Il faisait début de jour quand je suis rentrée. En quittant mes chaussures je me suis rendu compte que j'avais attrapé des cloques spectaculaires aux chevilles. La balade avec Saïd. Je me suis couchée tout de suite.
Guillaume s'est relevé quand il m'a entendue, est venu s'asseoir au bord de mon lit, déconcerté:
– Pourquoi t'es partie comme ça? Tas prévenu personne.
– J'étais mal là-bas, je suis allée faire un tour.
– Jusqu'à maintenant?
– Ouais, j'ai fait un grand tour, j'ai croisé Saïd, on a fait toutes les pentes, je me suis défoncé les talons.
– Mathieu a pas compris que tu lui dises pas au revoir, personne a compris. Moi, j'étais inquiet même.
– Tu seras inquiet demain dans l'avion?
– Bien sûr… On n'a jamais été séparés plus de quinze jours, ça fera bizarre quand même… Tu nous accompagnes demain à l'aéroport? Julien nous emmène en voiture.
– C'est à quelle heure?
– On décolle à 13 heures, faut y être à 11 heures.
– Désolée, je ne pourrai pas.
C'était l'heure où Mireille travaillait, je n'ai pas hésité, pas même pour la forme.
Penaud, il a hésité avant de se lever et de regagner sa chambre, attendant que j'ajoute quelque chose. En entendant sa porte se refermer, j'ai pensé à me lever pour le rejoindre et lui expliquer un peu ce que j'avais en ce moment, m'excuser pour la veille, lui souhaiter bon voyage. Le rejoindre et faire comprendre: «J'en ai pas rien à foutre.» Mais je me suis endormie.
Je n'en avais rien à foutre.
J'avais qu'un truc en tête, un seul truc qui comptait.
La voisine, pour la première fois depuis des jours, ne nous a pas réveillés avec une nouvelle formule de crise.
C'est sa mère qui l'a retrouvée quelques jours plus tard, a forcé la porte, inquiète de ce qu'elle n'avait plus aucune nouvelle. Et l'a retrouvée pendue, juste au-dessus du matelas.
Je me suis dit que c'était une drôle de mort pour une fille, on les imagine plutôt se résoudre aux cachets ou se passer les poignets au rasoir.
J'avais mal aux chevilles, à chaque pas, ça déchirait. Cloques aux talons, là où frotte la chaussure. Pénible la veille, insupportable ce matin-là. J'ai rejoint la porte-fenêtre de chez Mireille à pas pénibles et lents.
Victor se tenait toujours un peu à l'écart quand les volets remontaient. En voyant les pieds de Mireille apparaître ce matin-là, j'ai d'abord pensé qu'elle avait tellement bu la veille qu'elle n'était pas allée travailler. Déception.
Puis les volets lui ont découvert le visage, et elle était en larmes.
Je suis rentrée, la porte de la salle de bains était ouverte, la pièce vide. Mireille n'a pas refermé les volets. Quelque temps que je n'avais pas vu cette pièce éclairée par la lumière du jour. C'était comme de dire: «Regarde, il n'y est plus.»
Elle pleurait depuis un bout de temps, ça se voyait bien aux yeux, il fallait des heures pour les faire gonfler à ce point. Victor ne lui avait rien assené nous concernant, ça se voyait à sa façon de se fourrer dans mes bras pour sangloter encore.
J'étais tellement absorbée par mon devoir de réserve que tout le temps où j'étais avec elle j'avais l’esprit bridé, l'émotion bloquée net.
Elle a raconté:
– Je suis rentrée tôt ce matin, mais lui ne dormait pas encore. Il était en pleine forme. Je lui ai même demandé si tu ne lui avais pas amené de la coco… comme tu avais disparu hier soir… J'ai fait un thé, j'ai roulé un spliff, on a discuté… Et brusquement, il s'est pris un coup de speed, sans raison.
Elle était assise dans le canapé, bras croisés, affaissée sur elle-même. Elle débitait son affaire mécaniquement, du bout des lèvres, regard fixe sur ses genoux.
– Il a rassemblé ses affaires, je lui ai demandé ce qu'il faisait. Il était calme, mais c'était un calme étrange, un calme qui faisait peur, une sorte de détermination froide et il me détestait. Il m'a répondu qu'il partait, et j'ai dit que c'était de la folie, qu'il allait se faire prendre. Il a répondu que moi je pouvais aller me faire foutre. J'ai essayé de l'empêcher de sortir, physiquement, et ça l'a rendu fou, il s'est mis à me cogner, mais il ne s'énervait pas, il me mettait des claques, sans s'énerver, dès que je relevais la tête, des claques de plus en plus fort. Jusqu'à ce que je ne bouge plus, j'étais par terre, recroquevillée dans un coin. Il a arrêté de me cogner, il a dit: «C'est bon maintenant, t'as eu ton compte, je peux y aller?» En se barrant, il a ajoute que je ferais mieux de l'oublier vite, parce que lui ne voulait plus jamais me revoir. Et il montrait la rue en disant: «Je préfère me faire tuer que rester une minute de plus dans cette putain de maison à voir ta putain de gueule. Essaie de pas l'oublier une nouvelle fois, parce que la prochaine fois que je suis obligé de te toucher, après je te tranche la gorge. Et j'espère que cette fois c'est clair.» Il est devenu fou… Il ne peut pas sortir comme ça, il va se faire tuer…
Elle a arrêté de parler pour se mettre à pleurer, et n'avait pas l'air de bien savoir si c'était à cause de ce qu'il avait dit, ou parce qu'il était parti, ou parce qu'il était en danger. Elle répétait:
– Il est devenu fou, il va se faire tuer…
J'ai demandé:
– C'était vers quelle heure?
– Y a pas deux heures de ça… Moi, je suis rentrée vers 5 heures ce matin, et jusqu'à 10 heures environ c'était cool entre nous, il allait bien. Mais ensuite il est devenu fou, il parlait même de toi…
Elle a dit ça en écartant les bras, en signe d'impuissance, comme si c'était vraiment une preuve de folie furieuse de penser à parler de moi dans ces moments-là. J'ai eu l'air de partager cet avis, de trouver ça tout à fait étonnant. Je raisonnais bien plus vite qu'à mon habitude. Gardé le contrôle, questionné calmement, un ton très détaché:
– Qu'est-ce qu'il disait sur moi?
– Quand il voulait partir et que je le retenais, il m'a dit: «Et tu pourras dire de ma part à ta copine la pute qu'elle peut aller se faire enculer elle aussi, qu'on me prend pas pour un con et qu'elle a mal joué.» Et en disant ça il avait l'air encore plus furieux que pour le reste.
Solide déflagration, j'ai perdu quelques points d'impassibilité. Mireille a dû mettre ça sur le compte de l'étonnement, parce que ça l'avait drôlement étonnée. Ça lui alimentait la version «il est devenu fou», d'ailleurs, elle s'est mise à répéter ça en hochant la tête:
– Complètement fou.
Ça t'arrange de croire ça, t'as bien de la chance de savoir te mentir comme ça, parce que t'as tous les éléments pour comprendre, depuis un moment, mais ça t'arrange de pas savoir, de rien voir.
Alchimie interne, l'angoisse naissante liée à la disparition de Victor se convertissait spontanément en colère contre Mireille.
Je suis néanmoins restée fidèle au ton embêté de l'amie qui cherche à bien comprendre:
– Tu te souviens de ce que tu lui as dit juste avant?
– Rien de spécial… je racontais la soirée, je lui donnais des nouvelles, je me souviens même pas, rien de particulier en tout cas…
– Mais tu lui donnais des nouvelles de qui?
– De tout le monde… de Cathy et Roberta, que tout le monde se foutait d'elles parce qu'elles étaient passées si facilement chez Mme Cheung, de Guillaume, qui se faisait du souci pour toi. J'ai parlé avec tout le monde dans cette soirée, je lui racontais ce qu'on m'avait dit… Je lui ai parlé de Sonia, parce que j'étais restée longtemps avec elle, et elle m'avait raconté l'après-midi que vous veniez de passer ensemble, que c'était bien, je lui ai parlé de Julien, qui a fini par faire du stage-dive sur Bad Brains en partant du sofa…
Sale petite conne merdique.
Brouhaha dans mon crâne, trop vite, trop près, trop fort. Succédant au chaos où je ne comprenais rien, venait le chaos où je me mettais à comprendre à toute vitesse. J'ai laissé Mireille parler encore un peu, en décidant quoi faire. Puis je lui ai demandé, de moins en moins patiente:
– Qu'est-ce qu'elle t'avait dit Sonia?
– Que vous étiez aux Brotteaux ensemble, que vous aviez passé l'après-midi à prendre un bain ensemble, en discutant, qu'elle te connaissait depuis super longtemps, qu'elle t'aimait bien.
Elle a souri à travers ses larmes, pour la première fois depuis que j'étais arrivée, et m'a dit sur un ton d'excuse:
– Mais je ne pense pas que ça soit ce qui a mis Victor dans cet état…
– Je crois pas non plus, non…
Pauvre pute, qu'est-ce que t'avais besoin d'écarter ton cul et t'es contente maintenant, contente du résultat, tu pouvais pas la fermer ta sale gueule de putain?
Elle s'était remise à pleurer et je lui palpais l'épaule, j'avais la tête tout à fait ailleurs et drôlement agitée.
Il était parti aux Brotteaux, il fallait que je le voie, que je lui explique. Maintenant. C'était très difficile d'expliquer à Mireille que j'avais un truc à faire, que je la verrais plus tard, je me suis creusé le crâne à la recherche d'une bonne excuse. Je me suis souvenue:
– Je suis désolée, Mireille, j'ai promis à Guillaume de l'accompagner à l'aéroport. Il faut que j'y aille. Je repasserai te voir dans l'après-midi, tu seras là?
– Je pense, oui… Mais je croyais que Guillaume partait à 11 heures?
Sale garce, tu perds pas tant le nord que ça.
– Alors je peux pas te dire où je vais, parce que j'ai pas le temps de t'expliquer, mais je vais te laisser et je te jure que je repasse tout à l'heure.
– Tu repasseras, sûr?
Bien sûr que je repasserai, mais j'espère que ça sera pour te raconter une bonne grosse connerie pour expliquer que je quitte la ville en catastrophe.
Et elle a levé sur moi des yeux d'enfant suppliant:
– Tu crois que tu vas le ramener?
C'est ça, et puis viens me téter le sein, tu vas voir s'il y a du lait…
– Je pense pas. J'y comprends rien non plus, je suis désolée pour toi.
Lancer-fracassement d'émotions à travers moi, rien de bien supportable.
J'avais rejoint le quartier des Brotteaux en métro, en quelques minutes, les chevilles en sang à cause des ampoules éclatées de la veille, mais je sentais à peine cette douleur-là, elle ne me préoccupait pas.
J'aurais été incapable de dire pourquoi je devais me rendre chez Sonia aussi vite… J'ai frappé à sa porte, silence à l'intérieur, j'ai ouvert quand même. Elle était debout face à la porte, flingue à la main, bien en main, tenait Victor en joue, assis sur le lit. Ils devaient être en train de parler, se tenaient comme si ça faisait un moment qu'ils en étaient là.
Temps d'arrêt. Au juste, qu'est-ce que je faisais maintenant? Le canon du gun noir rutilant avait une présence bien palpable, s'imposait au centre de la pièce. Les choses se faisaient en fonction de lui, et j'ai été soulagée de sentir qu'il ne se dirigeait pas vers moi. Victor ne lui avait rien dit.
C'était surprenant de le voir dans cette pièce, en plein jour, ailleurs que dans le seul espace que je lui connaissais. Coup d'œil vers lui, très vite, et tout s'est remis en place, je savais ce que j'étais venue faire là.
Alors, les choses se sont faites sans moi. La même sensation que monter sur scène pour la première fois, connaître suffisamment son rôle pour s'en tirer quand même, mais sans y être.
Je me suis tournée vers Sonia, puisque c'était la seule personne que j'étais censée connaître, et j'ai dit sans me forcer pour prendre l'air paniqué:
– Je sais pas ce qui t'arrive, mais ça tombe mal, parce qu'elle a besoin de toi tout de suite.
Et le désignant du menton:
– C'est un client?
– Louise, je te présente Victor. J'en connais une qui va être contente de le voir.
Elle ne le quittait pas des yeux, prenait un plaisir évident à le haïr tout son soûl. Je cherchais quoi dire, j'ai haussé les épaules:
– Va falloir qu'on le laisse là, on peut pas l'emmener. Je crois que c'est urgent, y a un problème, elle vient juste d'appeler. Elle a dit que t'avais un truc à prendre. Est-ce que t'as un deuxième flingue? Je m'occupe de lui, qu'il bouge pas, tu te prépares et tu te dépêches parce que je crois bien qu'il y a grosse urgence… On l'attachera lui, il peut bien attendre qu'elle passe le chercher.
À l'instant où j'ai prétendu qu'il y avait urgence du côté de la Reine-Mère, Sonia s'est désintéressée de Victor, elle m'a fait signe de la rejoindre en grommelant:
– J'ai pas d'autre gun, prends celui-là. Et s'il bouge, t'hésites pas, souviens-toi bien de qui il s'agit, de toute façon on n'a peut-être pas de temps à perdre à l'attacher si ça speede… D'abord, prends ça, je me prépare et on…
Elle est restée les yeux sur lui, a attendu que je sois à côté d'elle pour me glisser le flingue dans la main, qu'il ne quitte pas sa direction, j'ai pris sa place, elle a fini sa première phrase:
– … verra ce qu'on fait de lui. Sinon…
Mais pas la deuxième, parce que j'ai tiré, un geste d'automate, je me suis tournée tout entière vers elle, le buste, les jambes, la tête, tout entière, levé le bras, tendu, et j'ai tiré dans sa figure. J'ai vu ses yeux, pas le temps de comprendre ce que je foutais, trou à la place du nez. Elle n'est pas tombée tout de suite, le temps de bien me regarder, en se demandant ce qui m'avait pris. A fait quelques pas dans ma direction, sa figure ne ressemblait plus à grand-chose. Je suis restée tout à fait immobile, j'aurais pu rester comme ça très longtemps, à me demander si je l'avais vraiment fait, et même où est-ce que j'étais. Je me souviens de ça, d'un moment de vrai décalage, débranchement et apesanteur. Il m'a fallu faire un réel effort de concentration pour remettre les choses en place, du moment où j'avais frappé à la porte, jusqu'au moment où j'avais tiré.
Victor s'est précipité sur elle, au moment où elle s'effondrait, l'a poussée pour qu'elle tombe sur le lit, que ça ne fasse pas trop de bruit. Je n'avais pas encore bougé. Il m'a pris le gun des mains, a posé un oreiller sur sa tête et a tiré trois fois encore. Puis a soulevé l'oreiller pour s'assurer que dessous elle ne ressemblait plus à rien. Méticuleux, précis et efficace.
Il s'est redressé, a juré:
– Putain, ça a fait un boucan de la mort, pourvu qu'ils ne montent pas.
Il a jeté un œil sur la porte avec inquiétude, a poussé Sonia pour tirer les couvertures sous elle et l’en recouvrir. L'oreiller ne cachait plus sa tête, je la regardais fixement, dévisagée et uniformément rouge, sauf des dents plutôt rosés. Quatre balles dans la tête, elle pissait le sang.
Puis elle était sous les couvertures, et Victor à la porte écoutait pour voir si quelqu'un venait.
Il faisait les choses avec un grand sang-froid. Puis s’adressant à moi:
– Et tu sais où elle l'a mise?
– Derrière la grille de la clim, juste à côté du lit. J'avais la voix blanche, une toute petite voix monocorde, misérable et blanche.
Rassuré parce que personne ne montait, il est revenu vers le lit, a cherché la plaque des yeux, puis est tombé à genoux devant, l'a arrachée et en a extirpé le petit paquet carré.
Il l'a pris dans ses mains, a fermé les yeux en soufflant.
J'étais toujours au même endroit. Mais je n'étais pas encore revenue, pas encore vraiment là. Enfin, il s'est tourné vers moi:
– Tu as vu Mireille?
– Je suis venue te voir ce matin…
– Je me demande un peu comment ça se serait passé, si t'étais pas arrivée. Félicitations, t'as fait ça putain de bien… Tu voudras une part sur la vente?
Je me suis mise à regarder à droite, à gauche, en bas, sans bouger la tête. Je ne savais pas bien à quoi cette mimique correspondait, c'est simplement ce que je faisais. Regarder partout à toute vitesse, sauf lui.
Est-ce que je ne venais pas de faire tout comme il fallait, pour que ça continue comme avant?
Alors pourquoi est-ce que tout ne se passe pas comme il faut? Pourquoi est-ce qu'il ne vient pas contre moi?
J'ai expliqué, sans arrêter de bouger les yeux et pas la tête, comme une débile qui se prendrait pour une grosse mouche:
– Tu ne peux pas m'en vouloir vraiment de ne pas t'avoir dit hier que je connaissais bien Sonia et que je pouvais sûrement…
– C'était putain d'important pour moi. Et tu le savais bien. Tu pouvais pas me faire ça. Ce que t'as fait.
Alors je l'ai regardé, pour vérifier ce que j'entendais, le ton de la décision bien prise, et je l'ai vu comme je l'entendais: très loin, tout à fait hostile. Étranger.
– Me laisse pas, je t'en supplie, me laisse pas…
Une fois qu'ils étaient sortis, ces putains de mots ne m'ont plus quittée, je me suis mise à répéter ça, et je ne m'arrêtais plus.
Il m'a laissée faire longtemps, je l'ennuyais prodigieusement.
Finalement, il est venu contre moi. Et je me jetais sur lui et il n'était pas là. Je pouvais bien sentir ça, parce que je me souvenais bien de ce que ça faisait quand il me collait contre lui et me voulait vraiment.
Il a répété une nouvelle fois, et ça avait l'air de le rendre triste, lui aussi, mais il était trop tard:
– Tu ne pouvais pas me faire ça.
Puis il m'a conduite vers la salle de bains, me prenant par la taille, m'a mise devant l'évier. Se tenant derrière moi, il me regardait dans la glace. Il m'a prise par les hanches, embrassée dans le cou, gardant les yeux rivés aux miens dans le reflet du miroir. J'avais les mains crispées sur le bord du lavabo, je disais que je le voulais et il est venu dedans, gardé son pantalon, juste baissé sa braguette, mon futé à moi était baissé aux chevilles, m'empêchait de me mettre exactement comme je voulais, je bougeais mécaniquement, et ça l'a fait encore, démarré, et je le sentais qui me revenait, m'empoignait avec plus de force, et me cherchait, me trouvait, me faisait le truc, effaçait tout, et ses mains agrippaient mes cheveux et il venait plus loin. Ça n'a pas duré très longtemps, je l'ai senti se répandre dedans et il est resté collé contre moi, ses ongles s'enfonçaient dans mes hanches, comme s'il cherchait à me casser.
On ne parlait pas, on est restés tout l'après-midi dans cette salle de bains à le faire sur le carrelage, contre la baignoire, contre le mur, à buter l'un contre l'autre, à se chercher de partout et à le faire encore et je savais que Sonia était à côté, petit à petit je réalisais bien tout ce qui s'était passé. Et on est restés des heures à grimper aux murs, à se cogner aux carrelages, à s'empoigner dans tous les sens. Et ça me faisait du bien, et je lui mangeais les doigts, et je le sentais partout. Je ne voulais que lui, lui seul m'était réel.
Il a fini par parler, me caressait les cheveux, il a dit:
– On va y aller maintenant… Tu fais couler un bain? Ça nous fera du bien, après on y va. O.K.?
Il est passé à côté, j'ai fait couler de l'eau, ça m'a pris du temps pour qu'elle soit chaude comme il fallait. J'étais sonnée, pas vraiment là. Je me sentais bien, en même temps que complètement assommée.
Je me suis assise au bord de la baignoire.
Sonia, inerte, sa tête criblée de balles, son corps sans résistance quand il l'avait recouverte.
Mais ça valait la peine. C'était ce qu'il fallait faire.
Parce que tant que tu es avec moi, tous ces gens tellement loin, ça ne me fait pas peur, parce que tant que tu es avec moi…
Et j'ai seulement compris qu'il n'était plus à côté.
Je l'ai appelé doucement:
– Victor?
Parce que peut-être j'imaginais de sales trucs et je me faisais des idées. Et j'ai appelé plus fort:
– Victor?
Mais je savais bien qu'il n'était plus là, il était parti tout de suite en sortant de la salle de bains et s'était dépêché dans les escaliers de service, dépêché dans la rue pour être sûr de me semer.
Je suis restée dans la salle de bains, assise au bord de la baignoire. Je me tenais droite et immobile, mes mains serraient l'émail, convulsivement.
J'attendais, parce que j'espérais qu'il ferait demi-tour et reviendrait me chercher. Confusément, sans même l'admettre. Il allait changer d'avis. Et revenir. J'attendais là parce que je ne voulais pas comprendre. Ni rien admettre.
Quand on a frappé à la porte de la chambre, j'ai d'abord cru que c'était lui, c'est l'idée qui m'est venue et je me suis secouée, redressée, mise en émoi.
Sauf qu'il ne frapperait pas. Aucune raison pour ça.
On a frappé à la porte une seconde fois et je suis vraiment revenue, les choses dégringolaient et me reconnectaient avec de la pensée, rien que de la sale pensée bien brusquée par la peur. Je me suis levée, cœur cognant et voix mal assurée:
– Qu'est-ce qu'il y a?
Alors j'ai senti mes chevilles. Le simple fait d'être debout m'était intolérable.
– Sonia? Sonia, c'est moi, nous avions rendez-vous…
Soulagement brusque, à se chier dessous, ça n'était qu’un client, le moment n'était pas encore venu pour moi de répondre de mes actes. Coup d'œil au lit, le sang avait traversé là où il y avait la tête, sur la couverture beige piquée s'étalait une large auréole rouge, j'ai posé l'oreiller dessus. C'était déconcertant à voir. Rien de bien réel.
Ouvert la porte en grand, petit monsieur bedonnant, lunettes de professeur, confus de me voir, pas en arrière, s'excusant:
– J'ai dû me tromper de chambre…
– Sonia n'est pas là, et moi je dormais. Y a une commission à faire?
– C'est que…
Mais je lui avais claqué la porte au nez. Considérant que ça n'était plus bien grave de ne pas ménager les clients de Sonia.
J'étais remise en marche, rien d'agréable en tête. De toutes parts, quelle que soit la pensée, elle avait forme d'émeute. Murailles, partout où je pouvais cogiter, muraille contre laquelle me fracasser.
Aller voir Mireille. Parce que je le lui avais promis. Parce que c'était tout ce qui me venait à l'esprit. Parce que j'avais envie de la voir, plus que n'importe qui d'autre, de l'écouter, d'être assise à côte d'elle, d'être chez elle. Parce que peut-être qu'il était là-bas.
Alors j'ai senti que Guillaume était parti, parce que c'était lui que j'aurais dû aller voir.
Dehors, lame de rasoir du froid passée le long de mes doigts. Chaque pas me déchirait aux chevilles, que j'avais sévèrement amochées.
Petit chemin de croix jusqu'à la lumière orange de l'enseigne du métro, démarche clopinante. J'ai descendu les marches précautionneusement, cramponnée à la rampe glacée, traversée de fulgurances brûlantes. Réfugiée dans cette souffrance, occupée tout entière, plus loisir de penser.
Le métro me laissait à quelques minutes de marche de chez Mireille.
Péniblement parvenue à destination, je me suis appuyée à la porte-fenêtre de chez Mireille. Elle avait été mal fermée et je me suis écroulée à l'intérieur.
Réconfort, parce que je connaissais cet endroit. Refuge. Mais, où que je pose les yeux, quelque part où on l'avait fait, mon ventre en gardait un souvenir intact et commençait son tintamarre du manque, son appel sourd et opiniâtre, que je devais bientôt connaître par cœur, auquel je ne devais jamais m'accoutumer, le martèlement du vide en guise de compagnie.
Je m'attendais à ce que Mireille soit réveillée par le bruit et vienne voir ce qui se passait. Se penche sur moi et m'aide à me relever.
Qu'est-ce que j'allais bien pouvoir lui dire?
J'ai réfléchi à ça pendant un temps, allongée sur le dos sur le carrelage du salon.
Boire. À ce point de l'histoire, je ne vois que ça de raisonnable.
L'idée m'a motivée pour me mettre à quatre pattes, mais je n'ai même pas essayé de me remettre debout.
J'ai alors repéré Mireille, vautrée dans la cuisine à même le sol. J'en ai déduit qu'elle ne m'avait pas entendue parce qu'elle s'était mise cartable jusqu'au coma. Je me suis mise à lui parler:
– Figure-toi que j'y pensais justement… Tous ces soucis, on peut s'endormir tranquilles, on les retrouvera demain au réveil.
Je me suis traînée vers elle, avec la ferme intention de me mettre dans le même état: rétamée, hors service, par terre. Surtout, ne plus rien comprendre. Je braillais:
– Réveille-toi, sale raide, j'ai bien besoin de boire moi aussi.
J'avais envie qu'elle revienne à elle, j'avais envie de l'entendre parler. Qu'elle me sorte de là, qu'elle m'oblige à me contenir.
Je suis arrivée à son niveau, elle n'avait pas bougé. Elle me tournait le dos et je me suis fendue d'un fou rire nerveux comme j'en avais parfois:
– T'es vraiment qu'une pochtronne, n'importe qui peut débarquer chez toi, c'est tout ouvert… Et toi t'es là, moitié à poil…
Je l'ai empoignée par l'épaule pour l'obliger à pivoter vers moi.
Elle s'est mollement retournée. D'un seul bloc, bien rigide. Elle avait fait barrage à une petite flaque de sang épais accumulé contre le mur qui a coulé lentement dans ma direction une fois libérée.
Écorchée vive, le visage partiellement nettoyé, blanc de l'os, jusque mi-taille, chair broyée, labourée, de la viande. Il restait à son bras un bout de rose tatouée.
Je me suis reculée comme propulsée en arrière, sans me mettre debout. Je regardais fixement la flaque de sang couler vers moi.
Je poussais sur mes jambes comme si elle allait me rattraper, je m'aidais des bras. Sans quitter la flaque des yeux, langue sombre et visqueuse, s'avançant.
J'avais toujours le cul par terre quand je me suis retrouvée sur le trottoir, poussant des jambes, des bras, comme si je me débattais, je sentais que la flaque arrivait jusque-là, était juste après moi.
Alors seulement j'ai détalé, je sentais mes chevilles mais elles ne me freinaient plus, je courais vers la place Colbert. J'ai vomi sans ralentir, de la bile acre et glaireuse, trop de mouvements internes. Appuyée contre le mur j'ai dégueulé encore du blanc, qui sortait difficilement, piteux soulagement. J'en avais pris sur mon pull, et en regardant ça je me suis rendu compte que j'avais du sang plein la manche. J'ai ouvert la bouche pour crier, mais j'avais tellement de peur au ventre que ça me bloquait les cordes vocales et c'est resté dedans.
Je me suis adossée au mur, je me cognais doucement la tête contre, puis de moins en moins doucement. En même temps je me disais: «Arrête ton cinéma, qu'est-ce que tu fais, à quoi ça sert, arrête ton cinéma…», et j'envoyais valdinguer ma tête contre le mur, je cherchais le blanc derrière les yeux, je me forçais à cogner plus fort, mais ça ne faisait pas assez mal pour soulager. Une voiture s'est arrêtée. Mais pas moi. Je me fracassais la tête contre le béton pour que tout ça sorte, pour que tout ça cesse. Pour faire quelque chose.
– Louise.
Petite voix doucement pressante, elle devait m'appeler depuis un moment, sans que je l'entende. Insistait patiemment:
– Louise.
Laure, penchée à la fenêtre de sa voiture, incongrue et apparemment désolée pour moi. J'ai dit:
– J'ai pas vu Saïd, désolée.
Elle est descendue de voiture, est venue me prendre par le bras:
– Monte, viens, reste pas comme ça…
Autoritaire et soucieuse. Je me suis relevée, elle m'a ouvert la portière, m'a fait asseoir. J'ai demandé:
– Tu peux me descendre chez moi? Excuse-moi, je suis pas trop en état pour discuter.
– Ça se voit, oui.
Et elle a démarré. Le chien derrière tournait en rond, elle répétait:
– Couché, Macéo, couché.
Le surveillait dans le rétroviseur, d'un air inquiet. J'ai demandé machinalement:
– Saïd a pas pris le chien?
Pas que ça m'intéressait énormément, mais mon cerveau calculait tout seul, que dehors seule à cette heure-ci c'était qu'elle cherchait son homme. Et il avait l'habitude d'emmener Macéo avec lui.
Elle a souri:
– Non, non, cette fois c'est moi qui n'arrivais pas à dormir, alors j'ai emmené Macéo faire un tour à La Madine. Pas vrai, le chien?
Elle était aussi pétulante que j'étais abattue. Elle a demandé:
– Tu ne veux pas nous accompagner?
C'était une question conne parce que ça se voyait que j'avais besoin de rentrer, de me doucher et de me remettre les idées en place. J'ai fait non de la tête.
Elle a souri d'un air entendu. Arrivées en bas de la côte, elle a pris à gauche, pas du tout vers chez moi. Je suis d'abord restée calme:
– T'as un drôle de parcours pour aller rue de l'Annonciade.
– Je te ramènerai plus tard. J'ai eu des problèmes avec Saïd, tu sais, j'ai vraiment besoin d'en parler avec toi.
C'était dit de façon très mignonne, mutine et délicieuse. J'ai hurlé en cognant le tableau de bord:
– Mais je m'en fous de tes problèmes! Ça se voit pas qu'il faut que je rentre? On est super loin maintenant, et j'ai les chevilles explosées, je peux pas rentrer à pied. T'es vraiment qu'une pauvre conne et tu vas te magner de me ramener chez moi…
Au lieu de faire attention à moi, qui ne lui parlais pourtant pas tous les jours sur ce ton, elle a jeté un coup d'œil inquiet à l'arrière, vers le chien. Elle m'a prévenue, soucieuse:
– Fais gaffe à Macéo, il est un peu nerveux en ce moment. Évite d'élever la voix.
Je me suis retournée vers le chien, qui était tout à fait comme d'habitude, puis me suis adressée à elle comme à une demeurée:
– Laure, je ne plaisante pas, il faut vraiment que tu me ramènes, j'ai mal aux pieds grave, j'ai besoin de dormir, c'est carrément pas le moment de…
Je la faisais sourire. On était déjà sur le pont Wilson, elle m'a interrompue, péremptoire:
– Au contraire, c'est le moment ou jamais pour qu'on discute.
Air de gamine conspiratrice, bien droite face au volant, une tête de fille maligne. J'avais envie de lui en coller une, on dépassait le parc de la Tête-d 'Or et je regrettais de ne pas savoir conduire. Parce que je l'aurais empoignée, balancée à l'arrière et j'aurais pris sa place. Je me suis renversée sur le siège, cherchant ce que je pouvais faire.
Et chaque fois que tu crois en sortir, tu retrouves l'étau et son étreinte, de plus en plus serrée, où que tu ailles, quoi que tu fasses, et chaque fois tu crois que tu vas en sortir, prendre le temps de respirer; mais ça t'attend, où que tu ailles.
À ce stade de l'accablement, j'ai dû me résigner:
– Faut croire que j'arriverai jamais à rentrer chez moi et dormir, il vaut mieux que je m'habitue à cette idée…
Laure m'a rassurée, décidément enjouée:
– T'en fais pas: je te ramène juste après. Je ne crois pas que tu regretteras d'être venue.
Elle a enfoncé une cassette dans la gueule de l'autoradio, le son poussé au maximum, ça saturait tellement dans les enceintes que le morceau était méconnaissable. Elle chantonnait en même temps, presque couchée sur le volant, un petit air funky entraînant.
A l'arrière, Macéo s'est mis à tourner en rond en gémissant, parce qu'il reconnaissait la route et savait qu'il allait sortir.
J'ai tiré une Camel d'un paquet qui traînait sur le tableau de bord. Ça faisait quelques heures que je n'avais pas fumé, et ça m'a fait plus de bien que prévu.
C'est comme ça qu'on tient sur de si longues distances: une petite dope par-là, un whisky par-ci, une minute de répit, deux ou trois bouffées d'air. Et la grosse main te récupère, te replonge la tête dedans: fini de rigoler là-dedans, revenons-en aux choses sérieuses.
Nous étions presque arrivées. Laure n'arrêtait pas de fredonner, tapait la mesure sur le volant. Main de petite fille, blanche, ongles courts et nets, doigts fins. J'ai baissé ma vitre pour balancer ma clope, en faisant bien attention à ce que l'air ne la ramène pas dans la voiture. Puis j'ai baissé le volume de l'auto-radio, demandé sans amabilité:
– Qu'est-ce qui se passe avec Saïd alors? T'as qu'à faire court parce que je suis pas spécialement consentante pour en parler…
– Tu savais qu'il couchait avec Mireille?
Prise de court. J'ai fait de l'esprit:
– Bien sûr que je savais, difficile de l'ignorer: ils avaient l'habitude de faire ça sur le comptoir de L'Arcade.
– Devant tout le monde?
Et j'ai cru qu'on allait se taper la rambarde, parce qu'elle s'était tournée vers moi, offensée et tout à fait sérieuse. Je l'ai joué moins désinvolte:
– C'est pas vrai, ils ne le faisaient pas sur le comptoir. À vrai dire, je pense même qu'ils ne le faisaient pas du tout. Pourquoi tu t'es mis ça en tête?
– Parce que je les ai vus.
J'ai pris ma tête à deux mains et l'ai secouée, j'ai supplié:
– Écoute Laure, je t'assure que c'est pas le moment… Pas le moment de me prendre la tête avec ça. Je suis désolée pour toi, mais…
Je n'avais pas envie de lui dire que je sortais de chez Mireille, pas envie de lui raconter qu'elle pissait le sang parce qu'on lui avait ôté la peau, toute sa peau. Parce que Laure était tellement chétive, une petite femme fébrile et soucieuse, et je n'avais pas envie de lui annoncer ça. Je m'en tapais de la préserver d'un choc quelconque, mais je ne voulais pas l’entendre geindre ni la voir se répandre. J'avais envie de dormir, d'être au calme et dormir. Je me tirais les cheveux en gémissant, espérant que ça l'impressionnerait suffisamment pour qu'elle me laisse tranquille avec ses salades. Laure m'a demandé:
– Tu sortais de chez elle quand je t'ai vue?
Elle ne m'a pas laissé le temps de répondre, elle a grincé entre ses dents, salement contente:
– Elle était dans un bel état, hein?
– Tu l'as vue?
– Bien sûr. J'étais au bout de la rue quand toi tu y es arrivée, j'en sortais.
– Et t'as prévenu personne?
– Non.
– Qu'est-ce que t'es allée foutre chez elle à cette heure-là?
– T'as bien vu.
– Quoi, j'ai bien vu?
– Ils couchaient ensemble, je te dis. Je lui ai montré à cette putain, la sale petite garce, je lui ai montré ce que j'en pensais. Elle se foutait de ma gueule, cette pauvre morue, t'as vu ce qu'on lui a mis à cette pute? Elle fera plus sa maligne maintenant, elle viendra plus se frotter la foune contre n'importe qui, putasse de chienne en chaleur. Elle aurait pas dû, je te jure, elle aurait pas dû.
Elle avait la voix qui se déformait toute seule, grinçante, son regard bien fixe et allumé.
On s'est arrêtées dans un coin désert, j'ai ouvert la portière et grimacé en posant le pied par terre. Ce connard de chien m'a décollé l'épaule en me passant dessus pour sortir plus vite, Laure s'est mise à le gronder.
J'étais assise face à l'extérieur, je ne voyais pas l'eau d'où j'étais mais la sentais noire et ronflante, à quelques mètres. Laure a décrété:
– Ça va? On est bien ici, non?
Elle a sautillé un moment. Petite fille tarée, dégénérée. Elle s'est assise finalement, sur une souche d'arbre, en face de moi. Les deux mains sagement croisées sur ses genoux, elle tenait ses jambes serrées et son petit buste bien droit, écolière appliquée. Je me massais le front, tête baissée, sourcils froncés. Je me suis rendu compte qu'elle attendait que je l'interroge, je me suis exécutée:
– Tu l'as vraiment fait?
– Lui niquer sa race à la pute? Ouais, je l'ai vraiment fait.
– Parce que tu croyais qu'elle faisait des choses avec Saïd?
– Je ne supporte pas d'être toute seule, Saïd le sait. Je deviens folle quand la maison est vide. Il ne faut pas me laisser toute seule, Saïd me connaît, mais il n'en a rien à foutre. Il sait ce que ça me fait, mais il sort quand même. Il s'en fout que je tourne pendant des heures et que j'aie peur à en crever, tout ce qu'il sait, c'est qu'il a besoin de prendre l'air…
Ça avait l'air très important pour elle, elle ouvrait de grands yeux, penchait la tête sur le côté et appuyait chaque mot. Elle trouvait gravissime qu'il l'abandonne plusieurs heures, tout à fait inadmissible.
Elle ne se préoccupait pas de savoir ce que j'en penserais. Elle ne se préoccupait pas de savoir ce que ça me faisait, d'avoir trouvé Mireille dans l'état où elle l'avait laissée.
Elle ne se préoccupait que d'elle-même, de sa peur irrationnelle d'être seule dans une maison vide, de son besoin de parler. De son cas, uniquement, le seul existant. Elle me prenait en otage et m'assenait ses cauchemars, m'agrippait au passage et se servait de moi pour me vomir dedans.
Elle a repris le cours de son histoire, obsessionnelle et inquiétante:
– Alors hier soir, il a fallu qu'il ressorte. Bien sûr, il ne voulait pas que je l'accompagne. Il croit que je suis idiote et que je ne sais pas pourquoi il veut être seul. Il savait bien ce que ça me faisait, mais il n'en avait rien a foutre. Il est parti, soi-disant qu'il voulait marcher avec le chien. Et moi je ne dormais pas, et j'étais morte de peur, il ne faut pas me laisser seule. J'ai tourné en rond en l'attendant, sans allumer parce que j'avais bien remarqué que tant qu'il voyait de la lumière chez nous, il ne remontait pas. Il prétendait le contraire, mais je l'avais bien remarqué. Tôt le matin, j'ai entendu Macéo, en bas, qui pleurait pour rentrer. Je me suis mise à la fenêtre, et je les ai vus. Saïd et Mireille, ils s'embrassaient en bas. Je me suis cachée tout de suite, je ne voulais pas que Saïd sache que je l'avais vu. Je me suis mise dans le lit et je l'ai attendu. Depuis hier, je n'ai que ça en tête. Cette garce, et ils le faisaient en bas de chez moi, tu te rends compte? En bas de chez moi!
Elle respirait très fort, les yeux brillants d'indignation. Elle a répété, pleine de véhémence et de peine:
– Tu te rends compte?
– Tu as peut-être mal vu…
Mais Laure ne m'écoutait pas. Elle était toute à son histoire, elle avait envie de la ressasser à voix haute:
– Alors cette nuit, il a bien fallu que je recommence. Il m'y a obligée, il ne veut pas faire attention à moi, il ne veut pas faire comme il faut. Il a fallu que je recommence. Elle m'a ouvert, et elle n'avait même pas peur. Quand je lui ai dit pourquoi j'étais là elle a rigolé comme une démente: «J'ai jamais touché ton copain, Laure, t'imagines pas comment j'y ai jamais pensé.» Elle avait l'air complètement défoncée elle aussi, et elle se foutait de ma gueule, poufiasse, menteuse, connasse. T'aurais dû voir ça, ce carnage, parce qu'elle s'est plus débattue que les autres. Mais on l'a eue quand même, qu'elle se laisse faire ou pas, on l'a eue finalement.
– T'étais pas là-bas toute seule?
– J'étais avec Macéo. Hein, le chien? Viens par là toi, viens voir…
Il mâchait de l'herbe un peu plus loin, a relevé la tête quand elle s'est adressée à lui. Comprenant qu'elle l'appelait il est venu la rejoindre, pataud et débonnaire. Elle l'a pris par le cou, l'a caressé vigoureusement en répétant:
– Toi au moins tu ne me laisses jamais tomber, hein, et tu l'as eue la garce, tu l'as pas laissée se dénier, hein?
Elle lui tapotait le crâne en disant ça, puis a relevé les yeux sur moi, m'a demandé:
– T'as jamais eu de chien?
– Non.
– Tu devrais, tu peux pas savoir comment ça aime un chien.
Valse dure dans ma tête. Arrière-plan flou omniprésent, l'image de Mireille défoncée. S'y mêlait par accords stridents le départ de Victor, élancements en travers de ventre. Je voulais qu'elle me foute la paix, mais elle ne se taisait pas.
Et j'avais vaguement peur d'avoir été convoquée là à cause de l'épisode en cabine avec Saïd. Qu'elle retourne contre moi son molosse imbécile.
Laure a relevé la tête, suspicion hargneuse:
– Mais c'était ta copine, peut-être que tu savais, et que tu cherches à les couvrir?
J'étais furieuse et écœurée, j'aurais aimé l'entraîner vers l'eau, maintenir sa tête jusqu'à ce qu'elle crève et la sentir se débattre. Mais je me suis contentée de bredouiller:
– Bien sûr que non je ne suis pas au courant, j'ai même du mal à te croire…
Parce que j'avais peur d'elle et de son chien énorme. Vouloir sauver ma peau me donnait la bonne réplique, sur un ton détaché, et même navré pour elle. J'ai toujours été lâche, c'est comme ça qu'on s'en tire. J'ai ajouté:
– C'était toi aussi pour Stef et Lola?
Sans y mettre aucune désapprobation, curiosité respectueuse.
Sourire angélique, rayonnant, elle a relevé le menton, bouillonnante d'orgueil, puis elle a penché la tête sur le côté, coquetterie obscène et caricaturale:
– Ils cherchent, ils cherchent… Je les regarde faire de loin et ils me font bien rire, parce qu'ils ne pensent jamais à regarder où il faut. Ils ne me voient même pas. Mais c'était moi pourtant, et personne n'y pensait.
Triomphante, et pour bien revendiquer la chose, elle frappait sa poitrine de son petit poing serré. Un geste que Saïd faisait parfois, un geste d'homme, qu'elle singeait avec conviction.
Silence de campagne alentour, on n'entendait que le chien qu'elle avait relâché casser des branches plus loin et renifler des choses. Elle a repris, ton indigné:
– Je ne pouvais pas laisser faire ça… Moi et Saïd avons toujours été heureux ensemble, jusqu'à cet hiver. Tout était bien comme il faut. Alors il a rencontré ces filles, et il n'était plus le même. Tout le temps fourré chez elles, comme s'il y était mieux que dans sa propre maison. Alors ça a commencé, je le suppliais de rester et lui s'obstinait: «Il faut que je prenne un peu l'air, Laure j'étouffe à force.» Moi, je J'étouffais… Mais les deux putains, elles lui en faisaient de l'air par contre! Alors j'étais malade, quand il rentrait il me trouvait dans des états pas pensables. Et il ne voulait pas faire attention, il ne voulait pas en tenir compte. Un jour, je l'ai attendu vraiment tard, et je suis devenue furieuse, et je suis allée le chercher chez elles. J'ai emmené Macéo, je n'aime pas le laisser tout seul, il s'ennuie. C'est Stef qui m'a ouvert, et il a fallu que je me faufile pour rentrer parce qu'elle me laissait à la porte en me regardant de haut: «Je te connais pas toi.» Mais je suis rentrée quand même et elle s'est foutue de moi: «Non, il est pas là ton bonhomme, tu peux ouvrir tous les placards, il y est pas. Mais, tu sais, si ça se trouve, il est allé acheter du lait et t'as pris ça pour une fugue…» Alors je me suis emportée, je lui ai dit de se mêler de ce qui la regardait, et aussi que je ne voulais plus qu'il vienne chez elles. Elle a encore rigolé: «Tu le prends pour une peluche ou quoi? S'il veut venir, il est assez grand pour le faire, si je veux le voir je suis assez grande pour lui ouvrir la porte. On fait rien de mal, t'as juste besoin de repos.» J'ai insisté, j'ai dit qu'il était hors de question qu'il revienne chez elles, je me suis énervée, et elle a levé la main sur moi. Macéo lui a sauté à la gorge.
«C'était incroyable à voir, il l'a couchée par terre et lui a dévoré la gorge. Ses dents s'enfonçaient et ne lâchaient plus prise, plus elle cherchait à lui échapper, plus il la déchiquetait. L'autre fille était dans la chambre. Comme il y avait du bruit, elle est venue voir, elle était dans les vapes, complètement, se tenait aux murs pour avancer vers nous. Elle ne croyait pas ce qu'elle voyait. J'avais beau rappeler Macéo, il s'acharnait sur l'autre et lui chopait la viande à pleins crocs, lui en arrachait des morceaux en grognant furieusement, je ne l'avais jamais vu comme ça. Alors la brune s'est mise à hurler, elle a essayé de l'arrêter, et il s'en est pris à elle. Il aurait fallu que tu voies ça: babines retroussées il l'a collée contre le mur. Il était debout, ses pattes contre ses épaules et il lui bouffait la gueule, puis elle s'est affaissée et il l'a finie par terre.
«J'avais peur de lui moi aussi, et je me disais qu'il était devenu fou et qu'il allait falloir le piquer. Mais au bout d'un moment, il s'est calmé, et il est venu entre mes jambes, il était redevenu normal. Je l'ai caressé, je lui ai parlé. Je me suis dit qu'il fallait qu'on reparte, niais avant il fallait que je me débrouille, pour que ça ne se voie pas que c'était un chien qui l'avait fait. J'ai pris un grand couteau chez elle, et j'ai nettoyé les endroits où il avait mordu. Je réfléchissais en même temps, et je me disais que ces filles pouvaient s'attirer un tas d'ennuis, à cause de leur travail et qu'elles n'étaient pas de chez nous. J'ai donc fait ça vraiment bien, enlevé tous les endroits où Macéo les avait touchées. J'avais étalé du papier journal, plusieurs épaisseurs, à côté de chaque corps, et j'y entassais la viande en petits tas. Les gens s'imaginent que j'ai un petit pois dans la tête, mais je suis capable de faire les choses correctement. Je me suis souvenue que j'avais un jetable dans mon sac, et j'ai pris des photos avec, parce que j'ai calculé que ça pourrait me servir plus tard. Macéo semblait comprendre ce que je faisais, il faisait le guet devant la porte. Comme ça, en plus, j'étais tranquille pour tout ranger, parce que je savais que si Saïd passait, le chien se mettrait à pleurer dès qu'il aurait touché la porte en bas, Macéo reconnaît bien son maître.
«J'ai cru que le cauchemar était fini, et que maintenant que je m'étais débarrassée des deux, tout allait redevenir normal avec Saïd. Mais dès le lendemain il m'a laissée toute seule. Et quand il était là, tout ce qu'il avait en bouche c'était: «Stef et Lola ceci», et je l'ai même vu pleurer. Mais moi je pouvais bien crever, tout ce qu'il voulait, c'était sortir. Un soir, je suis descendue à L'Arcade, tu te souviens tu étais là, je l'ai vu à la table de cette pute de Roberta, elle lui buvait les mots de la bouche. Dès le lendemain, j'ai tiré les photos au labo et je les lui ai envoyées, je ne voulais pas aller chez elle. Je ne voulais pas recommencer, vraiment pas. C'était juste pour la faire flipper, cette salope. Qu'elle se tienne à distance. Mais je n'avais pas pensé à Mireille… Il parle souvent de toi, tu sais. Il t'aime bien. Je sais qu'il n'y a rien entre vous, parce que je peux te faire confiance à toi. Tu me respectes. Je sais que ton avis compte pour lui. Ça serait bien que tu lui parles.
– Que je lui parle?
– Il ne faut pas qu'il me traite comme ça, il faut que quelqu'un le lui dise. Il ne faut pas me laisser seule comme ça. Il faut lui dire.
Dès que j'en ai l'occasion, promis.
– En tout cas, il ne sortira plus pour aller voir celle-là.
Elle s'est relevée, a appelé le chien, a dit qu'il faisait froid quand même et s'est inquiétée:
– Ça va au fait, tu n'as pas trop mal?
J'ai fait non de la tête. J'avais l'impression que mes chevilles étaient passées au fer rouge, mais je ne voyais pas ce que ça changerait de le lui dire. Elle s'en foutait de moi, complètement. Elle a promis en remontant en voiture:
– On va s'arrêter à une pharmacie, acheter de quoi faire un pansement, et je te laisserai chez toi. D'accord?
J'étais sonnée. Elle a redémarré. Je regardais par la fenêtre, défilement de choses grises. Guillaume était parti, j'avais besoin de le voir. Et je revoyais Mireille en larmes. Et puis Mireille par terre. Sonia, ce que j'avais fait, ça avait tout d'un rêve, ça n'avait rien de réel. Je l'avais pourtant bien fait, aucune hésitation. La Reine-Mère, qui me serrait contre elle pour me dire au revoir. Sonia, ça avait tout d'un rêve, je l'avais pourtant bien fait, sans aucune hésitation.
Victor était parti, m'avait laissée derrière. La monnaie de ma pièce…
Périphérique, Laure répétait:
– Avec une autre fille il a fait ça, tu te rends compte?
– Et lui, tu vas le faire payer pour ce qu'il a fait?
Elle a tourné la tête vers moi, je venais de poser une question incongrue. Il y avait un peu d'indignation dans sa voix, mêlée à du reproche:
– Macéo ne fera jamais de mal à son propre maître.
Je l'ai regardée plus attentivement, ce truc brûlant qu'elle avait dans les yeux, plus brillant que jamais. Il y avait ce grand virage, j'ai glissé ma jambe sur la sienne, appuyé sur la pédale de l'accélérateur. Elle a fait des trucs avec le volant en essayant de se dégager, le chien s'est énervé, mais il n'y avait rien à faire. Je tenais bon, pied au sol, nous roulions vraiment vite, c'était un grand virage.