine ouvert. Comme ça, si Gino entrait à l'improviste, j'avais le temps de refermer le canard et de prendre l'air de rien. L'air de la fille pas chiante qui attend qu'on la sonne pour faire son tour de piste.


Gino tenait l'entrée de L'Endo, le peep-show où je travaillais cet hiver-là. Ex-toxico, il ne ratait pas une occasion de la ramener sur le sujet: «Les drogues douces, c'est vraiment trop con, je vois pas à quoi ça sert, franchement, comprends pas, ça abrutit à peine, ça fatigue et c'est tout, comprends pas.» Il enchaînait généralement sur un rappel de son parcours d'héroïnomane, nostalgie des vraies drogues, celles toutes teintées de romantisme et de gloire. Gino avait le blabla facile, sans être beau parleur.

À côté de ça, c'était un gaillard bien bâti, honnête et travailleur. Jamais drôle, aucun sujet qui ne mérite un froncement de sourcil et une sentence définitive. Pointilleux sur la morale, comme on en trouve beaucoup dans la prostitution.


J'en étais à écraser les morceaux de tabac trop gros pour le mélange quand le haut-parleur a réclamé une fille en piste. J'ai tourné la tête vers Cathy, attendu qu'elle lève les yeux de son croquis, puis j'ai montré mon mélange du menton:

– Ça m'arrange pas trop d'y aller.

Elle s'est levée de mauvaise grâce, mais en se hâtant car le client n'attendait pas.


Je balayais précautionneusement le mélange avec la paume de la main pour tout balancer sur le collage, j'ai entendu des voix dans l'entrée:

– Ciao, ciao, Gino! Tu as vu ce temps dehors? Quel soleil! Ça te réchauffe le bonhomme ça, non?

J'ai jeté un coup d'œil à la pendule, pas mécontente que l'heure de la relève arrive sans que je l'aie guettée.

Stef a précédé Lola au cagibi, m'a tancée d'un «bonjour» plein de reproches. Elle n'avait rien à me reprocher, mais c'était son mode d'expression.

Les deux filles apparaissaient rarement l'une sans l'autre. Depuis qu'elles travaillaient là, je ne les avais jamais vues se taper sur les nerfs, elles avaient l'entente sereine et à toute épreuve. La loi des contrastes, ou quelque chose comme ça…

Quelques semaines avant qu'elles se fassent embaucher à L'Endo, j'étais passée voir un type qui tenait un peep-show rue Saint-Denis parce qu'on m'avait dit qu'il vendait des rapides. Il était absent; son remplaçant était cordial, très fier de son bordel; il avait insisté:

– Tu devrais jeter un œil sur la piste, on vient de tout refaire, et tu me diras des nouvelles des filles, vas-y.

La nouvelle déco de sa piste était consternante, on se serait cru dans un cabinet de dentiste high-tech. Mais les danseuses étaient bonnes, rien à redire. Stef et Lola m'avaient fait grosse impression et j'avais été vaguement décontenancée de les retrouver à Lyon.

Je n'avais fait aucun commentaire, parce que Stef était trop antipathique. Et que ça ne me regardait pas.

Le hasard faisait quand même furieusement les choses, parce que, ce même jour rue Saint-Denis, j'étais allée chercher un café-cognac pour le taulier au café d'à côté. Et la serveuse m'avait marquée, à cause du sourire défoncé. Deux jours après l'arrivée de Stef et Lola, je la croisais dans Lyon. Je n'en avais tiré aucune conclusion, je n'étais pas femme à anticiper les embrouilles.

Ce jour-là, Lola avait sa voix rauque très groove de quand elle était bien attaquée. À peine arrivée, elle a brandi une bouteille de Four Roses:

– Paraît qu'il n'y a personne aujourd'hui? Ça tombe bien, regarde ce que je ramène!

Voix nerveuse, sèche et systématiquement réprobatrice de Stef:

– Gino vient de te prévenir que Roberta était dans la n° 4, tu crois pas que tu pourrais parler plus doucement?

Lola, plus doucement, mais pas très ennuyée:

– Mes plus plates excuses, choupette, j'ai encore fait un black-out…

Et elle s'est penchée sur moi pour m'embrasser, ses joues étaient toujours brûlantes.

Les deux filles portaient de gros pulls sur des treillis informes. Elles endossaient toujours le même genre de sapes paramilitaires dans le civil. Ça donnait à Stef d'inquiétantes allures de colonel et à Lola une touche de gouine dépressive. Elles étaient brillantes pour trouver des fringues de patates.

C'était surchauffé à l'intérieur puisqu'on était tout le temps moitié à poil et elles se sont immédiatement déshabillées, debout devant leurs casiers.

La porte de celui de Stef était tapissée de photos de Boulmerka, grimaçant juste après la victoire. Tous les jours elle ramenait L'Equipe et l'épluchait consciencieusement. Les rares fois où je l'avais entendue ouvrir sa gueule pour éjecter plus de trois mots, c'était pour commenter une finale ou une course. Stef était fascinée par la force et l'épreuve.

Lola s'intéressait de loin à la chose, mais l'abordait sous un autre angle. Elle avait accroché à la porte de son propre casier des portraits en pied de Sotomayor et de tous les Boli, et parfois les contemplait d'un air songeur:

– Imagine celui-là, il arrive, il t'emmène, t'imagines ce qu'il te fait?

Pendant que Stef se préparait, pliant militairement chaque sape de ville qu'elle quittait et dépliant tout aussi rigoureusement chaque sape de travail qu'elle enfilait. Lola, en soutien-gorge et treillis, s'était assise sur la table de maquillage, pieds nus sur le tabouret. Ses pieds n'étaient pas faits, les ongles étaient longs, jaunes et épais, le talon couvert d'une couche de corne. Des pieds de sauvage. Elle a regardé l'heure, s'est étirée:

– On est pas pressées, Louise, je te paie à boire?

Échange de bons procédés, j'ai accepté son offre en lui tendant le spliff.

Bien qu'on se connaisse depuis peu, on était bien parties pour de grands rapprochements. Sans même le chercher, juste en laissant venir. En attendant d'être vraiment de connivence, nous échangions de longs regards aimables.

Elle a rempli deux verres en plastique de whisky et en tirant trop furieusement sur le biz elle s'est pris un bout rouge sur le sein gauche, a fait un geste brusque (pour s'en débarrasser et a renversé la bouteille de Four Roses sur la tête de Macéo, le chien de Laure. Qui en se relevant brusquement fit tomber le sac de Roberta.

Elle revenait pile à ce moment de cabine, courroux pleine face:

– Merde, mais c'est pas un souk ici, vous pourriez faire gaffe!

Elle a consolé le chien en l'appelant «mon pauvre toutou» avant de se mettre à ramasser ses affaires. Stef, impassible, tirait ses cheveux noirs en arrière, histoire d'accentuer le côté austère du personnage. Le petit ampli qui nous reliait à l'entrée crachota:

– Cathy va en cabine, il faut une fille en piste.

J'ai proposé à Stef d'y aller, elle a fait non de la tête, puis d'un air pincé a jeté:

– C'est bon, c'est bon.

Sortie tête haute. Elle portait des sandales dorées, un vrai truc de poufiasse, bien excitant. Jupe blanche moulante et petite culotte blanche également. Elle avait un cul de classe exceptionnelle, la cambrure de son dos le mettait bien en valeur, il était rond et ferme, à rebondir contre. Soutien-gorge blanc à balconnets, les nichons comme sur un plateau. Bandante du recto au verso, avec ce qu'elle trimbalait elle pouvait bien se permettre de manquer d'amabilité.

J'ai tendu le oinj à Roberta, qui a détourné la tête l'air agacé, en soufflant:

– J'en avale bien assez avec ce que vous recrachez.

Lola et moi avons échangé un regard bref et attristé.

Cathy est arrivée, sa robe à la main, le corps couvert de sueur, passé au sauna des projecteurs. Silhouette de petite fille, seins timides, hanches étroites et taille droite, la fente rasée de près pour mieux faire illusion. Elle a bu un verre d'eau et s'est regardée dans le miroir, a remis du rouge et le haut-parleur a annoncé:

– Il t'attend en cabine n° 2.

Elle est ressortie sans dire un mot, elle avait l'air crevée.

Assise au bord de la douche pour prendre moins de place, Lola ôtait son futé. Sur sa jambe gauche, des cafards tatoués grimpaient le long de sa cheville jusqu'à l'entrecuisse, six ou sept bestioles l'enlaçant, en file noire délicatement ciselée. Assez joli, un rien glauque. Déconcertant en tout cas. Les jours de grand spleen, qu'elle avait réguliers, elle causait aux petites bêtes noires, en redessinait pensivement le contour du bout du doigt:

– Petite misère, tu me fais souffrir, vous me venez au ventre, mama mia, comme ça fait mal dedans… Petite misère, sois gentille avec moi, laisse-moi un peu tranquille…

Roberta lui a braillé dessus:

– Dégage de là, faut que je prenne ma douche, j'ai hâte de sortir, moi.

Lola réveillait l'instinct maternel au sens fasciste du terme chez d'autres filles. Comme elle n'était jamais agressive et qu'elle avait toujours l'air en vadrouille interne, pas mal de gens lui parlaient comme à une demeurée, ne perdaient pas une occasion de la houspiller.

Après avoir enfilé le bas de son costume, elle a sifflé son verre d'un trait, attrapé la bouteille et m'a fait signe de vider le mien fissa pour qu'elle remette la sienne.

J'ai obtempéré, vidé cul sec le second verre et quitté le cagibi pour la laisser se préparer tranquille.

16 H 40

J'ai attendu derrière le rideau rouge, bras croisés. D'où j'étais, j'entendais Cathy ahaner:

– Oh! C'est bon… Oui, c'est ça, branle-toi bien, elle est belle ta queue, hmmm, elle me fait envie… Regarde comme tu m'excites: je suis toute mouillée!

Puis, s'interrompant, prise d'une inspiration subite:

– Tu ne veux pas qu'on prenne une autre cabine? On serait plus à l'aise. Ça serait encore meilleur, tu sais…

Plus la cabine était grande, plus le client payait cher, et plus le pourcentage était gros.

Par l'ouverture du rideau, j'entrevoyais Stef gigoter. Femme de laiton, rigide et encombrée. À la base, cette fille était magnifique, conforme en tous points: cheveux noirs, yeux en amande, nez busqué, taille fine et hanches rondes, jambes interminables et l'attache de cheville d'une grande délicatesse. Elle habitait ce corps démoniaque avec un glacial refus, dansait raide comme un piquet, regard bien droit, menton haut et épaules dégagées, martiale. Rien de sensuel là-dedans, que du rite désincarné. Les clients n'y voyaient que du peu, tant qu'il y avait du nichon qui remuait et de l'anus dévoilé…

J'ai réalisé que le biz et l'alcool avaient fait du bon boulot et que j'étais en état pour m'effondrer en piste. Je me suis dit que si jamais je vomissais Gino ne me lâcherait plus, il serait toujours derrière mon cul à blablater des choses désagréables.

Stef a écarté le rideau, gueule de tueuse, elle confondait la piste avec un ring.


Il y avait un petit escalier avant la scène proprement dite; en le montant je prenais mon élan, sourire de jeune louve, déhanchement de conquérante. Je faisais ça une dizaine de fois par jour, mais je n'omettais jamais de soigner mon entrée. Mains sur les hanches, je me tenais quelques secondes immobile, le temps de repérer la bande sombre en bas des miroirs des cabines occupées, ceux vers lesquels il fallait particulièrement se la donner.

Ce jour-là je me suis tenue mains sur les hanches plus longuement qu'à l'accoutumée, désorientée de ce que la vague de raideur soit si haute et m'attendant à être emportée à n'importe quel moment. J'étais frôlée par le noir de toutes parts, l'équilibre n'avait plus rien d'évident.

Dos au rideau, face à moi réfléchie en huit exemplaires, vacillante sur des talons noirs bien trop hauts pour mon état, blouse boutonnée de haut en bas.

Opté pour le statique, faire des efforts pour ne pas montrer à quel point je tournais, les pieds bien écartés pour avoir de l'appui, jambes légèrement fléchies, bassin basculé vers l'avant, j'ai défait mes boutons un par un en faisant des cercles avec mon cul, écarté les pans de ma blouse pour bien montrer mes seins avec lesquels je jouais, complaisante.

Pas moyen de rester comme ça éternellement, il allait fatalement falloir risquer quelques pas.

Juste au-dessus de ma tête, un écran suspendu par des chaînes diffusait un mauvais porno, je pouvais mater les reflets du film, toujours le même, Connard Ier ne pensait jamais à le changer.

Prince proposait un truc comme: And let me do you like you wonna, and let me do you like you wonna be done. Gino l'a interrompu:

– Et voici maintenant, pour le plaisir des yeux, l'incomparable Lucy; allez Lucy, danse pour nous.

Il a débité quelques douteuses infamies sur un ton de forain langoureux, il s'était toujours refusé à m'appeler par mon vrai prénom pendant les tours de piste. Ça ne lui semblait pas convenable, subtilité de plouc.

J'en étais à me caresser le ventre, j'avais gardé mon slip et je rentrais une main dedans, je la ressortais, je me retournais… Mais je n'avais toujours pas changé de place, et je redoutais le moment où il allait falloir me baisser pour faire descendre ma culotte, lever une jambe puis l'autre… Petite crise d'angoisse. Heureusement, les gestes me venaient sans crise de trou blanc. Ça m'arrivait parfois, ne plus savoir quoi faire, soudaine perplexité: qu'est-ce que je fous là, qu'est-ce que je montre maintenant? Je le savais pourtant, qu'il ne fallait pas trop fumer-boire pendant le travail. Mais je n'étais pas fille à tirer leçon des expériences.

Inspiration subite, je me suis laissée tomber sur le pouf qui était au milieu de la scène, les jambes balayant l'air en de vagues mouvements, j'ai attrapé mon cul à deux mains pour le faire un peu bouger de gauche à droite. J'ai vu un deuxième rideau s'ouvrir, j'aurais parié que c'était Gino l'Embrouille qui venait vérifier que je ne déconnais pas. Je me suis mise à quatre pattes, la tête enfouie dans mes avant-bras, je dodelinais de l'arrière-train, j'avais trouvé une chouette position pas fatigante. Je me suis allongée sur le dos, surtout ne pas vomir, et pas non plus dormir, mais faire glisser son slip jusqu'aux chevilles, le laisser tomber, relever les genoux à la poitrine pour bien dévoiler mon machin rose.

Je suis revenue à quatre pattes jusqu'au centre de la piste, en espérant que ça faisait petite chienne et non soûlarde, puis à genoux, puis debout. J'ai à peine titubé, il n'y avait finalement pas de quoi paniquer. C'était la drogue douce, qui collait le doute là où il n'avait pas lieu de sévir.

Je me suis approchée du miroir qui s'était ouvert en premier. Me suis tenue au mur, pour lui balancer un peu de seins en gros plan. Le téléphone mural a sonné. De leur cabine les clients pouvaient appeler la fille en piste pour discuter de choses et d'autres. Sans lâcher le mur j'ai décroché, dégluti une sorte de «mouuui?» tout alourdi d'alcool et ça m'a fait ricaner. Je me suis mise à genoux devant sa cabine, je me triturais les tétons en essayant de répondre correctement.

– Toi, ma grande, je te pinerais volontiers, continue de te caresser les seins, ça me met la queue bien dure.

J'ai senti que ça remontait, surtout, ne pas vomir. J'ai dit:

– Et maintenant, imagine que tu te branles entre, imagine que je te branle avec mes seins, ça te plaît ça?

En général, ça plaisait. J'ai essayé de prendre une voix de fille coquine, mais je manquais de conviction, j'avais la tête partout sauf à ça. Il a sorti une ou deux grosses conneries, salasseries basiques:

– T'es une coquine, toi, hein? Je me branle comme un fou en matant tes nichons.

Sur un ton d'affolement ultime. J'avais coincé l'écouteur contre mon épaule et je faisais n'importe quoi avec mes seins. J'ai fini par l'interrompre:

– Tu veux voir ma copine maintenant? C'est une super fille, attends!

Comme Roberta, comme la plupart des filles, j'avais ma tessiture spéciale piste et mes expressions pour clients, rien à voir avec le civil. Les premiers jobs parlants que j'avais eus, je n'osais pas trop parler aux clients comme une demeurée profonde, parce que je me disais qu'ils allaient mal le prendre et penser que je me moquais d'eux. Et puis, à force, je m'étais rendu compte que c'est exactement comme ça qu'ils voulaient qu'on leur parle, avec des voix qui n'existaient pas dans le registre courant. Des voix de filles «comme ça». Des voix idiotes et bien crispantes. Bandantes, quoi.


J'ai ramassé ma blouse par terre en sortant. Lola attendait son tour derrière le rideau, nettement plus en forme que moi. Tout à fait absente, mais sans hésitation motrice. Je me suis sentie pleine de respect pour elle, et je suis restée quelques minutes derrière le rideau, à la regarder faire… Le rouge de la moquette, les dorures autour des miroirs, tout ce brillant toc et bon marché, fourrures ternes parce qu'elles avaient été achetées d'occasion, le costume de Lola, string et soutien-gorge incrustés de pierres scintillantes dans les verts… décors et costumes de petit cirque minable, piste étriquée, costumes élimés.

Elle n'était pas vraiment jolie, pas au sens classique du terme. Teint brouillé, cheveux ternes, un peu grasse des cuisses, des hanches, du ventre…

Quand on le lui faisait remarquer, elle fusait tout entière en un rire sonore et sans trace d'amertume:

– Vous êtes fadas les filles, je suis bien assez bonne pour tous les porcs de la planète, pas besoin d'en faire trop pour leur coller la fièvre, et elle empoignait ses hanches à pleines mains: Tu m'attrapes par là, tu t'accroches, et là où je t'emmène jamais personne s'en est plaint.

Elle dansait comme une reine soumise. Le coup de reins lascif et inspiré. Bien sûr, c'était elle que les clients choisissaient le moins, parce que c'était une règle absolue: trop de classe fait un mauvais tapin.

En cabine, elle n'excellait pas pour les discussions de tunes, mais elle s'en tirait en murmurant ses cochonneries avec ces drôles de mots qu'elle seule utilisait. Ceux qui s'y laissaient prendre y revenaient plusieurs fois par semaine, elle les rendait à moitié fous. Elle avait le don pour dire des saloperies, le même que pour la danse. Elle ne trichait pas, faisait ça sans schizophrénie aucune: Lola était telle quelle, au cagibi comme en piste. Brillante, toute en appétits gigantesques et confiants. Et déchirement en fond de pupille, de la douleur brute qu'elle ne cherchait pas à dissimuler. Lola ne voyait pas pourquoi elle tricherait, elle exhibait sans crainte son désarroi, son cul et son vrai rire.

17H 15

Depuis 11 heures le matin que nous étions dans la baraque, nous n'avions pas vu la lumière du jour. Le soleil blanc chamboulait un peu la tête.

Il faisait étonnamment beau en ce mois de décembre, un grand soleil d'hiver. Quai de Saône, La Pêcherie avait même sorti la terrasse. Et les filles en profitaient pour faire comme en été: montrer leurs jambes et leurs plus jolies robes.

Macéo glapissait de joie, tirait sur sa laisse à m'en déboîter l'épaule. Quelque chose d'incongru, cette joie tapageuse dans ce corps massif et surpuissant.

Roberta était habillée court, voyant et jeune, genre magazine de mode. Comme si elle ne s'était pas assez fait reluquer pendant ses huit heures au boulot, il fallait encore qu'elle attire le regard dans les bars.

Nous nous sommes arrêtées au labo photo où travaillait Laure, une boutique de développement en une heure où elle trimait sur de grosses bécanes en arrière-boutique, à l'abri des regards.

Elle nous a remerciées en fixant le sol, ses petites mains rouges qu'elle avait un peu moites s'affolaient de part et d'autre du comptoir. Le chien tournait autour d'elle, la bousculait et les jambes de Laure semblaient plus frêles encore. Elle a changé de voix pour le calmer, tessiture grave et ferme, qui ne lui ressemblait pas. Mais faisait obéir le molosse.

Menue et effacée, elle était doucement dingue, comme le sont parfois les gens tranquilles et intégrés. Elle portait les cheveux longs pleins de boucles soyeuses, la peau lumineuse et fine comme de la porcelaine. D'une timidité obstinée, jusqu'à en être désagréable.

Nous n'avions pas grand-chose à nous dire, elle n'était pas femme à faire de longs discours. Ses yeux se sauvaient toujours quand les miens les cherchaient. À force de la traquer, je lui arrachais parfois un regard pleine face, et il me semblait alors qu'une force intense jaillissait d'elle. Je lui cherchais la pupille avec application, ce que j'y voyais parfois me fascinait.


En sortant, Roberta, que Laure ne troublait pas, a lâché:

– De plus en plus demeurée celle-là…

Et puisque je n'ajoutais rien, a commenté:

– Cathy m'a dit qu'elle avait vu Saïd qui sortait de chez Stef et Lola. Tu savais qu'ils se connaissaient?

– Même pas; heureusement que tu es là, personne ne m'avait prévenue.

On se surveillait de près dans le quartier, il ne s'y passait rien qui ne soit relaté-déformé dans la journée.

Saïd était le petit ami de Laure, un ancien du quartier. Toujours aimable, mais strictement distant avec nous tous. Ne se fourvoyait ni avec les voleurs ni avec les dealers, et encore moins avec les filles qui travaillent sans culotte. On le croisait tous les jours à L'Arcade où il venait boire des cafés, il était copain-voisin avec le patron. Il discutait un peu avec tout le monde, écoutait les gens parler avec une lueur amusée dans l'œil. Il aurait pu mettre n'importe qui dans sa poche, tranquillement, l'air de rien. Il allumait les gens, les soumettait au charme.

Roberta s'est étendue sur le sujet:

– On s'est demandé d'où ils se connaissaient, elles sortent jamais nulle part ces deux-là… D'ailleurs, Saïd sort pas souvent non plus. Mais il paraît qu'il est tous les jours chez elles. Cathy m'a dit que…

Roberta et moi nous retrouvions aux mêmes endroits depuis des années, atterrissions dans les mêmes bars, nous faisions embaucher dans les mêmes boîtes. Nous étions devenues familières, de fait, sans nous trouver aucune affinité.

17 H 50

Bouffée d'air chaud à peine la porte de L'Arcade Zen poussée. Je passais tellement de temps dans ce bar que ça me faisait comme de rentrer à la maison et d'y trouver le repas préparé et bien chaud sur la table.

Mathieu, le serveur, m'a tendu la main par-dessus le comptoir:

– Tout va pour le mieux?

– Ça pourrait être pire. Et toi?

– Rien à redire. Qu'est-ce que tu bois?

Bienveillante atmosphère enfumée, brouhaha calme de fin d'après-midi. Peu de monde et les gens se déplaçaient sans se hâter. Plus tard, ça dégénérerait un peu, mais l'alcool aurait coulé à flots et le changement de tempo se ferait sans anicroche.

J'ai commandé un café, déplié le journal sur le comptoir. Un grand Black aux cheveux blancs est entré, a fait un signe de la tête. Il venait là chaque soir, souriait à tout le monde mais n'engageait jamais la conversation, commandait un demi, le tenait en main sans y toucher une dizaine de minutes, debout au comptoir, regardait autour de lui. Puis le vidait d'un trait et sortait. Tout le monde l'avait à la bonne parce qu'il avait une dégaine de joueur de jazz, costume élimé et visage buriné. Personne ne savait d'où il sortait ni ce qu'il foutait.

Mathieu s'est occupé de mon café, ouvert l'énorme tiroir à marc, vidé le filtre en métal en le cognant, il faisait du surplace en dansant. Il n'était pas très bavard, on se voyait bien assez souvent pour se payer le luxe de ne pas chercher ce qu'on pourrait se dire.

Il a posé la tasse brune et sa soucoupe sur le comptoir, et une coupelle de cacahuètes. J'ai levé le nez de mon journal, remercié et suis allée m'asseoir à la table du fond, à côté du billard.

Espace inondé d'une lumière douce, deux raides tournaient autour de la table en essayant de jouer décemment; appuyés au mur, deux autres types attendaient que la partie soit finie.

Garçons penchés sur le feutre vert, l'éclairage qui descendait sur la table leur accentuait les traits, surtout le haut du visage, yeux froncés pour bien calculer. Le corps penché-tendu et puis souple quand même.

Mathieu est arrivé avec deux verres de Jack. Il dansait distraitement, sans rien renverser. Il s'est assis à côté de moi, légèrement survolté, comme à son habitude. Il marquait le rythme sur la table. Infections Groove is in the House.

On était assis côte à côte, on a tendu la main vers nos verres de Jack pile au même moment.

Stéphanie et une copine brune à elle sont venues s'asseoir à notre table. La fille était hôtesse dans un bar, grosses lèvres et mine boudeuse. Elles papotaient d'un ton acerbe, s'occupaient du cas de Cathy, à qui l'orga venait de faire une proposition de film X. Elles en parlaient avec un sérieux de membre du jury, comme si on allait leur demander de rendre un rapport. Stéphanie était réticente:

– … parce que, tu comprends, si demain elle change de vie, la vidéo elle se métamorphose pas en bluette, ça reste du hard crad.

L'orga regroupait plusieurs établissements. Notamment L'Endo, L'Arcade et le bar où la brune sévissait. Mainmise sur la ville, rayon business du sexe, monopole obtenu non sans mal. Mais qui ne souffrait plus aucune concurrence. Une section vidéo se mettait en place, embauchant des filles de l'orga. Roberta et la brune bouche-à-pipes auraient donné cher pour être appelées à tourner. Parce qu'il y avait tout ce bordel autour des actrices hard, et ça leur semblait moins dégradant de se faire filmer l'anus que d'officier dans le spectacle live. La brune faisait la moue:

– Ça ne me plairait pas à moi d'être choisie à cause de la dernière mode… Cathy ne les intéresse que parce que les Lolita sont demandées en ce moment, elle va faire trois films de genre et ce sera fini… Je préfère attendre un peu et me faire remarquer pour ma personnalité, tu vois… Mieux vaut partir à point, tu vois.

Elles prétendaient de concert que ça tombait sous le sens, échafaudaient des théories pour démontrer qu'il n'y avait pas de quoi être envieuses; d'ailleurs, elles ne l'étaient pas du tout. Roberta commentait gentiment:

– S'il faut avoir l'air d'une gamine pour être contactée, non merci, je préfère quand même avoir l'air d'une femme…

Puis la brune soufflait, balayait l'air de sa main aux ongles impeccablement vernis:

– De toute façon, si c'était au mérite ou aux capacités qu'on progressait dans l'orga, ça se saurait… Ici, c'est un véritable labyrinthe de protections et de privilèges… Et moi, je ne rentre pas dans ce genre de petites combines.

Mathieu a commenté:

– Ça tombe bien, c'est pas donné à tout le monde de réussir ses petites combines, tu sais…

Sourire galant, et il s'est levé pour rejoindre son comptoir. En passant, a ramassé quelques verres vides qui traînaient ça et là.

Tout le monde savait qu'en termes de traitement de faveur au sein de l'orga je battais de larges records, ça leur limitait le déblatérage et j'ai senti qu'elles seraient plus à l'aise si je les laissais entre elles.


J'ai pris mon verre et me suis levée à mon tour.

Saïd était juché sur un tabouret du comptoir, côté caisse enregistreuse. Il jouait aux dés sur un plateau vert avec l'autre serveur.

C'était un garçon qui s'habillait n'importe comment, mais portait les pires frusques de Portugais avec une classe impériale et donnait toujours l'impression de porter un costard. Il se tenait droit en même temps que voûté, mélangeait souplesse et rigidité. Comme un boxeur perpétuellement sur ses gardes, une bombe sur le qui-vive, en place pour l'explosion.

Je lui ai tendu la main:

– J'ai gardé ton chien cet après-midi, je suis passée le ramener à Laure tout à l'heure.

Il a souri:

– J'espère que t'as rien fait de sale avec Macéo?

– Non, ton chien je l'ai laissé tranquille. Ta femme, par contre, je l'ai trouvée chaude.

Il fallait faire bien attention avec Saïd, parce qu'on pouvait plaisanter, mais mieux valait s'arrêter juste avant épuisement de sa fibre humoristique.

Guillaume est entré, s'est arrêté au comptoir, côté tireuse à bière et distributeur de cacahuètes. Je l'ai rejoint.

Mathieu a rempli nos deux verres.

Chaleur dedans à chaque nouvelle gorgée de whisky, goût familier et bienfaisant. C'était l'heure de l'apéro, la porte crachait de nouvelles gens à intervalles réguliers.

Début de soirée, elles se ressemblaient toutes, une sorte de vaste récré. Je prenais du bon temps et je rigolais bien, continuité plus rassurante qu'étouffante.

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