– Quoi, tu connais pas Sean Penn?
J'étais passée chercher Mireille à la fin de son service au bar, je l'écoutais suffisamment pour faire les relances: «Si, mais j'en ai rien à foutre», mais je n'y mettais pas toute mon attention. Elle connaissait un tas de choses inintéressantes qui l'animaient vivement, parlait bien trop pour que je retienne le tout. Traîner avec elle, c'était un peu comme vivre la radio constamment allumée: l'esprit s'en accommodait, faisait ses petites affaires dans son coin et se raccrochait à elle sur le mode alternatif.
Ce matin-là, je m'étais réveillée en dièse sur la glauquerie, dos trempé de sueur, cœur lancé à cent à l'heure. Persistant sentiment que des choses terribles s'étaient passées, que ça ne faisait que commencer.
Mireille débitait:
– … trop imparable, comme dans Outrages, il met mal à l'aise tellement il affole, tu l'as pas vu ce film? Ils le projetaient au cinéma de l'Impasse la semaine où je suis arrivée à Lyon, t'y es pas allée?
Elle ne prenait pas la peine d'attendre que je réponde, elle marchait à vive allure, vitaminée et volubile, sa poitrine – si menue soit-elle – pogotait gaiement sous son pull noir à col en V, il faisait un soleil blanc, un grand soleil d'hiver. Et je sentais la chose me tordre de la gorge jusqu'au milieu du ventre, qui me donnait envie de déglutir, mais déglutir ne servait à rien, ruban d'anxiété, j'aurais voulu le faire passer à coups de tête contre les murs, démolir quelque chose, l'ôter de là.
Mireille avait parlé sans pause depuis la place Bellecour et nous arrivions vers Terreaux, ne se taisait toujours pas:
– … De Palma, méconnaissable, c'est l'histoire de Carlito, un type qui dérape; lui, c'est l'avocat et…
J'en ai déduit qu'elle avait fait un tour à la pharmacie avant d'aller travailler. La codéine la rendait causante.
Cinq jours que l'on se connaissait. J'avais pourtant l'impression qu'on s'était fait chier au monde dans le même berceau, et que depuis on ne s'était jamais lâchées d'une semelle.
Nous avions passé tout le dimanche ensemble et, comme dans le début de certaines histoires, c'était suffisamment peu pour qu'on se sente inséparables.
Elle n'était pas à toute épreuve pour moi, rien d'idéal chez elle. Multitudes de détails agaçants, écœurants, de sales choses entrevues en si peu de temps. Et même ses sales manières, sa glaciale et mesquine connaissance des sciences mondaines, toute en compliments et demi-mots, petits faux bonds de protection, même les sales choses me semblaient touchantes et familières.
On avait à peu près la même taille, je trouvais qu'on avait de l'allure quand je croisais nos reflets dans la vitrine.
J'avais jusqu'alors instinctivement évité l'intimité trop rapprochée avec des filles. Je les soupçonnais de savoir des choses que je ne pourrais apprendre nulle part, ni lire, ni entendre, des choses qu'elles cacheraient soigneusement, juste pour me tendre des pièges, et qu'un jour je ferais la mauvaise réflexion, elles me regarderaient avec de grands yeux moqueurs et ébahis, sales yeux démasqueurs et qu'elles comprendraient, les garces.
Le dimanche, j'avais fini par lui demander:
– En fait, tu cherches Victor?
Elle en était convenue, sur le ton de l'évidence:
– Bien sûr…
– Pas que pour récupérer ta tune?
– Évite le sujet s'il te plaît.
C'était le genre de copine qui opposait quelques résistances aux grands débraillements.
Mais à partir de ce moment, elle avait abruptement cessé de jouer à la séduction avec moi. Ses petites manies de provocante, ses réflexions pire qu'ambiguës.
Mireille se taisait; toute la rue Terme, elle a marché en silence, regardant le sol en se mordillant la lèvre, j'ai fini par m'inquiéter:
– Tu penses plus à voix haute?
Elle a tourné la tête vers moi, question ton cassant
– Tu me trouves pipelette?
– T'es généreuse du mot quoi. Alors forcément quand tu te tais…
– Moi j'ai des choses à dire; si t'en avais à répondre, je ferais moins dans le monologue.
J'avais qu'à prendre ça dans la gueule et à l'avenir éviter d'insinuer qu'elle parlait beaucoup. J'en apprenais chaque jour davantage sur comment me tenir avec elle, on avait beau faire dans l'osmose spontanée, il fallait le temps de s'habituer.
Je n'ai donc rien ajouté. Et jusqu'aux escaliers qui montaient rue Burdeau elle s'est tue. Elle a protesté quand j'ai voulu les monter, tout à fait rédhibitoire:
– Je prends pas ces escaliers, moi. On a l'air de rien du tout quand on essaie de les grimper, ils sont pas assez hauts, ils sont trop espacés… Viens, on va tout droit, ça fait pas un grand détour.
Et elle s'est remise en marche:
– Quand j'attends le bus en face, ça me fait toujours hurler de rire de regarder les gens qui les prennent, rien que des canards, très drôle… Alors je les prends jamais.
Ils étaient stupides ces escaliers, ils ne convenaient à aucune jambe. C'étaient des escaliers plats, qui ne permettaient ni de marcher normalement ni de les monter normalement.
Et jusque la rue Pierre-Blanc elle a trouvé des choses à dire sur ces drôles d'escaliers.
– Tu crois qu'il est où?
– Qui ça?
– Victor, je me demande ce qu'il fout…
Coudes grands écartés, Mireille, affalée, se regardait dans le miroir derrière le comptoir.
– Tu crois qu'il est encore sur la ville?
Elle ne m'écoutait plus, fouillait toutes ses poches à la recherche de son briquet, très sérieusement m'a annoncé:
– Stef et Lola, je pense que c'est Saïd.
– Pourquoi pas…
– Sérieusement… T'y as pas encore pensé?
– Sérieusement, non.
– Ça tombe sous le sens, avec les éléments qu'on a…
Je me méfiais des théories de Mireille, parce qu'elle prenait ses libertés avec les choses de la réalité. J'étais bien placée pour reconnaître une affabulatrice lorsque j'en croisais une.
Sonia est entrée, elle a balancé ses affaires sur le tabouret à côté du mien en répétant: «Pipi, pipi», et elle est allée aux chiottes directement, en faisant signe qu'elle s'occuperait de dire bonjour plus tard.
Elle portait un pull court, un rien trop serré, qui lui comprimait les seins, qu'elle avait définitivement gros, je trouvais ça très élégant.
Mireille cogitait:
– Il est juste assez taré pour ça… Il a le truc, je le sens, quelque chose de très romantique, mais tout à fait désespéré… Tu ne trouves pas?
– Et le mobile?
– On n'arrache pas la peau des victimes quand on a un mobile, réfléchis; quand on fait comme ça, c'est qu'on a un problème. Et il a un problème. T'es d'accord?
– Pas convaincue pour autant.
– Une intuition. On va s'asseoir?
Le vendeur de fleurs à la pièce a fait un passage, il portait une veste de clown à carreaux verts, a fait le tour des tables et partout les gens ont évité son regard en faisant signe que ça ne les intéressait pas.
Sont arrivées Roberta et Cathy, qui étaient devenues drôlement copines depuis que plus rien n'allait.
Mireille a commenté en les regardant s'approcher:
– Parfait, on va faire une belle table de pintades…
Elles avaient l'air l'une comme l'autre un peu remises de leurs émotions. S'étaient faites toutes pimpantes, la gueule savamment ravalée et le cheveu brillant. Comme on n'avait pas exactement un tas de choses à se dire j'ai fait remarquer:
– Vous êtes jolies, les filles, ça a l'air d'aller.
Et elles ont gloussé en se regardant, Mireille a continué à être désagréable:
– Vous vous êtes prêté vos godes, on dirait.
Elles se sont assises sans relever, Roberta a pose son courrier devant elle, en expliquant:
– On a regardé des films toute la nuit, on vient juste de se lever, on n'est même pas encore sorties.
Ce qu'il y a de pratique quand les gens ont vraiment des vies de cons, c'est qu'un rien suffit à les distraire.
Elle a déchiré la première enveloppe de son courrier, c'était une facture EDF et on a eu droit à un speech assez long sur son compteur qu'elle ne pouvait pas bloquer parce qu'il était sur le palier.
J'ai soupiré:
– T'as vraiment l'air d'aller mieux, Roberta…
Sonia n'arrêtait pas de secouer sa cigarette au-dessus du cendrier, les yeux rivés sur la rue, elle n'écoutait pas ce qu'on disait.
Roberta a déchiré sa deuxième enveloppe, Sonia s'est emportée:
– La putain de lui, il me file rencard à 15 heures, il me tanne pour que j'y sois parce qu'il a pas le temps de m'attendre et lui il est pas à l'heure, je vais pas rester là à prendre racine tout l'après-midi, moi…
Mais elle s'est arrêtée toute seule, on regardait toutes Roberta, qui avait changé de couleur. Elle tenait des photos dans sa main, sans bouger, et Cathy s'est penchée sur elle pour voir, à cause de sa drôle de tête et a eu cette étrange réaction, très radicale: elle a tourné la tête et a vomi sur le côté, une petite gorgée brune, plus sonore que salissante.
Roberta n'a même pas tourné la tête vers elle, elle a posé les photos à plat sur la table et a eu elle aussi une étrange réaction, un petit rire nerveux.
Mireille, Sonia et moi, nous nous sommes avancées pour regarder.
Pas les mêmes photos que celles que j'avais vues dans le bureau de la Reine-Mère, mais bien les mêmes sujets. Une de chaque. Il a fallu à Mireille et à Sonia un tout petit peu plus de temps qu'à moi pour comprendre de quoi il s'agissait, un temps de décalage dont je me souvenais bien, pour réaliser quoi était quoi et à qui ça appartenait. Roberta nous a fait passer le mot qui accompagnait ça, lettres de traitement de texte, très élégantes, penchées sur la droite et des fioritures plein les majuscules…
«Regarde bien ce qui arrive aux petites putains dans ton genre, tu ne perds rien pour attendre: j'ai bien noté ton nom sur ma liste… À bientôt.»
Sonia s'est emparée de l'enveloppe où figurait l'adresse complète de Roberta.
Saïd et Mathieu sont arrivés, mains dans les poches, hilares comme après un bon échange de blagues pas fines. Mathieu a ôté sa veste et l'a posée sur le dossier de la chaise de Cathy, très détendu. Sonia a fait remarquer:
– Vous avez l'air de types satisfaits de votre journée?
– On n'a pas à se plaindre de l'après-midi…
Elle a désigné les photos sur la table:
– Je crois qu'on a de quoi vous calmer…
– Méfie-toi, tu marches dans du vomi…
J'ai fait remarquer ça parce que c'était vrai, c'était pourtant une petite flaque, mais il se tenait pile dedans.